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Jean-Marie Klinkenberg LA LANGUE DANS LA CITÉ Vivre et penser l’équité culturelle LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Extrait de "La langue dans la cité"

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Extrait de l'essai de Jean-Marie Klinkenberg, intitulé "La langue dans la cité. Vivre et penser l'équité culturelle", paru aux Impressions Nouvelles en mars 2015

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Jean-Marie Klinkenberg

la langue dans la citéVivre et penser l’équité culturelle

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

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LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Jean-Marie Klinkenberg

La Languedans La cité

Vivre et penser l’équité culturelle

Préface de Bernard CerquigliniRecteur de l’Agence universitaire de la francophonie

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extrait

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introduction

Albert Delmotte avait vraiment envie de ce home cinéma, avec ses enceintes arrière sans fil et son impressionnant caisson de basses. Il a finalement craqué. Mais il n’a pas bien compris les clauses en petits caractères qui figuraient sur son contrat de vente à tempérament. Et le voilà gravement endetté.

Gilberte Martinez adore bricoler. Elle était très fière de l’ins-tallation de parlophonie et de vidéophonie qu’elle allait installer à sa porte. Mais comme le mode d’emploi était rédigé dans des langues qu’elle ne comprend pas, elle a commis une erreur de manipulation. L’appareillage est à présent gravement endom-magé. Et bien évidemment, ni le fabricant ni le détaillant n’in-terviendront.

Mongi Marzouki est un ingénieur précis et créatif. Mais il n’aura pas d’augmentation dans sa boite, car il n’est pas trilingue. Or c’est là un strict minimum aux yeux de son DRH, quelles que soient les fonctions des cadres qui sont sous ses ordres.

Ces situations sont évidemment très dommageables pour ceux qui les vivent : perte d’argent, de temps, de confiance en soi, risques physiques même. Multipliées, elles portent aussi pré-judice à l’ensemble de la société.

De telles mésaventures sont fréquentes. Mais consti-tuent-elles une fatalité ? Ne peut-on faire quelque chose pour les prévenir ? Sans doute. Par exemple former ceux qui rédigent des textes techniques, administratifs ou commerciaux pour que ces documents soient compréhensibles par le public auquel ils

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s’adressent ; obliger les fabricants à étiqueter et vendre leurs produits dans la langue du client ; promouvoir des méthodes rapides d’acquisition des langues…

C’est évidemment à la collectivité de prendre toutes ces mesures en charge. Exactement de la même manière qu’elle s’oc-cupe de l’hygiène sur les lieux de travail ou de la sécurisation des passages à niveau. Autrement dit, ces mesures relèvent du politique.

Or, quel est le point commun entre toutes les petites infor-tunes que nous venons de narrer ? C’est la langue.

Il y a donc place dans notre société pour une politique de la langue, à côté d’une politique de la santé, d’une politique du travail, d’une politique de l’environnement ou d’une politique culturelle.

Et, comme en matière de santé ou d’enseignement, il peut ici y avoir de la bonne politique, de la mauvaise et de la dou-teuse. Un empereur chinois, raconte-t-on, entreprit un jour de corriger les mœurs de ses sujets, et pour cela il modifia de force leurs façons de parler : politique, visant à imposer certaines manières de penser, d’agir et de sentir. Plus près de nous, un Mussolini se piqua de rendre les Italiens plus proches les uns des autres : il prohiba l’usage de la troisième personne du singulier, qui correspond à notre voussoiement, et rendit le tutoiement obligatoire ; politique autoritaire visant à uniformiser le corps social. Plus près de nous encore, nous voyons le Québec exiger une présence prédominante du français dans la publicité, sur les enseignes commerciales et, d’une façon générale, dans toutes les activités socio-économiques se déroulant sur son territoire, nous voyons la Catalogne rétablir les noms catalans de personnes, que la dictature franquiste avait prohibés, nous voyons la Flandre faire en sorte que ce soit dans sa langue que les relations entre ses

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travailleurs et ses employeurs se nouent : politique encore, visant au respect des populations locales et de leur culture.

