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L'AUTEUR PASCAL QUIGNARD Bénédicte Gorrillot Armand Colin | Littérature 2009/3 - n° 155 pages 68 à 81 ISSN 0047-4800 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-litterature-2009-3-page-68.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gorrillot Bénédicte, « L'auteur Pascal Quignard », Littérature, 2009/3 n° 155, p. 68-81. DOI : 10.3917/litt.155.0068 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 70.208.73.185 - 28/08/2014 00h10. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 70.208.73.185 - 28/08/2014 00h10. © Armand Colin

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L'AUTEUR PASCAL QUIGNARD Bénédicte Gorrillot Armand Colin | Littérature 2009/3 - n° 155pages 68 à 81

ISSN 0047-4800

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-litterature-2009-3-page-68.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gorrillot Bénédicte, « L'auteur Pascal Quignard », Littérature, 2009/3 n° 155, p. 68-81. DOI : 10.3917/litt.155.0068--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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L’auteur Pascal Quignard

En 1995 Pascal Quignard affirmait dans

Rhétorique Spéculative

:« Il y a trois intentions qui s’affrontent dans un livre et qui ne se superpo-sent jamais : 1-

intentio auctoris

/2-

intentio operis

/3-

intentio lectoris

»

1

.L’essayiste s’attarde alors sur sa définition de « l’auteur », ou plutôt du« ton de l’auteur » qui est « un morceau de son cœur » (

ibid.)

. Quand en2003 Jean-Louis Pautrot demande au romancier s’il « pense en termed’œuvre » son écriture ou s’il se considère comme un « écrivain avec unemajuscule », celui-ci répond : « je ne me suis jamais éprouvé comme écri-vain. (…) C’est la lecture qui est pour moi vitale (…), plutôt que l’activitéconquérante ou volontaire d’écrire »

2

. Et plus loin il ajoute : « Œuvre,opus, labour, travail, ces mots ne m’inspirent rien. (…) À vrai dire, j’erredans tous les mots que vous employez. Je n’arrive pas à répondre à votrequestion »

3

.La difficulté à répondre vient du rapport complexe que l’écrivain

entretient avec ces notions. Pascal Quignard a intégré certaines desremises en cause modernes affectant l’œuvre et l’auteur et témoignequ’il a été un lecteur attentif de ces ténors (parmi d’autres) de la décons-truction littéraire : Barthes, Foucault et Blanchot. En même temps ilparaît dépasser la mise à mort de ces concepts littéraires canoniques etrevenir à des modèles critiques traditionnels, pour ne pas dire antiques :son recours au lexique latin en prévient d’emblée. Ainsi avec lui lafigure de « l’auteur » ne meurt pas (comme, d’ailleurs, elle n’avait pasdisparu avec Barthes et Foucault), mais elle connaît une nouvelle etétonnante métamorphose, dont je propose d’esquisser la description. Ilen ressort également que les termes de « moderne » ou de « passéiste »conviendront aussi peu l’un que l’autre pour qualifier cette refonte del’image auctoriale. Devra-t-on pour autant parler d’une figure « post-moderne » de l’auteur ?

P. QUIGNARD ET LA DÉCONSTRUCTION MODERNE

Dans « La Mort de l’auteur » publié en 1968, Roland Barthesécrit : « L’image de la littérature qu’on peut trouver dans la culture cou-rante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire,

1. Pascal Quignard, « Gradus »,

Rhétorique Spéculative

, Paris, Gallimard, coll. Folio,1995, p. 147 (Référence ensuite notée RS).2. Jean-Louis Pautrot, « Dix questions à Pascal Quignard »,

Pascal Quignard ou le noyauincommunicable, Études françaises

, 40-2, p. 87.3.

Ibid.

, p. 90.

l’auteur pascal quignard

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ses goûts, ses passions. (…) Certains écrivains ont depuis longtempstenté de l’ébranler. »

4

Pascal Quignard semble faire partie de ceux-là.Ainsi, peut-on lire dans l’un des premiers

Petits traités

écrit pendant lesannées 70 :

Je n’écris pas pour « maîtriser » la peur ([…] pour répondre au défi d’uneexpérience). Je ne suis pas sujet d’une expérience. À la fois par manqued’expérience et par défaut de moi. Je suis sans Personne au fond de moi. Nullesouveraineté alors. Ni capital dans le crâne ? Aucun assujettissement et peude biographie.

5

L’auteur sans « personne » est un auteur creusé par le vide d’unedéfinition traditionnelle rappelée en substance et faisant de nouveau échoà Barthes. En effet, le « moi » du romancier refuse de s’assimiler pluslongtemps à cette figure « identifiée par les institutions » au « héros d’unebiographie » et posée comme « unité » d’une « personne civile, morale »

6

ou herméneutique.Que reste-t-il alors de l’œuvre privée de son surplomb auctorial ?

