6
19 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002 L a pudeur – condition sine qua non de l’obscène qui la heurt e – est une caractéristique exclusi- vement humaine : les « yeux humains ne supportent ni le soleil, ni le coït, ni le cadavre, ni l’obscurité, mais avec des réactions différentes 1 . » (À l’inverse, le monde édénique et les animaux se distinguent par leur innocence.) Il est donc nécessaire d’atteindre « l’état de pudeur » pour attenter à la pudeur ou subir l’impudeur. De là, l’obscène inscrit ses différents avatars au sein d’une société : il consiste en la mise en scène du corps et de la parole, ainsi que de situations désa- vouées par une communauté, c'est- à - d i re transgressives à l’égard de bienséances et de « l’ordre établi ». Ses sujets d’élection sont le sexe et la mort. Il convient néanmoins d’opérer une distinction : l'obscène, ancré dans la « notion de dépense » 2 , est l’expression d’obsessions psychiques tandis que la pornographie relève de l’exhibition dans un but mercantile. Contrairement à la pornographie, l’obscène ne cherche pas à racoler pour l’argent mais à choquer dans un but de densification de la conscience et de l’instant. Le plus choquant dans l’obscène est sans doute sa gratuité. Or l'obscène propre aux récits de Georges Bataille est un obscène « intime », transcendant le cadre social et exhibant « l’excès ontolo- gique » qui fonde l’humain. « Passer en revue [les] hauts sommets de mon obscénité personnelle » : tel est le projet du narrateur d’Histoire de l’œil dans « Coïncidences » et, plus géné- ralement, telle est l’obsession des récits de Georges Bataille. L’angoisse créée par les deux ruptures fonda- mentales (orgasme et mort) trouve son expression dans une forme de dramatisation du nu, lieu de ces rup- tures. Cette dramatisation passe par la souillure et la dégradation, c'est-à- dire l’altération de l’altérité. Au-delà de la morale qui n’est que l’occasion d’une transgression (laquelle s’impose par l’angoisse), l'obscène inscrit sa quête dans une tension vers l’Impossible. Cette notion clef chez Bataille (il s’agit aussi du titre d’un récit préalablement intitulé La Haine de la poésie) se présente comme un complexe alliant orgasme et mort dans ce qui fondamentalement leur est commun : l’impensable rupture qu’ils imposent au réel. Or cette rup- ture devient le lieu de focalisation de l'obscène qui exacerbe le réel pour effleurer l’excès. L’obsession de l'obscène est ainsi le leitmotiv des récits batailliens. Elle se traduit certes par une exhibition de la chair et une exaltation du pouvoir de l’œil. Mais l’obscène est surtout une quête dont l’objet se trouve travesti. En effet, ces récits présentent de n o m b reuses visions de l'obscène comme autant d’obsessions de l’œil. Mais ces obsessions sont des réactions face à l’angoisse : l’imminence perpé- tuelle de l’orgasme et celle de la mort acquièrent de la sorte une dimension tragique. Par cette angoisse, l'obscène paraît en dernier recours comme l’envers d’une absence, et ne laisse q u ’ e n t r a p e rcevoir la figure d’un intouchable et obsédant idéal. GEORGES BATAILLE : L’OBSCÈNE ET L’OBSÉDANT 1. Georges Bataille, L’Anus solaire, I, 85. 2. Cf. l’article du même titre dans les Œuvres complètes, Gallimard, Nouvelle Revue Française, I, 302-320.

George Bataille; l'obscène et l'obsédant

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Cultural Studies

Citation preview

Page 1: George Bataille; l'obscène et l'obsédant

19LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

L a pudeur – condition sine quan o n de l’obscène qui la heurt e –est une caractéristique exclusi-

vement humaine : les « yeux humainsne supportent ni le soleil, ni le coït, nile cadavre, ni l’obscurité, mais avec desréactions diff é re n t e s1. » (À l’inverse, lemonde édénique et les animaux sedistinguent par leur innocence.) Il estdonc nécessaire d’atteindre « l’étatde pudeur » pour attenter à lapudeur ou subir l’impudeur. De là,l’obscène inscrit ses différents avatarsau sein d’une société : il consiste enla mise en scène du corps et de laparole, ainsi que de situations désa-vouées par une communauté, c'est-à - d i re transgressives à l’égard debienséances et de « l’ordre établi ».Ses sujets d’élection sont le sexe et lamort. Il convient néanmoins d’opérerune distinction : l'obscène, ancrédans la « notion de dépense »2, estl’expression d’obsessions psychiquestandis que la pornographie relève del’exhibition dans un but mercantile.C o n t r a i rement à la porn o g r a p h i e ,l’obscène ne cherche pas à racoler