Ces exemples ne doivent pas laisser croire que les politiques de la langue sont l’apanage des pouvoirs publics. En forçant les distributeurs de films à faire circuler leurs produits sous des titres comme Fast & Furious (« a film by Machin »)  – ce qui n’avait pas un caractère de nécessité (le même film est sorti sous les titres Rapides et dangereux au Québec, A todo gas en Espagne et Rápido y furioso en Amérique latine) –, les producteurs de cinéma déploient assurément une politique. L’objectif premier de celle-ci est peut-être de réduire certains couts, mais elle a aussi d’indéniables dimensions symboliques. Lorsqu’elles n’accordent de promotion à leurs cadres qu’en fonction de leurs compétences langagières, lorsqu’elles choisissent de faire leur publicité dans plusieurs langues qu’elles choisissent soigneusement, lorsqu’elles accueillent d’abord en anglais les clients qui lui téléphonent, les entreprises ont bien une politique linguistique.

Entre la politique de la langue et les autres, il y a toutefois une différence capitale. C’est que la langue n’est pas autonome. Le croire est bon pour les linguistes en chambre et les académi-ciens. Elle n’est pas un bibelot précieux, un jouet compliqué, ou une pure affaire de désaccords de participes passés. Elle n’est pas non plus seulement un simple instrument de communication. Elle est un milieu de vie ; elle véhicule de puissantes imageries ; elle joue un rôle capital dans la constitution même du lien social.

La langue, en l’occurrence, joue le rôle d’une révélatrice. Elle exprime, rend sensible ou cristallise un grand nombre de pro-blèmes sociaux. Et sur ce terrain, elle est la pire et la meilleure des choses. Elle peut contribuer tant à aggraver qu’à réduire la fracture sociale ; elle peut susciter cette méfiance entre citoyen et monde politique qui fait le lit de l’extrême droite comme elle peut aussi en préserver ; elle peut condamner des collectivités

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entières à l’arriération ou, au contraire, les faire participer à la culture vivante d’aujourd’hui.

Pourtant, lorsqu’il est question de politique de la langue fran-çaise, ce n’est ni de fracture sociale, ni d’extrême droite, ni de modernité qu’on entend parler. Le plus souvent, ce ne sont que doléances sur l’orthographe de nos écoliers, rarement informées par des recherches qui permettent d’y voir un peu plus clair, ce ne sont que plaintes offusquées sur la présence de l’anglais dans les médias, que lamentations sur le recul du français dans le monde. Et en réponse à ces situations, ce ne sont que profes-sions de foi grandiloquentes en la mission civilisatrice de notre langue, proclamations d’universalité généreuses ou bravaches mais souvent toutes convenues, déclarations emphatiques sur la diversité culturelle. Tous discours nobles assurément, mais dont on pèse rarement l’exacte portée.

Ce livre entend mettre en évidence l’articulation entre la langue et tous les problèmes qui ont nom fracture sociale, modernité, violence, ou encore accueil de l’autre, maintien de la diversité culturelle, efficacité technique, relations entre tra-vailleurs et employeurs, justice, égalité, décence. Il entend aussi montrer l’inanité, voire le danger, de toute politique qui mécon-naitrait ce lien.

Il justifiera donc l’intervention des pouvoirs publics en matière de langue.

Il permettra de trier les points sur lesquels une action volon-tariste en matière de langue n’est pas utile et ceux sur lesquels elle est indispensable. Et ce ne sont pas ceux auxquels une certaine paresse nous fait penser d’abord, comme la prétendue dégrada-tion de la qualité de la langue chez nos contemporains.

