Guy Debord : RAPPORT SUR LA CONSTRUCTION DES SITUATIONS ET SUR LES CONDITIONS DE L'ORGANISATION ET DE L'ACTION DE LA TENDANCE SITUATIONNISTE INTERNATIONALE

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Guy Ernest DebordRapport sur la construction des situationset sur les conditions de l’organisationet de l’action de la tendance situationniste internationaleParis, 1957. Plaquette in-12 Texte fondateur de l’Internationale Situationniste Révolution et contre-révolution dans la culture moderne Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées

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RAPPORT SUR LA CONSTRUCTION DES SITUATIONS ET SUR LES CONDITIONS DE L'ORGANISATION ET DEL'ACTION DE LA TENDANCE SITUATIONNISTE INTERNATIONALE

Guy Ernest Debord Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de lorganisation et de laction de la tendance situationniste internationale Paris, 1957. Plaquette in-12 Texte fondateur de lInternationale Situationniste

Rvolution et contre-rvolution dans la culture moderneNous pensons d'abord qu'il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus librateur de la socit et de la vie o nous nous trouvons enferms. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropries. Notre affaire est prcisment l'emploi de certains moyens d'action, et la dcouverte de nouveaux, plus facilement reconnaissables dans le domaine de la culture et des murs, mais appliqus dans la perspective d'une interaction de tous les changements rvolutionnaires. Ce que l'on appelle la culture reflte, mais aussi prfigure, dans une socit donne, les possibilits d'organisation de la vie. Notre poque est caractrise fondamentalement par le retard de l'action politique rvolutionnaire sur le dveloppement des possibilits modernes de production, qui exigent une organisation suprieure du monde. Nous vivons une crise essentielle de l'Histoire, o chaque anne pose plus nettement le problme de la domination rationnelle des nouvelles forces productives, et de la formation d'une civilisation, l'chelle mondiale. Cependant l'action du mouvement ouvrier international, dont dpend le renversement pralable de l'infrastructure conomique d'exploitation, n'est parvenue qu' des demi-succs locaux. Le capitalisme invente de nouvelles formes de lutte dirigisme du march, accroissement du secteur de la distribution, gouvernements fascistes - ; s'appuie sur les dgnrescences des directions ouvrires ; maquille, au moyen des diverses tactiques rformistes, les oppositions de classes. Ainsi il a pu maintenir jusqu' prsent les anciens rapports sociaux dans la grande majorit des pays hautement industrialiss, donc priver une socit socialiste de sa base matrielle indispensable. Au contraire, les pays sous-dvelopps ou coloniss, engags massivement depuis une dizaine d'annes dans un combat plus sommaire contre l'imprialisme, viennent d'obtenir de trs importants succs. Leurs succs aggravent les contradictions de l'conomie capitaliste et, principalement dans le cas de la rvolution chinoise, favorisent un renouveau de l'ensemble du mouvement rvolutionnaire. Ce renouveau ne peut se borner des rformes dans les pays capitalistes ou anticapitalistes, mais au contraire, partout, dveloppera des conflits posant la question du pouvoir. L'clatement de la culture moderne est le produit, sur le plan de lu lune idologique, du paroxysme chaotique de ces antagonismes. Les dsirs nouveaux qui se dfinissent se trouvent formuls en porte--faux : les ressources de l'poque en permettent la ralisation, mais la structure conomique retardataire est incapable de mettre en valeur ces ressources. En mme temps l'idologie de la classe dominante a perdu toute cohrence, par la dprciation de

ses successives conceptions du monde, qui l'incline l'indterminisme historique ; par la coexistence de penses ractionnaires chelonnes chronologiquement, et en principe ennemies, comme le christianisme et la socialdmocratie ; par le mlange aussi des apports de plusieurs civilisations trangres l'Occident contemporain, et dont on reconnat depuis peu les valeurs. Le but principal de l'idologie de la classe dominante est donc la contusion. Dans la culture - en employant le mot culture nous laissons constamment de ct les aspects scientifiques ou pdagogiques de la culture, mme si la confusion s'y fait videmment sentir au niveau des grandes thories scientifiques ou des conceptions gnrales de renseignement ; nous dsignons ainsi un complexe de l'esthtique, des sentiments et des murs : la raction d'une poque sur la vie quotidienne -, les procds contrervolutionnaires confusionnistes sont, paralllement, l'annexion partielle des valeurs nouvelles et une production dlibrment anticulturelle avec les moyens de la grande industrie (roman, cinma), suite naturelle l'abtissement de la jeunesse dans les coles et les familles. L'idologie dominante organise la banalisation des dcouvertes subversives, et les diffuse largement aprs strilisation. Elle russit mme se servir des individus subversifs : morts, par le truquage de leurs uvres ; vivants, grce la confusion idologique d'ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tient commerce. Une des contradictions de la bourgeoisie, dans sa phase de liquidation, se trouve tre ainsi de respecter le principe de la cration intellectuelle et artistique, de s'opposer d'emble ces crations, puis d'en faire usage. C'est qu'il lui faut maintenir dans une minorit le sens de la critique et de la recherche, mais sous condition d'orienter cette activit vers des disciplines utilitaires strictement fragmentes, et d'carter la critique et la recherche d'ensemble. Dans le domaine de la culture, la bourgeoisie s'efforce de dtourner le got du nouveau, dangereux pour elle notre poque, vers certaines formes dgrades de nouveaut, inoffensives et confuses. Par les mcanismes commerciaux qui commandent l'activit culturelle, les tendances d'avant-garde sont coupes des fractions qui peuvent les soutenir, fractions dj restreintes par l'ensemble des conditions sociales. Les gens qui se sont fait remarquer dans ces tendances sont admis gnralement titre individuel, au prix des reniements qui s'imposent : le point capital du dbat est toujours le renoncement une revendication d'ensemble, et l'acceptation d'un travail fragmentaire, susceptible de diverses interprtations. C'est ce qui donne ce terme mme d' avantgarde , toujours mani en fin de compte par la bourgeoisie, quelque chose de suspect et de ridicule. La notion mme d'avant-garde collective, avec l'aspect militant qu'elle implique, est un produit rcent des conditions historiques qui entranent en mme temps la ncessit d'un programme rvolutionnaire cohrent dans la culture, et la ncessit de lutter contre les forces qui empchent le dveloppement de ce programme. De tels groupements sont conduits transposer dans leur sphre d'activit quelques mthodes d'organisation cres par la politique rvolutionnaire, et leur action ne peut plus dsormais se concevoir sans liaison avec une critique de la politique. A cet gard, la progression est notable entre le futurisme, le dadasme, le surralisme, et les mouvements forms aprs 1945. On dcouvre pourtant chacun de ces stades la mme volont universaliste de changement ; et le mme miettement rapide, quand l'incapacit de changer assez profondment le monde rel entrane un repli dfensif sur les positions doctrinales mmes dont l'insuffisance vient d'tre rvle. Le futurisme, dont l'influence se propagea partir de l'Italie dans la priode qui prcda la Premire Guerre mondiale, adopta une attitude de bouleversement de la littrature et des arts, qui ne laissait pas d'apporter un grand nombre de nouveauts formelles, mais qui se trouvait seulement fonde sur une application extrmement schmatique de la notion de progrs machiniste. La purilit de l'optimisme technique futuriste disparut avec la priode d'euphorie bourgeoise qui l'avait port. Le futurisme italien s'effondra, du nationalisme au fascisme, sans jamais parvenir une vision thorique plus complte de son temps. Le dadasme, constitu par des rfugis et des dserteurs de la Premire Guerre mondiale Zurich et New York, voulut tre le refus de toutes les valeurs de la socit bourgeoise, dont la faillite venait d'apparatre avec clat. Ses