pour l’argent mais à choquer dans unbut de densification de la conscienceet de l’instant. Le plus choquant dansl’obscène est sans doute sa gratuité.Or l'obscène propre aux récits deG e o rges Bataille est un obscène« i n t i m e », transcendant le cadresocial et exhibant « l’excès ontolo-gique » qui fonde l’humain. « Passeren revue [les] hauts sommets de monobscénité personnelle » : tel est leprojet du narrateur d’Histoire de l’œildans « Coïncidences » et, plus géné-ralement, telle est l’obsession desrécits de Georges Bataille. L’angoissecréée par les deux ruptures fonda-mentales (orgasme et mort) trouveson expression dans une forme dedramatisation du nu, lieu de ces rup-tures. Cette dramatisation passe parla souillure et la dégradation, c'est-à-dire l’altération de l’altérité. Au-delàde la morale qui n’est que l’occasiond’une transgression (laquelle s’imposepar l’angoisse), l'obscène inscrit saquête dans une tension versl’Impossible. Cette notion clef chezBataille (il s’agit aussi du titre d’un

récit préalablement intitulé La Hainede la poésie) se présente comme uncomplexe alliant orgasme et mortdans ce qui fondamentalement leurest commun : l’impensable rupturequ’ils imposent au réel. Or cette rup-ture devient le lieu de focalisation del'obscène qui exacerbe le réel poureffleurer l’excès.L’obsession de l'obscène est ainsi leleitmotiv des récits batailliens. Elle setraduit certes par une exhibition de lachair et une exaltation du pouvoir del’œil. Mais l’obscène est surtout unequête dont l’objet se trouve travesti.En effet, ces récits présentent den o m b reuses visions de l'obscènecomme autant d’obsessions de l’œil.Mais ces obsessions sont des réactionsface à l’angoisse : l’imminence perpé-tuelle de l’orgasme et celle de la mortacquièrent de la sorte une dimensiontragique. Par cette angoisse, l'obscèneparaît en dernier recours commel’envers d’une absence, et ne laisseq u ’ e n t r a p e rcevoir la figure d’unintouchable et obsédant idéal.

GEORGES BATAILLE :L’OBSCÈNE ET L’OBSÉDANT

1. Georges Bataille, L’Anus solaire, I, 85.2. Cf. l’article du même titre dans les Œuvres complètes, Gallimard, Nouvelle Revue Française, I, 302-320.

Page 2: George Bataille; l'obscène et l'obsédant

20 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

ailleurs la condition sine qua non dela souillure. Jamais Troppmann nesera tenté de souiller Lazare : celle-ciest au contraire une figure presqueabstraite (Michel Surya, biographe deGeorges Bataille, a voulu y voir cellede la mort), détachée du monde,auprès de laquelle il vient se réfugier.La souillure se veut universelle. Or sile ciel étoilé lui-même est atteint, siDirty traîne sa déchéance de la Franceà l’Espagne et de l’Espagne àl’Autriche, l’œil – l’agent par excel-lence de l’obscène – se tro u v e - t - i lexempt de toute dégradation ?Histoire de l’œil nous donne uneréponse tout à fait fascinante : l’œild’un prêtre assassiné est arraché etinséré dans la vulve de Simone, undes personnages principaux. Or cetteobscène manipulation est déclenchéepar un petit événement « bizarre etcomplètement confondant » (I, 67) :avant la mutilation, une mouche sepose sur l’œil du cadavre. Cettemouche apparaît dans un « rayon desoleil » alors que Simone éponge sasueur. Or quelques pages aupara-vant, dans le chapitre intitulé « L’Œilde Granero », apparaissaient « dansun rayon de soleil », mêlées à uneodeur d’urine et de sueur, des« mouches sordides » (I, 54). Celles-ci, par lien métonymique (la scène sepasse dans les « chiottes puantes »)et lien métaphorique (les mouchessont attirées par le « sale ») re p r é s e n-tent la souillure. Cette mouche seposant sur l’œil a donc fonction der é v é l a t i o n : elle dévoile soudain quel’œil lui-même peut être atteint par las o u i l l u re et s’intégrer immédiatementà l’obscène. Celui-ci trouve de la sort eune représentation « t o t é m i q u e » .

