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François Perroux : echange Pur contre échange comPosite controverses et enjeux de justice
Documents de travail GREDEG GREDEG Working Papers Series
Claire BaldinLudovic Ragni
GREDEG WP No. 2018-16https://ideas.repec.org/s/gre/wpaper.html
Les opinions exprimées dans la série des Documents de travail GREDEG sont celles des auteurs et ne reflèlent pas nécessairement celles de l’institution. Les documents n’ont pas été soumis à un rapport formel et sont donc inclus dans cette série pour obtenir des commentaires et encourager la discussion. Les droits sur les documents appartiennent aux auteurs.
The views expressed in the GREDEG Working Paper Series are those of the author(s) and do not necessarily reflect those of the institution. The Working Papers have not undergone formal review and approval. Such papers are included in this series to elicit feedback and to encourage debate. Copyright belongs to the author(s).
François Perroux : Echange pur contre Echange Composite Controverses et enjeux de justice1
Claire BALDIN et Ludovic RAGNI
Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG, France
Pour rendre compte des faits de concurrence la lecture de Clausewitz est plus inspiratrice que celle de Walras ; la remarque vaut pour la lutte
des grands entrepreneurs entre eux, comme pour celle des groupes d’entrepreneurs et des groupes de travailleurs.
K. Rothschild cité par François Perroux L’Economie du XXe siècle
Résumé.Cet article examine les enjeux du concept d’Echange Composite que François Perroux propose pour critiquer celui d’Echange pur. La première partie étudie les critiques que Perroux adresse aux modèles marginalistes, néo-marginalistes, d’équilibre général et d’optimalité parétienne pour définir l’Echange Composite. La seconde partie apprécie les concepts qui caractérisent l’Echange Composite (effet de domination, luttes-concours, conflits-coopérations, coûts de l’homme, dons et transferts contraints). Nous étudions les enjeux de ces concepts par rapport aux formes de justice distributive que Perroux envisage pour définir l’Echange Composite par rapport aux théories de la justice de Walras et de Rawls. Résumé. This article examines the issues of the concept of Composite Exchange that François Perroux proposes to criticize that of Pure Exchange. The first part examines Perroux's criticisms of marginalist, neo-marginalist, general equilibrium and Paretian optimality models to define Composite Exchange. The second part focuses on the concepts that characterize Composite Exchange (domination effect, struggles-contests, conflicts-cooperation, human costs, gifts and forced transfers). We study the stakes of these concepts in relation to the forms of distributive justice that Perroux envisages to define Composite Exchange in relation to the justice theories of Walras and Rawls. Mots clef : Marginalisme, Equilibre général, Perroux, Rawls, Walras, Justice Codes JEL : B13 B16 B21 B40 B55 D51 D63 Introduction
Nombreux sont ceux qui considèrent l’œuvre de François Perroux2 comme une
contribution majeure à l’économie. En effet, les nombreux travaux de Perroux traitent à la fois
des fondements microéconomiques des modèles marginalistes ou néo-marginalistes, de ceux
d’équilibre général ou encore de croissance équilibrée. Cette œuvre comporte également
nombre de monographiques critiques traitant d’auteurs comme Keynes, Marx, Schumpeter ou
1Une version en partie différente de ce travail a été proposée au Colloque Charles Gide pour l’Histoire de la Pensée Economique en décembre 2017 à Nice et présentée également au séminaire du GREDEG H2P2S. Nous remercions ici les collègues pour leurs remarques constructives notamment Pierre Dockes, Ludovic Frobert, Richard Arena, Nicolas Brisset, Muriel Dal Pont, Katia Caldari. Les erreurs ou omissions ne sauraient leur être imputées. 2 Pour éclairer cet éclectisme on peut consulter François Perroux (1990), ouvrage coordonné par F. Denoël, les articles de Pierre Uri, Jean Denizet et Gerard Destanne de Bernis. Cf. également Perroux : « Activité économique et sciences économiques » in Cazeneuve (1975).
2
encore Walras et Pareto. Les travaux de Perroux renvoient aussi à des avancées novatrices en
économie géographique, en théorie du commerce international, à celles des pôles de croissance,
de l’économie du développement et, d’un point de vue philosophique, à l’étude des inégalités.
Les critiques que Perroux adresse aux modèles marginalistes et d’équilibre général
renvoient à un triple objectif. Celui d’en apprécier les résultats fondamentaux, celui d’en
évaluer les fondements et les limites analytiques et celui de reconsidérer la manière dont ils
traitent des comportements économiques individuels. Globalement il s’agit de montrer que ces
modèles ne sont pas en mesure de traiter de l’homme dans sa globalité parce qu’ils omettent de
considérer le pouvoir comme élément central des rapports inerrants aux situations de luttes-
concours ou de conflit-coopérations selon les expressions que Perroux forge pour la
circonstance dans Introduction à l’économie politique dès 1940. Perroux juge en effet irréalistes
les représentations des acteurs économiques qui résultent des hypothèses retenues par la théorie
dominante. Ces représentations présentent notamment l’inconvénient de traiter des mécanismes
de concurrence comme des formes neutres d’échange et de production (Donnadieu 2005,
Dufourt 2009). Cette critique sous-tend la quasi-totalité des travaux de notre auteur qui s’en
sert pour formuler son propre système (Uri 1987, Weiller 1989, Denizet 1990, Destanne de
Bernis 1990, Duvignaud 1990, Donnadieu 2005, 1990, Couzon 2003, Gerardin et Poirot 2004,
Dufourt 2009). A cet égard, l’œuvre de Perroux est certainement fondatrice d’un acte de
contestation porté aux théories marginalistes ou de l’équilibre général.
Cet article a pour objet de revisiter la conception de l’homme à laquelle Perroux se réfère,
sur la base des critiques qu’il adresse aux modèles marginalistes et d’équilibre général. Cette
problématique passe par une mise en perspective du concept d’Echange pur tel que Perroux
l’appréhende. Elle passe aussi par l’étude du concept d’Echange composite que notre auteur
développe pour rendre compte des relations de pouvoir que les agents économiques
entretiennent en termes de domination, de luttes-concours et de conflits-coopérations.
Répondre à cette interrogation se justifie d’autant plus que Perroux peut être qualifié de
savant selon l’expression que Dupuigrenet-Desroussilles (1962) emprunte à Zaniecki. Le savant
est ici un « explorateur qui s'oppose au triple dogmatisme imposé par le milieu social se
couvrant de l'autorité des « techniciens » (ceux des mathématiciens pour Perroux), par les écoles
soi-disant sacrées par les scholastiques, au nom de la soi-disant « évidence rationnelle » (les
théories marginalistes) et de la « nécessité logique (la théorie de l’équilibre général) (ajouté par
nous) » (Zaniecki, 1940). C’est cette posture critique qui conduit Perroux à reconsidérer les
relations entre agents économiques en adoptant un point de vue réaliste. Cette conception est
aussi celle d’un économiste chrétien qui fait œuvre d’œcuménisme en droit et en acte selon
3
Panassier (2010) parce que Perroux prône un « message commun poussant à la collaboration
de tous pour la construction des sociétés de l’avenir » et que Raymond Barre désignait sous
l’expression d’Economie du genre humain (Barre, 1990). Pour Perroux en effet, l’économie
doit être « l’économie de tout l'homme et de tous les hommes », ce qui le conduit à proposer le
concept d’Echange Composite qu’il considère plus à même à rendre compte de la réalité des
rapports économiques humains (Perroux 1969 : 510). Face aux distorsions de pouvoir et à
l’impossibilité, pour l’Echange pur, de concevoir la production de l’homme comme résultant,
peu ou prou, d’effets externes - eux-mêmes résultants des relations de conflits-coopérations et
de luttes-concours - Perroux propose de recourir au don et à certaines formes de transferts
contraints pour réduire les inégalités. Cette dimension altruiste ou contrainte de l’échange invite
à cerner comment notre auteur appréhende la justice à partir des critiques qu’il adresse aux
théories marginalistes et de l’équilibre général.
Cet article s’articule autour de deux grandes parties. Dans un premier temps, nous mettons
en évidence les critiques que Perroux adresse à l’Echange Pur pour définir l’Echange
Composite (1). Nous montrons qu’il recourt pour la circonstance à une méthodologie
d’historien de l’analyse économique impliquant une connaissance fine du cadre analytique
propre aux théories de l’Echange pur (1.1). Nous nous attachons à exposer les principales
critiques qu’il adresse à ce paradigme (1.2) principalement aux courants marginalistes (1.2.1)
puis à celui de l’équilibre général (1.2.2). Dans un deuxième temps nous apprécions la
conception de l’homme qui caractérise l’Echange composite par rapport aux formes de justice
que ce modèle permet d’envisager (2). Nous réexaminons le concept d’effet de domination
résultant de ceux de luttes-concours, de conflits-coopérations et de coûts de l’homme qui
caractérisent l’Echange Composite (2.1). Nous rapprochons ensuite l’étude de ces concepts au
rôle que Perroux assigne au don et aux formes de justice distributive (2.2). Nous explorons
quelques pistes d’appréciation des formes de justice que recouvre l’Echange Composite par
rapport aux principes de répartitions que Walras et Pareto envisagent et qui sont largement
critiquées par Perroux (2.2.1). Nous proposons enfin d’en rendre compte au regard des principes
rawlsiens de justice qui laissent place à divers rapprochements avec les mécanismes de
redistributions que Perroux envisage notamment parce que Rawls se réfère lui-même largement
aux principes parétiens1 (2.2.2).
1 On peut se référer ici à ce que Rima Hawi (2016) appelle le dialogue de Rawls et des économistes notamment Pareto. Cf notamment Rawls (2008a : 96-115 et 152) et (2008b : 93-101 et 150-156).
