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Essais sur l’individualism e  Louis Dumont (Seuil,1983) Introduction Dans ce livre qui est composé d’une suite d’essais, Louis Dumont (1911-1998) a voulu avant tout décrire la « conf i u rat ion ! idéolo iq ue mod erne (L. Dumont entend par « idéologie » un  système didées et de !aleurs "ui a #ours dans un milieu so#ial donné) qui est essentiellement individualiste (lindi!idualisme est une idéologie "ui !alorise lindi!idu et néglige ou su$ordonne la totalité so#iale)  dans la mesure o" l’individualisme est un trait ma#eur dans la confiuration de trai ts qui constitue l’ id éoloie mo derne$ %insi, si l’on oppose parfo is le nat ionali sme & l’individualisme en tant qu’il manifeste un sentiment de roupe par rapport & un sentiment individuel, nation et nationalisme ont 'istoriquement partie liée avec l’individualisme comme valeur$ En effet, la nation est précisément le tpe de société loale qui correspond au r*ne de l’individualisme comme valeur, une société loale composée de ens qui se consid*rent comme des individus$ %vant de parler d’individualisme, il faut toutefois s’entendre sur ce que sinifie le mot « individu !$ +l sinifie deu c'oses - d’une part , le su#et empiri que doué de paro le, de pensée et de vol ont é, soi t l’éc'antil lon individuel de l’esp*ce 'umaine que l’on rencontre dans toutes les sociétés . - d’autre part , l’/tre mor al indépe ndan t, aut onome, essentiellement non social, qui port e nos valeurs supr/mes et se rencontre dans notre idéoloie moderne$ 0’est sur cette seconde sinification du mot « individu ! que se fonde l’idéoloie et la société modernes, o" l’individu est la valeur supr/me, & l’opposé de l’idéoloie et de la société traditionnelles o" la valeur se trouve dans la société comme un tout$ 0e qu’éclaire enfin le livre de Louis Dumont, c’est le processus 'istorique qui a conduit & l’affirmation de l’individu comme valeur, un processus qui prend ses racines dans l’essor de la reliion c'rétienne$ 1. LES SOURCES CHRETIENNES DE L’ INDIVIDUALISME 1.1. L’individu chrétien un ! individu"hor#"du"$onde % 0omment l’individualisme a-t-il pu apparatre dans une société de tpe traditionnel, 'oliste 2 Essentiellement en opposition et en supplément ou en surplom par rapport & cette société$ En effet , la société traditionn elle imposait & c'acun une inter dépendan ce étroi te qui était source de relations contrainantes pour les memres de cette société$ 3ar l’opposition entre vie terrestre et vie éternelle, entre ce monde et le roaume des cieu (le %&rist a''irme dans plusieurs é!angiles "ue son « royaume nest pas de #e monde »), par la 'iérarc'isation entre eu et la priorité donnée au seconds, le c'ristianisme a d’aord donné naissance & des « individus-'ors-du-monde !, renon4ant au monde pour suivre le 0'rist$ 5i cet individu est proc'e de l’individu moderne qui est un « individu dans-le-monde !, puisqu’il se suffit & lui-m/me et ne se préoccupe que de lui- m/me, il s’en distinue toutefois par la distanciation vis-&-vis du monde social, condition de sa  proression spirituelle$ Les premiers c'rétiens se sont ainsi émancipés de la société traditionnelle, 'oliste, dans un mouvement de relativisation de la vie dans le monde$

Essais Sur i'Individualisme

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Essais Sur i'Individualisme

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Essais sur lindividualisme,

Essais sur lindividualismeLouis Dumont (Seuil,1983)

Introduction

Dans ce livre qui est compos dune suite dessais, Louis Dumont (1911-1998) a voulu avant tout dcrire la configuration idologique moderne (L. Dumont entend par idologie un systme dides et de valeurs qui a cours dans un milieu social donn) qui est essentiellement individualiste (lindividualisme est une idologie qui valorise lindividu et nglige ou subordonne la totalit sociale) dans la mesure o lindividualisme est un trait majeur dans la configuration de traits qui constitue lidologie moderne. Ainsi, si lon oppose parfois le nationalisme lindividualisme en tant quil manifeste un sentiment de groupe par rapport un sentiment individuel, nation et nationalisme ont historiquement partie lie avec lindividualisme comme valeur. En effet, la nation est prcisment le type de socit globale qui correspond au rgne de lindividualisme comme valeur, une socit globale compose de gens qui se considrent comme des individus. Avant de parler dindividualisme, il faut toutefois sentendre sur ce que signifie le mot individu . Il signifie deux choses :

- dune part, le sujet empirique dou de parole, de pense et de volont, soit lchantillon individuel de lespce humaine que lon rencontre dans toutes les socits ;

- dautre part, ltre moral indpendant, autonome, essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprmes et se rencontre dans notre idologie moderne.

