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Errances Arlette Shleifer Roman Colonna Édition

Errances

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À travers la Corse, la Chine, Israël et les États-Unis, ce roman d'aventure nous projette dans les premiers balbutiements du nationalisme corse Auteur : Arlette Shleifer Nombre de pages : 332 (NB) Prix Public : 17 €TTC

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Arlette Shleifer

Roman

Colonna Édition

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arlette Shleifer

roman

Errances

Colonna Édition

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ISBn : 978-2-915922-29-5

© Colonna édition, 2009Jean-Jacques Colonna d’Istria

La maison bleue – Hameau de San Benedetto20 167 alata

Tel/fax 04 95 25 30 67

mail : [email protected] – Site : www.editeur-corse.com

Tous droits de reproduction, d’adaptationet de traduction réservés pour tous pays.

Du même auteur

Luna ou le voyage d’une étincelle, La marge édition, 2002Piège détaché, La marge édition, 2004Molto Chic, Colonna édition, 2005Le bar rouge, Colonna édition, 2006Une jeunesse israélienne, riveneuve éditions, 2008La nuit s’achève, Colonna édition, 2008

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à Carolineà Esther,

« C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat »Sénèque (Lettres à Lucillius)

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CorSe

années soixante-dix

ILS SonT queLqueS CoPaInS quI refonT Le monde autour d’un verre, lesoir sur la place du village. Ils sont tous étudiants sur le continent etpassent leur été en famille. L’un aide son grand-père à la vigne, l’au-tre va à la laiterie pour mouler les fromages et les deux frères vaquentaux travaux des fruits et légumes du père d’antoine.Sur les arbres en ce mois d’août, les oranges ne sont pas encore mûresmais les tomates rougissent à merveille. antoine est le plus jeune dela bande et écoute la colère grandir de jour en jour dans les bars, surles tracteurs et dans les maisons. Il ne dit rien, il tend l’oreille, levisage figé, sans laisser apparaître la moindre expression. Seule, samain parfois se lève mais c’est pour chasser une guêpe. Ses lèvresminces sont sèches et n’ont pas appris à sourire. Il est petit de taillemais fort : ses muscles se dessinent sur les avant-bras et dans l’é-chancrure de sa chemise.Il se tient debout, le soir après le dîner, appuyé contre le tronc tor-tueux de la bignone qui court sur l’auvent de la maison. Il observeles aînés de son regard noir, sans bouger le moindre cil, une cigaretteau bout des doigts.Subvention, intrusion, exploitation, scandale. des mots qui portentle ferment de l’injustice et de la révolte. Les anciens jettent avec dégoûtleur mégot lorsque le sujet est abordé. Leur peau est ravinée par lesjours passés à trimer au soleil, dans une précarité absolue. La terreest aride, rocailleuse et peu généreuse dans cette région quand on aque les mains pour la faire fructifier.

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PremIère ParTIe

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de l’autre côté de leur haie, ils voient pousser des champs de kiwis, deraisins. des propriétés viticoles apparaissent et le vin qui en découle ale goût de l’amertume, de la rancœur et de la jalousie. des hommesvenus d’en face, d’afrique du nord, les pieds-noirs dit-on, sont arrivéstreize ans plus tôt et avec eux des millions de francs ont été déversésdans leurs tonneaux. Les paysans du cru se sentent humiliés, délais-sés par la manne du gouvernement.

La révolte gronde, les menaces circulent : ainsi naît un premier mou-vement autonomiste, on ne peut pas parler d’émeute mais d’une colèrequi se répand ; les vignerons se rassemblent dans une cave détenue pardes pieds-noirs, avec à la clé, des malfaçons sur la fabrication du vinmettant en cause l’image du vin corse.antoine, étudiant en lettres, tranquille à la Sorbonne, écrit des articlesdans la presse locale, dans des journaux d’étudiants. Pour le moment,il s’intéresse plus au vin, à la vie des villages qu’à la politique nationaleet encore moins internationale. Il sera journaliste, il créera son proprejournal, se dit-il en son for intérieur.un rêve pour parler de sa culture, de la langue qu’il possède bien et del’histoire de son île.Il est gagné à son tour par le climat délétère qui se propage dans laplaine. un mot circule de plus en plus : « colonisation de l’île ».Le sentiment que les enjeux économiques des Corses semblent susci-ter moins d’intérêt que ceux des nouveaux venus d’afrique du nord.Les revendications vont bon train. un médecin se fait l’écho de cesinjustices et organise une action entouré d’un groupuscule d’une dou-zaine d’hommes, pour faire entendre leur voix.