Œil et lumièreL’œil est le plus obscène de tous lesorganes. Le père de Georges Bataille,tabétique, était aveugle. Dans l’expé-rience relatée dans C o ï n c i d e n c e s,l’œil du père n’est pas l’organe d’unefonction visuelle mais le signe d’unefonction organique. Tandis que lep è re urine, ses yeux deviennent

VISIONS DE L’ O B S C È N EOBSESSIONS DE L’ŒIL

SouillureÀ travers le corps des prostituées, lescadavres ou la saillie anale des singesau Zoological Garden de Londres,l’œil bataillien se focalise sur la dégra-dation – objet premier de l’obscène :« il n’est pas de forme de répugnan-ce dont je ne discerne l’affinité avecle désir » est-il affirmé dans la préfa-ce de Madame Edwarda (III, 11). Des« chiottes puantes » d’H i s t o i re del’œil à la scène du bouge qui ouvre LeBleu du ciel, l’obscène exhibe l’intri-cation du désir et de la souillure. Lesale, l’abject, la déchéance, tel estl’obscène bataillien. Le narr a t e u rd’Histoire de l’œil l’exprime en cest e rm e s : la « débauche que jeconnais souille non seulement moncorps et mes pensées, mais aussi toutce que je peux concevoir devant elle,c’est-à-dire le grand univers étoilé quine joue qu’un rôle de décor » (I, 45).Elle dépasse ainsi le cadre social et sec o n c e n t re sur l’individu pour s’étendrevers une quête métaphysique.Paradoxalement, ce type extrême des o u i l l u re n’exclut pas la pure t é , onpeut même penser qu’elle y conduiten l’isolant et l’intensifiant. Le per-sonnage de Dirty (Le Bleu du ciel)rend compte de ce singulier mouve-ment par la dialectique opérant entreson surnom (Dirty signifie « sale » enanglais) et son prénom (Dorotheasignifie « don de Dieu » en grec).Ainsi paraît-elle à Tro p p m a n n :« Pourtant elle me donnait un senti-ment de pureté – il y avait en elle, il yavait même dans sa débauche, unecandeur telle que, parfois, j’auraisvoulu me mettre à ses pieds : j’enavais peur » (III, 387). L’obscène estcette figure chimérique provoquantun effroi quasi religieux. Dirty est uneincarnation des extrêmes, elle a enelle un creux béant, refus de l’équi-libre, du modéré, du médiocre. Cecreux aspire comme un impossible, lafaille du sexe en est la métaphore. Labeauté de la jeune femme est par

« blancs » : la prunelle se cache sousla paupière. L’œil symbolise alorsl’obscénité de la miction (quel lieu estdavantage soumis aux interdits queles organes génitaux de song é n i t e u r ?). Ainsi, selon RolandBarthes, « c’est l’équivalence mêmede l’oculaire et du génital qui est ori-ginelle »3 pour le récit d’Histoire del’œil. L’œil donc, au-delà de sa fonc-tion visuelle, est lui-même l'obscène :« l’œil béé paraît s’emparer de l’obs-cénité de l’organe vivant entre lesjambes mortes4. » Par déplacementpsychique puis généralisation, l’œildevient organe sexuel, un org a n esexuel constamment exhibé. Il pro c è d edonc de l'obscène tout en dévoilant etp rovoquant l’exhibition obscène. Actifet passif, il est le double foyer d’uneobsession et le lieu d’une puissance ;l’auteur aff i rme d’ailleurs : « M e sdeux yeux d’égoïste ou d’étourd iauraient pu supporter n’import equoi5. »Or Histoire de l’œil met justement enscène par la figure fascinante déjàévoquée (l’œil dans la vulve) cettedouble fonction de l’œil. L’œil duprêtre, évoquant au narrateur celuide Marcelle, a assisté « malgré lui » àdes démonstrations obscènes (sacri-lège et « f o rn i c a t i o n s » diversesa s s o rties de viol). Mais, enchâssé dansla vulve, il est lui-même obscène :comme indéniable et troublant (àcause de sa rotondité) représentantdu sexe masculin. Œil et vulve coïtentdans une obscène intrication de fonc-tion et de signifiants. Obscène – ettotémique, absolue. En effet, ilconfond foutre et larmes, c'est-à-direplaisir et douleur, ces deux extrêmesde l’humanité comme l’aff i rme lapréface à Madame Edward a. Parailleurs, cet œil dans la vulve a sondouble dans un dessin de W.-C., récita n t é r i e u r, détruit et évoqué ultérieure-ment par Georges Bataille. Ce dessin« figurait un œil : celui de l’échafaud.Solitaire, solaire, hérissé de cils, ils’ouvrait dans la lunette de la guilloti-ne. Le nom de la figure était l’" é t e rn e lre t o u r ", dont l’horrible machine était

3. Roland Barthes, « La Métaphore de l’œil » in Critique, août-septembre 1963, n° 195-196, p. 773.4. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Éditions Garamont – Frédéric Birr, 1987, p. 20.5. « Pour mes propres yeux l’existence… » in En marge d’Acéphale, II, 274.

