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BIBEBOOK FYODOR DOSTOÏEVSKI LE GRAND INQUISITEUR

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  • BIBEBOOK

    FYODOR DOSTOEVSKI

    LE GRANDINQUISITEUR

  • FYODOR DOSTOEVSKI

    LE GRANDINQUISITEUR

    Traduit par Victor Derly

    1880

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1636-7

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Bibliothque russe et slave

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    Sources : Revue contemporaine

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture Bibliothque russe et slave

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • T V Derly parue dans la Revue contempo-raine, 1886.Ces pages sont empruntes au dernier roman de Dostoevski,Les Frres Karamaso, dont elles constituent lpisode le plus saisissant.Lun des personnages du roman, le littrateur Ivan Karamaso raconte son frre Aliocha, qui lui fait des objections, le sujet dune sorte de pomethologique : Le Christ en Espagne.

    Il a dsir se montrer, ne ft-ce quun instant, au peuple, cette mul-titude malheureuse, sourante, plonge dans linfection du pch, maisqui Laime dun amour enfantin. Laction se passe en Espagne, Sville, lpoque la plus terrible de lInquisition, lorsque chaque jour on faisait,pour la plus grande gloire de Dieu :

    Des autodafs magniquesDe ces sacripants dhrtiques.

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  • CHAPITRE I

    O, , ce nest point la venue quil oprera, selon sa pro-messe, la n des temps, dans toute sa gloire cleste, et qui serasoudaine comme lclair qui brille depuis lOrient jusqu lOc-cident . Non, Il a voulu, ne ft-ce quun instant, visiter ses enfants, et Ila choisi justement le lieu o ambaient les bchers des hrtiques. Mpar son innie piti, Il vient encore une fois parmi les hommes, sous cettemme forme humaine quil a revtue durant trente-trois annes quinzesicles auparavant. Il descend dans les rues brlantes dune ville m-ridionale o, la veille prcisment, dans un autodaf magnique, enprsence du roi, des grands, des chevaliers, des cardinaux et des plus char-mantes dames de la cour, devant toute la population de Sville, le cardinalgrand inquisiteur a brl en une seule fois prs dune centaine dhr-tiques ad majorem gloriam Dei. Il apparat modestement. Il ne cherchepoint attirer lattention, et voil que chose trange tous Le recon-naissent. Ce pourrait tre une des plus belles pages du pome, si je par-

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  • Le Grand Inquisiteur Fyodor Dostoevski

    venais bien expliquer le pourquoi de cette reconnaissance. Le peupleentran vers Lui par une force invincible Lentoure, se presse sur sonpassage, se met sa suite. Silencieusement, il traverse les rangs de lafoule avec un doux sourire qui exprime une innie compassion. Un soleildamour embrase son cur, ses yeux lancent des rayons de Lumire, deScience et de Force qui, en tombant sur les hommes, veillent chez ceux-ciune rciprocit damour. Il leur tend les bras. Il les bnit ; de son contact,du contact mme de ses vtements se dgage une vertu curative. Parmi lespersonnes prsentes se trouve un vieillard, aveugle depuis son enfance. Seigneur , scrie-t-il, guris-moi, et je Te verrai ! Il tombe commeune caille de ses yeux et laveugle Le voit. Le peuple pleure et baise laterre sur laquelle Il marche. Les enfants jettent des eurs devant Lui, ilschantent et lui crient : Hosannah ! Cest Lui, cest Lui-mme ! r-pte tout le monde, ce doit tre Lui, ce ne peut tre que Lui. Il sarrtesur le parvis de la cathdrale de Sville au moment mme o un petitcercueil blanc est port dans le temple, au milieu des lamentations : danscette bire ouverte repose une enfant de dix-sept ans, la lle dun des no-tables de la ville. Le petit cadavre est couch sur des eurs. Il ressusciteraton enfant , crie-t-on dans la foule la mre en pleurs. Lecclsiastiquevenu la rencontre du cercueil regarde dun air tonn et fronce le sour-cil. Mais soudain la mre plore de la dfunte fait entendre sa voix : Sicest Toi, ressuscite mon enfant ! scrie-t-elle, en se prosternant sespieds. Le cortge sarrte, on dpose le cercueil sur le parvis, devant Lui.Il le considre avec une expression de piti et une fois encore ses lvresprononcent doucement : Tlipha Koumi lve-toi, jeune lle ! Lamorte se soulve dans le cercueil, sassied, sourit ; ses yeux souvrent etelle promne autour delle un regard tonn. Elle tient dans les mains lebouquet de roses blanches avec lequel on la ensevelie. Le peuple est saiside stupeur, on nentend que des cris, des sanglots. Et voil que dans cemoment mme passe tout coup sur la place, prs de la cathdrale, legrand inquisiteur en personne. Cest un vieillard presque nonagnaire, la taille haute et droite, au visage dune maigreur asctique ; ses yeux sontprofondment enfoncs dans leurs orbites, mais lge nen a pas encoreteint la amme. Oh ! il ne porte plus maintenant le superbe costume decardinal quil orait hier ladmiration du peuple, pendant quon brlait

