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 Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 La sémiotique face aux grands défis sociétaux du XXI  e  siècle 1  Jacques FONTANILLE Université de Limoges Institut Universitaire de France Numéro 118 | 2015 Préambule Une fois n’est pas coutume : avant de passer à la troisième personne, dont l’usage est attendu de tout sémioticien « qui se respecte », je m’autorise un bref préambule à la première personne. Les propositions qui suivent pourront paraître en effet surprenantes sous la plume d’un sémioticien, moi - même en l’occurrence, qui a pu donner l’impression de rester plongé (confort ablement) pendant plus de deux décennies dans les profondeurs des affects et des passions, et dans les arcanes formelles de la tensivité. Ce moi-même en cacherait-il un autre, un soi-même qui se serait peu à peu affirmé et qui ferait aujourd’hui surface à la surprise générale (y compris de « moi-même » !) ? Pendant toutes ces années, où je m’occupais (moi -même) de passions, de tensivité et d’élaborations théoriques diverses et obstinées, j’exerçais parallèlement d’autres métiers que celui de sémioticien, ou plutôt d’autres fonctions où le sémioticien était appelé à mettre en œuvre sa sémiotique autrement : dans la gestion des affaires publiques universitaires, dans la négociation avec des professionnels de la politique, et pour finir, dans l’échange intense avec les éminents représentants de ce qu’il est convenu d’appeler les «  grands corps de l’État ». C’est ainsi que se constituait un « soi » dans l’engagement même du « moi ». Ce parcours (toutes fonctions confondues, il a duré presque vingt ans) est maintenant achevé, et  je m’efforce d’en tirer quelques conséquences pour ce à quoi je n’ai jamais renoncé, pour ce qui m’a toujours animé : le souci de l’avenir de la sémiotique comme projet scientifique. Tout au long de ce parcours, en même temps que je m’effor çais de participer aux avancées de la sémiotique en tant que programme de recherche, j’ai assisté – et participé  à l’évolution des « manières » de faire de la recherche. Qu’on en pense du bien ou du mal, les conditions d’exercice de la recherche, et même  les conditions d’existence des disciplines de recherche, se sont profondément transformées en quelques décennies. Au milieu du XX e  siècle, le grand partage entre les sciences (les sciences de la nature et les humanités) pouvait être perçu comme clair et durable, et semblait même protéger les secondes de ce qu’on appelait alors « la demande sociale ». En France, la domination sans partage du structuralisme, au moment même où les sciences sociales se mettaient en place et se développaient, a d’une certaine 1  Pour tout ce qui concerne l’identification des thématiques et des défis sociétaux, ainsi que des programmes concernant les sciences humaines et sociales, cette étude se fonde sur les documents élaborés par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, et diffusés à partir du début 2014  : « France Horizon 2020 » (déclinaison française du programme européen Horizon 2020), « Stratégie nationale de la recherche » (document élaboré en application de la loi de juillet 2013 sur l’enseignement supérieur et la recherche). Les aspects sémiotiques de cette étude ne sont pas, comme le lecteur peut s’en douter, extraits de ces documents officiels.

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  • Actes Smiotiques n118 | 2015 1

    La smiotique face aux grands dfis

    socitaux du XXI e sicle1

    Jacques FONTANILLE Universit de Limoges Institut Universitaire de France

    Numro 118 | 2015

    Prambule

    Une fois nest pas coutume : avant de passer la troisime personne, dont lusage est attendu de

    tout smioticien qui se respecte , je mautorise un bref prambule la premire personne. Les

    propositions qui suivent pourront paratre en effet surprenantes sous la plume dun smioticien, moi-

    mme en loccurrence, qui a pu donner limpression de rester plong (confortablement) pendant plus

    de deux dcennies dans les profondeurs des affects et des passions, et dans les arcanes formelles de la

    tensivit. Ce moi-mme en cacherait-il un autre, un soi-mme qui se serait peu peu affirm et qui

    ferait aujourdhui surface la surprise gnrale (y compris de moi-mme !) ?

    Pendant toutes ces annes, o je moccupais (moi-mme) de passions, de tensivit et

    dlaborations thoriques diverses et obstines, jexerais paralllement dautres mtiers que celui de

    smioticien, ou plutt dautres fonctions o le smioticien tait appel mettre en uvre sa

    smiotique autrement : dans la gestion des affaires publiques universitaires, dans la ngociation avec

    des professionnels de la politique, et pour finir, dans lchange intense avec les minents reprsentants

    de ce quil est convenu dappeler les grands corps de ltat . Cest ainsi que se constituait un soi

    dans lengagement mme du moi .

    Ce parcours (toutes fonctions confondues, il a dur presque vingt ans) est maintenant achev, et

    je mefforce den tirer quelques consquences pour ce quoi je nai jamais renonc, pour ce qui ma

    toujours anim : le souci de lavenir de la smiotique comme projet scientifique. Tout au long de ce

    parcours, en mme temps que je mefforais de participer aux avances de la smiotique en tant que

    programme de recherche, jai assist et particip lvolution des manires de faire de la

    recherche. Quon en pense du bien ou du mal, les conditions dexercice de la recherche, et mme les

    conditions dexistence des disciplines de recherche, se sont profondment transformes en quelques

    dcennies. Au milieu du XXe sicle, le grand partage entre les sciences (les sciences de la nature et les

    humanits) pouvait tre peru comme clair et durable, et semblait mme protger les secondes de ce

    quon appelait alors la demande sociale . En France, la domination sans partage du structuralisme,

    au moment mme o les sciences sociales se mettaient en place et se dveloppaient, a dune certaine

    1 Pour tout ce qui concerne lidentification des thmatiques et des dfis socitaux, ainsi que des programmes concernant les sciences humaines et sociales, cette tude se fonde sur les documents labors par le Ministre de lEnseignement Suprieur et de la Recherche, et diffuss partir du dbut 2014 : France Horizon 2020 (dclinaison franaise du programme europen Horizon 2020), Stratgie nationale de la recherche (document labor en application de la loi de juillet 2013 sur lenseignement suprieur et la recherche). Les aspects smiotiques de cette tude ne sont pas, comme le lecteur peut sen douter, extraits de ces documents officiels.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 2

    manire fonctionn comme alibi : les humanits taient en volution profonde et spectaculaire, les

    sciences sociales avaient lambition de rivaliser avec la rigueur et le formalisme des sciences de la

    nature. Elles se donnaient en outre une position critique et sadonnaient la remise en question, elles

    taient donc, dune certaine manire, en prise avec la ralit sociale et politique, et cela leur vitait

    davoir rendre des comptes dune autre manire.

    Aujourdhui, la recherche est bien plus que le simple domaine dexercice des chercheurs

    professionnels. Elle est lune des grandes fonctions de nos socits mondialises, et elle participe aussi,

    par consquent, que ce soit pour nous attirer ou pour nous repousser, pour nous inquiter ou pour

    nous rassurer, aux modes didentification que nous proposent ces socits. Cette fonction socitale de

    la recherche devient en quelque sorte, du moins ai-je choisi den faire lhypothse, une condition

    dexistence future des disciplines de recherche. Il ne me semble plus possible aujourdhui de distinguer

    radicalement les recherches appliques , qui seraient faites pour servir quelque chose et autant

    que possible tout le monde, et les recherches fondamentales, qui serviraient seulement les intrts de

    la Connaissance et des Communauts scientifiques.

    Les attentes socitales (positives et ngatives) sont probablement aujourdhui mme plus fortes

    lgard de ce quon appelle les recherches fondamentales , non pas en raison de leurs potentiels

    dapplication immdiate, mais en raison de leur capacit transformer moyen et long terme notre

    rapport nous-mme, la socit, la vie et la nature. Le partage le plus significatif aujourdhui ne

    se fait pas entre recherche fondamentale et recherche applique (qui dcrit, de fait, plutt une

    sorte de rpartition du travail de recherche entre chercheurs professionnels quune diffrence

    dimplication socitale), mais entre recherche consquente et recherche inconsquente . Et il y a

    des recherches fondamentales qui ont des consquences considrables, tout comme il existe des

    recherches appliques parfaitement inconsquentes.

    La dimension sociale de la recherche participe du mme type dchange que Mauss a formalis :

    la socit fait un don aux chercheurs (un don de statut, de temps, de conditions dexercice, etc.) qui

    suscite une dette ; le maintien du chercheur dans la collectivit sociale implique quun jour ou

    lautre, le contre-don vienne rgler la dette ; il nest pas exclu, si le contre-don est suffisamment

    substantiel, quil relance lui-mme, dans lautre direction, le circuit du don et de la dette. Un jour ou

    lautre : le temps social est lastique, et le retour du contre-don, selon les types de recherches, peut

    tre plus ou moins retard. Mais il ne peut pas ne pas tre, sous peine de disparition de la fonction de

    recherche elle-mme.

    Cest ce que je crois. Et cest ce qui me soucie quand je pense lavenir de la smiotique.

    I. Des dfis pour la smiotique et les sciences du sens

    1. Les sciences humaines et sociales mises au dfi

    Nous sommes presque tous convaincus que notre avenir dpendra, pour le pire ou le meilleur,

    de la technologie, du numrique et de la robotique, des nanosciences, de la biologie des systmes et de

    la dcouverte de nouvelles formes dnergie. Et pourtant chacune de ces perspectives technologiques

    repose sur des choix, sur des dcisions, car aucune nest inluctable : qui peut interroger le sens de ces

    choix technologiques, le sens de nos choix de socits, et plus largement, celui de nos civilisations ?

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    Quelles consquences auront ces technologies sur notre rapport la nature, et sur notre

    conception mme de la nature, dont la plupart des autres sciences sefforcent de dcrire les systmes

    comme sils taient immuables ? Lanthropologie contemporaine montre avec insistance, grce ses

    mthodes comparatives, dans le temps et dans lespace, que les technologies et les institutions

    humaines, qui inflchissent notre rapport avec les phnomnes et les entits naturelles, notamment les

    autres tres vivants, ont de considrables effets en retour sur lorganisation de nos systmes sociaux.

    Les principales options de lidentification sociale, sur lesquelles les anthropologues fondent la

    typologie des socits humaines, se caractrisent en effet principalement par la manire dont chacune

    socialise (ou pas) la nature.

