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Opportunités et limites d’une protection catégorielle au bénéfice des migrants
environnementaux
Christel Cournil & Benoit Mayer
La question de la protection des migrants environnementaux (c’est-à-dire des personnes
déplacées en raison de changements environnementaux) ou plus précisément des migrants
climatiques (lorsque ce changement environnemental peut être considéré comme un impact du
changement climatique) a attiré une attention croissante au cours des dernières années. L’idée
de réformer le droit international des réfugiés a été vite écartée (amendement de la Convention
de Genève relative au statut de réfugié), en partie par crainte de fragiliser le subtil équilibre qui
permet la protection de milliers de réfugiés, mais également en raison de différences
substantielles entre migrants environnementaux ou climatiques d’une part et réfugiés d’autre
part. Comme les changements environnementaux ont avant tout un effet sur les migrations
internes (à l’intérieur des frontières étatiques), les normes relatives à la protection et à
l’assistance aux personnes déplacées internes (PDI) sont sans doute plus pertinentes1. En
mettant l’accent sur les migrants internationaux, certains auteurs ont toutefois préféré discuter
de possibles mécanismes de protection complémentaires ou subsidiaires, jusqu’ici développés
pour les personnes ne pouvant pas retourner dans leur pays d’origine en raison de conflits armés
ou de situations de violence généralisée.
Il est utile de mentionner quelques propositions de réforme du droit. Les néerlandais Frank
Biermann et Ingrid Boas ont ainsi suggéré la négociation d’un « Protocole sur la
reconnaissance, la protection et la réinstallation des réfugiés climatiques », qui serait négocié
lors d’une Conférence des parties (COP) à la Convention Cadre des Nations Unies sur les
Changements Climatiques (CCNUCC)2. En France, Michel Prieur et ses collègues de
l’Université de Limoges ont proposé un projet clés-en-main de convention pour la protection
Maître de conférences en droit public (HDR), Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, [email protected] Doctorant, Faculté de droit, Université nationale de Singapour, [email protected] 1 Cf. par exemple l’article 5§4 « Les États parties prennent les mesures nécessaires pour assurer protection et
assistance aux personnes victimes de déplacement interne en raison de catastrophes naturelles ou humaines y
compris du changement climatique » de la Convention sur la protection et l’assistance des personnes déplacées
en Afrique dite de Kampala de 2009. 2 Biermann Frank and Boas Ingrid, « Preparing for a warmer world, towards a global governance system to protect
climate refugees » (2010) 10 Global environmental Politics 60-88.
2
des déplacés environnementaux3 (un concept synonyme de migrants environnementaux). Ce
projet consisterait notamment en la création d’un mécanisme de détermination de statut et
reposerait sur la création d’une agence dédiée à la gestion de mouvement de population. En
Australie, David Hodgkinson a mené une équipe de recherche qui, elle aussi, a proposé une
« Convention pour les personnes déplacées par le changement climatique »4. Aux États-Unis,
Bonnie Docherty et Tyler Giannini en ont également appelé à l’adoption d’une « Convention
sur les réfugiés climatiques », qui mettrait notamment en œuvre un système de partage des
responsabilités entre États.5
Nombreux aspects de ces propositions ont déjà été discutés au cours des dernières années.
L’une des difficultés, que nous ne développerons pas ici en profondeur, concerne
l’identification des migrants environnementaux (ou, a fortiori, des migrants climatiques) :
souvent, le lien causal entre un phénomène environnemental et la migration est indirect et
difficile à percevoir6. De surcroît, il est important de souligner que peu de personnes
s’identifient elles-mêmes comme « migrants environnementaux ». Plus généralement, le
concept de migration environnementale semble souvent trop large pour être opérationnel. Il
englobe ainsi parfois migrants internes et migrants internationaux, migrants volontaires et
migrants forcés, sans considération de durée ou de distance du déplacement. L’analogie entre
migrants environnementaux et réfugiés n’est possible, au mieux, que dans des cas très
exceptionnels de déplacement international7. En outre, toute modification du droit international
fera face à la réticence (ou parfois la franche hostilité) de nombreux États, dans un contexte de
crispation des politiques migratoires8. À l’heure actuelle, l’Initiative Nansen conduite par les
gouvernements suisse et norvégien semble s’orienter davantage vers l’adoption de mécanismes
de droit souple qui ne seront pas soumis à la ratification des États9.
3 Prieur Michel et al., « Projet de convention relative au statut international des déplacés environnementaux »
(2008) 4 Revue Européenne du Droit de l’Environnement 381-393. 4 David Hodgkinson, Tess Burton, Heather Anderson and Lucy Young “The Hour When the Ship Comes In: A
Convention for Persons Displaced by Climate Change” (2010) 36 Monash University Law Review 69-120. 5 Docherty Bonnie et Giannini Tyler, « Confronting a rising tide: a proposal for a convention on climate change
refugees » (2009) 33 Harvard Environmental Law Review 349-403. 6 Foresight, Migration and global environmental change: final project report (London, The Government Office
for Science, 2011). 7 Benoit Mayer, « Pour en finir avec la notion de « réfugiés environnementaux » : critique d’une approche
individualiste et universaliste des déplacements causés par des changements environnementaux » (2011) 7 Revue
Internationale de Droit et Politique du Développement Durable 33-60. 8 Jane McAdam, « Swimming against the Tide: Why a Climate Change Displacement Treaty is Not the Answer »
(2011) 23 International Journal of Refugee Law 2-27. 9 http://www.nanseninitiative.org/
3
Tout en gardant ces considérations liminaires à l’esprit, l’objet de ce chapitre est d’interroger,
plus fondamentalement, le besoin même d’une protection spécifique à l’égard des migrants
environnementaux complétant le corpus actuel des instruments internationaux de protection
des droits de l’homme. En effet, il ne fait nul doute que le droit international des droits de
l’homme s’applique pleinement aux migrants environnementaux, comme à tout autre individu.