Page 3: George Bataille; l'obscène et l'obsédant

21LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

le portique. Venant de l’horizon, lechemin de l’éternité passait par là »(III, 59). La guillotine et les exécutionscapitales furent longtemps un spec-tacle populaire jugé par la suiteo b s c è n e . Au-delà de la référence àNietzsche, ce dessin de l’œil insérédans la guillotine, doublé de la figurede l’œil dans la vulve d’H i s t o i re de l’œilconstitue par excellence « l ’ é t e rn e lre t o u r » bataillien, c'est-à-dire sonobsession de mêler indissolublementdans une même figure le désir, lamort, et le spectacle ainsi formé.Enfin, cette figure absolue (l’œil, lavulve, la guillotine), au-delà desaccointances peu usitées de chair, estobscène car strictement indépen-d a n t e : elle est obscène pour elle-m ê m e et pourtant, elle re g a rd ee n c o re le lecteur…La lumière admet elle aussi un doublemouvement. Elle est à la fois un« r é v é l a t e u r » de l'obscène et estobscène elle-même : le soleil est« écœurant et rose comme un glandouvert et urinant comme un méat »affirme le prospectus de souscriptionà L’Anus solaire. Ailleurs, dans LaScissiparité : « J’ai la nausée du cieldont l’éclatante douceur a l’obscéni-té d’une « fille » endormie » (III, 227).Elle est donc crue dans les trois sensdu terme : elle est éclatante commeen Espagne, elle est elle-même« licencieuse », elle fascine enfin lenarrateur d’Histoire de l’œil commeun signe mythique.

ÉcritureHistoire de l’œil, L’Œil pinéal, LesLarmes d’Éros : ces titres énoncentavec force la mise en scène de l’œildans ses liaisons obsessionnelles avecle sexe. Ainsi, dans L'Abbé C. ,Charles « trouvait [...] la figure qu’ilavait donnée de lui-même irre c e-vable : elle manquait de vulgarité, etpar là faussait l’intention du livre »(III, 242). Une part de l’intention dulivre se situe donc dans cette « vulga-rité » systématisée, épandue, conta-gieuse. Le texte lui-même semble

souhaiter son obscénité, mais aussicelle du lecteur : le sexe, soumis à ladéflagration de la rétine, devient tra-gique. L’écriture est ainsi le lieu d’unsurgissement obscène, d’une ruptureintime. Rendre obscène par l’écritureparaît pourtant être un pro c e s s u sinvolontaire. « J’étais d’ailleurs trèsétonné d’avoir substitué sans aucuneconscience une image parfaitementobscène à une vision qui semblaitdépourvue de toute portée sexuel-le »6, affirme le narrateur d’Histoirede l’œil. L’écrivain (fictif ou réel) estdonc lui-même dépassé par un sensde l’obscène qui s’impose à lui.L’obscène se tient dans l’acte d’écrire :non seulement par la descriptiond’actes (viol et meurtre d’un prêtrepar exemple) mais surtout par l’évo-cation de « dessous obscènes ». Ainsile prêtre d’Histoire de l’œil n’est-ilpas, avant de jouir une première fois,odieusement consentant ? L’obscènea p p a rtient donc à un aspect intangiblede l’écriture : suggestion, ambiguïté.D’une manière générale, l’objet « quepoursuit l’écrivain [...] n’est le sien qu’àla condition, non d’être saisi, mais, àl’extrémité de l’eff o rt, d’échapper auxt e rmes d’une impossible tension »(L’Abbé C., III, 275). Qu’il échappe aulangage est nécessaire à la pére n n i t éde cette tension. Ainsi Rosie dans son« P remier discours » s ’ é c r i e - t - e l l e :« J’ai dans la tête une obscénité sigrande que je pourrais vomir les motsles plus affreux, ce ne serait pasassez » (III, 353). L’obscène est l’excèsqui, ne pouvant être atteint, impliquel’homme dans une tension insa-t i a b l e : l’écriture en est la trace,dans sa fuite narrative et ses subitséblouissements.

A N G O I S S E ,O B S E S S I O N ,

T R A N S G R E S S I O N

Orgasme« L’ o rgasme du taureau n’est pasplus fort que celui qui nous arrachales reins et nous entre-déchira sansque mon gros membre eût reculéd’un seul cran hors de cette vulveemplie jusqu’au fond et gorgée par lef o u t re » (H i s t o i re de l’œil, I, 54).

