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éeElla Maillart (1903-1997) a été l’une des voyageuses les
plus audacieuses de la première moitié du XXe siècle.
Choisie parmi presque 400 lettres, cette correspondance
avec ses parents tient lieu d’une biographie d’Ella dans
ses années de grands voyages, de 1925 à 1941.
Les lettres sont accompagnées de photographies et,
dans cette nouvelle édition, elles sont complétées par des
reportages écrits pour divers journaux et magazines, qui
illustrent ses activités : voile sur le Léman, fouilles archéo-
logiques en Crète, entraînement sportif et pérégrinations
dans les montagnes d’U.R.S.S., récit d’un confl it sur la
frontière Inde-Afghanistan en 1937. Et par un texte jamais
paru noté « confi dentiel » dans ses archives : une visite
intrépide à Winston Churchill en 1936. Cette rencontre
dévoile l’importance des contacts qu’Ella entretenait en
Angleterre et la clairvoyance de l’homme d’Etat, déployée
avec fougue devant son interlocutrice attentive.
Ce livre est un témoignage irremplaçable des élans d’ELLA MAILLART vers l’ailleurs, de ses voyages au jour le jour, de
ses reportages éclairés et de son cheminement intérieur.
Lorsqu’il entra dans le salon, il vint droit
à moi en disant : « Alors, vous arrivez
d’Allemagne ? Qu’est-ce que vous y
avez observé ? »
Trapu, fort, il mordille sans cesse un
cigare, seul point sombre dans le pay-
sage blond et rose de sa tête au cheveu
rare. Un sillon vertical au milieu du front
— trace d’un accident d’automobile —
lui donne un air soucieux que démen-
tent les deux yeux brillants, bien écartés
et sûrs d’eux-mêmes… ces yeux bleu
foncé qui lancent des éclairs, lorsque
entraîné par sa fougue il tempête contre
Hitler et le poison continu que sa propa-
gande déverse sur le peuple allemand.
ISBN 978-2-881-2-885-0
9 782881 828850
EDITIONS ZOE
ELLA MAILLART
AUX ÉDITIONS ZOÉ
Envoyée spéciale en Mandchourie
Entretiens avec Ella Maillart :
Le monde — Mon héritage
(CD ET DVD)
ELLA MAILLART, NICOLAS BOUVIER,
Témoins d’un monde disparu
(MINIZOÉ)
ELLA MAILLART, ANNEMARIE SCHWARZENBACH,
NICOLAS BOUVIER,
Bleu immortel.
Voyages en Afghanistan
Ella Maillart Cette réalité que j’ai que j’ai pourchasséepourchassée
CETTE RÉALITÉQUE J’AI POURCHASSÉE
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DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Payot & Rivages
Parmi la jeunesse russe : De Moscou au Caucase (1932)Des Monts célestes aux sables rouges (1934)
Oasis interdites – De Pékin au Cachemire (1937)Gypsy Afloat – La Vagabonde des mers (1942)
Croisières et caravanes (1951)Ti-Puss ou l’Inde avec ma chatte (1951)
La Voie cruelle (1952)
Aux Éditions Actes Sud
Ella Maillart au Népal (recueil de photographies), 1999Ella Maillart – Sur les routes de l’Orient (recueil de photographies), 2003
Aux Éditions Zoé
Ella Maillart, Nicolas Bouvier,Témoins d’un monde disparu, MiniZoé, 2002
Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach, Nicolas Bouvier,Bleu immortel.Voyages en Afghanistan, 2003Envoyée spéciale en Mandchourie, 2009
Entretiens avec Ella Maillart : Le monde – Mon héritage,(CD et DVD), 2009
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ELLA MAILLART
CETTE RÉALITÉQUE J’AI POURCHASSÉE
Nouvelle édition revue et augmentée
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Les Éditions Zoé sont au bénéfice d’une convention de subventionnement avec la Ville de Genève,
département de la culture.
Nous remercions le Fonds de soutien à l’édition de la République et Canton de Genève de son aide à la publication
ainsi que le Pour-cent culturel Migros.
Toutes les photographies proviennent du fondsElla Maillart déposé au Musée de l’Élysée à Lausanne.
Nous remercions de son aimable aide la Bibliothèque de Genève, où sont conservées
les Archives Ella Maillart.
