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Figuration libre Bang ! Bing ! ... Bam ! Putain, 6h40... La maison d'à-côté, celle de la grand-mère de Marjo, ils ont du finir par la vendre. Z'étaient pas forcés de la refiler à des fanas du marteau matinal. Un clignement d'yeux et Marco se dresse sur ses chevilles. Avec un calbut rouge digne de Retour vers le futur. Et dévale l’escalier de l’ex-cabane de pêcheur, avec Tango, le chat, sur ses talons. Direction croquettes. Le jour où Chabat se lance dans un Didier version chat, je le présente au casting. Le bidon roux et blanc de sa sœur Yasmine a encore enflé. Mince alors, elle aurait besoin d’une petite cure. Un petit caf' en chaussettes. Y a du mouvement dehors. Ouverture de porte. À 30 cm, un énorme projecteur bouche la vue sur les ruelles du quartier. Marco hausse la mèche rebelle de son sourcil droit façon gourou. José et Nanou sont déjà campés dans la rue. Avec Pierrot, aux premières loges. Pêcheur de dorades, chasseur de sanglier, mais surtout contrôleur des travaux de la Pointe. La Pointe courte, notre quartier en triangle. Un côté canal, un côté étang, avec le port de pêche « petits métiers », les aigrettes, la digue Georges-Brassens avec les cabanons, un côté vers la ville. Coupé par un échangeur routier, une ligne de chemin de fer et

Figuration libre

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Nouvelle autour du tournage d'un fiml situé dans le quartier de la Pointe-Courtee à Sète.

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Page 1: Figuration libre

Figuration libre

Bang ! Bing ! ... Bam ! Putain, 6h40... La maison

d'à-côté, celle de la grand-mère de Marjo, ils ont du

finir par la vendre. Z'étaient pas forcés de la refiler

à des fanas du marteau matinal. Un clignement

d'yeux et Marco se dresse sur ses chevilles. Avec

un calbut rouge digne de Retour vers le futur. Et

dévale l’escalier de l’ex-cabane de pêcheur, avec

Tango, le chat, sur ses talons. Direction croquettes.

Le jour où Chabat se lance dans un Didier version

chat, je le présente au casting. Le bidon roux et

blanc de sa sœur Yasmine a encore enflé. Mince

alors, elle aurait besoin d’une petite cure.

Un petit caf' en chaussettes. Y a du mouvement

dehors. Ouverture de porte. À 30 cm, un énorme

projecteur bouche la vue sur les ruelles du quartier.

Marco hausse la mèche rebelle de son sourcil droit

façon gourou. José et Nanou sont déjà campés

dans la rue. Avec Pierrot, aux premières loges.

Pêcheur de dorades, chasseur de sanglier, mais

surtout contrôleur des travaux de la Pointe. La

Pointe courte, notre quartier en triangle. Un côté

canal, un côté étang, avec le port de pêche « petits

métiers », les aigrettes, la digue Georges-Brassens

avec les cabanons, un côté vers la ville. Coupé par

un échangeur routier, une ligne de chemin de fer et

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une route sur deux ponts à bascule. Au milieu,

deux cents maisonettes aux couleurs pastel

alignées en cinq rangées. Mais rien à voir avec les

lotissements. Même si chacun possède 24m2 au sol,

un arrangement avec la Mairie et le domaine

maritime pour régulariser les cabanes illégales, en

1969. Aujourd’hui, les garages où les pêcheurs

ramandaient leurs filets, où ils vivaient à dix en se

relayant pour dormir, les garages s'achètent 50 000

euros et se font construire sur trois niveaux.

Manhattan, c'est au bord de l'étang de Thau.

Hollywood aussi, visiblement. Notre traverse

reconvertie en studio. Des rails à la place de la

table rouillée de Babu. Isabelle Carré, au bout, le

dos au quai. Juste qu'il est envahi par les nylons

entremêlés de la pêche a la daurade. La daurade,

elle change de sexe et elle migre dans le canal en

octobre, une aubaine pour les Lyonnais et les

Marseillais qui parviennent à se mettre en arrêt

maladie pour s’exercer au lancer d’hameçon.

Une quarantaine de queues de cheval en polaires

s'agitent, les ceintures blindées de porte-clés

techniques. « Silence, s'il vous plait ! » Elle se croit

chez elle ou quoi ? Alors on tente de murmurer.

Autant qu'un Pointu peut murmurer. De façon à ce

que tout le monde soit haut-courant. Et si possible

avec un accès guttural. « Oooah..! » Le Corse et

Coin-coin se sont joints à José et Pierrot. L'air

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connaisseur et détaché du joueur de boules qui

regarde les compétiteurs l'oeil de côté, sans

conviction. Si les boules luisent encore, pas

crédible, un touriste.