Cette jouissance (fait rare chezGeorges Bataille, cet écrivain réputé« érotique ») a ceci d’étrange qu’ellen’entamera en aucune manière ledésir (« le cul de Simone aussi avidequ’avant, moi, la verge restée obsti-nément raide »7). Paradoxalement, ledésir doit pouvoir être préservé pourque l’orgasme soit envisageable.Dans ce cas, celui-ci est prodigieux.Peut-être existe-t-il chez les person-nages batailliens cette idée confuseet superstitieuse que l’obscène pré-serve le désir au-delà de la jouissance.P o u rtant l’éviction perpétuelle del’orgasme reste une constante desrécits batailliens. Cette démarc h edélibérée des personnages (Simonemenace par exemple le narrateur dele branler « jusqu’au foutre »8, tandisque le narrateur précise « Nous évi-tions l’orgasme »9) est absolumentobscène car elle transgresse volontai-rement les « lois » du désir auquel iln’est accordé de résolution, mêmemomentanée. L'obscène est cette ten-sion perpétuelle tout juste contenue etv o l o n t a i rement entretenue, tandis quel’éblouissement instantané est sanscesse évité. À la menace de l’aboutis-sement du désir, on répond parl’exaspération continuelle de la ten-sion en deçà de l’orgasme. L'obscènetient alors dans cet insatiable désir dudésir, dans cette quête désespérée etacculée de la tension sexuelle.

AngoissePar ailleurs, la tension sexuelle per-met de rivaliser et même neutraliserune tension inexorable : l’angoisse.C e rtains fuient celle-ci comme leconstate Dirty à l’orée du Bleu duciel : ils « ont la frousse, entendez-vous, ils claquent des dents, c’estpour ça qu’ils n’osent rien montrer »(III, 370). D’autres la « creusent » parl’obscène. À l’inverse, l’org a s m emenace car il signe l’abolition tempo-r a i re de la tension pro p re m e n tsexuelle et, de là, le retour souverainde l’angoisse. Pire, l’orgasme en tantque tel constitue un danger : dans« l’extase sexuelle » ou l’élan mys-tique, l’être « nous est donné dansun dépassement intolérable de l’être,non moins intolérable que la mort »

6. Ibid., I, 74.7. Ibid., I, 54.8. Ibid., I, 60.9. Ibid., I, 58.

Page 4: George Bataille; l'obscène et l'obsédant

22 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

10. Le Bleu du ciel, III, 385.11. Notes, III, 492.12. L’Érotisme, Minuit, 1957, p. 306.13. La Scissiparité, III, 228.14. op. cit., p. 71.

(Préface à Madame Edwarda, III, 11).L’obscène oppose sans cesse un désirexacerbé à une angoisse constitutive ;la tension devient indispensable. Elleest la « sinistre réponse à l'obsessionla plus sinistre »10 : ce chiasme révèlel’angoisse circulaire dont la girations’alimente à deux pôles : l’obsession– c o n s t i t u t i v e –, et l’obscène – c o m m etentative d’action.Bataille cherche ainsi à excéder lesexe, le désir jusqu’à la souveraineténon pas pour soumettre l’angoissemais pour s’y égaler : « Comme sil’obscénité, la salacité éhontéesétaient souveraines, comme si touteschoses devaient pâlir devant les hor-reurs qu’autorise la nuit11. » Touteschoses, et en premier lieu l’angoisse,afin que son acuité fléchisse et mêmes’incurve jusqu’à intégrer le désir. Lesexe acquiert de la sorte une dimen-sion tragique ; il se fonde sur uneadversité sans issue, et inscrit dansune dépendance mutuelle Éros etThanatos portés à leur excès. Cardans cette compétition s’intro d u i tinsidieusement une confusion : sexeet mort sont parties liées dans leurnécessaire affrontement mutuel. Lat e n s i o n – en les opposant – les lieindissolublement. L’obscène corre s-pond à cette dialectique omniprésente,véritable obsession des personnages.Georges Bataille ouvre d’ailleurs sonouvrage intitulé L’ É ro t i s m e par ladéfinition suivante : « il [l’érotisme]est l’approbation de la vie jusquedans la mort12. »

TransgressionOr l’angoisse liée à cette intensedialectique nécessite et permet lat r a n s g ression (notion clef ample-ment développée dans L’ É ro t i s m e) .L’apostolat des personnages deBataille est de réaliser dans le réel unetension équivalente à la tension inté-rieure et permanente. Troppmann,dans Le Bleu du ciel, se grise de cesmots : « L’angoisse qui ne laissait pasle corps un instant détendu estd’ailleurs la seule explication d’une

