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 LES GÉNIES DE L’EAU ET LEUR CULTE AU CONGO-BRAZZAVILLE Recueil de chants punu COLLECTION DIGITALE « Documents de sciences humaines et sociales » Carine Plancke

Genie Congo Plancke

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  • LES GNIES DE LEAU ET LEUR CULTE AU CONGO-BRAZZAVILLE

    Recueil de chants punu

    COLLECTION DIGITALE Documents de sciences humaines et sociales

    Carine Plancke

  • Photo de couverture : le marigot du gnie Ireyi Moungoudi. E. Vreven MRAC.Layout : Seppe Wouters et Mieke Durmortier.

    Muse royal de lAfrique centrale, Tervuren (Belgique) 2014www.africamuseum.be

    This work is licensed under a Creative Commons Attribution 3.0 License (http://creativecommons.org/licenses/by/3.0/).Tout autre usage de cette publication est interdit sans lautorisation crite pralable du service des Publications du MRAC, Leuvensesteenweg 13, 3080 Tervuren, Belgique.

    ISBN : 978-9-4916-1526-9 Dpt lgal : D/2014/0254/06

    LES GNIES DE LEAU ET LEUR CULTE AU CONGO-BRAZZAVILLE

    RECUEIL DE CHANTS PUNU

    Carine Plancke

    2014

  • 4 5

    REMERCIEMENTS

    Je tiens remercier vivement mes htes punu du district de Nyanga pour leur accueil chaleureux et inconditionnel et par-ticulirement les femmes pour avoir accept que je partage leur vie et aie part au rseau quelles tissent entre elles. Cest sur ce partage que sappuie profondment ce livre. Tout dabord, je remercie Armel Ibala Zamba et Stev Mapangou de mavoir introduit chez les Punu et Gildas Doukaga, Jean-Baptiste Koumba, Yolande Mahanga, Odette Massounga, Catherine Mous-savou et Emmanuel Ngoma davoir bien voulu me loger chez eux. Jexprime aussi ma reconnaissance profonde envers toutes les chanteuses qui ont interprt les chants runis dans ce recueil. Il sagit dOdette Massounga de Bihongo, Jeanne Tchibinda de Moungoudi, Batrice Matoho de Moussogo, Anglique Tsona de Moungoudi, Catherine Badjina de Moungoudi, Ba-trice Mahanga de Mihoumbi, Justine Mahoondi de Moungoudi, Julienne Mboumba de Moungoudi, Madeleine Moutjinga de Bihongo, Christine Dihoondi de Moussogo, Monique Iboumbi de Moussogo, Clarisse Ngoma de Doukanga, Jacqueline Ma-nomba de Nyanga, Julienne Mboumba de Moungoudi, Anglique Tsona de Moungoudi, Clmentine Tsona de Kane-Nyanga, Marie Oufoura de Moungoudi, Marie-Jeanne Mahoondi de Mourani, Aubierge Badjina de Moungoudi, Marcelline Babongui de Moungoudi et Louise Koumba de Bihongo. Je tiens galement mentionner Honor Kombila de Bihongo et Jean-Pierre Ndembi de Pemo pour les nombreux contes quils mont transmis dont ceux rsums dans ce volume.

    La traduction et linterprtation des chants ont t ralises en collaboration avec les personnes cites et/ou les interprtes suivants : Gildas Doukaga de Moungoudi, Yolande Mahanga de Moussogo, Max Nyama de Bihongo, Emmanuel Ngoma de Bihongo, Jean-Claude Pama de Bihongo, Marie-Tadie Moussavou de Bihongo, Clestine Moundounga de Bihongo, Octavie Simbou de Kane-Nyanga et Clotaire Nziengui de Kane-Nyanga. Le travail de terrain sur lequel repose ce livre a t possible grce au soutien financier du Laboratoire danthropologie sociale et de lcole des hautes tudes en sciences sociales Paris.

    La carte indiquant la zone de la recherche est de la main de Tobias Musschoot et dAlain Reygel du Muse royal de lAfrique centrale Tervuren. La terminologie musicale ma t suggre par les ethnomusicologues Estelle Amy de la Bretque, Magali De Ruyter et Rmy Jadinon. Je les remercie tous.

    SOMMAIRE

    Introduction _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 6

    Premire partie : Le culte des gnies de leau chez les Punu du Congo-Brazzaville _ _ _ _ _ _ _ _ 9

    Chapitre I : Lunivers des gnies de leau 1. Les diffrents types de gnies _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 11 2. Rapports entre le monde des gnies, le monde humain et le monde animal _ _ _ _ _ 14 3. La nature des gnies : gnrosit et caprices _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 16 4. Le monde des gnies de leau, un monde maternel exemplaire et communautaire _ _ _ _ 19

    Chapitre II : Les clbrations des gnies de leau 1. Chants et danses vous aux gnies de leau _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 23 2. Clbrations lors de la pche dans les marigots et en cas de rvlation des gnies _ _ _ _ 24 3. Clbrations lors de la naissance, de la maladie et de la mort de jumeaux _ _ _ _ _ 26 4. Linvocation des gnies dans les pratiques de gurison _ _ _ _ _ _ _ _ _ 29 5. Des pratiques de liaison et de participation _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 29

    Chapitre III : Transes et rvlations 1. La possession par les gnies _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 35 2. Lacceptation de lambigut des gnies _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 37

    Chapitre IV : Exemple dune clbration funbre pour une jumelle _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 41

    Seconde partie : Le rpertoire chant vou aux gnies de leau chez les Punu du Congo-Brazzaville _ _ _ _ 55

    Chapitre I : Chants responsoriaux vous aux gnies de leau 1. Les chants _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 57

    2. Les formules conclusives _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 89

    Chapitre II : Chant monodique vou aux gnies de leau

    1. Les adages _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 91 2. Exemples du chant monodique _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 94

    Chapitre III : Contes mettant en scne les gnies de leau _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 99

    Annexe : Note sur la transcription en yipunu _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 109

    Bibliographie _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 110

  • INTRODUCTION

    La population punu, sur laquelle porte cette tude, appartient laire culturelle du Bas-Congo, plus spcifiquement sa

    rgion nordique (Jacobson-Widding 1979 : 10, 23 ; Dupr 2001 : 160). La tradition orale situe lorigine des Punu dans le Kasa au sud-ouest de la Rpublique dmocratique du Congo (Koumba-Manfoumbi 1987 : 46). Il sagirait dune fraction dissidente des Yaka, qui lutta contre le royaume des Kongo et qui, aprs avoir t mise en droute par ceux-ci, se dispersa progressivement vers le nord (Perrois et Grand-Dufay 2008 : 16-17). En 1906, avec la division du Congo franais en trois colonies autonomes, le territoire punu fut divis par une frontire et la majeure partie fut attribue au Gabon. De nos jours, les Punu congolais1 sont installs dans deux districts : celui de Nyanga, o ils forment lethnie majoritaire, et celui de Diveni, o ils cohabitent avec les Nzbi. Des diffrences peuvent tre observes entre les Punu du Gabon et ceux du Congo. Sous linfluence des peuples voisins, originaires du centre du Gabon (Perrois et Grand-Dufay 2008 : 17), les Punu gabonais

    ont adopt certaines de leurs institutions comme la socit initiatique Bwiti. Les Punu congolais, en revanche, sont rests en contact troit avec les peuples du Bas-Congo, tels que les Buissi, les Lumbu et les Kunyi.

    Comme il est caractristique pour les peuples matrilinaires de cette rgion du nord-ouest du Bas-Congo (Soret 1959 : 93 ; Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 30-50 ; Jacobson-Widding 1979 : 117-119 ; Merlet 1991 : 45-47 ; Hersak 2001 : 622), des gnies de la nature sont une proccupation majeure pour les Punu, et plus particulirement les gnies de leau. Toutefois, les croyances et les pratiques lies ces tres se sont considrablement affaiblies sous linfluence des glises chrtiennes ins-talles dans la rgion depuis plus dun demi-sicle. Ds les annes 1940, une glise protestante fut construite Loubetsi, au sud du district de Nyanga. Progressivement, les protestants pntrrent ce district, suivis des catholiques. Dans les annes 1980, lglise prophtique appele l glise des bougies et fonde par Zphirin Lassy Pointe Noire en 1953 (Soret 1959 : 98 ; Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 196 ; Hersak 2001 : 621) simposa davantage, et, plus rcemment encore, des assembles pentectistes se sont formes dans certains villages, attirant principalement des jeunes. Ces diffrentes glises ont introduit et introduisent toujours des croyances et des pratiques qui se substituent celles de tradition locale ou les changent radi-calement. On constate une polarisation progressive entre le bien symbolis par le Dieu chrtien et le mal que reprsente la sorcellerie, laquelle sont assimiles quasi toutes les pratiques traditionnelles et donc aussi le culte des gnies de leau. La consquence en est une distanciation vis--vis des pratiques de tradition locale et un ralliement progressif aux cultes de lglise. Cependant, malgr ce ralliement aux glises et la ngligence des pratiques lies aux gnies, au niveau du contenu des chants, je nai gure trouv de traces dune influence chrtienne. Wyatt MacGaffey (1986 : 85) soutient de mme que le culte

    des jumeaux kongo est peine touch par le syncrtisme et que cest dans ces pratiques fminines quon peut couter la vieille musique des Kongo et aborder au mieux les croyances anciennes.

    Ltude que je prsente des pratiques chantes et danses dans le contexte des clbrations des gnies de leau sappuie sur un travail de terrain ethnographique qui sest droul dans le district de Nyanga (voir carte) et qui sest accompli en deux priodes, une priode de 5 mois de mai octobre 2005 et une priode de 15 mois de juin 2006 septembre 2007. En dehors dun sjour Nyanga, le centre du district, durant les deux premiers mois de mon premier sjour, et quelques excur-sions la ville de Dolisie, qui se trouve peu prs 200 km de Nyanga, jai toujours sjourn dans les villages qui sont presque tous tendus le long de la route principale entre Nyanga et Ngongo, village frontalier avec le Gabon.

    1 Par dfaut de recensement srieux, il nexiste aucune estimation fiable du nombre de Punu qui habitent au Congo- Brazzaville. Le chiffre approximatif de 9000 est toutefois suggr sur un site internet qui recense les diffrentes langues du monde (http://www.ethnologue.com/language/puu/***EDITION***).

    Durant la premire priode du travail de terrain, je me suis principalement consacre lapprentissage de la langue et des donnes basiques de la socit punu. Jai galement particip aux activits quotidiennes des femmes et aux vnements de chant et de danse. Jai en outre enregistr des chants et des contes, et jai ralis une srie dinterviews. Tout dabord, je me suis entretenue avec des femmes plutt ges, pour les questions concernant la vie des femmes avec ses diffrents stades de lenfance, du mariage, de lenfantement et du veuvage. Je me suis galement adresse aux mres de jumeaux et aux guris-seuses voues aux gnies de leau en vue dapprofondir les rites et les conceptions relatives lunivers de ces tres. Pour les questions ayant trait aux pratiques de chant et de danse, je me suis directement adresse aux chanteurs et danseurs. Ces entre-tiens ont t raliss avec laide dinterprtes, une femme pour le premier type dentretiens, une femme ou un homme pour les deux autres types. Les chants et les entretiens ont t systmatiquement transcrits, traduits et interprts en collaboration avec des traducteurs locaux, des hommes et des femmes, selon la disponibilit et le sujet du discours ou le genre de chant. Durant la seconde priode de terrain, ce travail sest poursuivi. Jai en outre film et analys des vnements de danse et je

    me suis surtout concentre sur lenregistrement dvnements de chants et de leur transcription et traduction in extenso. Jai systmatiquement cherch interprter ces chants avec les chanteurs eux-mmes.

