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GÉRARD DE… · de son frère, Charles Henri de Boyer de Fonscolom-be (1840–1907) qui s’unit en 1873 à Alice de Romanet de Lestrange. Ils ont quatre enfantsÞ: Marie, la mère

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F O L I O B I O G R A P H I E S

c o l l e c t i o n d i r i g é e pa r

GÉRARD DE CORTANZE

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Gallimard

Saint-Exupéry

par

Virgil Tanase

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Crédits photographiquesÞ:

1, 10, 11, 16þ: Coll. part. 2, 3, 6, 8, 13, 17, 18, 19, 21þ: Coll. SuccessionSaint-Exupéryþ-þd’Agay. 4þ: reproduit dans Icare n°þ69, 1974 / Coll.Succession Saint-Exupéryþ-þd’Agay. 5þ: Fondation Bodmer, Coli-gny. 7þ: Gamma-Rapho / Indivision Séruzier. 9þ: Gallimard / RogerParry. 12þ: Roger-Viollet. 14þ: Icare n°þ71, 1975 / Coll. part. 15þ: Roger-Viollet / Agence Trampus. 20þ: John Philipps / D.R.

Avec l’aimable autorisation de la Succession Saint-Exupéryþ-þd’Agaypour les dessins et manuscrits de Saint-Exupéry.

©ÞÉditions Gallimard, 2013.

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Prix de littérature de l’Union latine, prix Serban Cioculescu du Muséenational de la littérature roumaine et prix de dramaturgie de l’Académieroumaine, Virgil Tanase est né à Galatzi, en Roumanie. Il fait des étudesde lettres à l’université de Bucarest et de mise en scène au Conservatoirenational roumain. Auteur d’une thèse de sémiologie du théâtre sous ladirection de Roland Barthes, il est établi depuis 1977 en France où il a réa-lisé une trentaine de mises en scène. Devenu écrivain de langue fran-çaise, il a publié une quinzaine de romans dont le dernier, Zoïa, a paru en2009 aux éditions Non Lieu. En 2011, il a publié un volume de Mémoiresaux éditions Adevarul (Bucarest), et une pièce de théâtre, Les Fauves (édi-tions Axis Libri). Auteur, dans la collection «ÞFolio BiographiesÞ», des titresconsacrés à Tchekhov (2008), Camus (2010) et Dostoïevski (2012), VirgilTanase a adapté pour le théâtre des textes d’auteurs divers, de Balzac àAnatole France en passant par Proust et Dostoïevski. Son adaptation duconte d’Antoine de Saint-Exupéry Le Petit Prince s’est jouée dans sa miseen scène à Paris, à la Comédie des Champs-Élysées et dans plusieurs paysétrangers.

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Un héritage contraignant

Il voulait devenir officier de marine et il a fini avia-teur. N’ayant pas réussi à intégrer la Navale, Antoinede Saint-Exupéry envisage une carrière d’architecte.Il s’inscrit aux Beaux-arts, qu’il abandonne aprèsquelques mois sans jamais se douter qu’il pourraitdonner une suite à ses modestes productions litté-raires d’adolescence, où il serait désobligeant dechercher des qualités d’auteur exceptionnelles. Enfin,devenu écrivain presque par accident, il voudraitfaire des romans. Il n’y arrive pas, obligé de se réfu-gier dans un genre inventé, tellement loin de sesmodèles littéraires qu’il ne peut persévérer danscette voie que contraint par les circonstances. Sesforces, il les consacre à un ouvrage qui n’a jamaispris forme, comme il se doit pour ces livres voués àdrainer l’expérience de toute une vie et qu’il seraitillégitime de finir avant d’arriver au terme de lasienne.

Autant d’arguments qui permettent de croirequ’Antoine de Saint-Exupéry n’était rien de ce qu’ilest devenu.