facilité merv e i l l e u s e : nous réussissionsà nous passer n’importe quelle envie,au mépris des cloisons établies » (III,391). Un apostolat, certes, puisquetout est sacrifié à cette monstrueuseexigence intérieure – l ’ e n t re p r i s eobscène nécessite la plus drue desabnégations mais établit la plus fluidedes transgressions. Elle est alorsexacerbée jusqu’à la vertu, voire lasainteté. L’obscène est en effet le fan-tasme d’une « presque résolution » :il s’agit d’effleurer au plus près sans ytoucher la mort et l’orgasme. Le désirest sauf à l’orée de son excès qui l’eûtd é robé à lui-même (le plaisir) : ildevient sa propre acmé. L’obscène estcette angoisse perpétuelle d’unei n t e rruption, d’un surg i s s e m e n timminents (mort, orgasme). Cettetension effarée est obscène car ellene se résout pas, ni ne masque saquête. Le sexe tragique prend l’obs-cène comme absolu : « l ’ o b s c é n i t édonne un moment de fleuve aud é l i re des sens13. » Et la transgressionest le plus efficace des moyens pourcréer ou entretenir la tension. Elle estparfois même paradoxale puisque lenarrateur d’Histoire de l’œil affirmesans cesse violer Simone alors quecelle-ci paraît pour le moins consen-tante. La sémantique vient ici ausecours du réel qui n’oppose pas

suffisamment d’obstacles. Puisque la« transgression n’est pas la négationde l’interdit, mais elle le dépasse et lecomplète »14, l’interdit est indispen-sable à la quête érotique. Une desangoisses de cette quête est évidem-ment de craindre – à cause de laf a c i l i t é t r a n s g ressive qu’accord el ’ i v resse obscène – l’abolition desinterdits. L’obscénité est ainsi un culteadressé à l’interdit, à la limite.

L’OBSCÈNE : ENTRESECRET ET MYSTÈRE

Exhibition du secretL’obscène consiste en l’exhibition del’envers du secret. Cette exhibitionpermet de conserver par-devers soil’innocence du secret en divulguantson travestissement. Ainsi, le narra-teur d’Histoire de l’œil affirme : « Ilm’a été impossible de leur [des sou-venirs] faire reprendre vie autrementqu’après les avoir transformés aupoint de les rendre méconnaissablesau premier abord à mes yeux et uni-quement parce qu’ils avaient pris aucours de cette déformation le sens leplus obscène » (I, 78). L’ é c r i t u redéforme ce qui génère l’angoisse, etle rend obscène. Le processus estpeut-être même encore plus radical :

François Bonnelle, monotype, 2002.

Page 5: George Bataille; l'obscène et l'obsédant

23LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

exhiber une obscénité permet de mieuxen masquer la source. L'obscène dis-simule le « refoulé » et dans le mêmetemps participe à un « retour durefoulé ». Le « secret » (« je n’ai deplace que caché »15 est-il dit dans LeP e t i t) exhibe lui-même ses part i e ssexuelles pour mieux se préserver. Ce« corps sexuel » du récit présentedans son obscénité des traces prove-nant de ce qu’il masque. En cesinfimes troubles de l’écriture se situele plus obsédant du récit bataillien.Ces troubles sémantiques se tiennentdans des analogies métaphoriques,comme les équivalences accordéesdans Histoire de l’œil aux yeux, auxœufs, aux couilles crues de taureau.Le narrateur s’en explique dans« Coïncidences » : « Cette fois je ris-quais d’expliquer des rapports a u s s ie x t r a o rd i n a i res en supposant unerégion profonde de mon esprit oùcoïncidaient des images élémentaire s ,toutes obscènes, c'est-à-dire les plusscandaleuses, celles précisément surlesquelles glisse indéfiniment laconscience, incapable de les support e rsans éclat, sans aberr a t i o n » (I, 75).Dans ces équivalences périlleuses,l’esprit se conçoit subitement commeobscène, de la même manière quel’œil interceptait l’obscénité de sonre g a rd, et la sienne pro p re. Unedes dern i è res phrases de S a c r i f i c e sle confirm e : « A ff i rmer l’existencei l l u s o i re du moi et du temps (quin’est pas seulement stru c t u re dumoi mais objet de son extase éro-tique) ne signifie donc pas que l’illu-sion doit être soumise au jugementdes choses dont l’existence est pro-fonde, mais que l’existence profondedoit être projetée dans l’illusion quil ’ e n f e rm e » (I, 96). L'obscène part i c i p eainsi à ce mouvement théâtral d’ir-ruption de l’existence profonde dansl ’ i l l u s i o n . Ce type de mouvementp o u rrait naître d’une expérience pre-m i è re, relatée dans « C o ï n c i d e n c e s » ;le père du narrateur s’écria dans une

crise de démence : « Dis donc, docteur,quand tu auras fini de piner maf e m m e ! »1 6, détruisant ainsi les« e ffets démoralisants d’une éduca-tion sévère » et obligeant le narr a t e u rà « trouver continuellement [l’équi-valent de cette irruption obscène]dans toutes les situations » (Histoirede l’œil, I, 77).