Il désignera les acteurs d’une politique linguistique bien comprise. Car beaucoup de problèmes dans lesquels la langue est engagée ne pourront être résolus s’ils restent le fardeau d’un

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seul acteur, ou d’un seul secteur : l’enseignement, les ministres de la culture, l’Académie française, les organisations internatio-nales…

Il désignera également les lieux d’intervention qui s’offrent à ces acteurs. Car lorsqu’il s’agit de peser sur la langue, on pense traditionnellement à trois terrains : l’enseignement, l’audiovisuel et l’administration. Mais protéger les droits du consommateur et du travailleur, produire des termes scientifiques en français ou encore accueillir et intégrer les populations migrantes sont des missions qui exigent évidemment d’autres cadres.

Surtout, il énoncera les principes d’une politique visant la justice et l’équité.

Pour cela, il me faudra combattre une conception de la langue, conception que je qualifierai d’essentialiste. Cette concep-tion, qui vit dans toutes les cultures, est particulièrement vivace dans la française ; trop courante chez ceux qui prétendent aimer et servir le français, elle dessert en fait et la langue et ses utili-sateurs. Pour la déconstruire, je retournerai contre elle-même l’idée selon laquelle l’usager doit respect à la langue : je prétends en effet que ce n’est pas elle qui est digne de nos soins, mais ceux qui la parlent.

Ceci n’est pas un livre de recettes. Certes, j’aurai l’occasion d’y proposer plus d’une initiative concrète, de baliser des pistes à suivre. Mais, si l’on ne s’en tient qu’aux fait bruts, certaines de ces propositions pourraient apparaitre comme peu originales. Ce sont en effet souvent celles que formulent et mettent déjà en œuvre les États démocratiques. En particulier, puisque mon propos vaudra principalement pour la langue française, il m’ar-rivera de faire implicitement référence aux actions envisagées par les organes de gestion linguistique francophones fédérés dans l’OPALE (Organes de politique linguistique de la francophonie septentrionale) : la Délégation générale à la langue française et

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aux langues de France, le Conseil de la langue française et de la politique linguistique et le Service de la langue française en Belgique francophone, le Conseil supérieur de la langue fran-çaise et l’Office québécois de la langue française au Québec, la Délégation à la langue française en Suisse romande. Mais mon objectif consiste à donner sens à ces actions, en les rapportant aux valeurs qui doivent les inspirer, et en plaçant la langue au cœur d’une réflexion sur les communications et les relations humaines dans le monde d’aujourd’hui et dans celui de demain. Ce qui ne peut que donner un souffle nouveau aux responsables des politiques linguistiques.

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chapitre iLa Langue, cet obscur objet

poLitique

Langue et poLitique : L’eau et Le feu ?EntrE tyranniE Et ridiculE : lE caporalismE

À l’ombre des grandes guerres qui déchirent le monde, d’autres petites guerres font parfois rage.

Ainsi, au moment où diverses forces se conjuguaient pour déclencher, sous la houlette du Grand Gendarme de l’univers, certaine « Tempête sur le désert », la « Guerre du nénufar » battait son plein en francophonie. Une guerre qui divisait les citoyens plus surement que l’autre conflit : car pour ce qui est du Golfe persique, tout le monde, ou presque, était bien d’accord. Affaire entendue. Même pas discutable. Mais pour ce qui n’était qu’un léger émondage de notre hirsute orthographe – désiré par les enseignants (et sans doute par les enseignés), étudié par les meilleurs linguistes, soutenu par toutes les instances compétentes de la francophonie et même, cerise sur le gâteau, approuvé par l’Académie française –, là, le désaccord fut total : les paladins de la langue levèrent leurs étendards, crièrent au sacrilège, et firent entendre leur « Montjoie Saint Denis ». Il s’agissait en effet, dans cette croisade, de défaire des Sarrasins bien plus perfides que ceux qui nous volaient leur propre pétrole : des iconoclastes, des technocrates sans âme, des instituteurs démagogues ou, au mieux, des inconscients, qui défiguraient notre langue et trahis-saient son génie.