Textes et photos sélectionnés parAnneliese Hollmann
© Éditions Zoé, 11 rue des MorainesCH-1227 Carouge-Genève, 2013
www.editionszoe.chMaquette de couverture : Silvia FranciaPhoto : Ella Maillart, Genève vers 1926
© Musée de l’Élysée, LausanneISBN 978-2-88182-885-0
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Note éditoriale
Les lettres d’Ella Maillart à ses parents permettent de suivre son parcours depuis les premiers voyages et les premiersécrits jusqu’aux années de retrait en Inde auprès du sage SriRamana Maharishi, pendant la Seconde Guerre mondiale.Sa mère a été pour la voyageuse et écrivain une aide perma-nente pendant toutes ces années. Elle a joué auprès d’elle le rôle de confidente, mais aussi de secrétaire et d’imprésario,tandis qu’Ella se lançait dans ses apprentissages du sport,des langues, du voyage, en Méditerranée, à Berlin, en Russiepuis à travers l’Asie. Les lettres offrent au lecteur un contactdirect avec les détails pratiques de sa vie et les étapes de saquête spirituelle de 1925 à 1940.Afin de compléter la première édition publiée pour le cen-
tenaire de la naissance d’Ella Maillart en 2003, nous avonschoisi, pour cette nouvelle édition, d’ajouter aux lettres desreportages écrits pour la presse et un inédit, un entretien avecWinston Churchill en 1936 qu’elle avait pris soin d’annoterconfidentiel dans ses archives. Les autres textes, «Voiles etbrises », «Pérégrinations sur une île curieuse et pittoresque»,«Enquête au pays des Soviets », et «Pourquoi on se bat auxIndes » sont parus dans la presse française et suisse. Placéschronologiquement dans la série de lettres, ils illustrent letravail d’Ella Maillart et forment, avec les anecdotes et questions du jour qui jalonnent les lettres, une riche matière biographique de ses années de voyage.
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Les reportages sont accompagnés de photographies qui,comme celles qui sont insérées dans chaque lettre, provien-nent du fonds Ella Maillart déposé au Musée de l’Élysée àLausanne.
Anneliese Hollmann
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Note éditoriale
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Avant-propos
«Où êtes-vous ?»Dédicace faite par Blaise Cendrarsà Ella Maillart dans l’exemplairequ’elle possédait d’Histoires vraies.
Que connaît-on d’Ella Maillart ? Voyageuse suissenée en 1903, décédée en 1997, ayant parcouru le monde, ou tout du moins sa très grande partieorientale, et décrit des régions géographiques dont personne ne soupçonnait l’existence. Le désert deKyzylkoum, le col de Djoukka, la ville de Frounzé, laSvanétie, la Balkarie et la République autonome deKarakalpakie sont autant de noms et de lieux qui semblent tout droit sortis d’une carte enchantée etirréelle. Une féerie qui fut pourtant le quotidien decette improbable aventurière depuis les années vingtjusqu’aux années cinquante. Ella Maillart traverse desfrontières dont elle ne connaît rien, vers les plustéméraires voyages de son temps. Auteur de nom-breux livres, elle a laissé aux futurs lecteurs des témoi-gnages bruts d’une réalité qui, pour beaucoup, sembleaujourd’hui disparue.La publication d’une partie de la correspondance
qu’Ella Maillart entretenait avec sa mère permet d’appréhender une autre facette des pérégrinations de l’écrivain. Progression chronologique et personnelled’une jeune femme qui, entre doutes et enthousiasme,
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part découvrir le monde. On la voit tour à tour marinsur un voilier en Méditerranée, apprentie archéologuesur l’île de Crète, figurante sur des plateaux de cinémaberlinois, exploratrice dans des Républiques sovié -tiques reculées, correspondante de presse au Mand-choukouo, infirmière malgré elle dans le Turkestanchinois, conférencière à la prestigieuse Royal Geogra-phical Society à Londres, et enfin méditative dans leSud indien. Ces trente lettres écrites entre juillet 1925et février 1941 parcourent seize années de pérégrina-tion, entre les premiers bords tirés en mer et le longséjour effectué auprès du Sage Ramana: le plus impor-tant de tous ces voyages. Celui qui l’a mené à elle-même.