R. Barthes répond, en se référant à Mallarmé : il reste « le langage lui-même » qui se substitue « à celui qui était censé en être le proprié-taire »

7

. Le critique ajoute : « cela consiste à supprimer l’auteur au profitde l’écriture (ce qui est […] rendre sa place au lecteur) » (

idem

). En1976, Pascal Quignard écrit un étrange récit,

Le Lecteur

, qui paraît illus-trer cette pensée. Qu’est-ce que ce livre ? Son scripteur répond sansambages : ce qui est « sans personne (ni auteur, ni lecteur, ni imprimeur,ni vendeur de ce livre). Le lecteur est cet

!"#$%

, l’animal inconnu, laruse d’Ulysse mais le vertige d’Homère, le Personne de la caverne. LeSans Personne »)

8

. L’expression « le lecteur » pose ici problème. Carcette figure est à la fois niée (« ni lecteur ») et définie positivement (« lelecteur est »). La difficulté se résout, si l’on considère que le deuxième« lecteur » renvoie au livre même du

Lecteur

. Pascal Quignard cherche-rait donc à préciser la spécificité de son ouvrage, qui est d’être « sansauteur » et ajoute dans la parenthèse la définition historique, reprise audictionnaire de Furetière, qu’il s’en fait d’abord : un inventeur, unimprimeur, un diffuseur du livre.

Mais l’écrivain paraît aussi déclarer son récit sans lecteur. Ainsi,plus radical que Barthes et Jauss

9

(qui installaient le lecteur à la place her-méneutique laissée vacante par le défunt auteur) et proche en cela de

4. Roland Barthes, « La Mort de l’auteur » (1968), in

Œuvres complètes

(nouvelle éd. d’E.Marty)

, t.

III (1968-1971), Paris, 2002, p. 41.5. Pascal Quignard, « Le Misologue »,

Petits traités

, t. I, Paris, Gallimard, coll. Folio,2002, p. 46 (Référence ensuite notée « PT » suivi du numéro de tome).6. Cf. Roland Barthes, « Préface » de

Sade, Fourier, Loyola

, in

op. cit.

, p. 704.7. Roland Barthes, « La Mort de l’auteur »,

op. cit.

, p. 154.8. Pascal Quignard,

Le Lecteur

(1976), Paris, Gallimard, 2002, p. 124 (Référence ensuitenotée L).9. Pascal Quignard s’en distancie dans PT II, p. 86.

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« l’écrit au neutre » de Blanchot

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, Pascal Quignard réduirait son texte àn’être que du texte, à savoir une simple manifestation de langue ? Ilsemble bien, à lire le « Gradus ». Ne compteraient à ses yeux qu’un« style », un rythme par « saccades » tentant de retrouver l’intensité de lasecousse originelle dont « nous procédons tous » (RS, p. 146). Dans unautre extrait du

Lecteur,

le créateur décrit son livre comme une paroleerrante, de page en page :

Voix pauvre, multiplement articulée, au bord de sa mort, ainsi dans toute lapossession du souvenir de son registre et de son code pour user de métaphoresdiverses et sans doute excessives, débonde alors excessivement en son fan-tôme, en fresque de son mur. Son point d’étouffement. (L, p. 75)

Ce texte demeure pourtant le fait d’un locuteur. Mais ce qui resteaccessible au destinataire est la réception pure de sa projection langagière.Une troisième page du

Lecteur

illustre cette esthétique radicale du« livre venu d’un presque rien » :

Oui, oui, perverti, souillé de toutes les figures du langage, infigurable,défiguré, meurtri, dépravant la translucidité de la lumière ou l’opacité de lanuit. Viciant espèces, genres, modes, catégories sous lesquelles jadis leslivres subsumaient « où » apparaissaient l’être. Lui ? Cela putréfié ? (…)Avarie viande. Altère couleurs. Estropie mots. Atrophie membres. Étiolefleurs. (L, p. 139)

Les pronoms sujets de première personne et deuxième personnesdisparaissent — ces fantômes évanescents dans lesquels l’instance aucto-riale aurait encore pu apparaître. Les verbes sans sujet grammatical, maisdont le sémantisme renvoie au travail d’écriture du créateur (« Viciantgenres », « Estropie mots »), trahissent l’amincissement extrême quePascal Quignard fait subir à la présence illocutoire de l’auteur. Sans tou-tefois l’annuler : car un sujet, certes grammaticalement peu visible(« Lui ? »), continue d’agir, c’est-à-dire de manifester son existence parcette simple profération verbale.

Plusieurs années après, dans la « Préface » au

Démon de Socrate

,l’essayiste explique à nouveau ce geste minimaliste de « laisser parlerla langue ». Il s’agirait du « discours incessant qui en chaque hommeformule sa vie [et] n’est pas volontaire. Ce susurrement constant etclandestin qui erre en nous est moins élaboré que nous ne sommes éla-borés par lui »

11

. La langue qui nous parle est la langue-mère nonchoisie par l’enfançon. Elle est par conséquent la langue de personne.Si donc une présence auctoriale perdure, c’est réduite à une instanceénonciative, à ce fantôme de locuteur plus convoqué et révélé par salangue qu’il ne la convoque et la révèle. Du

Lecteur

à la « Préface » au

10. Cf. Maurice Blanchot,

L’Espace littéraire

, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p. 256.11. Pascal Quignard,

Le Démon de Socrate

, Paris, Payot-Rivages, 1993, p. 34 (Référenceensuite notée DS).

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De Deo Socratis

(datée de 1993)

,

l’écrivain semble alors rejoindre lerêve animant Michel Foucault, en 1970, au seuil de sa conférence inau-gurale au Collège de France :

Dans ce discours qu’aujourd’hui je dois tenir, (…) j’aurais voulu pouvoir meglisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu êtreenveloppé par elle. (…). J’aurais voulu m’apercevoir qu’au moment deparler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps. J’aurais aimé qu’ily ait derrière moi (doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix quime parlerait ainsi ; « il faut continuer, il faut dire des mots (…) jusqu’à cequ’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent »

12

.