4
1. Echange Pur versus Echange Composite selon François Perroux
Nous traitons ici de la méthode à laquelle Perroux recourt afin d’apprécier les critiques
qu’il adresse à l’Echange pur. Nous traitons ensuite de ces critiques sur la base de trois
exemples afin de comprendre comment Perroux envisage d’intégrer les formes de pouvoir et
de don aux modèles Walrasso-Parétiens et justifier ainsi du concept d’Echange composite.
1.1 L’histoire de l’analyse économique comme méthode d’élaboration du système perrouxiens
Le tome I du Cours que Perroux dispense à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de la
Sorbonne durant la seconde guerre mondiale commence par ces mots qui témoignent de son
attachement à l’histoire de l’analyse économique comme méthode d’investigation. « Quel profit (et quel plaisir) n’y aurait-il pas à écrire, sans hâte, une histoire de la théorie économique la plus moderne (souligné par nous) : il faudrait analyser trois familles de recherches, dans l’Ecole de Cambridge, dans l’Ecole Suédoise, dans l’Ecole de Vienne (nous ne visons ici que les écoles Strigl, d’Haberler, de Machlup ; montrer quelles influences se sont exercées entre maîtres et disciples (Perroux 1941 : 5-6).
L’intention de Perroux est de mettre en perspective, par rapport aux auteurs néo-
marginalistes de seconde génération, autrichiens notamment, la pensée d’économistes comme
Cournot, Jevons, Walras et Menger mais aussi Pareto ou J-B Clark1 (ibid., 8). Cette partie du
Cours complète les travaux que Perroux avait consacrés, d’une part, à La théorie de la valeur
des biens (1941) à partir des formes de mesure qu’en propose Hans Mayer, Rosenstein-Roda
ou Léo Schonfeld et, d’autre part, à la Pensée Economique de Joseph Schumpeter2 (1935). Ils
seront suivis par de nombreuses contributions qui se complètent et qui usent de la même
méthode d’historien de l’analyse économique. Selon Perroux, même s’il ne l’indique pas
stricto-sensu, les analyses des auteurs du passé présentent l’intérêt : -i- de permettre une étude
critique des apports des premiers auteurs marginalistes à laquelle il adjoint, -ii- une étude
minutieuse du néo-marginalisme autrichien. Ces analyses sont ensuite mises en perspective3 par
1 Sur ce thème Perroux renvoie aux travaux de G. Pirou : L’utilité marginale de C. Menger à J-B Clark (1938.a) et Les Théories de l’Équilibre économique : L. Walras et V. Pareto (1938.b). 2 Perroux (1935) La pensée économique de Joseph Schumpeter, Introduction à J. Schumpeter, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung ; repris dans Marx Schumpeter Keynes (1993). 3 Cf. Économie et société, Contrainte, échange, don (1960) ; L'Économie du XXe siècle (1961) ; L’Economie du XXème siècle, (1969) ; « Note sur les exposés successifs des fonctions de production » (1967) ; Théorie de l’équilibre général ; Essais de généralisation (1967) ; Aliénation et société industrielle (1970) ; Pouvoir et
5
rapport aux théories de l’équilibre général ce qui conduit Perroux à proposer : -iii- d’une étude
critique de ce paradigme et, -iv- une remise en cause de l’ensemble de ces travaux afin
d’élaborer son propre système. Ce système doit notamment tenir compte des diverses formes
de pouvoir qui régissent les interactions entre agents économiques et que quasiment aucune des
écoles marginalistes (à l’exception de Pareto) n’ont pris en considération. Sur ce point la
démarche d’historien de l’analyse économique de Perroux s’avère fondatrice parce que les
critiques qu’il adresse aux modèles marginalistes et d’équilibre général lui permettent de
justifier pourquoi il est nécessaire de traiter du pouvoir comme éléments moteurs des rapports
qu’entretiennent les agents en termes de nomme luttes-concours et de conflits-coopérations.
C’est cette problématique qui conduit Perroux à considérer l’Echange composite contre
l’Echange pur : « L’Echange composite se doit d’appréhender le fonctionnement de l’économie comme « un mixte de transferts libres et réciproques d’utilités et de relations de pouvoirs ; il exprime logiquement la relation économique qui est, essentiellement, un conflit coopération, une lutte-concours » (Perroux, 1973 : 45). Ainsi, la prise en compte d’une relation duale entre conflits-coopérations et luttes-
concours pour le pouvoir d’une part, et entre transferts libres et réciproques et lutte-concours
d’autre part, implique, pour Perroux, d’imposer un « changement d’axiomatisation » si
l’économie désire véritablement représenter le réel (ibid., 35). Il s’agit d’un leitmotiv qui
traverse l’œuvre de notre auteur. Il implique de remettre en cause l’ensemble des modèles
d’échange et de production en concurrence pure et imparfaite. Sont visés en premier lieu les
modèles d’économie pure walrassiens et ceux développés par les auteurs marginalistes
précédents. Perroux propose ainsi une série d’études que l’on peut comprendre comme autant
de critiques portées à l’irréalisme des comportements de consommation et de concurrence
propres aux modèles marginalistes. Perroux juge trop interchangeable, trop réductrice et trop
homogène cette représentation. Il la considère sans consistance sociale parce qu’elle se révèle
incapable de traiter des formes de pouvoirs dont tout agent économique dispose (ou subit) dans
les relations de production et d’échange marchand ou lors de la formation des prix et des
salaires. « Dans une acceptation étroite et discutable malgré son apparente évidence, l’économie (marginaliste) se réduit aux prix et aux quantités liées entre eux par le marché /…/ l’économie marchande, purifiée, idéal-
économie (1973) ; Unités actives et mathématiques nouvelles (1975.a) ; Dialogue des monopoles et des nations (1982).
6
typisée, dans la forme glorieuse de ce qu’il serait dans l’univers de la liberté et de l’égalité, exclue par construction même tout pouvoir » (Perroux, 1975.a :32-33). Outre l’analyse des textes fondateurs du marginalisme de première et de seconde
génération Perroux propose d’étudier les apports d’économistes comme Von Mises ou
Schumpeter. Il aborde également cette problématique à partir d’études précises des
reformulations qu’en propose des auteurs comme Carl Menger, Eugen Böhm-Bawerk ou néo-
marginalistes comme Friedrich von Wieser ou John Hicks. A cet égard, les « monographies
minutieuses » du marginalisme proposées par des économistes comme Richard von Strigl
(1923, 1926) ou Guglielmo Masci (1932) sont particulièrement étudiées par Perroux (Perroux
1941, 1945, 1975.a). Les références à Masci concernent notamment Pareto pour la prise en
compte des aspects sociologiques, institutionnels et de lutte pour le pouvoir entre agents
économiques mais sans que Perroux ne cite le Traité de sociologie générale. Cela peut paraitre
étonnant alors même que l’intention de Perroux est de traiter des luttes entre élites et qu’il se
réfère largement à la notion de chef dont la tâche principale est pour lui de fédérer les masses
(Perroux, 1939)1. Masci est également cité pour ses études des travaux de Menger, Jevons et
Walras, à propos desquels Perroux considère que la théorie de l’utilité marginale constituerait
un progrès alors que celle de l’équilibre marginaliste ne le serait pas (Perroux 1941 : 57-59).
Perroux reproche également aux thèses marginalistes de réduire leurs représentations
analytiques des comportements économiques « à une psychologie trop pure et trop simple »
lorsqu’il s’agit pour les acteurs sociaux d’apprécier la valeur et de déterminer les prix. Ces
thèses présentent aussi l’inconvénient de « confondre valeur subjective avec utilité ou avec
valeur objectivement déterminée » (ibid., 47).
Sont également « reconsidérés », plus de deux décennies plus tard, les modèles d’équilibre
général néo-walrassiens et néo-parétiens qui recourent, soit à l’analyse différentielle (Perroux
1975.a : 25-43), soit à l’analyse topologique à l’instar des formulations qu’en proposent Debreu
et Arrow mais aussi de Kuenne, Hahn ou Nakaido … (Perroux, 1975.a : 147-185) ou encore
ceux qui usent de la « métaphore énergétique » (Perroux 1975.a :103) pour exprimer les
relations entre unités économiques. Il s’agit là d’une preuve supplémentaire, à la fois de
l’importance que Perroux accorde à la critique systématique des modèles du passé mais aussi
de sa volonté d’en proposer une analyse didactique pour ses étudiants. C’est aussi la preuve que
Perroux fait acte d’historien de l’analyse économique, au sens où il conçoit la critique
rétrospective comme participant d’une démarche fondatrice de l’analyse économique. Cette
1 Pour Nicolas Brisset et Raphaël Fèvre (2017), citant Perroux, la représentation politique « n’est rien de plus que la sélection correcte de chefs capables de prendre des décisions politiques conformes aux buts généraux ou aux vocations d’un groupe social » (Perroux, 1939 : 804). Cette définition du chef n’est en rien opposée à celle que Pareto envisage pour traiter des luttes de pouvoir entre élites (Baldin et Ragni, 2016).
7
démarche a pour but de proposer une représentation plus réaliste de l’homme économique que
les thèses marginalistes ont largement évacué au profit du seul homo œconomicus. L’objectif
est en ce sens largement contestataire du manque de réalisme des modèles concernés. Selon
Weiller (1989) l’intention de Perroux est de permettre la prise en compte de toutes les
dimensions de l’humain et non pas seulement celle du seul agent économique rationnel -
marginaliste et néo-marginaliste - évoluant sur un marché de concurrence pure ou imparfaite.