    La plupart des grandes questions de notre temps impliquent donc soit une entre par les

    sciences humaines et sociales, soit leur contribution centrale : lenvironnement, le dveloppement

    durable, les droits de lhomme et des populations, la sant, laccs lnergie, leau, linformation,

    lducation, linnovation par les usages, etc. Les sciences du sens sont intresses aussi bien en amont

    quen aval de ces choix et des transformations impliques en chacune de ces thmatiques. En amont

    des transformations technologiques et sociales, par la manire dont les dcisions sont prises, par les

    prsupposs socio-culturels et politiques qui les dterminent ; en aval, par les consquences de

    lintgration de ces transformations dans nos socits sur lquilibre mme de nos axiologies et de nos

    croyances, notamment en matire didentification sociale. Les sciences du sens joueront donc

    pleinement leur rle si elles interrogent les processus de dcision, la gouvernance des systmes, ainsi

    que les consquences sociales, culturelles et anthropologiques des transformations en cours et venir.

    2. Choisir le plan dimmanence appropri

    La smiotique propose un corps de concepts et de mthodes pour interroger dabord les

    pratiques, les textes, les objets, les interactions sociales, les formes de vie et les modes dexistence

    collectifs et en collectivit. Elle est donc en mesure den construire le sens, en collaborant avec toutes

    les autres sciences humaines et sociales qui contribuent difier, chacune sous un point de vue

    particulier, cette architecture des significations humaines : lhistoire, la philosophie, la psychologie,

    lanthropologie, lconomie, la psychanalyse ou la sociologie. Elle est en mesure de collaborer,

    condition dtre capable de choisir le ou les plans dimmanence appropri(s).

    Il sagit dapprhender aujourdhui sous quelles formes et avec quels effets smiotiques les choix

    technologiques, conomiques et culturels influent sur la transformation de nos socits, ainsi que des

    rgimes de croyance et didentification quelles proposent globalement et quelles offrent chacun de

    nous. Le niveau de questionnement smiotique pertinent dpassera par consquent celui des objets

    danalyse les plus courants et des mthodes les mieux rodes : les textes et les images, notamment. Ce

    niveau optimal sera a minima celui des pratiques et des interactions sociales, et si possible celui des

    formes de vie et des modes dexistence sociaux, en somme ceux de lexistence et de lexprience

    humaines en gnral. Comme, par dfinition, ces niveaux danalyse intgrent des objets appartenant

    tous les autres niveaux (des textes, des signes, des objets-supports, des mdias, des productions

    culturelles en gnral), cest donc tout lappareil thorique et mthodologique de la smiotique qui, en

    fin de compte, doit tre mobilis.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 4

    Les questions qui se posent concernent dabord les socits, chaque socit considre comme

    un ensemble signifiant. ce niveau de gnralit, anthropologues et smioticiens saccordent aisment

    (ou du moins saccorderaient sils en faisaient la dmarche) sur le fait quune socit se dfinit (i) par

    la manire dont elle pose la frontire entre soi et autrui , et (ii) par les modes didentification

    quelle propose entre tous les membres du soi . Philippe Descola distingue quatre types de socits

    sous cet clairage (qui est autrui ? comment sidentifie le soi ?) : lanimisme, le totmisme, le

    naturalisme et lanalogisme, qui sont autant de manires diffrentes de rpondre ces questions2. Iuri

    Lotman dfinit de son ct la smiosphre partir du premier geste fondateur, qui distingue le

    domaine du nous de celui du eux , et en dployant ensuite toutes les possibilits du dialogue et

    des interactions entre les deux domaines3.

    Mais lanthropologue est plus explicite que le smioticien sur un point au moins : il nous parle

    de la constitution des socits, et pas des cultures, parce que les socits peuvent se constituer en

    intgrant tout ou partie de la nature. La culture nest quune des solutions proposes par un seul

    des types de socits, les socits naturalistes , pour traiter du partage entre soi et autrui et de

    lidentit du soi. Pour tous les autres types, la diffrence entre nature et culture nest pas constitutive

    de la socit.

    Iuri Lotman dfinit de son ct la smiosphre en relation et en contraste avec la

    biosphre 4. En ce sens, la smiosphre ne se confond pas avec la culture, mais concide plutt, au

    vu de ses dterminants et de ses contenus, avec la constitution dune socit comme proposition

    didentification pour ses membres, et comme condition dexistence pour toute smiose (ce que

    Lotman appelle extensivement et au pluriel les langages ). Certes, Lotman utilise le modle de la

    smiosphre principalement pour rendre compte de la culture russe et des transformations culturelles

    en gnral, mais il ne faut pas confondre le modle et le corpus : le modle, cest la smiosphre, et la

    culture russe est un corpus danalyse et dillustration. Lexistence dune smiosphre est une condition

    de possibilit de la communication et des langages ; la smiosphre, prcise Lotman, est logiquement

    antrieure toute smiose. Elle nest donc pas proprement parler une smiotique, mais un espace

    social qui runit les conditions pralables pour que des smiotiques puissent se dployer :

    Nous pouvons parler de smiosphre , que nous dfinissons en tant quespace

    smiotique ncessaire lexistence et au fonctionnement des diffrents langages, et non

    en tant que somme des langages existants ; en un sens la smiosphre a une existence

    antrieure ces langages []. A lextrieur de la smiosphre, il ne peut y avoir ni

    communication, ni langage.5

    Dans la conception dveloppe par Lotman, il ny a pas dun ct la biosphre et de lautre la

    smiosphre, mais bien deux modles scientifiques dfinis lun par rapport lautre, chacun tant la

    2 Philippe Descola, Par-del nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

    3 Iuri Lotman, La smiosphre, traduction Anka Ledenko, Limoges, Pulim, 1999.

    4 Iuri Lotman, op. cit.

    5 Op. cit., p. 10.

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    condition dexistence et de fonctionnement, pour la biosphre, de tout ce qui concerne les organismes

    vivants et leur volution, et pour la smiosphre, de tout ce qui concerne plus spcifiquement les

    langages. Pour Vernadsky, la biosphre est en effet, tout comme la smiosphre, l espace-temps qui

    dtermine tout ce qui se passe en son sein 6 . Et sil voque la nature, cest comme milieu

    dobservation et corpus dtude, tout comme la culture pour Lotman7.

    Vernadsky fait mme la place pour ce que Lotman dfinira comme smiosphre, en distinguant

    lactivit consciente de la vie des peuples de lactivit inconsciente delle-mme qui a cours dans la

    biosphre8. Le problme pos implicitement par Vernadsky, via Lotman, est donc bien indirectement

    celui du rapport entre les vivants et les langages, entre le mode dexistence de la vie et le mode

    dexistence smiotique : parmi les processus naturels, on compte les processus smiotiques ; dans les

    limites mmes de la biosphre, des phnomnes peuvent tre regroups, sous condition d existence

    consciente , dans une smiosphre. Do, chez Lotman, linsistance sur la capacit dauto-description

    (lactivit smiotique consciente delle-mme , dit Vernadsky) pour caractriser le mode dexistence

    proprement smiotique, qui lui permet de circonscrire provisoirement le dialogue des smiosphres

    aux socits humaines, dont les langages impliquent une activit pismiotique, voire mta-

    smiotique.

    La smiosphre ainsi conue est donc linstance qui conditionne, fonde et accueille en dernier

    ressort toutes les smioses, tous les types de smiotiques-objets, y compris les formes de vie. Mais il

    faut conserver en mmoire la possibilit dun dialogue avec les modes dexistence naturels,

    notamment les modes de l exister avec : en effet le principe mme de la socialisation du vivant

    interroge la thorie de la smiosphre, car les modes dexistence sociaux nappartiennent pas

    exclusivement aux humains. Et lanthropologie contemporaine considre, nous lavons dj suggr,

    que les diffrents modes de socialisation des vivants non-humains font partie intgrante des

    dterminations de chaque socit.

    Il faut ensuite distinguer, lintrieur de la smiosphre (i.e. : la socit en tant que condition de

    possibilit des smioses), plusieurs types de constituants, dont les relations ne peuvent tre

    envisages, en ltat actuel de la recherche sur ces questions, que sous forme dhypothses de travail.

    Les formes de vie sont des constituants de la smiosphre, en tant que smiotiques-objets

    dment constitues, avec plan de lexpression et plan du contenu. Dautres types de smioses sont

    envisageables, et ont t pour certaines depuis longtemps envisages, comme celles qui caractrisent

    les signes, les textes, les images, les objets, les pratiques ou les stratgies. Nous avons dj propos9 de

    disposer hirarchiquement ces smioses en une srie de plans dimmanence , depuis les plus

    simples, les signes, jusquaux plus complexes, les formes de vie. Cette hirarchie repose la fois sur le

    nombre de dimensions, de proprits et de relations ncessaires chacun de ces plans dimmanence,

    et sur leur capacit intgrer, sans les uniformiser, les autres types de smioses.

    6 Op. cit., p. 12. Cit par Lotman.

    7 Op. cit., p. 12. Cit par Lotman.

    8 Op. cit., p. 12. Cit par Lotman.

    9 Dans Pratiques smiotiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 6

    Cest ainsi que les pratiques intgrent des smiotiques-objets de rang infrieur, des objets, des

    textes, des signes qui, tout en jouant un rle actantiel dans la scne pratique, continuent, avec toutes

    leurs dimensions et proprits, tre des signes, des textes et des objets. A linverse, une smiotique-

    objet de rang hirarchique infrieur peut galement intgrer des smiotiques-objets de rang suprieur,

    mais au prix dune rduction et dune conversion qui leur fait perdre une partie de leurs dimensions et

    proprits : un signe peut condenser une pratique, une stratgie peut tre textualise , mais la

    pratique na plus alors que les caractres dun signe, et la stratgie, ceux dun texte.

    Les formes de vie constituent (au moins provisoirement) le dernier niveau dintgration de

    toutes les autres smioses ; elles intgrent et subsument, sans les rduire, des textes, des signes, des

    objets, des pratiques et des stratgies ; elles portent des valeurs et des principes directeurs qui mettent

    en cohrence tous les autres plans dimmanence ; elles se manifestent par des attitudes et des

    expressions symboliques ; elles influent sur notre sensibilit, sur nos positions dnonciation et sur nos

    choix axiologiques. Elles sont en somme les constituants immdiats de la smiosphre, car elles

    dclinent, lintrieur dune socit donne, diffrentes manires de sidentifier au soi , diffrentes

    manires de faire lexprience des valeurs.