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De même, alors que des armes souvent fondues pas bien loin de chez nous faisaient entendre leur fracas dans les Balkans, et que l’on assistait au retour des Camps dans notre histoire, une autre guerre intestine déchirait les Francophones de Belgique : la « Guerre de la cafetière ». Une guerre déclenchée autour d’un texte de loi visant à féminiser les noms de métiers, fonctions, grades et titres (mais dans la seule terminologie officielle des pouvoirs publics…). Là encore, désaccord. Pour ce qui est des Serbes, tout le monde, ou presque, pouvait s’entendre. Affaire entendue. Même pas discutable. Mais féminiser la juge, la ministre et la rectrice, jamais ! Et l’on vit l’alors Secrétaire perpé-tuel de l’Académie française monter à l’assaut, avec son groupus-cule de généraux et de cardinaux, contourner virtuellement le bastion de Quiévrain, et sommer son homologue de l’Académie belge d’user de son autorité pour mettre fin à cette aventure insensée.

Guerres ou guéguerres ? De quelque nom qu’on veuille les désigner, ces conflits ont mis en évidence le fait qu’en matière de langue, l’intervention des pouvoirs publics n’a pas bonne presse.

Lors de la Guerre du nénufar, parmi les arguments en appa-rence les moins absurdes avancés par les contempteurs de la réforme, il y avait en effet celui-ci : pourquoi l’État s’arrogerait-il le droit de légiférer en la matière, alors que le véritable souve-rain doit être « l’usage » (ou mieux : « l’Usage ») ? C’est encore cet argument de l’Usage qu’on réentendit lors de la Guerre de la cafetière : quelle mouche avait donc piqué les hommes politiques pour qu’ils s’imaginent avoir quelque compétence à intervenir dans ce qui n’était après tout qu’une question de grammaire ? On peut aussi penser aux flots d’encre que la « loi relative à l’emploi de la langue française », dite « loi Toubon », a fait couler dans l’Hexagone en 1994 : à peine eut-on proposé aux Français d’employer des mots français en lieu et place de certains termes anglais – dans un tout petit passage d’un texte et

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qui avait bien d’autres ambitions, visant à maintenir le français dans l’espace public, à stimuler et canaliser la production néo-logique et surtout à assurer la cohésion sociale, texte ne s’appli-quant au reste qu’aux personnes morales de droit public ou aux personnes engagées dans une mission de service public – que les chansonniers et les caricaturistes, poussés dans le dos par les agences de pube, se mirent à croquer le Ministre de la Culture et de la Francophonie en pioupiou aux tranchées, grenade lexicale à la main et casqué poilu ; et les amateurs de néologismes ne tar-dèrent pas à franciser narquoisement l’expression « un best of » en « un tout bon ». Quant à l’intellectuel français le plus en vue, il s’autorisa à résumer en une seule phrase le débat sur la loi, avec sa superbe coutumière : « On ne touche pas à la langue : telle est la loi » (Bernard-Henri Lévy).

Ainsi, lorsque l’État intervient en matière de langue, le mot qui vient spontanément à l’esprit est celui de caporalisme. Lorsqu’ils s’arrogent le droit de toucher à ce qui est ressenti comme la chose la plus individuelle et la plus intangible qui soit, les pouvoirs publics ne peuvent apparemment que tomber dans deux travers : la tyrannie ou le ridicule. La tyrannie lorsqu’ils se donnent les moyens de faire parler le citoyen selon leur volonté. Le ridicule lorsqu’ils ne se donnent pas ces moyens : les gram-mairiens-fonctionnaires aboient, le locuteur passe.

En s’occupant de la langue, les pouvoirs publics se mêlent donc de ce qui ne les regarde pas. Mais en outre, ils fuient leurs responsabilités, en détournant leur attention et leurs soins de ce qui les regarde précisément : l’emploi, la crise des banques, la violence et l’insécurité, la pauvreté, l’immigration, les embarras de circulation, le réchauffement climatique, le sida, la Syrie, la Palestine…

Il faut pourtant se méfier de cette méfiance, comme il faut prendre au sérieux les manœuvres de ridiculisation que l’on observe toujours quand on s’avise de toucher à la langue. Loin

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d’avoir un caractère systématique, le rejet de l’intervention des pouvoirs publics semble en effet ne se manifester que dans des cas bien précis. Et certains contempteurs de l’interventionnisme ne craignent pas de se contredire, en rêvant à une inquisition linguistique qui traquerait le solécisme sur les ondes, dans les salles de rédaction et jusque dans les foyers.