Petit à petit, aveuglément, laborieusement, en

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essayant simplement «Þde faire au mieux1*Þ»,comme il le dit dans une de ses dernières lettres, ils’est fabriqué lui-même, mettant à profit des con-jonctures qui, différentes, auraient pu le conduireailleurs, loin de la littérature et de l’aviation.ÞMaisqui n’auraient pu l’empêcher de construire avec cesmatériaux de fortune un destin prodigieux. Celuid’un homme persuadé que la vie ne vaut que par lesacrifice qu’on en fait au nom d’un devoir absolu,d’une évidence indiscutable, envers les autres.

C’est ce que l’on nommait autrefois honneur.Un sentiment qui ne se transmet pas par les gènes.

Qui peut néanmoins pondérer par des obligationsplus impératives et plus périlleuses que celles dévo-lues aux autres le privilège d’une longue lignée donton est, qu’on le veuille ou non, l’héritier.

Les incertitudes de l’Histoire sont trop épaissespour permettre de chercher les origines de la famillede Saint-Exupéry dans les convulsions de ce téné-breux VeÞsiècle où la réputation d’Exuperius, évêquede Toulouse, s’étend jusqu’en Orient. Saint Jérôme,qui s’y trouve, loue sa charitéÞ: il se privait de nour-riture pour la donner aux pauvres et, pour la messe,il offrait le corps du Christ et son sang dans desvases ordinaires, ayant vendu la patène et le caliceau bénéfice des nécessiteux. Il donne son nom à unvillage du Limousin qui touche Ussel.

Les seigneurs du coin auraient pris le nom de cetteterre. QuandÞ? CommentÞ? Personne ne le sait. Ilest néanmoins établi qu’au XIeÞsiècle un Pierre et unRobert de Saint-Exupéry ont des possessions à la

* Les notes bibliographiques sont réunies en fin de volume, p.þ432.

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frontière du Limousin avec la Dordogne. Leurs des-cendants acquièrent d’autres propriétés dans le Péri-gord et le Lot.

Il en va de même du côté des ancêtres maternelsd’Antoine de Saint-Exupéry. Un de Lestrange, origi-naire du Limousin lui aussi, accompagne Guillaumele Conquérant en Angleterre et prend part, en 1066,à la bataille de Hastings. Un Audoin de Lestrangeparticipe à la deuxième croisade. Les Boyer de Fons-colombe, auxquels ils s’apparentent par la suite,n’apparaissent dans les documents, c’est vrai, qu’àpartir du XVIeÞsiècle. Ils appartiennent à cette nou-velle noblesse de robe qui, par des mariages pres-tigieux, apportent leur fortune dans les famillesanciennes, souvent appauvries. Ces noms illustresen croisent d’autres qui ne le sont pas moins — par-fois, rarement, d’origine étrangère — en sorte qu’àla fin de l’Ancien Régime, leurs descendants setrouvent liés par des parentés plus ou moins éloi-gnées aux plus prestigieuses familles du royaumede France.

Au XVIIIeÞsiècle, Georges Alexandre Césarée deSaint-Exupéry, comte de Saint-Amans, prend part àla guerre de l’Indépendance américaine dont ilraconte le déroulement dans une Relation. Après laRévolution, il sert dans l’armée du prince de Condé.Sous la Restauration, son fils Jean-Baptiste vend laterre familiale de Saint-Amans, en Quercy, s’installeà Bordeaux, épouse la fille d’un riche négociant etacquiert à Margaux le domaine du Château Males-cot. Sa veuve le vend en 1853, ruinée par les rava-ges du phylloxera qui lui fait perdre le peu que sonmari n’avait pas dissipé au cours d’une vie dépen-sière. Son fils aîné, Fernand, comte de Saint-Exu-

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péry (1833-1919), le grand-père d’Antoine, vit sajeunesse nonchalamment et épuise les dernières res-sources familiales. Son mariage en 1862 avec Élisa-beth, la fille du baron de Trélan, n’arrange pas sesaffaires, obligé de solliciter un poste dans l’adminis-tration. Sous-préfet sous le Second Empire et inten-dant militaire pendant la guerre de 1870-1871, ilrefuse de servir la République. Il s’installe au Mansà la tête d’une compagnie d’assurances. À ses heu-res, il rédige de vagues mémoires, classe les archivesfamiliales et prend du plaisir à lire les ouvragesdivers de sa très riche bibliothèque.