Cest sur cette seconde signification du mot individu que se fonde lidologie et la socit modernes, o lindividu est la valeur suprme, loppos de lidologie et de la socit traditionnelles o la valeur se trouve dans la socit comme un tout. Ce quclaire enfin le livre de Louis Dumont, cest le processus historique qui a conduit laffirmation de lindividu comme valeur, un processus qui prend ses racines dans lessor de la religion chrtienne.

1. LES SOURCES CHRETIENNES DE LINDIVIDUALISME

1.1. Lindividu chrtien, un individu-hors-du-monde

Comment lindividualisme a-t-il pu apparatre dans une socit de type traditionnel, holiste ? Essentiellement en opposition et en supplment ou en surplomb par rapport cette socit. En effet, la socit traditionnelle imposait chacun une interdpendance troite qui tait source de relations contraignantes pour les membres de cette socit. Par lopposition entre vie terrestre et vie ternelle, entre ce monde et le royaume des cieux (le Christ affirme dans plusieurs vangiles que son royaume nest pas de ce monde ), par la hirarchisation entre eux et la priorit donne aux seconds, le christianisme a dabord donn naissance des individus-hors-du-monde , renonant au monde pour suivre le Christ. Si cet individu est proche de lindividu moderne qui est un individu dans-le-monde , puisquil se suffit lui-mme et ne se proccupe que de lui-mme, il sen distingue toutefois par la distanciation vis--vis du monde social, condition de sa progression spirituelle. Les premiers chrtiens se sont ainsi mancips de la socit traditionnelle, holiste, dans un mouvement de relativisation de la vie dans le monde.

1.2. Les implications de lindividualisme hors du monde

Dabord, lindividu chrtien est essentiellement un individu-en-relation--Dieu . Il y a ainsi individualisme et universalisme absolus en relation Dieu : lme individuelle reoit valeur ternelle de sa relation filiale Dieu et dans cette relation laquelle chaque me est partie se fonde galement la fraternit humaine. Les chrtiens se rejoignent dans le Christ dont ils sont les membres. En outre, la valeur infinie de lindividu est en mme temps labaissement et la dvaluation du monde tel quil est puisque ce nest que par leur relation au Christ que les individus smancipent et deviennent gaux entre eux. Il ny a pas encore ici dgalit qui ne serait fonde que sur les droits stricts ou humains des individus : cest devant Dieu et non devant la loi humaine que les individus sont gaux. Enfin, la vie dans le monde nest donc pas nie ou refuse : elle est seulement relativise par rapport lunion avec Dieu et la batitude dans lau-del.

1.3. Lvolution des rapports entre lglise et ltat fait merger lindividu-dans-lemonde

L. Dumont rsume ainsi les rapports entre lglise et ltat aux premiers temps du christianisme : ltat est lglise comme la terre au ciel . Dans la Cit de Dieu, Saint Augustin affirme quun soi-disant tat qui ne rend pas justice Dieu et la relation de lhomme Dieu ne connat pas la justice et nest donc pas un tat : il ne peut y avoir de justice l o la dimension transcendante de la justice est absente. Augustin rclame ainsi que ltat soit jug du point de vue transcendant au monde de la relation de lhomme Dieu, qui est le point de vue de lglise et dfinit ltat comme une collection dindividus unis par laccord sur les valeurs et lutilit commune. Vers lan 500, le pape Glase produit une thorie explicite de la relation entre pouvoir spirituel (glise) et pouvoir temporel (empereur). Cest une relation de complmentarit hirarchique : dans les affaires spirituelles, lempereur est soumis lglise alors que dans les affaires mondaines qui concernent lordre public, lglise et ses reprsentants sont soumis lempereur. Cette complmentarit ou dyarchie est hirarchique car pour tous, les affaires spirituelles sont dune valeur et dune importance suprieures aux affaires mondaines ; or, dans les affaires spirituelles, lempereur est soumis lglise et cest seulement au niveau infrieur des affaires mondaines que la seconde est soumise au premier. Pourtant ds le VIIIe sicle (en 753-754, le pape tienne II donne au roi franc Ppin le titre de patricien des Romains ; en 800, le pape Lon III couronne Charlemagne empereur Rome), les papes se trouvent de nouveaux protecteurs desquels ils obtiennent lautorit politique souveraine sur une partie de lItalie. Pour la premire fois dans lhistoire, ils agissent comme une autorit politique suprme en autorisant le transfert de pouvoir dans le royaume franc et en se prsentant comme successeur des empereurs en Italie par leur revendication et leur obtention danciennes terres impriales. Le divin prtend donc dsormais rgner sur le monde par lintermdiaire de lglise et la dyarchie hirarchique se substitue une monarchie spirituelle. Les domaines spirituel et temporel, auparavant spars, sont runis et deviennent tous deux des pouvoirs et le pouvoir spirituel est considr comme suprieur au pouvoir temporel mme en ce qui concerne les affaires mondaines ou temporelles. Cette volution pousse lindividu chrtien se proccuper des affaires du monde et fait merger lindividu-dans-le-monde .

