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M. Jean Dubois Énoncé et énonciation In: Langages, 4e année, n°13, 1969. pp. 100-110. Citer ce document / Cite this document : Dubois Jean. Énoncé et énonciation. In: Langages, 4e année, n°13, 1969. pp. 100-110. doi : 10.3406/lgge.1969.2511 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1969_num_4_13_2511

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M. Jean Dubois

Énoncé et énonciationIn: Langages, 4e année, n°13, 1969. pp. 100-110.

Citer ce document / Cite this document :

Dubois Jean. Énoncé et énonciation. In: Langages, 4e année, n°13, 1969. pp. 100-110.

doi : 10.3406/lgge.1969.2511

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1969_num_4_13_2511

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JEAN DUBOIS Paris-Vincennes

ÉNONCÉ ET ENUNCIATION

1. Définition.

L'opposition entre l'énoncé, le texte réalisé et renonciation, acte de production du texte, apparaît avec les analyses de la linguistique européenne, à la convergence des études des formalistes sur les structures narratives et de celles de la stylistique pragoise et genevoise. A l'un des pôles on pose la structure signifiante d'un énoncé achevé et clos, et où, par là même, chaque élément répond de l'ensemble; à l'autre pôle, le sujet, dont l'acte unique et décisif, qui crée l'énoncé, est médiatisé par une succession de structurations et d'intégrations, chacune d'entre elles trouvant par quelque lieu un reflet dans un texte ainsi marqué et déterminé. L'énonciation est présentée soit comme le surgissement du sujet dans l'énoncé, soit comme la relation que le locuteur entretient par le texte avec l'interlocuteur, ou comme l'attitude du sujet parlant à l'égard de son énoncé. Ailleurs, et sans s'identifier aux mécanismes de production, de génération des énoncés, elle serait avant tout un procès, comme le texte est une structure. Ces hésitations dans les définitions, cette accumulation de processus divers sous le même terme, tout cela témoignait d'une nouvelle méthodologie qui se cherchait, d'une théorie autre que celle qui, la première, avait forgé ces concepts. Car ceux-là, une fois formés, semblaient échapper un peu à la linguistique structurale; ceci se dessinait à travers l'utilisation qui en était faite et les images qui en étaient les premières ébauches.

Mais il est nécessaire, avant d'analyser ces tâtonnements progressifs vers une théorie, d'en fixer en quelque sorte la différence essentielle sur le point qui nous intéresse ici. Et si une notion paraît propre à fixer les différences, c'est bien celle d'ambiguïté, non pas que le structuralisme dans sa forme première ne s'y soit pas intéressé, mais c'est par là peut-être que l'on pourra voir ses différences avec la linguistique transformationnelle.

Pour un structuraliste comme A.-J. Greimas, un texte dont les structures sont analysables exhaustivement par les éléments discrets, repérables aux divers niveaux, peut se mouvoir sur plusieurs isotopies; et ce concept qui implique l'existence simultanée de plusieurs structurations parallèles apparaît propre à rendre compte structurellement de l'énonciation et de sa

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dissymétrie possible avec la réception. Les diverses significations du texte relèvent alors d'une topologie plus complexe que celle qui considère que l'énoncé est immédiatement communicable : il est évident que le récepteur peut ne décoder qu'une seule signification, se placer sur une seule isotopie. L'ambiguïté, ce pourrait être, dans cette perspective, le fait que deux isoto- pies soient disposées l'une par rapport à l'autre dans un certain rapport d'équipollence, au même niveau en quelque sorte. Mais finalement il s'agit d'un cas extrême, car si les isotopies assurent la polyvalence du texte, leur multiplicité n'en est pas la condition nécessaire de production.

Pour un transformationniste l'ambiguïté est, au contraire, latloi même d'un texte, car il pose en principe que la structure de surface réalisée dépend d'une structure de base qui est multiple : il fait de l'ambiguïté la situation normale du texte. Ainsi deux structures de base profondément différentes, et relevant d'interprétations sémantiques distinctes donnent le même énoncé, aucun élément ne pouvant nous donner la solution si l'on ne fait pas intervenir d'autres types de modèles que ceux de cet énoncé. L'ambiguïté ne tient pas à la possible multiplicité des objets auxquels un texte peut se référer, mais à la multiplicité des indicateurs syntagmatiques (des structures) dont il est issu.