    Nous proposons de les caractriser spcifiquement sur les deux plans qui constituent un

    langage : (i) au plan de lexpression, chacune se caractrise par son agencement syntagmatique,

    par sa manire propre daffirmer la continuit dun cours de vie (dun cours dexistence), en bref, par

    son ou ses modes de persistance ; (ii) au plan du contenu, chacune se dfinit par la congruence quelle

    impose lensemble des choix figuratifs, modaux, narratifs et passionnels, en bref, par ses slections

    congruentes. Les formes de vie peuvent en cela prtendre devenir le plan dimmanence appropri

    pour que la smiotique puisse se confronter aux dfis socitaux . Mais elles ne sont pas les seules

    pouvoir revendiquer une telle position.

    Il nous faut en effet envisager leurs relations avec les modes dexistence sociaux10. Les modes

    dexistences sociaux sont dabord identifiables, selon Bruno Latour et pour la plupart dentre eux, par

    la thmatique institutionnelle (droit, politique, religion, science, technique, etc.) quils ont en propre.

    Mme converties en prfixes (Dro, Pol, Rel, Tech, etc.) ces institutions et ces thmatiques ne sont

    pas en elles-mmes smiotiquement constitues : elles sont importes partir dun dcoupage des

    domaines de lgitimit sociale dont chaque socit hrite de par son histoire. La constitution

    smiotique des modes dexistence sociaux commence avec la reconnaissance des rgimes de

    vridiction : en chaque mode dexistence social, la vrit et le mensonge se disent

    spcifiquement et diffremment. Et, par consquent, chaque mode dexistence social revient de

    proposer une certaine manire de maintenir le lien social et lidentification au soi, une manire qui

    donne lgitimit pour noncer.

    Les modes dexistence sociaux sont aussi, prcise Bruno Latour, des manires de faire

    lexprience des valeurs. Cette exprience consiste prcisment dans la confrontation entre deux ou

    plusieurs modes dexistence : on pourrait cet gard considrer que chaque mode dexistence reposant

    10 Modes dexistence dans le sens dfini par Bruno Latour, dans son Enqute sur les modes dexistence, Paris, ditions de la Dcouverte, 2012.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 7

    sur une certaine conception de la vrit et de lnonciation lgitime, la confrontation entre ces

    conceptions de la vrit et de lnonciation lgitime oblige trouver des raisons de prfrer et de

    choisir un mode dexistence plutt quun autre, et fait alors merger des systmes de valeur.

    Globalement, et au-del de limportation des dcoupages historico-institutionnels, les modes

    dexistence sociaux se dfinissent comme des rgimes de croyance (vridiction et valeurs) qui sont

    susceptibles de fonder des nonciations et de leur confrer une lgitimit, du moins aussi longtemps

    quon se cantonne lintrieur dun seul mode dexistence. En ce sens, ils peuvent tre mis en rapport

    avec les formes de vie. Les formes de vie, elles aussi, se rfrent des rgimes de croyance11 ; elles

    aussi ne peuvent se manifester que dans la confrontation avec dautres formes de vie, au moins comme

    des figures mergentes sur un fond dj tabli ; elles portent galement, nous lavons dj mentionn,

    des systmes de valeurs. Mais les formes de vie nont aucun caractre institutionnel et ne sont pas

    contraintes par des thmatiques sociales ; elles peuvent impliquer des types vridictoires, mais

    uniquement dans leurs relations congruentes avec toutes les autres catgories smantiques et

    modales ; elles suscitent des nonciations, mais sans considration de lgitimit ou de norme sociale.

    En bref, pas plus que la smiosphre elle-mme, les modes dexistence sociaux ne sont des

    smiotiques-objets. Ils ne permettent pas de caractriser des types de smioses, avec plan de

    lexpression et plan du contenu. Puisquils consistent en rgimes de croyance (vridiction, type

    dexprience des valeurs, et domaine de lgitimit de lnonciation), ils dterminent eux aussi, comme

    la smiosphre, des conditions pour que des smioses et des nonciations puissent avoir lieu. Pour

    caractriser lensemble des proprits de chacun de ses modes dexistence, Bruno Latour voque les

    conditions de flicit dAustin et de la pragmatique : les conditions de flicit sont des prrequis

    pour que les noncs soient interprtables, et pour que leurs stratgies intentionnelles soient

    reconnues ; ils en conditionnent le sens, mais ne le constituent pas pour autant.

    La smiosphre joue ce rle conditionnant hauteur de la socit toute entire (la totalit des

    nous ), et les modes dexistence, seulement pour des secteurs de la smiosphre, dfinis pour la

    plupart partir de critres institutionnels et thmatiques. Ce qui nous conduit distinguer deux

    niveaux de conditionnement : (i) les conditions sociales gnrales dtermines par la smiosphre

    (la distinction et la dissymtrie entre nous et eux , la capacit dauto-description) et (ii) les sous-

    conditions sociales particulires, dtermines par les modes dexistence sociaux (rgimes de

    vridiction et de croyances, expriences des valeurs et conditions de flicit et de lgitimit des

    nonciations).

    Formellement, les modes dexistence sociaux peuvent regrouper des ensembles de formes de vie

    dont ils dfinissent les conditions dexistence, mais des ensembles frontires indcises, des

    ensembles mobiles, nomades, et jamais dfinitivement clos. En termes de modes de catgorisation, ces

    regroupements seraient des familles de formes de vie au sens des airs de famille de

    Wittgenstein. Pour participer une famille de formes de vie, il nest pas ncessaire de partager une ou

    11 Dans Formes de vie ( paratre aux Presses de lUniversit de Lige), nous avons par exemple tent de montrer que la comptitivit , une forme de vie caractristique des socits librales occidentales, repose sur un rgime de croyance paradoxal, o la dngation de mauvaise foi est une cl indispensable.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 8

    plusieurs proprits communes ; il suffit den avoir une en commun avec une autre forme de vie, qui a

    son tour une proprit commune avec une troisime, et ainsi de suite. Les modes dexistence sociaux,

    avec leurs conditions vridictoires et nonciatives, peuvent alors procurer une identit secondaire de

    telles familles, une premire strate typologique qui caractriserait des types didentification sociale

    lintrieur dune smiosphre. Les formes de vie, ventuellement dtermines par des modes

    dexistence sociaux, nous procurent alors des rgimes de croyance et didentification, qui sajoutent

    aux systmes de valeurs et aux principes de cohrence et de congruence qui leur sont propres.

    Le domaine smiotique que nous nous efforons de circonscrire (le plan dimmanence dont nous

    avons besoin pour affronter les dfis socitaux) rencontre finalement deux limites qui restent, en ltat,

    problmatiques.

    Dun ct, la smiosphre est coextensive de la socit, mais tous les tres vivants peuvent tre

    socialiss, et au-del, mme les objets, et pas seulement les objets technologiques sophistiqus

    (comme les robots) et les objets dits connects , peuvent galement tre socialiss. Formes de vie,

    modes dexistence sociaux ; vivre, exister, coexister : les humains ont cela en partage avec les non-

    humains, et, pour ce qui concerne coexister , bien au-del du vivant. Nous sommes ici la limite de

    ce quon dsigne en gnral comme lexistence smiotique , par contraste avec des modes

    dexistence physiques, chimiques ou biologiques. Le problme est pos : la smiose est-elle seulement

    affaire humaine ? Ou bien faut-il en tendre la possibilit toute forme de socialit ? La rponse, si la

    question est pertinente, est indispensable pour pouvoir traiter de dfis socitaux .

    Dun autre ct, les constituants de la smiosphre (les diffrents types de smiotiques-objets,

    au premier rang desquelles les formes de vie) rencontrent invitablement des prconstruits sociaux, et

    notamment des institutions, mais aussi des classes sociales, et des catgories socio-culturelles. Cette

    rencontre est plutt rassurante, en ce sens quelle confirme que le concept de smiosphre se

    distingue de celui de socit : il y a bien dautres proprits et lments de la socit que ceux qui

    sont admis comme conditions de possibilit de la smiose. Mais elle ouvre un autre problme : celui de

    la possibilit (ou de limpossibilit) de concevoir lancrage des smiotiques-objets en relation avec cet

    horizon de rfrence socio-historique.

    Une rponse est dj disponible, mais elle a dj aussi perdu en crdibilit : le lieu dancrage des

    smiotiques-objets, au sein de la vie sociale, serait la culture . La culture ne serait peut-tre mme

    rien dautre que cela : des smiotiques-objets de divers niveaux et statuts, qui seraient accumules,

    agrges et transmises dune gnration lautre. Mais nous avons dj rappel que le primtre de la

    socialisation et de la smiotisation ne peut pas tre dtermin par la culture, puisque la culture nest

    quune des solutions possibles parmi bien dautres.

    Une autre rponse est envisageable : sans faire appel quelque horizon de rfrence que ce soit,

    il est possible de concevoir ce qui serait un ancrage socio-smiotique pour les formes de vie : elles

    peuvent en effet tre choisies durablement par des individus, par des groupes dacteurs, elles peuvent

    devenir lidentit symbolique dun actant collectif. Cet ancrage nest pas ncessaire la reconnaissance

    dune forme de vie, car une forme de vie doit par principe rester disponible pour tous les ancrages

    ventuels. Il apporte donc une dtermination complmentaire, qui donne lieu aux styles de vie . Les

    formes de vie nappartiennent personne en propre, ce sont des langages dont tous les membres

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 9

    dune socit peuvent faire usage ; en revanche, les styles de vie rsultent dune appropriation

    durable, ds lors que cet usage procure une identit prenne.

    Quand des groupes dacteurs ou des actants collectifs adoptent telle ou telle forme de vie, voire

    plusieurs formes de vie appartenant une mme famille (cf. supra), on voit en effet se mettre en

    place des rles sociaux fonds sur des usages socialement localiss et dtermins, permettant de

    distinguer et de classer ces acteurs et ces groupes dacteurs. Leurs styles de vie (dfinis comme

    rles et usages identitaires) leur servent alors assumer, en tant quidentit individuelle ou

    collective, la cohrence et la congruence des formes de vie, voire galement les modalits de vridiction

    et dnonciation propres aux modes dexistence sociaux. Ce quon appelle couramment, dans le

    discours de la gographie ou de lamnagement des espaces rgionaux, des territoires , relve trs

    prcisment dun tel ancrage : des formes de vie sont agrges par des usages, et appropries par des

    habitants usagers ; ces agrgations sont stabilises par transmission dans la dure, et lappropriation

    donne lieu des styles de vie du territoire, qui eux-mmes en constituent lidentit collective.