quelques-uns des camarades d’antoine s’organisent et lui proposentde se joindre à eux. Il a 23 ans, et sent peu à peu monter en lui un inté-rêt croissant pour la vie sociale des paysans dont il fait partie de toutson être. Il rêve de se rendre enfin utile et de venir au secours de ceuxqui se sentent lésés par ces mesures injustes et insupportables à sesyeux. Il voit son père travailler de ses mains, déformées par la maladie,

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les traits creusés chaque jour un peu plus par la souffrance. Ce père n’aplus d’âge et tout ce qu’il gagne est mis de côté pour payer une partiedes études du fils, le petit dernier. Ses autres enfants seront paysans,comme lui, comme le furent ses ancêtres les bergers.antoine se sent responsable et se doit de crier avec la force de sa jeu-nesse ce qui lui devient de plus en plus intolérable.dans la forêt, au pied des monts dorés de soleil, un jour, il rejoint lesaînés.Le petit groupe s’entraîne : d’abord physiquement, puis un après-midi,des cibles apparaissent sur les châtaigniers séculaires au milieu de laforêt. antoine apprend à tirer, à manier les armes à feu.Jusqu’à présent, il allait à la chasse au sanglier en famille. Là, s’arrê-tait son expérience de tireur. Il est vrai que sa réputation avait fait delui quelqu’un d’adroit, qui visait juste ; son père en était fier ainsi queses oncles.Il gagne en assurance car il est doué et cela ne fait aucun doute pourles copains. Sa timidité lui permet de botter en touche et son silenceimpressionne la bande. Il se tait et ses commentaires, lorsqu’on luidemande, sont modérés et peu belliqueux. antoine est au demeurantun spectateur qui prête son bras mais ne s’implique pas encore dansla politique. Il apprend, il mûrit, il attend.au retour de ces séances d’entraînement, il rentre au volant de la guim-barde que lui prête son frère, occupé dans les vergers. Il croise des gen-darmes dont le nombre semble grandir à chaque intersection.Peu à peu, il les regarde comme des cibles, comme des intrus. Ils sontsur le pied de guerre par petits groupes, mijotant au soleil sous leurképi. antoine, qui avait toujours été respectueux des autorités par espritrépublicain pur, évolue et ainsi naît d’abord de l’irritation lorsqu’il lesaperçoit sur le bord de la route, puis de l’agacement. La révolte est enmarche.depuis le début de l’été, ses mains sont devenues moins douces, pluslarges et plus calleuses : il les observe, posées sur le volant du tracteur.La force monte en elles comme la sève dans les châtaigniers au prin-temps.

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Les soirées, en ce début d’août devant les caves viticoles de la région,deviennent plus agitées, même si les langues ne se délient qu’à voixbasse. on est entre nous et puis on parle en langue corse !« Les gendarmes, même s’ils rôdent alentour, n’y comprendront rien »murmurent les femmes.Les mouches et les moustiques grésillent sur les lampes et les voix sontsourdes dans l’air humide du soir. Le vin est frais mais le souffle estretenu par tous.antoine est toujours en retrait, silencieux. Ses gestes sont lents et lors-qu’il écoute ses frères parler de guerre, d’action et d’engagement, iltaille une branche d’olivier à l’aide du couteau que son père lui a offertpour ses 18 ans.L’été avance, la colère enfle parmi les anciens exploitants agricoles ; lesraisins mûrissent sous un soleil de plomb et les femmes vaquent dansle silence. elles savent que l’heure a sonné dans la lourdeur d’un jourimmuable.Le médecin, à la tête d’un groupuscule occupe une cave viticole appar-tenant à un réfugié d’algérie. Ils exigent que soient mieux pris en consi-dération les intérêts des paysans corses.

