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Paul Inchauspé

À la périphérie du centre

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La collection «Carrefours anthropologiques» est dirigée par Francine Saillant

Francine Saillant (dir.), Réinventer l’anthropologie ? Les sciences de la culture àl’épreuve des globalisations

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Sous la direction de

Michelle Daveluy et Louis-Jacques Dorais

À la périphérie du centre

Les limites de l’hégémonie en anthropologie

«Carrefours anthropologiques»

Liber

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Les éditions Liber reçoivent des subventions du Conseil des arts du Canada, du ministèredu Patrimoine canadien (padie), de la sodec (programme d’aide à l’édition) et participentau programme de crédit d’impôt-Gestion sodec pour l’édition de livres du gouvernementdu Québec.

Maquette de la couverture: Zone verte design

Illustration: Indigenous Culture Patterns, ©Marcelo Silva, IStockphoto

Dépôt légal: 4e trimestre 2009

Bibliothèque et archives nationales du Québec

© Liber, Montréal, 2009

isbn 978-2-89578-222-3

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Le présent ouvrage tire son origine d’une table ronde sur l’hégémonieanthropologique à la périphérie du centre, présentée lors du colloquesur l’anthropologie des cultures globalisées qui a marqué le trentièmeanniversaire de la revue Anthropologie et sociétés, en novembre 2007.L’objectif de cette table ronde était de réunir un certain nombre d’an-thropologues exerçant leurs activités dans des pays du «centre», au senswallersteinien du terme (Europe occidentale, Amérique du Nord, paysen émergence), mais en dehors des lieux d’où émane la majeure partiede la recherche anthropologique actuelle : États-Unis, France, Grande-Bretagne. Les participants se sont demandé, d’une part, jusqu’à quelpoint la quasi-hégémonie scientifique exercée par ces trois pays (doubléed’une hégémonie économique et politique dans le cas du premier)déterminait ou à tout le moins influençait leurs propres paradigmesépistémologiques et leurs problématiques théoriques et, d’autre part, s’ilétait possible d’exercer un poids réel sur la science anthropologique entravaillant à partir de la «périphérie du centre», c’est-à-dire à la margedes trois pays en question.

Cinq des dix chapitres du volume — ceux de Singleton,Munanga, Bibeau, Daveluy et Dorais — émanent de communicationsprésentées lors de la table ronde. Une présentation faite par Georges E.Sioui dans le cadre d’une autre table ronde a trouvé également place ici.Se sont ajoutés quatre textes, écrits par des auteurs que nous avonscontactés après coup (Benoît, Saillant et Laplantine, Harrison et Amit).

Il est intéressant de constater que la moitié de ces collaborateurs nesont pas originaires des pays et territoires où ils exercent leur profession

Introduction

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dont ils parlent dans leur texte: Singleton est un Britannique deBelgique, Munanga, un Congolais du Brésil, Benoît, une Françaisevivant aux États-Unis, Amit, une Sud-Asiatique du Québec, etDaveluy, une Québécoise habitant le Canada anglais. Cela veut-il direqu’il est plus facile de parler de la périphérie quand on y occupe uneposition un peu décalée? Quand on est soi-même marginal par rapportà la marge? Pour certains, la marginalité institutionnelle caractérise eneffet la discipline anthropologique depuis ses débuts puisque bonnombre d’immigrants, de femmes et de minoritaires de toutes sortes s’ysont (re)trouvés1. Nous laissons donc à chacun le soin de répondre àces questions à la lecture des textes qui suivent.