Il convient de ne pas se méprendre sur un deuxième point. Bienque déconstruisant le texte classique en un

dictum impersonnale

(pro-féré par une personne qui n’est personne), Pascal Quignard ne déniepas toute présence au lecteur. Il le réduit seulement à une fonction delecture et de mise en cohérence du magma de mots qui lui est soumis— rejoignant là encore M. Foucault

13

. Le lecteur subit donc la mêmeascèse que l’auteur. Il ne recouvre plus une biographie et une psycho-logie qui se substitueraient à celles défuntes de l’auteur classique.C’est ce que le romancier rappelle dans la « Préface » au

Démon deSocrate

:

On ne peut détacher la langue comme « systema » de la langue comme « dia-logos ». (…) Ni le locuteur ni l’auditeur (ni l’instance « je ») ni l’instance« tu » ne peuvent être autarciques (…). La langue est aussitôt face-à-face dudiscours, face-à-face de visages. (DS, p. 32-33)

Le petit traité « Chien de lisart » prévient très tôt de cette ascèse dulecteur :

On peut désigner du nom de « livre » le texte littéraire qui n’a pas de lecteur.Qui n’a pas de lecture préalable. Qui « invente » son lecteur. Qui contraintcelui à qui il s’adresse à se transformer vers lui pour le lire. Une invention quiinvente son découvreur. (PT II, p. 40)

L’écrivain amaigrit donc le lecteur jusqu’à n’être plus qu’une fonc-tion dialogique (il est « celui à qui le texte s’adresse ») et herméneutique(il organise la masse langagière, en tant que « découvreur » de l’œuvre).

Est-ce à dire que pour Pascal Quignard (suivant le reproche qui aété adressé à Barthes) le lecteur, même réduit à une abstraction linguis-tique, ne serait qu’une hypostase du défunt auteur ? Il n’en est rien etnombreuses sont les pages où le romancier prend soin de souligner la« non-coïncidence de la nature du livre (pour l’auteur et le lecteur) »

12. Michel Foucault,

L’Ordre du discours

, (1971) Paris, Gallimard, 2004, p. 7.13. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), in

Philosophie (Anthologie)

,recueil rassemblé par A. Davidson et Fr. Gros, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 2004,p. 298-302

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(PT II, p. 125). Il en développe l’idée dans le petit traité sur la«

Lectio

» :

Sans doute y a-t-il une espèce de « lecture » qui gouverne le « texte ». (…) Maiscette anticipation elle-même est sans symétrie. Le lecteur qui saisit un livre estdans l’incapacité de pressentir la métamorphose qui lui a donné jour. (…) Il secoule d’emblée dans cette forme qui le domine, qui mouvemente et rythme sonregard (…). Sans doute peut-il évoquer celui qui l’écrivit, s’interroge-t-il sur cequ’il prétendit faire, etc. Mais seul le

liber

, l’

opus

est questionné, à l’extrêmerigueur la

scriptio

, non la contingence ou la chimère de l’

operatio

. (…) Le lec-teur qui se saisit d’un livre ne nourrit sans doute pas le désir de toucher l’arbi-traire d’où le livre procède. (

ibid.

, p. 124)

Le message est clair : le lecteur puisqu’il n’a pas été à l’initiative del’écriture ne peut jamais être confondu avec l’auteur, seul « coup depouce » au « briquet » qui a allumé la « flamme du langage » (

ibid.

,p. 400).

Le résultat de cette lecture moderne de la littérature débouche sur unparadoxe que Roland Barthes soulignait déjà dans sa « Préface » à

Sade,Fourier, Loyola

: « Car s’il faut que, par une dialectique retorse, il y aitdans le texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dis-persé, un peu comme les cendres que l’on jette après la mort. »

14 La figurede l’auteur subsiste, chez Pascal Quignard, et subit cette métamorphose.Selon le même renversement dialectique, il s’agit de celle que le lecteursupposé maintient à l’œuvre dans le texte, pour instaurer un principe decohérence et une possibilité de faire sens. Cette figure recouvre la« fonction-auteur » théorisée par Michel Foucault entre 1969 et 197O 15. Or,comme les lecteurs sont multiples, cela fait autant de cohérences hermé-neutiques possibles du texte et autant de constructions possibles de l’imageauctoriale 16. Pascal Quignard entérine cette dispersion-là, quand on consi-dère combien il accueille volontiers la collection des métatextes variés etparfois contradictoires que ses lecteurs portent sur lui. Tous l’intéressent,comme il en a témoigné, en juillet 2004, au Colloque de Cerisy-la-Sallequi lui était consacré.

L’identité de l’auteur échappe par ailleurs (et avec elle toute possi-bilité d’accéder à son intériorité), parce qu’elle se trouve ramenée auxfragments citationnels, c’est-à-dire aux quelques phrases marquantes aux-quelles le lecteur le résumera. Pascal Quignard en prévient dans la « pré-face » au Démon de Socrate, alors qu’il se fait lui-même lecteur dequelques écrivains de l’Antiquité : « Qu’est-ce qu’un “sujet” grec ? Unefaçon d’agir dans la cité, rien sur la vie privée soustraite au regard et aulangage et blottie dans le gynécée, quelques répliques mémorables pro-14. Roland Barthes, op. cit., p. 703-704.15. Michel Foucault, L’Ordre du discours, éd. citée, p. 28.16. Roland Barthes, « il faut relire le texte comme s’il avait été déjà lu » (in « S/Z », op. cit.,p. 150-151).