Les États sous la juridiction desquels se trouvent des migrants environnementaux doivent leur
assurer la protection de leurs droits et répondre aux besoins spécifiques liés en particulier au
déplacement, ou au besoin de déplacement. Le droit se veut général et abstrait ; est-il alors
nécessaire de développer de nouveaux instruments de protection, plus spécifiques ? Existe-t-il
un risque lié à l’inflation et diversification des mécanismes de protection spécifique des droits
de l’homme, qui incluent déjà la protection des droits des femmes et des enfants, des minorités
raciales, ethniques, nationales ou religieuses, des réfugiés et des apatrides, des travailleurs
migrants et des membres de leurs familles, et pourraient bientôt s’étendre aux peuples
autochtones et aux personnes âgées ?
Le chapitre s’organise en trois sections. La première section explore la portée et les limites du
droit international des droits de l’homme en ce qui concerne la protection des migrants
environnementaux. La deuxième section montre que certaines protections catégorielles
existantes peuvent également aider à mieux définir les droits des migrants environnementaux.
Enfin, la troisième section explore les tenants et aboutissants des propositions de protection
catégorielle des migrants environnementaux.
I. Portée et limites de la protection générale des droits de l’homme
A. Droits de l’homme et vulnérabilité
Les droits de l’homme sont, par définition, universels, inaliénables et irrévocables. La
Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 (DUDH) reconnait le droit
de tout individu à une protection de certains droits essentiels au respect de la dignité humaine.
Les deux pactes de 1966, relatifs respectivement aux droits économiques, sociaux et culturels
(PDESC), et aux droits civils et politiques (PDCP), forment la colonne vertébrale du droit
international des droits de l’homme. Des instruments régionaux renforcent cette protection des
4
droits de l’homme, notamment la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (CEDH) adoptées par les membres du Conseil de l’Europe en 1950. Les
droits que ces instruments reconnaissent sont applicables à toute personne se trouvant sur le
territoire ou relevant de la compétence d’un État partie au PDESC ou au PDCP (ou à d’autres
instruments équivalents) – incluant ainsi la plupart des migrants environnementaux10.
L’on sait bien aujourd’hui que le changement climatique peut avoir diverses conséquences sur
de multiples droits de l’homme, et en particulier sur les droits économiques, sociaux et
culturels11. Les changements environnementaux qui génèrent des migrations peuvent affecter
la jouissance d’une multitude de droits, tels par exemple que le droit à la vie, à la santé, à
l’alimentation, ainsi que des droits partiellement reconnus – le droit à un environnement sain
et au développement. La migration peut également causer des défis pour la protection du droit
au logement, à la propriété, à la sécurité et à la non-discrimination, parmi d’autres.
Le principe de l’égalité substantielle revêt une importance particulière dans le contexte de notre
analyse. L’égalité formelle se traduit par le droit à ne pas être discriminé, c’est-à-dire une
interdiction de traiter différemment des situations similaires sans justification. Or, appliquer un
même traitement à des situations différentes peut entrainer une différence de traitement
injustifiée. Ainsi, l’égalité substantielle va plus loin : elle requière un traitement différencié
entre situations significativement différentes. Ainsi, des personnes spécifiquement vulnérables
doivent faire l’objet d’une attention particulière12. Dès lors, le droit à l’égalité substantielle peut
plaider pour une protection spécifique des droits des populations vulnérables.
Il est toutefois difficile de considérer les seuls migrants environnementaux comme une
catégorie vulnérable. Les changements environnementaux créent une situation de vulnérabilité
qui peut provoquer des migrations, mais les populations qui ne migrent pas sont également
vulnérables – elles le sont parfois davantage lorsque, par manque de ressources, elles sont
10 Benoît Mayer et François Crépeau, “Changement climatique et droits de l’homme des migrants”, Les migrations
environnementales : gouvernance mondiale et expériences locales. Contribution à l'étude des mobilités humaines
(sous la direction de Christel Cournil et Chloé Vlassopoulou) (soumis à éditeur, 2014). 11 Cf. Tableau de l’annexe 4 in Christel Cournil et Anne-Sophie Tabau (sous la direction de), Les politiques
climatiques de l’Union européenne et Droits de l’Homme (Larcier, 2013), 316-317 ; Sébastien Jodoin et Katherine
Lofts (eds.), Economic, Social, and Cultural Rights and Climate Change: A Legal Reference Guide, (Centre for
International Sustainable Development Law, Academics Stand against Poverty Network, and the Governance,
Environment & Markets Initiative at Yale University, 2014). 12 Benoît Mayer et François Crépeau, op. cit.
5
incapables de migrer13. La migration elle-même peut être une source de vulnérabilité, mais la
vulnérabilité des migrants ne dépend pas de la cause de la migration : certains ont alors préféré
des concepts mettant en avant la vulnérabilité des migrants, tels que le concept de « migration
de survie »14 ou de « migration de crise »15 sur lequel nous reviendrons dans la dernière section
de ce chapitre.
B. Droits de l’homme dans le contexte migratoire
Certains droits de l’homme, reconnus dans des instruments généraux, s’appliquent plus
particulièrement au contexte migratoire. Contrairement aux instruments de protection
catégorielle présentés par la suite, ces droits sont reconnus à tous.
- Le droit de circuler librement à l’intérieur d’un pays et d’y choisir librement sa
résidence
L’article 13(1) de la DUDH affirme que « [t]oute personne a le droit de circuler librement et
de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État ». De même, l’article 12(1) du PDCP confirme
que « [q]uiconque se trouve légalement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler librement
et d'y choisir librement sa résidence ». Ce droit est également reconnu, dans le cadre du Conseil
de l’Europe, par l’article 2(1) du quatrième protocole à la CEDH de 1963, où elle est également
limitée à « [q]uiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État ».