Lorsque l'on a par exemple un énoncé comme je crois mon fils malade, la complexité des phrases de base apparaît avec les arbres eux-mêmes que l'on peut tracer et qui en rendent compte.

Soit que l'on parte de : je crois que mon fils est malade

le syntagme nominal impliquant alors une proposition de base qui, subissant une série d'opérations qu'il n'est pas le lieu ici de développer (effacement et réarrangement), permet d'obtenir ce que nous avons.

Ou que l'on parte de : je crois mon fils qui est malade

où l'adjectif seul renvoie à une autre proposition qui, par relativisation, a formé le syntagme nominal.

L'ambiguïté est ici inhérente à l'existence de plusieurs descriptions structurelles de base. Elle n'est pas le produit possible d'isotopies dont on peut penser qu'elles relèvent soit du sujet produisant le message, soit de celui qui, le lisant, le génère à nouveau ; mais elle est la conséquence nécessaire de la différence systématique entre renonciation alors identifiée avec la production des phrases de base et l'énoncé, produit dernier qui a subi une série de transformations impliquant avec le modèle d'énoncé un ensemble de modifications dont les facteurs complexes échappent à l'analyse du seul linguiste.

2. Énonciation et énoncé en linguistique structurale.

L'opposition faite entre le texte et sa structuration se réfère dans le structuralisme à deux principes. D'une part, le langage est essentiellement un acte de communication qui n'est possible que parce que des structures définies par les relations que les termes entretiennent entre eux en assurent le fonctionnement; le texte manifeste la structure que l'on repère par l'étude

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immanente des énoncés. L'énonciation est alors la substance continue sur laquelle des formes tracent leurs structurations. D'autre part, le structuralisme se meut à l'intérieur d'une analyse différentielle, il fonde une méthodologie du discret; il s'agit finalement de dégager les traits pertinents qui rendent compte de la signification et sans lesquels il ne peut y avoir de structure. Et ceci a une double conséquence. D'un côté on est conduit à réduire les systèmes à des oppositions binaires, au couple fondamental de la présence et de l'absence, de la marque et de la non-marque, du plus et du moins. De l'autre, certains vont jusqu'à dénier tout statut linguistique à ce qui ne peut, au premier abord, s'analyser en une succession d'unités discrètes au plan où ils ont décidé de considérer les unités significatives minimales : par exemple la prosodie, l'intonation. Le cycle est ainsi complet : tout langage est communication qui, pour être fondée, exige d'être structurée; or, toute structure repose en définitive sur des relations binaires, aussi la communication est-elle un jeu d'opérations, un échange fondé sur une algèbre booléenne.

Une des caractéristiques du structuralisme, conséquence nécessaire de ce; qu'il est, est de développer des concepts dichotomiques : langue/parole, synchronie /diachronie, syntagmatique/paradigmatique, marqué /non-marqué, forme /substance, sujet/monde. Dans une étape ultérieure, il réduira les antinomies : le syntagmatique est la projection linéaire du paradigma- tique, les règles synchroniques peuvent être la projection des étapes dia^ chroniques; par le jeu de l'extension et de la compréhension logique, marque et non-marque prennent une nouvelle harmonie, comme d'ailleurs langue et parole. Mais les propriétés que l'on reconnaît au langage grâce à ces concepts ne sont pas inhérentes à l'objet étudié, qui n'entre qu'imparfaitement dans ces catégories, elles tiennent à la méthodologie utilisée.

Le structuralisme, théorie du discret, est aussi une théorie des niveaux, corollaire nécessaire de l'analyse immanente des énoncés. Les combina- toires successives et intégratives du phonème, du morphème, de la phrase et du paragraphe sont elles aussi inhérentes au structuralisme, comme le sont aussi ces plans qui se répondent, qui s'isomorphisent l'un à l'autre, ceux du contenu et de la forme, aussi bien dans le distributionnalisme américain que dans la glossématique h jelmsle vienne. Là aussi ces niveaux ne sont pas une propriété de F objet-langage; et s'ils sont découverts, c'est parce qu'ils sont dans la méthode elle-même.