1.4. La Rforme protestante parachve laffirmation de lindividu-dans-le-monde

la suite de Luther, Calvin (1536) fait de lindividu une valeur destine non plus saffirmer en marge du monde mais y imprimer sa volont et son action. De mme que Dieu est conu essentiellement comme une volont, lhomme lui-mme est conu comme une volont et cette conception se retrouve dans lide de prdestination qui fait que la volont de Dieu accorde certains hommes la grce de llection. La volont de lindividu porte donc sur la construction de la cit chrtienne terrestre. Ce nest plus, comme dans la religion catholique, lglise qui fait des croyants ce quils sont mais ce sont les croyants qui font de lglise ce quelle est, de mme quaujourdhui, ce nest pas la socit qui fait de lindividu ce quil est mais lindividu qui fait de la socit ce quelle est. Lglise volue ainsi dune communaut une socit dindividus prdestins.

2. LE POLITIQUE ET LETAT A PARTIR DU XIIIE SIECLE

2.1. Lmancipation du domaine politique

Ds le dbut du XIVe sicle, le philosophe anglais Guillaume dOccam affirme contre Thomas dAquin quil ny a pas de loi naturelle dduite dun ordre idal des choses mais quil ny a rien au del de la loi relle pose soit par Dieu, soit par lhomme avec la permission de Dieu. Cette loi relle ou positive est lexpression du pouvoir ou de la volont du lgislateur. La notion de droit sattache dsormais non plus un ordre naturel et social mais lindividu et la communaut est remplace par une socit fonde sur la libert des individus. Au Moyen ge, lglise se confond avec ltat et lautorit civile grce la plnitude de puissance (plenitudo potestatis) du pape proclame par le pape Innocent III (1198-1216) : lglise embrasse toutes les institutions et constitue la socit globale au sens moderne. Pourtant, la Renaissance et la Rforme protestante vont entamer la puissance de lglise. Machiavel, dans Le Prince (1513), affranchit la rflexion et laction politiques de la religion chrtienne et de la morale prive et ne reconnat pour seul principe de la science pratique de la politique que la raison dtat. Paralllement, Luther (dbut XVIe sicle) loge la religion non plus dans lglise mais dans la conscience individuelle de chaque chrtien et cest ltat qui constitue la socit globale.

2.2. Le droit naturel moderne ne traite plus dtres sociaux mais dindividus

Pour le droit naturel ancien, lhomme tait un tre social et la nature tait un ordre, la base idale ou naturelle du droit tant un ordre social en conformit avec lordre de la nature. Pour les modernes, les principes fondamentaux de la constitution de ltat sont dduire des proprits et qualits inhrentes lhomme considr comme un individu, un tre autonome, indpendamment de toute attache sociale. La communaut chrtienne hirarchique fut donc remplace par de nombreux tats individuels eux-mmes constitus dindividus. Le but du droit naturel moderne est ainsi dtablir la socit ou ltat idal partir de lisolement de lindividu naturel et loutil principal est lide de contrat : un premier contrat social introduit une relation caractrise par lgalit tandis quun second contrat politique introduit la sujtion un gouvernant. Toutefois, Hobbes (1651) et Rousseau (1762) rduiront ces contrats un seul, le premier en faisant du contrat de sujtion le point de dpart de la vie sociale elle-mme, le second en supprimant tout agent distinct de gouvernement grce sa conception de la volont gnrale.