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  • Le Grand Inquisiteur Fyodor Dostoevski

    les ennemis de lglise romaine, non, dans linstant prsent il n ;a surlui que sa vieille et grossire soutane de moine. Ses sombres collabora-teurs et les estaers du Saint-Oce le suivent distance respectueuse. Ilsarrte en face de la foule et observe de loin. Il a tout vu, il a vu quondposait le cercueil aux pieds de ltranger, il a vu la rsurrection de lajeune lle, et son visage sest assombri. Il fronce ses pais sourcils blancset son regard brille dun clat sinistre. Il tend le doigt et ordonne aux es-taers de Le saisir. Sa puissance est telle, il a si bien habitu le peuple luiobir en tremblant, quaussitt la foule scarte devant les sbires ; au mi-lieu dun silence de mort, ceux-ci mettent la main sur Lui et Lemmnent.La multitude, comme un seul homme, se courbe jusqu terre devant levieil inquisiteur qui la bnit, silencieusement et continue son chemin. Lesestaers conduisent le Captif la prison de la Sainte-Inquisition o ilsLenferment dans une troite et obscure cellule. La journe se passe ; ar-rive la nuit, une nuit de Sville, sombre, chaude, touante. Lodeur deslauriers et des citronniers remplit latmosphre. Au milieu des tnbres,la porte de fer du cachot souvre tout coup, livrant passage au grandinquisiteur lui-mme. Une lampe la main, le vieillard savance lente-ment. Il est seul, la porte se referme aussitt sur lui. Il sarrte lentreet longtemps, pendant une ou deux minutes, il contemple le visage duPrisonnier. la n il sapproche doucement, pose la lampe sur la table etLui parle :

    Cest Toi ? Toi ?Mais, sans attendre la rponse, il se hte de poursuivre : Ne rponds pas, tais-Toi. Dailleurs, que pourrais-Tu dire ? Je sais

    trop bien ce que Tu dirais. Mais Tu nas pas le droit dajouter quoi que cesoit ce qui a t dit dj par Toi auparavant. Pourquoi donc es-Tu venunous dranger ? Car Tu es venu nous dranger, et Tu ne lignores pas.Maissais-Tu ce qui arrivera demain ? Je ne sais qui Tu es et ne veux pas savoirsi Tu es Lui ou seulement son image, mais, quoi quil en soit, demain je Tecondamnerai et Te ferai prir dans les ammes, comme le plus pervers deshrtiques ; et ce mme peuple qui aujourdhui a bais Tes pieds, demain,sur un signe de moi, sempressera dapporter des fagots Ton bcher, sais-Tu cela ? Oui, Tu le sais peut-tre, ajoute-t-il dun air pensif, entenant toujours ses yeux attachs sur le visage de son prisonnier.

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    Je ne comprends pas du tout ce que cest que cela, Ivan, observa ensouriant Aliocha qui jusqualors avait cout sans rien dire : est-ce unefantaisie, ou une erreur du vieillard, quelque impossible quiproquo ?

    Ivan se mit rire. Accepte la dernire hypothse, si le ralisme contemporain ta gt

    un tel point que tu ne puisses rien supporter de fantastique : tu veux quece soit un quiproquo, va pour un quiproquo. Dailleurs, cest bien naturel,poursuivit-il avec un nouveau rire, le vieillard est nonagnaire et sonide a pu le rendre fou depuis longtemps. Il se peut que le prisonnier laitfrapp par son extrieur. Enn ce peut ntre quun pur dlire, le rve dunvieillard de quatre-vingt-dix ans qui touche sa dernire heure, et dontlimagination est encore chaue par le spectacle de la veille : lautodafde cent hrtiques. Mais, fantaisie ou quiproquo, quest-ce que cela nousfait ? Il ny a ici quune chose importante, cest que le vieillard parle etrvle haute voix ce quil a tu pendant quatre-vingt-dix ans.

    Et le captif reste silencieux ? Il se borne le regarder sans dire unseul mot ?

    Mais, dans tous les cas, Il doit se taire, reprit gaiement le narrateur. Le vieillard mme lui fait observer quil na pas le droit dajouter unesyllabe ce qui a dj t dit. Si tu veux, cest l le trait le plus fonda-mental du catholicisme romain, mon avis, du moins : Tout, dit-il, at transmis par Toi au pape ; tout, par consquent, appartient mainte-nant au pape, donc nous navons que faire de Ta prsence, ne viens pasnous dranger . Cest dans ce sens que parlent et crivent les jsuites.Moi-mme jai lu cela dans leurs thologiens. As-Tu le droit de nousannoncer un seul des secrets du monde do Tu es venu ? Lui de-mande mon vieillard, et il fait lui-mme la rponse : Non, Tu nenas pas le droit, puisque agir ainsi, ce serait ajouter ce qui a t dj ditauparavant et ter aux hommes cette libert dont Tu soutenais si ardem-ment la cause quand Tu tais sur la terre. Tout ce que Tu rvlerais denouveau porterait atteinte la libert de la foi chez les hommes, car cettervlation leur apparatrait comme un miracle, et autrefois, il y a quinzesicles, rien ne Ttait plus cher que la libert de leur foi. Nest-ce pas Toiqui alors disais si souvent : Je veux vous rendre libres ? Mais voilque maintenant Tu as vu ces hommes libres , ajoute brusquement le