    Ce livre prsente les fruits de ce travail en se limitant aux pratiques lies aux gnies de leau2. La premire partie propose une description dtaille de lunivers des gnies de leau, tel quil est conu par les Punu, et des clbrations qui leur sont d-dies. Afin de rendre cette prsentation plus vivante, jajoute un exemple concret dune clbration funbre pour une jumelle

    laquelle jai particip et que jai pu enregistrer. La seconde partie rassemble tous les chants vous aux gnies de leau que jai recueillis durant mon sjour de terrain. Un premier chapitre regroupe les chants responsoriaux. Pour chaque chant, joffre une transcription et une traduction du noyau et des phrases des solistes les plus rcurrentes. En vue dune meilleure lisibilit, les chants sont subdiviss en plusieurs parties, chaque partie, dsigne par un chiffre, runissant une phrase de la soliste et la rponse conscutive du chur. En fin de ce chapitre, je joins galement les formules conclusives propres ce rpertoire.

    Le deuxime chapitre est consacr au chant monodique. Jy prsente les adages qui constituent ce chant en les traduisant et en ajoutant des commentaires explicatifs. Deux exemples concrets du chant, transcrit et traduit en entier, permettent de comprendre lagencement des adages et leur alliance des mlismes. Dans un troisime chapitre, finalement, sont rassembls

    des contes mettant en scne des gnies de leau. tant donn que, chez les Punu, les contes sont caractriss par un chant qui synthtise laction principale, je ne donne pas seulement le rsum du conte mais galement ce chant caractristique.

    2 Pour un aperu global des pratiques chantes et danses chez les Punu, voir Plancke 2014.

    Carte 1. Localisation de la zone de recherche dans le district de Nyanga.

  • PREMIRE PARTIE

    LE CULTE DES GNIES DE LEAUCHEZ LES PUNU DU CONGO-BRAZZAVILLE

  • CHAPITRE I LUNIVERS DES GNIES DE LEAU

    1. Les diffrents types de gnies

    Ds les premiers jours de mon sjour, mes interlocuteurs punu affirmrent lexistence dtres dnomms bayisi un terme que je traduis par gnies3 . Comme chez les Yombe et les Vili du Congo-Brazzaville (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 105 ; Hersak 2001 : 624), une distinction est faite, selon lhabitat de ces tres, entre les gnies de leau (bayisi ba mambe) et les gnies de la terre (bayisi ba tandu / disimu)4. Or, ces derniers sont relgus au second plan dans le district de Nyanga o la recherche a t mene, sans tre totalement absents. En effet, jentendis sporadiquement parler de gnies vivant dans des ensembles rocheux, des grottes, des collines ou des ravins5. On mvoqua le vent fort qui rgne l-bas et, dans un cas, il est dit que de grandes chauves-souris habitent dans les grottes. Toutefois, les tres communment dsigns par le terme de bayisi sont les gnies de leau. De mme, le rpertoire qui leur est consacr, dsign par le terme de chants des gnies (tumbu tji bayisi), contient majoritairement des chants ddis aux gnies aquatiques. Mme sil inclut quelques chants qui se rfrent lunivers des gnies de la terre (chants 1-46), ceux-ci ne se diffrencient pas des autres chants. En effet, leurs parties improvises sont semblables et les noms de jumeaux y sont galement cits. Les gnies de leau sjournent dans les rivires ou, le plus souvent, dans les marigots, parfois situs sur des collines (voir chants 5, 6) autre lment de confusion avec les gnies de la terre7. Ils se manifestent par prdilection dans les vagues, les tourbillons et les crues, comme nous lvoquent les chants (chants 7, 8). Chaque village compte un ou deux marigots principaux dans lesquels vit un gnie de leau qui est le garant du bien-tre et de la fertilit du village. En effet, dans la savane arbore qui constitue lenvironnement punu Nyanga, ces marigots taient, mis part les grandes rivires et avant linstallation des pompes deau, les seuls endroits qui durant la saison sche garantissaient leau ncessaire la survie des humains et des animaux. Les marigots principaux et les forts environnantes appartiennent au matriclan dominant du village.

    Daprs Anita Jacobson-Widding (1979 : 79), les gnies de leau du Bas-Congo sont des esprits ancestraux dont les carac-tristiques personnelles et les liens gnalogiques avec les vivants ont t oublis. Ils sont passs du domaine o vivent les anctres celui des marigots et des rivires du territoire clanique. Je nai trouv ni de confirmation ni dinfirmation de cette

    vision chez les Punu (cf. Hersak 2001 : 622). Les personnes interroges ce sujet maffirmrent seulement que les anctres et les gnies sjournent dans un mme endroit et ils insistrent sur lhabitat aquatique des gnies. La preuve de ce lien est le constat que le gnie porte toujours le nom de son lieu de sjour8. Gnralement, les gnies vivent en couple conjugal, soit

    3 Je traduis le terme de bayisi par gnies , comme il est gnralement pratiqu dans la littrature anthropologique franaise de la rgion (Hagenbucher-Sacripanti 1973, 1987 ; Dupuis 2007).4 Jai relev un seul cas de gnie de lair. Quelques personnes me relatrent comment, lors dun orage, quand la foudre clata, un gnie tomba du ciel sous forme dune statuette. La personne qui trouva celle-ci dans une maison ou, selon une autre version, dans un marigot, la dposa dans une petite maison construite dans ce but. Lorsquun malheur, tel quun dcs, sannonait, la statuette tournait le visage vers le mur. Mis part ce cas, jaffirme avec Dunja Hersak (2001 : 624) que la dimension de lair, telle quelle est prsente chez dautres peuples de laire kongo, est plutt absente chez les Punu. Lexemple donn est aussi le seul cas relev de lincarnation dun gnie dans une statuette (kosi), ce qui est galement rare chez les Vili et les Yombe (Hersak 2001 : 619) .5 Chez les Buissi, voisins des Punu, il nexiste pas seulement des bakisi vivant dans leau, dautres vivant sur la terre, notam-ment sur des montagnes, dans des pierres ou des rochers, mais certains gnies vivent galement sous la terre (Jacobson-Widding 1979 : 122).6 Les numros entre parenthses renvoient ceux que portent les chants, les adages et les contes dans le rpertoire (Deuxime partie).7 La question se pose de savoir si cette confusion est la consquence dune absorption des gnies de la terre dans la cat-gorie dominante des gnies de leau, tant donn que les premiers ont perdu beaucoup de leur importance ces dernires dcennies.8 Jacobson-Widding (1979 : 117) fait le mme constat pour les Buissi. Elle remarque que le monopole des clans est trs

  • 12 13Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville

    dans deux marigots proches (voir adage 7), soit dans un seul. Dans ce dernier cas, il se peut quils occupent des endroits ou des galeries distincts sous leau. Ils ne restent toutefois pas en permanence dans leau. Il est dit quils aiment en sortir pour sasseoir sur les rochers au bord. Ils se promnent aussi aux alentours de leur marigot. Les gnies entretiennent entre eux des rapports qui peuvent tre cordiaux ou hostiles. Cest de bon cur quItsuru donne des poissons Ireyi, si celui-ci en manque. Mais les relations sont moins sereines avec Irombi, rput pour sa soif de sang humain. La vie des gnies ressemble donc quelque peu celle des humains. Or, leur univers propre reste toujours celui de leau.

    Les gnies de leau sont trs directement associs aux poissons. Mutindi, par exemple, se prsente sous forme dun pois-son entour dautres poissons. Quant Itsuru, il rpond aux salutations des gens travers les murmures des poissons et le sifflement des oiseaux. Ce mme gnie de leau dfend de tuer ses poissons avec des machettes pour quon ninflige pas de

    blessures ses enfants . Lide que les silures sont des gnies ou les enfants dun gnie est rcurrente chez les Punu. Ainsi, au sujet dune pche qui ne fut fructueuse quau moment de pcher sur les bords, les femmes firent allusion un rve pr-monitoire, adress par le gnie du lieu, les ayant instruit qu il allait faire passer ses enfants aux bords du marigot . Quand le moment de la pche arrive, le gnie Ireyi demande en rve qu on vienne enlever ses poux , cest--dire pcher les silures. Au moment dassister la pche lors des crues de ce mme marigot, une femme, massimilant en tant que blanche un gnie, mavertit explicitement de ne pas trop mapprocher de leau afin de ne pas faire fuir les silures, qui pourraient stonner

    de voir un gnie de leau comme eux . Nombreuses sont les gurisseuses voues aux gnies qui ne mangent pas de silures. Plusieurs contes mettent aussi en scne des transformations de silures en humains qui gardent alors un rapport privilgi avec le monde aquatique (contes 1-4). Les Punu rapportent galement lexistence dun norme poisson ngwangi, qui aurait les allures dun gnie de leau. Il est dit quil nage en tte des autres poissons pour les mener en sifflant lendroit o ils peuvent

    pondre leurs ufs. Il est capable demporter des humains par les vagues quil provoque. Il faut en outre des efforts presque surhumains pour le capturer et, mme captur, il est impossible de le faire cuire. Cependant, la reprsentation explicite des gnies comme des tres humains queue de poisson reste rcente. En effet, je ne lai rencontr que dans le discours des jeunes dans lequel le terme de sirne est dailleurs habituel pour dsigner les bayisi9. Ainsi que certains chants et une de leurs formules conclusives le suggrent, les gnies sont couramment reprsents comme des tres beaux et blancs (chants 52, 53 ; formule 2), aux cheveux lisses et longs10. Ils se caractrisent par une attitude de grande fiert, qui se manifeste dans la manire souple et ondulante avec laquelle ils bougent le cou (voir chant 22, conte 8).