2.3. La critique de lindividualisme par Hobbes et Rousseau

La reconnaissance par Hobbes de la sujtion dans la socit implique la nature sociale de lhomme. Hobbes oppose ltat de nature, o les individus vivent dans une perptuelle guerre de tous contre tous, ltat politique o lhomme entre afin datteindre la scurit et le dveloppement de ses facults mais au prix de la sujtion. Lhomme ne devient donc pas un individu se suffisant lui-mme mais un tre dpendant troitement de ltat. Lhomme est donc un tre social, et non un individu, en ce qui concerne le plan politique. Comme Hobbes, Rousseau pose une discontinuit entre lhomme de la nature et lhomme politique. Le contrat social implique lalination totale de chaque associ avec tous ses droits toute la communaut. De la volont individuelle de tous surgit une volont qui est qualitativement diffrente de la volont de tous. Cest cette volont gnrale qui est le souverain et qui transcende les volonts individuelles et cette volont prexiste son expression dans le vote majoritaire puisquelle commande le bien commun (de mme, dans la Philosophie du droit de Hegel, lindividu est appel reconnatre dans ltat son moi suprieur et dans le commandement de lEtat lexpression de sa propre volont et libert).

Cest la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen qui marquera le triomphe de lindividu. Cette Dclaration fonde, sur le seul consentement des citoyens, un nouvel tat et le place hors de latteinte de lautorit politique elle-mme.

3. LES CONCEPTIONS MODERNES DE LA NATION : LA VARIANTE FRANAISE ET LA VARIANTE ALLEMANDE

Louis Dumont insiste sur le fait que la conception allemande de la nation, si elle emprunte certains de ses traits aux conceptions traditionnelles ou holistes de la socit et de la culture, est essentiellement une sous-catgorie de la catgorie moderne de la nation. La conception franaise est intgralement individualiste : je suis homme par nature, par ncessit, et Franais par accident. La nation comme telle na pas de statut personnel : elle est simplement la plus vaste approximation empirique de lhumanit qui soit accessible lindividu au plan de la vie relle. La nation comme individu collectif, la reconnaissance des autres nations comme diffrentes de la nation franaise, sont trs faibles de mme que les antagonismes entre nations tant le libralisme franais a pens que la constitution des peuples en nations suffirait instaurer la paix. En bref, la nation nexiste que comme cadre dmancipation de lindividu. La conception allemande, telle quon la trouve chez Herder (1774 : Une autre philosophie de lhistoire) et Fichte (1807-1808 : Discours la nation allemande) mle holisme et individualisme : je suis essentiellement un Allemand et je suis un homme grce ma qualit dAllemand. La subordination de lindividu la socit est reconnue comme ncessaire et le besoin dmancipation de ce dernier est moins fortement ressenti que son besoin dencadrement et de communion. La nation nest plus une collection dindividus comme dans la conception franaise mais un individu collectif et lindividualit de chaque nation est reconnue, les nations tant en outre ordonnes dans lhumanit en fonction de leur valeur ou de leur puissance. Ces deux conceptions sont donc typiques de lidologie moderne qui est individualiste puisquelles sont penses partir de lindividu, que la nation soit compose dindividus ou quelle soit elle-mme un individu.

Conclusion

Louis Dumont termine son expos de lidologie moderne en voquant lvolution de la notion de valeur. Lidologie moderne spare ce qui est de ce qui doit tre, spare la science de lesthtique et de la morale : la valeur dsigne quelque chose qui, la diffrence de la vrit scientifique qui est universelle, varie beaucoup avec le milieu social et mme lintrieur dune socit donne. Pour lidologie classique en revanche, telle quon la trouve chez Platon, il ny avait pas de dsaccord entre ce qui est (le monde rel, le vrai) et ce qui doit tre (le bon et le bien). Pour cette idologie moderne, il ne peut y avoir de passage et de transition entre les faits et les valeurs, jugements de ralit et jugements de valeur sont de nature diffrente. La connaissance scientifique, qui sintresse non aux valeurs mais la ralit, revt une importance essentielle. Laccent mis sur lindividu conduit intrioriser la morale dans la conscience de chacun. Cet individu dispose de la libert de choisir ses valeurs : la socit moderne lui a donc dlgu une partie de sa capacit de fixer des valeurs. Contrairement aux reprsentations holistes, lhomme est spar de la nature comme tre libre sopposant une nature dtermine et agissant sur elle par sa volont et son action.

En rsum, le monde moderne est en lui-mme dpourvu de valeurs et cest lindividu de les y ajouter.

Louis Dumont exprime enfin ses interrogations sur la notion de droit la diffrence. Dans la mesure o ce droit revendique surtout une galit de chance et de traitement, il ne pose aucun problme thorique et la diffrence est laisse de ct au profit de lidentit du traitement galitaire. Toutefois, si ce droit revendique la reconnaissance de lautre en tant quautre, il ne peut vouloir en mme temps lgalit puisquune telle reconnaissance ne peut tre que hirarchique : lautre, sil est reconnu, peut tre pens comme infrieur ou suprieur mais il ne peut tre pens comme gal. Demander la fois lgalit et la reconnaissance est donc demander limpossible selon Louis Dumont.

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