On vit ainsi, au plus fort des débats sur la féminisation, le ci-devant Secrétaire perpétuel de l’Académie – compagnie qui est elle-même une spectaculaire institution d’État – en appeler à l’autorité du Président de la République, protecteur de l’au-guste compagnie, et responsable politique s’il en fût. Et ceux qui rejettent l’intervention des pouvoirs publics dans l’affaire de l’orthographe sont parfois ceux-là mêmes qui en appellent à des mesures coercitives en matière d’usage. De sorte que dans un même camp, on peut à la fois récuser et réclamer l’interven-tion publique. Pour un André Beaunier qui proclamait déjà au début du XXe siècle que « l’État n’a pas à se préoccuper d’or-thographe » parce que celle-ci « conte l’histoire de notre race et de notre nation » (Contre la réforme de l’orthographe, 1909), on a un Michel Mourlait qui, dans un plus récent Discours de la langue (Paris, Loris Talmart, s.d.), réclame que la force armée assure le maintien de l’ordre linguistique (« voir et complimen-ter la langue française… »). Appelé à développer la métaphore « langue = arme » dans le cadre d’une réflexion d’officiers fran-çais sur le concept de défense globale, l’auteur concluait : « Pour exceptionnelle qu’elle soit, cette circonstance montre que l’Ar-mée, tout au moins en certains de ses responsables, évalue le problème de la langue et de ses enjeux d’une manière plus lucide et audacieuse que l’Administration. »

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mais qu’Est-cE quE la languE ?Ces contradictions renvoient à une ambigüité dans les

conceptions de la langue. D’un côté, elle semble être l’expres-sion de l’individu dans ce qu’il a d’irréductible ; de l’autre, les liens entre langue et pouvoir politique sont étroits, nécessaires, et évidents.

Ou plutôt, ces liens seraient évidents si l’on se rappelait ce qu’est la langue : un instrument collectif, dont les fonctions sont nombreuses et variées.

Pour d’aucuns, à l’âme d’ingénieur sans doute, le langage ser-virait avant tout à communiquer.

Il est bien vrai que la langue est un instrument de communi-cation : ne permet-elle pas le transfert des savoirs culturels, scien-tifiques, techniques, des opinions et des croyances ? Mais il faut assurément se défier du mot « communication », un mot qui, avec son compère « transparence », monte à notre firmament au fur et à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de nous. Panacée, et idéologie : aujourd’hui, un pape est moderne non par le contenu de son message, mais parce qu’il communique ; une ministre se sent coupable non parce qu’elle a menti, mais parce qu’il y a eu chez elle un « défaut de communication » ; et l’union européenne souffrirait de ne pas avoir de langue de communication commune.

Même dans cette première fonction instrumentale de com-munication, la langue doit, il faut le noter, répondre à des besoins diversifiés, voire antinomiques. Par exemple ceux de la commu-nication de type scientifique comme ceux de la communication affective. Or pour jouer ces deux rôles, la langue ne mobilise pas les mêmes ressources. Sur le premier terrain, elle tendra à utiliser des signes obéissant strictement à l’idéal de la bi-univocité. Sur le second, elle n’hésitera pas à jouer de l’équivoque, à créer des significations momentanées et plurielles, comme celles que l’on

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observe dans ces énoncés bizarres où un chat cesse d’être un chat pour devenir un « greffier » ou l’« orgueil de la maison », et où des tigres s’introduisent dans les moteurs.

