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Diouf Les Postcolonial Studies en France

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Page 1: Diouf Les Postcolonial Studies en France

10. LES POSTCOLONIAL STUDIES ET LEUR RÉCEPTION DANS LECHAMP ACADÉMIQUE EN FRANCE Mamadou Diouf

in Achille Mbembe et al., Ruptures postcoloniales La Découverte | Cahiers libres 2010pages 149 à 158

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/ruptures-postcoloniales---page-149.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Diouf Mamadou, « 10. Les postcolonial studies et leur réception dans le champ académique en France  », in Achille

Mbembe et al., Ruptures postcoloniales

La Découverte « Cahiers libres », 2010 p. 149-158.

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Les postcolonial studies et leur réceptiondans le champ académique en France 1

MAMADOU DIOUF

F lorence Bernault, Nicolas Bancel : Pouvez-vous nous décrire l’émergence dessubaltern et des postcolonial studies ?

Mamadou Diouf : L’émergence des postcolonial studies et des subalternstudies est liée à une double insatisfaction de la part de spécialistes des anciensempires coloniaux, y compris certains pays du Commonwealth – Australie etCanada –, et d’intellectuels occidentaux préoccupés par des questions rela-tives aux manières dont certains groupes sociaux, pratiques et croyances sontmis en sens ou marginalement pris en compte dans la production du savoir.Une production de sens qui s’inscrit dans une géographie, l’Europe, un terri-toire épistémologique et une histoire, la philosophie des Lumières, la moder-nité et ses attributs, l’universel occidental et la raison 2.

Postcolonial studies et subaltern studies non seulement requalifient lamodernité, l’universel et la raison d’Européens en leur restituant une histoireet une géographie précises pour en faire la critique et dévoiler leurs caractèrescontingents, mais elles procèdent aussi à un travail minutieux d’identifica-tion et d’analyse des appropriations, langages et discours indigènes surgis dela rencontre et de la domination coloniales et de ses différentes figures, de laréception au rejet en passant par l’accommodation. Des postures qui

1 Interview réalisée par Florence Bernault et Nicolas Bancel.

2 DIRKS N., « Postcolonialism and its Discontents. History, Anthropology and PostcolonialCritique », in SCOTT J. W. et KEATES D. (dir.), Schools of Thought. Twenty-Five Years of Interpre-tative Social Science, Princeton University Press, Princeton, 2001, p. 227.

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indiquent un travail de recomposition aussi bien dans les colonies que dansles métropoles. Elles compliquent ainsi la relation coloniale et postcolonialeen proposant une unité d’analyse qui maintient ensemble le couple colonie/métropole, une écriture de l’histoire qui s’intéresse autant aux références etrécits occidentaux qu’aux pratiques et langages des colonisés, la recherche deraisons autres 3 et de modernités autres ou alternatives 4. Nicholas B. Dirksrend bien compte de cette situation en écrivant :

« De manière générale, [la postcolonialité] signifie les lieux et histoires (plutôtque les théories générales) qui résistent (soit de façon active ou par le recours à lasimple exclusion du mémorable) de l’universalisation des positions et des pers-pectives, même si elle reconnaît l’extraordinaire puissance des forces de laglobalisation…La postcolonialité affiche le fait que la culture et la modernité ont toujours étéles masques séducteurs et conquérants de la colonisation elle-même, qui s’appuieinvariablement sur la violence et la domination. Elle représente doublement lapromesse de l’Occident – une promesse enfantée par les Lumières et la naissancedes nations –, tout en nous rappelant qu’elle n’est jamais respectée, le présentétant un temps et une place dans lesquels il est difficile de vivre. La postcolonia-lité est l’histoire épique de cette séduction et trahison 5. »

Postcolonial studies et subaltern studies rendent possible une lecture destrajectoires historiques qui prennent la totalité des manifestations induitespar la rencontre coloniale et de ses effets à long terme sur les pratiques poli-tiques, économiques et sociales des colonies et des métropoles. Elles s’assi-gnent deux missions : faire sens de l’histoire hors des frontières de larationalité circonscrite par la philosophie des Lumières et constituer un terri-toire propre. Non linéaire et fragmentée, elle s’écarte des instruments dérivésdu rationalisme et reconnaît leur caractère partial dans la production dessignifications relatives à la tradition, à la religion et à la spiritualité.