violentes manifestations, dans l'Allemagne et la France de l'aprs-guerre, portrent principalement sur la destruction de l'art et de l'criture, et, dans une moindre mesure, sur certaines formes de comportement (spectacle, discours, promenade dlibrment imbciles).

Son rle historique est d'avoir port un coup mortel la conception traditionnelle de la culture. La dissolution presque immdiate du dadasme tait ncessite par sa dfinition entirement ngative. Mais il est certain que l'esprit dadaste a dtermin une part de tous les mouvements qui lui ont succd ; et qu'un aspect de ngation, historiquement dadaste, devra se retrouver dans toute position constructive ultrieure tant que n'auront pas t balayes par la force les conditions sociales qui imposent la rdition de superstructures pourries, dont le procs intellectuel est bien fini. Les crateurs du surralisme, qui avaient particip en France au mouvement dada, s'efforcrent de dfinir le terrain d'une action constructive, partir de la rvolte morale et de l'usure extrme des moyens traditionnels de communication marques par le dadasme. Le surralisme, parti d'une application potique de la psychologie freudienne, tendit les mthodes qu'il avait dcouvertes la peinture, au cinma, quelques aspects de la vie quotidienne. Puis, sous une forme diffuse, trs au-del. En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir catalyser, pour un certain temps, les dsirs d'une poque. La priode de progrs du surralisme, marque par la liquidation de l'idalisme et un moment de ralliement au matrialisme dialectique, s'arrta peu aprs 1930, mais sa dcadence ne fut manifeste qu' la fin de la Deuxime Guerre mondiale. Le surralisme s'tait ds lors tendu un assez grand nombre de nations. Il avait en outre inaugur une discipline dont il ne faut pas surestimer la rigueur, tempre souvent par des considrations commerciales, mais qui tait une efficace mesure de lutte contre les mcanismes confusionnistes de la bourgeoisie. Le programme surraliste, affirmant la souverainet du dsir et de la surprise, proposant un nouvel usage de la vie, est beaucoup plus riche de possibilits constructives qu'on ne le pense gnralement. Il est certain que le manque de moyens matriels de ralisation a gravement limit l'ampleur du surralisme. Mais l'aboutissement spirite de ses premiers meneurs, et surtout la mdiocrit des pigones, obligent chercher la ngation du dveloppement de la thorie surraliste l'origine de cette thorie. L'erreur qui est la racine du surralisme est l'ide de la richesse infinie de l'imagination inconsciente. La cause de l'chec idologique du surralisme, c'est d'avoir pari que l'inconscient tait la grande force, enfin dcouverte, de la vie. C'est d'avoir rvis l'histoire des ides en consquence, et de l'avoir arrte l. Nous savons finalement que l'imagination inconsciente est pauvre, que l'criture automatique est monotone, et que tout un genre d' insolite qui affiche de loin l'immuable allure surraliste est extrmement peu surprenant. La fidlit formelle ce style d'imagination finit par ramener aux antipodes des conditions modernes de l'imaginaire : l'occultisme traditionnel. quel point le surralisme est rest dans la dpendance de son hypothse de l'inconscient, on le mesure dans le travail d'approfondissement thorique tent parla deuxime gnration surraliste : Calas et Mabille rattachent tout aux deux aspects successifs de la pratique surraliste de l'inconscient-pour le premier, la psychanalyse ; les influences cosmiques pour le second. En fait, la dcouverte du rle de l'inconscient a t une surprise, une nouveaut, et non la loi des surprises et des nouveauts futures. Freud avait fini par dcouvrir cela aussi quand il crivait : Tout ce qui est conscient s'use. Ce qui est inconscient reste inaltrable. Mais une fois dlivr, ne tombet-il pas en ruines son tour ?

Le surralisme, s'opposant une socit apparemment irrationnelle, ou la rupture tait pousse jusqu' l'absurde entre la ralit et les valeurs encore fortement proclames, se servit contre elle de l'irrationnel pour dtruire ses valeurs logiques de surface. Le succs mme du surralisme est pour beaucoup dans le fait que l'idologie de cette socit, dans sa face la plus moderne, a renonc une stricte hirarchie de valeurs factices, mais se sert son tour ouvertement de l'irrationnel, et des survivances surralistes par la mme occasion. La bourgeoisie doit surtout empcher un nouveau dpart de la pense rvolutionnaire. Elle a eu conscience du caractre menaant du surralisme. Elle se plat constater, maintenant qu'elle a pu le dissoudre dans le commerce esthtique courant, qu'il avait atteint le point extrme du dsordre. Elle en cultive ainsi une sorte de nostalgie, en mme temps qu'elle discrdite toute recherche nouvelle en la ramenant automatiquement au dj-vu surraliste, c'est--dire une dfaite qui, pour elle, ne peut plus tre remise en question par personne. Le refus de l'alination dans la socit de morale chrtienne a conduit quelques hommes au respect de l'alination pleinement irrationnelle des socits primitives, voil tout. Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, premire condition pour le passionner.