Son fils, Jean de Saint-Exupéry, grandit au Mansavec sa sœur Amicie, la future MmeÞSidney Chur-chill, et son frère Robert. Ils passent des vacancesheureuses dans un petit château de la Loire, pro-priété de leur oncle de Sonnay. Trois autres sœurs,Anaïs, Marguerite et Alix arrivent trop tard pourêtre les partenaires de jeux de leur frère qui, commetout noble bien né dont la fortune n’est pas suffi-sante pour lui permettre de vivre de ses terres, intè-gre une école d’officiers. Jean n’arrive pas à s’yfaire et la quitte avant la fin des études pour revenirau Mans et travailler dans la compagnie d’assuran-ces de son père. Ce n’est qu’un gagne-painÞ: surl’acte de naissance de son fils, il préfère se déclarersans profession.

Dépêché pour affaires à Lyon, Jean de Saint-Exu-péry est bien reçu par une lointaine parente, la com-tesse de Tricaud, née Lestrange. Veuve d’un richeindustriel, elle partage sa vie entre son vaste appar-tement de la place Bellecour et sa propriété duBugay où elle s’installe dès l’arrivée de la belle sai-

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son. Elle se confesse tous les jours et, à Saint-Maurice-de-Rémens, à la fin du dîner, les invitésdoivent se rendre à la chapelle attenante au châ-teau pour la prière du soir qu’elle commence en selevant de table, de sorte qu’elle la finit au momentmême où elle s’agenouille devant l’autel pour sesigner et rejoindre aussitôt le salon où l’attendentliqueurs et quelques sucreries. Charitable par reli-gion et tirant de sa philanthropie une autoritéqu’elle estime infaillible, MmeÞde Tricaud ne lit quedes journaux conservateurs, tient table ouverte àmidi et occupe son temps avec les dominos et lebridge. Elle n’aime pas les animaux, à l’exceptionde ses petits serins en cage. Elle n’aime pas nonplus les petits garçons qui mettent la maison sensdessus dessous, détruisent tout sur leur passage,braillent du matin au soir et n’obéissent jamais,nonobstant les punitions. Ayant perdu son uniqueenfant, Marguerite, emportée par une méningiteen 1869, à l’âge de quatre ans, MmeÞde Tricauddéverse son affection sur les enfants et les petits-enfants de ses frères et sœurs, préférant les petitesfilles dont celle d’Alice Romanet de Lestrange,une nièce peu fortunée. MmeÞde Tricaud a tenu lapetite Marie sur les fonts baptismaux et, le momentvenu, elle prend en charge son éducation. Elle luifait quitter le château de La Môle, où son père, lebaron Charles de Fonscolombe qui s’occupe de lapropriété familiale, pas très prospère, passe sontemps à étudier, en amateur, les sciences naturelles,à faire de la musique et à élever ses quatre enfantsdans un esprit rousseauisteÞ: il leur apprend le sol-fège et les instruit en leur faisant découvrir les

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merveilles de la nature. À Lyon où elle l’accueille,MmeÞde Tricaud inscrit Marie au collège du Sacré-Cœur où, depuis un demi-siècle, dans l’imposanthôtel de Fleurieu situé à deux pas de la place Belle-cour, les bonnes sœurs de la congrégation desEnfants de Marie s’occupent de l’éducation des jeu-nes filles de bonne famille. Lorsque sa filleule est enâge de se marier, MmeÞde Tricaud lui cherche unépoux convenable. Elle lui présente Jean de Saint-Exupéry.

