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une aventure de Sam Brown ALAIN ILAN CHOJNOW

Extrait de Mazel tov ! par Alain-Ilan Chojnow

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DESCRIPTION

Samuel Bronstein, qui préfère se faire appeler Sam Brown, se rêve détective privé intrépide dans une ville comme Paris. Son univers se teinte de tradition yiddish un brin exotique, mais aussi de fantaisie et d’angoisse toutes personnelles. Pour l’instant, notre enquêteur a deux clients, l’un qu’il va d’ailleurs mettre longtemps à rencontrer car le second lui pompe toute son énergie. Madame Schwartz, en effet, lui a confié une enquête inhabituelle : son mari, dont le passé est obscur, est-il juif ou non ? Et au fond, Sam Brown, lui, qui est-il vraiment ? Une enquête empoisonnée en cache une autre…

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une aventure de Sam Brown

ALAIN ILANCHOJNOW

Mazel tov !

Couverture : Agence Miracle

ISBN 978-2-37344-034-8 © Lemieux Éditeur, 2015Initialement paru sous le titre Trous de mémoire (Denoël, 1994) ; nouvelle édition revue et corrigée.11, rue Saint-Joseph – 75002 Pariswww.lemieux-editeur.frTous droits réservés pour tous pays

« Ce n’est qu’une histoire. Vous n’êtes sûr de rien. Votre mère est un nuage, votre père un brouillard. Il n’y a rien de solide dans quoi que ce soit de tout cela. »Cynthia Ozick, Le Messie de Stockholm

« Il n’y a rien dont je puisse me souvenir. Rien qu’une sorte de vide. »Paul Auster, L’Invention de la Solitude

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La porte vitrée claqua. L’autre était parti sans un mot. Il avait lu le rapport. Il

avait signé un chèque. Sans sourire, sans un remerciement.Je respirai enfin. En apnée depuis deux heures, je lâchai

tout ce que j’avais sur le cœur. Comme on vomit son dernier souffle.

Une affaire bouclée. Banale de désespoir. Le genre de contrat que l’on n’ose pas ébruiter et qui vous détruit une réputation. Pas même une filature ou même un constat d’adultère. Pourtant, il avait fait une météo idéale pour ce genre d’opération : temps variable oscillant entre crachin et coups de vents. Deux jours dans les pas d’une brune qui vous promène à travers la ville sans le savoir. À suivre un parfum. À chasser le gibier. L’appâter. L’observer… Je n’avais pas droit à ce luxe. La dernière brune filée remontait à quelques mois. La dernière bonne affaire datait d’une année. Et je n’avais pas vu de gros chèque depuis si longtemps que je ne savais plus compter au-delà de trois zéros. Mon triste quotidien était peuplé de petites coupures.

« Nous rendons des services. Nous aidons notre pro-chain. Notre mission sur terre est de rendre meilleur le monde que Dieu nous a donné. » Et Rose Bronstein ajou-tait, pour se dédouaner des références religieuses : « Nous sommes les partenaires de Dieu, comme disait Potok. »

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La providence, grâce à elle, m’avait réservé de très hautes tâches spirituelles. Services en tout genre. Retrouver le bracelet de la fille du grossiste. Chercher un coupeur pour Élie. Garder la maison pendant que Monsieur et Madame Saperstein étaient en week-end. Avoir un œil sur le garçon prodige du docteur Levy qui ne voudrait pas que son fils unique tombe dans de sales draps. Faire la mamie, la baby-sitter, les objets perdus, la consigne, le mur des lamentations. Rééduquer un bègue… S.O.S.-dépannage, c’était moi. Je rendais service aux amis, aux amis des amis, aux amis des amis des amis. Rien que des amis, à qui il fallait faire, évidemment, des prix d’amis. Rose Bronstein collectionnait une brochette d’amis, qui eux-mêmes collec-tionnaient des chiches-kebabs d’amis, et ainsi de suite…

« Et, si on peut se rendre de petits services, entre amis, pourquoi se priver de ce plaisir ? »

Car pour Rose Bronstein, c’était un plaisir. Voire une seconde nature. Elle cultivait l’amitié, comme on cultive sous serre. Chaleur et arrosage.

« Ah, si je n’étais pas là… » me murmurait-elle souvent, au cas où j’aurais pu oublier.

Elle était là. Simplement Là. Cela voulait dire qu’elle occupait une grande place, physiquement et mentalement. Elle occupait au sens le plus complet du mot, c’est-à-dire au sens littéral, figuré et militaire. Elle occupait. Aucune armée d’invasion n’avait réussi une colonisation aussi parfaite et fonctionnelle. Tel un animal hybride né du croi-sement d’une araignée et d’une mante religieuse métissées avec une abeille reine, Rose Bronstein avait tissé sa toile. Pourvue de dons exceptionnels, elle assurait le repassage, le ménage, la gestion, le secrétariat, l’action commerciale… Fine cuisinière, couturière hors pair, ménagère émérite,

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comptable avertie et maîtresse dans l’art de rabattre le client, elle vampirisait tout ce qui passait à sa portée. De la restauration au graissage de mon Colt 45.