L’ouvrage regroupe des regards critiques, parfois ironiques, quis’inscrivent dans l’un ou l’autre des deux pôles définis par Ribeiro etEscobar2, le cosmopolitanisme provincial des anthropologies alterna-tives et le provincialisme métropolitain des écoles hégémoniques de lapensée anthropologique. Michael Singleton ouvre le bal à partir de lapossession prophétique comme marginalité inspirée et assumée. Selonlui, la marge de manœuvre désirée et obtenue en dehors des grandscentres est bénéfique voire nécessaire. Catherine Benoît poursuit àpropos de la marginalité de l’anthropologie de la Caraïbe. Elle expliquecomment l’incorporation des territoires outre-mer dans la géopolitiquefrançaise a rendu caduque l’analyse anthropologique des situationspostcoloniales qui s’y développent. Kabengele Munanga va dans lemême sens: les critiques postcolonialistes n’auraient pas ébranlé lesbases de la discipline anthropologique puisque matériaux ethnologiqueset populations locales demeurent analysés selon les méthodes et théoriesémanant des grands centres. Il illustre ce fait à partir du Brésil, oùl’anthropologie a longtemps été celle des populations indiennes et nonpas noires. Nous serions devant une anthropologie qui reste à fairepuisque la critique, si saine soit-elle, ne serait pas encore gage d’avancéethéorique. Georges E. Sioui nous invite à continuer exactement surcette lancée en revoyant l’histoire des civilisations amérindiennes du

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1. J. Leavitt, «Linguistic relativities», dans C. Jourdan et K. Tuite (dir.),Language, Culture, and Society: Key Topics in Linguistic Anthropology, Cambridge,Cambridge University Press, 2006, p. 56.

2. G. L. Ribeiro et A. Escobar (dir.), World Anthropologies : DisciplinaryTransformations within Systems of Power, New York, Berg et The Wenner-GrenFoundation, 2006.

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point de vue huron-wendat. La logique des affrontements entre popu-lations (sauvages) prêtes à s’exterminer les unes les autres fait place àune production originale, l’anthropologie de l’âme.

Julia Harrison propose ensuite l’analyse d’une exposition sur lespeuples autochtones organisée par le Glenbow Museum de Calgary lorsdes jeux olympiques d’hiver de 1988. Elle suggère que les événementsde l’époque ont donné lieu à l’émergence d’une anthropologie publiquetypiquement canadienne qui déborderait ses propres frontières. Dans letexte qui suit, Vered Amit s’interroge elle aussi sur le statut del’anthropologie canadienne. Pour elle, le problème n’est pas tant d’êtreau centre ou à la périphérie mais de maintenir une pertinence quipermette la reproduction de l’anthropologie canadienne plutôt que sonabsorption par d’autres anthropologies, nationales ou internationales,qui se renouvellent à travers leurs succursales. Puis, toujours en contextecanadien, Michelle Daveluy compare la production anthropologiqued’un océan à l’autre selon la langue de travail des chercheurs. Il s’endégage, d’une part, un portrait moins homogène de l’anthropologiecanadienne et, d’autre part, des formes d’anthropologie affranchies descarcans imposés par la discipline.

À un essai de Gilles Bibeau sur l’américanité du Québec et l’in-fluence de l’école de Chicago sur le développement des sciences socialesdans la province en général et à l’université McGill en particulier, feraécho, sur un ton faussement léger, Louis-Jacques Dorais, qui décrit lesconstructions intellectuelles propres au milieu anthropologique de l’uni-versité Laval, qui a eu davantage tendance à se positionner par rapport àla France. Il conseille d’embrasser la périphérie plutôt que de courtiserun centre qui manifeste peu d’intérêt envers quiconque. Finalement,Francine Saillant et François Laplantine reviennent sur la parole del’autre en anthropologie dans le contexte de la globalisation. Malgré lesnombreux exemples d’ignorance asymétrique3 fournis auparavant, ilsgardent l’espoir d’une anthropologie symétrique. À chacun de nous d’ycontribuer, peu importe la tribune dont nous disposons.

Michelle Daveluy, université de l’AlbertaLouis-Jacques Dorais, université Laval

9Introduction

3. Ibid., p. 13.

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À la périphérie païenne

Le 14 février 1908, le supérieur de la mission catholique d’Urwira,établie en pleine brousse au centre sud-ouest de la Tanzanie, note, dansle journal de bord que le règlement de son ordre l’obligeait à tenir 1,qu’«une femme en dormant rêve que Katabi est descendu sur elle, ellese réveille en sursaut, puis elle tombe, comme prise d’un accès d’épilep-sie, émettant des paroles que les femmes, disciples de Katabi, recueillentet transmettent au chef qui aussitôt exécute ses ordres — malheur à luis’il refuse!»

