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Effets pervers des déréglementations européennes : le cas du transport routier de marchandises The devious effects of deregulation in Europe: Shipping by truck Nadia Hilal Institut des sciences du travail, université catholique de Louvain, place des Doyens, 1, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique Résumé Le transport routier de marchandises est un secteur économique totalement déréglementé et entière- ment soumis à la concurrence européenne, sans quota ni restriction, depuis le 1 er juillet 1998. Cette déré- glementation européenne ne va pas sans poser de problèmes : notamment du fait de grands retards en matière dharmonisation fiscale et sociale, des contrôles sur les routes et dharmonisation des sanctions des entreprises en infraction. Ces vides juridiques communautaires sont exploités par des entreprises peu scrupuleuses pour délocaliser de façon factice leurs activités, développer la sous-traitance et contourner les législations fiscales et sociales nationales. Il en résulte une dégradation des conditions de travail dans un secteur où les barrières à lentrée sont faibles. La mobilité des salariés est par définition impor- tante. Peu qualifiés, les chauffeurs routiers deviennent interchangeables sur le marché européen. Ils peu- vent donc être avantageusement remplacés par des chauffeurs des pays de lEst (polonais, roumains ou bulgares) beaucoup moins chers et dont la protection sociale reste faible. Ces pratiques se développent et suscitent linquiétude des organisations syndicales en Europe. Le secteur des transports routiers consti- tue donc un cas décole pour analyser comment lUnion européenne tente de contrecarrer les effets per- vers nés de la déréglementation dun secteur. © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/ Sociologie du travail 48 (2006) 175187 Adresse e-mail : [email protected] (N. Hilal). 0038-0296/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2006.04.005

Effets pervers des déréglementations européennes : le cas du transport routier de marchandises

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http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/

Sociologie du travail 48 (2006) 175–187

Effets pervers des déréglementations européennes :le cas du transport routier de marchandises

The devious effects of deregulation in Europe:Shipping by truck

Nadia Hilal

Adresse e-mail : nad

0038-0296/$ - see frontdoi:10.1016/j.soctra.200

Institut des sciences du travail, université catholique de Louvain,

place des Doyens, 1, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique

Résumé

Le transport routier de marchandises est un secteur économique totalement déréglementé et entière-ment soumis à la concurrence européenne, sans quota ni restriction, depuis le 1er juillet 1998. Cette déré-glementation européenne ne va pas sans poser de problèmes : notamment du fait de grands retards enmatière d’harmonisation fiscale et sociale, des contrôles sur les routes et d’harmonisation des sanctionsdes entreprises en infraction. Ces vides juridiques communautaires sont exploités par des entreprises peuscrupuleuses pour délocaliser de façon factice leurs activités, développer la sous-traitance et contournerles législations fiscales et sociales nationales. Il en résulte une dégradation des conditions de travaildans un secteur où les barrières à l’entrée sont faibles. La mobilité des salariés est par définition impor-tante. Peu qualifiés, les chauffeurs routiers deviennent interchangeables sur le marché européen. Ils peu-vent donc être avantageusement remplacés par des chauffeurs des pays de l’Est (polonais, roumains oubulgares) beaucoup moins chers et dont la protection sociale reste faible. Ces pratiques se développentet suscitent l’inquiétude des organisations syndicales en Europe. Le secteur des transports routiers consti-tue donc un cas d’école pour analyser comment l’Union européenne tente de contrecarrer les effets per-vers nés de la déréglementation d’un secteur.© 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

[email protected] (N. Hilal).

matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.6.04.005

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Abstract

The transportation of freight by truck has been fully deregulated and opened to competition in theEuropean Union, without any quotas or restrictions since 1July 1998. This deregulation has caused pro-blems, mainly due to the delay in adopting common fiscal and social measures, road checks and sanc-tions for firms that commit offenses. Unscrupulous companies have used this legal vacuum in the EU tofactitiously “outsource” activities and dodge national rules and regulations about taxes, labor relationsand welfare. As a result, working conditions have worsened as barriers have been lifted. By definition,turnover is high among wage-earners. Truck drivers, semi-skilled, have become interchangeable on theEU marketplace. They can be profitably replaced with drivers from eastern Europe (Poland, Romania,Bulgaria), who are much cheaper and less protected. The spread of such practices is a cause of concernfor labor organizations in Europe. Shipping by truck is a textbook case for analyzing how the EU is try-ing to counter the devious effects arising out of the deregulation of a branch of the economy.© 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Harmonisation sociale européenne ; Délocalisation ; Dumping social ; Dumping fiscal ; Transport routiereuropéen ; Régulations européennes

Keywords: Harmonization of social law; Outsourcing; Social dumping; Tax evasion; Shipping by truck; Freight;European Union; European regulations

Depuis 1985, les lieux de pouvoir régissant le secteur du transport routier de marchandisesse sont progressivement déplacés au niveau européen. Les transferts de compétences des Étatsvers l’Union européenne se sont multipliés pour la réalisation du grand marché unique euro-péen de 1993. Maillon essentiel de l’européanisation des échanges depuis les années 19501,le secteur des transports devait désormais contribuer à l’édification d’un espace sans frontièreintérieure, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes et des servicesserait assurée.

Le transport routier de marchandises nous fournit aujourd’hui un exemple de secteur écono-mique totalement déréglementé, entièrement soumis à la concurrence, sans quota ni restrictiondepuis le 1er juillet 1998. Mais cette déréglementation européenne ne va pas sans poser de pro-blèmes : notamment du fait de grands retards en matière d’harmonisation fiscale et sociale.