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noncées à l’âge mûr. » (DS, p. 12) Dans un petit traité antérieur, il a écrit :« Virgile et Pascal : des bouts de textes ensuite cousus. » (PT II, p. 407)Barthes parlait, pour évoquer le même phénomène, du « pluriel decharmes » que chacun associe à un nom de créateur 17.

De l’auteur, réduit par autrui à la collection de ses bons mots, àl’image d’un auteur collectionnant les phrases d’autrui, il n’y a qu’un pas(toujours très corrosif) que Pascal Quignard franchit aussi. Le Lecteurconstitue en effet la première tentative du romancier de proposer del’auteur (et de lui-même) l’image d’un simple compilateur. Pascal Quignardouvre son livre en esquissant le portrait d’un « il » mort (L, p. 11), qu’onsoupçonne être « le lecteur », sujet de l’opus. On trouve en premièrepage : « il écrivit peu. Il lut beaucoup. (…) Il fut tout ce qu’il lut » (L,p. 11). Pourtant, coup de théâtre, ce lecteur s’avère être l’auteur qui futauthentiquement un « lecteur d’édition ». Pour sceller cette identification,l’écrivain ajoute à la page 14 : « À son sujet, je ne puis vous répondrequ’à partir de moi-même. » (ibid., p. 14) L’auteur se réduit ici à ce qu’ilen reste, après la critique de Barthes : une instance énonciative, disantparfois « je » et démultipliée en une parole vertigineusement plurielle,puisqu’il s’agit d’être tous les livres lus. Si toutefois le « je » pluriel duLecteur reste encore assez timide, il préfigure bien l’image sans cesse pluskaléidoscopique que les publications postérieures offrent de l’auteurPascal Quignard. Celui-ci compile toujours plus de citations, mêlées auxcommentaires de plusieurs centaines d’autres écrivains. La liste commen-cerait par Albucius, Apulée, Cicéron, Dion Cassius, Fronton, Horace,Juvénal, Latron, Martial, Ovide, Pétrone, Perse, Sénèque le Père, Socrate,Tacite, jusqu’aux… modernes Benvéniste, Bettelheim, Des Forêts,Ducrot, Klossowski, Jauss, Lévi-Bruhl, Lévi-Strauss, etc. Le comblesemble atteint par Sordidissimes dont certains chapitres, comme « Le19 mars 2000 à Mons » 18, équivalent à un simple recueil de citations depenseurs ou de littérateurs.

Il serait pourtant faux de réduire la figure de l’auteur PascalQuignard au fantôme fragmentaire qu’a pu lui inspirer la pensée décons-tructiviste formalisée par Barthes ou Foucault. L’écrivain cultive aussi lesimages les plus antiques, c’est-à-dire les plus latines, de l’auctor.

UN LATIN PARMI LES MODERNES

La première de ces images est celle de l’auctor, comme « garant »de la lecture de ses textes et comme guide herméneutique. Le début decette étude suffirait à en convaincre, qui n’a fait que décrire un paradoxe,sans en souligner l’énormité paradoxale. On y a en effet montré comment17. Cf. Roland Barthes, « Préface à Sade, Fourier, Loyola », op. cit., p. 705.18. Cf. Pascal Quignard, Sordidissimes (Dernier Royaume V), Paris, Grasset, 2005, p. 83-89(Référence ensuite notée SORD).

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un auteur ne cesse d’exposer, dans ses Petits traités, ses préfaces ou sesromans, qu’il refuse d’être un auteur classique : il ne faut pas le confondreavec une personne civile et morale clairement identifiée et dictant au lecteursa lecture. Or que fait Pascal Quignard sinon que de diriger la réception deson texte ? Loin de se cantonner à la position en retrait d’un narrateur envoix-off, narrant ses obsessions de langue, il remet au contraire sur ledevant de la scène le « je » directif du scripteur, contredisant alors sa pre-mière tentation foucaldienne d’une « langue parlant pour lui-même ». Entémoigne cette page extraite de la « Préface » au Démon de Socrate :

Celui dont vous parlez se tient à vos côtés. Aimer, dormir, lire est ce« voir l’aphantos ». Lire, c’est suivre des yeux la présence invisible. Celuidont vous parlez se tient à vos côtés. Il a vis-à-vis de vous plus de proximitéque les proches eux-mêmes y aspirent ; ainsi devant vous « invisible ».L’absente de toute étreinte (c’est-à-dire la femme étreinte dont vous pro-cédez) vous suit plus près que votre ombre (…). Celui dont vous lisez l’his-toire est plus près de vous que vous-même. Il est plus près de vous que votremain qui tient le livre, que votre vue elle-même. (DS, p. 28)

L’auteur est un maître herméneutique inévitable. Pascal Quignards’en fait la même idée que les écrivains qu’il cite dans ce texte : Platon etApulée. Jesper Svenbro a récemment montré que Platon incarne l’auteurentendu en ce sens. Le philosophe grec « s’est [le premier] soucié de ladéfense de son œuvre en créant l’Académie » 19. Sa méfiance de l’écrit l’aporté à instaurer les procédures lui permettant post mortem de maîtriser laréception de son texte. De son côté, Florence Dupont a expliqué commentApulée incarne aussi ce type d’auteur, quand, dans l’exorde auxMétamorphoses, il se pose comme un « père soucieux » de son enfant 20.