Cette perle anthropologique est d’autant plus rare que lemissionnaire qui nous l’a livrée fait davantage dans l’expansionnismeecclésiologique que dans l’enregistrement ethnographique. C’est doncà son insu qu’il nous donne à penser à propos d’un phénomène qu’onpourrait appeler «transculturel», mais à condition d’accepter que cemot ne couvre qu’une abstraction analytique à usage purement acadé-mique. Celle ou celui qui opposerait le «transculturel» au «culturel» entermes de structure substantielle, foncièrement hors culture, propre à lanature (sociale) de l’homme, et qui en ferait la cause profonde des

Michael Singleton

En marge monumentale

1. M. Singleton, «Expansionnisme ecclésiastique et expertise ethno-logique: le Cardinal Lavigerie et les Pères Blancs en Tanzanie», Neue Zeitschriftfür Missionswissenschaft, vol. 57, no 1, 2001, p. 15-32.

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variations accidentelles propres à de simples situations sociohistoriques,tomberait aveuglément dans l’illusion onto-épistémologique charriéepar une certaine philosophie primesautière, pérennisée par l’Occidentscolastique. À notre avis nominaliste, chaque cas est un cas à partentière et nullement l’illustration imparfaite d’un principe transcen-dant. Il n’y a pas de nature humaine, mais seulement des hommes; iln’y a pas d’humanité, mais uniquement de l’hominisation. Malgré sesprétentions quintessentielles, l’universel n’est qu’une généralisationconventionnée pour des causes qu’une culture donnée estime crédibles.C’est ainsi que des phénomènes particuliers du gabarit d’Urwirapeuvent donner lieu à des généralités anthropologiques. En l’occur-rence, dans des sociétés structurellement plus complexes que les bandesde chasseurs-cueilleurs, la position périphérique (qui peut être aussi unpositionnement) de certaines personnes les prédispose à voir ce qu’il ya lieu globalement de faire.

L’entrée dans le journal d’Urwira nous permettra de concrétiser ceconstat d’ordre dénominateur commun. Chaque parole de la phrase,bien qu’écrite sans arrière-pensée anthropologique, vaut son pesant d’or théorique. Il s’agit d’une femme et non pas d’un homme et trèsprobablement (au vu de cas parallèles) d’une jeune femme. Or sans êtreexclues des affaires publiques et enfermées dans leur monde à ellescomme peuvent l’être les femmes notamment dans des culturesislamisées, les femmes d’Urwira étaient relativement marginalisées parrapport au monde des hommes (avant de le rejoindre en partie endevenant vieilles), géré en outre de manière gérontocratique. Déjà lesystème de mariage virilocal faisait que les jeunes épouses ne se sentaientque très graduellement chez elles auprès de leur mari qui, la plupart dutemps à l’époque, avait pu voyager au loin en tant que porteur de cara-vanes, gagnant ainsi non seulement une vision plus large et «réaliste»du monde, mais aussi une certaine autonomie économique.

La division ancestrale du travail imposait une activité certaine aux femmes — en plus de tout ce qui relevait de l’enfance, il y avait lacuisine quotidienne, la corvée de l’eau ainsi qu’une partie des labeursagricoles (cultivateurs sur brûlis, les hommes abattaient des arbres etcognaient dur le sol pour faire des rangées de sillons profonds, les fem-mes les suivant la houe à la main pour amonceler la terre en billons). Iln’empêche que, dans des domaines plus publics que domestiques et quenous qualifions d’échange économique ou de mythico-religieux, en