Ella Maillart a donc voyagé durant de nombreusesannées en entretenant une relation très forte avec sesparents, et particulièrement sa mère, Marie Dagmar.Quelle que soit la région du monde où la jeune voya-geuse se trouvait, elle lui écrivait aussi régulièrementque possible. À cela, plusieurs raisons : le rapport trèsaffectueux et stimulant qui liait les deux femmes ; lavolonté affirmée de rester au contact de ce qui se pas-sait à Genève ; la possibilité de se servir de ses lettrespour nourrir des publications à venir. Le rôle d’inten-dant tenu par Marie Dagmar était d’une importancecapitale pour Ella : elle lui servait d’interface néces-saire avec ses commanditaires, journaux et éditeurs,et organisait envois postaux de négatifs, rencontres etconférences. Le coût prohibitif ajouté à l’impossibi-lité de joindre le correspondant à l’étranger ne per-
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mettait pas les liaisons téléphoniques ; les télégraphesétaient, eux, fréquents dans les villes mais rares dansles régions reculées.Lorsqu’elle note à Porquerolles en juillet 1925
«Ne vous en faites pas si je n’écris pas», la jeune fillen’est âgée que de vingt-deux ans. Indépendante etdéterminée, elle a déjà fondé, à seize ans, le premierclub de hockey féminin sur gazon de Suisse romande,sympathisé avec Alain Gerbault, le futur navigateur ensolitaire, et participé aux régates des Jeux Olympiquesde Paris où elle est l’unique femme inscrite en voile.Ella Maillart est volontaire, a soif de rencontres et dedécouvertes. Individualiste qui n’est jamais autant à l’aise qu’en communauté, elle rêve de traverser l’Atlantique en voilier en compagnie de sa grandeamie, Miette de Saussure, pour rejoindre les îles duPacifique. Leurs expéditions en Méditerranée doiventservir de préparation à ce projet. Déjà, Ella com-mence à rédiger des lettres détaillées dans lesquelleselle évoque son quotidien. « [Mes lettres] sont tou-jours écrites en grande hâte pendant les minutes oùje ne suis ni trop fatiguée ni trop occupée, et consé-quemment elles sont toujours gribouillées ; maiscomme mes lettres vous font quand même plaisir, j’écris comme je pense» consigne-t-elle le 3 août 1925depuis Palerme.Les lettres sont indifféremment écrites en français
ou en anglais, occasionnellement dans les deux langues. L’épisode de l’arrestation des jeunes naviga-trices et de leur rencontre avec l’escadre britanniqueen Sardaigne reste l’un de leurs hauts faits d’armes ;
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leur innocence face à l’inconnu se révèle souventcomme une qualité, voire une force. «Aussi avons-nouscommencé à pratiquer le sextant, mais cela est diabo -lique sitôt la moindre houle ou vague sur la mer: l’ho-rizon se met à danser, on perd son soleil, on attrape lacrampe au bras, on se fatigue l’œil, tout en perdant l’é-quilibre, et puis si l’on prend une méridienne, midi estvite passé. » À travers la lecture des courriers, c’est ladécouverte du monde réel à laquelle on assiste. La dis-tanciation que permet l’écriture d’un livre est ici abolieau profit d’un regard immédiat non réfléchi. Pas unbrouillon mais un instantané qui servira d’aide-mémoire. Ces lettres sont autant d’images polaroïd sor-ties d’un carton enluminé. De ses voyages, Ella Mail larttire les récits d’une réalité, non une œuvre.Pour beaucoup, elle est d’ailleurs bien plus «péré-
grine» qu’écrivain. Et pourtant, en lisant attentivementses missives, on se rend compte du travail élaboré d’écriture. « J’ai soigneusement évité de m’adresser à “Intourist”, l’agence qui s’occupe des étrangers, car je veux être avec la jeunesse russe et pas avec les 6000 Américains qui envahissent Moscou, écrit-elle le25 août 1930, dans une lettre rédigée en route vers leCaucase. Aussi j’ai appris à “Sovtourist” l’existence de 2 expéditions […]. J’aurais beaucoup voulu partir le1er août, mais il n’y avait plus de place pour moi, aussij’ai attendu jusqu’à maintenant.» Le lecteur retrouvecet épisode dans la deuxième partie de Parmi la jeunesserusse, publié aux éditions Fasquelle en 1932: «Je meconsole ; ce contretemps est probablement très couleurlocale. Comme tel il doit me plaire puisque j’ai fui
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Intourist, organisation ruineuse réservée aux étrangers,afin de vivre avec des Russes. Grâce à la Société de tou-risme prolétarien, ce désir s’est réalisé… »1
Certaines lettres composent la base même dequelques-uns des récits écrits par Ella Maillart. Soi-gneusement gardés par Marie Dagmar, les courriersattendent le retour de la voyageuse. Avec les notes quigarnissent quelques carnets et les nombreuses photosprises en cours de route, les lettres permettent de«réimprimer» les événements passés. Parfois même,comme le 26 septembre 1930 à Kiev, elles se substi-tuent au reste : « (Garde ma lettre car je n’ai pas letemps de copier ceci dans mes notes.) Il y a 2 ans unmoine a tué et coupé en morceaux la femme aveclaquelle il vivait. Fut jugé et condamné à 10 ans. Il y aune photo du jugement et les croyants baiseraient laphoto et prieraient ce moine quoiqu’on leur expli-quât ce qu’il avait fait. Ils répondaient “Il a beaucoupsouffert et nous aidera en paradis.” Si seulement onpouvait écraser la religion partout. » Quelques moisplus tard, les mots jetés sur la feuille avant le départdu courrier auront pris forme à l’intérieur même durécit : «Dans un coin de la plus grande chapelle, lescommunistes ont accroché une photographie : on yvoit un moine accusé par le juge d’un tribunal. Lapaysanne prie également devant cette image.Le guide lui demande :— Pourquoi vénères-tu cet homme? Tu sais qu’il a
tué et coupé en morceaux la femme avec laquelle ilvivait ?