Cette carence est de plus en plus utilisée par des sociétés de transport peu scrupuleuses.Elles profitent des failles de la législation communautaire. Depuis 1997, les possibilités fraudu-leuses se sont multipliées, favorisant une concurrence vive entre les systèmes de protectionsociale et un dumping social et fiscal. Ces pratiques sont durement ressenties dans une profes-sion où il existe un véritable marché du travail européen : depuis le 1er janvier 1993, les chauf-feurs routiers européens peuvent circuler sans restriction sur tout le territoire européen. Laliberté de circulation des travailleurs en Europe, faible pour la plupart des secteurs d’activité, aici une résonance particulière. Il existe, par définition, une mobilité plus importante des salariésdans les transports, mobilité que la politique européenne accroît mécaniquement. De plus, lalibre circulation des chauffeurs routiers n’est quasiment pas entravée par les obstacles tradition-

1 Malgré les prescriptions du traité de Rome de 1957, il a fallu attendre 1985 et un arrêt de la Cour européenne deJustice pour accélérer la communautarisation du secteur : voir l’arrêt du 22 mai 1985 qui stipule que « le transportinternational de marchandises et de personnes doit être ouvert à toutes les entreprises de la Communauté et ne doitpas faire l’objet de discrimination en raison de la nationalité ou du lieu d’établissement du transporteur ».

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nels (juridiques, administratifs ou linguistiques) à la mobilité géographique des travailleurs2.Dans de nombreux pays européens, la possession du seul permis de conduire suffit pour exer-cer la profession de routier.

Le secteur du transport routier de marchandises constitue donc un cas d’école pour analysercomment l’Union européenne essaie de contrecarrer le développement d’effets pervers liés à ladéréglementation d’un secteur. Les instances européennes manquent de moyens pour contrôlerl’application des lois communautaires adoptées. Les dysfonctionnements de la profession rou-tière posent notamment la question d’un corps européen des inspecteurs du travail et de l’amé-lioration de la coopération entre les polices nationales. Ces pratiques frauduleuses et l’absencede règles identiques respectées par tous contribuent à alimenter la contestation d’une mise enconcurrence frontale des salariés. Elles ont nourri le débat sur l’absence d’« Europe sociale ».

1. Un secteur totalement intégré sur le plan économique

À partir de la fin des années 1980, la Communauté européenne a profondément modifié laphilosophie qui inspirait les politiques des transports. On est passé d’un secteur auparavant for-tement encadré par l’État à un domaine aujourd’hui dominé par la philosophie du marché et dela concurrence libre. Les tarifications ne sont plus encadrées par l’État. Les quotas européensdisparaissent progressivement3. À partir du 1er juillet 1998, le cabotage représente une secondeétape dans l’ouverture européenne à la concurrence. Il signifie que tout conducteur de poidslourd peut effectuer des transports à l’intérieur d’un autre État européen, sans réaliser obliga-toirement une opération (chargement ou déchargement) par son État d’origine4.

La déréglementation économique européenne n’a pas aboli les différences en matière deconditions de concurrence. Cette situation a provoqué de vives critiques au sein de la profes-sion. Ainsi, avant la libéralisation totale du cabotage, les représentants des transporteurs fran-çais ont constamment réclamé une harmonisation fiscale et sociale préalable, seule condition àmême, selon eux, d’assurer l’égalité des chances commerciales entre entreprises5. Les PMEallemandes ont également exprimé leurs réserves sur le cabotage en mettant en avant le faitque leur pays possède le coût de revient global du transport routier le plus important du faitd’une fiscalité élevée6. Mais les efforts du gouvernement allemand pour créer une Eurovignetteharmonisant les taxes sur les carburants et sur les véhicules sont restés vains.

2 La Commission européenne entend faire de la promotion de la mobilité des travailleurs un des axes de travail duprogramme de Lisbonne. Elle a notamment proclamé 2006 « Année européenne de la mobilité professionnelle ». LaCommission constate en effet que le pourcentage des Européens résidant dans un pays de l’Union européenne autreque leur pays d’origine est resté inchangé, autour de 1,5 %, au cours des trente dernières années.3 Des critères qualitatifs (les conditions d’accès à la profession) se sont substitués aux anciens critères quantitatifs

(un système de contingent communautaire). Les entreprises doivent être capables de prouver qu’elles respectent cer-taines conditions définies au niveau européen comme l’honorabilité, la capacité financière et professionnelle du trans-porteur. Les prix du transport de marchandises par route étaient libres le 1er janvier 1990 et la liberté de prestation deservices devenait totale le 1er janvier 1993.4 Dès 1996, on estime que les deux tiers des textes qui concernent le transport routier de marchandises français

émanent des instances communautaires. Voir (Bauchet, 1996, p. 5).5 Voir « Le cabotage routier inquiète la France », La Vie du rail, du 7 au 13 décembre 1989, n° 2222, p. 19.6 Les transporteurs allemands, qui ne paient pas de péages pour leurs transports intérieurs, supportent une impor-

tante taxe sur les véhicules (pour financer les infrastructures) et une taxe sur l’essence parmi les plus élevées dansl’Union. Cela plaçait les routiers allemands dans une situation concurrentielle défavorable en donnant un avantagecompétitif aux poids lourds des autres pays européens circulant sur son territoire.