Ces critiques trouvent également écho dans celles que Perroux adresse au keynésianisme et à
la planification intégrale marxiste dans le cours qu’il consacre à l’histoire des doctrine
économiques à l’IEP de Paris en 1946-47. A propos du marxisme intégral, Perroux n’accepte
pas que le sujet qui calcule soit une entité collective et que le revenu corresponde au produit
national. A propos des modèles marginalistes ou d’équilibre général il n’accepte pas que le sujet
qui calcule soit l’individu et que le revenu soit la somme des revenus des agents (Perroux, 1949
:78). Ces deux modes d’organisation de la production présentent l’inconvénient de ne pas
séparer et de ne pas être en mesure d’évaluer à leur juste valeur, les résultats du travail et du
capital. Il y là un argument pour comprendre les critiques que Perroux adresse à Marx, en plus
de celles de ne pas admettre que les luttes pour le pouvoir ne sont pas exclusives de la lutte des
classes (Perroux 1963, 1965). C’est certainement cette double critique qui permet à notre auteur
de justifier la recherche d’une troisième voie à l’organisation économique et sociale qu’il a un
temps entrevu dans le corporatisme (Perroux 1943, 1947, 1948). Pour autant, Perroux ne
considère pas qu’il faille abandonner les résultats des théories marginalistes et de l’équilibre
général. Il convient de les compléter en prenant en compte toutes les dimensions de l’homme
et notamment les relations de pouvoir, de luttes-concours et de conflits-coopérations.
1.2. Perroux critique de l’Echange pur marginaliste et de l’équilibre général
1.2.1 Les critiques perrouxiennes aux marginalismes Deux types de modèles d’Echange pur sont critiqués par Perroux pour justifier de traiter
de l’Echange composite comme moyen d’en améliorer le réalisme. Premièrement, les modèles
marginalistes et néo-marginalistes, deuxièmement les modèles d’équilibre général auxquels il
adjoint les modèles de croissance équilibrée de type Solow. Pour chacun d’eux, Perroux
propose une analyse fine de leurs résultats et en critique l’absence de toute prise en
considération des relations de pouvoir. Cette démarche implique une autre critique qui à notre
connaissance n’a pas été soulignée. Elle concerne la conception de la justice à laquelle Perroux
8
se réfère implicitement dès qu’il propose de traiter de l’homme dans sa globalité pour
circonscrire l’Echange composite. Même si Perroux reconnait que les modèles d’Echange pur, walrassiens et néo-
walrassiens, ont permis « un progrès de la science économique » (Perroux,1941 : 57) il leur
reproche de limiter leur objet d’étude à celle d’un « transfert libre portant sur des biens
divisibles et homogènes (de sorte que) l’équilibre sur le marché de concurrence
parfaite s’obtient au point d’égalisation des utilités marginales ». Ce résultat souffre d’un
manque de réalisme notoire des hypothèses sur lesquelles il repose et d’écarter toute forme de
causalité économique entre les acteurs (Perroux 1941.a : 63). Ainsi, la critique selon laquelle
l’équilibre de libre concurrence est défini par égalisation simultanée entre toutes les offres et
demandes est redondante chez Perroux qui n’accepte pas que ce résultat soit étendu au
traitement de la production sans considérer les relations de pouvoir entre firmes et entre
entrepreneurs et salariés. Ainsi, il rejette à plusieurs reprises (Perroux, 1965 [1993] : 6, 1975 :
151) les résultats de Wicksteed (1894) et de Walras concernant, d’une part, les théorèmes
des satisfactions maximales (Walras, 1988, [1874-77] :142-144/199-214) et, d’autre part, le
théorème des productivités marginales (Walras, 1988, [1874-1901-1926] : 588-589). Selon ces
théorèmes, à l’équilibre, les rapports des prix, des biens et ceux des facteurs, pris deux à deux
et pour tous les agents, sont égaux aux rapports de leur utilité marginale et de leur productivité
marginale. Dans ce cas la loi du prix unique est vérifiée et le prix des biens est égal à la somme
de leurs coûts en services de facteurs. Pour Perroux, ces résultats sont obtenus parce que les
entités élémentaires que sont les consommateurs, les producteurs et les détenteurs de facteurs
sont assimilés à des « molécules » et que le principe de fonctionnement des marchés est celui
d’un équilibre mécanique sans opérateurs (Perroux, 1975.a :25-43 ; 1979 : 370). Perroux
reproche au marginalisme (de Walras-Wicksteed et aux néo-marginalisme autrichiens) de
traiter les individus comme des entités désincarnées ou comme « une foule de sosies » (Perroux,
1975.a, p. 32). Il leur reproche aussi de concevoir le marché comme un mécanisme automatique
d’ajustement incapable de prendre en compte les relations de pouvoir ou de coopération entre
agents (Perroux, 1941.a : 37). Perroux reproche à ces modèles de poser que les prix sont
suffisants pour permettre une représentation des coordinations sociales, neutre du point de vue
9
de l’éthique et de la justice, qui exclut toute forme de contraintes qu’un individu, un groupe, ou
une institution, peut exercer à l’encontre des autres. « Force, pouvoir et contraintes sont exclues tendanciellement du marché libre où les seules pressions sont celles du prix qui répartit, entre les emplois et les sujets, les ressources économiques » (Perroux, 1969, [1961.a] : 61). En d’autre termes, même si Perroux reconnait l’apport positif du marginalisme comme
ayant permis de démontrer : a) l’égalité des « ophélimité élémentaires » pondérées par les prix
grâce à l’échange, b) l’égalité des ressources et des dépenses pour tous les agents et l’égalité
entre fonctions d’offre et demande, c) l’égalité des prix aux coûts de production (loi du prix
unique), d) l’égalité entre les demandes de services et les quantités produites (Perroux, 1941a :
63-64) ; il reproche à ces résultats de reposer sur les hypothèses de concurrence pure et de traiter
les agents comme des entités parfaitement indépendantes et homogènes en termes de pouvoir.
Perroux n’admet pas en fait ce que Robertson appelle le principe de variation des facteurs en
fonction de tous (ibid. : 32) propre à la mécanique classique (ibid. :58). Ce qui est visé ici c’est
le manque de réalisme de la représentation des comportements des agents qui sont réduits à des
réponses neutres à des variations de prix excluant toute forme de coopération, de lutte
d’influences, de pouvoir et de causalité. Perroux reproche par exemple aux modèles
marginalistes - walrassiens ou parétiens - que les conditions précédentes impliquent de se placer
sur les lignes de transformations complètes, c’est-à-dire sur des courbes d’iso-production
optimales, sans expliquer comment les producteurs sont parvenus à dépasser les obstacles pour
atteindre ces lignes de transformations complètes1. Pour Perroux, les économistes marginalistes,
et ceux qui les critiquent, acceptent l’égalité entre prix des biens et leurs coûts de production,
ils acceptent aussi l’égalité entre facteurs de production demandés et quantités offertes « sans
se rendre compte que ces conditions sont loin du réel » (Perroux, 1941.a : 63) et qu’elles
évacuent toute représentation réaliste de la manière dont les prix s’établissent. Ainsi, s’il est
pertinent de vouloir expliquer la valeur des biens à partir de la théorie de l’utilité marginale dès
lors qu’elle repose sur la prise en compte des « lignes d’indifférence des goûts des
consommateurs » et de celle des « obstacles » auxquels sont confrontés producteurs et
consommateurs ; il n’est pas pertinent d’admettre que les conditions qui caractérisent l’équilibre
sont suffisantes pour expliquer comment chacun parvient à optimiser ses goûts et comment
1 Les termes de lignes de transformations complètes, de lignes d’indifférence des goûts et d’obstacles sont empruntés à Pareto (Pareto, 1981, [1906] : 178-342).
10
chaque producteur parvient à réduire les obstacles auxquels il est confronté pour opérer sur la
ligne de transformation complète.
1.2.2. Les critiques perrouxiennes de la théorie de l’équilibre général et leurs implications en termes de domination et d’Echange composite Quatre exemples peuvent aider à comprendre les limites de la théorie de l’équilibre
général, celle de l’optimalité parétienne et les relations de concurrence par rapport aux analyses
que Perroux mène en termes de conflits-coopérations ou de luttes-concours pour représenter
les relations économiques de confrontation entre agents. Ces exemples mettent en évidence ce
qu’implique d’abandonner l’hypothèse d’homogénéité des agents et celle selon laquelle le
marché serait une institution suffisante pour égaliser l’ensemble des offres et des demandes et
atteindre la situation la plus souhaitable.
Le premier exemple porte sur le « théorème d’Euler-Wicksteed »1 et ses applications à
une fonction de production homogène de degré un. L’article que Perroux consacre à cette
question en 1967 constitue une critique de réalisme des analyses wicksteediennes (1894) et
walrassiennes (1901) de la production et de la répartition. Perroux n’accepte pas : « a) que les facteurs ont une rémunération marginale égale à leur productivité marginale et b) la somme des revenus des facteurs épuise le surproduit, il en est ainsi en concurrence complète (pure et parfaite) au seul point d'équilibre à l'optimum. Si la fonction de production homogène et linéaire est retenue, les mêmes implications sont introduites dans tout l’intervalle de la fonction » (Perroux, 1967.a : 667)
Il n’accepte pas non plus les hypothèses sur lesquelles le théorème repose parce que :
« les conditions et les effets de (la) concurrence ne sont pas observables dans la réalité. D'autre part, la norme tirée de la concurrence complète n'est pas applicable à des situations concrètes et dynamiques. D'où il suit que l'utilisation de la fonction homogène du premier degré comme instrument d'analyse statistique et de projection statistique entraîne des difficultés conceptuelles » (ibid. : 667).
Or, le théorème est lourd de conséquences en matière de justice pour Walras puisqu’il
implique : premièrement que le rapport des prix des facteurs est égal au rapport de leur
productivité marginale et, deuxièmement, qu’à l’équilibre, la rémunération des facteurs épuise
le surproduit. La première condition suppose que le principe de justice commutative est respecté
puisque que cette règle implique que l’échange a lieu entre utilités marginales équivalentes. La
seconde condition respecte le principe de justice distributive selon lequel, à l’équilibre, chaque
facteur reçoit l’exacte et entière contre partie de sa productivité marginale sachant qu’il n’existe
plus aucun surplus que l’entreprise, disposant de pouvoir, pourrait s’approprier. « Tout notre
dû, rien de moins, rien de plus » dira Walras. Pour Perroux, les résultats du théorème ne sont
vérifiés que si la fonction de production de Walras-Wicksteed répond aux conditions
1L’expression est de Perroux.