Cette référence à l’Antiquité permet d’éviter un contresens. Leromancier ne renoue pas avec l’auteur romantique, représenté comme unmaître tyrannique du sens à donner à son texte. À Rome, nulle arroganceautoritaire ne se laisse déceler dans la relation qu’entretient l’écrivainavec son lecteur. Si la main guidant la lecture est ferme, elle use develours. Car, ainsi que Danielle Porte le souligne dans Rome, l’esprit etles lettres, « l’auteur latin aime son lecteur (…). À chaque instant, on asouci du confort intellectuel de celui qui vous lit » 21. Ainsi, malgré cer-taines déclarations contraires, Pascal Quignard reprend à l’auctor latin sabienveillance toute paternelle. Certes, face à Chantal Lapeyre-Desmaison,il revendique d’être « rudis », soit rude, brutal avec son lecteur 22. Mais19. Jesper Svenbro, « La notion d’auteur en Grèce ancienne », L’Auteur, Actes du Colloquede Cerisy-la-Salle d’octobre 1995, Presses Universitaires de Cæn, 1996, p. 26.20. Florence Dupont, « L’écriture entre deux voix », L’Invention de la littérature (1994),Paris, La Découverte, coll. Poche, 1998, p. 242.21. Citations cursives renvoyant à Danielle Porte, « En soi et hors de soi », Rome : l’espritdes lettres, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 1993, p. 154.22. Cf. Pascal Quignard le solitaire, rencontre de Pascal Quignard avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, Le Flohic, 2001, p. 112-113.

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cette rudesse est motivée par un vrai souci du bien de son interlocuteur.L’écrivain veut l’obliger à quitter la langue figée des conventions, pouraborder à celle inouïe qu’il lui propose et qui dit peut-être son « jadis ».Le lecteur pourra y gagner une parole et un savoir neufs.

Il pourra aussi y gagner un véritable plaisir. C’est ce qu’apprendencore la « préface » au Démon de Socrate. L’essayiste y expose qu’ils’agit de conduire le lecteur au plaisir de se sentir écouté, choyé. Il ditaussi s’affilier à Crébillon, qu’il peint comme « l’ange qui garde lesfemmes et les hommes à leur joie esseulée », ou encore comme « ledaimon de la main solitaire » « masturbatoire » (DS, p. 31). Ce motif estobsessionnel dans l’œuvre du romancier et se retrouve par exemple dansle petit traité « Chien de lisart » : « Plaire. Plaire. Séduire. agenouiller.Fasciner. Émouvoir physiquement son lecteur au travers du livre. Leretenir vers soi. Être aimé extraordinairement. » (PT II, p. 41)

Cette inflexion amoureuse de l’attention auctoriale semble uneinvention de Pascal Quignard par rapport à ses maîtres antiques 23. Eneffet, le romancier dépasse la volonté d’un amour paternel (que ces der-niers ont développée dans leurs préfaces) 24, pour franchir avec son desti-nataire le pas d’un amour érotique. L’auteur s’apparenterait alors à unmoteur érogène. Celui-là chercherait à faire enfler le sexe de son destina-taire, en le guidant dans sa lecture et en le rendant capable de recevoir uneréussite de langue qui le comble. Il chercherait tout autant à faire érigerson propre sexe (par cette réussite de langue et la jouissance du pouvoirretiré). De fait, quand il s’agit de parler de la figure de l’auteur, l’écrivainrappelle qu’« on ne peut faire l’épargne de la question intime de l’érectiondu pénis du romancier » (RS, p. 162).

Faut-il comprendre en ce sens, la définition étymologique del’auteur en auctor latin qui « auge [t] » (c’est-à-dire « produit un mouve-ment poussant tout à s’accroître ») évoquée dans le 41e petit traité ?

Auteur est auctor. Un homme qui augmente la valeur d’une chose par les motsqui l’ornent, la détachent du monde et l’aident à s’agripper à sa mémoire.Augeo dit le mouvement de ce qui accroît, développe, pousse des branchesdans l’espace ou dans le ciel, ou dans l’avenir. C’est augurer. Celui qui écritaugmente la culture. Il n’invente pas. Il s’appuie sur ce qui existe qui faitautorité. Il accroît de mots et du souvenir des pères, des expériences tropneuves. Il accroît le tempo de sa vie de la suite précipitable et silencieuse destemps anciens. (PT II, p. 326)

La fin sexuelle du passage — une montée de « sperme » (ibid.,p. 329) — pourrait encoder une certaine connotation érotique dans lafigure auctoriale évoquée. Il ressort toutefois que, dans cette page du23. Si l’on excepte le cas des poètes élégiaques (Tibulle, Ovide et Properce) qui assimilent« faire une élégie » à « faire l’amour », et celui de Martial qui au détour de telle épigrammeinterpelle le cul de son lecteur.24. Sur ce rapport paternel auteur/lecteur, voir D. Porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 74.

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« Signe deleatur », l’essayiste convoque bien plus, pour son propre compted’auteur, d’autres interprétations antiques de l’auctor-augmentateur.

Ainsi l’augmentum réalisé par le créateur peut renvoyer à une valeurabstraite : il s’agit de l’enrichissement d’un matériau de base, d’abordconçu comme celui qu’offre le temps présent. L’auctor est alors celui qui,par son érudition, par « le souvenir des Pères » (PT II, p. 326), sait amé-liorer l’expression de son propre vécu. Cet appel à la mémoire peut obéir àdeux intentions pragmatiques différentes. D’abord, la convocation des maî-tres peut s’apparenter à une appropriation pour soi du crédit intellectuel (oulittéraire) attaché à leur nom, en sorte d’importer dans le discours présente-ment tenu la force persuasive supérieure de leur « autorité » (idem). Cettemanière rhétorique de citer les illustres prédécesseurs est un tour bienconnu de la pratique latine 25 que Pascal Quignard n’hésite pas à reprendre.