3 PRAKASH G., Another Reason. Science and the Imagination of Modern India, Princeton Univer-sity Press, Princeton, 1999.

4 CHAKRABARTY D., Habitations of Modernity. Essays in the Wake of Subaltern Studies, ChicagoUniversity Press, Chicago, 2002 ; CHATTERJEE P., Our Modernity, Sephis/Codesria, Ams-terdam/Dakar, 1997 et DIOUF M. (dir.), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme,nationalisme et sociétés postcoloniales, Karthala, Paris, 1999.

5 DIRKS N., « Postcolonialism and its Discontents. History, Anthropology and PostcolonialCritique », in SCOTT J. W. et KEATES D. (dir.), Schools of Thought. Twenty-five Years of Interpre-tative Social Science, Princeton University Press, Princeton, 2001.

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De l’internationalisation des recherches

F. B. et N. B. : Comment s’articulent progressivement ces recherches au niveauinternational, en particulier dans la formation d’un courant Sud-Sud de circulationdes idées, et vis-à-vis des anciennes métropoles ?

M. D. : Les États-Unis sont devenus le lieu par excellence où cette conversa-tion a cours, précisément parce que les institutions universitaires américainessont devenues un lieu de rencontre de différentes traditions de recherches,d’expérimentations et d’appropriations épistémologiques et méthodologiqueset de « comparaison réciproque » (reciprocal comparison) 6. Toutes les régions dumonde et toutes les expériences sont représentées. Le paradoxe est que la circu-lation des idées et la formation du courant Sud-Sud se réalisent dans ce pays. Leparadoxe n’est qu’apparent. La présence massive d’intellectuels des postco-lonies et d’autres régions du monde, la reconnaissance du pluralisme intellec-tuel et communautaire avec leurs multiples sources et ressources ouvrent desopportunités incroyables de subversion et d’écartement du récit occidental del’universel et de la modernité. Elles imposent de nouveaux engagements avecdes bibliothèques et des pratiques différentes.

La tradition française peut-elle s’accommoder de l’intégration des ces élé-ments discordants dans un universel qui s’est évertué à débarrasser l’espacepublic des us et coutumes propres aux communautés et aux individus ? Lesnouvelles démarches remettent en cause le mythe de la nation française uneet homogène grâce à l’intégration offerte généreusement par la République etsa citoyenneté abstraite consacrée par l’universalité de ses valeurs (de civilisa-tion) et son humanisme. Elles interrogent son arrogance civilisatrice et phi-lanthropique qui n’admet ni résistance ni indifférence, mais réclame lasoumission et la reconnaissance.

Pourtant, plus qu’une forme d’autonomisation, c’est une opportunitépour les intellectuels et les universitaires des postcolonies d’engager, deréviser et de réaménager les bibliothèques des empires coloniaux en y dévoi-lant leurs présences et leurs contributions pour repenser l’universel et lamodernité. Ces interventions ne sont ni inédites ni datées de la période post-coloniale. Les intellectuels, artistes et activistes des sociétés colonisées, maisaussi des minorités raciales des métropoles coloniales (les Africains Améri-cains ou minorités noires en Grande-Bretagne et en France, par exemple) ontconstamment cherché des références hors de leur domaine colonial. Elles por-tent aussi en elles les traces des ajustements et compromis auxquels lessociétés indigènes ont été soumises. Cette entreprise est, à mon avis, beau-coup plus intellectuelle que psychique ou politique : elle participe d’un

6 POMRANTZ K., The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Eco-nomy, Princeton University Press, Princeton, 2000.

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élargissement de l’espace théorique et institutionnel à des expériences nonréférenciées à une trajectoire unique, celle du projet inachevé de la modernitéexclusivement occidentale 7 et sa mission civilisatrice. Elle les requalifie pouraménager un espace de déploiement à des théories et des pratiques autres.