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    vieillard avec un sourire mditatif. Oui, cette aaire nous a cot cher,continue-t-il en le regardant svrement, mais enn nous lavons ache-ve, en Ton nom. Pendant quinze sicles cette libert nous a donn biendu mal, mais prsent, cest ni, bien ni. Tu ne le crois pas ? Tu jettessur moi un doux regard et Tu ne me fais mme pas lhonneur de Tindi-gner ? Mais sache que jamais ces gens ne se sont crus plus compltementlibres quaujourdhui, et pourtant eux-mmes nous ont apport leur li-bert et lont dpose humblement nos pieds. Mais cest nous qui avonsfait cela ; tait-ce cela, tait-ce une pareille libert que Tu voulais ?

    Voil encore une chose que je ne comprends pas, interrompit Alio-cha, il fait de lironie, il plaisante ?

    Pas du tout. Il considre prcisment comme un mrite pour luiet pour les siens davoir enn supprim la libert, en vue de rendre leshommes heureux. Car maintenant pour la premire fois (il parle, bienentendu, de lpoque o sest tablie linquisition) il est devenu possible desonger un peu au bonheur des hommes. Ltre humain a t cr rebelle ;est-ce que des rebelles peuvent tre heureux ? On Tavait prvenu, Luidit-il. ce ne sont pas les avertissements et les conseils qui Tont manqu,mais Tu ne les as pas couts. Tu as repouss le seul moyen par lequelon pt rendre les hommes heureux ; mais, par bonheur, en Ten allant,Tu nous as lgu la besogne. Tu as promis, Tu as donn Ta parole, Tunous as confr le droit de lier et de dlier, et, sans doute Tu ne peux plusmaintenant penser nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-Tu venu nousdranger ?

    Et que signient ces mots : Ce ne sont pas les avertissements etles conseils qui Tont manqu ? demanda Aliocha.

    Tu vas le voir, la suite du discours lexplique : Lesprit terrible et intelligent, lesprit de la ngation et du nant,

    continue le vieillard, le grand esprit Ta parl dans le dsert et les livresnous racontent quil Ta tent . Est-ce vrai ? Et pouvait-on dire quelquechose de plus vrai que ce quil Ta annonc dans les trois questions ou,pour employer le langage de lcriture, dans les trois tentations queTu as repousses ? Si jamais il sest accompli sur la terre un miracle au-thentique, foudroyant, cest ce jour-l, le jour des trois tentations. Le faitseul que ces trois questions ont t poses est par lui-mme un miracle.

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    Admettons par simple hypothse que ces trois questions du terrible es-prit aient compltement disparu des livres, et quil faille les inventer, lesimaginer de nouveau pour les y replacer ; supposons que dans ce but onrunisse tous les sages de la terre hommes dtat, princes de lglise,savants, philosophes, potes, et quon leur dise : imaginez, composez troisquestions qui non-seulement correspondent la grandeur de lvne-ment, mais, de plus, expriment en trois mots, en trois phrases humaines,toute lhistoire future du monde et de lhumanit, penses-Tu que cecongrs de toutes les intelligences de la terre pourrait inventer quoi quece soit daussi fort et daussi profond que les trois questions qui Tont tposes alors dans le dsert par le puissant et intelligent esprit ? Rien quedaprs ces trois merveilleuses questions, on peut dj comprendre quece nest pas un esprit humain, contingent, que Tu as eu aaire, mais lesprit ternel, absolu. Car dans ces trois questions est, pour ainsi dire,condense et prdite toute lhistoire ultrieure de lhumanit ; ce sontcomme les trois formes dans lesquelles se concrtent toutes les insolublescontradictions historiques de la nature humaine sur toute la terre. Alorscela ne pouvait pas tre encore aussi vident, parce que lavenir tait in-connu, mais maintenant que quinze sicles se sont couls, nous voyonsque tout a t si bien devin et prvu dans ces trois questions, quon nepeut rien y ajouter, rien en retrancher.