La dcomposition, stade suprme de la pense bourgeoise La culture prtendue moderne a ses deux principaux centres Paris et Moscou. Les modes parties de Paris, dans l'laboration desquelles les Franais ne sont pas majoritaires, influencent l'Europe, l'Amrique et les autres pays volus de la zone capitaliste, comme le Japon. Les modes imposes administrativement par Moscou influencent la totalit des Etats ouvriers et, dans une faible mesure, ragissent sur Paris et sa zone d'influence europenne. L'influence de Moscou est d'origine directement politique. Pour s'expliquer l'influence traditionnelle, encore maintenue, de Paris, il faut tenir compte d'une avance acquise dans la concentration professionnelle. La pense bourgeoise perdue dans la confusion systmatique, la pense marxiste profondment altre dans les Etats ouvriers, le conservatisme rgne l'Est et l'Ouest, principalement dans le domaine de la culture et des murs. Il s'affiche Moscou, en reprenant les attitudes typiques de la petite-bourgeoisie du XIXe sicle. Il se dguise Paris, en anarchisme, cynisme ou humour. Bien que les deux cultures dominantes soient foncirement inaptes s'intgrer les problmes rels de notre temps, on peut dire que l'exprience a t pousse plus loin en Occident ; et que la zone de Moscou fait figure le rgion sous-dveloppe, dans cet ordre de la production. Dans la zone bourgeoise, o a t tolre dans l'ensemble une apparence de libert intellectuelle, la connaissance du mouvement des ides ou la vision confuse des multiples transformations du milieu favorisent la prise de conscience d'un bouleversement en cours, dont les ressorts sont incontrlables. La sensibilit rgnante essaie de s'adapter, cour en empchant de nouveaux changements qui lui sont, en dernire analyse, forcment nuisibles. Les solutions proposes en mme temps par les courants rtrogrades se ramnent obligatoirement trois attitudes : la prolongation des modes apportes par la crise dada-surralisme (qui n'est que l'expression culturelle labore d'un tat d'esprit qui se manifeste spontanment partout quand s'croulent, aprs les modes de vie du pass, les raisons de vivre jusqu'alors admises) ; l'installation dans les ruines mentales ; enfin le retour loin en arrire. Pour ce qui est des modes persistantes, une forme dilue du surralisme se rencontre partout. Elle a tous les gots de l'poque surraliste, et aucune de ses ides. La rptition est son esthtique. Les restes du mouvement surraliste orthodoxe, ce stade snile-occultiste, sont aussi incapables d'avoir une position idologique que d'inventer quoi que ce soit : ils cautionnent des charlatanismes toujours plus vulgaires, et en demandent d'autres.

L'installation dans la nullit est la solution culturelle qui s'est fait connatre avec le plus de force dans les annes qui suivirent la Deuxime Guerre mondiale. Elle laisse le choix entre deux possibilits qui ont t abondamment illustres : la dissimulation du nant au moyen d'un vocabulaire appropri ; ou son affirmation dsinvolte. La premire option est clbre surtout depuis la littrature existentialiste, reproduisant, sous le couvert d'une philosophie d'emprunt, les aspects les plus mdiocres de rvolution culturelle des trente annes prcdentes ; et soutenant son intrt, d'origine publicitaire, par des contrefaons du marxisme ou de la psychanalyse ; ou mme par des engagements et dmissions politiques ritrs, l'aveuglette. Ces procds ont eu un trs grand nombre de suiveurs, affichs ou sournois. Le durable fourmillement de la peinture abstraite, et des thoriciens qui la dfinissent, est un fait de mme nature, d'une ampleur comparable. L'affirmation joyeuse d'une parfaite nullit mentale constitue le phnomne qui est appel, dans la no-littrature rcente, le cynisme des jeunes romanciers de droite . Il s'tend bien au-del des gens de droite, des romanciers, ou de leur semi-jeunesse. Parmi les tendances qui rclament un retour au pass, la doctrine ra-liste-socialiste se montre la plus hardie parce qu'en prtendant s'appuyer sur les conclusions d'un mouvement rvolutionnaire, elle peut soutenir dans le domaine de la cration culturelle une position indfendable. A la Confrence des musiciens sovitiques, en 1948, Andre Jdanov montrait l'enjeu de sa rpression thorique : Avons-nous bien fait de maintenir les trsors de la peinture classique et de mettre en droute les liquidateurs de la peinture ? Est-ce que la survivance de telles "coles" n'aurait pas signifi la liquidation de la peinture ? En prsence de cette liquidation de la peinture, et de beaucoup d'autres liquidations, la bourgeoisie occidentale volue, constatant l'croulement de tous ses systmes de valeurs, mise sur la dcomposition idologique complte, par raction dsespre et par opportunisme politique. Au contraire, Jdanov - avec le got caractristique du parvenu - se reconnat dans le petit-bourgeois qui est contre la dcomposition des valeurs culturelles du sicle dernier ; et ne voit rien d'autre tenter qu'une restauration autoritaire de ces valeurs. Il est assez irraliste pour croire que des circonstances politiques phmres et localises donnent le pouvoir d'escamoter les problmes gnraux d'une poque, si l'on oblige reprendre l'tude des problmes dpasss, aprs avoir exclu par hypothse toutes les conclusions que l'Histoire a tires de ces problmes, en leur temps.