11
d’application du théorème d’Euler. Ce que Perroux reproche au théorème des productivités
marginales est de reposer sur des agents engagés dans des relations de production traitées
comme des échanges entre équivalents qui excluent toute forme de domination ou de pouvoir.
Un second exemple, significatif des objectifs de Perroux, apparait à la fois dans Unités
actives et mathématiques nouvelles (Perroux 1975.a), dans Théorie de l’équilibre général.
Essais de généralisation (Perroux, 1967) et dans Economie et Société : contraintes échange et
don (Perroux, 1960, pp. 16-21, 73-81). Ce dernier ouvrage décrit l’équilibre général walrasso-
parétien en des termes proches de ceux de Walras, puis en termes d’analyse différentielle dans
les deux autres ouvrages. Dans Unités actives Perroux indique, paradoxalement, que l’un des
apports fondamentaux du modèle d’équilibre général est de permettre la prise en compte des
luttes d’influence entre agents économiques notamment à partir des concepts parétiens
« d’obstacles » et « de gouts » mais en soulignant avec regrets que les économistes qui ont
développé ces modèles ne se sont pas engagés sur ce terrain. Dans Economie et Société, il va
jusqu’à renvoyer ses lecteurs aux concepts de « résidus » que Pareto propose dans le Traité de
sociologie Générale pour expliciter les actions humaines ou des relations économiques qui ne
relèvent pas de la stricte rationalité1. Il y a peut-être là une double méprise. L’une consiste pour
Perroux à ne pas mesurer que Pareto envisage de représenter les luttes de pouvoir entre agents
économiques et acteurs sociaux dans le Traité. L’autre, consiste à laisser croire que Pareto aurait
lui-même envisagé de représenter les pouvoirs qu’un agent économique peut exercer sur un
autre dans le cadre même de son économie pure. Pour autant, Perroux ne se sert pas du concept
parétien de « résidu », en revanche il recourt à celui « d’élites » pour rendre compte des luttes
de pouvoir. Il s’agit pour lui d’introduire à la question du don, à celle de redistribution des
revenus par l’Etat et à celle des transferts relevant de la solidarité.
L’analyse du modèle d’équilibre général parétien, que Perroux emprunte à Luigi
Amoroso, consiste à rappeler la signification de l’ensemble des conditions d’équilibre en termes
de décompte des équations et des inconnues (Perroux, 1960 : 16-21). Dans les versions plus
modernes de ce modèle que Perroux considère applicables aux monopoles et aux oligopoles, il
insiste sur le fait que ce modèle se prête à incorporer l’échange entre des agents disposant de
pouvoir inégaux et dissymétriques (Perroux, 1975.a). C’est cette relation de pouvoir
dissymétrique dont l’Echange composite doit rendre compte et qui en même temps le fonde. « Mais ce qui importe (à propos de l’équilibre général de Pareto) c’est d’observer que l’échange entre inégaux, l’échange composite, peut être lui-même, inclus formellement dans le système. Les coordonnées xr1, xr2, …, xrm, indéterminées quant à leur signification, peuvent désigner des moyens de contrainte d’un sujet à l’égard des autres. Quant aux équations des obstacles du second genre elles peuvent désigner,
1 Toutefois, à notre connaissance, Perroux ne cite pas le Traité de sociologie générale.
12
formellement, des modifications des quantités par un pouvoir extérieur au système ou par l’inégalité des pouvoir au système. Il semble donc qu’on puisse utiliser les équations de l’équilibre marginaliste pour traduire la balance de pouvoirs entre sujets inégaux. Mais alors, dans une même forme mathématique, on introduit une signification substantiellement différente de l’interprétation courante et inconsciemment apologétique de l’échange marchand » (Perroux, 1975.a : 239).
Un troisième exemple, qui s’inscrit dans la logique du précédent, a trait à la manière dont
Perroux traite du pouvoir que détiennent certains agents et de la manière selon laquelle le
« don » et certaines formes de redistribution peuvent ramener à une situation plus souhaitable
du point de vue de l’optimalité ou de la justice. Perroux illustre ses raisonnements à partir d’une
boîte d’Edgeworth dans Pouvoir et économie (Perroux, 1973 : 53-62) et à partir d’un schéma
d’optimisation sous contraintes dans Unités actives (Perroux, 1975.a : 94-97). En se référant à
l’analyse des « goûts » et des « obstacles » que Pareto propose dans Manuel, il envisage la
situation où deux échangistes, I et II, maximisent leur utilité, quand les conditions de
concurrence pure ne sont pas respectées et qu’un optimum parétien ne peut pas être atteint
(schéma 1) en raisons « d’obstacles ». Cette configuration correspond chez Pareto à l’étude des
phénomènes de type II1 pour lesquels certains agents disposent d’un pouvoir de marché ou qu’ils
sont capables, pour une raison ou une autre, d’imposer leurs intérêts. La notion « d’obstacles »
recouvre conjointement ces deux éventualités. Perroux précise pour autant que les « obstacles »
parétiens de type I correspondent à ceux pour lesquels certains agents doivent verser une
compensation à d’autres pour que l’économie atteigne l’optimalité alors que les obstacles de
type II englobent toutes les contraintes qui s’opposent au choix libre de certains agents et qui
bénéficient à d’autres capables d’imposer leur pouvoir. Perroux développe sur cette base deux
raisonnements pour représenter : a) une situation où un agent impose son pouvoir à l’autre et,
b) une situation où la compensation altruiste d’utilité entre agents (don) est envisageable tout
comme celle qui serait à l’initiative des pouvoirs publics (don contraint).
Perroux illustre la première éventualité en indiquant que l’agent I, qui est obligé de suivre
un sentier d’expansion parétien Mm sur la figure suivante ne peut pas parvenir, ni à la situation
qui est pour lui la plus souhaitable M, ni à celle qui correspond à un optimum parétien C de
concurrence complète ou d’Echange pur. L’agent I est « arrêté au point A » parce que l’agent
II est en mesure de lui imposer son pouvoir et ses propres choix.
1Selon Pareto (1981, [1909] :172-175), les phénomènes de type I concernent la concurrence parfaite, ceux de type II la concurrence imparfaite et ceux de type III les situations où l’Etat organise la production et sa distribution.
13
La seconde éventualité consiste pour Perroux à considérer deux agents (I et II) dont les
fonctions d’utilité sont interdépendantes. Celle de l’agent I dépend des quantités du bien A
consommées par lui, AI, et de celles consommées par l’agent II, AII, tels que : UI = f (AI, AII).
L’agent I peut être altruiste si 𝜕𝑈# 𝜕𝐴## > 0, égoïste si 𝜕𝑈# 𝜕𝐴## = 0, ou hostile si
𝜕𝑈# 𝜕𝐴## < 0envers l’agent II. Dans le premier cas, schéma 2, lorsque la position initiale des
approvisionnements en biens est donnée par AI et AII, et que le transfert réalisant l’égalité
correspond à l’allocation A’I et A’II (en O), l’agent I aura alors intérêt à transférer volontairement
un montant du bien A égal à la distance 𝐴#𝑋 équivalente, en termes d’utilité, à 𝐴##𝑋, vers l’agent
II afin d’atteindre l’optimum O’. Ce mécanisme de don est préféré par Perroux à une
intervention des pouvoirs publics.
Enfin, un quatrième exemple peut être évoqué. Perroux l’expose à plusieurs reprises pour
des domaines aussi différents que la théorie de la production, l’économie industrielle et le
développement des pôles de croissance. Il consiste à souligner que toutes productions
présentent un caractère collectif, tant au niveau de l’entreprise que des relations inter-
entreprises en raison de la présence d’économies externes ou d’effets d’entrainement. Pour
Perroux il est alors impossible « d’isoler un produit et un profit de la firme qui serait
A
14
rigoureusement et exclusivement le sien et, à plus forte raison, d’imputer ce produit aux
activités des seuls collaborateurs de la firme » (Perroux, 1973 : 426). En ce sens, la critique
adressée à la théorie wicksteedienne ou walrassienne de la répartition est à nouveau justifiée. « Le produit de l’entreprise dépend du produit de l’industrie, qui dépend du produit de la nation, qui dépend du produit de la région du monde (…). Chaque produit particulier est le fruit de décisions par une unité particulière, mais aussi de décisions étrangères aux comportements de cette unité » (Perroux 1973 : 405).
Les unités économiques ne sont donc ni indépendantes, ni égales en pouvoir. En revanche,
toutes contribuent conjointement à la production de sorte qu’il n’est pas réaliste d’appliquer la
théorie de la productivité marginale. Il n’est pas non plus réaliste de l’appliquer en raison de
l’interdépendance des luttes-concours et des conflits-coopérations entre agents économiques
qui participent l’Echange Composite. Prendre en compte ces diverses dimensions suppose une
autre conception de l’agent économique que celle de l’homo-economicus. Cela suppose
également une autre conception de la distribution des revenus et de la justice pour l’homme.
2. Conception de l’homme, Echange composite et justice chez Perroux 2.1 Luttes-concours, conflits-coopérations et don comme caractéristiques de l’Homme et de l’Echange composite Le projet de Perroux apparait dès 1943 dans Science de l’homme et science économique.