    En bref, le niveau danalyse o nous devrions nous situer concernerait :

    (i) les grands rgimes didentification caractristiques des socits, et, du point de vue

    smiotique, caractristiques des types de smiosphres , dont la dtermination principale est la

    dfinition d autrui et de ce qui est hors primtre de lexistence smiotique au sens le plus

    gnral ; cest linstance des conditions sociales gnrales de la smiose12 ;

    (ii) les modes dexistence sociaux, avec leur rgime de croyance, et leur type dexpriences

    axiologiques, dont la dtermination principale rside dans la dfinition de la vridiction et de ce quest

    une nonciation lgitime ; cest linstance des sous-conditions particulires de la smiose13 ;

    (iii) les formes de vie, athmatiques, avec leur cohrence syntagmatique (les modes de

    persistance) et leur congruence paradigmatique et axiologique (les slections congruentes),

    ventuellement regroupes en familles , et rapportes un mme rgime de croyance et de

    vridiction, et par consquent un mode dexistence social de rfrence ; leur dtermination

    principale est leur constitution comme des langages , avec un plan de lexpression et un plan du

    contenu, et disponibles pour tous, comme le sont les vernaculaires dune langue nationale14 ;

    (iv) les styles de vie, qui sont des rles sociaux rsultant de la superposition entre des formes de

    vie et des classes dappartenance socio-culturelle, dont la dtermination principale est leur capacit

    dancrage des formes de vie dans des usages qui classent et identifient les acteurs et groupes

    dacteurs15.

    12 La rfrence principale pour ce niveau danalyse est Philippe Descola, notamment dans Par-del nature et culture, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des sciences humaines , 2005.

    13 La rfrence principale pour ce niveau danalyse est Bruno Latour, op. cit.

    14 Cf. Jacques Fontanille, Formes de vie, Sigilla, Presses de luniversit de Lige, paratre en 2015.

    15 La rfrence principale pour ce niveau danalyse est Eric Landowski, Prsences de lautre, Paris, PUF, 1997.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 10

    Si les formes de vie sont des langages (des smiotiques-objets) dont les styles de vie sont les

    usages et des rles sociaux, les modes dexistence sociaux peuvent les rassembler en familles de formes

    de vie ; et les rgimes didentification sociaux (et les smiosphres qui leur correspondent) sont des

    macro-familles de formes de vie.

    II. Deux questions transversales

    Une telle approche soulve, pour ce qui concerne les grands dfis du XXIe sicle, deux questions

    transversales pralables. La premire a trait aux capacits des sciences humaines et sociales, et donc

    de la smiotique en particulier, rendre compte des aspects qualitatifs de lexistence humaine ;

    dautres sciences soccupent des aspects quantitatifs : la dmographie, lconomie et la sociologie

    notamment ; les sciences du sens ont en charge les aspects qualitatifs. La seconde question touche la

    comprhension des processus sociaux de traitement de linformation, de formation des opinions et de

    contrle et de suivi des dcisions.

    1. La qualification de lexistence

    Les dfis auxquels nous devons faire face impliquent des approches et des valuations

    qualitatives. Ils suscitent en consquence de nouveaux rfrentiels. Les changements et les innovations

    que nous avons en perspective impliquent a minima la comprhension sinon ladhsion ou la pleine

    participation des citoyens, et plus gnralement une prise en compte des conditions dans lesquelles ils

    peuvent accorder leur confiance ou exprimer leur dfiance dans le changement, ainsi que leurs

    attentes en matire de conditions requises pour laccomplissement de leurs projets de vie explicites ou

    implicites.

    Face aux indicateurs quantifiables (ceux qui servent calculer le PIB), les sciences du sens sont

    en mesure de dcrire et dapprcier limpact vcu des transformations prvues ou en cours. Tout

    changement (urbanistique, technologique, politique, etc.), comme dailleurs toute situation stable et

    durable, met en jeu la confiance et la dfiance des populations concernes, leurs capacits sadapter

    ou rsister, les formes et chemins de leur acceptation ou de leur rticence, et de nombreux tats

    motionnels associs. Par exemple, parmi les dfis du XXIe sicle, le dfi alimentaire, loin de se rduire

    limpratif dassurer tous un bilan nergtique satisfaisant par des apports nutritifs favorables la

    sant, doit tre abord en prenant en compte la possibilit des expriences hdonistes et identitaires

    qui sont attaches la nourriture et son partage. Les pratiques alimentaires portent et transmettent

    des valeurs et des interdits, des plaisirs et des dplaisirs, et des rituels et des habitudes, des gots et

    des dgots qui inscrivent chacun de nous dans des traditions, des filiations identitaires, et des univers

    de croyances.

    Le dfi scientifique concern16 soulve des difficults mthodologiques indites : le rfrentiel

    construire est largement subjectif et il a naturellement vocation merger, non de la seule observation

    externe, mais aussi du dialogue dmocratique et de la dtermination collective des objectifs sociaux.

    On ne peut qualifier lexistence sans faire appel aux existants eux-mmes, sauf sexclure

    16 Il est trs clairement nonc en 2009 par le rapport de la Commission sur la mesure des performances conomiques et du progrs social. Les auteurs, Joseph E. Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, recommandent explicitement et longuement de mesurer et apprcier le bien-tre , objectif et subjectif.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 11

    paradoxalement soi-mme de lexistence. Doivent tre ici mobilises toutes les disciplines qui sont en

    mesure dapprhender la subjectivit, et de rendre compte non plus seulement de lexistence et de sa

    persistance, mais de lexprience, ce qui couvre peu prs tout le champ des sciences humaines et

    sociales, y compris celles qui traitent de la littrature et des arts, o se manifestent et se transmettent

    notamment les expriences motionnelles.

    Lapproche smiotique, notamment dinspiration structurale et gnrative, est lune de celles qui

    sont en mesure d objectiver le subjectif , et cest mme lun des reproches que lui font ceux qui

    voudraient que le subjectif reste subjectal ! Elle dispose des concepts et des procdures pour

    comprendre les stratgies fiduciaires et les dploiements syntagmatiques de lmotion : encore lui

    faut-il se placer bonne distance , au niveau optimal danalyse, et sur la base denqutes qui soient

    la hauteur des problmes traiter, et dune porte suffisante pour accder la qualit dexistence de

    populations entires. Une telle problmatique selon laquelle le PIB se verrait complt par le BIB

    (lindice de bonheur intrieur brut ) suppose en effet de se placer en fin de compte hauteur des

    formes de vie, pour identifier les indicateurs pertinents, ceux qui dterminent la formation des

    systmes axiologiques, ladoption des croyances, les variations de la confiance, et les formes

    spcifiques de la vie motionnelle.

    Pour prendre un exemple, imaginons que la vrit soit un vritable enjeu pour la construction

    dun tel rfrentiel : elle serait notamment implique, a minima, dans ltablissement et les

    changements de la confiance et des croyances, et probablement au-del. Mais le jugement ou le

    sentiment de vrit ne peuvent pas tre pris tels quels pour indicateurs, car il faut dabord les

    replonger au sein de la forme de vie, ou plus gnralement du mode dexistence social dont on les a

    extraits. Cest en effet le mode dexistence qui dfinit les conditions de vridiction, qui sont, de fait, les

    processus pratiques selon lesquels chaque type social construit et fonde la vrit. Et il y a peu de

    choses en commun entre (i) une vrit taye sur des dmonstrations externes qui sont supposes

    dictes par les lois dune nature immuable et universelle, (ii) une vrit construite peu peu par un

    accord tabli lintrieur dune communaut, et qui manifeste la force dun lien social ainsi confort,

    et (iii) une vrit qui resterait lhorizon de rfrence inaccessible des jeux et des ruses de lapparence

    phnomnale, eux-mmes considrs comme la seule chose qui soit donne saisir dans lexprience.

    La garantie scientifique, le renforcement du lien social, le dchiffrement des apparences : autant

    dpistmologies et de rfrentiels smio-anthropologiques diffrents.

    2. Manipulation : comportements, opinions, dcisions

    La seconde question pralable et transversale tient aux processus qui dterminent le

    comportement et ses modifications, au plan individuel et au plan collectif. Cest un constat bien banal

    que de rappeler que linformation reue propos de la nocivit dune pratique corporelle, dune

    habitude alimentaire ou dune quelconque addiction ne se traduit pas ncessairement par un

    changement de comportement. La communication de masse fait passer une information, et mme si

    cette information est reue, il reste une apparente zone aveugle, que daucuns qualifieront

    dirrationnelle, et qui ne traite pas cette information dans le sens souhait.

    Il sagit en quelque sorte dun nouveau chapitre de la smiotique de la manipulation et de la

    persuasion : comment faire croire, faire adhrer, faire faire ? Comment persuader une population

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 12

    dinflchir son action et son mode dexistence ? Comment interroger et faire partager les raisons pour

    lesquelles on croit ncessaire dexercer une telle persuasion ? Une structure de manipulation peut tre

    dcrite relativement simplement, comme Greimas le proposait la fin des annes 70 : comme une

    transformation des rles modaux des actants. Mais la question qui se pose ici nest pas de dcrire,

    simplement ou pas. La question qui se pose est de concevoir, de critiquer et de dployer une stratgie

    de manipulation, et on comprend tout de suite que la perspective de transformer les rles modaux

    est cet gard loin dtre oprationnelle ! Il nous faut au moins et au pralable une connaissance plus

    prcise et approfondie des raisons pour lesquelles les manipulations passant par la communication de

    masse peuvent chouer.

    Il y a bien entendu tous les cas o linformation pertinente existe mais nest pas disponible

    (voire est inhibe) au moment et sous la forme o elle pourrait tre mobilise. Lvolution des

    campagnes pour la scurit routire est trs reprsentative de cette situation : dans un premier temps,

    elles donnaient voir lvnement traumatisant, laccident et ses consquences immdiates ; dans un

    second temps, elles mettent depuis peu en scne le bonheur ou le bien-tre que laccident mettrait en

    pril sil advenait. Dans un cas comme dans lautre, on sefforce de donner linformation sur les

    risques de la conduite automobile le plus de poids possible en lassociant un affect suffisamment

    puissant pour que cette information soit mobilise au cours de la pratique automobile quotidienne.