Que peut être alors l'opposition de renonciation et de l'énoncé dans une telle perspective? On peut en découvrir plusieurs aspects. On définit renonciation comme l'engendrement d'un texte par un sujet parlant qui se voit imposer les règles de la structure, ou plutôt des structures successives. Le sujet est dominé par la structure d'un texte qu'il ne peut pas ne pas émettre ainsi. Des deux termes de l'opposition, l'énoncé est valorisé; il est le reflet du procès d'énonciation dans sa totalité. Aussi dans une première analyse conséquente avec elle-même, sujet d'énonciation et sujet d'énoncé sont-ils confondus; ou le sujet est mis du côté des invariants que l'on se donne. Et ce n'est pas un effet du hasard si les structuralistes ont pris d'abord pour objet de leur étude les poèmes de Maurice Scève et Louise Labbé, les contes anonymes ou les poésies populaires. Le texte devient alors un jeu de transformations à partir d'une phrase type, un ludisme absolu, où le sujet est identifié à la structure elle-même.

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Pour réintroduire la créativité du sujet parlant et rendre compte du fait que les communications ne sont jamais achevées, on a alors fait appel au concept de combinatoire ouverte. En effet le repérage de la succession ordonnée des séquences narratives implique nécessairement la clôture du texte; la transformation du procès du discours en un processus discursif n'est conçu qu'à partir d'un texte clos. Le concept est alors développé pour rendre possibles avec cette grammaire narrative les séquences non encore exprimées que l'on a construites; mais qu'a-t-on fait? sinon une grammaire plus large capable d'engendrer des séquences grammaticalement acceptables par le sujet en possession de cet ensemble de règles syntaxiques ou rhétoriques. On a joué sur la capacité du modèle, mais on n'a pas pour cela réintroduit le sujet, encore moins le pouvoir réel de créer de nouvelles séquences; la créativité est réduite ici à une réitération.

On définit aussi renonciation comme l'impact du sujet dans un texte. Or, celui-ci le manifeste toujours, même lorsqu'il est rejeté par le sujet qui l'a émis. Dans cette conception, la notion jakobsonienne d'embrayeurs (ou de shifters) a joué, on le sait, un grand rôle : ce sont les points perceptibles de la présence du sujet parlant dans le texte; mais ces éléments appartiennent aussi à la structure linguistique, même s'ils en sont des moyens privilégiés. Le dégagement de la classe des embrayeurs (je, ici, maintenant) est une première élaboration de renonciation, identifiée avec le sujet qui énonce.

On se heurte donc à des obstacles sur les deux voies où Ton a défini renonciation en linguistique structurale. Identifiée avec le procès, elle ne peut rendre compte du non-achèvement des textes, de la production continue, de l'infini des énoncés. Identifiée avec le sujet parlant, elle implique une double structure de même nature sans laquelle toute théorie du reflet est impossible; mais en ce cas on réduit le sujet d'énonciation à n'être qu'un texte que l'on peut lire entre les lignes de l'énoncé manifesté; et les communications intersubjectives deviennent des intertextualités.

Certains ont tenté de cerner l'originalité du processus en essayant de définir ce qui leur semblait irréductible à l'analyse structurale.

3. Les analyses de l'énonciation : le continu substitué au discret.

On voit en effet se développer des types d'images dans des analyses de renonciation qui, toutes, tendent à substituer au caractère discret de l'énoncé les propriétés continues de renonciation. En ce sens, énoncé et énonciation ne forment plus un couple fondamental, mais chacun d'eux est analysable en termes différents. Sans doute aussi est-ce parce que le langage n'est plus fondamentalement un phénomène de communication, mais un fait d'expression. C'est aussi en ce sens que ces analyses s'insèrent plus facilement dans une théorie pour laquelle l'essentiel est dans la compétence du sujet parlant. Dans cette perspective les énoncés constitués seront à la fois des objets de l'expérience humaine et des objets de communication, et la constitution de l'énoncé est la constitution d'un objet dont le sujet parlant assume plus ou moins le contenu et vis-à-vis duquel il se pose comme devant tout objet.

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1. — Le concept de distance.