    Dcide donc Toi-mme qui avait raison : Toi ou celui qui Ta interrogalors ? Rappelle-Toi la premire question ; en voici le sens, sinon le texte : Tu veux aller dans le monde et y aller les mains vides, promettant unelibert que dans leur btise et leur perversit innes ils ne peuvent mmepas comprendre, dont ils ont une peur areuse, car pour lhomme etpour la socit humaine il ny a jamais rien eu de plus insupportable quela libert ! Mais vois-Tu ces pierres dans ce dsert aride et nu ? Change-lesen pains, et lhumanit courra derrire Toi, comme un troupeau, recon-naissante et soumise, quoique tremblant toujours que Tu ne retires Tamain et que Tes pains ne lui soient ts. Mais Tu nas pas voulu priverlhomme de la libert et Tu as repouss cette proposition, car que devien-drait la libert, as-Tu pens, si lobissance tait achete par des pains ?Tu as rpondu que lhomme ne vit pas seulement de pain, mais sais-Tuquau nom de ce mme pain terrestre lesprit de la terre se dressera contre

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    Toi, quil Te livrera bataille, quil Te vaincra, et que tous le suivront enscriant : Qui est semblable cette bte ? Elle nous a donn le feu duciel ! Sais-Tu que des sicles passeront et que lhumanit proclamerapar la bouche de ses savants et de ses sages quil ny a pas de crime et,par consquent, pas de pch, quil ny a que des aams ? Nourris-leset alors demande-leur des vertus ! Voil ce que la science et la sagessehumaine criront sur le drapeau quelles lveront contre Toi et par le-quel Ton temple sera renvers. la place de cet dice il sen fonderaun autre, une nouvelle tour de Babel qui, sans doute, ne sera pas plusacheve que ne la t la premire, mais Tu aurais pu en prvenir ldi-cation et pargner aux hommes mille ans de sourances, car ils vien-dront nous aprs avoir, pendant mille ans, pein construire leur tour !Alors de nouveau ils nous chercheront sous terre, dans les catacombes onous nous cacherons (car nous serons encore perscuts et martyriss),ils nous trouveront et crieront vers nous : Nourrissez-nous, car ceuxqui nous avaient promis le feu du ciel ne nous lont pas donn . Et alorsnous achverons leur tour, car celui-l lachvera qui les nourrira, et nousseuls les nourrirons, en Ton nom : nous leur dirons faussement que cesten Ton nom. Oh, jamais, jamais ils ne se nourriront sans nous ! Aucunescience ne leur donnera du pain, aussi longtemps quils resteront libres,mais, en n de compte, ils dposeront leur libert nos pieds et ils nousdiront : Asservissez-nous, pourvu que vous nous donniez manger .Eux-mmes niront par comprendre que la libert est incompatible avecle pain terrestre en abondance susante pour chacun, parce que jamais,jamais ils ne sauront faire le partage entre eux ! Ils se convaincront aussiquils ne pourront jamais tre libres, attendu quils sont faibles, vicieux,nuls et mutins. Tu leur as promis le pain du ciel, mais, je le rpte, peut-ilentrer en comparaison avec celui de la terre, aux yeux de la race humainequi est faible, qui est ternellement vicieuse et ignoble ? Et si, au nom dupain cleste, Tu attires Toi des proslytes par milliers et par dizainesde milliers, que deviendront ces millions, ces dizaines de millions, qui neseront pas capables de mpriser le pain de la terre pour celui du ciel ?Ou bien naimes-Tu que les grands et les forts qui se comptent par di-zaines de mille ; et les autres, nombreux comme les sables de la mer, cestres faibles mais qui Taiment, les regardes-Tu seulement comme des

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    matriaux pour les grands et les forts ? Non, nous les faibles aussi sontchers. Ils sont vicieux et insubordonns, mais la n ils ne laisseront pasde devenir obissants. Ils nous admireront et nous regarderont commedes dieux parce que, en nous mettant leur tte, nous aurons consenti supporter le poids de la libert et rgner sur eux, tant, la n, ils au-ront peur dtre libres ! Mais nous dirons que nous sommes Tes discipleset que nous rgnons en Ton nom. Nous les tromperons encore, car nousne Te laisserons pas approcher de nous. Dans cette imposture consisteranotre sourance nous autres, attendu que nous devrons mentir. Voilce que signiait la premire question dans le dsert, et voil ce que Tuas repouss au nom de la libert que Tu mettais au-dessus de tout. Etpourtant dans cette question tait renferm le grand secret de ce monde.En acceptant les pains , Tu aurais rpondu lternelle et unanimeproccupation de lhumanit : devant qui sincliner ?

    Il ny a pas de souci plus constant et plus douloureux pour lhommelaiss libre, que de chercher au plus tt un objet de vnration. Maislhomme veut sincliner devant ce qui est incontestable, devant ce quirunit tous les humains dans un commun respect, car leort de ces la-mentables cratures consiste chercher non lobjet dun culte particulier moi ou un autre, mais un tre en qui tous croient, devant qui toussinclinent galement. Ce besoin de luniversalit dans ladoration est leprincipal tourment de lhomme individuel aussi bien que de lhumanittout entire depuis le commencement des sicles. Cest pour raliser cetteadoration universelle quils se sont extermins par le glaive. Ils ont crdes dieux et ils se sont dit les uns aux autres : Abandonnez vos dieuxet venez adorer les ntres, sinon mort vous et vos dieux ! Et il ensera ainsi jusqu la n du monde, et lorsque les dieux auront disparude la terre, ce sera la mme chose : lhumanit se prosternera devant desidoles. Tu savais, Tu ne pouvais ignorer ce secret fondamental de la naturehumaine, mais Tu as repouss le drapeau quon Te mettait dans la mainet qui seul Taurait assur sans conteste lhommage de tous les hommes, le drapeau du pain terrestre ; Tu las repouss au nom de la libert et dupain cleste. Regarde ce que Tu as fait ensuite. Et encore toujours au nomde la libert ! Il ny a pas, Te dis-je, de souci plus douloureux pour lhommeque de trouver qui dlguer au plus tt ce don de la libert avec lequel