F. B. et N. B. : Pensez-vous que la pensée postcoloniale participe d’une rééva-luation du passé dans les pays colonisés en lien avec ce qu’on pourrait appeler desréactions politiques postcoloniales ?

M. D. : L’entreprise postcoloniale ne s’intéresse pas nécessairement à uneréévaluation du passé des sociétés anciennement colonisées, sinon de manièredétournée. Elle se préoccupe plutôt de comprendre la constitution de la « biblio-thèque des idées reçues 8 » et de la « bibliothèque coloniale 9 ». Elle reste dans lessillons tracés par des intellectuels comme W. E. B. Du Bois, Aimé Césaire, Léo-pold Sédar Senghor, Rabindranath Tagore… dont les ambitions politiques etintellectuelles, portées par une dénonciation systématique de la domination, dela violence et de l’exploitation coloniales et raciales, étaient la production d’unhumanisme qui restaure simultanément la dignité du colonisateur et du colo-nisé et l’instauration de la « civilisation de l’universel ». Les ambitions des intel-lectuels qui se réclament de ce courant ou sont qualifiés d’universitairespostcoloniaux ne peuvent être réduites à ces réactions politiques contingentes.Elles s’inscrivent plutôt dans une critique qui englobe des théories et des pra-tiques aussi bien des anciennes métropoles que de leurs colonies.

En situation africaine ou indienne, les approches postcoloniales ou subal-tern studies opèrent sur un double plan : celui des appareils conceptuels quirendent compte des trajectoires coloniales et postcoloniales et celui de l’his-toire. Jean-Paul Sartre en donne une illustration convaincante dans sa préfaceaux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Un discours hors de portée de l’oppres-seur, auquel il ne daigne pas s’adresser même s’il est fortement question delui. Sa présence dans le discours signe son absence comme acteur de l’histoire,du moins n’est-il plus l’unique acteur de cette histoire, agissant sur le colo-nisé qui ne se révèle qu’à son contact et en marge de ses récits de voyages,d’exploration et de ses rapports militaires et d’administration politique et éco-nomique 10. Si l’on suit Jean-Paul Sartre, les prises de parole des « Jaunes » etdes « Noirs », émettant un discours humaniste pour dénoncer l’inhumanitéde l’Europe, forcent, d’une part, les colonisateurs à explorer leur identité etles tours et détours de l’histoire et, d’autre part, les colonisés à ne pouvoir nirejeter ni s’approprier systématiquement les valeurs occidentales,

7 HABERMAS J., Le Discours de la philosophie de la modernité. Douze conférences, Fayard, Paris,1988.

8 SAID E. W., Orientalism, Random House, New York, 1978.

9 MUDIMBE V. Y., The Invention of Africa, Indiana University Press, Bloomington, 1988.

10 MUDIMBE V. Y., The Invention of Africa, op. cit.

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précisément à cause du décalage obscène entre les valeurs d’humanisme pro-fessées et les monstruosités du système colonial.

Aimé Césaire fait la même constatation (sur le pouvoir dé-civilisateur dela colonisation autant sur le colonisé que le colonisateur) et tire la mêmeconclusion que Jean-Paul Sartre : la décolonisation est une entreprise de sau-vetage moral de l’Europe. Apparemment, on est loin des lectures d’HélèneCarrère-d’Encausse (secrétaire perpétuelle de l’Académie française) et deNicolas Sarkozy, comme ministre de l’Intérieur, puis président du parti majo-ritaire à l’Assemblée nationale française (UMP), et enfin, président de la Répu-blique française.

Les réactions « antifrançaises » auxquelles vous faites allusion partici-pent par contre d’une histoire plus longue, dictée par les évolutions politiquespropres de la France dans ses relations avec le pré carré et les crises internesaux sociétés de l’Afrique de l’Ouest, auxquelles on trouve toujours une dimen-sion réelle ou fictive française.