Mystère contre secretLe nu est simultanément le signe dela mort et le signe de l’érotisme. Lesens de l’obscène se tient dans leurmise en scène. La nudité absoluetouche donc un double intangible :ne coïncide-t-elle pas avec un échecde la conscience ? La chair ne perd-elle pas toute consistance et densitélorsqu’elle se trouve à ce point dila-pidée par l’esprit ? C’est pourq u o il ’ o b s e s s i o n inassouvie de la nuditéest l’aporie de l’obscène. La femmechez Bataille n’est jamais absolumentnue ; le narrateur la ressent dans unenudité relative, quelle que soit sanudité effective. Un simple accessoirevestimentaire permet souvent d’in-tensifier la sensation de nudité, nond’en atteindre l’absolu. L’obscène estainsi contraint à l’impuissance par cequi le fonde : l’œil. L’absolu de lanudité sans cesse se dérobe puisquele re g a rd enveloppe, couve, « c o u v re »le corps. L'obscène est ainsi à la nuditéce que le désir bataillien est à l’or-g a s m e : une rigoureuse et obsédanteasymptote qui s’exacerbe en vue del’Impossible. C’est bien là « c e t t eobstination à vivre à l’extrémité deslimites17. » À l’extrémité, mais à l’in-térieur des limites. Car « la nudité faitp e u r : notre nature en entier découlantdu scandale où elle a le sens del’horrible18… »L’obscène, ce « sens de l’horrible »,est la condition de l’homme nu faceà la mort. Le nu a subi un étranged é v o i e m e n t : de mystère – s i g n eindiscernable et simultané d’Éros etde Thanatos – il est devenu secretqu’on exhibe. L’obscène souille ets’obsède de cet absolu qui le tétanise.Il rend la nudité « re l a t i v e » par la miseen scène que celle-ci occasionne. Cequi obsède dans l’obscène, c’est lapart d’illusion que nécessairement il

implique, la part d’absolu qui néces-s a i rement est occultée. Ainsi, lesconditions de l’obscène (la pudeur, lasouillure) invalident la réussite de sonbut (atteindre l’absolu). C’est danscette aporie que se tient sa raisond ’ ê t re : l’obscène troque un mystèrec o n t re un secre t – la conditionbataillienne s’accule avec luciditédans une quête de l’excès.« L'obscène [Bataille emploie ici lemot au féminin] n’est elle-mêmequ’une forme de douleur, mais si« légèrement » liée au rejaillissementque, de toutes les douleurs, elle est laplus riche, la plus forte, la plus digned’envie » (III, 183-184). Elle est un tri-but, condition d’une révélation à lalimite humaine du tolérable.

Un espoir de révélationCependant, dans ce nécessaire trocdu mystère contre le secret, Batailleespère la possibilité d’une révélation :la dégradation consentie et excessivejusqu’à la banalité est la voie la plusévidente. Edwarda – une prostituée –exhibe son sexe et dit : « je suisD I E U1 9. » Infinie logique de l’obscène :les « g u e n i l l e s » contre b a l a n c e n tl’absence de dieu. De même, le culnu d’Éponine au début de L’Abbé C.apporte un éblouissement à l’abbéqui, « les bras au ciel, avait la boucheo u v e rt e » (III, 264). Cet équilibre(plutôt qu’équivalence) entre obscé-nité et révélation rejoint celui qui unitdéchéance et sainteté et traverse lesrécits batailliens. Ainsi, dans L aScissiparité, le narrateur affirme-t-il :« Soudain, je sus qu’en haut de l’es-calier, dans un désordre obscène, jeverrai l’autre versant 20. » L’obscène seprésente comme l’envers de l’absencede dieu, c'est-à-dire l’envers del’Impossible. L’obscène n’est doncpas tant un mystère dévoyé, unsimple secret de substitution exhibéqu’une nécessité ontologique du per-sonnage bataillien face à l’Impossible.Celui-ci aff i rme d’ailleurs : « Je pensecomme une fille enlève sa robe. Àl’extrémité de son mouvement, lapensée est l’impudeur, l’obscénitémême21. » L’obscène est la proclama-tion de la mort de Dieu (la lecture deNietzsche eut on le sait un grand

15. Le Petit, III, 38.16. Histoire de l’œil, I, 77.17. L'Abbé C., III, 359.18. L’Impossible, III, 115.19. Madame Edwarda, III, 21.20. La Scissiparité, III, 131.21. Cité in Georges Bataille, la mort à l’œuvre,

Michel Surya, p. 8.

Page 6: George Bataille; l'obscène et l'obsédant

24 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002

impact sur Bataille) : « Dieu est mortd’autant plus que la chair est salie,d’autant plus qu’elle est souillée,d’autant plus qu’elle est belle2 2. »D’autant plus, donc, qu’elle est obs-cène. L’obscène se tend à larecherche de la vacuité créée par lamort de Dieu, a peut-être même lesentiment de créer cette vacuité, ettente par son excès de combler celle-ci. Cette recherche est tentée par laruine, l’illusion, le vertige : « Ce quinous fascine est vertigineux : lafadeur, les replis, l’égout ont la mêmeessence, illusoire, que le vide d’unravin où l’on va tomber23. » L’obscèneparticipe à cet insondable. S’y abîmerest nécessaire pour échapper au vert i g ede l’absence. Mais l’obscène, c’estjustement précipiter la présence pourdésespéramment sauvegarder l’équi-l i b re tendu à l’excès de l’éro t i s m e ,tendu par la fascination de l’absence.