Mais le romancier cite, aussi et surtout, dans un deuxième but : pourlutter contre le sentiment de vide ou de rien de son vécu présent. Il écrit,toujours dans le 41e « petit traité » : « [l’auteur] accroît de l’âme des motset du souvenir des pères, des expériences trop neuves » (PT II, p. 326). Ilrejoint de nouveau l’esprit latin. Danielle Porte rapporte qu’à Rome « loind’être un ornement gratuit, l’exemplum contribuait à enrichir, à grandiraussi l’homme étroitement humain, en fondant son aventure unique dansl’aventure universelle. On se plaçait ainsi dans le cours du grandtemps » 26. La remontée dans la mémoire des Anciens, et en particulier lareprise de leur langue, permet, aux yeux de Pascal Quignard, de se rap-procher de notre lointaine origine et « accroît le tempo de [nos] vies de lasuite silencieuse des temps anciens » (idem) Dans Le Sexe et l’effroi oules Sordidissimes, le créateur explique que notre « langue » peut ainsi« rejoindre » et donner figure à « un rythme, une attaca, une violenceassertive, une fragmentation massacrée, bruta, brusca, qui aient à voiravec la haine originaire et avec la poussée vivante qui la précède »(SORD, p. 161). De même, dans Rhétorique Spéculative, quand PascalQuignard « s’augmente » de Fronton, c’est pour lui reprendre un langagedes temps anciens. C’est surtout pour s’approprier son usage rhétoriqueremarquable de l’image, assimilée à l’imago du visage des défunts 27 et parlaquelle l’invisible immémorial fait retour dans le visible.

Pascal Quignard adopte aussi l’autre interprétation que les Latinsavaient de l’augmentum opéré par l’auteur. Il désignait l’enrichissement25. Voir aussi les études rassemblées dans les Actes du Colloque du PARSA-Lyon du 2-6novembre 2002, La Citation dans l’Antiquité, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, coll.Horos, 2004. Voir en particulier Gérard Salamon, « Les Citations dans les Tusculanes »,p. 135-146.26. Danielle porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 79.27. Il faut souligner que P. Quignard crédite abusivement Fronton d’une telle définition del’image. C’est ce que démontre Rémi Poignault, dans l’esprit positif de mesurer le degré derecréation poétique de l’auteur quand il s’empare de ses modèles latins. Cf. « Fronton revupar Pascal Quignard », Caesadorum, p. 145-174.

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du matériau de base cette fois offert par le passé. L’écrivain français ditdans son petit traité que l’auteur est celui qui « augmente la culture. Iln’invente pas. Il s’appuie sur ce qui existe » (PT II, p. 326). On peut lireun écho presque parfait à ces propos, dans le livre que Danielle Porteconsacre à l’auteur à Rome : « l’auctor est celui sui augmente, par sonpropre talent, sa propre valeur, sa personnalité particulière, la valeurd’une chose. Il ne l’invente pas » 28. Le romancier reprend souvent cetteidée. Ainsi déclare-t-il, en 1992 dans la « Préface » aux Sentences, divi-sions et couleurs des orateurs et rhéteurs de Sénèque le Père : « J’ai déjàtenté, dans deux livres, de faire revivre deux de ces déclamateurs. Alorsj’ai pillé Sénèque le Vieux. J’aime m’endetter de dettes infinies. » 29

L’essayiste évoque alors son admiration pour ces déclamateurs (Albuciuset Latron) : « Ils amplifient des scènes connues et les systématisent dansl’imaginaire : ce sont des romans qui se font. On a une crèche : on inventeun âne, on invente un bœuf. » (idem) Mais l’écrivain ajoute plus loin :« j’ai romancé Albucius » (ibid., p. 15), révélant qu’il applique à ses maî-tres la même amplificatio que ceux-là infligeaient à leurs modèles.

Son « roman » d’Albucius en est la démonstration éclatante. Eneffet, aux rares fragments des Déclamations du rhéteur consignés demémoire par Sènèque le Père, Pascal Quignard ajoute le liant narratifd’une biographie d’auteur et comble les trous d’une « vie » impossible àreconstituer par de multiples scènes inventées. Le chapitre XVI intitulé« La merlette » en est un exemple, ouvertement déclaré comme tel parson créateur : « j’invente cette page. Pas un témoignage antique qui ne lafonde. J’improvise sur du vent » (A, p. 141). En outre, d’une phraseextraite de la « Préface » au livre VII des Controverses 30, où Sénèque rap-porte le goût d’Albucius Silus pour « le disparate » et son désir de « toutnommer dans une déclamation — vinaigre, pouliot, daim, rhinocéros,latrines, éponges » (SDC, p. 232) —, Pascal Quignard prête au rhéteurune conception esthétique qu’il n’a pas eue. Il s’agit de celle du roman, àentendre selon l’écrivain français, comme roman-satura ou, si l’on tra-duit, comme roman- « pot-pourri de genres ». Si la satire a bien été unespécialité littéraire latine, le mot « roman », quant à lui, n’a jamais étéattesté dans la Rome républicaine contemporaine d’Albucius.