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— Justement, réplique-t-elle, il a beaucoup souf-fert, il doit être près de Dieu.»2
Chronique d’une réalité passée, si l’écriture estune véritable épreuve pour Ella Maillart, elle n’enconstitue pas moins un moyen d’existence essentiel.La publication de son premier livre lui rapporte ainsi6000 francs. Une somme qui lui permet de repartir…La jeune femme ne se décline pas dans les mots, maisdans les rencontres et le mouvement.Son regard sur les sociétés qu’elle traverse n’est ni
ethnologique, ni anthropologique, ni sociologique, ilest tout cela à la fois. Ella se promène à travers les différentes strates de la société. Sans a priori, avecl’humilité de celle qui souhaite vivre aux côtés de. Cequ’elle en rapporte est précis, chiffré, et parfoiscocasse comme cette scène où, figurante dans un filmtourné dans les studios berlinois, elle évoque ses par-tenaires du jour : «La reine dans la version anglaisen’est pas une cinéaste, c’est une femme de lettresanglaise habitant Berlin et que l’on a engagée parcequ’elle parlait bien anglais. Nombre de ces messieursappartiennent au meilleur monde […]. L’un estcomédien, l’autre écrivain, l’autre ancien secrétaired’ambassade, un tel Autrichien, un tel immuable-ment silencieux est un grand-duc russe et pour finiron les mélange tous et on ne sait plus lequel chassaitle chamois ou lequel revenait de Java. » Ella fait l’observation d’un quotidien dont elle tend à se rap-procher. Elle note, s’amuse des détails, jamais elle neprend position ni ne critique. À Moscou, dans la capi-
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tale soviétique, elle fréquente les sociétés de sport etd’aviron. Une intégration marginale et réussie. Leséjour moscovite et les expéditions dans les Répu -bliques reculées du Caucase et de l’Asie centrale ren-dent la jeune femme toujours plus insatiable. On laretrouve alors au sein de l’équipe nationale suisse deski et capitaine de l’équipe féminine de hockey surterre, mais avant tout elle rêve de «… rejoindre cesfiers nomades admirés dans le film de la CroisièreJaune. » « Je vis de plus en plus clairement quel étaitmon besoin : trouver une tribu ou un lieu moinsdénué de sens que notre pauvre Europe.» «Cettesorte d’évasion ne pourrait-elle pas me mener versune vie authentique?»3
Au fil des lettres, le lecteur découvre des paysageset des rencontres formatrices. Ainsi, cette missiveadressée depuis le Mandchoukouo le 13 novembre1934. Ella y évoque son futur compagnon de voyage(dont elle avait fait la connaissance quelques moisauparavant dans une boîte de nuit4) : « Aperçu Fle-ming* du Times l’autre jour à Harbin. Il revient duCaucase où il a chassé et je lui ai dit que s’il voulaitmon premier livre, il t’écrive quand il sera de retour àLondres. » Les lettres précèdent l’Histoire. Nul besoinici de raconter l’épopée vécue ensemble par EllaMaillart et Peter Fleming : sept mois de voyage entrePékin et Srinagar relatés pour l’un dans Courrier deTartarie (1936), pour l’autre dans Oasis interdites(1937). Ces deux récits sont tellement différents l’unde l’autre qu’ils ne semblent faire qu’un! La compli-cité, l’humour et la rivalité des deux voyageurs leur
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ont probablement permis de mener à bien leurimpossible traversée. Ainsi, dans sa lettre envoyée deSining, datée du 17 mars 1935, Ella dessine un por-trait succinct de son compagnon : « Je m’entends bienavec Fleming […]. Il tue le temps depuis six jours icien faisant des patiences tandis que je vais me prome-ner et faire des photos dans la ville intéressante avecces sauvages types tibétains ou mongols venus vendreleur laine ou leurs peaux.» Le même Fleming qui,dans son récit à succès, passe pour l’organisateurd’une expédition dont Ella Maillart a eu l’initiative,reléguant son amie suisse à l’arrière-plan du voyage !Les six lettres publiées dans cet ouvrage, envoyéesentre Lanchow et Kashgar sur une période de cinqmois, permettent de se faire une idée plus juste – etpeut-être moins romancée – du rôle que chacun ajoué au sein de cette aventure.