Le « langage de la passion [affiche]ces dehors vulgaires, afin d’écarternon seulement l’obstacle, le délaiqu’on lui aurait opposé24. » La pas-sion peut ainsi emprunter les alluresde l’obscène pour arriver plus effica-cement à ses fins. L’ é rotisme deG e o rges Bataille comportait tro i s« strates » : femme ou compagne,maîtresses, prostituées. Trois femmesont partagé sa vie (Sylvia, ColettePeignot, Diane). À quel point en par-tagèrent-t-elles la « part obscène » ?Les bordels et la souillure auraient-ilspermis d’exalter leur passion ? PourG e o rges Bataille, cela est cert a i n – m a i sde quelle passion exactement ?L’obscène pour lui-même, une femmeprécise, la femme dans ses diff é re n t savatars, l’érotisme mêlé de mort ? Oup e u t - ê t re un absolu ivre et « i n v i-v a b l e » ? Quoiqu’il en soit l’aventureobscène ne se tente que seul.La gageure de cette aventure révè-l e r a ses extrémités dans un rêve fou,l’œil pinéal : « celui que j’imaginaisau sommet de mon crâne était néces-sairement embrasé, étant voué à lacontemplation du soleil au summum

de son éclat »25 confie Bataille. Or cetœil, encore une fois, désire seconfondre avec son objet obscène : iltraduit une « envie irrésistible dedevenir soi-même soleil (soleil aveu-glé ou soleil aveuglant, peuimporte) » (Dossier de l’œil pinéal, II,14). Il coïncide aussi avec la « protu-bérance anale de quelques singes »et un « o rgane sexuel d’une sensibilitéinouïe, qui aurait vibré en […] faisantpousser des cris atroces [à l’auteur], lescris d’une éjaculation grandiose maispuante » (Dossier de l’œil pinéal, II,19). (Je me permettrai de faire re m a r-q u e r, puisque la référence à Descartessemble aveugler certains, que danspinéal, il y a tout de même pine.) Cest rois obscénités – soleil, cul dessinges et éjaculation – s’agglomèrentpar et dans l’œil, et forment uneimage complexe : « Aujourd’hui oùj’écris, ce que j’imagine de l’œilpinéal atteint, au cours d’un certaintrouble, une brutalité d’érection siterrifiante que je ne peux pas m’ima-giner l’énorme fruit anal de vianderose cru radiée et brenneuse (celuiqui m’a tellement frappé à Londres)autrement que comme un ignoblecrâne que je fracasserais d’un coupde hache avec un h a n râlé au fondde la gorg e » (Dossier de l’œilp i n é a l, II, 19).

L’obsession de l’obscène ne trouvedonc son accomplissement que dansle « coup de hache » exaspéré, infli-geant une interruption radicale.Ainsi, cet article sur L’Œil pinéal s’in-terrompt quelques lignes plus loin pardes points de suspension tandis quela première partie d’Histoire de l’œil,après le déchaînement des protago-nistes à Séville, se dissout dans leurfuite. En effet, les sacrilèges, le viol etle crime perpétrés dans « l’église deDon Juan » donnent à ce récit une« s c a n s i o n » non négligeable, unpoint de non-retour qui exige cettefuite. Pour le prêtre, l’obscène coïncideavec le martyre, c'est-à-dire l’expres-sion extrême de la foi. Et pourSimone, le narrateur et l’Anglais,l’obscène prend le sens d’un dieuabsent, n’interrompant pas de tellesprofanations. Il est donc pour ce triode protagonistes preuve de l’absencede dieu et simultanément s’érige lui-même en figure absolue (l’œil dans lavulve). Par ailleurs, le récit bataillientente d’acculer et circonscrire tout cequi n’est pas obscène en systémati-sant l’obscénité. Il cherche aussi parla tension érotique à opérer un ren-versement du monde qui exhiberaitainsi ses « dessous ». C’est en toutcela que l’obscène, cet envers del’Impossible, subjugué par l’idéeobsédante d’un absolu, s’exhibe avecla plus absolue des obsessions.

Agathe SIMON

22. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, p. 43.23. L’Impossible, III, 123.24. L’Abbé C., III, 273-274.25. Dossier de l’œil pinéal, II, 14.

François Bonnelle, monotype, 2002.