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passant par le sociopolitique, les femmes étaient plutôt absentes, voirepures spectatrices. Cette passivité partielle trouve un écho dans le faitque c’est «en dormant» que la fille est saisie par un esprit. Dans d’autrescultures, on peut prendre les devants, provoquer une rencontre avec les esprits — ne serait-ce qu’en allant dormir dans le temple dansl’espoir d’une éclairante visite nocturne. À Urwira, c’est sans préalableni crier gare que Katabi tombe inopinément sur sa victime dans sonsommeil. De façon ethnocentrique, le père supérieur parle de «rêve» et donc d’imagination individuelle et de sursaut subjectif, là où, pour les intéressés, il n’y a rien de plus réel que le rêve, dans la mesure où lesujet se trouve altéré à son corps défendant par une Altérité de référencetranscendante, garante de l’objectivité absolue du message. Le mission-naire pense aussi à une crise d’épilepsie et donc à des troubles psychi-ques. Mais les gens, malgré la similarité des symptômes, savent très biendistinguer entre l’état d’ivresse, la folie, l’épilepsie et la possession.

Katabi est le seul acteur du drame qu’il faudrait expliciter ethno-graphiquement. On sait qu’un consensus se dégage parmi les africanistespour attribuer à tout esprit une origine humaine. Il n’empêche quecertains esprits ancestraux finissent par se détacher de leurs liens lignagerspour prendre figure surhumaine. Après tout, dans l’histoire occidentale,un Charlemagne ou un Cromwell (pour ne pas parler d’un Jésus devenule Christ), bien qu’ayant été des personnages historiques, fonctionnentcomme des demi-dieux au niveau de l’imaginaire populaire, malgré l’or-thodoxie monothéiste. Or dans l’absence totale d’horizon (mono)théisteen Afrique — le plafond paradigmatique du religieux étant clôturé parun Ancêtre Primordial2 —, Katabi représente, de manière plus opéra-toirement sacramentelle que simplement symbolique, des phénomènesglobaux tels que des tremblements de terre, la pluie, l’invasion desauterelles ou des épidémies (entre autres la variole). Néanmoins etmalgré qu’il ait été choisi par les missionnaires protestants pour traduireleur conception manichéenne du diable biblique3, Katabi, loin d’être le mal incarné, peut aussi être invoqué pour la fécondité des femmes et

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2. M. Singleton, «Theology, “Zande theology” and secular theology»,dans A. Singer et B. V. Street (dir.), Zande Themes: Essays Presented to SirEdward Evans-Pritchard, Oxford, Blackwell, 1972, p. 130-157.

3. A. Gottberg, Unyamwesi. Quellensamlung und Geschichte, Berlin,Akademie, 1971, p. 133.

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la fertilité des champs. Les spécialistes ont tendance à coller l’épithète«territorial» ou «régional» à ce genre d’esprit supraclanique voire tribal4.Mais en plus du fait qu’il faut conjurer les relents ethnocentriques inclusdans la description de leur «culte» en termes «proprement religieux5», ilfaut bien distinguer le vécu spatial des Africains, centré sur des rapportspersonnels en réseaux, de son «équivalent» géocentrique des observa-teurs occidentaux, obsédés par l’appropriation des ressources foncières.

Ce qui est fascinant, c’est que la jeune fille d’Urwira n’est pas lapremière, loin s’en faut, à avoir été ainsi visitée par l’esprit. Le villagepeut compter sur des anciennes combattantes des causes de Katabi.Elles ne sont sans doute pas associées dans une guilde permanentecomme il y en a dans la région, du genre mixte comme les Bashwezi ouunisexe telles les sages-femmes. Mais étant passées par là, ces disciples sereconnaissent à l’occasion d’une nouvelle manifestation de l’esprit.Certes, comme tous ceux qui ont non seulement eu à observer mais àparticiper au phénomène de la possession le savent6, les communi-cations des esprits (car ils viennent rarement pour rien) ne sont pastoujours des plus claires. Les possédées étant secouées physiquement etvéhiculant le message de manière saccadée, il faut bien des interprètes.C’est ainsi qu’averties les femmes possédées autrefois par Katabiviennent à l’écoute, comprennent ce que l’esprit a à dire et surtout cequ’il exige qu’on fasse.