Il consiste à réintroduire en économie « l’homme total et vivant » qui en a été « retiré » par les
théories marginalistes. Ainsi, c’est dans un univers philosophique et moral défenseur des
libertés et des droits de l’homme que Perroux s’inscrit quand il reproche à l’économie
dominante ne pas tenir compte des effets de domination qui caractérisent les rapports humains
et les relations de concurrence (Perroux, 1960 : 248). Ces relations sont pour lui le résultat
conjoint des luttes-concours et des conflits-coopérations qui caractérisent les relations
économiques de sorte qu’il est nécessaire de corriger les inégalités qui en résultent (Perroux,
1987 [1980] : 204, 1973 : 21-39). Perroux cherche ici à proposer une théorie « plus proche de
la réalité » et à « concevoir le monde économique tant comme un ensemble de rapports patents
ou dissimulés entre dominants et dominés que comme un ensemble de rapports entre égaux »
(Perroux, 1948 : 245). Cette conception des rapports de domination jette les bases du projet
théorique de Perroux préoccupé par le sort des plus démunis. Elle implique d’évaluer ce qu’il
appelle les coûts de l’homme (Perroux, 1951) et d’apprécier les relations économiques de justice
permettant de corriger les inégalités (Perroux, 1948 : 254-255). C’est la prise en compte de la
15
relation duale entre conflits-coopérations et luttes-concours qui conduit Perroux à définir
l’Echange composite comme un modèle de transferts œuvrant pour davantage de justice. « (l’échange composite est) un mixte de transferts libres et réciproques d’utilités et de relations de pouvoir ; il exprime logiquement la relation économique qui est, essentiellement, un conflit-coopération, une lutte-concours » (Perroux, 1973 : 185).
Le rapport entre dominés et dominants est donc envisagé comme la résultante des forces
de coopération et de conflits conjointement liées. Ce rapport n’est pas sans rappeler la manière
dont Pareto traite des luttes pour le pouvoir que se livrent les élite politiques contre la masse
des dominés. Pour Perroux en effet : « les règles du jeu social, parce qu’il n’existe pas de société
spontanément harmonique ni pleinement réconciliée, sont aussi des armistices sociaux entre
groupes ; ils naissent des luttes passées ; ils en préparent de nouvelles. » (Perroux, 1960 : 93).
Les luttes pour le pouvoir renvoient à la dimension égocentrique et égoïste de l’homme, tandis
que les comportements coopératifs1 et altruistes renvoient à sa dimension allocentrique. Ces
deux dimensions sont inerrantes à la psychologie de l’homme2. Les lutte-concours et les
conflits-coopération s’exercent à la fois au niveau sociologique et économique de sorte que la
théorie économique se doit d’en rendre compte. Ce sont les interactions entre lutte-concours et
conflits-coopération qui sont à l’origine d’effets externes de tout type que s’approprient certains
agents au détriment d’autres et que la théorie économique n’est pas capable d’apprécier et de
répartir de manière suffisamment juste. « L’activité économique, parce qu’elle est une activité sociale, contient et combine la recherche du pouvoir, la relation de pouvoir et la rationalité dans l’emploi du pouvoir, comme objectif et comme moyen économique » (Perroux, 1973, pp. 17-20). /…/ « l’agent, avec ses caractéristiques individuelles, reçoit des pouvoirs qui découlent d’externalités sociales /.../, l’activité́ de l’agent est fonction de son appartenance à des groupes sociaux, emboités les uns dans les autres » (ibid. : 51).
Les relations de pouvoir et de coopération, résultent donc d’externalités sociales qui se
transforment au sein des relations d’échange et de production en externalités économiques
(Chassagon, 2014). Cette dynamique de domination implique que certaines unités économiques
sont plus influentes qu’elles ne sont influencées de sorte que, selon Perroux, l’équilibre
correspond à « une position limite où, sous la contrainte de structures inter compatibles, les
énergies de changement sont sensiblement égales à zéro : ce n’est pas un état de co-satisfaction
universelle, mais une situation où les rapports d’échange se combinent toujours à des rapports
1 Perroux accueillera favorablement l’ouvrage de Von Neumann et Morgenstern Theory of Games and Economic Behaviour (Perroux 1973 : 97). Cf. également Perroux 1971 lorsque celui traite du modèle d’équilibre général de Von Neumann : « L’équilibre de Von Neumann, premier essai d’évaluation ». 2Cf. Perroux : Le dynamisme du psychisme humain, 1952. Perroux emprunte cette conception de l’homme à la fois comme égocentrique et allocentrique à Emmanuel Mounier (1936, 1946) pour qui le binôme générosité-avarice est une composante du psychisme humain.
16
de force » (Perroux, 1982 : 129). Dès lors, il convient pour l’Etat d’assumer « la préférence de
structure », c’est à dire de développer la structure qui correspond à ce que souhaite les citoyens
parce que l’équilibre tel qu’il est envisagé dans la citation précédente, ne permet pas de prendre
en compte les coûts de l’homme. Ces derniers recouvrent : « 1) ceux qui empêchent les êtres humains de mourir ; 2) ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie physique et mentale minima ; 3) ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie spécifiquement humaine, c’est à dire caractérisée par un minimum de connaissances et de loisirs (coût d’instruction élémentaire, coûts de loisir minimum) » (Perroux, 1969 [1961] : 367-368).
Deux formes de redistribution sont donc retenues par notre auteur. L’une renvoie au
concept de transferts libres et réciproques et donc au don volontaire. L’autre à celui de
« préférence de structure » et de « transfert forcé ». Il s’agit dans ce cas pour la « puissance
publique » de mettre en œuvre des politiques couvrant les coûts de l’homme prioritairement,
pour faire bénéficier à tous des conditions de vie fondamentales (Perroux, 1955 : 6). « Une économie nationale est essentiellement un groupe de groupes arbitré par l’Etat, monopoleur de la contrainte publique. /…/ Les rapports entre économies nationales comme les rapports entre unités à l’intérieur d’une même nation ne sont donc correctement interprétés que si l’on prend nettement conscience des interférences d’un réseau d’échanges libres et d’un réseau de forces inégales » (Perroux, L’effet de domination :17).
Complétant ce point, Perroux précise que : « le réseau des échanges ne se conçoit pas,
dans l’économie moderne, indépendamment d’un réseau de forces. L’échange pur apparaissant
comme une limite, tout échange réel impliquant une lutte de pouvoirs privés, le pouvoir publics,
c’est-à-dire l’Etat, se trouve devant une nécessité de principe et de droit : il doit arbitrer, c’est-
à-dire se prononcer, au nom de l’intérêt général, pour limiter et orienter les conflits et tirer le
meilleur parti de leurs résultantes » (ibid., : 15). Perroux est donc conscient que les rapports de
forces entre dominés et dominants peuvent aller à l’encontre de « l’intérêt général » dès lors
qu’ils « n’augmentent pas ou qu’ils abaissent le produit réel global, (de sorte) qu’ils doivent
être éliminées » (Perroux, 1960 : 94). On comprend alors que l’Etat doive endosser le rôle de
régulateur et qu’il poursuive deux objectifs en termes de justice distributive : 1) faire en sorte
que les unités dominantes reversent une part de leur revenu (si le don volontaire n’est pas
suffisant) ; 2) de mettre en œuvre un système de prestations pour répondre aux besoins liés aux
coûts de l’homme et pas seulement « une rémunération plus juste des services productifs ».
Dans Economie et Société : Contrainte-Echange-Don Perroux indique à ce sujet : « 1) Pour exercer leurs propres pouvoirs, des ensembles de firmes versent à l’Etat, aux « élites sociales », éventuellement aux éléments les plus défavorisés ou les plus remuant, une part du butin, une fraction de leurs profits supranormaux de monopoles. 2) Les pouvoirs publics sont amenés à corriger les excès de pouvoir des monopoles et plus généralement des grands et des puissants, par les flux de prestations sociales destinées à satisfaire des besoins et non pas à rémunérer des services productifs » (Perroux, 1960 : 95).
17
Ainsi, le champ de l’économie doit considérer l’action des hommes comme relevant à la
fois des luttes-concours, des conflits-coopérations, des échanges libres et réciproques qui ne
sont pas pris en considération par l’Echange pur. C’est la prise en compte de ces diverses
dimensions qui définit et justifie l’Echange composite. Celui-ci laisse une place au don
volontaire et au transfert forcé comme formes de redistribution et de prise en compte des coûts
de l’homme. Il s’agit de rétablir, à l’avantage des plus défavorisés, les injustices inhérentes à
l’Echange composite et que l’Echange pur passait sous silence. Cela implique de mettre « une
sourdine aux calculs trop rigoureux des intérêts particuliers des individus, des groupes sociaux
et des nations sans renoncer à les utiliser » (Perroux, 1969 [1961a] : 420). Il s’agit aussi de
corriger ce qui fait le cœur du marginalisme c’est-à-dire « La logique de l’échange (qui) est
l’équivalence, (parce qu’elle) n’a jamais été construite en termes rationnellement satisfaisants
» (Perroux, 1960 : 19).
La prise en compte des relations de pouvoirs conduit Perroux à retenir le don et le transfert
forcé comme moyens de redistribution. Le don revêt plusieurs dimensions.
1) Celle du don de la justice infinie de Levinas (1961) ou du don comme obligation de
donner et de rendre qui permet, selon Mauss, de « substituer l’alliance et le don et le commerce
à la guerre et à l’isolement » (Mauss, 1989 : 278). Cette forme de don est illustrée par le schéma
2 où Perroux envisage que l’optimalité peut être rétablie si les agents « riches », qui disposent
du pouvoir d’imposer un obstacle, acceptent d’aider volontairement les plus « pauvres »
(Perroux 1973 : 85).
2) Celle du don à la clientèle (Perroux, 1960 : 159) qui procure des avantages à ceux qui
donnent.