Les ressources des postcolonial studies

F. B. et N. B. : Quelles ressources théoriques essentielles les postcolonialstudies ont-elles produites en propre ?

M. D. : Encore une fois, nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’une émanci-pation intellectuelle mais plutôt d’assurer une approche qui prenne encompte les situations coloniales et postcoloniales dans leur totalité commerelation, pour reprendre une expression d’Édouard Glissant. Il ne s’agit doncpas d’un « décrochage » de l’Occident, pour reprendre l’expression de Jean-Loup Amselle qui traduit l’angoisse d’une partie de l’intelligentsia françaiseface au surgissement d’un discours qui s’écarte et réaménage le récit universel,mais de remettre l’Occident et son universel autoritaire à leur place. Et ce, enlui restituant une géographie et une histoire qui n’épuisent pas l’humain etn’en constituent pas la référence incontournable. Pour ce faire, il a fallu pro-céder non seulement à une relecture des archives, à découvrir de nouvellesressources documentaires, mais aussi à questionner plus systématiquementles savoirs produits et les langages qui les portent. L’ambition est précisémentde repenser les sciences sociales en les délestant de la qualification occidentalepar une analyse minutieuse de leur discours scientifique et une revalidationde leurs appareils conceptuels dans des situations autres. Une illustration decet exercice est le livre de Partha Chatterjee, The Politics of the Governed. Reflec-tions on Popular Politics in Most of the World (2004) 11.

11 CHATTERJEE P., The Politics of the Governed. Reflections on Popular Politics in Most of the World,Columbia University Press, New York, 2004.

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Les empires coloniaux européens ont précisément reposé sur un pariessentialiste avec trois des opérations les plus fondatrices : revendicationautoritaire d’un statut qui fait de l’Europe plus qu’un lieu géographique : unespace neutre, avec une histoire qui en fonde la vérité et la mission civilisa-trice (le « fardeau de l’homme blanc »). Il se construit d’abord dans l’efface-ment du lieu même de naissance pour se réincarner dans une architectureabstraite de la modernité dont la raison est l’armature. Pour les peuples noneuropéens, il s’est réalisé dans le moment de la rencontre avec l’Europe quiclôture la période « précoloniale » ou « prémoderne » et inaugure leur entréedans l’histoire universelle, celle de l’Europe : soumission totale du particulier(les cultures locales indigènes) au général (l’universel de la philosophie desLumières), qui réordonne le monde et les histoires particulières pour les ins-crire dans un récit unique, celui du déploiement d’une raison émancipatrice.Contenue et exprimée par l’Occident, elle impose ses normes les plus signifi-catives, auxquelles les sociétés non européennes ne peuvent se dérober. Aucontraire elles doivent s’y conformer et s’y soumettre puisqu’elles n’ontd’autre choix que d’y aspirer ; absolu dédain pour les savoirs indigènes dontl’éradication est l’un des premiers points de l’agenda colonial.

Par contre, le moment postcolonial ne s’institue pas nécessairement dansla confrontation ou la recherche de la rupture. Il ne signe pas forcémentl’exclusion ou la mise à l’écart. Il s’institue dans la volonté des subalternes des’introduire dans le récit afin d’y inscrire leurs histoires et croyances. Ce quiest recherché : la reconnaissance (recognition) qui ouvre nécessairement sur laredistribution (redistribution), la réparation des torts 12. A-t-on pu, peut-on sepasser de l’essentialisme pour rompre ou revendiquer une place, une voix, dessavoirs et un pouvoir lorsque l’on se trouve à la périphérie (raciale, géogra-phique, religieuse, scientifique et culturelle) de l’universel, dont on a été unobjet plus qu’un acteur ?

Une contribution qui me semble importante – même si je suis loin d’êtred’accord avec tout son appareillage conceptuel et théorique – est The BlackAtlantic : Modernity and Double Consciousness (1993) de Paul Gilroy. C’est unedes meilleures mises à l’épreuve des approches postcoloniales. Dans son ana-lyse de la diaspora noire, il s’en prend autant à la conception nationaliste inté-grée des cultures comprises comme des « expressions ethniques exclusives etimmuables » qu’à la conception de la « modernité entendue comme une rup-ture radicale dans l’histoire et l’expérience des “Noirs” et des “Blancs” ». Ilpropose une théorie de la créolisation et de l’hybridation qui résonne admira-blement avec les théories du métissage de L. S. Senghor, du « rendez-vous du

12 Sur cette discussion – qui est à la base des controverses sur le multiculturalisme –, on peutse reporter aux travaux des philosophes canadiens, Will Kymlicka et Charles Taylor, maiségalement à Axel Honneth sur le registre de la reconnaissance.