Ce que Katabi disait et requérait était relativement stéréotypé —au point que les missionnaires, qui n’assistaient que très rarement pourne pas dire jamais directement au phénomène, avaient pourtant puenregistrer le message typique ainsi que l’initiative habituellementdemandée7. En effet et jusque dans les années 1950, les journaux debord de la bonne douzaine de missions de la région notent régulière-

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4. R. P. Werbner (dir.), Regional Cults, Londres, Academic Press, 1977. 5. Voir M. Singleton, «L’au-delà, l’en deçà et l’à côté du religieux»,

MAUSS, no 22, 2003, p. 181-196, pour une définition du phénomène religieuxau ras des pâquerettes phénoménologiques.

6. M. Singleton, «Obsession with possession», Pro Mundi Vita, juillet1977, p. 1-35.

7. Même le père Robert, qui a établi une première synthèse ethno-graphique à propos de Katabi et des siens (J. M. Robert, Croyances et coutumesmagico-religieuses des Wafipa païens, Tabora, tmp Press, 1949), se fiait surtoutaux renseignements de ses catéchistes.

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ment le contexte des apparitions de Katabi et les cérémonies sollicitées.Dans le cas d’Urwira, le diariste s’est contenté de signaler un aspect cléet récurrent des manifestations: le fait que le message, livré en marge ettransmis aux autorités du cru, n’est pas négociable mais doit êtreaussitôt et automatiquement suivi à la lettre. Le chef d’Urwira, réveillé àminuit, n’a pas proposé aux femmes qu’elles reviennent dans la matinéelui rappeler s’il y a lieu ou non de faire quelque chose. Non! Comme l’adit à très juste titre le missionnaire, il doit obéir sur-le-champ, com-mencer à prendre des dispositions immédiates, faute de quoi lui et lessiens risquent fort le pire.

S’agissant à ses yeux de civilisé chrétien, au mieux, de stupiditésauvage, au pis, de superstition satanique, le ton des remarques du curéd’Urwira est aussi condescendant que critique. Mais, dans un sens, l’an-thropologue contemporain n’est pas moins militant et missionnaire queles apôtres d’antan. Ce qui les différencie, c’est que l’anthropologuecombat pour plutôt que contre la cause indigène. En l’occurrence, ilferait remarquer que la date de l’événement, mi-février, n’est pas inno-cente. Dans cette région de l’Afrique centrale, les pluies, qui commen-çaient au début du mois de novembre, s’interrompaient à la mi-janvierpour une ou deux semaines. Mais si cette «petite saison sèche» commeon l’appelait se prolongeait outre mesure, les semailles risquaient fort desécher sur pied, hypothéquant (en l’absence à l’époque de toutprogramme d’aide alimentaire) la survie même du groupe. Il y a lieu desupposer que cette année-là, à Urwira, les pluies n’étant pas de retour, lesgens se mettaient à paniquer. Animistes dans l’âme, c’est-à-direprogrammés pour traiter avec des choses comme avec des personnes ( làoù nous, en non-animistes, traitons déjà la plupart des personnes commede simples ressources!), les adultes et les autorités devaient se demanderouvertement si ce n’était pas encore Katabi qui, pour une raison ou uneautre, était responsable de cette crise menaçante.

Dans ce climat lourd de soupçons et de soucis, l’anthropologuen’est pas étonné d’apprendre qu’une jeune fille particulièrement sen-sible non seulement par son caractère, mais à cause de sa marginalitésociale, a été saisie par la gravité de la situation, personnifiée par Katabi,devenue pour les circonstances la pluviométrie «faite personne» (per-sonam facere). De notre point de vue naturaliste, l’animisme, c’est aussila transformation de phénomènes naturels en partenaires intentionnels,dotés de suffisamment d’intelligence et de vouloir propres pour pouvoir

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correspondre avec leurs répondants humains. Sachant ce qu’un Katabiavait l’habitude de demander dans de pareilles circonstances, l’anthro-pologue peut connaître aussi le type de cérémonie que le chef d’Urwiraa dû organiser. Les hommes devaient rester au village, s’occuper desenfants et des travaux domestiques, tandis que les épouses, habillées aumasculin, partaient en forêt, portant les armes et de quoi brasser de labière, carburant indispensable pour les danses d’occasion. En tant querenversement de l’ordre culturel, ce transvestisme rituel était censéremettre ce que nous appelons la «nature» en état de marche8.