La propagande traditionnelle des organisations religieuses, et principalement du catholicisme, est proche, par la forme et quelques aspects du contenu, de ce ralisme-socialiste. Par une propagande invariable, le catholicisme dfend une structure idologique d'ensemble qu'il est seul, parmi les forces du pass, possder encore. Mais pour ressaisir les secteurs, de plus en plus nombreux, qui chappent son influence, l'glise catholique poursuit, paralllement sa propagande traditionnelle, une mainmise sur les formes culturelles modernes, principalement parmi celles qui relvent de la nullit thoriquement complique - la peinture dite informelle, par exemple. Les ractionnaires catholiques ont en effet cet avantage, par rapport aux autres tendances bourgeoises, qu'tant assurs d'une hirarchie de valeurs permanentes, il leur est d'autant plus facile de pousser gaiement la dcomposition l'extrme dans la discipline ou ils se distinguent. L'aboutissement prsent de la crise de la culture moderne est la dcomposition idologique. Rien de nouveau ne peut plus se btir sur ces ruines, et le simple exercice de l'esprit critique devient impossible, tout jugement se heurtant aux autres, et chacun se rfrant des dbris de systmes d'ensemble dsaffects, ou des impratifs sentimentaux personnels. La dcomposition a tout gagn. On n'en est plus voir l'emploi massif de la publicit commerciale influencer toujours davantage les jugements sur la cration culturelle, ce qui tait un processus ancien. On vient de parvenir

un point d'absence idologique o seule agit l'activit publicitaire, l'exclusion de tout jugement critique pralable, mais non sans entraner un rflexe conditionn du jugement critique. Le jeu complexe des techniques de vente en vient crer, automatiquement, et la surprise gnrale des professionnels, des pseudo-sujets de discussion culturelle. C'est l'importance sociologique du phnomne Sagan-Drouet, exprience mene bien en France dans les trois dernires annes, et dont le retentissement aurait mme pass les limites de la zone culturelle axe sur Paris, en provoquant de l'intrt dans les Etats ouvriers. Les juges professionnels de la culture, en prsence du phnomne Sagan-Drouet, sentent le rsultat imprvisible de mcanismes qui leur chappent, et l'expliquent gnralement par les procds de rclame du cirque. Mais cause de leur mtier, ils se trouvent forcs de s'opposer, par des fantmes de critiques, au sujet de ces fantmes d'uvres (une uvre dont l'intrt est Inexplicable constitue d'ailleurs le plus riche sujet pour la critique confusionniste bourgeoise). Ils restent forcment inconscients du fait que les mcanismes intellectuels de la critique leur avaient chapp longtemps avant que des mcanismes extrieurs ne viennent exploiter ce vide. Ils se dfendent de reconnatre en Sagan-Drouet le revers ridicule du changement des moyens d'expression en moyen d'action sur la vie quotidienne. Ce processus de dpassement a rendu la vie de l'auteur de plus en plus importante relativement son uvre. Puis, la priode des expressions importantes tant parvenue sa rduction ultime, il n'est rest de possibilit d'importance que dans le personnage de l'auteur qui, justement, ne pouvait plus rien avoir de notable que son ge, un vice la mode, un ancien mtier pittoresque. L'opposition qu'il faut maintenant unir contre la dcomposition idologique ne doit d'ailleurs pas s'attacher critiquer les bouffonneries qui se produisent dans les formes condamnes, comme la posie ou le roman. Il faut critiquer les activits importantes pour l'avenir, celles dont nous devons nous servir. C'est un signe plus grave de la dcomposition idologique actuelle, que de voir la thorie fonctionnaliste de l'architecture se fonder sur les conceptions les plus ractionnaires de la socit et de la morale. C'est--dire qu' des apports partiels passagrement valables du premier Bauhaus ou de l'cole de Le Corbusier s'ajoute en contrebande une notion excessivement arrire de la vie et de son cadre. Cependant tout indique, depuis 1956, que nous encrons dans une nouvelle phase de la lutte ; et qu'une pousse des forces rvolutionnaires, se heurtant sur tous les fronts aux plus dsesprants obstacles, commence changer les conditions de la priode prcdente. On peut voir en mme temps le ralisme-socialiste commencer reculer dans les pays du camp anticapitaliste, avec la raction staliniste qui lavait produit ; la culture Sagan-Drouet marquer un stade probablement indpassable de la dcadence bourgeoise ; enfin une relative prise de conscience, en Occident, de l'puisement des expdients culturels qui ont servi depuis la fin de la Deuxime Guerre mondiale. La minorit avant-gardiste peut retrouver une valeur positive.

Rle des tendances minoritaires dans la priode de reflux Le reflux du mouvement rvolutionnaire mondial, qui est manifeste quelques annes aprs 1920 et qui va s'accentuant jusqu'aux approches de 1950, est suivi, avec un dcalage de cinq ou six ans, par un reflux des mouvements qui ont essay d'affirmer des nouveauts libratrices dans la culture et dans la vie quotidienne. L'importance idologique et matrielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu' un point d'isolement total