Après avoir rédigé Oasis interdites au Liban, Ellareprend son travail de reporter pour Le Petit Parisien.Elle se rend en Turquie, en Iran, en Afghanistan et,alternativement, donne des conférences aux côtés desPaul Émile Victor, Théodore Monod et AlexandraDavid-Neel dans de célèbres instituts à travers l’Eu-rope. Ce dont elle témoigne dans sa lettre écrite àLondres, en novembre 1938 : « Je dois donner uneconférence sur Mosques in Central Asia le 29 nov. pourla India Society dans la salle de la Royal GeographicalSociety. C’est probablement ce que j’ai de plus diffi-cile sur la planche depuis longtemps. » Son activité deconférencière lui permet de gagner un peu d’argent,
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et de rencontrer scientifiques, historiens et autresarchéologues. Si la vie en société ne lui déplaît pas,tout du moins pendant une courte période, Ella sentpourtant les prémices d’un prochain conflit enEurope. L’acquisition d’une Ford par son amie Anne-marie Schwarzenbach* est un nouveau signal dedépart. Les deux femmes « font la route» entreGenève et Kaboul pour échapper à l’histoire qui esten train de s’écrire et, pour celle qui sera cachée sousle nom de «Christina» dans La Voie cruelle, à l’emprisede la drogue. Toutes deux cherchent une réalité quipour l’instant se dérobe à elles.
C’est à la fin de l’année 1950, dans l’épilogue deCroisières et Caravanes, qu’Ella Maillart écrit : « Je croisque je suis détachée de mon sort… » Elle a quarante-sept ans, une vie de nomadisme derrière elle, et a cer-tainement trouvé réponse à la question qui la hantedepuis toujours : «Quelle est donc la réalité dumoment présent ? » Car voyager, naviguer, s’aventurerest avant tout une occupation dans la vie d’Ella. Unesimple – ou plutôt difficile – manière de remplir sonexistence en attendant… La jeune femme s’interro-geait sans cesse sur le pourquoi de sa présence aumonde, elle avait l’intuition «qu’il y avait quelquechose d’important». « Je voyageais en attendant deconnaître la raison de notre présence. Qu’est-ce quela réalité ? Qu’est-ce qui est important ? Sans pouvoirtrouver de réponse. » La solution ne se trouvait pas enEurope, foudroyée une nouvelle fois par la haine. Lenazisme avait étendu sa violence sur l’ensemble du
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continent, Ella était encore terriblement marquée parla tragédie de la Première Guerre mondiale. Ellepart : «La dernière guerre m’expédia sur les mers, àjamais débarrassée de mes illusions sur notre civilisa-tion, écrit-elle dans La Voie cruelle. Cette guerre-ci meforce à chercher quelle est la signification de cemonde, quel est le commun dénominateur de chacunde nous, la base sur laquelle on peut recommencer àvivre. »5 Beaucoup d’observateurs ont été étonnés decette attitude individualiste. Comment une personneaussi éveillée et frondeuse pouvait-elle tourner le dosà une Europe qui avait tant besoin de résistant(e)s ?Ella Maillart avait le sentiment que pour comprendre,et encore plus, pour aider les autres, elle avait besoinde se connaître elle-même.