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    vient aumonde cettemalheureuse crature. Mais celui-l seulement sem-pare de la libert des hommes, qui tranquillise leur conscience. Le painTe fournissait un drapeau incontestable. Devant celui qui lui donnera lepain, lhomme sinclinera, parce quil ny a rien de plus indiscutable quele pain ; mais si en mme temps quelquun, en dehors de Toi, semparede la conscience humaine, oh, alors lhomme abandonnera mme Tonpain pour suivre celui qui sduira sa conscience. En cela Tu avais raison.Car le secret de lexistence humaine ne consiste pas seulement vivre,mais avoir un motif de vivre. Si lhomme ne se reprsente pas forte-ment pourquoi il doit vivre, il ne consentira pas vivre et se dtruiraplutt que de rester sur la terre, lors mme quil aurait autour de lui laplus grande quantit de pains. Tu as compris cela, mais quel parti as-Tutir de cette vrit ? Au lieu de consquer la libert des hommes, Tu lasrendue plus large encore ! Ou bien as-Tu oubli que lhomme prre latranquillit, la mort mme, au libre choix dans la connaissance du bienet du mal ? Rien ne sduit plus lhomme que la libert de sa conscience ;rien aussi ne le tourmente davantage. Et voil quau lieu de principesfermes, destins calmer la conscience humaine une fois pour toutes, Tuas pris tout ce quil y a dextraordinaire, de conjectural, dindtermin,tout ce qui dpasse les forces des hommes, et, ce faisant, Tu as agi commesi Tu ne les aimais pas, Toi qui es venu donner Ta vie pour eux ! Au lieude consquer la libert humaine, Tu las largie et Tu as introduit pourtoujours de nouveaux lments de sourance dans le domaine moral delhomme. Tu dsirais que celui-ci Taimt dun libre amour, quil Te sui-vt librement, sduit, subjugu par Toi. Au lieu de la dure loi ancienne, ildevait dun cur libre dcider dsormais lui-mme ce qui est bon et cequi est mauvais, nayant devant lui pour se guider que Ton image, maiscomment nas-Tu pas pens quil nirait par repousser et par contestermme Ton image et Ta vrit, sil tait charg dun fardeau aussi terribleque la libert du choix ? Ils scrieront la n que la vrit nest pas en Toi,car il tait impossible de les laisser dans lembarras et dans la perplexitplus que Tu ne las fait, en leur lguant tant de soucis et de problmesinsolubles Ainsi Tu as Toi-mme prpar la ruine de Ton empire et Tune dois en accuser personne. Et pourtant tait-ce cela quon Tavait pro-pos ? Il y a sur la terre trois forces qui seules peuvent soumettre jamais

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    la conscience de ces faibles insurgs, et cela pour leur bien, ce sont :le miracle, le mystre et lautorit. Tu les as cartes toutes trois. Le ter-rible et malin esprit Ta plac sur le fate du temple et Ta dit : Veux-Tusavoir si Tu es le Fils de Dieu, jette-Toi en bas, car il est dit de Lui queles anges le prendront avant quil ne touche la terre, et quil ne Lui arri-vera aucun mal. Tu sauras alors si Tu es le Fils de Dieu et Tu prouverasquelle est Ta foi dans Ton Pre. Aprs avoir entendu ces paroles, Tu asrepouss la proposition et Tu ne test pas jet en bas du temple. Oh, sansdoute, Tu as agi en cette circonstance avec la sublime ert dun dieu,mais les hommes, cette race dimpuissants rvolts, sont-ce des dieux ?Tu as compris alors quau moindre pas, au premier mouvement fait pourTe jeter en bas du temple, Tu tenterais Dieu aussitt, Tu perdrais Ta foien lui, et Tu Te briserais sur le sol que Tu tais venu sauver, ce qui rempli-rait de joie lesprit tentateur. Mais, je le rpte, y a-t-il beaucoup dtrescomme Toi ? Et as-Tu pu admettre un seul instant que les hommes se-raient capables de rsister une pareille tentation ? La nature humainea-t-elle t cre telle quelle puisse repousser le miracle et se contenterde la libre dcision du cur dans ces terribles moments de la vie o lesquestions les plus fondamentales et les plus poignantes se posent devantlme ? Oh ! Tu savais que Ton hroque dtermination serait conservedans les livres, quelle parviendrait au plus lointain des ges et aux der-nires limites de la terre, et Tu esprais quen Timitant, lhomme aussiresterait avec Dieu sans avoir besoin du miracle. Mais Tu ignorais que,sitt que lhomme repousse le miracle, il repousse du mme coup Dieu,car il cherche moins Dieu que le miracle. Et comme lhomme nest pas deforce se passer de miracles, il en produit une foule de nouveaux qui sontson uvre, il sincline devant les prodiges des magiciens, devant les en-chantements des sorcires, ft-il cent fois rvolt, hrtique et athe. Tunes pas descendu de la croix quand on Te criait par drision : Descendsde la croix, et nous croirons que cest Toi . Tu nes pas descendu, tou-jours parce que Tu ne voulais pas asservir lhomme par le miracle, parcequil Te fallait une foi libre et non arrache au moyen du merveilleux. Tudsirais un amour libre et non les transports serviles dun esclave devantla puissance qui la terri une fois pour toutes. Mais ici encore Tu Tesfait une trop haute ide des hommes, car ce sont des esclaves, quoiquils