De l’avis de la plupart des gens, c’était une sainte femme. Sa sainteté se mesurant au nombre de catastrophes rencon-trées. Le miracle voulait qu’elle soit toujours là quand un malheur arrivait. Et chaque malheur amenait son client. Il n’existait pas une rue, pas un café, pas une épicerie, pas une banque, pas un atelier, pas un club, pas un couloir, pas une table de cuisine ou une chambre à coucher fré-quentés par l’ombre d’un Juif, qui n’ait entendu parler de son fils, Sam Brown.

Car Rose Bronstein était ma mère.Sans la bénédiction du Consistoire et des hautes autorités

religieuses, la Maison Brown, Mère & Fils, passait pour une entreprise « casher », au même titre que n’importe quelle boucherie homologuée. Elle possédait certains avantages que le commis ne pouvait offrir. Jamais un poulet ou une tranche de viande n’auraient pu faire fonction de Mur des Lamentations, ce qui était une des spécialités de notre officine. À deux pas de chez soi, plus pratique et beaucoup plus près que Jérusalem (où, de toute façon, on se promettait d’aller l’an prochain). Une clientèle triée sur le volet. Rien que des Juifs. Pas un seul goy. À la rigueur, une parente par alliance, mais c’était l’exception. Cas unique dans le judaïsme : séfa-rades et ashkénazes, pour une fois d’accord, confiaient leurs turpitudes à la Maison Sam Brown Mère & fils. Les bureaux accrochés au premier étage du passage Verdeau juste sous la verrière, attiraient une clientèle pour affaire discrète à ne pas confier à un goy. Même les convertis de fraîche date ou les renégats militants progressistes y passaient, car ici on pouvait s’épancher et tout livrer, y compris et surtout le pire.

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J’eus une réaction stupide : je voulus ramasser le chèque. Avec le geste rapide et sûr de celle à qui on ne la fait pas, Rose Bronstein l’avait déjà remisé dans son corsage. De toute façon, je me savais perdu d’avance sur ce terrain. Je préférais toujours battre en retraite.

J’enfilai un pardessus en pure laine. Un client l’avait oublié sur le perroquet. Une vieille histoire de faux racket et de vrais pots-de-vin qui s’acheva dans une rafale de mitrail-lette. Une chance pour le pardessus d’avoir été oublié. Un vêtement en pure laine, avec une coupe impeccable. Un travail d’Arméniens avait expertisé Rose Bronstein, dont les connaissances en matière de confection étaient aussi étendues qu’en matière policière.

« Tu sors ? » demanda-t-elle.Je répondis par un grognement souriant. Évidemment

que je sortais. Il n’y avait pas en douter. Je n’avais plus qu’à boutonner le pardessus…

Je pressentis que je n’y arriverais pas. La question m’avait stoppé net dans mon élan. Une question sans importance, mais posée comme une plainte. J’entendis : « Comment peux-tu me faire ça ?… », et pourtant, elle n’avait rien dit d’autre que : « Tu sors ?… »

Pas besoin de répéter la question. Je compris tout de suite. Elle réclamait la capitulation. Sans résistances. Protester n’aurait servi à rien. Au plus petit geste récal-citrant, elle me dégainait sa surdité intermittente, une grimace désarmante et un monologue rodé par trente-huit ans de vie commune. Et je rendis les armes. Je m’affalai sur une chaise…

Je pratiquais honteusement cet état de soumission depuis ma tendre enfance. Pire encore, je m’en accommodais. Et même, je devançais. Pour comprendre comment on en

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arrivait là, il aurait fallu vivre toute une vie avec elle. Il aurait fallu vivre le quotidien dans son addition de petits faits anodins et cannibales, dans son système d’usure et de harcèlement lancinant. La durée est évidemment essentielle. Un moment ne suffit pas. En extraire un pour l’exemple n’apporte qu’une compréhension superficielle. Il manque la répétition, les intonations insistantes, l’insidieuse arrière-pensée et le reste tout aussi important. Au début et de manière quasiment immuable, son discours commençait toujours tout doucement en yiddish par : « Mein klein kin-dele, tu m’en veux n’est-ce pas ? Mais, que me reproches-tu donc ? De trop m’occuper de toi. Comment peux-tu me reprocher ça. Ton père, s’il nous entend là où il est, pen-serait comme moi… Oui, je m’occupe de toi. Ne dis pas le contraire, je ne te croirai pas. Et tu peux me dire : à quoi ça sert tout ça ?… Non, moi, je vais te le dire : à rien ! Tu ne comprendras jamais combien une brebis peut aimer son agneau, parce que tu n’es pas une femme. Tu es insensible aux misères qui t’entourent. In-sen-si-ble ! Pourquoi resterais-je à tes côtés, toi, qui ne me manifeste aucun respect ? Je préfère partir. Loin… (temps)… Tu vois. Tu ne dis rien. Tu serais d’accord. Il accepte de me voir partir. Tout ça parce qu’il ne sait pas ce que j’ai fait pour lui. Et même la nuit, mon seul moment de repos quand je dors, il vient encore hanter mon sommeil pour le transformer en cauchemar… » ( J’abrège.)