    En dehors de ces gnies territoriaux, il existe une seconde catgorie de gnies aquatiques qui nont pas de lieu de sjour fixe, ne sont pas lis un territoire clanique et ne sont pas non plus personnaliss. Ils sont toujours en rapport avec les

    maladies quils provoquent et gurissent en mme temps. Ces gnies se rvlent dans des rves, des transes ou des visions une personne qui de ce fait devient la gurisseuse de leurs maux. Les Punu utilisent cet gard lexpression de ramasser les gnies (u bole bayisi). En effet, parfois, bien que cela ne soit pas ncessaire, les gurisseuses ramassent des objets qui sont alors une preuve tangible de leur lection. Les gnies ainsi ramasss sont conservs dans une cuvette deau chez elles. Le processus de rvlation prsente des lments rcurrents. La rvlation est imprvue. La personne tombe malade et, aprs une priode de refus, elle finit par accepter son lection par les gnies et commence exercer le mtier de gurisseuse, qui im-plique dhabitude une faible rmunration. Les gnies continuent lui envoyer par la voie de rves ou de transes des conseils sur les mdicaments ou les traitements utiliser. Parfois, ils lui prdisent lavenir. Lhistoire suivante illustre le droulement

    prononc en ce qui concerne les marigots des territoires appartenant ce clan (Jacobson-Widding 1979 : 25).9 Je nai pas retrouv chez les Punu ct du terme de sirne celui de mami wata pour dsigner les gnies, ni lassocia-tion des gnies au lamantin. Le mot pidgin mami wata, introduit depuis le dbut du XXe sicle, renvoie une diversit de mythes et de cultes des gnies de leau dorigine africaine (Kramer 1994 : 227). Daprs Frank Kramer (1994 : 232), il opre une fusion entre limage des gnies de leau et celle dune femme europenne. Chez les Punu, mme sil y a une adquation entre les gnies de leau et les blancs, limaginaire de la femme blanche, dangereuse et trompeuse qui est li la mamiwata (Drewal 2008 : 23), nest pas prsent. Pareillement, chez les Vili et les Yombe, mme si on y retrouve le terme de mami wata (Hagenbucher-Sacripanti 1987 : 25, 92 ; Hersak 2001 : 624), il nvoque pas limage de la femme blanche sductrice mais est avant tout la traduction de forces suprmes de la nature qui sont la source du bien-tre, de la prosprit, de la productivit et de lharmonie sociale (Hersak 2008 : 343).10 En Afrique, les gnies de leau sont souvent reprsents comme des tres la peau blanche et aux cheveux longs et lisses (Kramer 1994 : 221-222).

    dune telle rvlation. Lors dune sortie dans un marigot, une femme vit soudainement surgir un brouillard pais et distingua dans leau des tres aux cheveux longs en train de ramer dans des pirogues. Elle ne put toutefois pas distinguer les visages des gnies. De retour chez elle, elle tomba gravement malade. Aprs stre rtablie, elle trouva un autre endroit une pierre taille par les gnies de leau. Or, comme elle ne soccupa gure de ce que ceux-ci lui rvlaient, ils vinrent lui demander de chercher une cuvette blanche, de la remplir deau et de la mettre au chevet de son lit pour quils puissent y vivre. Un autre jour, elle partit au barrage, coupa un arbre et vit sortir du sang. Ds quelle prit larbre, leau commena monter. La nuit, dans un rve, les gnies lui communiqurent quils taient fatigus et quil faudrait quelle les retire de leau, lui reprochant son refus persistant. partir de ce moment-l, la femme se mit gurir les autres grce des rvlations rgulires de feuilles et de bois curatifs de la part de ses gnies.

    Les personnes qui reoivent de telles rvlations sont gnralement issues dun lignage qui compte dj des gurisseuses parmi ses membres. La transmission par voie hrditaire et la rvlation se compltent ainsi. Or, il existe aussi des gu-risseuses qui acquirent leurs capacits de gurison uniquement par voie hrditaire. Elles perptuent alors une tradition familiale issue dune aeule proche ayant eu des rvlations directes des gnies. Ces gurisseuses qui ont des connaissances thrapeutiques mais pas de dons de voyance ne jouissent pas du mme prestige que celles qui ont eu des rvlations directes. Dans les deux cas, le profil des gnies diffre. Les gnies qui se rvlent une personne particulire sont indfinis et nont

    pas de nom. Ce sont les gnies propres de la gurisseuse qui ont t ramasss par elle, restent chez elle et lui confrent des capacits et des techniques de gurison spcifiques. Les savoirs curatifs qui se transmettent par voie hrditaire sont bien

    dfinis et semblables dune gurisseuse une autre. Ils concernent un nombre limit de maladies qui ont le mme nom que

    le gnie qui les provoque.En dehors des maladies denfant, Milunge, Mupombule et Mupembi, les maladies qui me furent rgulirement mention-

    nes cet gard sont Mbumbe, Ngodju, Kwande, Mawondi et Maluangu. Le gnie Mbumbe se manifeste sous la forme dune maladie de peau provoquant des taches rouges et entranant la strilit chez les femmes. Il est figur par le serpent multicolore

    Muyame qui, quand il se vote, forme larc-en-ciel11. Dans un mme registre associatif, la strilit cause par Mbumbe est reprsente sous forme dun ver qui suce le sang menstruel. Tout en provoquant la strilit, le mme gnie assure des chasses fructueuses. La mme ambigut caractrise le gnie Ngodju. Il donne des rhumatismes ou une sensation de picotement dans les seins, appele les fourmis de Ngodju12 , fourmis censes gaspiller le lait maternel. En mme temps, cest grce lui que la vgtation est abondante et que les rcoltes sont bonnes. Kwande donne des maux de tte persistants. Mawondi pour sa part est une maladie fminine nerveuse qui fait maigrir et qui mne la folie. Maluangu est la maladie quivalente pour les hommes. Les ingrdients appropris pour traiter les maladies Mbumbe et Ngodju sont gards dans des contenants spci-fiques. Les mdicaments de Mbumbe, mlangs au vin de palme et au kaolin, sont conservs dans une petite calebasse ronde

    portant aussi le nom de mbumbe. Les tisanes pour traiter les rhumatismes et les autres affections de Ngodju sont prpares dans une petite marmite en terre cuite, fabrique dans ce but et appele duwengu du Ngodju.

    Frank Hagenbucher-Sacripanti (1973 : 106), dont ltude concerne les Vili et les Yombe du Congo-Brazzaville, fait une distinction semblable entre une catgorie de gnies localiss dans un sanctuaire, rattachs une terre et personnaliss, et une catgorie de gnies qui agissent indpendamment de toute limite gographique, qui se font invoquer loin de leur rgion

    11 De mme, dans la cosmogonie yaka, larc-en-ciel est considr comme un python qui a le dos lev dans le ciel en forme darche et une tte chaque extrmit de son corps (Devisch 1993 : 73).12 Chez les Vili, larthrite, les rhumatismes et les douleurs articulaires en gnral sont envoys par les gnies de la terre alors que la strilit fminine, les problmes daccouchement, les maladies infantiles ainsi que les troubles pulmonaires sont causs par les gnies de leau (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 105). Le fait dassocier Ngodju aux rhumatismes pourrait donc indiquer la nature terrestre du gnie. Cette interprtation est corrobore par le rapport de Ngodju avec les fourmis. En effet, Jacobson-Widding (1979 : 122) relve dans la rgion du Bas-Congo une catgorie de gnies vivant sur ou sous la terre qui se transforment en insectes piquants. Nanmoins, le gnie Ngodju a des caractristiques qui le rapprochent tout aussi bien dun gnie de leau. Les fourmis de Ngodju, qui gaspillent le lait maternel, rendent en quelque sorte la femme strile. Dans la liste donne par Hagenbucher-Sacripanti, la strilit fminine relve du registre des gnies de leau. Fait encore plus troublant : les femmes punu ont lhabitude de jeter des herbes sur une colonne de fourmis avant de la traverser afin de ne pas souffrir de troubles menstruels. Certaines caractristiques des gnies de la terre, comme la transformation en fourmis, sont jointes des lments renvoyant aux gnies de leau, tels que les troubles dans la fcondit fminine.

    Lunivers des gnies de leau

  • 14 Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville 15

    dorigine et qui affectent les humains de maux parfois trs graves. Les deux catgories sont respectivement dnommes nkisi si (pluriel bakisi si) et nkisi (pluriel bakisi). Cependant, lauteur (1973 : 106) affirme quil est impossible de vritablement dis-tinguer ces deux catgories. Selon Dunja Hersak (2001 : 618), qui a effectu des recherches dans la mme rgion, le pluriel de nkisi si et de nkisi serait la mme forme : bakisi. Elle ajoute quun grand nombre de ses informateurs utilisent les deux termes indistinctement. Ds lors, elle suggre dy voir des entits qui se situent sur un mme continuum desprits de la nature. La contigut des gnies territoriaux et non-territoriaux est tout aussi marquante chez les Punu. En effet, ils dsignent les deux par le mme terme muyisi (pluriel bayisi). De plus, les chants et les danses des gnies de leau sont excuts la fois en lhonneur des gnies territoriaux et en cas de rvlation des gnies non-territoriaux et, bien que les gnies territoriaux soient le plus abondamment cits dans les parties dimprovisation des chants, jai recueilli un chant (chant 5) dans lequel la soliste cite les noms des gurisseuses, sans que ce chant soit considr comme un cas part. La distinction propose par Anita Jacobson-Widding (1979 : 94-95, 132) comme tant valable dans toute laire kongo entre les gnies territoriaux, les basimbi, et les gnies qui volent partout et attendent que les humains les incarnent dans un objet, dsigns par nkisi, semble donc trop rigide pour correspondre la ralit punu. Ajoutons que le terme de bayisi en yipunu, mme sil rfre des gnies non-ter-ritoriaux, dsigne toujours les gnies et non leur contenant, comme cest le cas pour le terme de nkisi (cf. Hersak 2001 : 619).

    2. Rapports entre le monde des gnies, le monde humain et le monde animal

    Tous les enfants sont originaires du monde des gnies de leau. Les Punu disent quils viennent dans leau . Il est galement dit que ce sont les gnies de leau qui font sortir le liquide amniotique (dyole) lors de laccouchement. Quelques chants (chants 7, 27) clbrent trs explicitement les dons denfants de la part des gnies, tout comme lhistoire suivante. Une femme, dont lenfant porte le nom de Tilapia, me raconta comment, lors dune pche dans un marigot, elle sentit un tilapia lui encercler les jambes. Elle leva la jambe et vit couler du sang. Tilapia est sorti du marigot et entr en moi , conclut-elle. Le cas de figure des bbs dont on dit quils boivent de leau dans le ventre de leur mre rvle tout aussi bien cette conceptuali-sation punu de la naissance comme la sortie dun environnement aquatique et la sparation avec ce monde. Cest cette spa-ration qui se complique dans le cas denfants qui ont bu de leau dans lutrus. Il est dit que de tels bbs sortent morts , cest--dire fatigus et sans force. Les pratiques requises dans ces cas-l visent les veiller la vie, en vitant justement de les mettre en contact avec leau et en faisant sortir celle quils gardent en eux. Il est interdit de les laver avant que le bout de cordon ne tombe. Le cordon ombilical et le placenta sont grills sur le feu pour que lenfant sente la chaleur et que leau en lui svapore. Il est lui-mme pendu par les pieds et secou jusqu ce que leau sorte.