3) Celle du « don d’amour », situé en delà du dévouement, qui s’accompli dans la totale
dépossession en fidélité à la patrie ou à une cause et qui atteste de la solidarité. 4) Enfin, celle
du transfert forcé (ou don contraint) dès lors que Perroux indique, à propos du schéma 2, qu’il
faut « pour calculer une juste compensation, introduire un arbitre pour ajuster l’équilibre » et
encadrer l’échange par la contrainte (Perroux, 1973 : 85-86). « Toujours en appliquant le même principe d’analyse (schéma 2), on introduit le transfert forcé qui peut, pour ainsi dire convertir l’indifférent en un altruiste peureux. /…/ ce type d’analyse vaut par le dépaysement intellectuel qu’il procure à celui qui est obsédé par l’échange pur. Il encadre logiquement l’échange par la « contrainte » et le « don ». Il déshabitue l’univers formé d’agents, égoïstes et isolés, soumis à un arbitrage neutre du prix de concurrence. Il réintroduit l’inégalité entre les agents /…/. Il restitue à l’économie le pouvoir sous la forme d’influence (la menace de transfert contraint) et sous forme de d’imposition (coercition), le transfert forcé ; il fait voir des sous-ensembles hétérogènes d’agents actifs ou passifs. (Perroux, 1973 : 86).
Le don comme transfert forcé résulte d’une raison logique, celle de tenir compte des
relations de lutte-concours exclues de l’Echange pur et qui sont à l’origine d’externalités qu’il
18
faut corriger.
2.2 Lutte-concours, conflit-coopération et don : éléments d’analyse critique des formes de justice chez Perroux Les critiques adressées à l’Echange pur sont révélatrices des formes de redistribution
que Perroux désire promouvoir (Perroux 1960 :158-169, 1973 : 86). On peut en apprécier les
enjeux au regard des formes de justice walrassienne dès lors que Perroux n’admet pas
l’expression mathématique des fonctions de production que Walras retient pour justifier la
répartition des revenus. On peut apprécier ces mêmes enjeux au regard du projet de justice de
Rawls qui suppose de faire en sorte que inégalités s’expriment au bénéfice des plus défavorisés
et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. La première
éventualité renvoie à la redistribution par le don ou le transfert forcé, la seconde à l’idée de
réformer les préférences de structures que Perroux envisage.
2.2.1. Perroux critique des principes de justice distributive et commutative walrassiens La critique que Perroux adresse à la fonction de production de Walras-Wicksteed remet
en cause les principes de distribution walrassiens tels qu’ils sont établis par le théorème des
productivité marginales : principe de distributions des revenus au prorata des productivités
marginales et principe de parfaite répartition du surproduit entre les facteurs à l’équilibre
(Walras (1988 [1874-1926] : 588 et 722). Perroux n’admet pas ces principes parce qu’ils
excluent toute forme de lutte-concours et de conflit-coopération et donc de prise en compte
d’effets externes résultant des luttes de pouvoir. « Pour l’avoir reçu (l’enseignement de Schumpeter) on se sent guéri pour toujours de quelque maladies insidieuses et récurrentes : l’empirisme quantitatif sans hypothèses rigoureuses, la reconstruction « mathématique » du monde par la vertu du théorème d’Euler-Wicksteed, la découverte euphorique des sociologies sans larmes… (Perroux, 1993, [1965] : 6).
Perroux n’accepte pas non plus les principes de justice commutative et de justice
distributive que Walras défend et qui trouvent leur expression économique dans le théorème
précédent dès que la concurrence pure implique que le prix est égal au coût et que la loi du prix
unique est vérifiée. Pour Walras, la justice commutative est garantie parce qu’en libre
concurrence il y a échange entre équivalents et parce que la rémunération des services des
facteurs permet à leurs détenteurs d’obtenir l’exacte contrepartie de leur productivité. En ce
sens, la production est ramenée à un échange entre équivalents. La justice distributive suppose
que chacun perçoit « tout et rien que son dû, rien de plus, rien de moins ». « Suum cuique
19
tribuere » reprendra Walras. Le théorème des productivités marginales garantit ces résultats par
application du théorème d’Euler-Wicksteed à une fonction de production homogène de degré
un. Ce théorème implique que les hommes sont égaux devant la loi ce que Walras résume par
la formule « égalité des conditions ». Il implique aussi que les hommes sont juridiquement
propriétaires d’eux-mêmes et des services qu’ils fournissent. Chacun est ainsi caractérisé par
des qualités propres ce que Walras exprime par la formule « inégalité des positions » du point
de vue de la justice. Cette inégalité doit perdurer après l’échange et la production. Dès lors, les
services et les talents de chacun sont rémunérés au prorata de leur productivité marginale. Là
n’est pas la position de Perroux pour qui les propriétés de la fonction de production de Walras-
Wicksteed sont irréalistes de sorte que chaque facteur ne peut être rémunéré à sa productivité
marginale. Perroux n’hésitera pas à cet égard à parler de « coûts cachés de la théorie de
l’équilibre général » (Perroux, 1979). Contre Walras il considère : « que le principe de la rigoureuse (et apparente) équivalence, chacun a droit à son produit, est remis durement en question » (Perroux, 1969 : 426).
Pour Perroux, le principe selon lequel « chacun a droit à son produit » ou celui walrassien
« à chacun selon son dû rien de plus rien de moins » est remis en question par nombre de
circonstances et pas seulement parce qu’il repose sur une fonction homogène de degré un. Une
telle fonction n’est pas représentative des relations réelles de pouvoir ni en libre concurrence,
ni en monopole, ni en oligopole (Perroux, 1960 :136-138). L’argument réapparait dans d’autres
travaux1 de Perroux dès lors qu’il existe des effets d’entrainement, de rendements croissants ou
d’externalités positives. Perroux écarte donc l’idée que les agents sont toujours en mesure
d’obtenir la juste rémunération de leurs services. Confirmant ce point de vue, il rejette le
concept de producteur walrassien qui ne fait ni bénéfices ni pertes à l’équilibre conformément
au théorème des productivité marginales. « L’équilibre walrasien implique que l’entrepreneur ne fait ni bénéfice ni perte. /…/ Cet entrepreneur n’a aucune fonction ni aucun revenu spécifique. C’est un simple mot, un signe qui permet de concevoir la combinaison des facteurs de la production. Ce mot, ce signe, Schumpeter l’élimine ; il ne parle même plus d’entrepreneur /…/ Il est une réplique de l’entrepreneur « désubstantialisé » de Walras » (Perroux, 1993 [1906] : 119).
Aussi, il est impossible pour Perroux de retenir les principes de justice distributive et
commutative walrassiens et les théories marginalistes qui considèrent l’échange et la production
comme des relations entre équivalents. Ce sont ici les principes du troc jevonien que Perroux
1 Selon Perroux il n’est pas possible d’évaluer la contribution exacte de chacun parce que : « on remarque que les économies externes d’environnement rendent à peu près impossible d’isoler un produit et un profit de la firme qui serait rigoureusement et exclusivement le sien, à plus forte raison d’imputer ce produit aux activités des seuls collaborateurs de la firme et ce produit aux seules décisions du chef de firme » (Perroux, 1969 : 426). Cf. Gérardin et Poirot (2004).
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écarte et auxquels Walras tient particulièrement parce qu’ils laissent intact les droits de
propriétés sur les services producteurs et donc intact les principes d’inégalité des positions et
d’égalité des conditions. Pour autant, Perroux ne s’en remet pas naïvement aux règles du troc
gossenien que Walras écarte parce qu’elles supposeraient de ne pas respecter le principe
d’inégalités des positions et impliquerait d’admettre que chacun est susceptible de donner à
l’autre pour aller vers plus de justice (Dockès, 1996 : 119). Perroux remet en cause ce principe
parce que l’Echange pur ne permet ni d’évaluer ni de justifier la juste part de la production à
laquelle chacun a droit en raison de l’existence d’effets externes et de relations de pouvoir.
Enfin, les formes de don et de transfert forcé qu’il envisage n’impliquent pas que chacun
perçoive cette juste part mais seulement de réduire les inégalités résultant des relations de
pouvoir et de domination.
2.2.2. Don volontaire et don contraint chez François Perroux : une lecture rawlsienne
Selon Perroux, il n’est ni réaliste, ni pertinent d’évaluer la rémunération des facteurs selon
les préceptes marginalistes parce ceux-ci ne permettent pas d’apprécier les effets externes
résultant des relations de pouvoir. Pour cette raison il propose de réallouer les revenus de
manière plus juste par le don ou par transferts forcés. « que le transferts (d’utilité) s’effectue par la volonté du riche ; le pauvre a un rôle passif. /… / un autre point /…/ est cependant à retenir : quand plusieurs agents « riches » veulent aider, mais chacun dans une mesure inégale, un sous ensemble d’agents « pauvres », il faut introduire un arbitre qui, par tâtonnement augmente les petites contributions et diminue les fortes, pour les ajuster à l’équilibre. Toujours en appliquant le même principe d’analyse, on introduit le transfert forcé qui peut, pour ainsi dire, convertir l’ « indifférent » en un altruiste « peureux » » (Perroux, 1973 : 85).
Rétablir l’optimalité par le don ou le transfert forcé renvoie à des principes de justice qui
traversent l’œuvre de Perroux et qui impliquent de remettre en cause les représentations
habituelles de l’échange et de la distribution. Il s’agit de concevoir une économie du genre
humain qui soit celle de « tout homme et de tous les hommes » et dont l’échange composite
révèle les fondements (Perroux, 1973 : 425). A ce titre, l’économie du genre humain a pour
obligation de couvrir les coûts de l’homme ce qui suppose « d’énormes redistributions du
produit » (ibid. : 404) qui peuvent être réalisées en faisant appel aux motifs désintéressés de
l’homme et au transfert contraint. En somme, pour dépasser l’irréalisme des modèles
d’économie pure et réaliser les conditions de donner à chaque homme ce que recouvre ses coûts
primaires, Perroux propose, non pas de réaliser « une économie des institutions de
21
bienfaisance », mais de construire les conditions juridiques permettant au don et au transfert
contraint « d’imposer l’utilisation, chez tous, des mobiles désintéressés » (ibid. : 427). Il s’agit
de compenser les défauts d’injustice inhérents aux luttes de pouvoir afin de couvrir les coûts de
l’homme (Perroux, 1974 : 41). Ces coûts recouvrent les besoins fondamentaux qui doivent être
pris en charge par la « puissance publique, pour faire bénéficier tous les êtres humains des
conditions fondamentales de vie » (Perroux, 1955 : 60). On peut apprécier cet objectif au regard
des principes de justice rawlsiens pour quatre raisons.