dans la socit. Leur action, qui dans des conditions plus favorables peut entraner un renouvellement brusque du climat affectif, s'affaiblit jusqu' ce que les tendances conservatrices parviennent lui interdire toute pntration directe dans le jeu truqu de la culture officielle. Ces mouvements, limins de leur rle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent constituer une arme de rserve du travail intellectuel, o la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances indites sa propagande. ce point de dissolution, l'importance de l'avant-garde exprimentale dans la socit est apparemment infrieure celle des tendances pseudomodernistes qui ne se donnent aucunement la peine d'afficher une volont de changement, mais qui reprsentent, avec de grands moyens; la face moderne de la culture admise. Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production relle de la culture moderne, et qui dcouvrent leurs intrts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont rduits une position ngative, dveloppent partir de ces donnes une conscience qui fait forcment dfaut aux comdiens modernistes de la socit finissante. L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entranent une indigence proportionnelle de la thorie et des manifestations de l'avant-garde. Mais c'est seulement dans cette avant-garde que se constitue insensiblement une nouvelle conception rvolutionnaire de la culture. Cette nouvelle conception doit s'affirmer au moment o la culture dominante et les bauches de culture oppositionnelle parviennent au point extrme de leur sparation, et de leur impuissance rciproque. L'histoire de la culture moderne dans la priode de reflux rvolutionnaire est ainsi l'histoire de la rduction thorique et pratique du mouvement de renouvellement, jusqu' la sgrgation des tendances minoritaires ; et jusqu' la domination sans partage de la dcomposition. Entre 1930 et la Deuxime Guerre mondiale on assiste au dclin continu du surralisme en tant que force rvolutionnaire, en mme temps qu' l'extension de son influence trs au-del de son contrle. L'aprs-guerre entrane la liquidation rapide du surralisme par les deux lments qui ont bris son dveloppement vers 1930 : le manque de possibilits de renouvellement thorique, et le reflux de la rvolution, se traduisant par la raction politique et culturelle dans le mouvement ouvrier. Ce deuxime lment est immdiatement dterminant, par exemple, dans la disparition du groupe surraliste de Roumanie. Au contraire, c'est surtout le premier de ces lments qui condamne un clatement rapide le mouvement surraliste-rvolutionnaire en France et en Belgique. Sauf eh Belgique, o une fraction venue du surralisme s'est maintenue sur une position exprimentale valable, toutes les tendances surralistes parses dans le monde ont rejoint le camp de l'idalisme mystique. Ralliant une partie du mouvement surraliste-rvolutionnaire, une Internationale des artistes exprimentaux qui publiait la revue Cobra, Copenhague-Bruxelles-Amsterdam - fut constitue entre 1949 et 1951 au Danemark, en Hollande et en Belgique ; puis tendue l'Allemagne. Le mrite de ces groupes fut de comprendre qu'une telle organisation est exige par la complexit et Retendue des problmes actuels. Mais le manque de rigueur idologique, l'aspect principalement plastique de leurs recherches, l'absence surtout d'une thorie d'ensemble des conditions et des perspectives de leur exprience entranrent leur dispersion. Le lettrisme, en France, tait parti d'une opposition complte tout le mouvement esthtique connu, dont il analysait justement le dprissement constant. Se proposant la cration ininterrompue de nouvelles formes, dans tous les domaines, le groupe lettriste, entre 1946 et 1952, entretint une agitation salutaire. Mais, ayant gnralement admis que les disciplines esthtiques devaient prendre un nouveau dpart dans un cadre gnral similaire l'ancien, cette erreur idaliste limita ses productions quelques expriences drisoires. En 1952, la gauche lettriste s'organisa en Internationale lettriste , et expulsa la fraction attarde. Dans l'Internationale lettriste se poursuivit, travers de vives luttes de tendances, la recherche de nouveaux procds d'intervention dans la vie quotidienne.

En Italie, l'exception du groupe exprimental antifonctionnaliste qui forma en 1955 la plus solide section du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, les tentatives de formation d'avant-gardes rattaches aux vieilles perspectives artistiques ne parvinrent mme pas une expression thorique. Cependant, des Etats-Unis au Japon, dominait le suivisme de la culture occidentale, dans ce qu'elle a d'anodin et de vulgaris (l'avant-garde des Etats-Unis, qui a coutume de se rassembler dans la colonie amricaine de Paris, s'y trouve isole du point de vue idologique, social, et mme cologique, dans le plus plat conformisme). Les productions des peuples qui sont encore soumis un colonialisme culturel - caus souvent par l'oppression politique - alors mme qu'elles sont progressives dans leur pays, ont un rle ractionnaire dans les centres culturels avances.

En effet les critiques qui ont li toute leur carrire des rfrences dpasses avec les anciens systmes de cration, feignent de trouver des nouveauts selon leur cur dans le cinma grec ou le roman guatmaltque. Ils recourent ainsi un exotisme, qui se trouve tre anti-exotique puisqu'il s'agit de la rapparition de vieilles formes exploites avec retard dans d'autres nations, mais qui a bien la fonction principale de l'exotisme : la fuite hors des conditions relles de la vie et de la cration. Dans les Etats ouvriers, seule l'exprience mene par Brecht Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd'hui. Seul Brecht a russi rsister la sottise du ralisme-socialiste au pouvoir. Maintenant que le ralisme-socialiste se disloque, on peut tout attendre de l'irruption rvolutionnaire des intellectuels des tats ouvriers dans les vrais problmes de la culture moderne. Si le jdanovisme a t l'expression la plus pure, non seulement de la dgnrescence culturelle du mouvement ouvrier, mais galement de la position culturelle conservatrice dans le monde bourgeois, ceux qui en ce moment, l'Est, se dressent contre le jdanovisme ne pourront pas le faire, quelles que soient leurs intentions subjectives, en faveur d'une plus grande libert crative qui serait seulement, par exemple, celle de Cocteau. Le sens objectif d'une ngation du jdanovisme, il faut bien voir que c'est la ngation de la ngation jdanoviste de la liquidation . Le seul dpassement possible du jdanovisme sera l'exercice d'une libert relle, qui est la connaissance de la ncessit prsente. Ici, de mme, les annes qui viennent de passer n'ont t, tout au plus, qu'une priode de rsistance confuse au rgne confus de la sottise rtrograde. Nous n'tions pas tant. Mais nous ne devons pas nous attarder sur les gots, ou les petites trouvailles de cette priode. Les problmes de la cration culturelle ne peuvent plus tre rsolus qu'en relation avec une nouvelle avance de la rvolution mondiale.

Plate-forme d'une opposition provisoire Une action rvolutionnaire dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d'expliquer la vie, mais de l'largir. Il faut faire reculer partout le malheur. La rvolution n'est pas toute dans la question de savoir quel niveau de production parvient l'industrie lourde, et qui en sera matre. Avec l'exploitation de l'homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en taient les produits. Il faut dfinir de nouveaux dsirs, en rapport avec les possibilits d'aujourd'hui. Il faut dj, au plus fort de la lutte entre la socit actuelle et les forces qui vont la dtruire, trouver les premiers lments d'une construction suprieure du milieu, et de nouvelles conditions de comportement. Ceci titre d'exprience, comme de propagande. Tout le reste appartient au pass, et le sert.