Il est noble, elle l’est aussi.Établi dans le Var à la fin du XVIIIeÞsiècle, Charles

de Boyer de Fonscolombe, baron de La Môle,épouse en 1810 une jeune femme d’origine ita-lienneÞ: Émilie de Cotto di Coti, héritière d’une richefamille piémontaise. Leur fils Emmanuel, auquelNapoléonÞIII confirme ses titres, fait des études dedroit mais se fait connaître comme compositeur,membre de la très réputée Académie Santa Cecilia deRome. Fernand, son héritier, épouse la comtesse deCourcy, un mariage tout aussi prestigieux que celuide son frère, Charles Henri de Boyer de Fonscolom-be (1840–1907) qui s’unit en 1873 à Alice deRomanet de Lestrange. Ils ont quatre enfantsÞ:Marie, la mère d’Antoine de Saint-Exupéry, Made-leine qui mènera une vie excentrique et solitaire,Hubert qui sert dans les zouaves pontificaux, mariéensuite à la fille du baron de Ruffo de Bonneval-La Fare, et enfin ce drôle et sympathique «ÞoncleJacquesÞ» qui, avec sa petite moustache en brosseet ses cheveux soigneusement divisés par une raieau milieu du crâne, séduit en Russie, où il estemployé de banque, une roturière, Elena Nicolaïev-

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na Popovna, dont il fait sa femme — précédentaussi saugrenu que le mariage, une trentained’années plus tard, d’Antoine de Saint-Exupéry avecConsuelo Suncin, la très farfelue fille d’un richepropriétaire de plantations de café salvadorien.

La famille regarde d’un œil circonspect cesépouses venues d’ailleurs.

Jean de Saint-Exupéry a trente-trois ans, Mariede Fonscolombe vingt et un. Ils se marient le 9Þjuin1896 au château de Saint-Maurice et s’établissentà Lyon, au troisième étage du 8 de la rue Peyrat,à deux pas du domicile de MmeÞde Tricaud qui, àsoixante ans passés, autoritaire et possessive, entends’occuper du bonheur de ses jeunes protégés. Sa for-tune, qui lui permet d’être généreuse, et la grati-tude de Jean et de Marie, qui semblent avoir descaractères doux et accommodants, laissent suppo-ser une vie paisible et sans éclat dans une aisancemodeste. Marie-Madeleine naît en janvierÞ1897,Simone en janvier de l’année suivante.

C’est toujours dans l’appartement de la rue Pey-rat que voit le jour, le 29Þjuin 1900, Antoine JeanBaptiste Marie Roger de Saint-Exupéry. Il est bap-tisé le 15Þaoût toujours dans la chapelle du châteaude Saint-Maurice, ayant pour parrain son oncleRoger de Saint-Exupéry, comte de Miremont, et pourmarraine sa tante, la baronne Madeleine de Fonsco-lombe.

La vie de Jean et de Marie de Saint-Exupéry suitson cours sans heurts et sans événements notablessi ce n’est les naissances, en 1902, d’un deuxièmegarçon, François et, en 1903, d’une troisième fille,Gabrielle.

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Puis c’est le coup du sort.Le 14Þmars 1904, Jean, qui se rend avec Marie

au château de La Môle, dans le massif des Maures,chez ses beaux-parents, a une attaque cérébrale engare de La Foux. L’intervention d’un médecin quis’y trouve par hasard ne peut le sauver. Il meurtsur le quai et est enterré à La Môle.

Marie de Saint-Exupéry est abasourdie.MmeÞde Tricaud a une raison de plus de s’occu-

per de sa filleule qui se retrouve à vingt-huit ansseule et sans ressources, en charge de cinq enfantsen bas âge. Celle-ci a une raison de plus de se lais-ser protéger par une parente riche et généreuse quil’accueille chez elle avec ses enfants, qu’elle amèneà la campagne dès que le beau temps revient. Auchâteau de La Môle, vieille bâtisse dominée pardeux tours de garde, à flanc d’un monticule boisé,elle préfère celui de Saint-Maurice-de-Rémens oùtante Tricaud possède deux cent cinquante hectaresde terre arable et une gentilhommière du XVIIIeÞsiècle,moins imposante que le parc entouré d’un murpercé par une porte cochère dont les enfants aimentescalader la grille en fer forgé, entraînés le plus sou-vent par Antoine qui n’est pas ce que l’on nommeun enfant sage et obéissant.