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donner et du recevoir » d’Aimé Césaire, et de la « philosophie de la rela-tion », la « poétique du divers », la « mise hors la loi » et du « tout-monde »d’Édouard Glissant. Paul Gilroy remet en cause la pertinence, plus précisé-ment l’adéquation des concepts de « race », de « nation » et de « civilisation »pour rendre compte des expériences collectives des communautés humaines,dans leurs engagements avec leurs cultures et celles des autres, rythmés pardes expériences idéologiques et la création de nouvelles cultures.

De fait, la situation en Grande-Bretagne, en Hollande ou même en Bel-gique est bien meilleure pour ce qui concerne l’analyse des situations postco-loniales qu’en France. À cela deux raisons : les métropoles britannique,hollandaise et belge sont elles-mêmes construites sur la reconnaissance d’unepluralité de communautés (nationale, ethnique ou religieuse), qui reconfigu-rent constamment un équilibre instable avec des lignes de convergence et dedivergence dessinant des parcours heurtés à la communauté nationale. Cesparcours non seulement incorporent les ressources impériales et coloniales – ycompris les cuisines –, mais offrent un espace – même s’il est parfois ghet-toïsé – aux anciens sujets coloniaux. Un espace qui favorise leurs expressionset signe leur présence dans l’espace public.

En France, par contre, on institue le ghetto (les banlieues ou l’outre-mer) tout en refusant de penser l’« institution de la différence » (rule of diffe-rence), qui a toujours été, si l’on suit Partha Chatterjee, au cœur de lagouvernance coloniale. L’environnement intellectuel français dominant, quis’arc-boute sur l’idéologie républicaine d’une citoyenneté moderne dont lesprincipaux attributs sont la liberté, l’égalité et la fraternité, ne peut pas ne pasêtre hostile au courant postcolonial, qui non seulement exhume d’autres nar-rations mais conteste le récit occidental de la modernité, s’en écarte dans lescas extrêmes ou l’écarte pour y engouffrer avec une jubilation non feinte,recréer des expressions littéraires, artistiques, culinaires, sportives… inédites,cosmopolites et créoles. L’extraordinaire vitalité de la littérature anglaise,dont les principaux animateurs viennent de toutes les régions de l’Empire bri-tannique, fournit un témoignage éloquent de cette nouvelle géographie.

Des réactions françaises

F. B. et N. B. : En France, les recherches postcoloniales ont été relativementmarginalisées et certains chercheurs français estiment que les ressources des postco-lonial studies sont épuisées, contre-productives, voire « nocives » pour penser lasituation postcoloniale. Qu’en pensez-vous ?

M. D. : Le fait même de s’arroger le droit de faire la « police intellec-tuelle » et de confisquer les instruments de validation des « choses de l’esprit »relève au moins de deux postures : une arrogance que rien ne justifie, sauf à

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penser les intellectuels des postcolonies comme éternellement tributaires deleurs anciens maîtres – dont l’adoubement est indispensable à leur existenceet l’émancipation intellectuelle impossible –, d’une part, et le refus de laconfrontation intellectuelle,d’autre part.

On peut décréter la mort, le caractère nocif ou contre-productif desapproches dites postcoloniales. On ne peut abolir les circonstances histo-riques qui ont produit les conditions de leurs mises en circulation : la multi-plication des agressions physiques et intellectuelles xénophobes et le succèspopulaire des mouvements politiques ouvertement racistes dans plusieursrégions du monde ; une imbrication plus forte des cultures et des popula-tions, suite à l’intensification des mouvements migratoires, et la constitutionde diasporas ethniques et religieuses dans plusieurs régions du monde, en par-ticulier les diasporas des pays anciennement sous domination coloniale dansles anciennes métropoles impériales et, en dernier lieu, l’extraordinaire forcedes retours identitaires et des théories, pratiques et politiques, qu’elles met-tent en mouvement.