    Mais il faut alors, pour esprer quelque efficience stratgique, choisir un type de scne qui soit

    lui-mme associ en quelque sorte naturellement ou automatiquement cette pratique, et mobilisable

    presque continment tout au long de la pratique, sans en perturber le cours, et sans compromettre les

    affects et valeurs quil porte au jour le jour. Et il est probable que les concepteurs de ces campagnes ont

    compris quil est particulirement insupportable ou pervers, voire totalement dissuasif, de conduire

    chaque jour une automobile en ayant en permanence lesprit des images de voitures crases et de

    corps dchiquets. Ils en auraient donc dduit quil est plus prvisible que le flux de penses et

    dassociations libres du conducteur opte plus naturellement pour des scnes plus neutres et/ou plus

    gratifiantes, et dans tous les cas plus compatibles avec la conduite automobile.

    On comprend en ce cas de quelle nature pourrait tre lintervention smiotique : prciser et

    montrer comment rendre une information mobilisable en relation avec une pratique et une forme de

    vie, et, pour commencer, proposer une description de cette pratique et de cette forme de vie. A

    minima, la smiotique pourrait notamment montrer comment il est possible de modaliser et inflchir

    un comportement sans dgrader ou compromettre une pratique toute entire (conduire, se nourrir)

    dont on sait quon ne peut en soutenir le cours sans y adhrer avec un minimum dengagement.

    Mais il y a aussi les cas o linformation est reue, intgre, prsente lesprit des acteurs au

    moment mme o leur comportement montre clairement quelle nest pas suivie deffet. On a dans ce

    cas typiquement affaire une tension entre des pressions contradictoires et concurrentes. Quelle que

    soit la pratique dans laquelle nous sommes engags, elle est toujours soumise la concurrence des

    autres pratiques qui interfrent avec elle. Cest un principe danalyse smiotique, quasiment une loi

    du fonctionnement syntagmatique de la plupart des smiotiques-objets. Un texte, du premier au

    dernier mot, arbitre sans cesse entre plusieurs isotopies smantiques potentielles, toutes concurrentes

    pour advenir la manifestation ; cest mme lune des raisons pour lesquelles, dans une conception

    non positiviste de la smiotique, on est conduit supposer que le texte est port par une nonciation

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 13

    (une praxis nonciative, plus exactement). De mme, une pratique en cours arbitre galement les

    interfrences avec dautres cours pratiques qui exercent une pression pour prendre le dessus et

    suspendre le cours de la premire. La remarque peut tre tendue aux formes de vie : nous sommes

    engags dans lune delles, mais comme nous nous identifions un ou plusieurs modes dexistence

    sociaux qui en conditionnent et mobilisent bien dautres, nous connaissons toutes les autres ; chaque

    priptie ou ala dans le cours dune vie est de ce fait mme une occasion de suspension ou de

    bifurcation.

    Linformation reue et intgre propose une pratique ou une forme de vie alternative. Le fait que

    linformation soit mobilise signifie, dun point de vue smiotique, quun cours dexistence alternatif

    est disponible au moment o lindividu ou le groupe en a pourtant choisi un autre. La question qui se

    pose alors est celle de la comptition entre des cours dexistence diffrents, celle du poids

    axiologique et passionnel respectif de chacun de ces cours dexistence, celle de la force denchanement

    syntagmatique de chacun deux, celle enfin de la place des uns et des autres au sein du rgime de

    croyance et de vridiction qui domine dans le mode dexistence social de rfrence. Tout cela permet

    dexpliquer pourquoi lun des cours dexistence simpose, et ces explications sont de nature smiotique.

    Ltude des modalits de partage et de distorsion de linformation au sein des groupes sociaux,

    des mcanismes de formation et dagrgation des opinions, ainsi que de tous les dispositifs

    volontairement conus pour inciter les acteurs sociaux adopter tel comportement que lon juge

    appropri et prendre telle ou telle dcision, passe donc par une connaissance approfondie des

    formes de vie qui portent les axiologies et des modes dexistence qui leur procurent un cadre

    didentification symbolique. Et, cette occasion, lanalyse smiotique saura remonter

    dductivement, en-de de linformation factuelle elle-mme, aux prsupposs, aux systmes de

    valeurs et aux tats passionnels avec lesquelles elle entre en comptition et qui, le cas chant,

    pourraient mme en invalider la pertinence.

    3. Un cas particulier : le principe de prcaution

    Le principe de prcaution sous ses diverses formes est un de ces dispositifs de manipulation,

    dont on observe priodiquement les effets inhibiteurs sur les dcisions politiques et sur lopinion.

    Lextension progressive de ce principe, au cours des dernires dcennies, rvle paralllement la force

    dune configuration passionnelle qui se gnralise dans toutes les sphres dactivits : lhyper-aversion

    au risque17. Dans nos socits forte activit scientifique et technologique, le principe de prcaution

    est le plus souvent avanc pour justifier la suspension dune dcision qui viserait dployer et

    diffuser un procd ou un produit issu de la recherche scientifique et technologique. Mais lhyper-

    aversion au risque est un phnomne dune autre porte, puisquelle porte sur tous les risques

    collectifs, y compris lis aux vnements naturels.

    Le risque est dabord une incertitude portant sur les consquences ou les dveloppements

    incompltement prvisibles dune situation vcue actuellement ; sous la pression de linquitude

    17 laquelle rpondent, prcisment et probablement en raison mme de sa diffusion massive dans nos socits, les conduites dites risque quaffectionnent tout particulirement les adolescents, y compris les adolescents prolongs que sont les cadres et responsables dentreprises, les voyageurs aventuriers, etc., sans doute tous fascins par le processus de renaissance du survivant impliqu dans toute conduite risque.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 14

    collective, cette incertitude stend lensemble des vnements venir, y compris ceux pour lesquels

    aucune situation actuelle ne permet de faire dventuels calculs de probabilit. Mais laversion au

    risque est une rponse inspire la fois par le refus des alas de lexistence, et par une attente de

    protection diffuse mais nanmoins intense. Lattente de protection, quand elle concerne des

    vnements naturels, sexprime le plus souvent par une interpellation des pouvoirs publics, qui

    manifeste elle-mme indirectement un postulat (ou un espoir) implicite d anthropisation

    gnralise du monde que nous habitons.

    Les alas sont pourtant le propre de lexistence. Exister, en effet, ce nest que persister. Une

    existence qui naurait aucun cours, et naffronterait aucun vnement tout au long de son cours,

    naurait aucun sens. Mme lexistence de la pierre sur le chemin suit son cours : la pierre se dplace,

    suse, senfonce, etc. Persister suppose un effort (le conatus de Spinoza) en chacun des moments de

    lexistence. Comme aucun cours dexistence ne peut tre isol de tous les autres, des interfrences, des

    concidences entre programmes se produisent, lesquelles suscitent les alas de lexistence 18. A

    considrer lensemble de ces interfrences et de ces alas, on est conduit supposer que la persistance

    est en interaction permanente avec une contre-persistance , parce quexister, cest tre plong dans

    une ralit peuple dune multitude dautres existences.

    Linteraction entre ces deux principes, persistance et contre-persistance, est au cur du

    changement social : changer le cours dexistence, cest trs exactement lamnager en permanence

    pour ngocier et dpasser les interfrences, et lui assurer un avenir. Laversion au risque nest pas un

    refus de chaque ala considr sparment, mais bien un refus de la contre-persistance, au prix mme

    dun renoncement au changement, qui est, insistons une fois encore, constitutif de la persistance. En

    raison de sa capacit de diffusion sur de trs nombreuses dimensions et thmatiques de lexistence

    sociale, de la forte cohrence de son axiologie, et de la puissante configuration passionnelle qui

    lanime, laversion au risque possde la plupart des caractristiques dune forme de vie. Cette forme de

    vie implique elle-mme, par consquent, un mode dexistence social o la contre-persistance devrait

    tre entirement contrle, en quelque sorte de lextrieur du cours dexistence propre aux acteurs et

    aux groupes sociaux.

    La diffusion et lextension constates du principe de prcaution bnficie par consquent de

    lapparition dun nouveau mode dexistence social, lui-mme producteur de ses propres institutions

    thmatiques, et qui, pour sassurer le contrle de cette contre-persistance , multiplie les instances et

    organisations, gouvernementales et non gouvernementales, charges de prvenir les risques et de

    prendre toutes mesures la source mme du changement, pour viter quil advienne. Les mmes

    instances et les mmes socits, dans le mme temps et au sein dun autre mode dexistence social,

    reconnaissent linnovation un rle moteur dans le dveloppement conomique et mme dans le

    renforcement du lien social ; le paradoxe veut mme quelles appellent de leurs vux les innovations

    scientifiques et technologiques qui parachveront lanthropisation de la nature et faciliteront la

    prvention des risques. On peut comprendre alors aisment que des socits post-industrielles

    contraintes dinnover en permanence pour survivre se trouvent, de ce fait mme, prises en tenaille

    dans la contradiction entre deux formes de vie appartenant deux modes dexistence diffrents.

    18 Comme lexpliquait dj Eric Landowski dans Les interactions risques, Limoges, PULIM, 2005.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 15

    Face une telle problmatique, la smiotique peut contribuer, en collaboration avec la

    philosophie, la psychologie, la sociologie, lconomie et le droit, notamment, non seulement dfinir le

    cadre thorique et mthodologique dans lequel elle prend sens, mais aussi ltude systmatique des

    interprtations possibles du principe de prcaution et des raisons smio-anthropologiques de sa

    diffusion, la comprhension des mcanismes socio-smiotiques de l hyper-aversion au risque , et

    galement ltude des processus dvaluation et darbitrage, relatifs ce type de dcisions dont la

    probabilit des consquences est difficile prvoir.

    III. Quelques thmatiques contemporaines

    La plupart des politiques publiques contemporaines, notamment en Europe, mettent en avant

    les mmes perspectives et les mmes problmatiques. Le programme europen Horizon 2020, qui a

    dbut le 1er janvier 2014, dfinit les attentes collectives des pays europens et les propositions de

    financements en matire de recherche ; il comporte notamment, parmi les thmatiques avances, sept

    dfis socitaux portant sur la sant et le bien-tre, lalimentation et lagriculture durable, lnergie,

    les transports, le changement climatique, lintgration et linnovation sociales, et la scurit. Ce nest

    pas ici le lieu danalyser systmatiquement chacune de ces thmatiques pour y reprer dans le dtail

    les dimensions proprement smiotiques : quelques aspects seulement de ces dfis retiendront notre

    attention.