Et, avec quelques variantes de circonstances, cela finis-sait presque toujours dans un soupir et par : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir un fils pareil ?… »

Pourtant, elle n’avait jamais mis les pieds dans une synagogue. Elle crachait sur tout ce qui pouvait ressem-bler à un rabbin ou à un curé. Elle ne fumait pas de cet

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opium-là. Ce qui ne l’empêchait pas à l’occasion de faire appel aux divinités quand cela lui servait.

Le monologue se déroulait ainsi jusqu’au silence. À bout de souffle.

Je préférais abdiquer, baisser le pavillon, ramper, faire ce qu’elle voulait… Rien que pour pouvoir m’enfoncer dans un mutisme vaincu. Avec une patience infinie.

Elle gagna mon divorce de cette manière.

Depuis le départ du dernier client, mon estomac envoyait quelques appels discrets mais insistants. J’avais imaginé compenser, en assouvissant une envie de bière pression, de sandwich camembert coulant, et d’air. Mais l’instant n’était pas à l’abondance. Je rangeai mes envies au rayon des illusions perdues et je raccrochai le pardessus.

« Il faut que je te parle… » murmura Rose Bronstein.Je ne pus réprimer un sourire, cette fois sans grogne-

ment. Elle n’avait pas arrêté, et maintenant elle réclamait un supplément de temps de parole, comme on réclame la tête du condamné. Je baissai la mienne, en signe de soumission. En même temps, je m’en voulus d’être faible. J’aurais aimé lui dire… Osé lui dire tant de choses. C’était trop tard. Ou alors, il aurait fallu employer les grands moyens, lui dire « merde ! » et tout plaquer. Je n’en avais plus le courage. Pas par lâcheté, par lassitude. À la qua-rantaine sonnée, on ne se refait pas. On assume.

« Assieds-toi. Je vais te préparer un thé, il reste quelques gâteaux secs. »

Le thé serait trop sucré, comme d’habitude, et je préfère le café sans sucre. Je détestais aussi ses gâteaux plus rassis que secs. Dans ces moments de mansuétude maternelle,

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la haine m’envahissait. Je gardais le sourire. La force du faible. Et, je m’en voulais d’être aussi faible.

« As-tu remarqué le visage d’Abramovitch, quand il est parti en claquant la porte ?… Non, je m’en doutais. »

Je l’avais remarqué. Sans plus. Maurice Abramovitch avait une réputation de face de glace. Jamais un sourire. Un self contrôle à toute épreuve. Et pas un mot plus haut que l’autre. Comment deviner qu’il pouvait exprimer un sentiment quelconque ?

« Tu n’es pas psychologue. Un client, c’est un client. On doit le ménager, lui en donner pour son argent, et faire en sorte qu’il soit satisfait… C’est la règle, dans n’importe quel commerce. Même dans le nôtre. Je ne veux pas t’embêter, mais une mère et surtout une femme sent ces choses-là… Écoute-moi bien. Il faut que je te dise : tu as toujours pris ça comme un jeu. Depuis ton plus jeune âge. On ne joue pas avec les affaires. Les tiennes particulièrement. Si tu étais entré dans la police –  l’orthodoxe –, tu saurais ces choses-là. Ils ont des écoles qui apprennent la psychologie, la diplomatie et… La psychologie est une arme. »

Elle se tut, le temps de l’infusion du sachet de thé Earl Grey dans l’eau bouillante, perdue dans des pensées qu’elle ne put s’empêcher de faire partager.

« J’ai fait un rêve, tu entrais dans la police. Tu devenais commissaire. Mon fils commissaire ! Un honneur à en rendre jalouse tante Rivke… »

Tante Rivke était un personnage mythique que je n’eus jamais l’occasion de rencontrer et qu’elle invoquait de temps à autre quand le besoin s’en faisait sentir, pour meubler le désert de notre arbre généalogique.

« Malheureusement, ce n’était qu’un rêve… »Elle versa du thé.