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Outre les différences en matière de fiscalité, il existe des disparités très importantes enmatière sociale : les salaires, la productivité des salariés, le temps de travail et son décompte,la structure des entreprises varient grandement d’un pays à l’autre. Par exemple, le temps detravail hebdomadaire maximal est de 48 heures en Belgique, de 56 heures au Portugal, de60 heures en Allemagne, en France et en Italie, de 64 heures aux Pays-Bas, de 68 heures auRoyaume-Uni et en Suède, et jusqu’à 70 heures en Espagne, sans compter les aménagementsautorisés par les nombreuses conventions collectives et le recours plus ou moins fréquent auxheures supplémentaires qui augmentent ces disparités. Les temps de travail, les heures supplé-mentaires, les repos compensateurs, les congés annuels, les rémunérations, les régimes de pro-tection sociale restent encadrés au niveau national, ce qui creuse encore les différences.

2. Les effets pervers d’une déréglementation insuffisamment encadrée

2.1. Le développement de la sous-traitance

Durant la dernière décennie, le développement des très petites entreprises (sans aucun sala-rié) a été particulièrement important dans le secteur. En effet, le recours à de petites structurespermet de s’affranchir plus facilement des contraintes imposées par les législations fiscales etsociales nationales, définies la plupart du temps pour les grands groupes. En France, dès 1993,le rapport Dobias a révélé la généralisation des mécanismes de fraude par le biais du dévelop-pement de la sous-traitance et les différentes façons de contourner les règles sociales par lerecours à un salariat déguisé (Dobias, 1993). Dans un contexte de concurrence européenneexacerbée, le recours à des faux « indépendants » (ou artisans, en réalité travaillant en sous-traitance pour de grands groupes de transport) s’est accru, devenant un trait caractéristique dusecteur. La fraude, trait ancien du métier, s’est développée (Ocqueteau et Thoenig, 1997,p. 403). La sous-traitance a, à son tour, entretenu la spirale de la baisse des prix, dans un sec-teur avec de faibles barrières à l’entrée.

Le taux élevé des travailleurs indépendants est un trait caractéristique du transport routier demarchandises. Cette branche d’activité possède, avec celle du BTP, les plus petites entreprisesen Europe : 63,6 % des entreprises n’ont pas de salarié. Le chauffeur routier est alors son pro-pre patron. Mais c’est dans le Sud de l’Europe que cette situation prédomine. En Espagne, lessalariés sont minoritaires et ne représentent que 47 % du total des travailleurs ; en Italie, il y aautant d’artisans que de salariés.

2.2. Le « phénomène Willy Betz » ou la menace du « routier polonais »

À partir de 1997, les chauffeurs routiers dans les quinze pays de l’Union européenne sesont émus du développement du recours — illégal — à des chauffeurs routiers de l’Est pourdes trajets communautaires. Le syndicat allemand des transports, l’ÖTV, relevait que desconducteurs polonais réalisaient, en toute illégalité, du cabotage en Allemagne7. Les syndicatsnéerlandais constataient également le développement de ces pratiques sur leur territoire. Ilss’appuyaient sur un rapport national de l’inspection du travail et des trafics consacré à l’emploi

7 Il cite aussi l’exemple d’entreprises néerlandaises qui s’offrent les services de conducteurs polonais « pour 1000dollars tout compris ». Voir également (Hilal, 2005).

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de chauffeurs à bas salaire venant de l’Est et de l’ex-URSS. Selon ce document, sur les30 entreprises néerlandaises inspectées, la moitié violaient la loi.

De nombreux syndicats en Europe dénonçaient alors la généralisation du dumping socialdans la profession. La CEMT (Conférence européenne des ministres des Transports) a définice phénomène comme « toute pratique consistant, pour un État ou une entreprise, à violer, àcontourner ou à dégrader, de façon plus ou moins délibérée, le droit social en vigueur— qu’il soit national, communautaire ou international — afin d’en tirer un avantage écono-mique, notamment en termes de compétitivité » (CEMT, 2002).

Depuis 1997, ce risque de dumping social a un visage, ou plutôt une couleur : le jaune vifdes camions « Willy Betz » qui sillonnent les routes de l’Union européenne et que les chauf-feurs routiers européens croisent de plus en plus souvent. L’entreprise allemande basée auBade-Wurtemberg est spécialisée dans le transport international. Elle a bénéficié de la privati-sation des anciennes entreprises de transport routier d’Europe de l’Est, anciennement détenuespar l’État. En 1994, elle a racheté la SOMAT, l’ex-transporteur du Bloc de l’Est, basée en Bul-garie. Jusqu’en 1997, l’entreprise Willy Betz opérait essentiellement sur le marché russe, maisla crise économique dans ce pays a favorisé le report de ces trafics vers l’Europe de l’Ouest.Grâce à ses nombreuses filiales et un parc roulant de plus de 4500 poids lourds, Willy Betzexploite les failles de la législation communautaire.

L’entreprise parie en effet sur les lacunes des contrôles sur les routes de l’Union européenne.L’artifice utilisé est le suivant : la maison mère allemande et ses satellites autrichiens disposentd’un grand nombre de camions et donc de licences CEMT8 tout en ayant peu de chauffeurs ori-ginaires de l’Union européenne. Ils mettent à la disposition des filiales de l’Est, bulgares notam-ment et par conséquent employant des conducteurs bulgares, ses véhicules surnuméraires,accompagnés d’autorisations, en jouant sur l’identité du véritable transporteur. Un rapport de laCEMT consacré à l’évaluation du dumping social dans la profession (CEMT, 2002) explique :« Concrètement, un exemple de montage « Meccano » que l’on peut trouver consiste en un trac-teur immatriculé en Autriche, avec des autorisations CEMT autrichiennes et circulant en France,attelé à une remorque immatriculée en Italie, chargée de fret espagnol, l’ensemble étant piloté parun chauffeur bulgare ou kazakh parlant une langue slave et présentant des papiers personnelsrédigés en cyrillique » (CEMT, 2002, p. 12). La réalité de l’embauche du chauffeur par le pro-priétaire du tracteur est impossible à contrôler en dehors du pays d’immatriculation de laremorque, l’Autriche ici, qui dispose des documents nécessaires. Il suffit donc pour la multinatio-nale Willy Betz de veiller à ce que le chauffeur évite de circuler en Autriche…