Mais – les derniers exemples en persuaderont – la langue ne sert pas toujours à la seule communication. Elle n’est pas qu’un tuyau par lequel on ferait circuler des contenus divers.

Elle sert aussi à influencer et à faire agir les autres : les faire voter pour tel ou tel, les amener à croire à telle histoire, les faire acheter tel produit, admettre que tel évènement s’est passé de telle manière, adhérer à telle idée…

Parfois, la langue ne se contente pas de décrire des actions : elle est l’action elle-même. C’est ce qui se produit dans des for-mules comme « je t’avertis que », ou « je te promets que » : les actes consistant à avertir et à promettre n’existeraient pas sans ces verbes, qui finissent par devenir l’équivalent d’un geste.

Enfin, il arrive que la langue se moque de toute communi-cation interpersonnelle. Elle joue alors les démiurges, en créant des codes inouïs. Quand la lune des astronomes cesse d’être un corps céleste pour devenir une « faucille d’or dans le champ des étoiles », et quand la plage à marée basse devient, comme chez Saint-John Perse, « le lit refait des sables ruisselants », nous assis-tons bien à la création d’un langage nouveau. Dans le langage poétique, comme parfois en publicité, la manière neuve dont les choses sont dites compte plus que ce qui est communiqué, et qui est le plus souvent banal.

La langue est donc un outil aux fonctions variées : instru-ment de la communication comme du solipsisme, de la préci-sion comme du flou, instrument de la pensée, de l’action et de la création.

Mais sa puissance ne se borne pas là, car elle est plus qu’un canif suisse : elle est aussi, comme on va le voir à loisir, une ins-titution.

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Une telle variété de fonctions laisse entendre que la langue ne saurait être seulement un patrimoine à sauvegarder – elle l’est aussi – : elle est le vecteur de mille problématiques, des problé-matiques qui s’inscrivent de plein droit dans l’espace politique. Nous allons le montrer en détaillant les multiples enjeux que mobilise la langue : enjeux identitaires ou éducationnels, mais aussi enjeux sociaux, enjeux économiques, et enjeux relatifs à la qualité de la vie.

Les questions de français ne peuvent donc être le souci déri-soire d’amateurs de belles antiquités, d’esthètes désœuvrés, de puristes sourcilleux, de philologues chenus, de linguistes tech-nocrates ou d’aimables cruciverbistes et scrabbleurs. Et en s’oc-cupant de la langue, les pouvoirs publics se mêlent bien de ce qui les regarde. Car, on va le montrer, les problèmes langagiers touchent aussi à ceux dont ils ont la charge : le chômage, la vio-lence, l’immigration…

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[…]

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tabLe des matières

Préface de Bernard Cerquiglini 7

Introduction 11

Chapitre I. La langue, cet obscur objet politiqueLangue et politique : l’eau et le feu ? 17

Entre tyrannie et ridicule : le caporalisme, 17 – Mais qu’est-ce que la langue ?, 21

Enjeux identitaires et constructivistes 23La langue : construction du monde, 23 – La langue : symbole et identité, 29 – La langue : plasticité, pluralité, et fragilité, 34

Enjeux sociaux 38Langue et exclusion, 40 – Langue et dévalorisation, 47 – Langue et sélection, 50

Enjeux éducationnels 52Une norme, ou des normes ?, 53 – Qu’est-ce que connaitre une langue ?, 55

Enjeux économiques 57Enjeux vitaux 62L’État démocratique et la langue 63

Chapitre II. La langue, affaire politique. Mais quelle politique ?