La cave est encerclée par des forces de l’ordre venues du continent, ennombre démesuré. Pour leur répondre, quelques fusils de chasse, unedouzaine en tout. Les militants refusent de se rendre, malgré les som-mations d’usage, l’assaut est donné. des blessés parmi les assiégés maisdeux gendarmes sont tués, un autre le sera plus tard.La confusion est totale : des caméras de télévisions encerclent la cave,des cris fusent de partout et du sang éclate, dans l’air lourd d’une finde journée. Il souille le ciel, la terre. david contre Goliah. des touris-tes se sont aventurés aux abords de la cave, à la recherche de sensa-tionnel, de tragique, de souvenirs de vacances sans en soupçonner lesrisques et le danger.

fermeté démesurée déferlant dans les friches de la plaine.Premier coup de feu contre les forces de l’ordre depuis 150 ans.

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antoine est présent, dans les buissons, aux abords de la cave, le fusilà la main, qu’il met en joute lorsqu’il voit les gendarmes, la main surla gâchette ; leur nombre est insensé.Il est hypnotisé par la tension, par la détermination des uns et desautres. Sa mâchoire est crispée, son souffle coupé, ses muscles téta-nisés, et dans la confusion, il tire, tire en direction des forces del’ordre. Il ne sait pas, il ne sait plus mais le sifflement des balles aretenti. Il en est certain : il se souvient de la fulgurance et de la tra-jectoire des balles qui se sont perdues dans la foule, dans les arb-res. Cela l’obsède.L’une d’entre elles, a-t-elle atteint une cible, a-t-elle tué un homme ?La poussière, les mouches, ses yeux qui se sont fermés à cet instantl’empêchent d’être certain. Il jure pour conjurer le sort.Il n’est pas sans savoir non plus.Il est trop tôt pour imaginer le scénario de la suite. Il sait par contre,que ces choses-là ne se prescrivent jamais sur son île.

Il faut partir de là, profiter de la panique, de la confusion générale.Le maquis est tout près, juste derrière et il le connaît bien ce maquisqui monte jusqu’à la lisière de la forêt. Il rampe entre les vignes surla terre assoiffée éructant des cailloux. Il y enfonce ses doigts pours’y agripper pour se rassurer qu’il s’agit bien de sa terre, à lui. Il nepense pas qu’elle puisse le protéger, ou bien l’ensevelir dans les minu-tes qui tombent, telles des sanctions fatales. Il avance à genou entreles cépages comme une prière dans la lourdeur d’un jour qui n’enfinit pas.Soudain il réalise qu’il a oublié le fusil dans le fourré d’où il a tiré.une panique s’empare de lui car l’arme appartient à son père.Il s’arrête, haletant et décide d’attendre la nuit pour la récupérer etl’enfouir dans les ronces dans un endroit que lui seul connaît.des sirènes fusent de toutes parts mais les cris ne l’atteignent plus : il adépassé la zone du drame, la route est loin et la piste est au bout.Traqué sans savoir s’il a fait mouche, sans savoir s’il a tué, sans savoirpourquoi il a tiré à ce moment précis.

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Le poursuit-on dans la nuit qui s’écroule ? des chiens sont-ils lancésà ses trousses ? Tout paraît calme et la lune se fait discrète.La seule chose qui soit évidente pour antoine est qu’il doit disparaî-tre, se faire oublier, le temps que l’agitation cesse.Le pire est évité, et l’opprobre ne tombera pas sur sa famille, du moinspour le moment. Sinon il aurait dû périr au combat, abattu par lesgendarmes ; sa mère aurait pleuré et il aurait été érigé en martyre.