Ce montage permet d’employer de la main-d’œuvre de l’Est sur des destinations où l’entre-prise est directement en concurrence avec des transporteurs de l’Union européenne, employantdes routiers communautaires, c’est-à-dire de faire du cabotage de manière illégale. Or, lesconducteurs originaires des pays d’Europe centrale et orientale représentent une main-d’œuvreefficace et surtout très bon marché. Leurs salaires, inférieurs à trois euros de l’heure enmoyenne, sont deux à trois fois moins importants que ceux des routiers grecs, qui sont pour-tant les moins bien lotis dans l’Union européenne. Dans certains pays d’Europe de l’Est, lacouverture sociale des travailleurs est quasiment inexistante. Les 4500 camions de Willy Betzlui permettent de rivaliser avec les plus grands groupes européens. Ses chauffeurs, au moinsdeux par camion, acceptent notamment de quitter leur domicile pendant deux à trois semaines

8 La Conférence européenne des ministres des Transports est chargée de délivrer les autorisations de circulationentre pays européens.

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pour quadriller l’Europe de l’Ouest. Leurs salaires, faibles au regard des moyennes commu-nautaires, figurent dans la tranche élevée des revenus dans leur pays9. La CEMT juge que« l’effet économique sous forme de réduction de coûts est important »10, elle cite un gain de35 % pour une entreprise de l’Est opérant en France11.

En outre, l’entreprise Willy Betz utilise l’accroissement de ses marges, nées de pratiques àla limite de la légalité, pour étendre encore plus son emprise sur le transport routier internatio-nal. Elle augmente le nombre de ses filiales (en Roumanie, en Azerbaïdjan et en Biélorussie,par exemple12) et modernise sa flotte (ses véhicules sont suivis par satellites). Le rapport de laCEMT note que les pratiques « Willy Betz » sont appelées à se développer dans l’Union euro-péenne : il indique que « l’emploi de chauffeurs d’Europe de l’Est par de singuliers montagesréglementaires peut devenir une tentation pour de nombreux transporteurs […]. À la limite, lephénomène appelle son extension […]. Les chauffeurs routiers ressortissants de l’Union euro-péenne seraient perdants dans la concurrence avec des chauffeurs des pays d’Europe de l’Est »(CEMT, 2002, p. 20).

L’entreprise Willy Betz a rationalisé, développé et étendu à l’échelle continentale un pro-cessus de fraude qui existait auparavant, mais de façon plus artisanale et donc moins visible.Ses pratiques ont permis de nommer et illustrer un phénomène à l’œuvre depuis le milieu de ladécennie.

2.3. Un cas extrême : le cas de l’entreprise Kralowetz

La prédiction de la CEMT sur le développement des pratiques frauduleuses dans le trans-port routier de marchandises s’est vérifiée : les entreprises Willy Betz ont fait de nombreusesémules. Parmi elles, l’entreprise autrichienne Kralowetz13 qui incarne jusqu’à la caricature lesdysfonctionnements du transport routier. À partir de 2001, cette entreprise a défrayé la chro-nique : elle est accusée d’employer depuis des années des chauffeurs originaires de l’ex-URSS, dans des conditions misérables (horaires infernaux, manque d’hygiène, non-respectdes règles de sécurité, visas non conformes, rémunérations dérisoires, disques trafiqués,…).

Un des routiers de cette entreprise abandonnés sur un parking du Luxembourg témoigne :« Je dois rouler parfois jusqu’à 6000 kilomètres en une semaine. Je dors cinq heures par jour,sinon je roule14. » Il détaille ses conditions de travail : les chauffeurs sont rémunérés au kilomè-tre et non à l’heure, comme les lois européennes l’exigent. Selon les textes européens, un routierne doit pas rouler plus de 12 heures par 24 heures, avec des temps de pause. Mais pour surmon-ter cette difficulté, les chauffeurs expliquent qu’ils comptabilisent les kilomètres puis les trans-forment en un nombre d’heures fictif. Pour le trucage du tachymètre, « c’est très simple, je jettemon disque toutes les quatre heures. Si je me fais prendre, l’amende n’est que de 50 euros »15.

9 « Willy Betz, le roi du dumping social », La vie du rail et des transports, le 27 octobre 1999.10 « On peut en conclure que l’emploi d’un conducteur d’un pays de l’Est entraîne une augmentation des margesbénéficiaires de plus de 10 % du chiffre d’affaires ! », […] « d’autant plus que la marge bénéficiaire est de l’ordrede 1 % seulement, pour les transporteurs qui ne pratiquent pas de montage « Meccano » tel que celui utilisé parWilly Betz », op. cit., p. 20.11 Pour ce pays, voir (Gorce, 2000 ; Moll, 2000).12 Signalé par la CFDT-Transports, « Qui est Willy Betz ? », mai 1999, n° 1, p. 7.13 Il s’agit de l’une des plus importantes entreprises de transport international autrichiennes, elle possède plus d’unecentaine de camions et des filiales dans une dizaine de pays européens.14 « Je dors cinq heures par jour, sinon je roule », Libération, le 12 février 2002, p. 28.15 Idem.