Avant d’être française, la langue française est une langue 65Une hypothèque : la vision essentialiste de la langue 68

Il y a langue et Langue, 68 – Le français : langue ou Langue ?, 71 – Une valeur sûre en temps de crise, 76

Deux conséquences de l’essentialisme 78Premier corolaire : la réflexion politique bloquée, 79 – Second corolaire : le citoyen minoré, 84

Trois principes pour une politique linguistique 86

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Une politique qui s’explicite, 86 – La langue est pour le citoyen, et non le citoyen pour la langue, 92  – Une transversalité assumée, 94

Chapitre III. La francophonie : une mission ou un destin ?Le français n’est pas la langue de la France 97Que peut, que doit faire la francophonie ? 101

Deux francophonies pour le prix d’une, 101  – Un objectif unique, 104

Un contenu idéologique contradictoire 106Entre discours angélique et logique marchande, 106  – Les naissances de la francophonie, ou de quoi francophonie est le nom, 109 – Les naissances du francophone, 114

La diversité comme atout économique 119Français, encore un effort pour être la langue de la diversité ! 122

Premier effort : combattre le centralisme, 123  – Deuxième effort : parler autrement du français, 128  – Troisième effort : s’ouvrir à la langue de l’autre, 130

Chapitre IV. Dominantes et dominées. Le français sur le marché des langues

Trois images, deux crises 133Les mécanismes de la domination linguistique 137

Des mécanismes objectifs, 137 – Une domination intériorisée, 142  – La valeur de l’usager, 145  – Domination interne et domination externe, 146

Perspectives 148

Chapitre V. Une langue en déliquescence ?Un mal qui répand la terreur… 153

Un diagnostic unanime, 153 – Un mal ancien et universel, 156Mais qu’est ce qui peut être en crise dans le français ? 160

Crise de croissance…, 161 – … ou crise de confiance ?, 164Quatre mutations 167

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Le spectacle du monde : le temps de la fragilité, 172 – Les groupes sociaux : la nouvelle répartition, 173  – La francophonie : le partage des normes, 176

Une confiance à retrouver 177

Chapitre VI. Maitriser la langue, ou se l’approprier ?Communiquer avec et pour le citoyen 181Du côté de la formation : de nouveaux paradigmes 186

La maitrise, oui, mais une maitrise ciblée, 186 – Non scholæ sed vitæ discimus, 189 – Regarder la langue d’à-côté, 191

Les formateurs et leurs programmes 194Qui enseignera le français en 2050 ?, 194  – De nouvelles alliances entre langues et sciences humaines, 196

De la norme aux normes 200De nouveaux points de référence, 201  – À qui appartient la norme ? 203

Soigner le corps de la langue 204

Chapitre VII. Moderniser l’équipement linguistiqueLe français survivra-t-il au XXIe siècle ? 211La langue et les octets 213

Les enjeux du génie linguistique, 214 – Une politique du génie linguistique, 219

Des mots, des mots, des mots ! 224Les enjeux de la terminologie, 224  – Une politique terminologique, 225

Écrire pour être lu 229Les enjeux de l’écriture technique, 229 – Trois mutations, dont deux sont bien connues et la troisième non, 231 – Hypothèques et résistances, 233 – Une politique de l’écriture technique, 238

Chapitre VIII. Le français et les autresDes stratégies de plurilinguisme 241

De l’ouverture…, 242 – … à la fermeté, 244 – Des stratégies diversifiées quant aux terrains, 246 – Des stratégies diversifiées

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quant aux méthodes, 246 – Des stratégies diversifiées quant aux langues mobilisées, 249

Les langues de voisinage, 253 – Les langues de synergie, 255 – Les langues sœurs, 256 – Partenaires et partenariats, 260

Promouvoir l’unité ou la diversité ? 262Deux politiques pour les « grandes » et les « petites » langues ?, 263  – Une opposition à dépasser, 265  – Qui a peur de la variété ?, 271 – Variétés moins répandues et stratégies de pluri-linguisme, 274

La langue de l’hôte 275Appropriation et cohésion sociale, 275 – Liberté ou obligation ?, 278 – L’État ou le secteur associatif ?, 280 – Quelle représentation du marché linguistique ?, 282

Pour conclure mais aussi pour commencer :quels objectifs pour une politique de la langue ? 287

Bibliographie 296

Index 305

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du même auteur

chEz lE mêmE éditEur

Petites mythologies belges, édition revue et considérablement augmentée, 2009.