Premièrement parce que Rawls considère que la justice doit : « savoir si le fait d’imposer
des désavantages à un petit nombre peut être compensé par une plus grande somme d’avantages
dont jouiraient les autres ; ou si la justice nécessite une égale liberté pour tous et n’autorise que
les inégalités socio-économiques qui sont dans l’intérêt de chacun » (Rawls, 2009, [1971] : 49-
59). Cet objectif cadre assez bien avec celui de Perroux consistant à envisager une redistribution
contrainte telle que les graphiques précédents l’illustrent. Pour Rawls, la solution au problème
de la justice implique de respecter les principes suivants en respectant un ordre lexical : « (premier principe [égale liberté]) : chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés de base (fondamentales), qui soit compatible avec le même système pour tous et,1 (deuxième principe) : les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : (2a principe d’égalité des chances) elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; (2b principe de différence) elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisé de la société (Rawls, 2008a, [2001] : 69-70).
Le premier principe affirme la « priorité de la liberté égale pour tous » (la liberté ne peut
être limitée qu’au nom de la liberté). Ce principe concerne les libertés fondamentales (liberté
de la personne, libertés civiles, politiques, de pensée et de conscience, propriété de la personne,
protection contre l’arbitraire) (Rawls, 2003 [1990] : 92). Il prévaut lexicalement sur le second
principe. Sur ce point Rawls rejoint Walras pour qui : « s'il y avait antinomie entre l'intérêt et
la justice, celle-ci devrait passer en premier » (Walras, 1896 [1990] : 196).En ce sens, le
principe d’égalité des conditions walrassienne est respecté. Dès lors, pour Walras comme pour
Rawls, si la justice prévaut sur l’intérêt un accroissement de l’intérêt selon la philosophie
utilitariste ne saurait prévaloir sur la justice (Herland, 2006)2.
Deuxièmement, le principe rawlsien d’égalité des chances (2a), sous réserve de respecter
le principe d’égale liberté pour tous, cadre avec la volonté de Perroux de faire en sorte que l’Etat
assume ce qu’il appelle « la préférence de structure » et qui n’est pas sans évoquer le concept
1 Le premier principe signifie que certaines règles définissent les libertés de base (libertés fondamentales) et s’applique à tous de la même manière (Rawls, 2003 [1990] : 95). 2Walras et Rawls rejettent l’utilitarisme comme modèle de justice.
22
de « structure de base » de Rawls (Rawls, 2008b : 28-31). Pour Perroux, définir une « structure
de préférence » juridique doit permettre de limiter les pouvoirs que les uns exercent au détriment
des autres. On retrouve ici le rôle que Rawls assigne au « système adéquat de liberté de base
pour tous ». Pour Rawls en effet : « la structure de base de la société est la manière dont les
principales institutions politiques et sociales s’agencent en un système unique de coopération
sociale, dont elles assignent les droits et devoirs fondamentaux et structurent la répartition des
avantages qui résultent de la coopération sociale (souligné par nous). /…/ les formes de
propriétés légalement admises, la structure de l’économie (par exemple un système de marchés
compétitifs avec propriété des moyens de production), la famille dans une de ces formes, en
sont des composantes » (Rawls, 2008b : 28).
Troisièmement, le second principe de justice rawlsien implique que « les inégalités
économiques et sociales remplissent deux conditions ». Elles sont : (2a) « attachées à des
fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances »
et, (2b), elles doivent procurer « le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la
société ». 2b rend applicable de maximiser les biens premiers au bénéfice des plus défavorisés
au sens du maximin à condition de respecter 2a. Rawls distingue les biens premier naturels
(santé et talents) et les biens premiers sociaux (Rawls, 2008a : 92). Les biens sociaux
recouvrent : 1) liberté fondamentales (de pensée, de conscience, d’association, d’intégrité de la
personne, de libertés politiques), 2) la liberté de circulation, 3) chance d’accès aux pouvoirs et
aux prérogatives afférant aux fonctions et positions de responsabilité dans les institutions, 4)
les revenus et la richesse, 5) les bases sociales du respect de soi (Rawls, 2009b :13)
Le principe de différence n’est pas un principe de compensation mais il peut permettre à
l’évidence de couvrir les coûts de l’homme tels que Perroux les envisage en termes de
« transferts contraints ». En effet, les coûts de l’homme de Perroux correspondent aux coûts de
nombreux biens premiers au sens de Rawls. Le principe de différence implique de ne pas
demander « à la société d’essayer d’atténuer les handicaps, comme si tous devaient participer,
sur une base équitable, à la même course dans la vie » ; il implique en revanche d’attribuer des
ressources à la santé, aux loisirs, à l’éducation, et des revenus aux plus défavorisés au sens du
maximin pour améliorer leurs attentes (Rawls, 2009a : 132). En des termes proches de ceux de
Perroux, Rawls indique en effet : « Les circonstances de la justice peuvent être définies comme
l’ensemble des conditions normales qui rendent à la fois possible et nécessaires la coopération
humaine. C’est pourquoi, (…) bien qu’une société soit une entreprise de coopération en vue du
profit mutuel, elle se caractérise à la fois par un conflit d’intérêts et par une identité d’intérêt.
Il y a identité d’intérêts puisque la coopération sociale procure une vie meilleure pour tous (…)
23
Il y a conflit d’intérêt puisque les hommes ne sont pas indifférents à la façon dont se répartissent
les fruits de leur coopération (souligné par nous) (Rawls, 2009a : 159). Nous sommes proche
ici des « luttes-concours » et des « conflits-coopérations » auxquels Perroux se réfère. Enfin, le
principe 2b rend possible d’allouer un revenu minimum social « correct ». Celui-ci peut prendre
la forme d’allocations familiales, d’assurance maladie, d’assurance chômage ou d’un impôt
négatif sur le revenu parce que pour Rawls - comme pour Perroux - : « Un système de prix basé
sur la seule concurrence ne tient pas compte des besoins, c’est pourquoi il ne peut représenter
la seule base de la répartition. (…) le Département des transferts sociaux garantit un certain
niveau de bien-être et satisfait les revendications venant des besoins (Rawls, 2009a : 316-317).
Toutefois, « le principe de différence conduit à attribuer des ressources à l’éducation, par
exemple, avec comme but d’améliorer les attentes à long terme des plus défavorisés. Si ce but
est atteint en consacrant plus d’attention aux plus doués, cette inégalité est acceptable, sinon,
non » (ibid., 131-132). On est ici loin de Walras qui rejette l’idée même d’un impôt sur le revenu
(Walras, 1881 [1990] : 305] de sorte que le principe d’inégalité des conditions walrassien n’a
pas à être respecté pour Rawls. Ainsi, pour Rawls, les inégalités économiques sont justes si
elles produisent en compensation des avantages pour les plus défavorisés. De plus, les inégalités
ne peuvent se justifier sur la seule base de la méritocratie sous prétexte qu’elles résulteraient de
talents que certains possèdent et qui leur permettraient d’obtenir davantage1. Que penser alors
des inégalités de revenu qui résulteraient, comme Perroux l’envisage, d’un avantage de pouvoir
dont certains agents sont détenteurs, que cet avantage de pouvoir résulte ou non d’un talent ?
En ce sens, il est possible d’étendre à Perroux l’argument rawlsien du rejet d’une rémunération
au mérite sur la base minimale que le pouvoir peut résulter d’un talent. Là aussi, nous sommes
loin de Walras pour qui les agents sont propriétaires d’eux même et du fruit de leurs services
donc de leurs talents de sorte l’inégalité des positions doit être garantie par l’échange et la
répartition.
Quatrièmement, les biens premiers selon Rawls, à l’instar des coûts de l’homme pour
Perroux, sont à la « base des attentes des hommes » (Rawls, 2009a : 121-125). Étant donné la
priorité du principe « d’égale liberté pour tous » sur (2a) et de (2a) sur (2b), tous les citoyens
d’une société bien ordonnée ont les mêmes libertés de base et jouissent d’une égalité équitable
des chances. La seule différence admise par Rawls entre les citoyens concerne la répartition des
classes 3, 4 et 5 de biens premiers. Clairement, aux coûts de l’homme de Perroux qui
« empêchent les êtres humains de mourir » et à ceux qui leur « assurent une vie physique et
1Rawls rejette ici l’argument « dit de Wilt Chamberlain » développé par Nozick (Nozick, 1974 : 160-62).
24
mentale minimale » correspondent les biens premiers naturels rawlsiens (santé) et ceux
d’intégrité de la personne et de libertés de base. Aux coûts qui assurent aux personnes une vie
spécifiquement humaine impliquant un minimum de connaissances et de loisirs correspondent
les biens premiers de revenus et de richesse minimale rawlsiens. Les biens premiers pour Rawls
impliquent (selon 2a et 2b) qu’ils soient ouverts à tous selon un principe de juste égalité des
chances et au bénéfice des plus défavorisés. De son côté, Perroux envisage clairement de réduire
les positions de pouvoir afin de redistribuer les richesses au bénéfice de ceux qui subissent un
effet de domination impliquant qu’ils ne perçoivent pas une juste rémunération.
Le principe de juste égalité des chances (2a), suppose que les inégalités sociales puissent
être aménagées si elles sont « attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des
conditions d’égalité équitable des chances ». En somme, pour Rawls, selon le principe 2b
l'amélioration des conditions sociales en termes de ressources doit se faire au bénéfice des plus
défavorisés si cela n’entre pas en contradiction avec le principe d’égale liberté des chances.