En coulisses catholiques

Avant de tirer la leçon théorique que ce genre de cas de possessionprophétique donne en matière de marginalité inspirée, il est intéressantde constater que des cas du même genre sont connus au sein du chris-tianisme. Nous ciblerons ce qui se passe dans une église hiérarchiquecomme celle de Rome, car les possédés protestants, en l’absence destructures sacerdotales, parlent moins des rapports entre la périphériepopulaire et le centre clérical. En règle générale, une fois le message livréà qui de droit central ( le chef d’Urwira ou le roi de France, le pape de lacité éternelle ou les évêques du cru), la personne qui l’a reçu en margeretourne à ses pénates périphériques. Mais il arrive aussi que l’inspirée(il s’agit souvent en effet de personnes du sexe dit «faible»), au lieu deregagner humblement son modeste lieu d’origine, s’incruste au centrese sachant l’élue de Dieu ou du Destin. La plupart des jeunes (vierges)visionnaires de la Vierge Marie — Bernadette de Lourdes, les troisenfants de Fatima et leurs émules belges de Banneux et de Beauraing —touchés par le sacré, une fois leur message céleste communiqué auxautorités cléricales et authentifié par elles, se sont vu inviter par cesmêmes pouvoirs à se cloîtrer dans des couvents ou à rallier des sémi-naires. Il s’agit d’enfants «de basse extraction», vivant dans des bledsimpossibles et qui, impressionnés inconsciemment par les peurspaniques de leurs aînés — la République laïque en France, le Péril

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8. M. Singleton, «Un anthropologue entre la Nature de la Culture et laCulture de la Nature», dans F. Debuyst et al. (dir.), Savoirs et jeux d’acteurs pourdes développements durables, Louvain, Academia Bruylant, 2001, p. 81-111; P. Descola, Par-delà culture et nature, Paris, Gallimard, 2005.

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communiste au Portugal —, se sont vu visiter à propos par la Mère deDieu. Mais le cas de Jeanne d’Arc, bien qu’une exception prouvant larègle, reste exemplaire de l’éventuelle volonté de la modeste marginalitéd’être non seulement reconnue par l’ordre établi, mais d’en faire partieintégrante.

Au début du quinzième siècle, les manants de Domrémy dans laFrance profonde sont tout aussi affolés par la menace que des hordes de«hooligans» anglais font peser sur le pays que les paysans d’Urwiraquelques siècles plus tard face à un manque de pluie. Jeune fille de treizeans, âge impressionnable, Jeanne entend en silence comme il sied à unenfant de son milieu rural les échanges inquiets et agités de ses aînés.C’est dans cette atmosphère d’angoisse globale qu’elle part faire paîtreles brebis de son père, Jacques d’Arc. Seule et somnolente, comme sasœur d’Urwira, elle entend tout à coup des voix du ciel. Évidemment, ilne s’agit pas de Katabi, inconnu dans ses bataillons hagiographiques,mais des saints Michel, Catherine et Marguerite. À l’instar de sonhomologue africaine, Jeanne ne leur avait rien demandé, mais elle ne sefait pas prier : ses saints interlocuteurs lui enjoignent d’aller dire au roivacillant et aux autorités divisées du royaume qu’il est temps qu’ils seressaisissent et renvoient messieurs les Anglais penauds à leurs pénates.Jeanne s’empresse donc de frapper à la porte du château de Chinon oùCharles vii terrifié s’est terré. Puisque, Dieu sait pourquoi, c’est quandmême Lui et les Siens qui ont choisi de parler à une paysanne pucelled’enjeux autrement plus graves et publics que de purs problèmes per-sonnels, on la fait entrer et le roi l’écoute en privé.