L'énonciation est définie comme l'attitude du sujet parlant en face de son énoncé, celui-ci faisant partie du monde des objets. Le procès d'énon- ciation, ainsi envisagé, sera alors décrit comme une distance relative mise par le sujet entre lui-même et cet énoncé (R. Jakobson, R. Barthes, L. Irigaray). Cette distance doit varier linéairement, mais non entre l'énoncé et le sujet, mais plus justement entre lui et le monde par l'intermédiaire d'un énoncé qui se constitue lui-même comme une distance. L'énoncé par ses règles, par la distribution de ses éléments constituants traduit cette distance : d'une autre manière, ce qui est communiqué à l'interlocuteur, ce n'est ni le sujet ni l'expérience, mais le fait que ce qui est transmis est plus ou moins pris en charge.

Supposons que cette distance tende vers zéro — car l'image de l'asymptote vient nécessairement à l'esprit — , cela signifie que le sujet parlant assume totalement son énoncé, qu'il y a donc une relative identification entre le je sujet de l'énoncé et le je sujet de renonciation. Mais le fait de construire un énoncé avec je ne signifie nullement que la distance tende vers zéro. Ainsi les repères que constituent les embrayeurs ne sont pas les seuls : c'est un jeu plus subtil que celui d'une classe particulière qui peut rendre compte de cette distance. Et cela se comprend fort bien : les unités linguistiques intégrées dans la classe des shifters sont des éléments discrets. Or, la réponse que nous pouvons donner quand il s'agit de cette distance, n'est pas une réponse par absence ou présence, mais par plus ou moins, par une sorte de déplacement sur une ligne continue, et comme si les éléments utilisés pouvaient être constamment différents.

Supposons maintenant que la distance soit maximale, ou plutôt tende encore vers le maximum; c'est l'instant où le sujet considère son énoncé comme partie d'un monde distinct de lui-même. Il identifie alors le je d'énon- ciation à d'autres je dans le temps et l'espace et cette identification peut être partielle ou totale; on a là les principes d'un discours didactique. Ceci repose sur l'idée qu'il existe quelque chose de commun, d'universel ou de quasi universel dans les propriétés du discours. Le je tend alors à devenir le il formel de l'énoncé (L. Irigaray). Mais ce n'est pas le seul moyen de marquer cette distance maximale, puisque l'on peut aussi utiliser l'inverse, c'est-à-dire le pronom je. Ainsi dans le théâtre, le je de renonciation de l'auteur plus ou moins distant du je de renonciation de chacun des personnages, et à chaque instant mobiles l'un par rapport aux autres, se distinguent encore des je de l'énoncé de chacun des personnages, formellement réalisés, qui renvoient, selon des distances variables, à chacun des je énonciatifs, à l'objet communiqué plus ou moins assumé, en un jeu subtil et très fragile.

Ainsi les structures de surface, les combinatoires diverses que l'on peut repérer dans les énoncés réalisés ne sont jamais univoques, mais toujours ambiguës. Le fait fondamental est qu'il n'existe pas de moyens privilégiés, de classes de mots particulières pour signifier cette distance; telle structure repérée se révèle l'instant suivant avoir une autre signification. La distance trouve la meilleure expression dans le contour d'intonation qu'on ne peut réduire à des unités discrètes.

Ainsi par une image, et sans que la méthodologie n'en soit autrement

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précisée, cette analyse reprend à son compte le concept de continu. L'énon- ciation est identifiée à un flux qui n'est univoque que du côté de celui qui exprime, qui parle. Ne serait-ce pas la raison pour laquelle certains s'inter- rogeant justement sur la subjectivité dans le discours, rejettent vers l'indéfinissable ce qui est cette part de renonciation. Benveniste refuse un statut linguistique à ce qui dépasse la phrase; les règles du discours sont alors variables, et cette variation traduit la subjectivité. Et quand, reconnaissant le problème, d'autres cherchent des repères dans le discours, le jeu des pronoms, des aspects des verbes, des referents adverbiaux est si complexe qu'on ne peut définir leur statut dans le discours. Calculer la distance, entre renonciation et l'énoncé, c'est reprendre en termes d'énoncé ce qui lui est d'une certaine manière irréductible.

2. — Le concept de modalisation.

La modalisation (U. Weinreich) se heurte aux mêmes difficultés que la notion de distance : elle définit la marque que le sujet ne cesse de donner à son énoncé. Identifiée au procès de renonciation, elle repose sur l'idée de continu, mais les modalisateurs sont des unités discrètes retrouvées dans les énoncés.