Dans la dernière lettre de cet ouvrage, datée du28 février – 2 mars 1941, Ella évoque ses doutes sur lebon acheminement des courriers des semaines précé-dentes et évoque ses doutes : «D’autre part tu sais queje ne suis pas écrivain dans l’âme; et avant de conti-nuer à écrire des livres imparfaits autant qu’inutiles,cela vaut la peine de réfléchir. L’endroit ici n’est pasmal choisi pour cette activité ; et puis voilà que j’ai38 ans, une vingtaine d’années derrière moi – et peut-être autant devant moi pour trouver cette Réalité quej’ai pourchassée jusqu’ici sur terre et sur mer.» Elle restera près de cinq années en Inde où elle accèdefinalement à sa propre conscience, à « l’Unité dumonde». À cet univers où les différences sont dépas-sées par les similarités. Nicolas Bouvier, pour qui les
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textes védiques restaient énigmatiques, écrivit dansLa Vie immédiate : «Grâce à lui [Sri Ramana Maha-rishi], il semble qu’Ella Maillart apprenne à retrouveren elle-même cette unité du monde que le voyagesuggère ou impose quand il est venu à bout de toutesnos défenses. »Dans l’enveloppe qui contient l’ultime lettre
publiée, Ella glisse une boucle de cheveux blancspour sa mère. Comme si la vie s’achevait ici pourmieux recommencer. Ni le temps ni la distance n’ontplus prise sur elle. Au bout de ses périples, à l’aide del’enseignement de ses maîtres et de la lecture desVédas, la grande exploratrice arrive à la conclusionque «c’est en nous-mêmes que se trouve la véritésuprême.» Le vrai voyage est celui de l’introspection :un voyage au centre d’elle-même.
Olivier Bauer6
Chandolin, Paris, 2002
1 In Parmi la jeunesse russe.2 Ibid.3 «Pourquoi voyager ?» Texte écrit par Ella Maillart pour une
émission à la BBC (1948).4 Peter Fleming écrit dans Courrier de Tartarie : «Kini [Ella
Maillart] me quitta en éprouvant à mon égard une très netteantipathie. Je la trouvais gentille, et la soupçonnais d’être uncaractère. »
5 Tiré du film Les Itinéraires d’Ella Maillart, Les Films Plans-fixes,entretiens avec Bertil Galland.
6 Journaliste, voyageur, auteur du film consacré à Nicolas Bou-vier Le Vent des mots, dans la série «Un siècle d’écrivains»(FR3/TSR).
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Hérat (Afghanistan)31.7.39
Ma chère maman,
Nous voici bien arrivées à Hérat ; et comme lebureau de poste, un immense bâtiment au milieud’un champ vague, est tout près de notre hôtel, et quela poste part d’ici en principe par la Russie ce qui estplus pratique que les Indes, j’en profite pour t’écriredeux mots.Nous avons eu une chance extraordinaire à notre
dernier passage de frontière que nous craignions énor-mément, non pas à cause du choléra – nous avons dûmontrer nos certificats de vaccin – mais à cause de toutle matériel photographique que nous avions ; nous n’avions pas de permission officielle en Iran, et le toutaurait dû être scellé pour la traversée du pays.En ce moment il n’y a aucun trafic sur cette fron-
tière, nous n’avons croisé aucune auto jusqu’à Hérat ;et 5 km après la frontière, sur la « route» nous noussommes ensablées ; avons pris 3 h 1/2 pour faire 12 mètres à la pelle et sur des tôles en forme de gout-tières que j’avais fait faire à Téhéran et qui ont étéfort utiles. Mais quel travail avec cette chaleur !Grande joie d’être dans un pays où les gens sont sym-pathiques.Tu pourrais un jour passer chez Kodak et demander
à monsieur Meylan, pour le cas où lui n’aurait pas le
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temps, si toi tu peux m’écrire des renseignements surmes films de cinéma, s’il y a des fragments utilisa-bles… car je n’espère pas que tout soit bon au début.Surtout en Iran où il faut se cacher pour filmer.En principe j’ai numéroté chaque boîte sur le leu-
coblaste, et en parlant des scènes mal prises, et en meles décrivant, il faut se référer à ce numéro extérieur,et dire si c’est film noir et blanc, ou film couleur.Il y a des jours dans le désert et la chaleur, où nous
nous demandons comment nous avons pu quitter laSuisse si merveilleuse.Bons baisers,Kini
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Lettres
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Note éditorialeAvant-proposHérat