La liberté d’aller et venir, manifestation clef des sociétés démocratiques, est inhérente à
l’homme. Elle lui permet de « circuler, se déplacer, visiter, découvrir, séjourner, s’installer et
résider ailleurs aux lieux de son choix »16. Ces facultés font partie « des attributs élémentaires
qui font de l’homme un être libre »17. Des restrictions à l’article 12(1) du PDCP ne sont
permises que « si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité
13 Foresight, op. cit. 14 Alexandre Betts, Survival Migration: Failed Governance and the Crisis of Displacement. Ithaca (NY: Cornell
University Press, 2013). 15 Susan Martin, Sanjula Weerasinghe et Abbie Taylor, Humanitarian Crises and Migration: Causes,
Consequences and Responses (Abingdon, Oxon: Routledge, 2014). 16 Cf. Dictionnaire des droits de fondamentaux, (Aller et venir, liberté de), Annabelle Pena, (sous la direction de
Dominique Chagnollaud et Guillaume Drago) (Dalloz, 2006) 1 et s. 17 Ibid.
6
nationale, l'ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d'autrui, et
compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte » (art. 12(3)). Toute personne
se trouvant sous la juridiction d’un État partie au PDCP, en l’absence de conditions autorisant
une restriction, a ainsi le droit de se déplacer librement ou de migrer à l’intérieur de l’État où
cette personne se trouve.
- Le droit de quitter tout pays
L’article 13(2) de la DUDH énonce que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y
compris le sien ». Il est réaffirmé dans des termes similaires par l’article 12(2) du PDCP ainsi
que par l’article 2(2) du quatrième protocole à la CEDH. Ainsi, les personnes dont l’État est
particulièrement affecté par des changements environnementaux ne peuvent pas être
empêchées de quitter leur pays. Les restrictions permises au droit à la liberté de circulation et
de résidence sont également applicables au droit de quitter son pays (PDCP art. 12(3)). En
pratique, c’est cependant l’absence du droit d’entrer dans un pays tiers qui limite davantage le
droit de quitter tout pays.
- Le droit à l’asile
L’article 14 de la DUDH déclare que, « [d]evant la persécution, toute personne a le droit de
chercher l’asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». L’article 3(1) de la Déclaration
sur l’asile territorial de 1967 interdit non seulement le refoulement, mais également « le refus
d'admission à la frontière » des « personnes fondées à invoquer l'article 14 de la Déclaration
universelle des droits de l'homme ». Cependant, contrairement aux droits précédents, celui-ci
n’a été confirmé ni par le PDCP, ni par le système de protection des droits mis en œuvre par le
Conseil de l’Europe. La Convention relative au statut de réfugié de 1951 reconnaît aux réfugiés,
une catégorie de personnes bien définies, le droit de ne pas être expulsé ou refoulées « sur les
frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée » (article 33). Toutefois, cet
article ne reconnaît pas explicitement un droit à l’asile (droit d’entrer dans le territoire d’un
État tiers).
Sur le champ matériel du droit à l’asile, tant dans la DUDH que dans la Déclaration sur l’asile
territorial, et que dans sa reconnaissance partielle ou implicite dans le contexte particulier de
la Convention relative au statut des réfugiés, le droit à l’asile ne s’applique que dans des cas de
7
persécution. Or, la persécution implique nécessairement une volonté de nuire. Les personnes
déplacées à la suite de changements environnementaux ne sont pas généralement persécutées,
et ne peuvent donc pas invoquer ce droit à l’asile.
La possibilité d’amender le droit pour y inclure un droit à l’asile dans des circonstances autres
que la persécution a été envisagée. Un parti politique australien18 a ainsi proposé de reconnaître
une sorte de « droit à l’asile environnemental » pour les populations des petits États insulaires
dont les atolls sont directement menacés par la montée du niveau de la mer. Étant donné la
réticence des États à reconnaître le droit à l’asile dans des situations classiques de persécution,
il est permis de s’interroger sur la vraisemblance d’une reconnaissance générale d’un droit à
l’asile pour des motifs environnementaux. Une reconnaissance d’un droit à l’entrée au cas par
cas pour de petites populations insulaires semble nettement plus probable.
- Le droit de revenir dans son pays
L’article 13(2) de la DUDH reconnaît, outre le droit de quitter tout pays, le droit « de revenir
dans son pays ». De manière similaire, le PDCP affirme que « [n]ul ne peut être arbitrairement
privé du droit d'entrer dans son propre pays ». « Son pays » ou « son propre pays » peut
s’étendre non seulement au(x) pays de nationalité, mais également, notamment dans le cas de
personnes réfugiées ou apatrides, dans le pays d’accueil. L’article 3(2) du quatrième protocole
à la CEDH déclare que « [n]ul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont
il est le ressortissant », se limitant ainsi au seul pays de nationalité. Ce droit s’applique bien sûr
aux migrants environnementaux tout autant qu’à toute autre personne.
II. La piste d’une protection catégorielle
A. Protection générale et protection catégorielle des droits de l’homme
Les instruments de protection générale des droits de l’homme définissent des principes abstraits
que les États s’engagent à respecter en toutes circonstances (mis à part quelques hypothèses
18 Déclaration du Porte-parole Bob Sercombe du 5 janvier 2006 et Albanese, A. and B. Sercombe 2006. Labor
calls for international coalition to accept climate change refugees, 2006: http://anthonyalbanese.com.au/labor-
calls-for-international-coalition-to-accept-climate-change-refugees
8
bien définies de restrictions, limitations ou dérogations). De par leur niveau de généralité, ces
principes ne répondent pas toujours précisément aux besoins spécifiques de protection de tous.
Le droit, par nature général et abstrait, ne peut pas toujours régir toutes les situations
individuelles au mieux. Des règles précises peuvent contribuer à un droit plus équitable, mais
trop de règles particulières font également courir un risque d’arbitraire et d’inintelligibilité du
droit. Un équilibre doit être trouvé entre des règles trop générales et des règles trop nombreuses
et obscures. Dans le champ de la protection internationale des droits de l’homme, des normes
plus précises ont été adoptées dans plusieurs directions. Une tendance a été de préciser des
droits d’application générale, ou de définir de nouveaux droits (en particulier les droits de
troisième génération). Une autre tendance, qui nous intéresse plus particulièrement ici, consiste
à définir les droits de catégories spécifiques d’individus : réfugiés, apatrides, femmes, membres
de minorités diverses, enfants, travailleurs migrants, personnes handicapées, etc.