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CommenCe aLorS une LonGue marCHe dans le noir, entre les pins, lesbuis et les arbres séculaires. Il connaît tous les sentiers, toutes lesfailles du terrain. antoine entend le gazouillis d’un ruisseau qui couletout près de lui. Il sait d’où jaillit la source et il y va se rafraîchir. deslambeaux de brume de chaleur flottent dans l’air. nul ne saura venirjusqu’à lui dans cette zone rocailleuse. La plaine est déjà loin der-rière lui. Il ne s’est pas aperçu du chemin parcouru, de la fatigueoubliée, de la faim inexistante. Il a progressé le long des cheminsmontagneux. Son corps est anesthésié et insensible aux conditionsclimatiques ; il éprouve une sorte d’intimité avec le maquis qu’il tra-verse. Parfois antoine ferme les yeux et offre, au vent du soir, soncou pour l’apaiser. Il ne se laisse pas aller pour la première fois à jouirdes senteurs et de la fête que la nature peut lui offrir. Il avance fermé,imperméable : ses sens sont en berne.au petit matin, il s’est écroulé sur la mousse au pied d’un châtaignierdans la fraîcheur du petit jour. Il a dormi quelques instants avant deredescendre sur l’autre versant de la montagne.Sa mémoire est lénifiée et il ne se souvient de rien si ce n’est le sif-flement de la balle, des balles peut-être, du hurlement des sirènes etdes cris, des cris qui fusaient de partout. Sa tête et son cœur sontmartelés à l’infini.antoine ne sent plus son corps, meurtri, brûlé : sa chair est insensi-ble. une seule phrase prononcée par son père au village lors d’unesombre histoire soldée, par un crime de sang, résonne dans sa tête :« tu es un homme d’honneur : si tu l’avais fait, tu l’aurais dit. »ainsi le vieil homme signifiait qu’il savait qui était le coupable maisqu’il ne le dénoncerait pas. Tel était le code du silence. C’était il y abien longtemps mais antoine se souvenait que le gars en questionavait définitivement quitté les lieux et que plus jamais personne n’a-vait entendu parler de lui.

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Pendant des jours et des nuits, il avance peu le jour, surtout la nuit.un berger le nourrit et lui donne à emporter du fromage de ses bre-bis et un peu de pain aux châtaignes. Les deux hommes ne se par-lent pas ; antoine n’a pas besoin de lui raconter une histoire de pro-meneur perdu. Il n’en est rien. avant de lui faire un geste de la mainen signe de salut, le berger lui dit :– Passe au bar de « la Boîte à musique » près du port à ajaccio, et

demande rené, le patron de ma part, je m’appelle dumé. Il n’ajoutarien de plus.

Sa barbe a poussé drue et la sueur a allongé ses cheveux noirs. Il res-semble à un homme des cavernes, à un berger fatigué, abandonnépar son troupeau. L’obscurité ne l’entoure pas, elle pénètre en luisubrepticement à chaque pas dans le noir.Les lunes succèdent aux soleils sur la terre aride et son pas fait cra-quer les branches sèches et mortes sur son passage. L’odeur de lasantoline ne l’enivre plus.Il passe au loin des villages, dort tantôt dans une bergerie, tantôtentre les ruines d’une maison en indivision, à ciel ouvert lorsqu’ilflaire le sanglier. Tout ce qu’il aime de son île, lui porte au cœur, luidonne la nausée.ajaccio est à quelques jours de marche encore. Là, il se perdra dansla ville, à la nuit tombée.