Que la modalisation soit liée au continu, c'est bien sa dénomination même qui l'implique : le terme est emprunté à la définition de l'intonation expressive distinguée de l'intonation significative par les linguistes, qui rejettent la première hors de la linguistique puisqu'elle ne relève pas d'unités discrètes, de morphèmes suprasegmentaux, d'intonèmes ou de prosodèmes. Et ceux qui ne la rejettent pas totalement hors de la linguistique lui accordent un statut inférieur, dénué de noblesse.

Le terme marque que le procès de renonciation, définie comme l'adhésion que donne à son discours le sujet qui l'émet, peut être représentée par une courbe sinueuse à l'intérieur d'un énoncé; c'est par des repères variables où les deux lignes que constituent les morphèmes d'une part et les intonations de l'autre se modifient mutuellement que les interlocuteurs interprètent l'attitude du sujet parlant. Aussi toute l'attention d'un U. Weinreich s'est- elle portée sur l'analyse des modalisateurs qui sont des shifters affinés, avec cependant des aperçus sur d'autres modèles que celui du structuralisme et plus propres à rendre compte de cette intuition du continu. On distinguera des modalisateurs formalisés, comme les adverbes dits d'opinion (peut-être, sans doute, évidemment, etc.), des transformations modalisatrices comme l'emphase et le passif facultatif, des interdépendances de niveaux comme l'utilisation des rapports de langue familière, populaire, littéraire; modali- sations de l'attitude du sujet comme l'opposition accompli /non-accompli des formes verbales, modalisations des types d'énoncés : énoncés rapportés de diverses natures depuis le « je pense que » jusqu'aux performatifs.

De même que le concept de distance permettait une approfondissement de la signification des règles du discours, le concept de modalisation permet une analyse plus précise des moyens phrastiques utilisés pour traduire le procès d'énonciation. Le texte n'apparaît plus alors comme univoque ni émis sur la même longueur d'onde.

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3. Le concept de transparence. Le double concept de transparence et d'opacité (T. Todorov) se situe

du côté du récepteur alors que le concept de modalisation se place du côté de l'émetteur et que celui de distance, qui est réversible, est relativement neutre. Mais ce concept fait encore appel au continu. Il y a en effet des degrés insensiblement différents sur la ligne qui va de la transparence maximale à l'opacité la plus totale. Le procès d'énonciation est là encore identifié à l'attitude du sujet parlant en face de l'objet discours. D'un côté la transparence totale verra l'effacement complet du sujet d'énonciation. Ceci correspond d'ailleurs à un renversement du pôle du sujet; en ce cas l'énoncé est donné comme émis par l'interlocuteur lui-même, ou plutôt comme destiné à être assumé par l' auditeur-récepteur. Dans l'énoncé constitué par la « Maxime », on cherche à faire adhérer le lecteur au texte en identifiant le sujet d'énonciation à celui du récepteur. Le livre scolaire est en quelque sorte l'exemple typique de la transparence maximale puisque d'une certaine manière le sujet d'énonciation est nié; il est remis au il que constitue chaque professeur et chaque élève.

L'opacité maximale apparaît dans la poésie lyrique où le sujet d'énonciation se voit imposer les règles d'un énoncé qui marquent d'une structuration discrète un flux continu. Dans la mesure où il rejette les règles contraignantes, l'énoncé est modalisé d'une manière si originale que le sujet d'énonciation n'est pas plus repérable que dans la transparence maximale. Il est donc à la disposition de chaque lecteur, transformé aussi en un sujet d'énonciation pour assumer un énoncé dont les modalisations lui échappent.

Opacité et transparence représentent une ouverture sur l'ambiguïté du message; la transparence correspond au minimum d'ambiguïté et l'opacité au maximum. Mais cette ambiguïté n'est pas liée nécessairement à un genre de discours puisqu'il reste toujours une relation entre l'énoncé et le sujet. Ce sont là des considérations banales, mises souvent à contribution dans les analyses littéraires, mais ces images d'opacité et de transparence ont l'avantage d'introduire la dialectique de l'énoncé et du sujet, le texte étant tour à tour pris comme objet de renonciation de l'auteur et du lecteur et comme objet constitué ou objet à constituer.