Des mécanismes de protection catégorielle ont été développés bien avant l’adoption
d’instruments généraux de protection des droits de l’homme (DUDH et PDESC / PDCP), en
particulier pour la protection de minorités nationales et de réfugiés ou aux travers du
développement du droit international humanitaire. L’adoption d’instruments généraux de
protection n’a pas pour autant mis fin aux régimes particuliers. Des mécanismes particuliers
préexistants importants ont subsisté telle que la protection des réfugiés mise en place par la
Convention relative au statut des réfugiés de 1951. Qui plus est, de nouveaux mécanismes de
protection catégorielle ont été adoptés après la mise en œuvre d’une protection générale, par
exemple la Convention relative aux droits des enfants de 1989, la Convention internationale
sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille de
1990, et la Convention relative aux droits des personnes handicapées de 2006. D’autres projets
de conventions concernent par exemple la protection des personnes déplacées internes, des
peuples autochtones, des personnes âgées et des prisonniers. Les propositions de protection des
migrants environnementaux envisagent également une protection catégorielle.
La « pluralisation des droits de l’homme », comme Frédéric Mégret a proposé de décrire ce
phénomène, ne consiste pas seulement en une déclinaison des droits existants ou une œuvre
pédagogique permettant de mettre en œuvre un travail international de plaidoyer. Au-delà,
certains droits doivent pour le moins être adaptés aux circonstances particulières de certaines
catégories de personnes. La convention relative aux droits des personnes handicapées, par
exemple, comprend une affirmation de droits préexistants, des reformulations, mais aussi des
9
extensions et des innovations juridiques19. Mais jusqu’où les protections catégorielles peuvent-
elle aller ? Trop de droit risque de diminuer l’autorité des droits et de diminuer leur
intelligibilité. Pour contrôler la prolifération des droits, Philip Alston a par exemple proposé un
mécanisme de contrôle des nouveaux droits, une forme d’« appellation contrôlée » qui
certifierait au moins le respect d’une procédure de fabrication avant l’adoption de nouveaux
droits par des institutions internationales, en particulier pour faciliter des consultations larges
et transparentes20. Surtout, il convient de considérer la pertinence d’une protection catégorielle,
non seulement au regard des individus qu’elle inclut, mais aussi vis-à-vis de ceux qu’elle
exclut.
B. Quatre protections catégorielles en lien avec les migrations environnementales
Avant de s’interroger sur la pertinence d’une protection catégorielle pour le bénéfice des
migrants environnementaux, il est utile d’explorer plus en profondeur l’expérience de la
protection d’autres groupes de personnes vulnérables. Quatre « protections catégorielles » des
droits de l’Homme sont particulièrement intéressantes au regard de la situation des migrants
environnementaux : la protection des réfugiés, des apatrides, des travailleurs migrants, et des
PDI. D’une part, il convient de déterminer si et dans quelle mesure ces protections catégorielles
s’appliquent à des migrants environnementaux. D’autre part, ces exemples historiques
illustrent certains enjeux relatifs à une protection catégorielle.
- La protection des réfugiés
Des groupes de réfugiés étaient protégés, dans l’entre-deux guères, par des traités bilatéraux.
La Convention relative au statut des réfugiés adoptée en 1951 a fait suite à la DUDH et à la
CEDH, mais elle constitue historiquement le premier instrument de protection des droits à
vocation universelle. La Convention offre des garanties de traitement des réfugiés qui, pour la
plupart, ne vont pas au-delà de ce que le PDESC et le PDCP ont garanti pour tous. Elle offre
cependant un droit spécifique et particulièrement important : le droit de tout réfugié à ne pas
être expulsé ou refoulé. La Convention ne s’applique qu’à un groupe très restreint de personnes,
signe d’une prudence excessive des rédacteurs. Elle définit le réfugié comme la personne qui,
19 Frédéric Mégret, “The Disabilities Convention: Human Rights of Persons with Disabilities or Disability
Rights?” (2008) 30 Human Rights Quarterly 494-516. 20 Philip Alston, « Conjuring up New Human Rights: A Proposal for Quality Control » (1984) 78 American
Journal of International Law 607-621.
10
« craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de
son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du
pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de
la protection de ce pays »21. Alors que la condition d’une persécution était mentionnée par la
DUDH, les négociateurs ont jugé nécessaire d’ajouter une condition relative au motif de
persécution.
Des États ont élargi le champ personnel de la protection des réfugiés, soit unilatéralement, soit
au travers de coopérations régionales22. Par exemple, la Convention de l’organisation de
l’Union Africaine régissant les aspects propres aux problèmes de réfugiés en Afrique de 1969
offre une protection complémentaire aux personnes déplacées « du fait d’une agression, d’une
occupation extérieure, d’une domination étrangère ou d’événements troublant gravement
l’ordre public ». La Déclaration de Carthagène sur les réfugiés de 1984 adoptée par des États
de l’Amérique latine promeut une protection complémentaire similaire, pour le bénéfice ceux
qui « ont fui leur pays parce que leur vie, leur sécurité ou leur liberté étaient menacées par une
violence généralisée, une agression étrangère, des conflits internes, une violation massage des
droits de l’Homme ou d’autres circonstances ayant perturbé gravement l’ordre public ». Depuis
1997, l’Union européenne a également étendu la protection des réfugiés, en particulier en cas
de « menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une
violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international »23. Néanmoins, certaines de
ces dispositions contribuent à un effet d’affichage plutôt qu’à une protection tangible. La
Convention de l’Union Africaine, par exemple, n’a pas été mise en œuvre de manière
systématique24. Dans le cadre de la législation européenne, la condition d’une violence aveugle
mais constituant une menace individuelle est assez floue et paradoxale, au risque d’entrainer
des interprétations arbitraires.