    1. Le dfi sant et bien-tre

    1.1. Des populations vieillissantes : perspectives smiotiques

    Lune des dimensions de la sant et du bien-tre, dans lavenir de nos socits, tient au

    vieillissement progressif de leurs populations. On prvoit par exemple quen France le ratio entre la

    population des plus de 65 ans (supposs conomiquement inactifs) et la population active va passer de

    38% en 2000 plus de 60% en 2050. Il sagit donc dune transformation en profondeur de notre

    fonctionnement social, et probablement, terme, de nos systmes de valeurs et de nos formes de vie.

    Les formes de vie se caractrisent principalement, disions-nous, par leurs capacits de

    persistance et de rsistance aux alas et aux ruptures portes par le principe contraire, celui de la

    contre-persistance. Lune des sources majeures de ruptures, dans la plupart des socits humaines (

    la diffrence de la plupart des autres socits du monde vivant) est leur organisation en gnrations

    successives : pour que les formes de vie et les modes dexistence persistent dune gnration lautre,

    les pratiques sociales et culturelles, les connaissances et les techniques, les valeurs et les normes

    doivent tre transmises. Lducation est une modalit institutionnalise de la transmission, mais

    lessentiel de ce qui doit tre transmis lui chappe probablement. La comprhension des rgimes

    temporels et des modes syntagmatiques de la transmission est loin dtre acquise, et la contribution de

    la smiotique sur ce point est ncessaire.

    Mais la transmission, dans des socits organises en gnrations successives, implique quune

    gnration sefface quand la suivante sest appropri ce qui lui a t transmis. Cest prcisment ce qui

    fait la diffrence entre lducation, qui a lieu entre des gnrations en prsence, et tous les autres

    processus de transmission. A cet gard, le vieillissement des populations, qui aboutit faire de la

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 16

    gnration sortante la part majeure dune population, est un dfi pour les processus de transmission :

    dun ct, la gnration qui sapproprie ce qui est transmis est minoritaire, et le devient de plus en

    plus, affaiblissant ainsi la base mme de la transmission ; de lautre ct, la gnration sortante

    sefface de plus en plus tardivement, et cohabite de plus en plus longuement avec la prcdente. Dans

    ces conditions, on peut supposer que la transmission selon les processus dj connus passe de

    moins en moins bien, et mme que de nouvelles tensions se fassent jour. On comprend alors que non

    seulement il est urgent de comprendre les processus de transmission en cours, mais galement quelles

    sont les alternatives, quels sont les obstacles, et quelles perspectives il est possible de tracer pour la

    transmission dans une socit vieillissante.

    Plus concrtement, on peut difficilement imaginer quune socit o les plus de 65 ans

    deviendront majoritaires nait rien dautre leur proposer que les formes de vie et modes dexistence

    dominants conus pour les populations conomiquement actives. Invitablement, les formes de vie des

    populations dites inactives vont se diversifier et simposer. Les modes dexistence sociaux en seront

    a minima inflchis, et certains compltement transforms. Aujourdhui, le sens de chacun des ges de

    la vie est organis principalement autour de celui de la maturit sociale et conomique : en amont, ce

    sens est organis en prparation de la maturit, et en aval, il vient en soutien de la maturit.

    Dans lorganisation sociale venir, il faut prvoir un remaniement profond du sens des ges de la vie

    et de la pondration relative des formes de vie spcifiques de chaque ge. La smiotique a rcemment

    abord ces questions, mais en prenant pour rfrence les socits daujourdhui, et en se focalisant plus

    particulirement sur la jeunesse et la maturit19. La recherche nest donc qubauche.

    Et cet gard, elle a pour principale tche de dcouvrir et de dcrire les conditions sous

    lesquelles on peut la fois modliser et accompagner concrtement les innovations sociales qui

    verront le jour qui sont dj en gestation ou en exprimentation : nouveaux modes de relations

    sociales entre gnrations, volution des habitations et des quartiers, accompagnement des personnes

    en perte dautonomie, assistance domicile, en prsence ou distance, etc. On observe par exemple

    lmergence de nouvelles formes dhabitat group et autogr qui se dveloppent en Europe du Nord

    (en Sude, plusieurs centaines de ces sites dont dj implants), qui sont conus pour tenir compte des

    besoins et attentes spcifiques des seniors, et qui accueillent des individus et des mnages de toutes les

    gnrations. Lattention des sociologues, des urbanistes, des architectes, des ergonomes, et des juristes

    est dores et dj mobilise. Celle des smioticiens pourrait tre galement veille par ces nouvelles

    formes de socialisation, en prolongement de la smiotique des ges de la vie.

    1.2. La multiplication, lextension et linvention des addictions

    Les addictions contemporaines voluent et prennent des formes indites : au-del des

    substances dites illicites , dont on connat lexpansion conomique et sociale plantaire, on observe

    galement de nouveaux modes dalcoolisation des jeunes, qui sont les symptmes dun changement

    dans les formes de vie de cette classe dge, mais aussi des conduites addictives en contexte

    19 Notamment dans Ivan Darrault et Jacques Fontanille (dir.), Les ges de la vie. Smiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, 2008.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 17

    professionnel, et surtout un dveloppement considrable des addictions sans substances (jeux

    vido, rseaux sociaux, etc.).

    Les addictions, en tant que telles, relvent de la premire question transversale voque ci-

    dessus : la nocivit est connue, on sefforce den diffuser le constat, mais cette information ne

    contribue pas faire changer de comportement. Toutefois, lintrieur de cette question gnrale,

    apparat aujourdhui une autre dimension pour ce qui concerne les addictions : de nouvelles addictions

    naissent, qui ntaient pas identifies comme telles auparavant, et le processus engag semble

    actuellement sans fin. Du point de vue de lusager, elles ne sont pas perues comme des addictions,

    motives par un besoin profond, mais plutt comme leffet dune sur-sollicitation venue de lextrieur,

    que ce soit dans lactivit professionnelle ou dans les loisirs.

    La plupart de ces nouvelles addictions rpondent en effet des dispositifs mis en place par des

    institutions (des entreprises, des rseaux, etc.) dont le modle conomique et social repose justement

    sur la mobilisation quasi permanente dun maximum dindividus. En outre, elles ont pour support des

    medias de masse, toujours disponibles, et, pour ressort, un processus dinnovation, aliment par un

    modle conomique et social qui dplace indfiniment le champ addictif. Ce tableau rapidement

    bross indique au moins la manire dont les sciences humaines et sociales aborderaient la question

    des addictions : en reconstituant tout larrire-plan conomique, anthropologique, philosophique et

    smiotique qui suscite, entretient, motive et renouvelle les pratiques addictives. Laddiction

    individuelle peut sembler irrationnelle, mais le tableau global de la production des conduites

    addictives procde en revanche, lui, dune rationalit trs cohrente, et que la smiotique peut

    sattacher reconstruire.

    Comment informer efficacement propos daddictions qui ne sont pas reconnues comme telles,

    qui nexistent pas encore, qui se remplacent les unes les autres, et qui sont engendres par un

    processus mondial qui ne connat pas ses propres limites ? Les addictions intressent la smiotique

    des passions et des pratiques, mais les nouvelles pratiques addictives participent dune forme de vie

    qui reste lucider.

    Imaginons par exemple des enchanements passionnels imprvisibles et pourtant implacables,

    o lidentit affective de lacteur se transformerait indfiniment mais serait soumise chaque tape

    aux mmes forces dengagement, la mme intensit exclusive. Il faudrait alors interroger cette

    identit en amont de la squence passionnelle canonique, avant que les dispositions passionnelles ne

    se forment : ce nest pas, cest le moins quon puisse dire, le segment de la squence canonique le

    mieux connu. Imaginons paralllement quun acteur enchane des sries de pratiques distinctes et

    htrognes, dont les thmatiques et les objectifs sembleraient diffrents, mais avec la mme force

    dengagement : il faudrait alors interroger dventuelles dimensions communes toutes ces pratiques,

    qui pourraient renvoyer un schme syntagmatique identique, ou une mme relation exclusive avec

    les autres pratiques quotidiennes. En dfinitive, tout cela ressemblerait alors une forme de vie : en ce

    point prcisment, le problme porterait un nom, mais il resterait llucider.

    Toutes les addictions, chaque poque, dans chaque socit, suscitent leur propre forme de vie :

    le rituel hdoniste et litiste de la consommation du chocolat dans les cercles de la noblesse et du

    clerg parisiens lpoque prclassique, vite rprim par lglise ; le romantisme dcadent et exotique

    de la consommation dopium lpoque de la colonisation du sud-est asiatique ; lerrance libertaire des

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 18

    communauts hippies adeptes de lherbe, etc. De la mme manire, on peut supposer que les

    addictions daujourdhui et de demain chercheront une signification collective, axiologique et

    identitaire, dans des formes de vie dcouvrir. Le bouleversement des relations entre le public et le

    priv, entre le secret et la divulgation, ainsi que des conditions dans lesquelles les acteurs accordent

    leur confiance, seraient vraisemblablement des voies dinvestigation ouvrir. La prohibition de

    certaines addictions, la culpabilit et la honte qui pse sur dautres, et la marginalisation sociale qui

    sanctionne la plupart dentre elles, font sans doute partie des formes de vie en question, et elles ne

    jouent pas cet gard, comme on le constate, le rle dissuasif quon pourrait attendre. Les discours

    tenus par les politiques et les mdias envisagent des alternatives : la libralisation, la dculpabilisation,

    la socialisation, notamment. Tout ceci mrite une analyse systmatique, patiente, mthodique : le sens

    des addictions contemporaines est inventer.

    2. Le dfi nergie, ressources et environnement

    Au MIT, un grand programme pluridisciplinaire (Energy Initiative, MITEI) a t mis en uvre

    pour comprendre quels sont les paramtres et les motivations qui influent sur la consommation

    individuelle et collective de lnergie. Cette recherche mobilise lhistoire environnementale,

    lconomie, le management, la sociologie, etc. Mais pas encore la smiotique.

    Dans le domaine de lnergie tout particulirement, la recherche et la mise en uvre progressive

    de nouvelles sources et de nouveaux procds, en faveur des nergies renouvelables, conduisent

    inluctablement une dispersion des lieux de production, alors que les nergies non renouvelables

    sont produites dans de trs grandes units industrielles, les centrales hydrauliques, thermiques ou

    nuclaires. Dans le mme mouvement, elles rapprochent les lieux de production des acteurs et groupes

    sociaux, jusqu mettre contribution chaque entreprise, chaque quartier, chaque mnage, chaque

    habitant.