4. Le concept de tension. Ce concept interprète renonciation comme un rapport entre le sujet

parlant et l'interlocuteur; la communication est d'abord désir de communiquer; et cette volonté est traduite par l'image du désir (L. Irigaray) et de la tension (G. Guillaume). Le texte est médiateur de ce désir. Cela revient à poser que le discours n'est qu'une tentative de saisie de l'autre ou du monde. Là encore le repère se fait par des unités discrètes du discours, celles qui traduisent le mieux cette tension. Le système des temps et des aspects est le plus important, car le verbe apparaît comme l'opérateur de la phrase, comme servant à la relation des syntagmes nominaux. Le système de l'article, des déterminants, est essentiel, parce qu'ils instituent la référence fondamentale, c'est-à-dire une relation avec l'énoncé antérieur, avec le monde et avec le sujet simultanément. Le système des pronoms est spécifique parce que le rapport je, tu, il, on, est à expliquer dans cette perspective.

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Mais le domaine privilégié de la tension est dans l'opposition des formes être et avoir d'une part et des auxiliaires du type vouloir, pouvoir, devoir, faire. Les premiers marquent un état, un accompli, une distance, une absence de tension, les autres, factitifs ou désidératifs indiquent un prise en charge, une tension plus ou moins grande du sujet en face de l'interlocuteur (L. Iri- garay).

4. Énonciation et énoncé en linguistique transformationnelle.

Énonciation et énoncé ne recouvrent pas les deux concepts de compétence et de performance, puisque le premier correspond au savoir linguistique, à l'ensemble des règles syntaxiques qui, prenant appui sur des uni- versaux du langage, est connu du locuteur natif, et que le second contient le modèle de compétence et les modèles du sujet et de la situation qui entrent comme facteurs essentiels dans des énoncés réalisés. La linguistique transformationnelle intègre renonciation de plusieurs manières. D'une part le modèle de compétence comporte un engendrement explicite à partir d'une phrase fondamentale; il fait place à une différence qualitative entre la phrase émise qui est pour l'émetteur issue d'un indicateur syntagmatique unique, et la phrase reçue qui dépend pour le récepteur de tous les indicateurs syn- tagmatiques qui peuvent répondre de cette phrase, l'ambiguïté de la communication étant ainsi placée au centre de la théorie. D'autre part le modèle de performance donne la possibilité d'intégrer d'autres modèles que ceux de la langue et il implique que les énoncés ne ressortissent pas uniquement du modèle linguistique de compétence.

1. Ordre substitué à niveau.

Le concept de transformation est lié à celui d'ordre ou plutôt d'ordonnancement (ordering). A partir d'une séquence de phrases fondamentales on obtient par des transformations successives et facultatives, les phrases complexes qui sont les indicateurs syntagmatiques de base. A partir de ces indicateurs une nouvelle série d'opérations, par application de règles morphophonologiques, permet d'aboutir à la phrase réalisée. Chaque opération donne une séquence sur laquelle on fera une nouvelle opération : ainsi la réalisation effective en formes morphophonologiques (en mots) se fait par application de règles phonologiques d'abord, de règles phonétiques ensuite (traits pertinents et traits redondants de la linguistique descriptive). Cet aperçu donne l'idée de ce qu'est un ordonnancement : les règles s'appliquent dans un certain ordre, et toute modification de cet ordre entraîne des phrases agrammaticales. Ce n'est plus le jeu des pièces d'échecs qui sert de base à l'image de la linguistique, mais la partie d'échecs vue comme une totalité ordonnée de coups, qui ne dépend pas seulement de la potentialité des jeux des pièces.

La notion d'ordre permet de maintenir le concept d'unités discrètes dans les descriptions structurelles des opérations; mais ces unités elles-mêmes n'appartiennent pas exclusivement à tel ou tel niveau, d'où le fait qu'il n'est pas nécessaire de définir les unités dans les termes de la linguistique structurale. Ce concept d'ordonnancement peut permettre ainsi de rendre

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compte de cette intuition du continu, puisque des opérations se succèdent, qui n'ont pas de significations en elles-mêmes, mais seulement dans Tordre même où elles entrent.

Le procès d'énonciation, défini comme un processus d'engendrement des phrases, est explicité par une théorie qui prend pour base non une combi- natoire à des niveaux successifs, impliquant un isomorphisme de la méthodologie et des emboîtements, mais un ordonnancement des règles.