La condition d’une persécution tout autant que celle d’un motif de persécution font
généralement défaut dans le cas des migrants environnementaux ; ceux-ci ne sont donc pas des
« réfugiés ». Les migrants environnementaux ne peuvent pas non plus se prévaloir, en général,
21 Art. 1(A)(2). 22 Cf. Jane McAdam Complementary Protection in International Refugee Law (Oxford University Press, 2007). 23 Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 (« directive qualification »). 24 Cf. Alexandre Betts, Survival Migration: Failed Governance and the Crisis of Displacement. Ithaca, NY:
Cornell University Press, 2013, p. 14.
11
de mécanismes de protection complémentaire, sauf peut-être lorsqu’ils sont déplacés en raison
de violences générées par des changements environnementaux. Plusieurs arrêts ont été rendus
refusant des demandes d’asile à des personnes mettant en avant des motifs environnementaux
les empêchant de retourner dans leur pays d’origine, en général des petits États insulaires.
Ainsi, la Cour suprême de la Nouvelle Zélande a estimé qu’une demande d’asile fondée sur les
conséquences des changements climatiques (inondation due à l’augmentation du niveau de
l’océan et conséquences économiques) n’est pas recevable au regard de l’interprétation des
motifs de l’article 1er A de la Convention de Genève25.
Cette protection catégorielle a cependant inspiré beaucoup d’arguments par analogie pour une
protection des migrants environnementaux, alors même que la pratique des États montre une
grande réticence vis-à-vis de la reconnaissance d’un droit à l’asile.
- La protection des apatrides
Les réfugiés sont des apatrides de fait, c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas effectivement
protégées par leur État de nationalité – mais tous les apatrides de fait ne sont pas des réfugiés.
Par ailleurs, d’autres personnes n’ont formellement aucune nationalité : ce sont les apatrides
de droit, les personnes « qu’aucun État ne reconnaît comme son ressortissant »26. La protection
des apatrides de droit, d’abord envisagée conjointement à la protection des réfugiés, a
finalement fait l’objet d’une convention distincte, la convention relative au statut des apatrides
de 1954. Cette convention est peu ratifiée, et elle contient peu de droits, au-delà d’une
interdiction de l’expulsion hors « raisons de sécurité nationale ou d’ordre public »27. Comme
le PDESC et le PDCP s’appliquent à toute personne sous la juridiction d’un État partie, y
compris aux personnes apatrides, cette protection catégorielle produit peu d’effet juridique.
Lorsqu’un État est incapable de protéger ses ressortissants du fait de changements
environnementaux, il est possible de considérer ces ressortissants comme des apatrides de fait
mais ceux-ci ne sont ni définis, ni protégés par le droit international. Pour être qualifié
d’apatride de droit et tomber dans le champ d’application de la Convention de 1954 relative au
25 High Court of New Zealand Auckland Registry, Teitiota v. Chief Executive of the Ministry of Business
Innovation and Employment, 26 November 2013. 26 Convention relative au statut des apatrides, art. 1(1). 27 Art. 31.
12
statut des apatrides, une personne doit n’être reconnue par aucun État comme son ressortissant.
Si un État cesse d’exister, comme l’hypothèse a été envisagée dans le cas de certains petits
États insulaires, ses ressortissants deviendraient dès lors des apatrides. Il est cependant difficile
de déterminer comment un État pourrait cesser d’exister (en dehors d’hypothèses classiques de
succession d’État), même lors de la disparition de son territoire habitable : cette hypothèse reste
inédite et elle n’est pas nécessairement régie par les règles applicables à la création d’un État.
En toute hypothèse, la protection des apatrides serait de peu d’utilité pour des migrants
environnementaux. Cette protection n’offre aucun droit d’entrée ou de séjour dans le territoire
d’un État tiers, et les droits qu’elle garantit ne vont guère au-delà des droits garantis par la
protection générale des droits de l’homme. L’interdiction de l’expulsion affirmée par la
Convention de 1954 peut facilement être écartée par un État arguant de « raisons de sécurité
nationale ou d’ordre public », deux concepts très aisément malléables.
Le régime de protection des apatrides est un exemple de protection catégorielle qui ne va guère
au-delà de la protection générale des droits de l’homme. Il contribue sans doute à une mise à
l’agenda de la protection des apatrides, reconnus comme une catégorie de personnes protégées
par les institutions internationales (en particulier le Haut-Commissariat aux Réfugiés). Un État
enfreignant ses obligations de protection générale à l’égard des apatrides encoure davantage de
critiques en raison de l’existence d’un régime particulier de protection.
- La protection des travailleurs migrants
Tout État a l’obligation de protéger toute personne sous sa juridiction sans condition de
nationalité. À part le droit de revenir dans son pays et les droits électoraux, les étrangers et
apatrides ont les mêmes droits que les ressortissants de l’État où ils se trouvent28. Pour autant,
l’adoption d’instruments de protection générale des droits de l’homme n’a pas empêché une
demande croissante pour une protection catégorielle des migrants, demandes qui ont rencontré
l’hostilité de nombreux États. La Convention internationale sur la protection des droits de tous
les travailleurs migrants et des membres de leur famille adoptée le 18 décembre 1990 n’est
entrée en vigueur qu’en 2003, et elle ne compte encore qu’une cinquantaine d’États parties.
28 Cf. Comité de Droits de l’Homme de l’ONU, Observation Générale 15, Situation des étrangers au regard du
Pacte, 1986.