Les cameras luisent au soleil d'automne. Nanou et

Mireille préfèrent s'extasier. « On vit dans un décor

de cinéma ! » « On vit dans un décor de cinéma ! »

La répétition, c'est tout un art. Surtout bourré en

fin d'apéro a 2h du mat' sur la table en plastique

commune de ma rue. Dans un De Funès, c'est

culte, mais dans une nouvelle, ça fait cucul. Je vous

épargne.

Isabelle Carré est sommée de faire des allers-

retours entre le quai et la maison d'à-côté dont ils

ont changé le numéro. Les coups de marteau à 6h

du mat, ça valait le coup. Remarque, ça nous

entraîne à modifier les habitudes. Nos numéros de

rue affichent une logique déroutante pour les

facteurs intérimaires— pour qui le service public est

aussi d'actualité que le Minitel. Mais une logique

quand même, de l'ordre de l'arcane en zig-zag à

travers les quatre rues principales. Au nom de

l'harmonisation, on nous les change. Toutes les

emmerdes du Déménagement sans déménager, et,

j'espère sans Emmanuelle Devos, son pire rôle.

Doit-on vraiment se taper les « filles de » ? Et

passer du 68 au 15 traverse des Rameurs ? Foutue

standardisation.

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Pas l'air très jouasse la Isabelle Carré en

commissaire. En même temps, il doit y avoir un

mort sous roche. Elle sort une clé d'une pochette en

plastique, et force un peu pour pénétrer dans la

maison rouge d'à-côte. Le crépi est tout fendillé. Et

ses collègues flics la prennent pour une cruche. Pas

un métier, ça. Elle devrait plutôt Se souvenir des

belles choses.

Le bar du Passage, le seul commerce restant, à

l’entrée du quartier, s'est fait investir par l'équipe

de prod'. Reconverti en bureau parisien, avec

iTrucs, bible de tournage, et brillant à lèvres Body

shop, face au menu « Tielle » sous vide et aux

petits jaunes qui s'enquillent. Alexandre, le

commercial de Ricard, fait un boulot de dingue,

l'été à offrir les apéros. Force est de constater qu'il

optimise son retour sur investissement.

Mais c'est pas à l'époque où les Molle tenaient le

Passage qu'on aurait vu des étrangers s'étaler dans

le bar, même pour créer. Loulou Molle, lui, il décore

son arbre de Noël avec des gilets de sauvetage, des

vieilles arseillères aux grandes mâchoires pour

râcler les coquillages au fond de l'étang, et de

capétchades pour piéger les anguilles. Alors, la

création, ici, on s'y connaît. De l'art modeste,

parfaitement.

La prod' m'adresse la parole. Fagotée comme une

citadine, je dois lui sembler vaguement proche de

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son monde à elle. Elle imagine peut-être qu'on peut

se comprendre. Qu'on a Un air de famille.

« Pour cet après-midi, on cherche une figurante. »

Mal organisés, en plus. « On en avait une, de

Vic…la-Gardiole, elle nous a fait faux-bond. 110

euros la journée. Ça vous intéresse ? »

J'ai encore deux semaines pour boucler mon

dossier sur le retour des méduses. Comme

Dupontel, j'ai bien Deux jours à tuer. Allez, je me

jette à l'eau. Après tout, mes six mois d'impro

amateur, ça peut servir. Mon premier rôle : remplir

une fiche détaillée, avec ma généalogie et mes

mensurations. Limite s'ils me demandent pas Tout

sur ma mère.

Rendez-vous à 14h25, la figuration n'est pas

conviée à la cantine. Faudra que je pense à faire

pipi avant. C'est l'enseignement principal d'un stage

sur les métiers du cinéma quand j'étais ado. Le

concept de la figuration, c'est d'attendre sans rien

comprendre, mais surtout d'être dispo au bon

moment. Donc d'éviter d'être coincé aux WC au

moment de gloire où il faudra jouer une passante.