Il faut entreprendre maintenant un travail collectif organis, tendant un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne. C'est--dire que nous devons d'abord reconnatre l'interdpendance de ces moyens, dans la perspective d'une plus grande domination de la nature, d'une plus grande libert.: - Nous devons construire des ambiances nouvelles qui soient la fois le produit et l'instrument de comportements nouveaux. Pour ce faire, il faut utiliser empiriquement, au dpart, les dmarches quotidiennes et:les formes culturelles qui existent actuellement, en leur contestant toute valeur propre. Le critre mme de nouveaut, d'invention formelle, a perdu son sens dans le cadre traditionnel d'un art, c'est--dire d'un moyen fragmentaire insuffisant, dont les rnovations partielles sont primes d'avance - donc impossibles. Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier. Il ne peut y avoir d'intellectuel rvolutionnaire s'il ne reconnat la rvolution culturelle devant laquelle nous nous trouvons. Un intellectuel crateur ne peut tre rvolutionnaire en soutenant simplement la politique d'un parti, serait-ce par des moyens originaux, mais bien en travaillant, au ct des partis, au changement ncessaire de toutes les superstructures culturelles. De mme, ce qui dtermine en dernier ressort la qualit d'intellectuel bourgeois, ce n'est ni l'origine sociale, ni la connaissance d'une culture - point de dpart commun de la critique et de la cration -, c'est un rle dans la production des formes historiquement bourgeoises de la culture. Les: auteurs Opinions politiques rvolutionnaires, quand la critique littraire bourgeoise les flicite, devraient chercher quelles fautes ils ont commises. L'union de plusieurs tendances exprimentales pour un front rvolutionnaire dans la culture, commence au congrs tenu Alba, en Italie, la fin de 1956, suppose que nous ne ngligions pas trois facteurs importants. Tout d'abord, il faut exiger un accord complet des personnes et des groupes qui participent cette action unie, et ne pas faciliter cet accord en permettant qu'ils s'en dissimulent certaines consquences. On doit tenir l'cart les plaisantins, ou les arrivistes qui ont l'inconscience de vouloir arriver par une telle voie.

Ensuite, il faut rappeler que si toute attitude rellement exprimentale est utilisable, l'emploi abusif de ce mot a trs souvent tent de justifier une action artistique dans une structure actuelle, c'est--dire trouve auparavant par d'autres. La seule dmarche exprimentale valable se fonde sur la critique exacte des conditions existantes, et leur dpassement dlibr. Il faut signifier une fois pour toutes que l'on ne saurait appeler cration ce qui n'est qu'expression personnelle dans le cadre de moyens crs par d'autres. La cration n'est pas l'arrangement des objets et des formes, c'est ['invention de nouvelles lois sur cet arrangement. Enfin, il faut liquider parmi nous le sectarisme, qui s'oppose l'unit d'action avec des allis possibles, pour des buts dfinis, qui empche le noyautage d'organisations parallles. L'internationale lettriste, entre 1952 et 1955, aprs quelques purations ncessaires, s'est oriente continuellement vers une sorte de rigueur absolue menant un isolement et une inefficacit galement absolus, et favorisant la longue un certain immobilisme, une dgnrescence de l'esprit de critique et de dcouverte. Il faut dpasser dfinitivement cette conduite sectaire en faveur d'actions relles. Sur ce seul critre nous devons rejoindre ou quitter des camarades. Naturellement ceci ne veut pas dire que nous devons renoncer aux ruptures, comme tout le monde nous y invite. Nous pensons au contraire qu'il faut aller encore plus loin dans la rupture avec les habitudes et les personnes. Nous devons dfinir collectivement notre programme et le raliser d'une manire discipline, par tous les moyens, mme artistiques.

Vers une Internationale situationniste Notre ide centrale est celle de la construction de situations, c'est--dire la construction concrte d'ambiances momentanes de la vie, et leur transformation en une qualit passionnelle suprieure. Nous devons mettre au point une intervention ordonne sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perptuelle interaction : le dcor matriel de la vie ; les comportements qu'il entrane et qui le bouleversent. Nos perspectives d'action sur le dcor aboutissent, dans leur dernier dveloppement, la conception d'un urbanisme unitaire. L'urbanisme unitaire se dfinit premirement par l'emploi de l'ensemble des arts et des techniques, comme moyens concourant une composition intgrale du milieu. Il faut envisager cet ensemble comme infiniment plus tendu que l'ancien empire de l'architecture sur les arts traditionnels, ou que l'actuelle application occasionnelle l'urbanisme anarchique de techniques spcialises, ou d'investigations scientifiques comme l'cologie. L'urbanisme unitaire devra dominer aussi bien, par exemple, le milieu sonore que la distribution des diffrentes varits de boisson ou de nourriture. Il devra embrasser la cration de formes nouvelles et le dtournement des formes connues de l'architecture et de l'urbanisme - galement le dtournement de la posie ou du cinma anciens. L'art intgral, dont on a tant parl, ne pouvait se raliser qu'au niveau de l'urbanisme. Mais il ne saurait plus correspondre aucune des dfinitions traditionnelles de l'esthtique. Dans chacune de ses villes exprimentales, l'urbanisme unitaire agira par un certain nombre de champs de forces, que nous pouvons momentanment dsigner par le terme classique de quartier. Chaque quartier pourra tendre une harmonie prcise, et en rupture avec les harmonies voisines ; ou bien pourra jouer sur un maximum de rupture d'harmonie interne. Deuximement, l'urbanisme unitaire est dynamique, c'est--dire en rapport troit avec des styles de comportement. L'lment le plus rduit de l'urbanisme unitaire n'est pas la maison, mais le complexe architectural, qui est la runion de tous les facteurs conditionnant une ambiance, ou une srie d'ambiances heurtes, l'chelle de la situation construite. Le dveloppement spatial doit tenir compte des ralits affectives que la ville exprimentale va dterminer. Un de nos camarades a avanc une thorie des quartiers tats d'me, suivant laquelle chaque quartier d'une ville devrait tendre provoquer un sentiment simple, auquel le sujet s'exposerait en connaissance de cause. Il semble qu'un tel projet tire d'opportunes conclusions d'un mouvement de dprciation des sentiments primaires accidentels, et que sa ralisation puisse contribuer acclrer ce mouvement. Les camarades qui rclament une nouvelle architecture, une architecture libre, doivent comprendre que cette nouvelle architecture ne jouera pas d'abord sur des lignes et des formes libres, potiques - au sens de ces mots dont se rclame aujourd'hui une peinture d' abstraction lyrique -, mais plutt sur les effets d'atmosphre des pices, des couloirs, des rues, atmosphre lie aux gestes qu'elle contient. L'architecture doit avancer en prenant comme matire des situations mouvantes, plus que des formes mouvantes. Et les expriences menes partir de cette matire conduiront des formes inconnues. La recherche psychogographique, tude des lois exactes et des effets prcis du milieu gographique, consciemment amnag ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus , prend donc ainsi son double sens d'observation active des agglomrations urbaines d'aujourd'hui, et d'tablissement des hypothses sur la structure d'une ville situationniste.