13
Pour l’essentiel, cette convention ne définit pas de nouveaux droits, mais réaffirme les droits
des migrants en application de la protection générale des droits de l’homme. Elle décline
également les obligations spécifiques de protection que les États encourent en raison de la
vulnérabilité particulière de cette catégorie de personnes. Elle inclut en particulier une liste de
droits essentiels qui doivent également être garantis aux travailleurs migrants dépourvus de
documents ou en situation irrégulière. S’il est évident que ces personnes sont également dans
le champ d’application personnel de droits dits « universels », beaucoup d’États refusent de
protéger des migrants en situation irrégulière. Bien que peu ratifiée, la Convention sur la
protection des travailleurs migrants offre une base importante pour un travail de plaidoyer pour
la mise en conformité des pratiques nationales avec les obligations des États qui découlent de
la protection générale des droits de l’homme. En d’autres termes, la protection des travailleurs
migrants participe à un travail pédagogique bien plus qu’à l’affirmation de droits particuliers.
- La protection des PDI
La protection générale des droits de l’homme s’applique bien entendu aux personnes qui se
déplacent à l’intérieur de leur État. Comme nous l’avons mentionné, toute personne qui se
trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir
librement sa résidence. Un mouvement s’est développé, en particulier depuis la fin de la guerre
froide, pour promouvoir une protection catégorielle des PDI. Par manque de ressources ou
d’attention, il est apparu que de nombreux États ne garantissaient pas une protection suffisante
aux PDI, en particulier au regard des besoins spécifiques de protection de ces populations.
Contrairement aux réfugiés, les PDI restent sur le territoire d’un État en proie à un conflit : la
protection des populations déplacées s’ajoute alors à une longue liste de priorités urgentes.
Deux pistes d’une solution s’imposèrent durant les années 1990 : un plaidoyer auprès des États
qui ont la principale obligation de protéger les populations sous leur juridiction, et une mise à
niveau de l’assistance internationale pour combler les capacités insuffisantes des États pour
protéger de vastes populations déplacées. Concernant la première piste, des consultations ont
été entreprises par Francis Deng, au nom du secrétaire des Nations Unies mais avec un
important soutien matériel du Brookings Institute, menant à l’adoption de principes directeurs
relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays en 1998. De nombreux
pays ont intégré les Principes directeurs dans leur droit national ou s’en sont largement inspiré,
14
dans une dynamique qui a attiré l’attention sur le sort des personnes déplacées internes. La
Convention sur la protection et l’assistance des personnes déplacées en Afrique de 2009, entrée
en vigueur en 2012, s’inspire également des Principes directeurs. Concernant la seconde piste,
des efforts ont été entrepris pour promouvoir la solidarité internationale (par exemple au travers
de la doctrine d’une responsabilité de protéger), mais aussi pour renforcer l’efficacité de sa
mise en œuvre par la création d’un Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires de
l’ONU (1991) et la mise en œuvre d’une répartition plus claire des responsabilités sectorielles
de différentes organisations (« cluster approach ») en 2005.
Ainsi, la protection des PDI apparait principalement comme une question de mise en œuvre,
plutôt que comme une question de reconnaissance de droits particuliers. Walter Kälin considère
ainsi que si en 1992 :
« l’on reconnaissait que le déplacement interne était un problème grave pour les droits
humains, mais en l’absence d’un traité sur les droits des personnes déplacées dans un
territoire, et d’ailleurs en l’absence de clause dans une convention des droits de
l’homme garantissant explicitement les droits des personnes déplacées, il était
quasiment impossible de déclarer que les PDI en tant que tels avaient des droits
humains. Bien entendu, en leur qualité d’êtres humains, les PDI ne perdent pas leurs
droits humains lorsqu’ils sont déracinés, mais le sens spécifique de ses droits dans le
contexte de la délocalisation n’était pas clair. Depuis 1998, les principes directeurs
relatifs au déplacement interne ont identifié les droits humains qui sont
particulièrement pertinents pour les PDI et ont énoncé de manière plus détaillée
qu’auparavant ce que ces garanties contiennent d’implicite »29.
Francis Deng s’est efforcé de mettre en œuvre une dynamique de changement plutôt que
d’encourager l’adoption de standards internationaux. Les principes directeurs, qui ont été
promu par l’Assemblée générale des Nations Unies, n’ont pas de force obligatoire, mais ils ont
une grande autorité. Ce document liste et décline les droits reconnus en termes généraux par
divers instruments de protection des droits de l’homme (ainsi, dans une moindre mesure, de
droit international humanitaire et de droit des réfugiés) pour définir les droits des PDI. Ces
droits incluent par exemple le droit à la non-discrimination, à l’hébergement, à la santé et à la
sécurité.
29 Entrevue de Walter Kälin dans la Revue des Migrations Forcées, n° 23 2005, p. 4.
15
La protection des PDI s’étend à certains migrants environnementaux, en particulier ceux qui
sont forcés à quitter leur domicile par un désastre naturel. L’accent reste cependant mis sur les
déplacements collectifs forcés, tandis que des changements environnementaux peuvent
également causer des migrations individuelles, ou de plus petits groupes, ou des migrations
dites « volontaires », notamment causées par les conséquences économiques de changements
environnementaux lents.
La protection des PDI est un exemple de protection catégorielle qui consiste principalement à
pousser les États à assurer une protection suffisante pour des catégories particulières de
personnes, plutôt qu’à créer de nouveaux droits. Le problème des PDI est important parce qu’il
résulte en d’extrêmes souffrances humaines. Il y a cependant un risque que l’attention soit
détournée d’autres problèmes. James Hathaway notait ainsi, avant l’adoption des Principes
directeurs, que « nous ne devrions pas privilégier ceux qui sont déplacés, en réalité au
préjudice de ceux qui sont piégés à leur résidence, et nous devrions simplement nous efforcer
de mettre les droits de l’homme en vigueur dans les pratiques des États »30. La mise en valeur
de la protection des personnes déplacées s’inscrit peut-être dans une dynamique humanitaire
de réaction aux souffrances perçues : les médias, en particulier, captent plus facilement la
souffrance des personnes déplacées que celle, non moins sévère, des personnes non déplacées.