Enfin, Pascal Quignard semble façonner sa statue de l’auteur, encréditant l’auctor antique d’une carrure d’autorité (c’est-à-dire du pou-voir d’imposer à un public un style ou le nom d’un autre créateur) queson « patron » possédait en réalité. Florence Dupont rappelle comment28. Danielle Porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 60.29. Sénèque le Père, Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs, préface parP. Quignard, Paris, Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, 1992, p. 14 (Référence ensuitenotée SDC).30. C’est le sous-titre des Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs. On peutle voir figurer à la première page de garde du livre : « controverses et suasoires » (SDC,p. 3).

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devenir écrivain « ne peut pas être à Rome le seul résultat de l’initiativeindividuelle d’un poète ambitieux. Il lui faut un patronus » 31, autrementdit, un garant moral et/ou financier. Car « le patronus d’un poète est levéritable auteur social du poème, dans la mesure où c’est lui qui, en pas-sant commande et en se posant comme destinataire, assure le poète deson soutien dans son entreprise » 32. Ainsi en fut-il de Mécène pourHorace ou Virgile. Le romancier français semble s’être approprié cestatut du « patron » antique. En effet, il se montre souvent soucieux derendre justice au talent méprisé de certains créateurs, surtout du passé, ets’efforce d’en imposer la valeur. Au début d’Albucius, il affirme :« j’évoque une œuvre que je juge méconnue » (A, p. 19). Un peu plusloin, il reprend :

Il y a un admirable roman de Papirius Fabianus sur les guerres civiles. Il estpresque aussi révolutionnaire que le Patron d’Albucius. (…) La déclamationde Fabianus fut massacrée à coups de sarcasmes par Vibius Gallus. Person-nellement, je la trouve très belle — au même titre que toutes ces « déclama-tions » que des générations d’érudits et de professeurs se sont plu à mépriseret à pourfendre. (A, p. 37-38)

UN AUTEUR « CONTEMPORAIN »

Il reste cependant à comprendre la raison de ce recours aux modèleslatins de l’auctor. Les divers patronymes cités renvoient à des figurespossibles du « moi » auctorial, dont les textes ont été lus, fragmentés etdigérés par le romancier. On se souvient du Lecteur : « il fut tout ce qu’illut » (L, p. 11). Dans les Sordidissimes, l’écrivain affirme : « j’en revienssans fin à Albucius comme à l’ami de mes jours. Parce que j’étais lui,parce qu’il était mort » (SORD, p. 248). Albucius le Latin constitue(parmi d’autres Anciens) un symbole de cette part antique, originaire, etdonc disparue, présente en chaque sujet (donc présente en l’auteur) quirenvoie à son invisible origine.

Il faut ici revenir sur ce motif de l’origine pour en préciser l’impor-tance. Il représente l’un des axes herméneutiques fondamentaux de l’écri-ture quignardienne. Dans Rhétorique spéculative, le romancier répète àmaintes reprises que « la question de l’origine a toujours serré la gorge dupetit de l’homme et même elle consiste peut-être en la pensée réflexe quiengendre la réflexion. La scène invisible hante » (RS, p. 36). L’écrivaincomprend diversement ce moment. Il entend notamment le temps de laproto-présence de l’infans (soit des premières années de la vie antérieureà l’acquisition du langage) ou celui inconcevable du « coït parental » pré-31. Florence Dupont, « Comment devenir à Rome un poète bucolique ? », Identitésd’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Grenoble, Éditions Millon, coll. Horos,2004, p. 174.32. Ibid., p. 175.

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cédant la conception 33. Or dans Le Sexe et l’effroi quasi contemporain, ilindique : « la couche la plus ancienne (le latin) dira la scène la plus primi-tive » 34. Le latin, comme « langue souche, langue protomaternelle (…) quiest avant notre langue renvoie à ce qui est avant notre naissance » (idem).Il en va aussi, aux yeux de l’essayiste, de tout ce qui est latin, imago rhé-torique ou… représentations de l’auteur.

Si l’on cherche alors à situer, dans l’histoire de l’Esthétique, cetteimage auctoriale, il apparaît qu’elle dépasse les appellations courantes dela critique littéraire. L’ensemble de cette étude montre combien celle-cin’est ni « moderne », ni « passéiste ». Car elle cumule toutes les époques.L’écrivain le précise de lui-même, en indiquant à de nombreuses reprisessa méfiance du moderne. Dans l’un de ses Petits Traités, il qualifie de« vieille étoffe mitée » l’« injonction » d’être « moderne » (PT II, p. 498-499). Dans Rhétorique Spéculative, il affirme :

À l’air du temps, il faut opposer le typhon des formes qui ignorent le tempset qui roulent dans l’histoire humaine. (…) Il faut guetter quelque chose deplus neuf que ce qui est réputé moderne. Il faut chercher quelque chose deradicalement naissant. Ce qui n’est pas encore apparu ne se voit pas. (…)Quand le passé revient de façon imprévisible, ce n’est pas le passé quirevient ; c’est l’imprévisible. (RS, p. 189)

Les figures antiques de l’auteur sont ce « typhon » des formes quel’écrivain oppose à une « modernité » déconstructiviste qu’il ressentcomme devenue trop vite consensuelle et dans « l’air du temps ».