    Les jumeaux (mavase) et les enfants ns avec une anomalie (bakite), tel quun handicap physique ou des cheveux trs abondants, ont un rapport privilgi avec lunivers des gnies et, contrairement aux enfants ordinaires, le gardent toute leur vie13. Ils sont regards comme des gnies de leau venus vivre parmi les humains14. Ils viennent des marigots, arrivent dans des pirogues15, souvent au moment des crues. Maintes fois, on mvoqua les grandes pluies et les orages qui se dclenchrent lors daccouchements de jumeaux. Une mre me confia ses rves de voyages en pirogue sur la rivire Nyanga alors quelle

    dormait avec ses jumeaux. Elle me fit part dun rve particulier dans lequel elle tait contrainte de traverser une rivire en se

    pendant une corde comme un singe pour atteindre les blancs se trouvant sur lautre rive. Comme lexprime si bien ce rve, les jumeaux viennent dun autre monde. Ds lors, quand ils meurent, on dit quils retournent chez eux, dans leur univers aquatique16. En raison de ce rapprochement entre gnies et jumeaux, leurs parents, et surtout les mres, sont trs respects

    13 Jacobson-Widding (1979 : 127) affirme que chez les peuples du Bas-Congo les noirs gnies de la terre sont lis tout ce qui est malform. Ils courbent et dforment la fois les arbres et les ftus. Chez les Kongo, les jumeaux proviennent de deux lieux diffrents. Certains sont issus de leau, dautres de la terre. Ces derniers se subdivisent encore selon trois origines : la fort, les carrefours et les abmes forms dans les montagnes par lrosion (Tsiakaka 2005 : 167).14 Chez les Vili, leur naissance est considre comme une manifestation essentielle des bakisi basi. Cest par un contact avec leau, lors dune baignade, dune pche ou de la traverse dun marigot, quun homme ou une femme reoit son insu dun nkisi si, le pouvoir dengendrer des jumeaux (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 47-48). Lide que laccouchement de jumeaux rsulte dun contact avec les gnies dans un fleuve se retrouve aussi chez les Kongo (MacGaffey 1986 : 86).

    15 Chez les Nzbi du Gabon, peuple voisin des Punu, des modles sculpts de petites pirogues sont placs des endroits consacrs dans la parcelle des parents de jumeaux (Dupuis 2007 : 268).16 La mme pratique existe chez les Vili (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 48).

    dans la socit punu. Celles-ci bnficient dun statut particulirement lev, mme si elles nont pas de privilges par rap-port aux autres femmes. Chez les Punu du Gabon par contre, les mres de jumeaux obtiennent un statut qui gale celui des hommes. Elles sont membres de droit de la socit masculine du mwiri (Dupuis 2007 : 259, 263-264). Le fait daccoucher de jumeaux y quivaut donc linitiation masculine. Autrefois, les mres de jumeaux portaient des signes distinctifs, notamment deux plumes rouges de la queue du perroquet gris fixes de chaque ct du front (voir conte 8), deux lanires entrecroises

    sur la poitrine et une cloche (kindi) autour des reins. Chez les Punu du Gabon, la mre tait en outre coiffe dune peau de civette et elle restait la poitrine nue pendant deux semestres aprs laccouchement (Dupuis 2007 : 265, 269). Avec les guris-seuses des gnies de leau, les parents de jumeaux sont aussi les seuls tre en possession des doubles cloches rserves aux clbrations et aux invocations des gnies.

    Tout comme les gnies de leau, les jumeaux ont des rapports troits avec nombre danimaux et semblent mme y tre assimils. Les serpents, les grands surtout, figurent au premier rang. Plusieurs chants leur sont consacrs exclusivement

    (chants 9-13). Aux dires des Punu, certains gnies se font accompagner de serpents ou en envoient. Au cas o une femme vient implorer sans sincrit un enfant auprs du gnie Vole, il leffraie en mettant sur sa route un grand python. On dit dun jumeau, ayant t frapp lcole, quil avait envoy des serpents la maison de linstituteur et naccepta de les faire sortir quaprs avoir t suppli et avoir reu une somme dargent considrable. En labsence de la mre, certains jumeaux font surveiller la maison par le mamba et le cobra17. Lun des signes les plus communs rvlant le contact avec les gnies est la vue de serpents qui ne semblent pas vouloir attaquer, qui regardent sans mchancet, qui senroulent autour des pieds ou qui pntrent dans le lit. La vue du perroquet gris ou le privilge de ramasser une des plumes rouges qui ornent sa queue sont des indices tout aussi clairs de la proximit ou de la rvlation des gnies de leau. Le fait de trouver un perroquet par terre implique un don de la part des gnies, car on sait que le perroquet, une fois par terre, ne peut plus senvoler. Dans les contes, cest ce perroquet qui parmi tous les oiseaux transmet le message dune jumelle capture par un gnie (conte 5) et cest encore lui qui arrive pouser une fille blanche sortie dun puits deau (conte 8). Les chants, en dehors du perroquet (chants 14,

    15), voquent galement loiseau qui aime voyager entre la savane et la fort (chant 16) et le vautour (chant 17). Ils clbrent en outre laraigne (chant 18), la tortue (chants 19, 20) et le crabe (chant 21). Bien quabsents des chants, les insectes sont galement en rapport avec les gnies. Ainsi le gnie Itsuru envoie des abeilles pour signaler la fin de la pche. Par le mme

    signe, Vole peut accueillir un visiteur et lui souhaiter la bienvenue.Les noms spcifiques dsignant les jumeaux et queux-mmes rvlent aprs leur naissance par lintermdiaire des rves18

    sont pour la plupart significatifs du lien intime de ces tres avec des animaux et des phnomnes naturels, qui soit sont lis

    la pluie soit impressionnent par leur beaut ou leur grandeur. Les noms Mudume et Mubambe se rfrent respectivement au cobra et au mamba. Muyame, un nom habituellement coupl au nom Mamengi voquant le caractre taquin des jumeaux, renvoie un serpent multicolore qui prend une forme darc-en-ciel quand il se vote. Le nom Mbumbe, un gnie de leau non-territorial qui est galement en rapport avec larc-en-ciel19, va habituellement de pair avec le nom Marundu, la grenouille. Mvubu et Nzawo dsignent lhippopotame et llphant, Tjimbe et Nzutji la genettte servaline et le serval20. La foudre et les clats de lclair, Kaki et Dusjemu, figurent galement parmi les noms de jumeaux. Les noms Dukage et Musunde rfrent

    aux naissances singulires associes aux naissances gmellaires. Dukage est un nom trs courant pour un enfant n avec des anomalies et Musunde dsigne lenfant n par le sige, qui daprs Annie Dupuis (2007 : 257) serait, chez les Punu du Gabon, le plus dangereux. Finalement, le couple des noms Ngebe, la piti, et Utate, le gmissement, voque la souffrance des parents de jumeaux. En dehors des couples de noms Mudume et Mubambe et Mvubu et Nzawo qui sutilisent uniquement pour des garons et le couple Mbumbe et Marundu qui dsigne des filles, ces noms peuvent tre employs pour les deux sexes.

    17 Lidentification des animaux et des plantes, dont je donne ici les noms vernaculaires en franais, a t faite partir des descriptions donnes par les Punu et, pour les plantes, galement sur la base du glossaire botanique de Grard Cusset (1979).18 Selon Annie Dupuis (2007 : note 9), ceci caractriserait les populations bantoues, les noms de jumeaux tant le plus souvent dtermins en Afrique de lOuest selon diffrents critres comme le sexe des jumeaux ou leur ordre de naissance.19 Chez les Vili et les Yombe, Mbumba dsigne larc-en-ciel qui met un son caractristique - mh-mh - ou le cri dune sirne quand elle est en colre et veut se lever. Il est galement reprsent sous la forme de deux serpents, un serpent noir, fminin et peu venimeux, connu sous le nom de nduma, et un serpent jaune, mle et trs venimeux, connu sous le nom de nlimba (Hersak 2001 : 625). ces deux serpents correspondent le mudume et le mubambe des Punu.20 Lexplication de ces noms, que je nai pas pu obtenir de la part des Punu, a t trouve dans le livre de Tsiakaka (2005 : 83) consacr aux chants de jumeaux kongo.

    Lunivers des gnies de leau

  • 16 Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville 17

    3. La nature des gnies : gnrosit et caprices

    Les gnies sont caractriss en premier lieu par leur gnrosit. La chance quils octroient aux humains est non seule-ment un motif explicite des chants (chants 22, 23) mais revient galement sans cesse dans le discours des Punu propos de ces tres. Cest grce aux gnies que les grossesses sont nombreuses21, que les rcoltes sont bonnes et que les chasses et les parties de pche sont fructueuses. Ainsi, les femmes striles ont la possibilit daller sasseoir sur une pierre proximit du gnie Vole et de lui demander un enfant en pleurant. Si la femme est sincre, sa demande sera exauce. De mme, des chants racontent que des femmes mettent au monde des jumeaux sans sy attendre (chants 24, 25) et que celles qui sont striles deviennent fcondes (chants 6, 26). Il existe un chant qui ne fait que ritrer le dsir et la recherche denfants (chant 27). Une des formules conclusives des chants explicitement acclame lenfantement (formule 1). La fertilit de la terre est voque dans dautres chants, par la rfrence une trs grosse igname qui pousse dans les cendres des herbes brles (chant 28) et aux nouvelles pousses de la plante mdicinale mukwise qui mergent aprs le feu de brousse (chant 29). La richesse des produits du palmier (chant 30) et labondance des dons de la brousse, tel le fruit comestible du safoutier (chant 31), sont galement clbres au mme titre que la pluie qui fertilise la terre et qui entretient un rapport trs troit avec le monde des gnies de leau (chants 32, 33). Le chant monodique exalte particulirement la chance dattraper du gibier quoctroient les gnies. Plu-sieurs adages voquent le chasseur, parti en brousse afin de poursuivre sa proie (adages 30-32). Dautres rappellent le grand

    espoir dun repas de viande quil soulve lorsquil revient (adage 33), le fusil dans les mains tches de sang (adages 28, 34, 38), ayant chapp la malchance qui guette toujours (adages 35-37).

    Les gnies et les jumeaux possdent galement, selon les Punu, la facult de se rvler aux humains au travers de rves et de transes pour leur signaler o et comment ils peuvent ramasser un colis, du gibier ou du poisson profusion. Une mre de jumeaux me confia comment ses enfants, au moment mme de laccouchement, transmirent la nouvelle de leur

    naissance leur grand-pre et lui conseillrent de partir la chasse, de suivre une colonne de buffles et de tirer sur un grand

    mle noir ce quil fit aussitt avec succs. Dans un autre cas, un enfant handicap qui ne faisait que dormir et refusait mme

    de manger, donna, par des rves, lordre sa mre daller pcher un marigot. Ne distinguant dabord que des ttards, elle fut surprise dtre entoure de silures du moment o elle mettait les pieds dans leau. Les dons prodigieux de gibier et de poisson de la part des gnies sont galement clbrs dans de nombreux chants. En effet, ceux-ci ne manquent pas dvoquer le chas-seur pigeant sa proie (chant 34) ou au retour dune chasse fructueuse (chants 12, 35), la dsolation dun repas sans viande (chants 36, 37), lespoir dattraper un python (chants 38, 39) une viande trs prise par les hommes, le fait davoir attrap un lphant (chant 40), ou encore la dcouverte dun trou deau gorg de poissons (chant 41). Il se peut aussi que les gnies envoient des signes annonant leurs bienfaits. Une grossesse de jumeaux sannonce par la vue de serpents ou de perroquets, ou par le fait que la femme elle-mme ou une de ses proches ramasse les choses deux par deux. Quant la prsence dun serpent deux ttes, il prsage une bonne chasse (voir chant 12).