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Le BISTroT eST SITué non LoIn du vIeux PorT, près des filets qui traî-nent sur le quai, où sont ancrées les barques des pêcheurs.quelques tables en terrasse, ou plus exactement sur le trottoir étroitlui donne, l’été, un air touristique. Cependant rares sont les clients depassage. La porte est étroite, jamais grande ouverte, et l’établissementest si profond que seuls les habitués osent s’y aventurer. Pour rené, lepatron, c’est parfait : il est chez lui et on ne le dérange pas beaucoup.Les murs sont peints en rouge et les tabourets en noir, comme lestables. quelques vieilles affiches sont accrochées au mur mais renéne se doute pas que ces « réclames » seront un jour très à la mode.Pendant ce temps, elles absorbent, la fumée, les vapeurs de l’alcoolet l’ivresse des soirs qui tanguent. Leurs couleurs se patinent et pren-nent parfois des tons de sépia.La lumière est peu généreuse car il ne change pas souvent les ampou-les. Il n’aime pas la lumière crue.Le fils de rené, ange, ne fait pas grand-chose de ses journées : il rem-place son père quand ce dernier va à la chasse ou à la pêche. Il attendderrière le bar toujours rutilant et parfaitement astiqué, qu’un inconnule remarque et lui propose l’affaire du siècle, un rôle dans un film outout simplement lui raconte une belle histoire. Il croit en son destin, ilest jeune, il est beau garçon, et il est fort, lui dit-on. Cela suffit.et ce jour arrive enfin ! À l’heure de la sieste, il est dans le bar, aufrais ; il écoute de la musique à la radio. Il aime le jazz. Comme il n’ya personne, il pousse le bouton à fond, et cigarette entre les lèvres ilessuie les tables avec un mélange d’eau et de vinaigre comme sonpère lui a appris. Il aime bien la propreté, au moins cela !Soudain, un homme pousse la porte du bar et esquisse un sourire surun visage mal rasé et buriné par le soleil. Il demande une bière.ange est dérangé dans sa léthargie : à cette heure de la journée, raressont les clients.

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Les deux hommes ne se regardent pas : l’un sert la bière, l’autre laboit assis sur une fesse, posée sur un haut tabouret. Ils se sentent, sejaugent, s’évaluent.Le client joue avec son briquet, clic-clac, ce qui agace l’autre qui tireavec vigueur sur sa cigarette qui se consume.– une boîte à musique vous intéresserait-elle ? demande le client.– une quoi ? que voulez-vous dire par là ?– J’ai à vendre une magnifique « boîte à musique », un jukebox, plus

exactement. étant donné que votre bar s’appelle ainsi, j’ai pensé enpassant que ce serait une bonne idée de vous le proposer avant del’embarquer sur le continent pour le vendre.

– C’est quoi précisément un « jokbosk » ?– un jukebox ! dit le client en articulant.– Puis-je le voir ?– oui, il est dans mon camion.

Le client sortit de sa poche un billet pour régler sa consommation ;le jeune homme refusa, d’un geste mou de la main, indiquant quec’était inutile. Ils allaient parler « affaire ».ange ferma la porte du bar et suivit le client dans le dédale de peti-tes ruelles menant jusqu’au parking sous les arbres.Il sortit un gros trousseau de clés aux tintements des grelots du porte-clés et ouvrit la porte arrière de la grande camionnette bleue.au fond, sanglé de toute part, un grand objet ventru, aux bandes demétal argenté, aux couleurs joyeuses brillait dans l’ombre du camionsous les platanes de la place. Il était, scintillant tel un bijou, dans sonécrin de velours bleu.Le jeune homme du bistrot demeura la bouche grande ouverte devantcette chose imposante, aussi clinquante que la moto de ses rêves, quela voie lactée au moment des étoiles filantes.– Whaoo, whaoo ! se contenta-t-il de dire et de répéter.– Je ne t’avais pas menti, n’est-ce pas? dit le client. Puis il ajouta, « monte

dans la camionnette et regarde de plus près… » Il grimpa dans levéhicule, surchauffé par la chaleur accumulée par la ferraille.

– Touche-le, insista le client.

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Il approcha sa main comme s’il allait être mordu, du bout des doigts,le toucha, puis le caressa doucement. L’objet était chaud et les cou-leurs acidulées des boutons, des tubes en verre, lui procurèrent de lafraîcheur. Sur le côté il y avait une petite fente métallique protégéepar une sorte de broche pailletée.– Là, on met la pièce de monnaie, dit le client puis il continua :– regarde ses poumons, les titres surtout, regarde le délire !