Là encore, une protection catégorielle mène à des distinctions qui sont nécessairement
arbitraires.
Ces quatre protections catégorielles, applicables aux réfugiés, apatrides, travailleurs migrants
et PDI, ne s’appliquent pas à tous les migrants environnementaux, et elles ne répondent pas à
d’éventuels besoins spécifiques de ces migrants. Elles montrent cependant, par voies
d’exemple, certaines des opportunités d’une protection catégorielle : la promotion de droits
existants y est au moins aussi importante que la déclinaison de ces droits ou la création de droits
nouveaux. Ces exemples reflètent également les risques d’une protection catégorielle, en
particulier le risque d’une catégorisation arbitraire qui détournerait l’attention et les efforts de
certaines des personnes les plus vulnérables.
30 James Hathaway, Discussion, dans « Are International Institutions Doing their Job ? » (1996) 90 Proceedings
of the Annual Meeting of the American Society of International Law 558, 562 (notre traduction).
16
III. Risques et opportunités d’une protection catégorielle des migrants
environnementaux
Dans cette dernière section, nous nous attachons à définir les risques et opportunités d’une
protection catégorielle des migrants environnementaux, sur la base de la protection actuelle
internationale des droits de l’homme et des leçons tirées de l’expérience de quatre mécanismes
de protection catégorielle discutées dans les sections précédentes.
A. Opportunités d’une protection catégorielle
- Une protection plus adaptée aux besoins des migrants environnementaux ?
L’attrait d’une protection catégorielle est sa capacité à mettre en œuvre une protection plus
spécifique. Il est cependant difficile de définir des besoins de protection propres à justifier une
protection catégorielle des migrants environnementaux, envisagés dans leur ensemble. Tout au
plus, certains sous-groupes ont des besoins juridiques particuliers. Dans l’hypothèse où un État
insulaire aurait à être évacué ou cesserait d’exister, sa population serait dans une situation
inédite d’apatridie : il serait alors important de définir de nouvelles obligations de protection,
et, si la situation est définitive, une naturalisation de cette population, ou un mécanisme
permettant le maintien d’une identité collective particulière propre à garantir le respect des
droits individuels. De manière similaire mais moins tranchée, il serait sans doute opportun de
permettre la migration internationale à des personnes habitant un État peuplé au-delà de sa
capacité en proie à des changements environnementaux importants, même si cet État ne cesse
pas d’exister. Dans ces deux cas, étant donné la grande spécificité de telles situations et le petit
nombre de personnes concernées (en particulier, les populations des petits États insulaires se
comptent en dizaines de milliers, rarement en centaines de milliers de personne), il convient
toutefois de s’interroger sur l’opportunité d’un régime général et abstrait de protection plutôt
que d’accords politiques de réinstallation.
Plus fondamentalement, il ne semble pas que la vulnérabilité d’un migrant soit nécessairement
liée à la cause de la migration. Plutôt qu’une protection des migrants environnementaux, c’est-
à-dire les migrants attribués à une cause environnementale, un projet plus cohérent de
protection devrait s’étendre à une catégorie de personne partageant la même forme de
17
vulnérabilité. Une proposition en ce sens, formulée par Alexander Betts, consisterait à répondre
aux besoins de protection relatifs à la « migration de survie », un concept vaste qui inclut non
seulement des personnes déplacées pour des causes environnementales, mais aussi par des
causes économiques, par exemple, à la condition que la migration apparaisse comme nécessaire
à la survie des personnes concernées31. Une approche similaire s’intéresse aux « migrations de
crise »32.
- Un élan politique singulier
La justification d’une protection catégorielle spécifique aux migrants environnementaux, plutôt
qu’à une catégorie plus homogène de migrants partageant la même vulnérabilité, pourrait se
justifier par l’existence d’une opportunité politique. Les quatre exemples de protection
catégorielle présentés dans la section précédente montrent que de telles protections ne sont
mises en œuvre que dans des contextes politiques très particulier : celui d’une crise
internationale menant à des changements structurels du droit. La protection des réfugiés s’est
ainsi développée au lendemain de la Première Guerre Mondiale, et elle a pris une forme plus
systématique après la Seconde Guerre Mondiale. Il en va de même de la protection des
apatrides. Quant aux mécanismes de protection des travailleurs migrants et des PDI, ils se sont
développés à la fin de la Guerre Froide, dans le contexte d’un nouvel élan en soutien à la
gouvernance internationale. Le contexte du changement climatique, appelant à des
modifications importantes des structures internationales, pourrait également être l’occasion
d’ouvrir de nouveaux débats. Associer la migration au sujet du changement climatique est ainsi
une opportunité pour amener la protection des migrants sur le devant de la scène politique
internationale. Si une protection de tous les « migrants de survie » semble politiquement
improbable étant donné la réticence des États à limiter leur droit au contrôle de leurs frontières,
une protection des migrants environnementaux semble être soutenue par un mouvement plus
large.
31 Alexandre Betts, Survival Migration: Failed Governance and the Crisis of Displacement. Ithaca, NY: Cornell
University Press, 2013. 32 Susan Martin, Sanjula Weerasinghe et Abbie Taylor, Humanitarian Crises and Migration: Causes,
Consequences and Responses. Abingdon, Oxon: Routledge, 2014.
18
L’entrée de la question migratoire dans les négociations sur le climat donne un avant-goût de
l’opportunité politique d’une protection des migrants environnementaux. Les accords de
Cancún adoptés par la 16ème COP des parties à la CCNUCC en ont ainsi appelé à des « mesures
propres à favoriser la compréhension, la coordination et la coopération concernant les
déplacements, les migrations et la réinstallation planifiée par la suite des changements
climatiques, selon les besoins, aux niveaux national, régional et international »33. Deux ans
plus tard, COP 18 a mentionné la « mobilité humaine » dans la définition d’un programme de
recherche sur des démarches permettant de remédier aux pertes et préjudices liés aux
incidences des changements climatiques dans les pays en développement qui sont
particulièrement exposés aux effets néfastes de ces changements en vue de renforcer les
capacités d’adaptation34. Si ces négociations n’ont pas défini d’obligations spécifiques pour la
protection des droits de l’homme des migrants, elles ont certainement contribué à attirer
l’attention sur le sort des migrants dans le contexte du changement climatique ou, plus
largement, des changements environnementaux.