Le Tournant des années 1970. Liège en effervescence (en coll. avec Nancy Delhalle et Jacques Dubois), 2010.

Voir faire, faire voir, 2010.Aux sources du sens. Principa Semiotica (en coll. avec le Groupe μ), à

paraitre en 2015.

chEz d’autrEs éditEurs

Rhétorique générale (en coll. avec le Groupe μ), Paris, Larousse, 1970, Paris, Le Seuil, 1982.

Style et Archaïsme dans La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster, Bruxelles, Palais des Académies, 1973.

Rhétorique de la poésie : lecture linéaire, lecture tabulaire (en coll. avec le Groupe μ), Bruxelles, Complexe, 1977  ; Paris, Le Seuil, coll. Points, 1990.

Collages (en coll. avec le Groupe μ), Paris, U.G.E., 1978.A Semiotic Landscape. Panorama sémiotique (en coll. avec Umberto Eco

et Seymour Chatman), La Haye, Mouton, 1979.Rhétoriques, Sémiotiques (en coll. avec le Groupe μ), Paris, U.G.E,

1979.La Littérature française de Belgique, Paris, Nathan, Bruxelles, Labor,

1980.Langages et collectivités : le cas du Québec, Montréal, Leméac, 1981.Trajectoires : littérature et institutions au Québec et en Belgique fran-

cophone (en coll. avec Lise Gauvin), Presses universitaires de Montréal, Bruxelles, Labor, 1985.

Charles De Coster, Bruxelles, Labor, 1985.

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Adaptation française de Le Signe. Introduction à un concept et à son histoire, par Umberto Eco, Bruxelles, Labor, 1988 ; Paris, coll. Le livre de poche, 1992.

Raymond Queneau, André Blavier : lettres croisées (1949-1976), Bruxelles, Labor, 1988.

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Écrivain cherche lecteur. L’écrivain francophone et ses publics (en coll. avec Lise Gauvin), Paris, Créaphis, Montréal, V.L.B., 1991.

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Page 28: Extrait de "La langue dans la cité"

LA LAngue dAns LA citéMARS 2015

Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874492433

ISBN 978-2-87449-243-3320 pages – 21 €

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La langue ne serait-elle qu’un sujet propre à intéresser des esthètes désœuvrés, des puristes sour-cilleux ou d’aimables cruciverbistes ?

Non, car c’est à travers elle que nous appréhendons le monde et que nous nous intégrons à la col-lectivité. C’est à travers elle que le pouvoir se donne ou se refuse : dans un monde où communiquer est capital, régner sur elle représente un enjeu de taille. Et à l’ère du numérique, la langue est aussi un riche gisement économique.

À côté des politiques de la santé ou de l’environnement, nos sociétés démocratiques doivent donc inventer une politique de la langue, dont les objets sont nombreux : droits de l’usager à l’égard d’institutions publiques qui ne semblent pas faites pour lui ; droit du travailleur à travailler dans sa langue ; protection du consommateur face aux produits standardisés ; intégration des populations migrantes…

Ce nouveau livre de Jean-Marie Klinkenberg place nos langues – et spécialement le français – au cœur d’une réflexion sur les communications et les relations humaines dans le monde d’aujourd’hui. Il énonce avec brio et clarté les principes d’une politique linguistique visant la justice et l’équité, en proclamant que la langue est faite pour le citoyen, et non le citoyen pour la langue.

Professeur émérite de l’Université de Liège, Jean-Marie Klinkenberg y a enseigné les sciences du langage. Ses livres, et ceux du Groupe µ dont il est un des fondateurs (Rhétorique générale, 1970 ; Traité du signe visuel, 1992), ont été traduits dans une vingtaine de lan-gues. Membre de l’Académie royale de Belgique, il préside le Conseil de la langue française. Il est notamment l’auteur de Précis de sémiotique générale (Le Seuil, 2000) et de Petites mythologies belges (Les Impressions Nouvelles, 2009).