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Poursuivie par la justice allemande, ses camions sont restés immobilisés pendant de longuessemaines sur des parkings du Luxembourg16, laissant ainsi sans ressource ses chauffeurs.

Les syndicats luxembourgeois et leurs homologues européens se sont saisis de cette affairede dumping social et fiscal pour dénoncer une nouvelle étape dans la dégradation de leursconditions de travail. Ils ont stigmatisé la naissance des premiers « routiers abandonnés », àl’image des marins abandonnés à leur sort par des armateurs peu scrupuleux sur des naviresbloqués au port. L’épisode Kralowetz a servi à alimenter l’idée d’une course sans fin aumoins-disant social et d’un rapprochement des conditions de travail des routiers avec cellesdes marins sous pavillons de complaisance. Le retentissement de « l’affaire Kralowetz » estintervenu dans un contexte économique particulièrement difficile.

2.4. Le développement des délocalisations pour raison sociale ou fiscale

Les délocalisations dans le secteur routier se sont accélérées à partir de 1998. Dans un pre-mier temps, elles ont surtout concerné les régions frontalières : des entreprises françaises sesont installées en Espagne ou en Belgique, des groupes allemands se sont expatriés au Luxem-bourg, aux Pays-Bas ou en Pologne. En effet, les différences entre les législations sociales etfiscales en Europe créent des différentiels de compétitivité qui incitent les entreprises des paysoù le coût de la main-d’œuvre et la fiscalité sont les plus élevés à délocaliser leurs implanta-tions dans des pays voisins tout en poursuivant leurs activités antérieures17.

Les entreprises sont désormais libres de s’établir dans des pays aux conditions sociales plussouples et de soustraire leur main-d’œuvre aux règles nationales. C’est ce qu’on appelle l’effet« boîte aux lettres » qui voit, par exemple, des salariés allemands passer sous droit luxembour-geois par un pur artifice juridique.

Ces délocalisations touchent principalement la France et l’Allemagne, les deux plus grandsmarchés de transit en Europe et, par conséquent, très convoités par les transporteurs routiersdes pays voisins. Les entreprises françaises, par exemple, ont dénoncé l’accroissement dupoids relatif des pavillons étrangers dans le transport intérieur, notamment en Alsace et enMidi-Pyrénées. Elles ont utilisé le thème du « cabotage sauvage » pour réclamer des réduc-tions de charges sociales, ou pour faire baisser les taxes sur le carburant dans la profession.

3. Inquiétudes sociales

3.1. Les convergences syndicales européennes sur la dénonciation du dumping social

Dans le transport routier de marchandises, comme dans de nombreux autres secteurs d’acti-vité, les syndicats allemands et autrichiens sont ceux qui se sont montrés les plus sensibles auxconséquences sociales de l’élargissement, du fait de la proximité géographique des pays candi-dats. Les gouvernements allemand et autrichien ont réclamé, avec beaucoup d’insistance, quedes périodes de transition de sept ans soient ménagées avant que des ressortissants des nou-veaux États membres puissent avoir accès au marché de l’emploi de l’Union européenne. Or,dans le secteur routier, ces périodes de transition ne s’appliquent pas car elles sont largementcontournées par le développement des pratiques « Willy Betz ». Les syndicats allemands et

16 L’entreprise Kralowetz est domiciliée au Luxembourg pour raison fiscale.17 Pour plus de détails chiffrés, on se reportera à l’article de Lionnel Grand et Benjamin Duret (Grand et Duret,2000, p. 99).

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autrichiens ont ressenti ce dumping comme une remise en cause générale et immédiate de leurlégislation sociale nationale.

Parmi les syndicats d’Europe occidentale, il existe une grande convergence des analyses surce thème des délocalisations et du dumping social. Ainsi, les syndicats allemands et françaisdénoncent quasiment dans les mêmes termes les pratiques Willy Betz. Dans un communiquéde presse, l’ÖTV, principal syndicat allemand dans les transports routiers, fait valoir que,sans harmonisation minimale des règles sociales, un transporteur comme Willy Betz peutemployer, pour le prix d’un chauffeur allemand, deux routiers bulgares. De façon similaire,un article de la revue CFDT–Transports note que « des délégués CFDT s’inquiètent de lacroissance du trafic de l’entreprise Willy Betz en France. […] Avec deux conducteurs à bordpayés pour le salaire d’un conducteur français, elle déjouerait les limites du règlement commu-nautaire 38/20 » (qui régit, au niveau européen, le temps de travail maximal des chauffeurs)18.

Les syndicats de chauffeurs routiers en Allemagne, en France19, aux Pays-Bas, en Belgiqueet au Luxembourg dénoncent des conséquences « désastreuses pour l’emploi ». Ils insistenttous sur le fait que si Willy Betz est montré du doigt, il ne représente que la partie émergéede l’iceberg : selon eux, d’autres entreprises pourraient s’engouffrer dans la brèche.

Ce thème d’une dégradation sans fin des conditions de travail est particulièrement sensibledans un contexte de concurrence européenne vive. Surtout, l’avènement du marché uniques’est accompagné d’une rupture importante dans les conditions de travail par rapport à lapériode précédente. Ce changement est principalement dû au fonctionnement des sites produc-tifs en flux tendus, depuis les années 1990. Les entreprises suppriment leurs stocks afin dediminuer les coûts d’entreposage des marchandises. Ceci implique une intensification du trans-port de marchandises entre firmes et un raccourcissement des délais de livraison. Le recours autransport routier de marchandises devient plus fréquent et les chargeurs se montrent plus exi-geants sur la qualité de ce service (sa rapidité et sa fiabilité).