Ils tournent une autre scène sur le quai. Isabelle

Carré ressort d'un bateau amarré, es pieds nus

vernis en rose, vert pomme et bleu turquoise. Elle a

Du vent dans les mollets. Et elle a

vraisemblablement trouvé des indices. Elle les

montre aux flics dubitatifs, fringués en Terminator,

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qui remuent du flingue pour éprouver leur

puissance. Passionnant. Du deuxième étage de sa

maison, sur le quai du Mistral, Jean-Mi, le

propriétaire du voilier et candidat aux municipales,

lorgne la scène au téléobjectif. Méticuleux comme il

est avec son pont en bois lustré, ses pensées n'ont

pas de mal à arriver jusqu'à moi. « Ils m'ont

débaptisé ma Stella… Et ils marchent dessus à 14

avec leurs chaussures…C'est un petit viol… 1 000 €

la journée, d'accord, mais un petit viol quand

même. »

Jeanine, une mamette en tablier entr'ouve la porte

pour sortir chez elle. Une assistante réalisatrice la

stoppe net. « Ah, je ne peux pas ? » Pas de

papotages devant la porte. Aujourd'hui, c'est cloître

obligatoire. Elle va préparer des encornets farcis,

tiens. Ils en goûteront bien un peu, les Parisiens ?

Deux portes plus loin, face à la fontaine du quai,

Paulette déverse son seau d'eau. Manière de

nettoyer devant sa porte. Et de montrer c'est qui

l'patron ici. Face à la deuxième assistante

catastrophée, les bras septentenaires font des

gestes dominateurs. Les yeux dans les yeux.

« J'étais connu ici quand il n'y avait pas encore de

quai. On faisait nos besoins dans une cabane

jusque au-dessus. » « Mais vous avez coupé quand

Isabelle Carré était en train de jouer. » « Et moi,

j'ai autre chose à faire que passer mon temps à

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jouer. » Oui, Paulette a du boulot. Elle voudrait

racheter tout le quartier.

Dans une douce sirène, les ponts à bascule se

lèvent pour laisser passer les bateaux de l’étang à

la mer, coupant la fin de la conversation. Séparant

le quartier de la ville, lui conférant le mystère des

lieux entrevus, les ponts coupent deux fois par jour

le ciel en trois, dessinnant sur les maigres nuages

des motifs croisillonnés. Métalliques. Des

pénichettes de location, s'ébrouent, laissant tomber

un vélo de location à l'arrière. Les dernières de la

saison, accompagnées par un voilier des Glénans.

Dans un envol de mouettes rieuses et de gabians.

Totalement invisible pour la scripte qui vérifie les

retours vidéo, cryptée sous une tente de tissu noir

fermée par des pinces à linge. Totalement inaudible

pour l'ingé' son casqué, accroché à son caddie de

marché reconverti, sur lequel il empile ses

machines.

Bondissant de son tabouret de camping, la

coiffeuse profite de l'espace-temps pour remettre

en place la mèche rebelle d’un comédien. Au-

dessus du canal, les ponts mobiles affichent la

même facture industrielle fin 19eme que la Tour

Eiffel. À peine un peu moins connus. Ce qui

explique que le Département et la Région se

renvoient la balle pour rénover le pont à voitures

rongé par le sel et les années. Une occasion de plus

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pour une lutte politicarde entre deux socialos.

Socialos théoriques.

Perchés sur le toit du camion de Popeye, les

matous matent les bateaux en transit. Simulant la

sieste, mais de vrais tireurs avec vue en hauteur.

Le clan des chats « tient » la Pointe de griffe ferme.

Une véritable société parallèle. Avec Callaghan, le

caïd qui sait s'imposer, mais aussi boiter dès qu'il a

besoin d'attendrir son ennemi. La Panthère,

cambrioleur mâle aux pattes de velours, qu'on

retrouve alangui sur les canapés une fois son forfait

de croquettes accompli. Tigresse, la sensuelle qui

se roule par terre et sait monter sa croupe pour

détourner l'attention. Hermione, l'espionne aux

yeux perçants, dissimulée sous sa fourrure

bigarrée. Le gang de la cabane, une trentaine

d'individus de la rue, borgnes ou teigneux, qui n'ont

rien à perdre. On a même la romance contrariée,

entre Yasmine, derrière sa fenêtre, et Athos, le

bouledogue tassé, derrière les barreaux du 124.

Aux claps du film, ils répondent par les claps des

chattières magnétiques. Pour tourner un James

Bond, tous les ingrédients sont là. Suffit de se

baisser.

Pour tourner Commissaire Charlotte, en revanche, il

faut cinquante têtes de pipe et trois camions de

matos. Marco a préparé une grande salade avec les

olives que nous a apportées Pedro, et les derniers

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poivrons grillés avant les « sous-serre ». Pour

déjeuner dans la traverse, je recrute des chaises

auprès des tables des voisins. Passage de Norbert :

« Tes tomates, je te les ai pincées, sinon ça pousse

pas…Oh, pour une fois, vous mangez pas à l'heure

espagnole… » Passage d'un homme en combi de

plongée. Normal. « Bon appétit ! ». Passage de

deux techniciens de derrière. Rien. Passage de

deux techniciens en face. Rien. Rappel à l'ordre

souriant : « Bonjour! »… Coup de coude dans les

côtes : « C'est vrai qu'ici, il faut… »

Ici, c'est ni Minuit à Paris, ni Two days in New-York.