On ne peut pas non plus passer sous silence que cette démarche ouvresur des interrogations importantes telles que la dissolution du projet huma-niste et véritablement universaliste qui serait la conséquence d’une célébra-tion des divers fragments. Est-il possible de mettre en œuvre la proposition deSusan Buck-Morss :

« [S’approprier] solidement l’idée d’un universel humain soustraite au contrôleexclusif et discriminatoire d’une communauté politique, religieuse, ethnique,sociale ou d’une civilisation ? Une histoire universelle qui s’engage dans unedouble libération, de l’histoire et de l’imagination morale bornées par une trajec-toire spécifique. En effet, en se libérant du passé, on se libère de soi-même, en seplaçant hors des territoires exclusifs de cultures autochtones, pour privilégier nonpas l’expérience individuelle, mais l’expérience tout simplement humaine 13. »

S’il ne s’agit pas, dans la perspective de Gandhi, de supprimer ou detranscender les antagonismes ou l’hétérogène, mais de développer des proto-coles distincts de relations sociales et politiques, qui se fondent sur la recon-naissance de la différence absolue et l’instauration de l’égalité parfaite 14, latraduction s’impose comme la règle absolue d’un universel qui inclut et diffé-rencie. C’est la conclusion très optimiste de l’histoire de l’océan Indien quenous propose Sugata Bose. Si on le suit, les universalismes vernaculaires del’océan Indien et leur globalisation ne s’expriment nullement dans la

13 BUCK-MORSS S., Hegel, Haiti and Universel History, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh,2009.

14 SKARIA A., « Gandhi’s Politics : Liberalism and the Question of the Ashram », The SouthAtlantic Quarterly, 101, 4, automne 2002, p. 955-985 et 977.

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promotion du retour aux traditions culturelles communautaires. Ils aspirentau contraire à afficher sur la scène du monde des récits alternatifs pour la pro-duction de visions compétitives du futur 15.

F. B. et N. B. : Y a-t-il selon vous une conjoncture intellectuelle spécifique à laFrance ?

M. D. : Je ne sais pas s’il y a une conjoncture intellectuelle spécifique à laFrance, mais il y a une ambiance intellectuelle particulière, qui semble fairela part belle à l’excommunication et l’adoubement : l’axe d’ordonnance-ment semble être une défense bec et ongles du pré carré intellectuel français,en particulier chez les africanistes, anciens et futurs anciens. Le livre de Jean-Loup Amselle est significatif, non par son contenu – léger – et ses analyses– contestables –, mais par les cibles qu’il se donne (les intellectuels africains,en majorité francophones, résidant en Amérique ou associés au Codesria), lespronunciamientos et les bons et mauvais points qu’il distribue, en boncommandeur, adjudant chef ou Père fouettard selon qu’on est charitable ounon.

Comparées aux critiques déjà émises à l’endroit des postcolonial studies etdes subaltern studies les assauts de Jean-Loup Amselle sont décevants et peuconvaincants. Il existe en effet plusieurs critiques des approches postcolo-niales. La confluence de multiples lectures et de sources et ressources misesen circulation par les différentes interventions dans le territoire postcoloniala généré une production importante de perspectives critiques dont l’inten-sité et la tonalité varient. Elles s’adressent autant aux figures variables du post-colonialisme qu’aux travaux du collectif des subaltern studies. Les thèmes decontroverse portent sur les tours et détours (turns) culturels, linguistiques del’écriture de l’histoire et des anthropologies et sociologies, qui soulèvent desquestions philosophiques, épistémologiques et politiques relatives aux passéssociaux (social pasts) et futurs politiques (political futures), la vie matérielle etles significations culturelles, la mise en ordre structurelle de l’expérience dumonde et les formes disponibles et possibles de la subjectivité.

Les critiques proviennent d’horizons théoriques et de préoccupationspolitiques très divers 16 ; elles sont soit externes, soit internes. Les premières

15 BOSE S., A Hundred Horizons. The Indian Ocean in the Age of Global Empire, Harvard Univer-sity Press, Cambridge, 2006.