Le progrs de la psychogographie dpend assez largement de l'extension statistique de ses mthodes d'observation, mais principalement de l'exprimentation par des interventions concrtes dans l'urbanisme. Jusqu' ce stade on ne peut tre assur de la vrit objective des premires donnes psychogographiques. Mais quand bien mme ces donnes seraient fausses, elles seraient assurment les fausses solutions d'un vrai problme. Notre action sur le comportement, en liaison avec les autres aspects souhaitables d'une rvolution dans les murs, peut se dfinir sommairement par l'invention de jeux d'une essence nouvelle. Le but le plus gnral doit tre d'largir la part non mdiocre de la vie, d'en diminuer, autant qu'il est possible, les moments nuls. On peut donc en parler comme d'une entreprise d'augmentation quantitative de la vie humaine, plus srieuse que les procds biologiques tudis actuellement. Par l mme, elle implique une augmentation qualitative dont les dveloppements sont imprvisibles. Le jeu situationniste se distingue de la conception classique du jeu par la ngation radicale des caractres ludiques de comptition, et de sparation de la vie courante. Par contre, le jeu situationniste n'apparat pas distinct d'un choix moral, qui est la prise de parti pour ce qui assure le rgne futur de la libert et du jeu. Ceci est videmment li la certitude de l'augmentation continuelle et rapide des loisirs, au niveau de forces productives o parvient notre poque. C'est galement li la reconnaissance du fait que se livre sous nos yeux une bataille des loisirs, dont l'importance dans la lutte de classes n'a pas t suffisamment analyse. ce jour, la classe dominante russit se servir des loisirs que le proltariat rvolutionnaire lui a arrachs, en dveloppant un vaste secteur industriel des loisirs qui est un incomparable instrument d'abrutissement du proltariat par des sous-produits de l'idologie mystificatrice et des gots de la bourgeoisie. Il faut probablement chercher du ct de cne abondance de bassesses tlvises une des raisons de l'incapacit de la classe ouvrire amricaine se politiser. En obtenant, par la pression collective, une lgre lvation du prix de son travail audessus du minimum ncessaire la production de ce travail, le proltariat n'largit pas seulement son pouvoir de lutte, il largit aussi le terrain de la lutte. De nouvelles formes de cette lutte se produisent alors, paralllement aux conflits directement conomiques et politiques. On peut dire que la propagande rvolutionnaire a t, jusqu' maintenant, constamment domine dans ces formes de lutte, dans tous les pays o le dveloppement industriel avanc les introduit. Que le changement ncessaire de l'infrastructure puisse tre retard par des erreurs et des faiblesses au niveau des superstructures, c'est ce que quelques expriences du XXe sicle ont malheureusement dmontr. Il faut jeter de nouvelles forces dans la bataille des loisirs, et nous y tiendrons notre place. Un essai primitif d'un nouveau mode de comportement a dj t obtenu avec ce que nous avons nomm la drive, qui est la pratique d'un dpaysement passionnel par le changement htif d'ambiances, en mme temps qu'un moyen d'tude de la psychogographie et de la psychologie situationniste. Mais l'application de cette volont de cration ludique doit s'tendre toutes les formes connues des rapports humains, et par exemple influencer rvolution historique de sentiments comme l'amiti et l'amour. Tout porte croire que c'est autour de l'hypothse des constructions de situations que se joue l'essentiel de notre recherche. La vie d'un homme est une suite de situations fortuites, et si aucune d'elles n'est exactement similaire une autre, du moins ces situations sont-elles, dans leur immense majorit, si indiffrencies et si ternes qu'elles donnent parfaitement l'impression de la similitude. Le corollaire de cet tat de choses est que les rares situations prenantes connues dans une vie retiennent et limitent rigoureusement cette vie. Nous devons tenter de construire des situations, c'est--dire des ambiances collectives, un ensemble d'impressions dterminant la qualit d'un moment. Si nous prenons l'exemple simple d'une runion d'un groupe d'individus pour un temps donn, il faudrait tudier, en tenant compte des connaissances et des moyens matriels dont nous disposons, quelle organisation du lieu, quel choix des participants, et quelle provocation des vnements conviennent l'ambiance dsire. Il est certain que les pouvoirs d'une situation s'largiront considrablement dans le temps et dans l'espace avec les ralisations de l'urbanisme unitaire ou l'ducation d'une gnration situationniste. La construction de situations commence au-del de l'croulement moderne de la notion de spectacle. Il est facile de voir quel point est attach l'alination du

vieux monde le principe mme du spectacle : la non-intervention. On voit, l'inverse, comme les plus valables des recherches rvolutionnaires dans la culture ont cherch briser l'identification psychologique du spectateur au hros, pour entraner ce spectateur l'activit, en provoquant ses capacits de bouleverser sa propre vie. La situation est ainsi faite pour tre vcue par ses constructeurs. Le rle du public , sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera la part de ceux qui ne peuvent tre appels des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs.

II faut multiplier, disons, les objets et les sujets potiques, malheureusement si rares actuellement que les plus minimes prennent une importance affective exagre ; et organiser les jeux de ces sujets potiques parmi ces objets potiques. Voil tout notre programme, qui est essentiellement transitoire. Nos situations seront sans avenir, seront des lieux de passage. Le caractre immuable de l'art, ou de toute autre chose, n'entre pas dans nos considrations, qui sont srieuses. L'ide d'ternit est la plus grossire qu'un homme puisse concevoir propos de ses actes.