B. Risques d’une protection catégorielle
- Le risque de l’arbitraire : migrants et non-migrants
S’il peut apparaitre politiquement opportun de relier la protection des migrants aux
négociations sur les changements environnementaux, cette approche n’est pas sans risque. Un
risque particulier est celui d’une allocation non-optimale des ressources de protection – un
problème similaire à celui mis en lumière par James Hathaway, dans le contexte plus général
d’une protection des PDI. Si les migrants environnementaux sont souvent des personnes
vulnérables, ils ne sont pas nécessairement les personnes les plus vulnérables. La migration
étant un mécanisme d’adaptation aux changements environnementaux, elle permet en principe
aux migrants de se mettre à l’abri d’un risque. Les personnes qui ne sont pas capables de migrer
sont donc souvent plus vulnérables que les migrants eux-mêmes. Dans certains cas, la
migration n’est pas nécessairement la meilleure stratégie d’adaptation, et il n’est pas
souhaitable que toute personne affectée par un changement environnemental se déplace.
Politiquement, les populations immobiles sont moins visibles et plus aisément oubliées que de
33 Décision 1/CP.16, para. 14(f). 34 Décision 3/CP.18, para. 7.
19
larges populations de « réfugiés » amassées dans des camps de fortune, et elles sont également
moins accessibles aux organismes dispensant protection et assistance : la protection des
populations immobiles est souvent un plus grand défi tant au plan logistique que financier.
Ainsi, une mise en exergue au plan international des besoins de protection de populations
déplacées pourrait davantage détourner l’attention des besoins de protection des personnes non-
déplacées. Il convient également de garder à l’esprit que des changements environnementaux
diffus qui mettent de vastes populations en péril ont pour effet concomitant de réduire les
capacités de protection des États touchés. Un État affecté par des changements
environnementaux graves ne peut s’engager à assurer un meilleur niveau de protection à ses
migrants environnementaux sans courir le risque détourner des ressources cruciales pour la
protection de populations non-déplacées.
- Les retombées extérieures d’une protection catégorielle
Il est également important de s’interroger sur les conséquences d’une éventuelle protection
catégorielle des migrants environnementaux sur la protection d’autres migrants. Deux
hypothèses opposées peuvent être émises. D’une part, il se peut que le débat sur les migrations
environnementales contribue à une rigidification des prises de position sur les migrations. En
particulier, un discours alarmiste qui mettrait l’accent sur les retombées sécuritaires d’une
migration de masse dans le contexte de changements environnementaux pourrait exacerber les
craintes liées aux migrations et la xénophobie ambiante dans de nombreux États, empêchant
ainsi l’intégration réussie des migrants. De même, une protection des migrants
environnementaux, qui pourraient être définis de manière très restrictive (en insistant en
particulier sur un lien de causalité direct et clairement établi entre le phénomène
environnemental et la décision de migrer), pourrait être perçue construite comme une exception
qui confirme la règle – perpétuant une dichotomie voire une hiérarchisation entre migrants
« méritant » une protection internationale et les autres. Dans les termes de notre analyse, la
protection particulière de certains migrants éclipserait l’application de la protection générale
des droits de l’homme à tous les migrants.
D’autre part, il se pourrait également qu’une protection des migrants environnementaux soit
un premier pas vers une protection plus systématique de tous les migrants. Un scénario très
optimiste consisterait en une extension progressive d’un mécanisme de protection des migrants
environnementaux, à tous les migrants sans considération de la cause de migration. Tout du
20
moins, une reconnaissance des migrants environnementaux pourrait participer à un renouveau
de débats politiques sclérosés sur le rôle de la migration, la liberté de circulation, et la place
des migrants dans nos sociétés, où la migration est encore trop souvent considérée comme une
anomalie sociale plutôt que comme un phénomène normal dans toute société humaine.
Conclusion
Les migrants environnementaux sont avant tout des personnes humaines qui, à ce titre, sont
protégés par des instruments tels que la DUDH, le PDESC et le PDCP. Alors que des
protections catégorielles ont été développées pour réaffirmer, expliciter ou renforcer la
protection des réfugiés, des apatrides, des travailleurs migrants et des PDI, un tel régime de
protection catégorielle n’a pas été mis en œuvre pour le compte des migrants
environnementaux. Des propositions ont été faites en ce sens, mais ce chapitre a tenté de mettre
en lumière certaines réserves. L’opportunité d’une protection catégorielle des migrants
environnementaux doit être interrogée. S’agirait-il d’un premier pas sur la voie d’une
protection renforcée de tous les migrants, ou de toutes les personnes affectées par un
changement environnemental ? Ou s’agirait-il pour les pays développés, qui ont participé d’une
manière disproportionnée à causer nombreux changements environnementaux affectant des
pays en développement, d’imposer des politiques migratoires dans leurs propres intérêts,
notamment au travers d’une « gestion » (c’est-à-dire un contrôle renforcé) des migrations
internationales ?
Tout migrant et toute personne affectée par un changement environnemental – et, en fait, tout
être humain – mérite une protection de ses droits. Lorsque le rideau se lève et que l’hypocrisie
longtemps acceptée de nombreuses politiques migratoires apparaît au grand jour, des réponses
doivent finalement être apportées. Le débat sur les migrations environnementales devrait être
l’occasion d’une prise de conscience menant à reconsidérer le rôle de la migration dans toute
société humaine. Une protection catégorielle des migrants environnementaux risquerait de
n’être qu’un palliatif à des insuffisances structurelles de la gouvernance internationale.