C'est La Pointe courte, ninou. Encore qu'Agnès

Varda, pour lancer la Nouvelle Vague en 1955, elle

ait bien fait venir Philippe Noiret et Sylvia Montfort

sur les rives du quartier, sans accent. Et que sur

notre table, on trouve du vin bio. Ici, tout est

possible, ninou, à condition de dire bonjour.

Dans mon gosier, les olives de Pedro commencent

à avoir du mal à circuler. Le trac ? Je ne sais même

pas ce que je suis censée faire. Après une gorgée

de muscat fleuri, je m'entraîne. Surtout ne pas

sourire. Non, c'est trop dur. Regarder droit devant

soi, l'essentiel. Comment ça, pas crédible ? Marco

s'amuse : « Tu l'as voulu… Moi, c'est comme danser

la salsa, je mettrais jamais un pied là-dedans ! Mais

t'aimes bien, toi, prendre des risques. » OK, je ne

l'ai jamais fait mais faut pas exagérer. Passer

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devant la caméra, avec une chance sur deux d'être

coupée au montage, c’est pas la mer à boire.

Aucune chance de me faire repérer comme la future

égérie de Trucmuche, le nom du réalisateur ne me

dit rien, et son regard est absorbé par Isabelle

Carré. Et a priori, ce n'est pas une scène de strip-

tease, je ne vais pas sortir The Full Monty…

Évidemment que je sais séduire autrement, pff !

Han, et s'ils me mettent des talons ? Je suis

incapable de marcher avec ces choses ! Et si je dois

ramper par terre ? Le Muge a laissé de l'huile avec

sa bagnole juste au niveau du tournage…

« Ça ira », conclut Marco. « Que la force soit avec

toi », message reçu. Mais pour la méditation zen,

on repassera. J'ai pas encore passé Sept ans au

Tibet, moi…

Lucile, l'assistante réalisatrice, ne m'attend pas. 15

000 autres choses à gérer. Dans un brouhaha, elle

pointe du doigt sans regarder l'arrière d'un camion.

Le même qui m'a empêché de me garer hier matin.

Le ventouseur chargé de prendre les places dès

qu'elles se libèrent.

Une loge sur un monte-charge logistique, tu parles

d'une star… Karine, la maquilleuse, place des

mouchoirs tout le long de mon décolleté. Et sort

une palette vert clair, gris, jaune pâle. À l'arrière,

l'étiquette indique Death wheel. La roue de la mort.

Charming. Elle répond à mon regard interrogateur.

Page 11: Figuration libre

«Tu vas jouer un cadavre. Une femme qui se

prostitue occasionnellement pour faire tenir les

finances de son foyer. Isabelle Carré va découvrir

que son mari, artisan dans le bâtiment, est en

pleine galère avec la crise de l'immobilier.» Entre

un poivron grillé et un bouquin de Russel Banks,

Marco touille des enduits à la chaux pour rénover

des baraques. Il appréciera.

Pendant l'opération, je tente de rester de marbre.

Et je ne crois pas si bien dire. Adieu mon bronzage

doré qui avait tenté durer par-delà l'été. Un coup

d'œil dans le miroir, je devient livide. Mieux que

l'infirmière des labos d'analyse, Karine parvient à

faire ressortir mes veines. Sur le visage. Puis sur

les jambes. Tapotage. En finesse. Du grand art. Ces

petits noms du générique qui défilent alors que la

moitié des spectateurs sont déjà sortis de la salle.

Injuste. Les « HMC » du plateau. Habillage-

maquillage-coiffure.

Je ressemblerais à ça quand je serais morte ? Plus

raide ? Plus creusée, plus gonflée ? Les gens seront

dégoûtés, alors que moi, ça me fait rire. Là tout de

suite. Morte de rire. Pause, une clope. Un cadavre

qui s'en grille une. Prête pour des Noces funèbres

avec Tim Burton. Lucile revient. Visiblement, dans

ce monde, les cadavres, enfin, les figurants, n'ont

pas droit à la parole. 15 secondes plus tard, elle

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repart, alerte dans son jean moulant et ses baskets

decontract' de marque. En substance, je suis

censée être retrouvée noyée et transportée dans un

brancard pour être examinée par la police

scientifique. Et là, mon cas va émouvoir Isabelle

Carré, énerver ses collègues et créer l'intrigue. J’ai

déjà réussi à tirer quelques vers du nez de

l’assistante prod, mais pour le reste, faudra

attendre la sortie du film. Un an facile.