Son regard pénétra dans les entrailles de l’objet. des disques en vinyleétaient rangés sur la tranche, suspendus, en attente d’être sélectionnés.une liste de titres écrits en diamant sur fond rouge lui apparut devantles disques noirs.– et là, il n’est pas allumé, tu verras à quoi il ressemble lorsqu’il est

branché, dit le client en jubilant. quand on le met en marche, il cli-gnote de toutes parts, comme un grand feu d’artifices, précisa-t-il.Imagine, imagine ce qu’il jette ! un soir de quatorze juillet à lui toutseul ! Il activait les doigts de sa main pour figurer le clignotement.

ange ne répondit pas. Il était subjugué. C’était noël en plein été. Ilsdescendirent du camion et le client referma à double tour la porte.– qu’en dis-tu ?– rien, c’est super, c’est bien. T’as du bol !– Le veux-tu ?– avec quoi ? Je n’ai pas l’argent pour cela.– Je ne t’ai pas dit que je le vendais, lança le client.– Pardon ?– viens, on retourne dans ton bistrot et on discute.– C’est mon père le patron, pas moi, dit le jeune homme d’un air

penaud.– ne t’inquiète pas.

Ils ouvrirent la porte du bar et l’odeur du vinaigre mêlé à l’odeur dudésinfectant qui émanait des toilettes dont la porte était restée ouverte,les saisit.ange versa deux bières bien fraîches à la pression et ils s’installèrentautour d’une table. Pour la première fois, il se sentait important : ilgrandissait d’une seule gorgée, d’un seul regard.

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– Tu ne me demandes pas pourquoi je suis rentré dans ton bar plu-tôt que dans un autre, dit le client.

Sans lui laisser le temps de répondre, il continua.– J’ai aimé le carrelage rouge sur la façade, la porte fermée ou presque,

et l’odeur, oui l’odeur du troquet qui vit, qui sent la clope, le vin,les hommes ; celui dans lequel tout le monde n’entre pas, celui donton doit être digne. Être ici est un cadeau qui se mérite ! dans ce bar,on n’est pas n’importe qui !

ange n’en revenait pas. Il n’avait jamais regardé le bar de son pèreavec ces yeux-là.– Ce sont des gens simples qui viennent ici, le soir, osa-t-il dire.– Justement, c’est ça qui compte, des gens vrais, des mecs.

Il leur versa encore une bière, puis encore une autre. La mousse s’é-tait accrochée à la lèvre supérieure du gamin, comme du lait sur labouche d’un bébé repu. et il était engorgé, de lui-même, du projet,de l’objet.– Bon alors, qu’est-ce que tu me proposes ? Se hasarda-t-il, avec

gaillardise.Le client se cala sur sa chaise noire, allongea les jambes sur le côtéaprès avoir allumé une énième cigarette. Il aspira une longue bouf-fée et dit :– Je n’ai pas l’intention de vendre cette merveille mais je ne souhaite

pas non plus qu’elle quitte la ville. C’est à la fois sentimental, et unpeu compliqué. J’aurais aimé te la prêter comme on confie un sec-ret, sachant qu’un jour je viendrai la reprendre sans te prévenir.Je rentrerai dans le bar comme je l’ai fait tout à l’heure. entre-temps,tu offriras du bonheur à tes clients, tu empocheras l’argent qui tom-bera dans la petite boîte. Ce sera comme une location pour moi.Je te paye le loyer d’hébergement. Pour toi, c’est tout bénef ! ajouta-t-il.

– Il faut que j’en parle à mon père, que je réfléchisse, dit ange.– La chance ne passe qu’une seule fois, dit le client : c’est oui ou

non mais je n’attendrai pas, c’est certain. Cette machine est beau-coup plus magique que tu peux l’imaginer. Tu le constateras à l’u-

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sage. d’ailleurs, je te fais un véritable cadeau en te la proposant.Tu ne l’imagines même pas !

Le client se tut : on ne vend pas deux fois un produit lui avait ensei-gné son premier patron.– et bien, c’est oui ! dit ange, du moment que ça ne coûte rien et

que ça peut même rapporter un peu…– Parfait, tu vas m’aider à le livrer ici. Je vais approcher le camion

et déployer le diable à deux roulettes : un jeu d’enfants.Il repartit et quelques minutes plus tard, la ruelle était bloquée, parle camion et par les commerçants qui s’étaient agglutinés tout autouret surtout devant le bar de la Boîte à musique. Ils avaient comprisque quelque chose d’important se déroulait.ange jubilait et était la proie d’une très grande excitation.Il se contentait de s’agiter autour du camion dans lequel le client pré-parait le juke-box : il l’entourait de couvertures grises qu’il sanglait.Lorsqu’il fut enfin paré pour sa sortie, il installa une pente métal-lique à l’arrière du véhicule afin de faire rouler le diable jusque surle trottoir, le jeune homme faisant le contrepoids à l’arrière.– écartez-vous, répétait-il, poussez-vous, laissez-nous passer.