Selon 2a une amélioration des inégalités par révision des conditions est parfaitement
envisageable comme elle l’est à partir de 2b. Cette possibilité revoie aux principes du don et du
transfert contraint perrouxiens dès lors que ces principes supposent un consensus entre les plus
favorisés et les plus défavorisés. Pour le don ce consensus est évident. Pour le transfert contraint
il suppose un réaménagement institutionnel pour Perroux. Il en est de même pour Rawls mais
à condition de laisser « des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des
chances ».
Rawls, comme Perroux, cherche à garantir l’égalité des chances en matière d’attribution
des positions sociales (2a). Il y a là une différence notoire avec Walras qui refuse de remettre
en cause l’inégalité des positions par la loi. Ceci se comprend dès lors que l’équilibre général
walrassien suppose des agents disposant des mêmes pouvoirs et qui ne diffèrent que parce qu’ils
disposent de talents différents. En revanche, le deuxième principe rawlsien de justice ne remet
pas en cause le principe de l’égalité des conditions walrassien. Rawls n’envisage pas que les
personnes qui occupent les meilleures positions ne puisse pas obtenir une part plus importante
des revenus ou des ressources de la société. Il accepte par contre d’accorder aux plus favorisés
un revenu supplémentaire si cela bénéficie aux plus pauvres. Il y a là une place pour le don
volontaire ou le transfert contraint de Perroux.
Concernant le don volontaire, le rapprochement avec Rawls est aisé parce le don ne remet
pas en cause le principe de liberté égale pour tous ni les suivants. Concernant le transfert
contraint de Perroux, il faut admettre que si les plus favorisés gagnent davantage, il est
envisageable, à l’instar de Rawls, qu’une part, éventuellement plus que proportionnelle de leurs
25
gains, soit redistribuée aux plus défavorisés. En effet, en vertu du principe de différence,
certains individus mêmes les plus riches, ont droit à une augmentation de revenu si on peut
montrer que cela induit aussi une amélioration du revenu des plus défavorisés. Outre que ce
principe est acceptable pour Perroux, il répond à la manière dont il envisage la création de
richesses premièrement à partir de l’ensemble des effets d’entrainement ou d’externalités,
deuxièmement à partir du moment où les conditions de production impliquent qu’une
augmentation des richesses bénéficie davantage à ceux, souvent les plus riches, capables
d’exercer un effet de domination qui empêche d’apprécier à sa juste valeur, la production de
ceux qui sont dominés.
Les formes de redistribution que Perroux envisage peuvent impliquer, à l’instar de Rawls,
de réorganiser les positions selon le principe 2a et les revenus selon le principe 2b. Toutefois,
Perroux désire certainement aller plus loin que Rawls pour couvrir les coûts de l’homme. Rien
n’empêche d’admettre qu’il envisage un réaménagement des règles de justice qui résultent du
principe de liberté égale pour tous dès lors que l’exercice du pouvoir empêcherait certains
d’obtenir leur juste part. Dans ce cas, il faut admettre que l’argument du voile d’ignorance
suppose que la position originelle ne corresponde pas à une situation où le pouvoir empêcherait
la juste rémunération de tous. Auquel cas le problème est en quelque sorte résolu. Soit cela n’est
pas le cas parce que le principe de liberté égale pour tous ne permet pas de palier aux relations
de pouvoir et à leur évolution dans le temps comme Perroux l’envisage. Toutefois, il faut
souligner que les raisonnements menés sous le voile d’ignorance ne prétendent pas fonder la
justice de manière absolue mais seulement servir de guide à une justice bien réfléchie (Van
Parijs 1995, Arnsperger 2000, Arnsperger et Van Parijs 2003) de sorte que les modalités de
réorganisation des règles de justice allant vers une réduction des pouvoirs de certains tel que
Perroux le propose peuvent s’y inscrire.
Enfin, une autre modalité concrète du principe de différence à laquelle songe Rawls est
la possibilité d’un impôt négatif : « Le gouvernement garantit un minimum social soit sous la
forme d’allocations familiales et d’assurances maladie et de chômage, soit, plus
systématiquement, par un supplément de revenu échelonné » (Rawls 2009a : 316-317). Là aussi
il existe une certaine convergence de point de vue avec Perroux qui envisage de couvrir les
coûts de l’homme par la redistribution des revenus. Toutefois, là aussi Perroux a certainement
pour intention de dépasser le second principe de Rawls au sens où ce principe ne suffit pas à
rétablir une juste répartition du produit de chacun puisque rien ne garantit que le principe du
maximin puisse le permettre. Ce principe n’est pas non plus suffisant pour couvrir la totalité
26
des coûts de l’homme et palier aux inégalités de revenu résultant des luttes de pouvoir que
Perroux met en avant pour décrire l’Echange composite.
Conclusion Les analyses précédentes ont permis de revisiter les critiques que Perroux adresse aux
thèses marginalistes et de l’équilibre général. Perroux reproche à ces théories de manquer de
réalisme au sens où, d’une part, elles considèrent des agents calculateurs égaux et
interchangeables et, d’autre part, que les ajustements qui sont sensés conduire à l’équilibre ou
à l’optimum relèvent de la stricte mécanique de l’Echange pur entre équivalents. Cet
automatisme mécaniciste exclu toute forme de causalité. Ce manque de réalisme suppose de
passer sous silence l’ensemble des relations de pouvoir qui caractérisent les interactions entre
unités économiques. Il conduit à des principes de répartitions que Perroux juge à la fois
irréalistes et injustes parce qu’ils reposent sur des hypothèses mathématiques réductrices qui
n’intègrent pas les formes de pouvoir. Dès lors, les modèles marginaliste ou d’équilibre général
s’avèrent incapables de rendre compte des relations de luttes-concours, de conflits-coopératifs
et de l’ensemble des formes de créations de richesses qui supposent des effets externes ou
d’entrainement qui caractérisent, de facto, les activités de production au sein des entreprises,
entre les entreprises et, par-delà, entre les Nations. Pour répondre à ces faiblesses Perroux
propose de traiter de l’Echange composite afin de réintroduire les relations de pouvoir, de lutte,
de concours et de coopération. Il s’agit en ce sens de formuler une représentation des agents
économiques proche de l’homo humanis dont l’homo œconomicus ne constitue qu’une sous-
catégorie. L’échange composite conduit Perroux à repenser les principes de redistribution sur
la base du don volontaire et du transfert contraint par les pouvoirs publics pour atteindre des
formes d’optimalité qui puissent prendre en compte de l’ensemble des coûts de l’homme. La
prise en considération des relations de luttes-concours et de conflits-coopératifs renvoie, dans
l’œuvre de Perroux, à une conception de l’homme à la fois égocentrique qui n’exclus pas l’homo
calculus et allocentrique quand il s’agit de tenir compte des tendances naturelles à la
coopération. Cette conception de l’homme et des rapports de pouvoir ou de coopération laisse
transparaitre une conception de la justice spécifique à l’œuvre de Perroux. Celle-ci nous est
apparue critique de celles envisagée par les modèles marginalistes ou l’optimalité parétienne.
Nous avons également pu montrer, qu’à maints égards, les formes de justice redistributives que
Perroux préconisent empruntent largement aux principes de justice rawlsiens.
27
Si les problématiques précédentes ont permis de mieux cerner les fondements du
« système » de l’Echange composite, Perroux n’en propose pas pour autant une construction
parfaitement articulée qui supposerait une conception de la justice plus précise et dont nous
avons seulement voulu esquisser quelques pistes d’appréciation.
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Documents De travail GreDeG parus en 2018GREDEG Working Papers Released in 2018
2018-01 Lionel Nesta, Elena Verdolini & Francesco Vona Threshold Policy Effects and Directed Technical Change in Energy Innovation 2018-02 Michela Chessa & Patrick Loiseau Incentivizing Efficiency in Local Public Good Games and Applications to the Quantification of Personal Data in Networks2018-03 Jean-Luc Gaffard Monnaie, crédit et inflation : l’analyse de Le Bourva revisitée2018-04 Nicolas Brisset & Raphaël Fèvre François Perroux, entre mystique et politique2018-05 Duc Thi Luu, Mauro Napoletano, Paolo Barucca & Stefano Battiston Collateral Unchained: Rehypothecation Networks, Concentration and Systemic Effects2018-06 Jean-Pierre Allégret, Mohamed Tahar Benkhodja & Tovonony Razafindrabe Monetary Policy, Oil Stabilization Fund and the Dutch Disease2018-07 Pierre-André Buigues & Frédéric Marty Politiques publiques et aides d’Etat aux entreprises : typologie des stratégies des Etats Membres de l’Union Européenne2018-08 Jean-Luc Gaffard Le débat de politique monétaire revisité2018-09 Benjamin Montmartin, Marcos Herrera & Nadine Massard The Impact of the French Policy Mix on Business R&D: How Geography Matters2018-10 Adrian Penalver, Nobuyuki Hanaki, Eizo Akiyama, Yukihiko Funaki & Ryuichiro Ishikawa A Quantitative Easing Experiment2018-11 Lionel Nesta & Stefano Schiavo International Competition and Rent Sharing in French Manufacturing2018-12 Melchisedek Joslem Ngambou Djatche Re-Exploring the Nexus between Monetary Policy and Banks’ Risk-Taking2018-13 Dongshuang Hou, Aymeric Lardon, Panfei Sun & Theo Driessen Compromise for the Per Capita Complaint: An Optimization Characterization of Two Equalitarian Values2018-14 Gérard Mondello & Evens Salies The Unilateral Accident Model under a Constrained Cournot-Nash Duopoly2018-15 Stéphane Gonzalez & Aymeric Lardon Axiomatic Foundations of a Unifying Concept of the Core of Games in Effectiveness Form2018-16 Claire Baldin & Ludovic Ragni François Perroux : Echange pur contre échange composite - Controverses et enjeux de justice