    Ce qui importe pour les bnficiaires des bienfaits des gnies, cest dtre reconnaissants pour ce don sans contre-partie

    (voir adage 21), sinon la malchance sen suivra (voir adage 26). La mre dun enfant atteint par la gale et soign par un singe ou un vautour ainsi que le relatent diffrents contes (contes 9, 10) nest pas reconnaissante de cette intervention prodi-gieuse relevant du monde des gnies. Elle insulte le signe ou bien elle bafoue les interdits imposs par le vautour, causant dans les deux cas la mort de son enfant. Dans un autre conte (conte 11), un mari chasse son pouse qui ne met au monde que des ufs. Or, il est racont que des enfants en sortent et rendent leur mre riche. En cas de gain par laction des gnies, il est hors question de chercher le profit. Un pre de jumeaux, ayant ramass des filets lendroit indiqu par lun deux et capturant

    beaucoup de poissons chaque jour, sest vu rprimand par son enfant au moment de la vente des poissons. Lorgueil fait invitablement disparatre la chance. Ainsi, de bonnes pches ou de bonnes rcoltes sont-elles gnralement nies par les Punu. Dans le mme esprit, la sage-femme constatant quil sagit dune naissance gmellaire se garde bien den parler de peur

    21 Les esprits simbi des Kongo, qui correspondent aux bayisi territoriaux des Punu, sont gnralement dfinis comme tant gnreux avec le gibier. Leur gnrosit avec le poisson peut galement tre mentionne et, surtout de la part des femmes, avec les produits agricoles. Un esprit simbi peut aussi favoriser un chasseur individuel en faisant apparatre du gibier devant lui. Le fait de trouver du gibier mort est encore plus nettement considr comme un don des basimbi (Jacobson-Widding 1979 : 86-87).

    que le deuxime jumeau ne refuse de sortir. Toute tentative pour matriser laction des gnies, voire les capturer, est voue lchec. Ainsi dans un conte, (conte 1) des filles capturent la sur de leur amie qui sest transforme en gnie et la dposent

    dans le hangar du chef du village. Malgr le fait quon dcore le poteau du hangar de points rouges et blancs pour contenter le gnie, la fille provoque une inondation sur le village et retourne sans dlai son monde aquatique.

    Or, il existe bel et bien des actes humains qui visent matriser quelque peu la bienveillance des gnies et se les rendre favorables. Nombreux sont ceux qui jettent de lherbe, considre comme la nourriture des gnies, sur la tombe dun ju-meau ou au moment de traverser une rivire, ceci dans lespoir que les gnies se montrent leur tour bienveillants envers les humains. Il est aussi commun de jeter des pices de monnaie dans les marigots et dadresser ses souhaits aux gnies. Certaines femmes dposent leur couteau de travail durant quelques jours dans le cimetire des jumeaux pour sassurer une bonne rcolte. Il est aussi de coutume de demander pardon aux gnies en cas dirrespect dun interdit, afin que la fertilit ou

    la chance puisse revenir. Nanmoins, les Punu restent convaincus que la chance est imprvisible et dpend uniquement du bon vouloir des gnies de leau.

    Non seulement lappt du gain est nfaste mais galement une attitude de doute ou dhsitation face une rvlation de la part des gnies. Le cas suivant est nettement rvlateur. Lors des premires crues Ireyi, une femme avait reu en rve lordre daller la rencontre des trangers. Elle avait vu deux blancs lui offrir des poissons. Elle sinstalla prs dIreyi mais prit peur ds quelle vit un grand poisson ngwangi. Elle retourna au village pour avertir dautres femmes. Au retour, il ny avait plus trace du poisson. On ne peut refuser la chance sans provoquer la colre des gnies. Une femme, ayant refus lenfant mi-humain, mi-poisson quIreyi lui prsenta en rve, fut bloque dans leau au moment de pcher le marigot et eut beaucoup de mal en sortir. La nuit, Ireyi lui demanda pourquoi elle tait venue pcher aprs avoir refus lenfant. Il rendit la femme strile pour le reste de sa vie. En effet, les gnies ont non seulement le pouvoir de donner la vie mais galement la maladie et la mort, comme les sorciers. Il me fut parfois suggr que leur chance peut tre achete comme on achte la richesse dans le monde nocturne (voir adage 39). Toutefois, normalement, il est dit quils nont pas de buts mortifres et leur pouvoir est gnralement conu comme ce qui rsiste au plus haut degr au pouvoir des sorciers, comme le suggrent aussi quelques chants (chants 43, 44).

    Finalement leur mchancet se rsume leur caractre nettement capricieux (maviri). Ils donnent ceux quils aiment, quand ils le veulent et sils ont envie22. Leurs choix relvent uniquement de leur bon vouloir et ne sont pas comprhensibles pour les humains. Certains parents de jumeaux se plaignirent moi de navoir jamais rien reu de la part de leurs enfants qui prfraient favoriser des trangers. La nature capricieuse et irascible des jumeaux me fut abondamment dtaille dans le dis-cours des mres. Ceux-ci se fchent ds quun de leurs dsirs nest pas respect. Mme tout petit, un jumeau non satisfait peut refuser le lait ou faire scher les seins de la mre ou bien, il pleure sans arrt et plisse le front pour montrer sa colre. Si la mre part en brousse, elle doit lexpliquer aux jumeaux et dire quelle reviendra le soir pour quils ne se sentent pas abandonns. Autrefois, la mre portait une cloche afin que les jumeaux lentendent dj de loin sur le chemin du retour, comme lvoque un

    chant (chant 45). Mme la mort ne met pas fin leurs caprices. Ainsi, un jumeau dcd, en colre car sa mre avait achet des

    habits pour son frre survivant et pas pour lui, apparut en rve celle-ci pour rclamer sa part. Elle se sentit dans lobligation de dposer la moiti des habits sur la tombe du jumeau dfunt23. Les chants des gnies suggrent tout autant cette nature dif-ficile des jumeaux par lvocation dun jumeau qui refuse de natre et reste coll au sexe de la mre (chant 46), de jumeaux qui

    suivent partout leur mre (chant 47) et dun jumeau qui aime la taquiner et la pitine comme le ferait un perroquet (chant 48). Les jumeaux exigent galement dtre traits galit24. Le chant Deux, deux, les enfants, ils sont deux (chant 95),

    chant au moment doffrir un don aux jumeaux, est une instigation ce partage galitaire. Ce qui est offert lun, doit ltre

    22 Les esprits simbi font galement des dons de manire imprvisible, quand cela leur plat. Ils sont considrs comme bons mais capricieux. Il est dit quils ont une faon de penser particulire, une autre forme de sagesse (Jacobson-Widding 1979 : 123).23 Le fait de continuer traiter un jumeau mort de la mme manire que durant sa vie est encore plus dveloppe chez les Vili o une statuette est taille afin que la mre lui apporte les mmes soins qu un enfant vivant (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 50). 24 Le traitement identique des jumeaux est soulign par Hagenbucher-Sacripanti (1973 : 50) pour les Vile et par Adolphe Tsiakka (2005 : 171) pour les Kongo de Congo-Brazzaville.

    Lunivers des gnies de leau

  • 18 Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville 19

    aussi lautre. Au moment de clbrer la naissance de jumeaux, des arachides et des pices dargent doivent tre jets en lair, en chantant les paroles appropries (chant 87), pour contenter tous les amis-jumeaux dans le monde des gnies afin

    quils ne viennent pas rcuprer les jumeaux . La mre de jumeaux, qui souffre dj laccouchement de ses enfants (voir chant 49), continue souffrir cause de leurs caprices. Elle est oblige de dormir sur le dos afin de ne pas frustrer le jumeau

    auquel elle tournerait le dos, obligation qui lui provoque des insomnies, comme nous lapprend un chant (chant 50). Chaque nuit, elle change les jumeaux de place afin que ce ne soit pas toujours le mme qui dorme du ct du mur. Chaque jumeau se

    rserve aussi un sein. Si la mre donne le sein lautre jumeau, celui qui tire habituellement ce sein pourrait tre courrouc et le repousser. Quand un jumeau commence marcher, trs rgulirement lautre par jalousie le fait asseoir de nouveau. Lors du mariage, il nest pas rare que la sur-jumelle de la marie exige de recevoir, elle aussi, une dot identique (voir conte 5). Chez les Punu du Gabon, au moment de leur mariage, il est mme de rgle que les jumelles dorment ensemble avec lpoux pendant deux nuits (Dupuis 2007 : 273). Cette exigence dun traitement gal se manifeste encore plus nettement dans le refus de dire qui est le plus g des deux jumeaux. Il est gnralement admis que le jumeau n le deuxime a pouss le premier et est donc lan25. Toutefois, cette conviction ne peut pas tre exprime ouvertement (voir chant 51). Lorsque je demandai une mre de jumeaux lequel tait lan, elle dtourna la question mexpliquant par la suite qu ils (les jumeaux) naiment pas ce langage-l . La rivalit est la plus forte chez les jumeaux ns de deux placentas diffrents . Les Punu disent deux quils sont ns avec deux curs, ce qui rend leur ducation dautant plus difficile. Cependant, les caprices des jumeaux peuvent se

    limiter de simples taquineries. Ils aiment blaguer par pur plaisir (voir chant 48). Le gnie de leau Itsuru fait de mme, sur-tout envers ceux qui viennent puiser de leau dans son marigot. Aprs avoir fait renverser toutes les calebasses jusqu faire pleurer la personne de dsespoir et la faire rentrer chez elle, il dpose les calebasses remplies sur la rive afin que linfortune

    nait qu les rcuprer le lendemain. Une des formules conclusives, qui appelle la joie et lentente, souligne explicitement que les gnies ne sont gure mchants mais aiment seulement plaisanter (formule 3).