Jusqu’ici les ressemblances psychosociologiques avec Urwira sontfrappantes: dans un climat de crainte généralisé, une jeune fille,insignifiante par sa condition socioculturelle, est néanmoins saisie par leTranscendant pour révéler aux responsables du moment la solution quis’impose. Mais à l’encontre de l’anonyme Africaine, Jeanne, missionaccomplie et remerciée par l’autorité centrale, au lieu de rentrer gen-timent chez elle s’occuper de nouveau de ses brebis, persiste et signe.Qui ne connaît pas la suite? À la tête d’une armée, habillée en hommeet maniant de main virile les symboles phalliques, épées et lances,propres aux seigneurs de son temps, Jeanne part à l’assaut des Anglais.Victorieuse à Orléans, elle fait sacrer le roi à Reims. Sa popularitémassive et sa participation au pouvoir ne plaisent pas à tout le monde.Ses adversaires la livrent à l’ennemi en mai 1430. Un an plus tard

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Jeanne d’Arc est brûlée vive à Rouen comme sorcière et hérétique.Parmi les principaux chefs d’accusation: son penchant pour le trans-vestisme! Une parvenue de la périphérie qui non seulement s’incrusteau centre mais le domine, ça fait désordre pour les ayants droit del’ordre établi.

Mais ce ne sont pas seulement les hommes d’État qui ne tolèrentpas l’imprudente et impudente pénétration sur leur territoire — leshommes d’Église n’ont jamais voulu agréer parmi les leurs les femmesqui, se sachant élues de Dieu, ont prétendu à la consécration sacerdotalede leur mission prophétique.

Contextualisations comparées

Jusqu’ici notre matériel sur les rapports entre la marginalité et le centre aété pris dans le domaine spirituel. Mais à un certain niveau d’abstractionanalytique le séculier ne fonctionne pas autrement que le sacré. Aussibien les progrès scientifiques que les innovations technologiques sont, enrègle générale, le fait de jeunes loups et non pas de vieux dinosaures.Quand il a eu son intuition géniale, Einstein (d’ailleurs inspiré par safemme, disent certains biographes) n’était pas doyen de la faculté dessciences et encore moins Recteur Magnifique, mais employé subalternedans un bureau de brevets bernois. À la suite d’une conférence reten-tissante que René Dumont en agronome apocalyptique avait donnée à laBanque mondiale, le président de celle-ci lui offrait un poste clé au seinde l’institution. Mais de peur d’être récupéré et confiné à un secteurdonné, perdant ainsi le radicalisme révolutionnaire que seul son statutd’atome libre lui permettait d’assumer pour le bien commun de l’hu-manité, Dumont choisit de continuer à militer en marge.

Sociologiquement parlant, être saisi par Dieu ou le Destin, c’estdu pareil au même. Mais faute d’espace il n’est pas possible d’étofferdavantage ces équivalents profanes de la possession périphérique. Iln’empêche que, aux extrémités que certains seraient tentés de qualifierde mystico-religieuses et rationalistico-réalistes, le Tout se fait davantageconnaître en tant que tel à ses éléments excentriques qu’à ses partiescentrales. Que Dieu quand Il a quelque chose d’intérêt crucial à révélerpour le bien commun du commun des mortels préfère parler à despetits prophètes plutôt qu’à ses Grands Prêtres paraît miraculeux auxthéologiens. Que le Destin à son tour manifeste ses intentions

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révolutionnaires à des acteurs marginaux semble non moins mystérieuxaux historiens. Mais pour le sociologue, c’est l’évidence même: laperception aiguë et agissante d’enjeux globaux dépend autant sinondavantage de la situation (marginale ou centrale) dans le spectre sociald’un acteur que de son génie individuel.