Le procès d'énonciation défini comme un rapport du sujet à son énoncé s'intègre aussi à une théorie qui ne fait pas de certains éléments seulement des moyens privilégiés de subjectivité. L'intervention du sujet n'est pas dans la seule interprétation sémantique de la phrase initiale, il est aussi à chacune des transformations facultatives puisque sa décision se manifeste à chaque moment, le choix s'exerçant sur les potentialités offertes. Ainsi la transformation passive est libre; en ce sens que, si elle est effectuée, elle traduit une certaine attitude du sujet qui est indépendante de l'interprétation sémantique de base. On s'est souvent demandé à l'intérieur de la linguistique generative si les transformations ajoutaient un sens; en réalité elles sont là pour modaliser l'énoncé. Aussi un passif n'aura pas le même sens chez deux locuteurs, mais surtout il n'aura pas la même valeur dans deux ordonnancements distincts. L'ordre rend compte ainsi de l'infini et du continu des modalisations.

2. — • « Faire » opposé à « être ».

Si les concepts de modalisation et de distance peuvent correspondre à ceux de l'ordonnancement des opérations et à leur caractère facultatif, celui de tension pourrait répondre à l'opposition faite dans la phrase minimale entre le factitif sous-jacent et l'accompli.

On est conduit en effet à poser deux types fondamentaux d'énoncés, dont l'un constitue l'énoncé fondamental, proprement dit, avec être et un participe-adjectif (l'enfant est malade), et dont l'autre ne reçoit pas de forme immédiate dans la structure de surface, c'est la phrase factitive primitive, distincte de la phrase avec faire que l'on trouve en français. Cette phrase sous-jacente avec faire donne la phrase active transitive.

Si l'on considère les phrases : Pierre construit une maison. Paul amuse Pierre

elles sont interprétables de deux façons, que Pierre construise ou fasse construire sa maison, que Paul amuse Pierre par ce qu'il est ou par ce qu'il raconte, l'amusement est Pierre ou l'acte de Pierre. Pour tous les verbes transitifs on a ainsi une double interprétation possible, et aussi bien dans les réfléchis comme : Pierre se tue (suicide ou accident).

Pour en rendre compte on est conduit à supposer que la phrase transitive est issue d'une phrase fondamentale complexe, elle-même résultant d'une transformation de deux phrases :

Pierre fait que la maison est construite où, selon que le complément d'agent est le même actant ou un actant différent (par Pierre ou par d'autres que Pierre), on a les deux interprétations reconnues précédemment. La phrase active, ne faisant pas apparaître ce complément, peut être interprétée des deux manières, mais lorsque le complément apparaît, l'ambiguïté est levée :

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Pierre construit lui-même sa maison. Paul amuse Pierre par une anecdote.

Cette présentation linguistique du problème de l'opposition fondamentale entre faire sous-jacent au transitif actif et être forme réalisée de l'accompli permet de rendre compte du fait que chaque phrase fondamentale se place en définitive soit du côté de la tension, c'est-à-dire défaire, soit du côté de l'absence de tension, du texte réalisé, c'est-à-dire de être. Ainsi ce qui était l'accompli et le non-accompli dont on repérait le rôle comme moda- lisation de l'attitude du sujet parlant, entre dans une catégorie plus vaste qui oppose l'exprimé, toujours accompli, et renonciation non-accomplie, impliquant faire qui n'est pas alors réalisé.

Les auxiliaires comme vouloir, pouvoir, devoir sont alors des formes de faire, verbe auquel est ajoutée la modalité logique de la contingence ou de la nécessité, du possible ou de l'impossible.

La différence ainsi faite entre la phrase sous-jacente et la phrase réalisée correspond mieux à l'image de la tension ou de la saisie. On peut dire que ces images ont été une première appréhension du fait linguistique.

3. — Ambiguïté et désambiguïsation.