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    aient t crs rebelles. Regarde et juge, voil que quinze sicles se sontcouls, jette les yeux sur eux : qui as-Tu lev jusqu Toi ? Je le jure,lhomme a t cr plus faible et plus bas que Tu ne le pensais ! Peut-il,peut-il accomplir ce que Tu as accompli ? Ayant pour lui tant destime,Tu as agi comme si Tu avais cess de compatir ses misres, car Tu astrop exig de lui, Toi pourtant qui las aim plus que Toi-mme ! Les-timant moins, Tu aurais moins exig de lui et Tu lui aurais ainsi donnune plus grande marque damour, car son fardeau et t plus lger. Ilest faible et lche.Quimporte que maintenant il sinsurge partout contrenotre autorit et senorgueillisse de sa rvolte ? Cest lorgueil dun en-fant et dun colier. Ce sont de petits enfants qui se soulvent contre leurpion et le mettent la porte de la classe. Mais la mutinerie de ces ga-mins aura un terme, elle leur cotera cher. Ils renverseront les templeset ensanglanteront le sol. Mais ces enfants imbciles niront par com-prendre que tout en tant des rvolts, ils sont des rvolts impuissants,incapables de supporter leur propre rvolte. Versant de sottes larmes, ilssentiront enn que celui qui les a crs rebelles a voulu sans doute semoquer deux. Ils diront cela dans leur dsespoir et cette parole sera unblasphme qui les rendra encore plus malheureux, car la nature humainene supporte pas le blasphme et, au bout du compte, elle-mme le chtietoujours. Ainsi linquitude, la perplexit et le malheur, voil le partageactuel des hommes aprs que Tu as tant souert pour leur libert ! Tongrand prophte, dans sa vision allgorique, dit quil a vu tous ceux quiavaient part la premire rsurrection et que, pour chaque gnration,ils taient douze mille. Mais sil y en avait tant, ctaient, pour ainsi dire,des dieux et non des hommes. Ils ont port Ta croix, ils ont vcu des di-zaines dannes dans un dsert aride et nu, se nourrissant de sauterelles etde racines, et, certes, Tu peux avec orgueil montrer ces enfants de la li-bert, du libre amour, qui ont volontairement, magniquement fait abn-gation deux-mmes en Ton nom. Rappelle-Toi pourtant quils ntaientque quelques milliers et que ctaient presque des dieux, mais le reste ?Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, sils nont pas pu sup-porter la mme chose que les forts ? Est-ce la faute de lme faible si ellenest pas capable de renfermer des dons si terribles ? Et se peut-il querellement Tu ne sois venu que pour les lus ? Sil en est ainsi, il y a l un

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    mystre et nous ne pouvons le comprendre. Mais si cest unmystre, nousaussi avions le droit de prcher le mystre, denseigner aux hommes quelimportant nest ni lamour, ni la libre dcision de leurs curs, mais lemystre, auquel ils doivent se soumettre aveuglment, mme lencontrede leur conscience. Cest aussi ce que nous avons fait. Nous avons corrigTon uvre et lavons fonde sur lemiracle, lemystre, et lautorit. Et leshommes se sont rjouis dtre de nouveau conduits comme un troupeauet de se voir enn arracher du cur le prsent fatal qui leur avait caustant de sourances. Parle, avons-nous eu raison denseigner et dagir de lasorte ? Se peut-il que nous naimions pas lhumanit, nous qui avons eu desa faiblesse une conscience si mue, nous qui avons aectueusement al-lg son fardeau, nous qui, par gard pour sa fragile nature, lavons mmeautorise pcher, pourvu quelle nous en demandt la permission ? Etpourquoi gardes-Tu le silence, pourquoi Te bornes-Tu xer sur moi leregard pntrant de Tes doux yeux ? Fche-Toi, je ne veux pas de Tonamour, parce que moi-mme je ne Taime pas. Et pourquoi me cacherais-je de Toi ? Ne sais-je pas qui je parle ? Ce que jai Te dire Test djconnu, je lis cela dans Tes yeux. Et je Te cacherais notre secret ? Peut-treveux-Tu prcisment lentendre de ma bouche, eh bien, coute : Nous nesommes pas avec Toi, mais avec lui, voil notre secret ! Il y a longtempsdj, il y a huit sicles que nous ne sommes plus avec Toi mais avec lui.Depuis juste huit sicles, nous avons reu de lui ce que Tu avais repoussavec indignation, ce dernier don quil Ta oert, en Te montrant tous lesroyaumes terrestres : nous avons reu de lui Rome et le glaive de Csar etnous nous sommes dclars les seuls matres de la terre, quoique jusqueprsent nous nayons pas encore pu achever entirement notre uvre.Mais qui la faute ? Oh, cette aaire nen est quau dbut, mais elle estcommence. Son achvement se fera encore longtemps attendre et la terresourira encore longtemps, mats nous atteindrons notre but, nous seronsCsars, et alors nous penserons au bonheur universel des hommes.