    Le passage dun modle tatique trs centralis un modle dissmin et localis (olien,

    solaire, biomasse, pompes chaleur, etc.) est bien plus quun changement de technologies : il suscite

    un nouveau mode de socialisation et de smiotisation de lnergie, de sa production comme de sa

    consommation. Des associations de riverains sefforcent de rguler linstallation des microcentrales sur

    le cours des rivires ; des associations de quartier dlibrent sur la rpartition des quipements

    photovoltaques ; les familles arbitrent entre plusieurs solutions pour produire leur propre nergie.

    Une telle perspective inspire dj des recherches en matire de gestion automatise de

    linformation dans ces rseaux de production et de consommation dissmins, complexes et

    htrognes. Elles ne concernent pour lheure que les technologies de linformation et de la

    communication (version sciences dures). Elles pourraient pourtant veiller lintrt des sciences de la

    communication et de la signification (version sciences de la socit). Quant la smiotique, elle aurait

    sans doute beaucoup faire dj pour raffiner sa thorie des actants collectifs, et ensuite pour laborer

    un modle de la dissmination des offres et des demandes, un modle de la dissmination de la valeur

    et de la circulation des objets de valeur. Les dfis socitaux sont videmment des dfis scientifiques de

    haut niveau.

    Plus gnralement la dimension smiotique des questions relatives laccs aux ressources de

    base, la gestion de lenvironnement et la gouvernance sociale des futures nergies distribues est

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 19

    dj prsente, et sera disponible lavenir, dans de grandes masses de donnes verbales, iconiques et

    dinteractions sociales. La concertation, la ngociation, la prise de dcision collective produisent

    systmatiquement des textes de travail, des enregistrements, des comptes rendus de runions, des

    dlibrations, des dclarations dans les mdias, et de trs nombreuses et diverses reprises dans les

    articles de presse et les missions de radio, de tlvision. Elles nourrissent des blogs, des changes sur

    les rseaux sociaux. La matire est plus quabondante : elle attend ses analystes.

    Par ailleurs, les dfis touchant lnergie et lenvironnement ont une porte temporelle qui

    interroge la smiotique. Le changement climatique, par exemple, soulve des questions thiques,

    notamment en ce qui concerne la solidarit trans-gnrationnelle, qui ne se posent que parce nous

    sommes en train de rviser profondment notre conception de la responsabilit et de limputabilit des

    consquences de laction. Pour la premire fois dans lhistoire de lhumanit, la responsabilit

    collective sexerce lgard de populations qui ne sont pas connues, qui nexistent pas encore, et dont

    on ne sait rien des modes de vie, des croyances et des connaissances. En outre, elle se gnralise, et ne

    dpend plus strictement de la possibilit dimputer une consquence une action, et une action un

    acteur ; pour tre responsable en ce sens, il suffit dexister au moment o la question se pose.

    Lexistence devient elle-mme responsabilit, puisquexister un moment donn cest tre

    responsable de la persistance des modes dexistence sociaux, non seulement maintenant et demain,

    mais bien au-del, au bnfice notamment de populations futures inconnues. Nous retrouvons ici la

    question de la transmission, mais tendue cette fois la nature et aux mondes habits ou habitables en

    gnral : il sagit de transmettre tous les modes dexistence, y compris les modes dexistence naturels.

    Cette nouvelle perspective suscite des problmes indits et qui nont toujours pas trouv de

    solution : toutes les agences nationales de traitement des dchets radioactifs sont depuis des dcennies

    la recherche de solutions pour signaler les sites denfouissement et informer de leurs contenus les

    populations qui y vivront dans plusieurs milliers ou dizaines de milliers dannes, selon la nature de

    ces dchets. Quelles populations ? Avec quelle langue ? Avec quelles technologies ? Avec quelle

    organisation sociale ? Avec quelles formes de vie ? En labsence de rponses plausibles ces questions,

    les agences en question se tournent vers des linguistes et des smioticiens et leur demandent (i) de

    poser la problmatique dans toutes ses dimensions, et (ii) de proposer des solutions de

    communication et de transmission suffisamment robustes et universelles pour tre efficientes quelles

    que soient les populations concernes. Le dfi est lanc, il a t relev plusieurs reprises, mais aucune

    solution satisfaisante na encore t adopte20.

    Quoiquil en soit, de telles perspectives ont ncessairement des effets en retour sur les

    disciplines qui les prennent en charge. Nous avons voqu par exemple lextension de la transmission

    20 Dans les annes quatre-vingt, Thomas Sebeok, dun ct, Paolo Fabbri et Franoise Bastide, de lautre, ont t sollicits et on conduit des recherches sur cette question. Thomas Sebeok proposait dimplanter linformation dans le gnome despces animales dont il faisait lhypothse que le site denfouissement tait durablement leur territoire. Cette solution ingnieuse, mais dont la robustesse sur une longue chelle de temps ntait pas garantie, na videmment pas t retenue. Actuellement, le Centre de Recherches Smiotiques, Limoges, conduit le mme type de recherche sous convention avec lANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Dchets RAdioactifs) ; ce programme, via lANDRA, est connect lensemble des programmes des quipes qui, dans les autres pays, conduisent les mmes recherches avec leurs propres agences nationales.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 20

    aux modes dexistence naturels : or la question de la transmission est centrale en anthropologie, et elle

    y est presque systmatiquement comprise comme transmission culturelle ; pour lanthropologie

    classique, on peut mme considrer que transmission et culture sont co-dfinis, et coextensifs : ce qui

    se transmet, cest la culture, et ce qui constitue la culture, cest la transmission. Louverture de la

    transmission aux modes dexistence naturels conduit ncessairement les anthropologues, sils sont

    consquents, sinterroger sur ce que pourrait tre une anthropologie de la nature . Cest justement

    cette question que rpond toute luvre de Philippe Descola21.

    Nous pourrions aussi voquer les rgimes temporels au long cours. La smiotique sest

    prcisment intresse la diversit des rgimes smiotiques du temps, et a su montrer que ces

    rgimes taient porteurs de systmes de valeurs, de schmas daction et de parcours passionnels, en

    bref taient susceptibles de soutenir de vritables formes de vie22. Lapproche smiotique des rgimes

    temporels repose jusqualors sur le raisonnement suivant.

    La smiose temporelle (et notamment la possibilit dexprimer temporellement des axiologies)

    implique systmatiquement deux points de vue sur le temps : le temps de lexistence et le temps de

    lexprience. Chacun sparment drive vers des phnomnes temporels qui naboutissent aucune

    smiose : le temps de lexistence seul nest plus quun temps physique, ou chronique ; le temps de

    lexprience seul nest quun effort qui spuise reculer les rtentions et avancer les protentions, qui

    engendre des tats passionnels, mais qui se rsorbe en eux. Runis comme un plan de lexpression et

    un plan du contenu, le temps de lexistence et celui de lexprience engendrent alors un tiers temps,

    une forme smiotique dclinable en multiples rgimes temporels : il sagit du temps social, du temps

    smiotique.

    On voit bien en quoi le temps long ou trs long remet en question cet difice smiotique : la trs

    longue dure excde les possibilits de lexprience que nous sommes en mesure de faire ou

    dimaginer, et le temps de lexistence doit alors tre rapport lexprience dautrui. Mais cet autrui est

    un Autre parfaitement imprvisible et inconnu, nous lavons mentionn. Le rgime temporel

    construire est donc tout fait indit, la smiose venir ne produira pas un temps social (quel lien

    social pourrions revendiquer avec ces populations et civilisations futures dont nous ne savons rien ?),

    mais tout de mme un temps smiotique. Nous nimaginons l que la discontinuit et laltrit de

    lexprience, et nous supposons prudemment la continuit et la persistance de lexistence : mais sur le

    trs long terme, est-il vraisemblable quaucune rupture majeure ne bouleverse le cours de lexistence

    de lhumanit et de la plante ? Il suffit, pour prouver quelque doute sur ce point, de se retourner vers

    le pass et de constater ce qui est advenu en dix mille ou vingt mille ans.

    3. Le dfi Socits innovantes, intgrantes et adaptatives

    Le type de socit dont relvent les socits europennes est principalement caractris par leur

    capacit attirer les investissements et les talents, et rechercher la meilleure position possible dans

    21 Philippe Descola, op. cit.

    22 Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), La flche brise du temps. Les rgimes smiotiques de la temporalit, Paris, PUF, 2006.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 21

    la comptition conomique mondiale. Leur rgime didentification traditionnel commun repose sur

    une ferme distinction entre ce qui relve de la culture et de la socit, dont la diversit et la multiplicit

    sont constitutives, dune part, et ce qui relve de la nature, dont lunicit et luniversalit est postule et

    procure un rfrentiel stable aux prcdentes, dautre part. Mais les deux principes qui les animent,

    lattractivit et la comptitivit, conduisent ces socits dune part uniformiser leurs modes

    dexistence, et dautre part faire du changement volontariste le ressort principal de leur persistance.

    Dans ce mouvement, elles entranent la nature elle-mme, dont lunicit et la permanence sont, de ce

    fait, de moins en moins assures.

    Les socits de ce type sont donc sommes daccrotre leur aptitude innover, en un sens qui

    nest pas seulement technologique, mais qui concerne toutes les composantes des modes dexistence :

    les normes, les services, les productions culturelles, les institutions, les modes dorganisation et de

    gouvernance. Ces socits doivent donc sorganiser pour pouvoir sadapter efficacement aux

    changements rapides et globaux quelles impulsent elles-mmes.

    Pour persister nanmoins, en tant que socits, elles doivent sassurer que le rythme du

    changement est globalement le mme pour toutes leurs composantes : elles sont galement appeles

    veiller lintgration de ces diverses composantes sociales. LEurope se donne par exemple comme

    objectif prioritaire une cohsion sociale et culturelle transcendant la diversit des gnrations, des

    croyances et des styles de vie, aussi bien que lapprofondissement du sentiment dappartenance une

    communaut continentale.

    Persistance, innovation, adaptation, intgration : la chane causale (ou de prsupposition, prise

    rebours) est en elle-mme un problme traiter. Il faudrait innover pour persister, il faudrait

    adapter pour innover, et il faudrait intgrer pour adapter. Faut-il ?