Il alluma toutes les lumières du bar pour accueillir l’objet de tant deconvoitise subite.– enfin le bar sera le bien nommé, dit-il lorsque, toutes les tables et

chaises poussées en vrac vers le fond, laissèrent la place sur lemur de droite au juke-box. on le met ici car il y a la prise de cou-rant à côté et qu’il se reflétera dans le miroir d’en face !

L’engin était lourd mais il ne laissa à personne le droit de le toucher,repoussa les curieux en claquant la porte. epuisés, le client et anges’affalèrent sur la banquette de moleskine rouge et se regardèrentdans l’ombre. Le jeune homme était fasciné par l’objet.Il était énorme, superbe et clinquant à souhait.– allons l’allumer, dit le client.– encore un instant, le temps de terminer mon verre.– Tu as raison, car ensuite il va prendre vie et tu n’en reviendras

pas.

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À cet instant, on entendit frapper fortement à la porte du bar. angereconnut la voix de son père au milieu du brouhaha des voisins. Le tonétait bourru car il ne comprenait pas pourquoi la porte était verrouilléeà cette heure. ange se dirigea vers la porte fermée à clé, qu’il entrouvrit,tira son père par le bras et referma sèchement la porte derrière lui.– C’est quoi tout ce cirque ? dit-il le visage contrit. et vous êtes qui,

vous d’abord ? dit-il en s’adressant au client.– Je passais par là et j’ai été attiré par votre bar, monsieur, se contenta-

t-il de dire.– Je vais t’expliquer, t’inquiète pas, dit nerveusement ange.

Le père n’avait pas remarqué le juke-box, mais ne voyait que les tableset les chaises placées en grand désordre. Il était furieux et de fortmauvaise humeur. Il maugréa, fulmina tout en rangeant les chaisesautour des tables, le torchon coincé dans sa ceinture.ange lui expliqua tranquillement l’accord qu’il venait de passer avecle client. Il fallut encore quelques bières puis quelques pastis avec luipour sceller la rencontre et le dépôt.– viens, on va l’allumer tous ensemble, dit le fils à son père. La

main de ce dernier enfonça la prise.Ils appuyèrent solennellement sur le gros bouton rouge et la lumièreclignotante apparut, circulant autour des pin-up qui ornaient lescôtés, autour des disques de vinyle, sur les touches multicolores.Le client glissa une pièce jaune dans la fente, appuya sur un titre defats domino et la magie éclata. errol Gardner, Billie Holiday…Ils étaient tous les trois éblouis. Le client affichait un franc sourirede satisfaction, le fils jubilait faisant le tour des tables pour le regar-der sous tous les angles. quant au père, il ne disait rien et n’affichaitaucun sourire de satisfaction. C’était sa façon à lui d’approuver.Ils ne signèrent aucun papier, se tapèrent simplement dans la main etle client prit congé du père et du fils au rythme de « The locomotion ».L’alcool ayant rempli les verres et leur rôle, ils avaient même oubliéde demander au client son nom et son adresse. quand le fils lui enfit la remarque, il répondit :– Pas grave, dit rené, lui au moins sait où nous trouver.

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Ils se congratulèrent d’une bonne tape sur l’épaule. La musique deHarlem était à eux, rien que pour eux, ce soir-là.Sur le seuil du bar, le client se retourna et dit :– vous allez voir ! Cette merveille sera le point de ralliement de toute

la ville… magique, magique, je vous l’ai dit…Il disparut au détour des ruelles avoisinantes et ne se retourna pas,les mains dans les poches trouées de son vieux pantalon.Il savait qu’il ne reviendrait plus jamais sur cette île ni dans ce bar.Le seul objectif, qui l’obsédait à cet instant, était de déguerpir le plusvite possible.

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