    Et pourtant, Toi aussi, Tu aurais pu alors prendre le glaive de Csar.Pourquoi as-Tu refus ce dernier don ? En acceptant le troisime conseildu puissant esprit, Tu aurais fourni lhomme tout ce quil cherche sur laterre, savoir : devant qui sincliner, qui remettre sa conscience et enncomment sunir pour ne former tous ensemble quune mme fourmilire,

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    car le besoin de lunion universelle est le troisime et dernier tourmentdes hommes. Toujours lhumanit dans son ensemble a tendu lunitmondiale. Il y a eu plusieurs grands peuples, dont lhistoire a t glo-rieuse, mais ces peuples ont t dautant plus malheureux quils se sontlevs plus haut, car ils sentaient plus fortement que les autres le besoinde lunion universelle des hommes. Les grands conqurants, les Timouret les Gengis-Khan ont parcouru la terre comme un ouragan dvastateur,mais eux aussi, sans en avoir conscience, exprimaient cette mme ten-dance du genre humain vers lunit. En prenant le monde et la pourprede Csar, Tu aurais fond lempire universel et donn la paix toute lhu-manit. Car qui appartient-il de rgner sur les hommes, sinon ceuxqui sont matres de leur conscience, et dans les mains de qui se trouventleurs pains ? Nous avons aussi pris le glaive de Csar ; ce faisant, sansdoute, nous Tavons repouss et nous sommes alls lui. Oh ! il se pas-sera encore des sicles de libertinage intellectuel, de science et danthro-pophagie, car aprs avoir commenc par lever leur tour de Babel sansnous, ils niront par lanthropophagie. Mais alors aussi la bte sappro-chera de nous en rampant, lchera nos pieds et les arrosera de larmessanglantes. Et nous nous assirons sur la bte, et nous lverons en lairune coupe, et sur cette coupe sera crit : Mystre ! Mais aussi alors,alors seulement commencera pour les hommes le rgne de la paix et dubonheur. Tu Tenorgueillis de Tes lus, mais Tu nas quune lite, tandisque nous donnerons le repos tous. Et que dis-je ? Mme parmi cettelite, parmi ces forts qui auraient pu devenir des lus, combien se sont la n fatigus de Tattendre, combien ont port et porteront encore surun autre terrain les forces de leur esprit et la chaleur de leur cur, com-bien niront par lever contre Toi-mme leur libre drapeau ! Mais cestToi-mme qui as arbor ce drapeau. Avec nous, tous seront heureux, ilscesseront de se rvolter et de sexterminer les uns les autres, comme ilsle font partout avec Ta libert. Oh, nous leur persuaderons quils ne se-ront libres que du jour o ils auront dpos leur libert entre nos mains.Eh bien, en parlant ainsi, mentirons-nous ou dirons-nous la vrit ? Eux-mmes se convaincront de la vrit de nos paroles, car ils se rappelleront quelles terreurs desclaves, quelles perplexits Ta libert las a conduits.Lindpendance, la libre pense et la science les gareront dans de telles