16 SARKAR S., « The Fascism of the Sangh Parivar », Economic and Political Weekly, 20, janvier1993 et « The decline of the Subaltern in Subaltern Studies », in SARKAR S., Writing SocialHistory, Oxford University Press, New Delhi, 1997, p. 164-165 ; LAZARUS N., Nationalism andCultural Practice in the Postcolonial World, Cambridge University Press, Cambridge, 1999 ;WESTBROOK D. et O’HANLON R., « After Orientalism : Culture, Criticism and Politics in theThird World », Comparative Studies in Society and History, vol. 34, janvier 1992 ; HAROOTU-NIAN H. D., « Postcoloniality’s Unconscious/Area Studies’ Desire », Postcolonial Studies, 2, 2,1999, p. 127-147 et DIRLIK A, The Postcolonial Aura. Third World Criticism in the Age of GlobalCapitalism, Westview Press, Boulder, CO, 1997, p. 176.

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sont tout à fait hostiles à la démarche postcoloniale, qui est suspectée deconnivence avec le libéralisme politique et économique et de résistance aumarxisme. Les secondes sont des critiques internes qui tentent d’aménagerdes passerelles entre les sources et ressources culturelles du postcolonialismeet la matérialité des conditions de vie des individus et communautés.

Au fond, peu m’importe la situation prévalant en France. Elle n’est pasdéterminante dans la discussion postcoloniale. Par exemple, ma territorialisa-tion intellectuelle ne relève plus exclusivement de ma formation dans unelangue particulière, le français, et une tradition intellectuelle francophone.Elle est plus ouverte, plus flexible et plus aventureuse. Elle s’intéresse auxquestions suivantes dans un univers et des réseaux intellectuels d’une extraor-dinaire diversité : la discussion autour précisément de l’héritage de la« modernité » occidentale, de la possibilité ou non de son appropriation oude sa remise en cause ou l’exhumation de modernités alternatives plurielles,indigènes ou vernaculaires ; le contraste entre le monde atlantique et celui del’océan Indien précolonial caractérisé par un trafic constant de capitaux, detravail, d’idées, de savoirs, de formules culturelles qui ont participé ample-ment à la configuration d’une modernité et d’un universalisme, dont lespiliers commerciaux et financiers s’enfoncent solidement dans un territoirecompris entre Zanzibar, sur la côte africaine, et Singapour, en mer de Chine.

La trajectoire singulière de la région se serait réalisée autour de troisnœuds unitaires : un nœud racial, construit par des flux migratoirescontinus ; un nœud culturel dont la rythmique et les pulsions sont indiennes,et finalement un nœud religieux, configuré par l’expansion de l’islam, unereligion universaliste dont l’unité, en constant renouvellement, s’accom-mode de variations régionales et culturelles 17. Pour certains, cet espacecommercial, culturel et financier, animé par les marchands indiens et chinoiset les prédicateurs soufis principalement, aurait constitué un « système interna-tional spécifique 18 ». Pour d’autres, il fut submergé par la domination politiqueet économique européenne au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, quiréussit la destruction de son unité organique. Une thèse rejetée par ceux quiaffirment que l’océan Indien « ne perdit jamais son identité dans un mondelargement dominé par l’Occident 19 ».

17 ALLEN J. de V., « A Proposal for Indian Ocean Studies », in Historical Relations across theIndian Ocean, Unesco, Paris, 1980, p. 137-151.

18 RAY R. K., « Asian Capital in the Age of European Expansion : the Rise of Bazaar,1800-1914 », Modern Asian Studies, 29, 1, 1995. Sur la singularité du système de l’océanIndien et sa « convivialité » plurielle universaliste contrastant fortement avec la violencedu déploiement de l’universalité des Lumières, on peut se référer aussi au superbe livre deGHOSH A., In an Antique Land, Ravi Dayal, New Delhi, 1992.

19 RAY R. K., « Asian Capital in the Age of European Expansion : the Rise of Bazaar,1800-1914 », loc. cit., p. 553-554.

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