Il y a deux brancards fermés par un zip. L'un,

destiné aux tests, contient un mannequin. C'est

celui-là qui sera utilisé à la fin de la scène. Quand

Nathan, le collègue flic, le rejettera dans le canal de

colère. L'autre, celui où je suis, est destiné aux

plans serrés. C'est le chef op' qui gère ça. OK.

C'est parti. Livide, je trottine au milieu des

techniciens pour rejoindre la scène, sur le quai,

ceinturée par des bandes jaunes. Au loin, je crois

déceler la petite tête curieuse de Mireille dans le

halo bordeaux de sa dernière teinture, mais je suis

un cadavre sans lunettes. Donc myope et

astygmate.

Devant un scotch rouge collé sur le quai pour

repérer l’emplacement, un autre assistant

réalisateur me montre le brancard vert à fermeture

éclair. Une des inventions les plus impressionnantes

de l'homme, même si moins médiatique que la roue

ou l'iPad. La fermeture éclair, pas le brancard. Je

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m'y glisse. Sur le tournage, tout est lent mais il

faut aller vite. De là, j'ai une vue imprenable sur le

quai, qui retrouve son allure piétonne, qui dégage

la vue sur des maisons de Tom Pouce. Dire

qu'après la consolidation du quai, la moitié du

quartier a été pour le transformer en parking. On a

évité la guerre civile de justesse. Ces bandes

blanches prennent la forme de crèves-cœur. Bien

rectilignes.

Sur les conseils-express de Lucile, je rabats mes

cheveux sur le côté, pour éviter qu'ils se fassent

prendre dans la fermeture-éclair. Un cadavre qui dit

« aïe », ça casse l'ambiance. Deuxième conseil : se

glisser la tête contre la paroi du brancard pour

éviter que la sangle ne m'étouffe.

Concentration. Fermer les yeux. Surtout ne pas

bouger. « Ça tourne ! » Penser au cerf-volant de

compèt' que je vais pouvoir payer à Marco. Autour

de moi des murmures. « Coupez ». Déjà ?

Le vent s'est levé. Le soleil tourne derrière la

station Méditerranéenne, en face, à la Plagette.

L'éclairage et le son se remettent en place. L'un

avec un immense panneau blanc censé réfléchir la

lumière. L'autre, avec une perche, il doit se faire

des biceps. Le TER de 16h50, direction Montpeul.

On recommence. Re-concentration. Murmures. Zip

qui s'ouvre, on doit me voir, au secours. Vérifie que

les lèvres sont fermées. Naturellement. Chut, pense

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crêpe caramel-beurre salé. Pense film-surprise

concocté par Priscilla au Cinémistral. Ils referment

le zip. Pense bain chaud extérieur des hot-pots

islandais. Détente totale, ça vient. Les dialogues

sont amortis par le tissu, par mon esprit. Waw,

c'est cool, la mort, en fait. Pas de coup de fil, pas

de bonne tenue devant les buffets. En quelques

instants, je me sens légère. Légère. Légère ? Mais

qui me porte ? Je croyais qu'on ne devait pas me

soulever ? Vol plané. Deux secondes. Tête en

arrière. Ça flotte. Non, ça coule ! L'odeur du canal.

Mais j'étais en pleine méditation, moi ! « Youhou

? » Ils n'ont pas prévu une fermeture-éclair dans

les deux sens, ces cons. C'est pas un sac de

couchage Quechua, c'est du matos de la police pour

des gens censé être vraiment morts. L'eau envahit

la poche. Le courant m'emporte vers l'étang.

Même avec les dents, j'arrive pas à déchiqueter ce

tissu. Non, comme cercueil, c'est pas terrible, moi

je voulais du carton recyclable à planter dans une

forêt, pas un truc pour envahir les poissons. Les

récifs artificiels, c'est bien, mais là, ça sert à rien,

les daurades, c'est pas un endroit pour elle pour

s'arrêter. Le père de Marjo m'en a amenées plein,

je les ai pas encore écaillées. Mea culpa les filles.

Ou les gars. Me rappelle plus quel sexe ils ont

quand ils passent dans le canal à l'automne. Me

rappelle plus quelle tête j'ai quand je suis pas un

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cadavre. Là, je vais devenir comme je suis. Sauf

que dans un an, je pourrais pas me voir à l'écran.

C'est pas du ciné. Coupez.