    Personne ne se hasarderait, sauf sous linspiration de quelque dsespoir nihiliste, remettre en

    question dans cette chane le tenant (la persistance existentielle) et laboutissant (le lien social). En

    revanche, le chemin qui conduit de lun lautre (innovation, adaptation) mrite examen ! Cette chane

    causale est en effet celle de la doxa socio-politique. Elle doit au moins tre situe parmi toutes les

    autres possibles : parmi dautres formes de persistance sociale, parmi dautres formes dinnovation,

    etc. La premire tche de la smiotique serait celle-ci : reconstruire les positions disponibles en

    chacune des tapes de cette chane propose comme prescription, les dployer comme formes et styles

    de vie, expliciter leurs fondements axiologiques et leurs effets passionnels. clairer en somme le choix

    qui nous est propos.

    Ce dfi socital touche directement les formes de vie contemporaines et les modes dexistence

    sociaux en Europe et dans le monde. Il touche leur typologie, aux rgimes de croyances et

    didentification qui les soutiennent. Mais cest une chose que de reconnatre et dcrire une forme de vie

    ou un rgime de croyance existant, et cen est une autre que de proposer de nouvelles formes de vie et

    dinventer un autre rgime de croyance. Cest une chose que de comprendre un mode didentification

    sociale constat dans chaque pays europen, cen est une autre que de construire un mode

    didentification lchelle de lEurope toute entire. Examinons trois thmatiques qui concentrent

    actuellement les proccupations des socits europennes : lducation, le patrimoine culturel et la

    scurit.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 22

    3.1. ducation

    Un accroissement du potentiel dintgration de nos socits dites d innovation , mais aussi le

    souci de laccomplissement de tous, supposent un effort particulier dans le domaine de lducation, en

    commenant par une mobilisation globale des acquis scientifiques : les connaissances produites depuis

    un quart de sicle par la psychologie cognitive (identit des fentres dapprentissage, modes

    dacquisition, de rtention et dactivation de linformation, dveloppement normal et pathologique des

    aptitudes la gnralisation et des capacits linguistiques, mise en place des automatismes, etc.) sont

    encore insuffisamment prises en compte dans les pratiques de formation, que ce soit dans la formation

    initiale, ou dans lapprentissage tout au long de la vie.

    Tout se passe comme si, dans la chane du transfert entre la recherche acadmique et les

    institutions ducatives, le moment crucial de la recherche sur les pratiques manquait, ou tait

    seulement occup par des actions innovantes quaucune rflexion systmatique sur les pratiques ne

    viendrait soutenir. Ce serait trs prcisment la place dune smiotique des pratiques ddie aux

    situations de formation et dducation. La psycho-smiotique dveloppe par Ivan Darrault est dj, de

    fait, nourrie par une approche de ce type. La smiotique didactique, bauche il y a une trentaine

    dannes sous limpulsion de Greimas, en revanche, na pas dpass le stade dune premire analyse

    modale des interactions ducatives23. Le projet est donc reprendre.

    Toutefois, lenjeu de lintgration sociale dborde le domaine des seules pratiques ducatives

    innovantes. Lducation est en effet faite la fois de situations de formation institutionnalises et

    ritualises, et de processus de transmission beaucoup plus divers et diffus, mais qui jouent un rle

    essentiel dans une intgration long terme et, comme nous lavons dj indiqu, dans la continuit des

    formes de vie travers les gnrations successives. Les politiques publiques croient pouvoir matriser

    les premires, et il faut souhaiter quelles y russissent, mais elles ont peu de prise directe sur les

    seconds, ne serait-ce que parce quils sont mal connus. En outre, de nouvelles formes de rsistance la

    transmission apparaissent, qui organisent dans plusieurs pays un refus massif dappropriation des

    modes dexistence sociaux proposs la jeunesse.

    Limportance prise rcemment par le dcrochage scolaire , notamment en France, rvle une

    perte de confiance profonde des intresss : une perte de confiance dans lutilit de la formation

    propose, une perte de confiance dans sa capacit modifier positivement les perspectives davenir

    des individus et des groupes sociaux. Il apparat mme, notamment dans les mouvements dits des

    indigns , que le refus porte plus gnralement sur le type de socit, et sur le mode

    didentification gnrique quil implique. Lefficacit de la part institutionnalise de lducation

    suppose dabord que les processus et les valeurs de la transmission soient compris et accepts, ou du

    moins que les raisons de leur rejet ou de leur dsaffection soient claires, et ce serait donc le premier

    problme traiter.

    Par ailleurs, les mthodes d'enseignement vont avoir recours de faon croissante des outils

    numriques et des technologies que nous ne connaissons pour la plupart pas encore. On suppose en

    gnral que, soutenues par une recherche adapte, ces nouveaux instruments induiront une approche

    radicalement nouvelle de la transmission et du partage du savoir. Rien nest moins sr, et cest

    23 Dans un numro des Actes Smiotiques (Bulletin), Smiotique didactique, Manar Hammad (dir.), n7, 1979.

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 23

    justement ce quil faudrait observer et dmontrer grande chelle. Les approches smiotiques du

    numrique ont aujourdhui lopportunit de dpasser le stade de lexercice pratique de description des

    objets virtuels du numrique, ou de la spculation intuitive sur les vertus pistmologiques de ces

    technologies : elles peuvent en effet contribuer la comprhension et lvaluation des pratiques et

    des innovations dans les usages, et les situer dans des familles de formes de vie identifier ou

    prvoir. Dans le mme sens, la possible contribution de la smiotique lergonomie et lanalyse des

    situations de travail et des tches dapprentissage est largement sous-exploite.

    La recherche sur l'ducation demande une collaboration troite entre les sciences humaines, les

    sciences sociales, les sciences de la vie, et les sciences et technologies de linformation et de la

    communication. Dans ce concert disciplinaire et sur ces thmatiques, la smiotique nest pas la plus

    avance : elle ne pourra donc contribuer efficacement, et dune manire qui soit recevable par les

    autres disciplines en collaboration, que si elle sapproprie leurs acquis pour comprendre quelles sont

    les questions smiotiques quils portent en germe. Cest exactement de cette manire que la smiotique

    narrative a merg dans les annes soixante du sicle prcdent : en sappropriant les acquis de la

    folkloristique formelle (notamment Propp) et de lanthropologie structurale (Lvi-Strauss). Mais, pour

    fondateur quil soit, ce geste pistmologique et stratgique ne vaut que pour la smiotique narrative.

    Le mme type de geste doit tre prvu et accompli pour la smiotique des pratiques, pour la

    didactique, et pour les processus de transmission.

    3.2. Patrimoine culturel

    La dissmination, lappropriation et ltude du patrimoine culturel europen (hritage textuel,

    mais galement iconographique, musical, cinmatographique, spectacle vivant, etc.) est de nature

    accrotre lintgration du continent. Mais que ce soit pour intgrer ou pour tout autre motif, ce

    patrimoine est un bien commun dont nos formes de vie ne peuvent se nourrir que sil est actualis,

    activ, et mis en devenir au sein de la vie collective.

    Le dveloppement des humanits numriques (tude des textes, des langues et des arts) modifie

    profondment les conditions de prservation, dexploitation, de diffusion et de valorisation du

    patrimoine culturel. Il va bien au-del dun simple dispositif de digitalisation de ce patrimoine. Les

    uvres ainsi prserves, accompagnes des mtadonnes qui leur associent le contexte historique et

    social de leur production, donnent une nouvelle dimension aux activits intellectuelles et aux tats

    motionnels dont le patrimoine culturel peut tre le support. La digitalisation dbouche notamment

    sur la reconstitution des environnements et des pratiques, par simulation et mise en uvre de ce quil

    est convenu dappeler la ralit augmente .

    Ces nouveaux moyens technologiques constituent un vrai dfi scientifique pour la smiotique,

    qui sest jusqualors peu implique dans le traitement de grandes masses de donnes multimodales.

    Par ailleurs, lpoque du structuralisme dominant, les analyses smiotiques ont contribu valoriser

    des productions artistiques jusque-l marginales, comme la bande dessine, o mme, certains

    gards, le cinma et la tlvision, qui ont ainsi gagn quelque lgitimit culturelle. Depuis, la

    contribution de la smiotique la valorisation des patrimoines culturels a peu progress, au profit de

    dmarches purement descriptives, qui visent principalement valoriser loutil smiotique, et pas

  • Actes Smiotiques n118 | 2015 24

    lobjet analys. Loccasion est offerte dune contribution renouvele, incluant dsormais la

    reconstitution des pratiques et des formes de vie associe ce patrimoine.

    Le patrimoine culturel (monumental, paysager, etc.) est par ailleurs une source importante

    d'activits socio-conomiques sur site, qui donc, par nature, ne sont pas dlocalisables. Plusieurs

    tudes rcentes tablissent que le tourisme culturel reprsente la moiti environ du tourisme

    international, et tout particulirement en Europe. Le tourisme dans son ensemble reprsente 7% du

    PIB en France (sa contribution au BIB nest pas encore tudie !), un million demplois directs et 1,5

    million demplois induits. Lavenir de ce secteur dactivits repose principalement sur la capacit de

    ses acteurs concevoir et proposer une offre globale, incluant des formes de patrimoine comme la

    gastronomie et la comprhension des paysages, et prenant en compte lvolution de la demande des

    publics voyageurs, notamment en matire dimmersion socio-culturelle et de partage de styles de

    vie avec les populations daccueil.

    Les sciences humaines et sociales sont fortement sollicites en ce sens, et la smiotique peut

    galement rpondre une telle demande, ds lors quelle se proccupe, comme aujourdhui, de

    caractriser les ensembles signifiants cohrents et congruents que sont les pratiques sociales, les

    paysages, et les formes de vie. Peu de smioticiens se sont intresss aux pratiques touristiques ; Jean-

    Didier Urbain est lun des rares qui ait choisi ce domaine dinvestigation, en partenariat avec dautres

    disciplines et avec des agences de dveloppement territorial. Lampleur de la tche et la diversit des

    comptences runir impose dsormais que des quipes entires sy consacrent.

    3.3. Scurit

    Le renouvellement du lien social, lintgration des diverses composantes des socits, ainsi que

    leur capacit prendre position par rapport au changement et y participer selon des rythmes

    synchrones ou compatibles, sont fortement lis la scurit des citoyens, ou plus exactement

    lapprciation et au sentiment quils en ont. La recherche en ce domaine se cantonne encore

    aujourdhui, sous la pression des firmes et des institutions dont l