La tentation serait grande alors de qualifier de « postmoderne » cettefigure auctoriale contradictoire. La fin du XXe siècle, sous l’impulsionnotable de J.-F. Lyotard, a désigné par ce terme tout cumul éclectique etnon hiérarchisé de pratiques épistémologiques ou artistiques de toutesépoques (passées ou présentes) — « toutes se valant » et « véhiculantavec soi des valences pragmatiques sui generis » 35. Il se trouve que PascalQuignard n’utilise pas ce mot. La raison en paraît claire. Le créateurmaintient des hiérarchisations, comme celle-ci, évoquée dès les Petitstraités : « ce n’est pas en tant que passé que le passé se renouvelle. Il serenouvelle parce que le présent le change. (…) Il y a une inexplicablevraisemblance à décrire le présent comme cause du passé » (PT II,p. 573). Le romancier ne convoque les images antiques de l’auteur quebrûlé, dans son présent, par le souvenir dérobé de son origine. Il est mûpar le besoin présent impérieux d’en conjurer la distance par l’évocation33. Sur quelques significations de « l’origine », voir Bénédicte Gorrillot, « Le Latin dePascal Quignard », Pascal Quignard, figures d’un lettré, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle de juillet 2004, sous la dir. de Ph. Bonnefis et D. Lyotard, Paris, Galilée, 2005,p. 199-218.34. Pascal Quignard, « Liber », Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994,p. 260 (Référence ensuite notée SE).35. Jean-François Lyotard, « Introduction », La Condition postmoderne, (1979), Paris, Éditionsde Minuit, 2002, p. 8.

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des figures les plus capables de se rapprocher de ce temps immémoriel.Sans ce manque, la convocation des imagines latines n’aurait pas lieu. Cemanque constitue leur nouvelle valeur. Ainsi le présent douloureux dusujet auctorial change-t-il la figure du passé en changeant, comme ici, lavaleur des figurations antiques servant à l’auteur à se représenter.

Ce constat permet d’expliquer que Pascal Quignard préfère situer sadémarche esthétique du côté d’un « contemporain » dont il a revu le sens.« Qu’est-ce qui est contemporain » (PT II, p. 494) ? C’est « quelque chosequi a plusieurs millénaires » et non ce qui « est du même temps » (ibid.,p. 490) — par exemple moderne ou romain ! Forçant les ressources del’étymologie latine, le créateur y entend donc un art d’être avec (cum)tous les tempus (soit toutes les époques), ceux-ci étant concomitants lesuns aux autres, selon un axe paradigmatique qui n’exclut pas certainesprévalences. Ainsi peut-on voir un autoportrait de l’auteur contemporainPascal Quignard, dans ces deux extraits des Petits traités : « que le passéet le futur puissent devenir contemporains dans un être, c’est là la possi-bilité qu’offre la lecture des livres » (PT II, p. 497). Un peu avant, l’écri-vain a précisé dans « Chien de Lisart » : « La structure intérieure del’homme est cumulative. (…) Tout le passé humain est en moi. (…) Touteépoque me concerne. Rien n’est dehors. » (ibid., p. 48)

CONCLUSION

Telle est la figure complexe, « contemporaine », de l’auteur selonPascal Quignard. Au fantôme moderne d’un énonciateur errant — sansintériorité déclarée, à l’unité morale et textuelle éclatée — se surimpose levisage d’un auctor latin plein de fermeté herméneutique ou de préve-nances pour un lecteur aimé, et surtout d’un auctor fortifié par l’orgueillégitime d’avoir « augmenté la culture ». Les noms des écrivains convo-qués par le créateur dans ses livres sont emblématiques de cette imagecontradictoire, faite de vides et de pleins. Dans Le Lecteur, survientHomère. Ailleurs, c’est Pétrone, Albucius Silus ou Latron, etc. Tous cesnoms renvoient à des scripteurs constitués en auteurs, parce qu’ils ont étéreconnus par un Grand, parce qu’ils ont fait école. Mais, tous recouvrentun vide biographique, propre à renvoyer symboliquement au souvenir ori-ginaire, vide de toute vision, qui est constitutif de chaque homme. Tous serésument aussi à la somme dispersée et extrêmement lacunaire de leurstextes et correspondent en réalité à des fictions construites parfois detoutes pièces par leurs lecteurs. On pourrait ajouter à ces noms ceuxd’autres écrivains bien connus de Pascal Quignard 36. Il s’agit des grandscompilateurs ayant vécu sous le Bas-Empire latin, comme Aulu-gelle,36. Pascal Quignard m’a aimablement confirmé, dans une lettre du 9 mars 2005, qu’il avaitabondamment lu ces auteurs et qu’ils pouvaient constituer un possible modèle d’écriture.

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Athénée de Naucratis, Diogène Laërce ou Isidore de Séville 37. Ces der-niers offrent, au sein de l’Antiquité, les premiers exemples d’auteurs para-doxaux, guidant leur propos avec une discrète fermeté, mais dont l’unitépersonnelle explose sous le poids d’une érudition sans limites et qui sonteux aussi « tout ce qu’ils ont lu ». Barthes et Foucault n’en ont-ils pas faitla base de leurs célèbres réflexions consacrant « la mort de l’auteur » ?

37. Le romain Aulu Gelle (IIe siècle ap. J.-C.) est l’auteur de Nuits Attiques (cumulant éti-quettes grammaticales, commentaires littéraires, citations d’auteurs) et Athénée, grecvivant à Rome au IIIe siècle ap. J.-C., d’un monumental Deipnosophistes (bibliothèque lit-téraire et philosophique portative de l’honnête homme antique). Diogène Laërce, grec duIIIe siècle de notre ère, a composé de vertigineuses Vies (sur tous les penseurs et philo-sophes antiques) et Isidore de Séville (VIe siècle ap. J.-C.) a proposé en langue latined’encyclopédiques Étymologies.

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