L’européanisation du marché du travail dans les transports provoque l’augmentation desdistances parcourues, du nombre des « découchées », et la progression du travail en horairedécalé. Sur les routes européennes, les chauffeurs internationaux sont donc progressivementamenés à effectuer des opérations de transport de plus en plus loin de leur domicile, avec desdélais plus courts et dans des conditions de circulation beaucoup moins favorables qu’aupara-vant. En effet, le développement du transport routier va de pair avec la congestion automobilesur les grands axes autoroutiers européens et les embouteillages aux abords des grandes villes.Pour éviter les retards liés à ces encombrements, impossibles à maîtriser, les chauffeurs sontconduits à effectuer les opérations de transport de plus en plus tôt : le travail de nuit tend àse développer. Les analyses de Patrick Hamelin ont montré qu’entre 1983 et 1993, le tempsde travail hebdomadaire des routiers n’a cessé d’augmenter alors qu’il était déjà élevé ; le tra-vail de nuit a également fortement progressé.

Sur ces thèmes, des initiatives syndicales transfrontalières se sont développées : ainsi, dansun communiqué commun, l’ÖTV du Bade-Wurtemberg (très active dans ce combat car ils’agit de la région d’implantation de l’entreprise Willy Betz) et la CFDT–route d’Alsace-Lorraine constatent : « la déréglementation a conduit à une dégradation des conditions socia-les. La réglementation est peu contrôlée et souvent violée. L’ouverture totale du cabotage en

18 « Willy Betz et compagnie », CFDT-Transports, avril 1999, n°106, p. 11.19 La FNTR française, syndicat patronal, a estimé qu’un conducteur Betz coûtait à son employeur 11 500 francsfrançais par mois contre 25 000 francs pour un salarié français. « La construction européenne bute sur l’harmonisationsociale », La Tribune, le 14 mars 2000.

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juillet prochain accentuera une concurrence exacerbée et impitoyable20 ». La branche route dela CFDT fait savoir que ce problème est régulièrement évoqué lors de discussions avec sescollègues syndicaux européens 21.

3.2. La naissance d’épouvantails européens

En Allemagne et en Autriche, le cas des entreprises Kralowetz a connu un fort retentisse-ment médiatique. Les syndicats allemands et autrichiens ont dénoncé la forte pression exercéepar cette main-d’œuvre illégale sur les salaires nationaux et l’emploi. Selon eux, ces pratiquespermettent de court-circuiter les négociations salariales entre partenaires sociaux et remettenten cause l’application des conventions collectives. Elles ne créent pas seulement des pertesd’emplois, mais également une pression forte sur les salariés qui entretient un grand sentimentd’insécurité sociale.

En France, la campagne du référendum sur la Constitution européenne, en 2005, a été mar-quée par l’exploitation du thème du « plombier polonais ». On ignore, en revanche, que dansla profession routière, la dénonciation des risques sur les systèmes de protection sociale etl’emploi que fait peser le développement de sociétés utilisant en toute illégalité des chauffeursoriginaires des pays de l’Est est beaucoup plus ancienne. Dès 1998, la CFDT–route a rappeléqu’une harmonisation européenne des conditions de travail n’avait de sens que si elle prenaitd’ores et déjà en compte la concurrence à venir des routiers originaires des pays de l’Est quiconstituait, selon elle, « le problème le plus grave » à résoudre 22. L’association Attac a large-ment utilisé la situation sociale dans le transport routier français pour étayer son argumentaireen faveur du non à la constitution européenne et l’idée d’une Europe sociale introuvable.

Le secteur du BTP possède avec le transport routier de marchandises la caractéristiqued’utiliser de manière illégale une main-d’œuvre non communautaire, peu formée, contrainted’accepter des salaires inférieurs à ceux appliqués au niveau national23. En 2001, un ouvrierallemand du BTP, cité par Libération, évoque un processus qui tend à se généraliser dans letransport routier de marchandises : « L’ouverture des frontières se fait sans contrôle des salai-res. Il y a beaucoup d’illégaux, payés moins, sans cotisations sociales, sans protection sociale,sans charges. On sent déjà cette pression sur la négociation salariale cette année. Sans cesse ons’entend dire : écoute, pour ton travail, je peux avoir un Portugais pour un tiers de ton salaire.On nous monte les uns contre les autres24. »

Ces épouvantails européens (Willy Betz, Kralowetz ou le « plombier polonais ») possèdentune influence qui va au-delà de leur secteur d’activité. Les organisations syndicales européen-nes sont sensibles aux comparaisons interprofessionnelles. Ainsi, le développement du dum-ping social dans le secteur des transports routiers inquiète les cheminots européens. L’exempleroutier, et avant lui celui des marins et le développement des pavillons de complaisance, estutilisé pour dénoncer la libéralisation du rail. L’ETF (Fédération européenne des salariés dutransport), branche sectorielle de la CES, met en avant l’idée que la déréglementation dans lerail (avec la suppression des obstacles à la libre circulation, l’introduction de la concurrenceentre compagnies nationales, publiques et privées, dans un contexte d’harmonisation socialeet fiscale européenne insuffisante) aura les mêmes conséquences négatives que dans le secteur

20 « ÖTV et la CFDT : coopération et actions communes », CFDT Transports, 1995, n° 95, p. 11.21 CFDT-Transports, « Qui est Willy Betz ? », mai 1999, n° 1, p. 7.22 La Tribune, le 9 septembre 1998.23 Voir les analyses de Nikolaj Lubanski sur le secteur du BTP (Lubanski, 2000).24 Libération, « Europe protège-moi », le 10 décembre 2001.