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    tnbres, les placeront devant de tels prodiges, devant des nigmes si in-solubles, que, parmi eux, plusieurs, les indociles et les farouches, mettronteux-mmes n leurs jours, dautres, indociles mais faibles, sgorgerontmutuellement, et le reste, le troupeau des lches et des malheureux setranera nos pieds en criant : Oui, vous aviez raison, vous seuls poss-diez son secret, et nous revenons vous, sauvez-nous de nous-mmes .Sans doute, lorsquils recevront de nous des pains, ils verront clairementque ces pains obtenus par leur eort, nous les leur prenons pour les leurpartager, sans aucun miracle ; ils verront que nous navons pas changdes pierres en pains ; mais ce qui, en vrit, leur fera plus de plaisir quele pain mme, ce sera de le recevoir de nous ! Car ils se souviendront fortbien quautrefois, sans nous, le pain quils staient procur se changeaitdans leurs mains en pierre, et ils remarqueront que depuis leur retour nous ces pierres dans leurs mains redeviennent des pains. Ils apprcie-ront une fois pour toutes limportance de la soumission ! Et tant que leshommes nauront pas compris cela, ils seront malheureux. Qui, dis-moi,a le plus contribu cette inintelligence ? Qui a divis le troupeau et ladispers dans des chemins inconnus ? Mais le troupeau se reformera, ilrentrera dans lobissance et ce sera pour toujours. Alors nous donneronsaux hommes un bonheur tranquille et humble, le bonheur qui convient de faibles cratures. Oh ! nous leur persuaderons aussi de ne pas senor-gueillir, car Tu les as levs et par l Tu leur as enseign lorgueil ; nousleur prouverons quils sont faibles, quils ne sont que de chtifs enfants,mais que le bonheur des enfants est plus doux que tout autre. Ils devien-dront timides, ils tiendront leurs yeux xs sur nous et, dans la frayeur, seserreront contre nous, comme des poussins sabritent sous laile de leurmre. Ils prouveront devant nous de ltonnement, de la terreur, et pen-seront, non sans ert, que nous sommes bien forts et bien intelligentspour avoir pu dompter tant de millions de rebelles invtrs. Lappr-hension de notre colre les fera trembler, leurs esprits seront craintifs,leurs yeux pleureront aisment, comme ceux des enfants et des femmes ;mais avec quelle facilit, sur un signe de nous, ils passeront la gaiet,au rire, la joie sereine et enfantine ! Oui, nous les forcerons travailler,mais, dans leurs heures de loisir, nous leur organiserons une vie commeun jeu denfants, avec des chansons, des danses, des churs innocents.

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    Oh ! nous leur permettrons mme le pch, ils sont faibles et dbiles ; ilsnous aimeront, comme des enfants, parce que nous leur permettrons depcher. Nous leur dirons que tout pch, commis avec notre permission,sera rachet, et nous leur permettrons de pcher parce que nous les ai-mons ; quant au chtiment de ces pchs, eh bien, nous le prendrons surnous. Et ils nous adoreront comme des bienfaiteurs, parce que nous au-rons pris devant Dieu la responsabilit de leurs fautes. Et ils nauront riende cach pour nous. Suivant quils seront plus ou moins obissants, nousleur permettrons ou leur dfendrons de vivre avec leurs femmes et leursmatresses, davoir des enfants ou de ne pas en avoir, et ils se ferontune joie de nous obir. Les plus pnibles secrets de leur conscience, tout, tout, ils viendront nous lapporter, et nous dciderons tout, et ilsaccepteront notre dcision avec allgresse, parce quelle les dlivrera descruels soucis quengendre aujourdhui pour eux la ncessit de se dci-der librement et par soi-mme. Et tous seront heureux, tous ces millionsdtres, sauf une centaine de mille qui les dirigera. Nous, en eet, nous,les dpositaires du secret, serons seuls malheureux. Les heureux enfantsse compteront par milliers de millions et il y aura cent mille martyrs quiauront pris sur eux la maldiction de la connaissance du bien et du mal.Ils mourront paisiblement, ils steindront doucement en Ton nom, et pardel la tombe ils ne trouveront que la mort. Mais nous conserverons le se-cret, et, pour leur bonheur mme, nous les leurrerons dune rcompenseternelle dans le ciel. Car, supposer mme quil y ait quelque chose danslautre monde, certes ce nest pas pour des tres comme eux. On dit, onprophtise que Tu viendras, que Tu vaincras de nouveau, que Tu arrive-ras entour de Tes lus, de Tes ers hros, mais nous dirons quils nontsauv queux-mmes, tandis que nous avons sauv tout le monde. On ditque la fornicatrice assise sur la bte et tenant dans ses mains le mystresera dshonore, que les faibles se rvolteront de nouveau, dchirerontsa pourpre et mettront nu son corps impur. Mais alors je me lveraiet je Te montrerai les milliers de millions dheureux enfants qui nontpas connu le pch. Et nous qui, pour leur bonheur, aurons assum leursfautes, nous nous lverons devant Toi et nous dirons : Juge-nous, si Tule peux et si Tu loses . Sache que je ne Te crains pas. Sache que moi aussijai t dans le dsert, que moi aussi je me suis nourri de sauterelles et de

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    racines, que moi aussi jai bni la libert donne par Toi aux hommes, etque je me prparais tre compt au nombre de Tes lus, au nombre despuissants et des forts. Mais je me suis rveill de ce rve et je nai pasvoulu me mettre au service dune folie. Je suis all me joindre au groupede ceux qui ont corrig Ton uvre. Jai quitt les ers et suis revenu versles humbles pour faire le bonheur de ces humbles. Ce que je Te dis seralisera et notre empire slvera. Je Te le rpte, demain Tu verras, surun signe de moi, ce troupeau obissant apporter des charbons brlants aubcher sur lequel je Te ferai prir parce que Tu es venu nous dranger.Si en eet quelquun a mrit plus que personne notre bcher, cest Toi.Demain je Te brlerai. Dixi.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 12 juin 2015.