    De par cette nature capricieuse des jumeaux, les obligations qui incombent leurs parents ne sont pas minimes. Mme si les parents, et en particulier les mres des jumeaux, sont honors, notamment par des chants (chants 54, 55), la tche de garder des jumeaux est difficile. Les discours des Punu ainsi que les chants en font largement tat. La propret est une

    condition pour que les jumeaux acceptent de rester dans une maison (chants 56-60). Ils exigent par exemple que leur mre ne monte pas dans le lit les pieds sales. Cette propret quils exigent est aussi morale. Elle implique une absence de conflits et de

    msentente . Il est recommand de ne pas discuter des problmes quand les jumeaux dorment proximit. Le lendemain, ils pourraient se plaindre davoir t drangs dans leur sommeil. Trop de disputes de la part des parents mnent la mort des jumeaux. Des chants affirment explicitement que les parents de jumeaux ne peuvent tre ni rservs ni gostes (chant 60) et

    sont censs tre gnreux et prts partager pleines mains (chant 61). Ils ne peuvent surtout pas voler (chants 62, 63), tre insolents ou injurier (chants 63, 64). Dans des contes (contes 2, 3), il est dit que les insultes dun pre lgard de ses enfants, conus avec une femme-silure, prcipitent leur retour dans le monde aquatique. Les parents de jumeaux doivent toujours tre bienveillants et de bonne humeur, comme le dicte un autre chant (chant 65). Mme les enfants ordinaires sont trs sensibles un rejet des adultes. Lorsquune femme qui avait dj accouch de cinq garons, mit au monde un autre garon, ses proches eurent des regrets. Le bb le sentit, refusa de prendre le sein et ne fit que pleurer. Ce nest quau moment o sa grande-mre

    maternelle expliqua la raison de leur regret, sen excusa et affirma quelle ne le rejetterait plus, quil cessa de pleurer. Lentente

    et le respect sont indispensables, mme pour les parents dun enfant ordinaire. Ainsi lors dun accouchement o la mre refusa de rvler le nom du pre de lenfant, la sage-femme proposa de ne plus en parler pour que les gnies de leau ne lentendent pas et ne se fchent pas . Certains adages du chant monodique (adages 21-22) ont recours la mtaphore du couple conjugal pour suggrer des rapports dentente et de coexistence paisible.

    25 La mme croyance se retrouve chez les Vile (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 48).26 Cette ide se retrouve chez les Kongo o le dsaccord entre les jumeaux ns de deux placentas sexplique par le fait quils proviennent deaux spares (MacGaffey 1986 : 86).27 Une mme exigence dharmonie entre les parents de jumeaux se constate chez les Vili (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 50) et les Kongo (Tsiakaka 2005 : 170, 177).

    Ce que les jumeaux demandent avant tout, cest dtre chris et supplis (voir chants 66, 67) . Rgulirement, il importe de leur offrir de largent et des cadeaux. Un conte (conte 6) parle dune jumelle, qui, en route vers le village de son mari, exige que celui-ci la supplie et lui donne de largent chaque obstacle. Elle finit par se suicider lorsque sa belle-mre se plaint de

    sa nature difficile. Plus encore que les dons dargent, ce sont des chants et des danses quexigent les jumeaux. Ainsi une

    gurisseuse maffirma quelle ne les soigne pas et que tout ce quil faut faire pour eux cest rire et chanter. Le cas suivant

    illustre ce propos. Un jumeau, mcontent parce que sa mre ne cherchait pas de bananes pour lui, fit pousser des parasites

    sur sa tte. Le seul remde efficace fut de lui frotter la tte avec du kaolin et de la poudre rouge de padouk et de chanter sans

    arrt. Cest surtout dans des rves que les jumeaux demandent tre bien traits et adors. Il me fut cit lexemple de tripls qui, au moyen dun chant, voqurent leur arrive dans le monde des humains, en signalant quils y taient laise et que le village continuait bien les traiter (chant 68). Un enfant n comme un singe, cest--dire couvert de poils sur tout le corps, communiqua par un chant la ncessit de bien accueillir les trangers et voqua en mme temps ses capacits prodigieuses qui le rendaient insensible la pluie et au soleil (chant 69). Par dautres chants, il prdit quil allait mourir si lon ne le traitait pas bien (chant 70), il voqua sa venue dans le monde des humains par un mouvement roulant, et il se vanta de sa capacit de transformer le manioc en poisson, exigeant ds lors quon chante beaucoup pour lui (chant 71).

    Quelques chants ne font que glorifier la danse et sa rythmicit scande par la double cloche (chant 79) et le tambour

    (chant 80). Laptitude chanter et danser est mme une condition essentielle pour tre une bonne mre de jumeaux. Les parents de jumeaux sont obligs de danser pour leurs enfants (voir chant 72) et ils sont traits didiots sils en sont incapables (chant 73). Une femme dun ge avanc me fit part de sa grande angoisse lorsquelle se croyait enceinte de jumeaux. Elle nen

    dormait plus la nuit et ne faisait que pleurer, tellement elle craignait quune fois ns, ils ne grandissent pas parce quelle chan-tait mal. Au got pour la danse des parents de jumeaux, on associe leur got pour les rapports sexuels intenses, rendus dans les chants par les images lies aux actes dcraser (chant 74) ou de forger (chant 75). Les parents de jumeaux ne doivent plus avoir honte de leur sexualit. Certains chants voquent ainsi la curiosit, le dsir de voir les organes gnitaux dune mre de jumeaux, supposant que ceux-ci doivent tre particuliers vu quelle a mis au monde simultanment deux enfants (chant 39). Ironiquement, les parents de jumeaux nient avoir des organes gnitaux (chant 76) ou, inversement, le chant dcrit ces organes comme tant particulirement dvelopps (chant 77). Lodeur forte et mauvaise du sexe de la femme est voque par lasso-ciation avec lodeur du manioc tremp dans leau (chnt 78).

    4. Le monde des gnies de leau, un monde maternel exemplaire et communautaire

    Le monde des gnies de leau punu, tel quon vient de le dcrire, savre tre un monde maternel. Les Punu disent que les enfants viennent de ce monde. Ils viennent dans leau (mu mambe be ruyile). Ce sont aussi les gnies qui font sortir le liquide amniotique. Le contact avec les gnies dans la transe et le rve passe, selon les Punu, par la fontanelle (ilundji). Do le fait que les bbs gardent un contact avec le monde des gnies. Ils est dit quils ont encore la fontanelle ouverte. Ils ont dailleurs une faon particulire de sourire, dsigne par le verbe u seve, qui ne sadresse personne mais qui manifeste leur joie dtre en contact avec les gnies. Le marigot, lieu dhabitation de ces derniers, semble aussi prsenter des ressemblances avec lutrus. Cest dans leau stagnante et tide de ces marigots, dont leau a lodeur de matires vgtales en putrfaction, que la vie se maintient durant la priode strile de la saison sche. La langue yipunu na quun seul mot pour voquer ce qui est mouill et ce qui est pourri (u bole). Leau qui donne la vie fait aussi pourrir. La pourriture elle-mme est matire de rgnration, comme le suggre ladage 27 du chant monodique, dictant quun fromager pousse sur le cadavre pourri dun gurisseur. Dans un autre (adage 28), il est voqu comment la mort intervient mme dans les endroits vitalisant que sont les marigots. La fcondit fminine est particulirement associe la chaleur ainsi quau cycle allant de la putrfaction la rgnration. Il est dit que la femme est chaude quand elle est fconde et la grossesse est figure par un processus de cuisson.

    Aprs laccouchement, la femme doit laver le vagin avec de leau chaude afin dviter de pourrir de lintrieur. Autrefois, les

    femmes punu mangeaient non seulement les poissons des marigots mais aussi des larves, des ttards et des grenouilles.

    28 Cette exigence dadoration est galement prsente chez les Buissi (Jacobson-Widding 1979 : 81-82) et les Kongo (Tsia-kaka 2005 : 172, 180).

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    Lunivers des gnies de leau

  • 20 Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville 21

    Dans la socit punu, les gnies de leau sont non seulement tenus pour les garants de la fcondit des femmes mais ga-lement de la fertilit des terres et des eaux. Grce eux, le gibier et les poissons abondent. La mre punu se caractrise aussi par cette fonction nourricire. Elle allaite son enfant sa demande. En gnral, jusqu lge de trois ou quatre ans, les enfants punu sont gts, surtout par leur mre. Elle est tolrante et les laisse faire ce quils ont envie. Cest partir de lge de trois ou quatre ans que la situation change et quelle apprend aux enfants la modration, surtout le partage de la nourriture avec les enfants du mme ge ou plus petits. Dans le rapport des humains avec les gnies, un mme respect des envies est exig. Rappelons aussi que les gnies sont lis aux matriclans. Ladage 20 du chant monodique vou aux gnies insiste particulire-ment sur la prminence de la ligne maternelle en dictant que le pre est lenfant dune mre . Et bien quils puissent tre fminins ou masculins, on sadresse souvent eux comme des mres . Ceci nimplique pas que les gnies en eux-mmes soient maternels ou aient des attributs de maternit mais plutt que leur monde tout entier est peru comme maternel.

    Lunivers des gnies, notamment des gnies territoriaux et des jumeaux, me parat lexemple mme dun univers maternel. La naissance gmellaire est le signe dune sur-fcondit qui met en vidence la fonction rgnratrice de la mre. Certains chants (chants 74-75) suggrent le caractre excessif de la sexualit des parents des jumeaux, et la nature extraordinaire de leurs organes gnitaux comme condition dune fcondit, elle aussi surabondante. Lattitude requise envers ces tres semble galement exagrer et porter leur comble les aspects qui caractrisent le rapport entre la mre et lenfant. Ce rapport, qui du ct de la mre implique labsence de rejet, le dvouement inconditionnel un enfant dans sa singularit et, du ct de lenfant, la demande dune prsence et dune attention continues de la mre par besoin dune sensation de bien-tre imm-diat, comme avant la naissance, est accentu dans le cas dune naissance gmellaire. Alors que la relation duelle mre-infans est complexifie, tant donn quils sont trois et quun traitement diffrentiel pourrait donc tre introduit demble par la

    mre, tout est mis en uvre pour la maintenir, mme de faon exagre. Linterdit de mentionner lordre de naissance en est le signe le plus clair, tant donn que lge est le premier facteur de diffrenciation entre les enfants. De plus, les jumeaux constituent lexemple mme dun rapport de non-diffrenciation et de prsence immdiate. La mort de lun risque dentraner celle de lautre.

    Selon les Punu, les jumeaux, la diffrence des enfants ordinaires, gardent durant toute leur vie un contact avec le monde des gnies. Un phnomne dextension se constate galement dans les comportements requis envers eux. Les exigences imposes aux parents des jumeaux impliquant la douceur, la propret, la srnit, la gnrosit et le respect, amplifient celles

    imposes la mre ordinaire. De plus, limpratif de supplier les jumeaux vaut non seulement pour les parents mais pour toute la communaut. Ainsi, la conceptualisation des jumeaux semble transposer le rapport mre-infans un niveau plus global, qui implique la vie communautaire. Les villageois sont comme des mres pour leurs gnies-enfants capricieux. Dautre part, les jumeaux, par lenvoi de rves prsageant de bonnes chasses et de pches fructueuses, agissent comme des mres nourricires envers les membres de la communaut.