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routier. Selon elle, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la dégradation des condi-tions de travail des routiers d’aujourd’hui illustre celle des cheminots de demain, comme lasituation des marins laissait présager celle des routiers.

Depuis 1998, le discours des instances communautaires à propos des conséquences del’élargissement s’est révélé impuissant à apaiser les inquiétudes des syndicats de routiers. LaCommission a défendu le point de vue selon lequel les pays candidats, par leur intégrationdans l’Union européenne et l’application des règlements et de l’acquis communautaire, rattra-peront leur retard en matière de salaires ou de législation sociale. Elle a insisté sur la futureconvergence des modèles sociaux par l’élargissement, comme ce fut le cas pour l’Espagne etle Portugal notamment. Ce discours n’a cependant pas amoindri les craintes exprimées par lessyndicats de routiers en Europe.

Les syndicats espagnols et portugais se sont efforcés de mettre en échec cette théorie. Ils sesont fortement mobilisés pour diffuser auprès de leurs collègues la menace d’une « hispanisa-tion » de la profession, en l’absence d’harmonisation sociale européenne. Ils entendaient par làle nivellement par le bas des conditions de travail et la diffusion en Europe du modèle routierespagnol d’une sous-traitance généralisée. L’idée d’un alignement des conditions de travail surle modèle social le moins favorable fut soigneusement alimentée par les syndicats de ces deuxpays qui recensaient scrupuleusement les cas de délocalisations fiscales ou sociales dans lapéninsule ibérique afin d’en informer les syndicats des pays concernés. Les syndicats espa-gnols assurent ainsi que la solution gagnant/gagnant mise en place avec l’adhésion de 1986,par l’élévation des dépenses sociales des pays du Sud n’a que moyennement profité aux sala-riés du transport routier de marchandises. Ils ont fortement œuvré à la diffusion de l’idée d’unegénéralisation en Europe d’un modèle social routier peu scrupuleux. L’expérience espagnoleest censée préfigurer ce que sera, à une échelle bien plus importante, la concurrence des rou-tiers originaires des pays d’Europe centrale et orientale.

4. Quelles solutions au contrôle de l’application du droit communautaire ?

4.1. La difficulté du contrôle des règlements communautaires

Les instances européennes ne disposent pas à proprement parler de moyens propres pourcontrôler l’application des législations communautaires. Il n’existe pas de corps d’inspecteurdu travail européen, par exemple. Dans ce domaine, le principe de subsidiarité s’applique : lecontrôle de la législation reste du ressort des États membres. L’Union européenne est donc tri-butaire du bon vouloir des gouvernements nationaux. Or, sur les routes, les pratiques enmatière de contrôle des poids lourds diffèrent considérablement entre le Nord et le Sud del’Europe. Le contrôle des entreprises est plus rigoureux en Allemagne, dans les Pays scandina-ves et aux Pays-Bas, par exemple. En France, la probabilité pour une entreprise de transportroutier d’être contrôlée est extrêmement faible. Les moyens affectés à cette tâche restent déri-soires. Un règlement européen sur le temps de travail des routiers, adopté en 1985, le 3820,prévoyait que chaque État membre devait contrôler au moins 1 % des poids lourds circulantsur ses routes. Ce pourcentage est rarement respecté, notamment en France, en Italie, enGrèce ou en Espagne25. En outre, certains États européens sont particulièrement discrets sur

25 Ce point a été souligné à de nombreuses reprises lors des débats au Parlement européen sur les contrôles desinfractions routières dans l’Union.

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les délocalisations d’entreprises pour raison fiscale ou sociale. On pense, bien évidemment, auLuxembourg, pays qui accueille avec bienveillance l’enregistrement sur son sol de siègessociaux fictifs d’entreprises de transport routier allemandes, autrichiennes, néerlandaises, bel-ges ou françaises.

Outre la mauvaise volonté des États et les difficultés de coopération entre les polices euro-péennes26, avec le développement du recours à la sous-traitance et des pratiques frauduleuses,les entreprises de transport routier de marchandises ont des structures de plus en plus com-plexes et aux responsabilités de plus en plus diluées. Par ailleurs, il est très compliqué decontrôler efficacement un salarié en mouvement, qui travaille, par définition, la plupart dutemps hors de son pays.

Jusqu’en 2003, le principal recours des syndicats était de porter plainte auprès des tribunauxnationaux. On l’a vu avec le cas des syndicats luxembourgeois qui ont contribué au retentisse-ment médiatique de l’affaire Kralowetz en portant plainte contre cette entreprise. En Alle-magne, un procès retentissant s’est tenu contre l’entreprise Willy Betz.

4.2. La délégation du contrôle à la profession ?

Les syndicats de routiers en Europe et l’ETF ont régulièrement posé la question de la commu-nautarisation du contrôle sur les routes. Ainsi, lors d’une mobilisation européenne organisée en199827, on remarquait la présence symbolique d’un corps français d’inspecteurs du travail28. Aucours de cette mobilisation, les conducteurs ont effectué eux-mêmes des contrôles routiers. Munisde lecteurs de disques, ils entendaient ainsi attirer l’attention des opinions publiques et des auto-rités européennes sur cette question. La mobilisation des routiers était une manière de réclamerun corps d’inspecteurs européens et de poser la question à ce niveau de façon précoce 29.

Les syndicats de chauffeurs routiers ont également demandé l’harmonisation des sanctionslors d’une infraction aux législations communautaires. En Europe, ces amendes varient enfonction des pays et, dans tous les cas, elles restent très faibles. Les chauffeurs routiers mobi-lisés ont demandé que soit substituée à ces amendes l’immobilisation immédiate du véhiculeen cas d’infraction en matière de temps de travail.