Un des principes de la grammaire generative est de poser que les structures de surfaces peuvent être identiques là où les structures profondes sont différentes. Ainsi la phrase :

On les a photographiés devant la banque

est ambiguë selon que le circonstant est issu d'une relative apposée à on ou apposée à les, selon que le photographe était devant la banque ou que c'étaient les autres qui y étaient. Il y a donc deux, et au moins deux, interprétations syntagmatiques des structures de surface. Autrement dit toute phrase est nécessairement ambiguë. Et cette ambiguïté est d'autant plus grande que le nombre des possibilités d'interprétations syntaxiques sera plus grand. Or, l'ambiguïté se situe non du côté de l'émetteur, mais du côté du récepteur. Certes, le premier peut en jouer, mais le second, l'auditeur, doit toujours prendre une décision relativement à la phrase émise par l'autre, décision qui est en réalité une recomposition de la phrase. Il n'y a pas symétrie entre l'émetteur et le récepteur, et codage comme décodage exigent des décisions distinctes et ne se présentent pas comme des pôles actifs ou passifs.

Une fois posés le concept d'ambiguïté et le plan où elle se réalise, il reste à analyser la désambiguïsation. Celle-ci fait partie du procès d'énon- ciation : chaque phrase constitue une ambiguïté structurelle, et la phrase suivante lève cette ambiguïté en en créant une nouvelle. Les désambi- guïsations sont continues, puisque chaque phrase émise implique une décision qui est elle-même plus ou moins impliquée par la phrase précédente. Mais si l'on laisse en suspens la phrase, et si le processus de désambiguïsation est arrêté, on obtient alors un message opaque au sens même où on a utilisé précédemment cette image, car l'arrêt du processus est issu d'une décision du sujet, qui prend son exposé pour ce qu'il est, fondamentalement ambigu et se refuse à lui donner l'univocité.

Et on voit ainsi que les problèmes de la synonymie et de la polysémie

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en dehors de leurs aspects linguistiques n'existent que si on les pose en termes de rangs (équivalence des combinaisons à un rang ou à un autre : phonique ou syntaxique), mais qu'ils ne sont en fait que les aspects mineurs d'un processus plus général.

Enfin cette désambiguïsation contient en elle-même la notion essentielle de non-achèvement, puisque jamais aucun message ne trouve sa solution immédiate, chaque phrase ne la trouvant que dans la suivante. Le texte est interprétable de différentes manières, et il y a autant d'interprétations sémantiques que les phrases fondamentales auxquelles il peut se réduire offrent d'ambiguïtés syntaxiques.

Ainsi cette dialectique de la désambiguïsation nous renvoie à cet inachèvement, comme aussi à la créativité du sujet parlant. La communication n'est un mouvement que parce qu'elle repose sur une ambiguïté jamais résolue.

5. Conclusion.

Il n'y a de structures définissables que de l'achevé; et l'analyse structurale se porte de préférence vers les énoncés à l'endroit même où le texte ne trouve sa véritable signification que dans son achèvement même : narrations écrites ou orales, œuvres littéraires, structures fermées et closes, obéissant à des règles rhétoriques elles-mêmes douées d'une inertie très grande au regard des règles syntaxiques. Les propriétés dégagées sont celles de l'objet construit par l'homme. Est-ce un hasard si les lois distri- butionnelles de Zipf se sont révélées finalement être spécifiques non des textes linguistiques analysés, mais de tout phénomène humain?

Mais une narration, un discours, un énoncé n'est pas enfermé dans la seule séquence des éléments narratifs, des structures qui les sous-tendent. C'est une ambiguïté propre au français que les mots en -tion comme narration désigne tour à tour l'acte de narrer, acte individuel, et le produit de cet acte, le conte ou le récit? Jusqu'à maintenant l'accent avait été mis sur l'énoncé comme forme réalisée, mais à moins d'en identifier abusivement la structure avec renonciation, on n'a pas tout dit de l'énoncé en en disant la structure achevée. Par tâtonnements successifs on a repris l'analyse de renonciation, sur ce qui fait que le texte n'est pas seulement partie intégrante du monde, mais aussi partie du sujet parlant. La substitution du continu au discret dans les images qui servent de support d'analyse témoignait d'un changement dans les perspectives.

Sans doute fallait-il qu'une théorie linguistique modifie entièrement les modes d'analyses en renversant certains des axiomes les mieux établis : celui des niveaux et des rangs, des unités discrètes et de la combinatoire, pour lui substituer l'ordonnancement, la suite des transformations et que place soit laissée à une continuelle intervention du sujet dans l'objet en voie de réalisation, pour que renonciation retrouve une place fondamentale dans l'étude linguistique.