Les techniques situationnistes sont encore inventer. Mais nous savons qu'une tche ne se prsente que l o les conditions matrielles ncessaires sa ralisation existent dj, ou du moins sont en voie de formation. Nous devons commencer par une phase exprimentale rduite. Il faut sans doute prparer des plans de situations, comme des scnari, malgr leur invitable insuffisance au dbut. Il faudra donc faire progresser un systme de notations, dont la prcision augmentera mesure que des expriences de construction nous apprendront davantage. Il faudra trouver ou vrifier des lois, comme celle qui fait dpendre l'motion situationniste d'une extrme concentration ou d'une extrme dispersion des gestes (la tragdie classique donnant une image approximative du premier cas, et la drive du second). En plus des moyens directs qui seront employs ses fins prcises, la construction de situations commandera, dans sa phase d'affirmation, une nouvelle application des techniques de reproduction. On peut concevoir, par exemple, la tlvision projetant, en direct, quelques aspects d'une situation dans une autre, entranant de la sorte des modifications et des interfrences. Mais plus simplement le cinma dit d'actualits pourrait commencer mriter son nom en formant une nouvelle cole du documentaire, attache fixer, pour des archives situationnistes, les instants les plus significatifs d'une situation, avant que rvolution de ses lments n'ait entran une situation diffrente. La construction systmatique de situations devant produire des sentiments inexistants auparavant, le cinma trouverait son plus grand rle pdagogique dans la diffusion de ces nouvelles passions. La thorie situationniste soutient rsolument une conception non continue de la vie. La notion d'unit doit tre dplace depuis la perspective de toute une vie - o elle est une mystification ractionnaire fonde sur la croyance en une me immortelle, et, en dernire analyse, sur la division du travail:- la perspective d'instants isols de la vie, et de la construction de chaque instant par un emploi unitaire des moyens situationnistes. Dans une socit sans classes, peut-on dire, il n'y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront de la peinture. Le principal drame affectif de la vie, aprs le conflit perptuel entre le dsir et la ralit hostile au dsir, semble bien tre la sensation de l'coulement du temps. L'attitude situationniste consiste miser sur la fuite du temps, contrairement aux procds esthtiques qui tendaient la fixation de l'motion. Le dfi situationniste au passage des motions et du temps serait le pari de gagner toujours sur le changement, en allant toujours plus loin dans le jeu et la multiplication des priodes mouvantes. Il n'est videmment pas facile pour nous, en ce moment, de faire un tel pari. Cependant, dussions-nous mille fois le perdre, nous n'avons pas le choix d'une autre attitude progressive.

La minorit situationniste s'est constitue d'abord comme tendance dans la gauche lettriste, puis dans l'Internationale lettriste qu'elle a fini par contrler. Le mme mouvement objectif amne des conclusions de cet ordre plusieurs groupes avant-gardistes de la priode rcente. Nous devons liminer ensemble toutes les survivances du pass proche. Nous estimons aujourd'hui qu'un accord pour une action unie de l'avant-garde rvolutionnaire dans la culture doit s'oprer sur un tel programme. Nous n'avons pas de recettes, ni de rsultats dfinitifs. Nous proposons seulement une recherche exprimentale mener collectivement dans quelques directions que nous dfinissons en ce moment, et dans d'autres qui doivent tre encore dfinies. La difficult mme de parvenir aux premires ralisations situationnistes est une preuve de la nouveaut du domaine o nous pntrons. Ce qui change notre manire de voir les rues est plus important que ce qui change noire manire de voir la peinture. Nos hypothses de travail seront rexamines chaque bouleversement futur, d'o qu'il vienne. On nous dira, principalement du ct des intellectuels et des artistes rvolutionnaires qui, pour des questions de got, s'accommodent d'une certaine impuissance, que ce situationnisme est bien dplaisant ; que nous n'avons rien fait de beau ; que l'on peut mieux parler de Gide ; et que personne ne voit clairement des raisons de s'intresser nous. On se drobera en nous reprochant de rditer plusieurs attitudes qui n'ont dj que trop fait scandale, et qui expriment le simple dsir de se faire remarquer. On s'indignera des procds que nous avons cru devoir adopter, en quelques occasions, pour garder ou reprendre nos distances. Nous rpondons : il ne s'agit pas de savoir si ceci vous intresse, mais si vous pouvez vous-mmes vous rendre intressants dans les nouvelles conditions de la cration culturelle.

Votre rle, intellectuels et artistes rvolutionnaires, n'est pas de crier que la libert est insulte quand nous refusons de marcher avec les ennemis de la libert. Vous n'avez pas imiter les esthtes bourgeois, qui essaient de tout ramener au dj fait, parce que le dj fait ne les gne pas. Vous savez qu'une cration n'est jamais pure. Votre rle est de chercher ce que fait l'avant-garde internationale, de participer la critique constructive de son programme, et d'appeler la soutenir.

Nos tches immdiatesNous devons soutenir, auprs des partis ouvriers ou des tendances extrmistes existant dans ces partis, la ncessit d'envisager une action idologique consquente pour combattre, sur le plan passionnel, l'influence des mthodes de propagande du capitalisme volu : opposer concrtement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d'autres modes de vie dsirables ; dtruire, par tous les moyens hyper-politiques, l'ide bourgeoise du bonheur. En mme temps, tenant compte de l'existence, dans la classe dominante des socits, d'lments qui ont toujours concouru, par ennui et besoin de nouveaut, ce qui entrane finalement la disparition de ces socits, nous devons inciter les personnes qui dtiennent certaines des vastes ressources qui nous font dfaut nous donner les moyens de raliser nos expriences, par un crdit analogue celui qui peut tre engag dans la recherche scientifique, et tout aussi rentable. Nous devons prsenter partout une alternative rvolutionnaire la culture dominante ; coordonner toutes les recherches qui se font en ce moment sans perspective d'ensemble ; amener, par la critique et la propagande, les plus avancs des artistes et des intellectuels de tous les pays prendre contact avec nous en vue d'une action commune.

Nous devons nous dclarer prts reprendre la discussion, sur la base de ce programme, avec tous ceux qui, ayant pris part une phase antrieure de notre action, se trouveraient encore capables de nous rejoindre. Nous devons mettre en avant les mots d'ordre d'urbanisme unitaire, de comportement exprimental, de propagande hyper-politique, de construction d'ambiances. On a assez interprt les passions : il s'agit maintenant d'en trouver d'autres.