D’une vivacité bouillonnante, Antoine profitejoyeusement des couloirs lambrissés qui traversentde part en part le château et offrent de vastes pistesde glisse. Il aime escalader les meubles lourds despièces hautes de plafond qui lui sont ouvertes. Il seplaît à descendre quatre à quatre les escaliers ver-tigineux pour rejoindre le jardin où l’on se perddans les buissons et où l’on grimpe dans les tilleuls

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et les vieux sapins. Toujours en train de courir, lesgenoux et les coudes esquintés, cachés sous des ban-dages trop secoués pour tenir en place, Antoinerègne en maître sur ses frères et sœurs qui le nom-ment «Þle Roi-SoleilÞ». Il invente continuellementdes jeux en exigeant des autres d’abandonner lesleurs pour le suivre. Ses sœurs aînées résistent.Timide et réservée, Marie-Madeleine s’amuse avecdes puzzles géants, des albums de cartes postaleset des herbiers où elle classe les plantes ramasséespendant ses promenades jusqu’au jour où l’idée luivient que celles-ci pourraient souffrir quand elle lesarrache. Elle préfère désormais ramasser des grainespour nourrir les oiseaux et se montre très attachéeaux animaux de la maison dont un âne que lesenfants voudraient chevaucher et qui les jette obs-tinément par terre. Plus gaie, insouciante même del’avis de sa sœur aînée qui la trouve trop agitée,Simone pleure quand les dahlias gèlent ou lorsquele petit chat est mort. Elle se console en inventantdes histoires qui ne ressemblent pas toujours à cel-les, tirées des Évangiles, que leur raconte leur mèreou à celles des livres que celle-ci a l’habitude de lireà ses enfants. Pour s’amuser, Simone s’enferme danssa chambre avec des boîtes de crayons de couleuret s’occupe à rédiger des journaux illustrés.

Nonobstant la différence d’âge, les cinq enfants«Þfont tribuÞ» et la propriété de Saint-Maurice, suffi-samment vaste pour offrir à chacun des espaces deliberté tout en leur permettant de se revoir pourjouer, devient un pays magique dont Saint-Exupéryne cesse d’évoquer les miraclesÞ: ces fabuleux fau-teuils en cuir du vestibule, les oncles qui longeaient

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le couloir et dont la conversation n’était perceptibleque par bribes, mystérieuses «Þcomme le fond del’AfriqueÞ», les immenses bibliothèques vitrées, lesacro-saint salon où l’on joue au bridge, et puis,dans sa chambre du deuxième étage, le prodigieuxpetit poêleÞ:

Jamais rien ne m’a autant rassuré sur l’existence. Quand jeme réveillais la nuit, il ronflait comme une toupie et fabriquaitau mur de bonnes ombres. Je ne sais pourquoi je pensais à uncaniche fidèle. Ce petit poêle nous protégeait de tout2.

Antoine doit attendre quelques années avant detrouver de meilleurs compagnons de jeux que sesdeux sœurs aînées qui trouvent inconvenantes etdangereuses ses foucades récompensées parfois dequelques coups d’une vieille savate dont leur mèrese sert pour imposer une autorité diminuée par unetrop grande douceur. Dès qu’il est en état de lefaire, François, son frère cadet, lui témoigne uneaffection qui lui revient décuplée, ce qui n’empêchepas de continuelles échauffourées oubliées l’instantd’après pour mieux se rallumer à la première occa-sion, avec tirage de cheveux, coups de poing et depied, vêtements déchirés et cris qui retentissent danstoute la maison. Les deux garçons font bande à partavec leur petite sœur Gabrielle, Didi, toujours prêteà les suivre. Antoine lui est particulièrement attaché.Elle seule est autorisée à pénétrer dans sa chambreet même à mettre un peu d’ordre dans un caphar-naüm qui en dit long sur la ferveur du locataire,séduit depuis peu par une occupation autrementexcitanteÞ: des livres divers, parfois incompréhensi-

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bles mais attirants par leur couverture ou leurs illus-trations, dérobés dans la grande bibliothèque dusalon, traînent sur les meubles, encombrent le lit etrecouvrent, par piles, le plancher.