La demande d’un permis de travail communautaire des routiers visait également à durcir lesconditions d’accès à la profession au niveau européen. En rendant plus lisible les réglementa-tions nationales, ce permis de travail uniformisé permettrait de faire de chaque policier enEurope un inspecteur du travail en puissance dans les transports, à même de garantir l’applica-tion des textes européens.

Ces revendications sociales sont inspirées des pratiques de l’ITF (Fédération internationaledes travailleurs du transport). Ce syndicat international a notamment réussi à obtenir que sonpropre corps d’inspecteurs puisse visiter les navires à quai pour vérifier la légalité de l’embau-che du personnel.

26 Sur cette question, voir notamment Didier Bigo (Bigo, 1996).27 Cette journée d’action européenne ou eurogrève a eu pour conséquence des barrages européens aux frontières ter-restres de l’Union.28 Un appel à la grève des inspecteurs avait été lancé afin de témoigner de la faiblesse des moyens mis à leur dispo-sition et de montrer la solidarité de la profession avec les routiers.29 Le Monde note, en 2004, que « la question d’une inspection du travail européenne ne tardera pas à se poser ». InC.-E. Triomphe « Des inspecteurs sous tension », Le Monde, le 19 octobre 2004.

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4.3. Un début de solution : faciliter le contrôle sur les routes

Face à ces revendications, la Commission européenne a adopté en 2000 un « paquet socialroutier » visant à améliorer les conditions de travail dans la profession. La première mesureimportante a été l’adoption, en 2002, d’un texte européen prévoyant l’introduction, pour2004, d’un chronotachygraphe digital plus performant qui enregistre non seulement les tempsde conduite et de repos, mais aussi la vitesse et la distance parcourue, de façon plus fiable (safalsification devient plus ardue)30. Cette avancée technologique est censée faciliter les contrô-les des policiers et inspecteurs du travail nationaux31.

Le 1er mars 2002, était instaurée une attestation européenne de conducteur, dite « directiveWilly Betz »32. Cette attestation communautaire uniforme pour les quinze pays membresdevait permettre de vérifier que les ressortissants des pays tiers sont employés de façon régu-lière et qu’ils respectent les règlement européens. Ce texte prévoit également que les entrepri-ses de l’Ouest employant des conducteurs originaires des pays de l’Est respectent les condi-tions sociales du pays où s’effectue le transport.

Cette attestation unique simplifie grandement le problème de la lecture des documents pré-sentés aux gendarmes. Un policier allemand témoigne, avant l’adoption de l’attestation euro-péenne, de la difficulté de décoder des documents étrangers : « Pour que nous puissions fairecorrectement notre travail, il faudrait que nous connaissions les législations en vigueur dans lesquinze pays de l’Union33. »

L’Union européenne réfléchit également à l’harmonisation des conditions d’examen pourdevenir chauffeur routier. Il s’agit d’une proposition inspirée des formations données enFrance et aux Pays-Bas aux chauffeurs routiers, elle stipule la nécessité d’une formation euro-péenne des conducteurs routiers (dans les 13 autres pays, le permis de conduire suffit pourexercer la profession de routier). Cette formation européenne consisterait à doter les chauffeursd’une meilleure connaissance des règlements européens et insiste sur la dimension santé etsécurité sur les routes.

En outre, les pays où les pratiques frauduleuses se sont le plus développées (les principauxpays de transit comme la France, l’Allemagne et l’Autriche) ont renforcé leur coopération parla mise en place d’une procédure baptisée « Eurocontrôle ». Il s’agit pour la France, l’Alle-magne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg de favoriser des échanges en matière deformation des personnels en charge des contrôles routiers.

Ces mesures sont récentes et leur évaluation reste à réaliser. Les entretiens que nous avonsmenés auprès de la DG Transports à Bruxelles ont confirmé la volonté de la DG Affairessociales et de la DG Transports d’aboutir sur ce dossier social routier. Elle reconnaît cependantl’insuffisance des efforts accomplis : « Nous sommes allés au bout des possibilités que nousdonnaient les traités européens. Nous les avons toutes épuisées. Malheureusement, la Commis-sion ne peut que proposer des textes. Les États sont très réticents à l’harmonisation socialedans le transport routier. Sur cette question, nous restons impuissants, malheureusement34. »

L’Union européenne est souvent définie comme un « État régulateur » (Majone, 1996) quitend à substituer aux réglementations nationales ses propres règles. Mais, dans le secteur du

30 Adopté en août 2002 (règlement n° 2135/98/CEE et n° 1360/2002/CEE).31 Le règlement du contentieux dans le transport routier est traditionnellement une question très complexe.32 Règlement n° 484/2002 du 1er mars 2002, JOCE n° L 076 du 19 mars 2002.33 « Je dors cinq heures par jour, sinon je roule », Libération, le 12 février 2002.34 Entretien à la DG Affaires sociales auprès d’un administrateur, Bruxelles, en 2002.

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transport routier de marchandises, cette nouvelle autorité régulatrice éprouve de grandes diffi-cultés à concevoir un cadre juridique suffisamment harmonisé et contraignant dans le domainesocial et fiscal. Il en découle de nombreux effets pervers : développement de la sous-traitance,dumping social, délocalisations, pratiques frauduleuses, qui entretiennent au sein de la profes-sion, et même au-delà, une contestation de la méthode communautaire : une déréglementationtotale qui précède l’harmonisation minimale des conditions de concurrence.

Références

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