Interpellations interprétatives et interprétations interpellantes

Une première remarque théorique, mais plutôt descriptive: le champ dela possession fait partie d’un domaine plus large, celui de l’inspiration,c’est-à-dire le sentiment d’avoir été interpellé sans l’avoir demandé parun Autre ou une Altérité (analytiquement c’est du pareil au même dèsqu’il s’agit d’une Réalité vue et vécue comme transcendant le soi). Maiscette expérience altérante oscille entre deux pôles, privé et public. D’uncôté, on peut vivre cette saisie à titre personnel, de manière égocen-trique. C’est ainsi que les spécialistes parlent des «cultes d’affliction» où les esprits articulent des situations de stress, sans doute en (grande)partie d’origine sociale, mais subjectivées aussi bien par les intéressés que par ceux qui s’intéressent à eux. C’est surtout ce type de possessionque j’ai pu observer et auquel j’ai même eu à participer9. De l’autre côté,on peut être pris par l’esprit sans être particulièrement affecté dans son corps ou son âme, car cette prise de possession est à usage collectifciblant des enjeux communs à tous les membres de sa culture dans telleou telle situation sociohistorique. Une autre distinction phénoméno-logique dont il faut tenir compte touche les manifestations de la pos-session qui seront exubérantes, voire extravagantes en marge, mais parcontre réservées au point de paraître imperceptibles au centre. Bien qu’ilpossède à titre individuel la plénitude de l’Esprit, il est impensable que leSouverain Pontife se laisse aller au genre d’effervescence eschatologiquedont faisait preuve lors de la Pentecôte son (présupposé) prédécesseur.C’est la fille d’Urwira qui semblait épileptique et non pas le chef. C’estqu’en marge on est moins tenu à respecter les formes qu’au centre. Làoù un Jaulin pouvait se pointer à des colloques d’américanistes en bluejeans et t-shirt et gueuler contre le génocide, on a du mal à imaginer unLévi-Strauss se permettant pareil laisser-aller et écarts de langage. Pour le

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9. M. Singleton, «Obsession with possession», art. cité.

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sociologue il y a autant de langages et de logiques que de lieux, et (très)en gros il n’y a que deux lieux — celui du milieu et celui de la marge.

Ensuite et paradoxalement à première vue, les autorités officiellesayant pignon sur rue, puisqu’elles ont été choisies pour tenir le Tout enmain, ne sont pas bien placées pour réfléchir ou réagir à des questionstouchant l’avenir du Système en tant que tel. Un dessin simplistepourrait camper cette contradiction énigmatique:

La pyramide représente le Tout de l’Ordre publiquement établioccupé par différentes strates du pouvoir «politique». Dans la plupartdes sociétés villageoises africaines, en haut figure un chef, mais dont lafonction est sacrée — un régicide ancestral n’avait rien d’un coupd’État, mais tout d’un coup de grâce pour le bien commun, un roifaiblissant pouvant compromettre le naître et être bien de tout sonmonde. Le pouvoir véritable se trouve au niveau des clans et du conseildes aînés — représenté ici très sommairement par les trois triangles, A,B et C. Quand un problème particulier surgit ponctuellement dans leclan A (mettons une mortalité infantile excessive), les autorités desclans B et C peuvent témoigner leur sympathie et donner des conseils,mais n’ont aucun droit d’ingérence. C’est au seul patriarche d’A deprendre les dispositions qui s’imposent, telles que la consultation d’undevin ou l’offrande d’un sacrifice pour apaiser l’ancêtre courroucé.

Mais une société ne se heurte pas aux seuls problèmes sectoriels. Ily a des enjeux qui affectent indistinctement tout le monde. Tous leslignages sont concernés par la sécheresse, et les sauterelles n’envahissentpas que les champs du clan A. Dans nos sociétés modernes, en plus desquestions sectorielles auxquelles les différents ministères sont tenus enprincipe de répondre (et tiennent à le faire sans interférence, même desministères voisins), se posent aussi des questions autrement plus glo-bales telles que le réchauffement climatique ou la grippe aviaire. C’est

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A B C

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