Antoine a toujours été friand des histoires de samère. Il la poursuivait muni de son petit tabouretavec l’espoir de lui faire renoncer à ses occupationspour prendre un livre et, bien assise dans un fau-teuil, avec lui à ses pieds, lui lire une de ces histoiresmerveilleuses dont les héros devenaient ensuite descompagnons de ses jeux. Il examinait en cachette lespages couvertes de signes qui ne ressemblaient enrien à ce qu’ils racontaient, mais dont sa mère luiapprend un jour le secret. Il en est éblouiÞ:

À quatre ans et demi, je brûlais du désir de lire un vrai livre.J’avais trouvé, au fond d’un vieux coffre en bois rempli decatalogues et de prospectus jaunis, une brochure sur la fabri-cation du vinÞ; et toute incompréhensible qu’elle me fût, je lalus de la première à la dernière pageÞ: chaque mot me capti-vait. Ce fut là mon tout premier livre3.

Dorénavant les jeux dans le jardin l’occupentmoins. S’il fréquente toujours les «ÞmaisonsÞ» faitesd’une planche fixée entre deux branches, ou cellesdissimulées dans les touffes de lilas, s’il ne se dérobepas aux leçons de violon ou au plaisir de se déguiseret de faire du théâtre avec son frère, ses sœurs etd’autres enfants invités à Saint-Maurice, Saint-Exu-péry leur préfère maintenant les heures qu’il passedans sa chambre ou dans le salon à lire. Les pre-miers auteurs qui le fascinent sont Hans ChristianAndersen, puis, plus tard, Jules Verne. Cela se

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comprendÞ: il rêve lui aussi d’exploits extraordi-naires et d’inventions susceptibles de lui permettrede les accomplir. Il dessine les plans d’une bicy-clette volante qu’il réalise avec l’aide du menuisierdu village sans jamais réussir à la faire décoller, etayant obtenu un petit moteur à essence, qu’il avaitdemandé avec insistance, il le tripote longuementavant qu’il n’explose à la figure de François, heureu-sement très légèrement blessé, ce qui met fin pro-visoirement à ces activités périlleuses.

Saint-Exupéry s’en console en faisant des escapa-des à bicyclette, accompagné de sa petite sœur quilui sert de couverture, jusqu’à Ambérieu, à quelque6Þkilomètres du château de Saint-Maurice, où desindustriels lyonnais ont aménagé un aérodrome.Ils y expérimentent des modèles d’avions, notam-ment le Berthaud-Wroblewski, le premier appareilintégralement métallique. Antoine devient un habi-tué des hangars, très intéressé par les moteurs etpar ces merveilleuses machines volantes. Curieusede connaître les préoccupations de son fils, Mariede Saint-Exupéry se rend elle aussi plusieurs fois àAmbérieu où elle est accueillie avec déférence. Fieffémenteur, Antoine en profite. Il prétend avoir l’accordde sa mère pour faire un tour en avion. GabrielWroblewski se laisse convaincre et, le 7Þjuillet 1912,il le prend dans son appareil. Antoine de Saint-Exupéry goûte pour la première fois les plaisirs duvol. Il en est ravi, sans se douter peut-être du dan-gerÞ: peu de temps après, les frères Wroblewski setuent en s’écrasant avec leur appareil volant.

Depuis trois ans déjà, Saint-Exupéry n’habiteplus Lyon où il avait commencé sa scolarité à

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l’École des frères chrétiens. Il fréquente maintenantle collège Notre-Dame de-Sainte-Croix au Mans oùsa mère a déménagé en 1909 pour donner à Fer-nand de Saint-Exupéry la possibilité de voir grandirses petits-fils, peut-être aussi pour soustraire sesdeux gamins trop remuants aux contraintes d’unappartement où, à presque quatre-vingts ans, tanteTricaud protège sa tranquillité. Marie de Saint-Exupéry, qui laisse souvent ses deux garçons sousla surveillance de son beau-père pour rejoindre, àLyon, ses filles qui habitent toujours chez la com-tesse de Tricaud, loue un appartement modeste au21 de la rue Clos-Margot, à proximité de l’école desjésuites où Antoine de Saint-Exupéry ne brille nipar son assiduité ni par sa discipline. Il est déso-béissant et dissipé. Son bureau est en désordre, sesdoigts tachés d’encre, ses notes décevantes. Ilrevient souvent à la maison le cœur gros, heureuxquand sa mère est là pour effacer son chagrin. Illui écrit une dizaine d’années plus tardÞ:

Quand j’étais gosse, je revenais avec mon gros cartable surle dos, en sanglotant d’avoir été puni, vous vous rappelez auMans — et rien qu’en embrassant vous faisiez tout oublier.Vous étiez un appui tout-puissant contre les surveillants et lespères préfets4.

On comprend bien pourquoi Antoine est si tristequand elle est absente. Il lui écrit des lettres affec-tueuses sans lui raconter les empoignades avec sescamarades qui se moquent de son caractère lunati-que et de son petit nez retrousséÞ: ils l’appellent«Þpique la luneÞ»Þ!

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À treize ans, Antoine de Saint-Exupéry fait avecses camarades de classe un journal dont il seréserve la première page et la rubrique «ÞPoésieÞ».Les bons pères n’apprécient pas l’initiative qui luivaut plusieurs heures de colle. Le poète en herbe,persévère avec des productions qui, sans trop heur-ter le bon goût, ne laissent pas présager un quel-conque talent littéraire. Il est question de l’Hommequi «Þheureux d’avoir vaincu la bête / Se dresseplein d’orgueil et relève laÞtêteÞ» et des «Þconsom-mateursÞ» qui, «Þaugustes, ponctuels, et gravesÞ»,apprécient la lumière du «Þsoleil qui monte descaves5Þ»… Il en va de même d’une petite disserta-tion de 1914 qui nous est restée, L’Odyssée d’unchapeau haut de forme, appréciée, paraît-il, parson professeur de rhétorique, nonobstant les tropimpardonnables fautes d’orthographe.

Toutefois, le jeune Antoine de Saint-Exupérytrouve ses vers suffisamment remarquables pour êtremontrés à Odette de Sinety, sœur d’un de ses cama-rades de classe et cousine éloignée. Au château dePassay, à une vingtaine de kilomètres du Mans, pro-priété des parents d’Odette, où ont lieu les leçons dedanse, rebuté par un exercice qui l’ennuie au pointd’être soupçonné d’exagérer délibérément sa mala-dresse, Saint-Exupéry la poursuit pour lui réciter lespoèmes qu’il lui a dédiés. Flattée, elle garde lesmanuscrits sans cacher à l’auteur qu’elle trouve cepasse-temps aussi prématuré qu’ennuyeux.

Le 2Þaoût 1914, la guerre interrompt ces réjouis-sances enfantines.

L’oncle Roger, qui depuis la mort de son frèreJean s’était efforcé de le remplacer auprès de ses

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Page 21: GÉRARD DE… · de son frère, Charles Henri de Boyer de Fonscolom-be (1840–1907) qui s’unit en 1873 à Alice de Romanet de Lestrange. Ils ont quatre enfantsÞ: Marie, la mère

Boris Vian, par C L A I R E J U L L I A R D

Léonard de Vinci, par S O P H I E C H A U V E A U

Wagner, par J A C Q U E S D E D E C K E R

Andy Warhol, par M E R I A M K O R I C H I

Oscar Wilde, par D A N I E L S A L V A T O R E S C H I F F E R

Tennessee Williams, par L I L I A N E K E R J A N , prix du Grand Ouest des écri-

vains de l’Ouest 2011.

Virginia Woolf, par A L E X A N D R A L E M A S S O N

Stefan Zweig, par C A T H E R I N E S A U V A T

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Saint-Exupéry Virgil Tanase

Cette édition électronique du livre Saint-Exupéry de Virgil Tanase a été réalisée le 04 mars 2013 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070447428 - Numéro d’édition : 241685).

Code Sodis : N52302 - ISBN : 9782072467639 Numéro d’édition : 241690.

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