    Plus gnralement, par lquivalence entre lutrus et le marigot li un territoire, un matriclan et un village, la sen-sation dtre pris en charge par une instance maternante est largie et acquiert une dimension collective. Le territoire mme acquiert des connotations maternelles. Tout comme la mre est bonne et partage avec lenfant, la terre, sous laction bienveil-lante des gnies, donne en abondance. Sous ce lien commun avec une matrice-marigot-territoire, le sentiment dappartenance une communaut se trouve sensiblement renforc et acquiert une valeur dominante positive car impliquant une ide de prosprit et de bien-tre. En effet, dans le chant monodique vou aux gnies, la chanteuse cite les marigots et les terres environnantes de son propre village (adages 1-19) en signalant leurs proprits fertilisantes : ils donnent leau (adages 3, 5) et permettent de faire des plantations (adage 1) et de cultiver des palmiers (adages 4, 6, 16, 19). Elle insiste sur son appartenance ces endroits par les expressions je suis de (adages 1, 5, 8-10, 12-15) ou mon cur est (adages 1, 2, 7, 11, 13, 15, 17, 19), cette dernire tmoignant dun attachement affectif profond. Les exigences de solidarit, dentente et de reconnaissance qui simposent face aux gnies me semblent aller de pair avec cette conceptualisation du rapport au territoire comme un rapport affectif, en rminiscence de la relation mre-infans.

    31 Jacobson-Widding (1979 : 118) signale galement lambigut du sexe des bakisi chez les Buissi. Daprs elle, le gnie y est ordinairement un homme qui vit dans le marigot avec son pouse et ses enfants. Mais son nom peut tre le nom dun anctre fminin.

    Quant aux gnies non-territoriaux, tant donn quils ne sont pas lis un territoire et nappartiennent pas un matriclan dfinissant tout un village mais des lignages particuliers, ils nagissent pas dans le sens de la constitution dune communaut

    mais concernent plutt un registre individuel. Ces gnies provoquent des maladies chez certaines personnes, qui, pour en gurir, consultent individuellement la gurisseuse qui traite leurs maux. Nanmoins, puisque les gurisseuses ne peuvent refu-ser de gurir, une fois quelles ont reu les dons des gnies, et puisquelles nexigent pas de forte rmunration, leur activit transmet elle aussi lide que les gnies sont des tres qui accordent le bien-tre toute la communaut. Ce sont prcisment ces dons de vie et de prosprit de la part des gnies qui sont mis en vidence dans les clbrations collectives qui leur sont consacres, en premier lieu par le chant et la danse.

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    Lunivers des gnies de leau

  • CHAPITRE II LES CLBRATIONS DES GNIES DE LEAU

    1. Chants et danses vous aux gnies de leau

    Les clbrations pour les gnies de leau ont lieu principalement dans trois contextes : lors des pches collectives dans les marigots qui hbergent les gnies tutlaires des villages, en cas de rvlation des gnies et lors dune naissance ou dun dcs de jumeaux (ou, de manire rduite, au moment des funrailles dun parent de jumeaux). Chants et danses sont la compo-sante essentielle de ces clbrations et principalement le fait des femmes. Certains hommes me dsignrent ces danses mme par le terme de danses des femmes . Il y a un rpertoire spcifique de chants pour ces occasions qui sont indistinctement

    appels chants de jumeaux (tumbu tji mavase) ou chants de gnies de leau (tumbu tji bayisi). Ils ont un contenu trs riche et diversifi et sont avant tout descriptifs. Certains chants voquent le monde des gnies de leau (chants 1-8) et les animaux qui

    y sont lis (chants 9-21), et clbrent le pouvoir de ces tres dassurer la prosprit et le bien-tre (chants 22-44). tant donn que les jumeaux sont assimils des gnies, dautres glorifient les parents de ces enfants et dictent les conduites exiges envers ces tres capricieux (chants 45-73). Sy trouvent galement voqus lactivit sexuelle des parents de jumeaux et leurs organes gnitaux , censs tre particuliers, vu leur facult dengendrer deux tres simultanment (chants 74-78). Certains chants, enfin, accompagnent les pratiques rituelles accomplies en lhonneur des gnies et en ponctuent les moments-cls

    (chants 79-97). Ces chants ne sont pas crs mais rvls des individus par les jumeaux et par les gnies dans des rves ou des transes.

    Quant leur excution, ils voluent sous forme responsoriale, cest--dire dans une alternance entre soliste et chur, le chur tant constitu de tous les participants. Le rle de soliste est assum par des mres, plus rarement des pres, de jumeaux, leurs gardiennes ou des gurisseuses voues aux gnies. Ce sont elles qui introduisent un chant et ensuite, pendant que le chur rpte son noyau que jappelle galement refrain par la suite elles continuent improviser. Ces improvisa-tions comprennent la citation des noms des gnies de leau, des jumeaux et de leurs parents ainsi que lvocation des caract-ristiques des gnies et des jumeaux. Il y a aussi des improvisations par rapport la thmatique du chant, lvnement clbr ou le vcu de la soliste. Lalternance entre soliste et chur procde par un moment de tuilage qui prvient des ruptures au cours du chant. Une sensation de fluidit caractrise la clbration entire car lenchanement des chants se fait soit sans

    interruption, soit en intercalant la fin de chacun une brve formule conclusive (formules 1-4).

    Par moments, toutefois, cette suite soutenue de chants est entrecoupe par le chant monodique ddi aux gnies de leau appel munumbu. Celui-ci pouse aussitt un nouveau chant responsorial, ce qui relance lenchanement de chants avec davan-tage dentrain. Le chant monodique est excut par des mres et des gardiennes de jumeaux lorsquelles veulent sadresser directement aux gnies. Il sagit dune forme chante au rythme non-isochrone. Les lignes mlodiques sont de dure variable et forment chacune une unit de pulsation qui correspond au son qui est produit durant une seule expiration. Le chant consiste dans une alternance entre des adages (bitonu), chants sur un ton gal, et des mlismes raliss sur les sons -, -i ou -eu. Alors que la musicalit des adages provient de la suppression de la tonalit langagire ordinaire, celle des mlismes, en revanche, est produite par des laborations mlodiques diverses. Au niveau de leur contenu, les adages, constitutifs de ce chant, consistent principalement en une citation des marigots du village de la chanteuse (adages 1-19). Ils voquent, en outre,

    32 Dans le recueil dAdolphe Tsiakaka (2005 : 147) des berceuses pour les jumeaux chez les Kongo du Congo-Brazzaville, ce thme de la glorification de la mre est galement trs prsent.

    33 Cest aussi par le chant que le comportement adquat est enseign aux mres de jumeaux kongo (Tsiakaka 2005 : 76-77).34 Ces thmatiques sont amplement dveloppes dans les chants de jumeaux du sud-est du Katanga en Rpublique dmo-cratique du Congo (Verbeek 2007). Frank Hagenbucher-Sacripanti (1973 : 49) donne quelques exemples du mme type de chants chez les Vili du Congo-Brazzaville. Chez les Nzbi du Gabon, les chants de jumeaux visant calmer ces tres, au besoin en leur faisant peur, ont galement pour une large part une connotation sexuelle (Dupuis 2007 : note 31).

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  • 24 Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville 25Les clbrations des gnies de leau

    le monde des gnies dans ses proprits caractristiques : la vitalit, lopulence et la cyclicit renouvelante. Cest le monde du maternel primordial (adage 20), de la plnitude du couple (adages 7, 21, 22) et dun mouvement de rgnration ternelle joignant la mort et la vie (adages 27, 28). Il est suggr qu condition dun dvouement sincre (adage 26) toute chance dpend de cet univers-l (adages 24-25), celle davoir des enfants, en premier lieu des jumeaux (adage 23), et, surtout, celle dattraper du gibier (adages 29-39). Des adages provenant des lamentations funbres sont galement insrs, ce qui soutient limaginaire collectif du monde des gnies comme un monde cyclique intgrant la ralit de la mort.

    Les danses qui compltent les chants responsoriaux amplifient le balancement continu entre soliste et chur. Les dan-seuses frappent toutes en mme temps rythmiquement le sol, en progressant dans un cercle dans le sens inverse des aiguilles dune montre. Le pas principal, excut sur un rythme ternaire, se droule comme suit. Les danseuses marquent dabord un moment davance lgre par un ou trois pas en fonction du nombre de pulsations de la phrase rythmico-mlodique, et en commenant par le pied droit ; le haut du corps est lgrement pench en avant, les bras plis au coude et le bassin secou selon lenvie de chaque danseuse. Ensuite, elles slancent en avant sur deux pas, en soulevant le talon sur le deuxime ; le corps se redresse et les bras balancent vers larrire. Aprs un temps de pause, cette squence est rpte. Un autre pas de danse, plus rare et plus simple, qui se droule sur un rythme binaire, consiste frapper deux pas, alternativement avec le pied droit et le pied gauche. Ces danses sont accompagnes par le tintement dune cloche et par le jeu dun tambour. La cloche double battant interne, iwunde, est fabrique partir dun morceau de bois, sculpt en forme de cloche chaque extrmit. Le son est produit par un mouvement de rotation du poignet, la cloche tant tenu en son centre. Le cliquetis ainsi produit divise les valeurs de la pulsation en double croche avec un lger monnayage sur les dernires valeurs. Le tambour cylindro-conique deux peaux laces (ndungu), galement utilis pour les danses de rjouissance, est couch par terre. Le joueur sassoit dessus et le frappe des deux mains. Par ces battements il ralise une formule rythmique con-mtrique en la monnayant de temps en temps. Par exemple, il tombe sur la premire pulsation avec une double croche et une croche sur la troisime. Leffet vis est de soutenir le chant par un relief musical supplmentaire.

    2. Clbrations lors de la pche dans les marigots et en cas de rvlation des gnies

    Une des occasions majeures pour organiser une clbration de danse voue aux gnies, est la pche collective dans les marigots qui hbergent les gnies tutlaires des villages . Actuellement, cette clbration est tombe en dsutude, sauf dans les villages de Moungoudi et de Lemba pour les marigots Ireyi et Itsuru. Je concentre donc ma description de ces clbra-tions sur ces deux marigots. La pche a lieu la fin de la saison sche, tous les deux ans pour Ireyi et tous les cinq ans pour

    Itsuru. Cest aprs un rve prmonitoire adress par le gnie que le chef du clan propritaire du marigot prend la dcision dorganiser les prparatifs de la pche ainsi que la pche elle-mme. Tout dabord, le chemin menant vers le marigot, situ proximit du village, ainsi quun espace de danse sont nettoys collectivement. Labri en paille construit pour le gnie est reconstruit ou remis en tat.

    Le lendemain, ou quelques jours plus tard, une clbration de danse est organise laquelle tout le village assiste. Les participants sont maquills de trois points sur le front et sur les deux tempes, cest--dire deux points de kaolin (pembi) et entre les deux un point de poudre rouge de padouk (ngule). Les poteaux de labri sont dcors de ces mmes couleurs. Pendant que la danse volue autour de cet abri, la responsable de la clbration y verse de temps en temps du vin de palme . Il se peut quavant mme la clbration le gnie transmette par des rves ses souhaits ou ses griefs. Itsuru indique gnrale-ment de la sorte la dure souhaite de la clbration. Avant la pche dIreyi en octobre 2005, le gnie envoya un rve rcla-mant quadultes et enfants viennent danser pour lui. Il se plaignit du fait que des jeunes viennent pcher dans son marigot en cachette la nuit et il demanda pourquoi lon ne le respectait plus. Au cours des danses, des transes interviennent dans

    35 Jacobson-Widding (1979 : 118) relve lexistence de telles parties de pche collectives dans les marigots des gnies chez les Buissi, voisins des Punu. Elle souligne quauparavant ctait le chef sacr qui organisait ces parties de pche.36 Il sagit du vin de palme recueilli en faisant une incision en haut du palmier, qui est appel tsambe, et non du vin obtenu aprs avoir abattu le palmier, qui porte le nom de dingibe.

    lesquelles le gnie fait galement part de ses dsirs. Dhabitude, comme on me le raconta, cest par la transe quItsuru indique le moment de la journe qui lui semble appropri pour la pche.

    Au moment de la pche, les villageois salignent autour du marigot. Le chef du clan propritaire invoque le gnie avec la demande de ne pas dcevoir et de donner beaucoup de poissons. Cest lui qui donne le mot dordre pour la pche, au cours de laquelle des obligations et des interdits particuliers doivent tre observs Mutindi, il tait interdit aux femmes de pcher. Dans le marigot Ireyi, il est convenu que les hommes pchent au milieu, les femmes aux bords. Chaque sexe adopte une technique particulire. Les hommes nutilisent pas de verveux, linstrument habituel pour la pche, mais se promnent en tenant des piges en filet, fabriqus pour cette occasion. Les femmes pitinent aux bords du marigot afin de dbusquer

    les silures et de les faire entrer dans les nasses tenues lenvers. Quand elles attrapent un poisson, elles tendent la nasse quelquun qui les accompagne, car il leur est interdit de toucher les silures dIreyi avec les mains. Au signal donn par le chef, tout le monde sort au mme moment. Il est admis quune personne indiscipline restera coince dans le marigot. Certains maffirmrent quau moment o le signal est lanc, on peut entendre comme le bruit dune porte qui se ferme. La pche au

    marigot Itsuru se droule selon une trame tout aussi rigoureuse. Elle se ralise seulement avec les nasses, non avec les ver-veux. Il est interdit daller au milieu du marigot et les silures ne peuvent pas tre tus avec la machette. Le premier silure qui est attrap doit tre acclam de joie et offert aux enfants. Quand des abeilles viennent, signalant la volont du gnie de mettre fin la pche, tout le monde doit sortir aussitt. Les gnies imposent aussi des demandes et des restrictions quant lorigine

    des gens qui viennent assister la pche. Certains exigent que tous les villages aux alentours du marigot soient reprsents. Plusieurs gnies dfendent par contre aux Nzbi, voisins des Punu, de venir pcher dans leur marigot.

    Aprs la pche le chef organise un partage (kungi) qui, lui aussi, obit des rgles prcises et propres chaque marigot. Ireyi, chaque personne est tenue de donner un ou deux grands silures en fonction de la quantit de poisson obtenue. Ces poissons sont diviss en trois parts. Deux parts reviennent aux membres des deux sous-clans du clan propritaire de ce marigot et la dernire part est rserve aux personnes dont le grand-pre paternel appartient ce clan. Vole, les poissons sont diviss en deux parts. Lune revient aux membres du clan propritaire, lautre aux personnes dont le pre appartient ce clan. Un partage plus complexe suivait autrefois la pche dans le marigot Mutindi. Les poissons de chaque pcheur taient diviss en trois, une part pour le chef clanique, une autre pour le pcheur et une dernire pour les trangers. Puis, la part de ltranger tait divise en deux. Une part tait ajoute celle du pcheur, lautre tait pour la famille du chef. Ensuite, le chef enlevait de sa part le nombre de poissons qui correspondait au nombre de pcheurs et lajoutait au nombre de poissons pour les trangers. Pour finir, cette part des trangers tait encore une fois divise en trois. Deux parts taient donnes aux tran-gers prsents dans le village. La troisime tait fume et conserve dans le hangar du chef pour les trangers venir en visite.

    En cas de rvlation des gnies de leau, territoriaux ou non-territoriaux, une clbration de danse est la rponse obli-ge. Quand la gurisseuse, dont la rvlation est relate ci-dessus, eut fait part de sa vision, des danses sorganisrent spon-tanment au village pour clbrer lvnement. Dautres cas prsentent un scnario semblable. Une femme me raconta comment, ayant t avertie par un rve, elle ramassa un mouton prs du marigot Madepa jusqualors inconnu. Aprs cet vnement, elle vit en rve deux blancs dans une voiture lui ordonnant demmener beaucoup de monde au nouveau mari-got et dy danser. Cest au moment de cette clbration de danse que le gnie de leau ouvrit ce marigot et le remplit de poissons. La dcouverte du marigot Kagabe fut tout aussi imprvue. Un homme, comme on me relata, tant parti pour aller vrifier ses piges, entendit des bruits dengins, sen approcha, vit la terre senfoncer et de leau jaillir en grande quantit.

    Aprs avoir dans auprs du trou deau ainsi dcouvert, une femme rva quun homme devait aller en brousse pour tuer un buffle et quil devait partager la viande avec tous afin que le territoire souvre , cest--dire quil y ait de labondance.

    Lhomme en question tua le buffle, le distribua tous, ce qui occasionna une autre clbration de danse auprs du trou deau. Jadis, en cas de disette, les chefs des clans propritaires des territoires concerns, se runissaient pour tenter de remdier la situation dsastreuse moyennant des invocations directes aux gnies habitant ces territoires . Avant daccomplir le rite

    37 Chez les Vili, linteraction directe avec les gnies est confie un prtre, appel ntomi, qui pratique des divinations et organise priodiquement des rituels publics. Lors des catastrophes sanitaires ou conomiques, aprs des pidmies, des pches et des rcoltes dsastreuses, une danse de circonstance est effectue devant les autels des principaux clans de la rgion affecte (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 33 ; Hersak 2001 : 626). Chez les Buissi, en cas de difficults, un chef sacr tait lu

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  • 26 Les gnies de leau et leur culte au Congo-Brazzaville 27

    proprement dit (mugandu), une gurisseuse des gnies de leau tait convie chanter pour les gnies. Aprs, les chefs se ru-nissaient sous un hangar, construit cet effet et couvert de pagnes. Ils se frottaient avec une boue obtenue en mlangeant la terre et le vin de palme (nzabe) et priaient les gnies de restaurer la fertilit de la terre. Emile Ibamba (1984 : 165) note quauparavant, chez les Punu du Gabon, avant de sinstaller sur de nouvelles terres, les gnies, propritaires de ces terres, devaient tre consults. Le chef clanique rpandait pour cela du vin de palme sur le sol et dposait une offrande de mdica-ments des gnies et quelques aliments aux endroits stratgiques, notamment une partie prs dun cours deau et une autre en fort. Si les gnies acceptaient que les gens sapproprient une partie de leur terre, ils le faisaient savoir par un rve. Parfois les gnies admettaient limplantation des humains dans un lieu en fournissant beaucoup de gibier au cours de la premire partie de chasse .

    3. Clbrations lors de la naissance, de la maladie et de la mort de jumeaux

    Puisque, dans la socit punu, les jumeaux ne sont pas des enfants ordinaires mais des gnies de leau, chaque tape importante de leur vie, les clbrations de danse propres aux gnies leur sont dues, ainsi que des pratiques rituelles particu-lires. Tout dabord, la naissance, les jumeaux font lobjet dun traitement particulier pris en charge par une spcialiste, la gardienne des jumeaux, obligatoirement une mre de jumeaux ou une femme qui a eu des rvlations de la part des gnies de leau. Comme certains aspects de ces pratiques sont aujourdhui ngligs ou se trouvent modifis, je commence par esquisser

    la manire dont elles taient accomplies il y a quelques dcennies pour ensuite mentionner les modifications actuelles.

    Laccouchement a lieu sur une natte derrire la maison. Quand la spcialiste arrive sur le lieu de la naissance, elle prend une feuille darbre de la famille des annonaces (mwambe) ou dun ilomba (mulombe) pour recueillir la terre lendroit o la nuque des jumeaux a touch le sol. Elle prend galement le placenta et le cordon ombilical et elle garde le tout dans la maison des parents. Elle va alors chez le pre des jumeaux et lui demande de faire don de nattes, de paniers et de payer le mulale la famille maternelle de son pouse. Cette somme dargent est galement paye au moment dun dcs avant de rgler les compensations mortuaires. La spcialiste rituelle revient ensuite lendroit o les jumeaux ont t dposs, adresse aux nou-veaux-ns le chant monodique ddi aux gnies de leau, les soulve, envelopps dans un pagne, et les place dans la maison sur un lit fait avec des feuilles de la plante byalemyow. Sous ce lit, elle rpand un peu de la terre garde auparavant. Ensuite, elle prpare le mdicament des jumeaux (tsonge). Il sagit dune poudre obtenue partir de lcorce dun arbre de la famille des annonaces (mwambe), de la succulente plante mulondulu, du champignon ditonde, et des plantes mdicinales dudjingu et nimu. Tout en chantant les paroles appropries (chant 81) elle crache cette poudre sur les jumeaux, plus particulirement sur le cur (murime), le sommet de la tte (ilundji), le dos entre les omoplates (kori), et sous les pieds (ditambi). Elle en dpose galement un peu dans leurs mains pour quils en mangent.

    Une fois quelle a accompli ces actes, elle sort pour soccuper de la danse qui, la nouvelle de la naissance gmellaire, sanime devant la maison . Elle chante pour que la danse prenne de lampleur. Des chants propres cette occasion sou-haitent la bienvenue aux jumeaux (chants 82-84) ou clbrent la puissance procratrice de la sexualit, qui par le mlange de ce qui est diffrent fait natre le nouveau (chant 85). La spcialiste rituelle peint aussi les danseurs avec du kaolin (pembi) et de la poudre rouge de padouk (ngule), en marquant trois points sur le front et trois sur chaque tempe , une action quelle

    parmi les membres du clan. Il tait le reprsentant des anctres au deuxime niveau danciennet, donc des gnies. Sa tche tait de rconcilier les membres de son clan avec ces anctres, responsables de labondance du gibier. Dans ce but, il sadres-sait directement aux anctres et expliquait le problme. Il mettait de largile sur ses bracelets, frottait largile sur le front et les tempes de la personne qui lavait consult ainsi que sur les coudes et la poitrine (Jacobson-Widding 1979 : 85-87).38 Chez les Kongo, lorsquun homme voulait fonder un nouveau village, dbroussailler une partie de terre ou se construire une maison, il devait faire des offrandes et attendre un signe de la part des gnies pour quils ne sopposent pas son projet (MacGaffey 1986 : 81).39 Pour un dveloppement dtaill des rites de jumeaux chez les Punu, voir Plancke 2009.41 Hagenbucher-Sacripanti (1973 : 48) dcrit une clbration de danse semblable lors de la naissance de jumeaux chez les Vili.42 Chez les Vili, durant la danse des jumeaux, la personne qui dirige la crmonie marque avec locre et le kaolin les parti-cipants de deux points de couleur prs du lobe de chaque oreille (Hagenbucher-Sacripanti 1973 : 48).

    accompagne du chant Frottons la poudre de kaolin et de padouk (chant 86). Les mres de jumeaux sont maquilles dun trait blanc, du milieu du front jusqu la tempe droite, et dun trait rouge, de