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1. La réforme des études d’architecture a, dans les années soixante, largement pris en compte le rapport des concepteurs aux utilisateurs. 2. Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et habitation tome I, Sciences humaines et conceptions de l’habitation, CNRS, Paris, 1960. 3. Ibid., p. 186, Propos de Wogenscky. 4. Ibid., p. 188, Propos de Wogenscky. 5. Ibid., p. 191, Propos de Wogenscky. 6. Ibid., p. 200-201, Propos de Le Corbusier. HABITER LE CORBUSIER En 1957, déjà, bien avant la réforme des écoles des Beaux Arts 1 , les socio- logues de l’équipe de Paul-Henry Chombart de Lauwe interrogeaient les archi- tectes 2 sur leurs rapports à l’esthétique, le rôle de l’architecte par rapport aux personnes résidant dans leurs réalisations, la nécessité de prendre en compte les désirs des familles logées. Dans le cadre de leur étude sur « la vie sociale des ménages de catégories socio-professionnelles différentes dans les nouveaux groupes résidentiels », ils se sont intéressés aux cités de la Plaine du Petit-Clamart (architecte : Robert Auzelle), de la Benauge à Bordeaux (architecte : M. Vollette de l’atelier d’urbanisme de la ville de Bordeaux) et à la Maison Radieuse de Rezé, près de Nantes (architecte : Le Corbusier). Charlotte Perriand, André Wogenscky et Le Corbusier figuraient parmi les architectes interrogés. Avec un bel ensemble, les collaborateurs de Le Corbusier disaient la nécessité de laisser l’architecte maître de l’ensemble du projet, y com- pris les équipements intérieurs. Aux familles ne revient que le choix « des tables, rideaux, chaises, bibelots 3 » car « en ce qui concerne les meubles, il est préférable de laisser les gens libres, même s’ils font des erreurs 4 ». Quant à la question de savoir si les gens ont une opinion sur l’architecture et l’aménagement du loge- ment, Wogenscky répondait : « Pour avoir une opinion, ils en ont une! Qu’elle soit bonne, c’est autre chose. Comme la politique l’architecture est un domaine où les gens croient avoir une opinion… Naturellement l’architecte doit tenir compte des désirs des gens dans la mesure où leurs opinions lui paraissent justifiées 5 ». Aux mêmes questions, Le Corbusier répondait plus radicalement encore : « Tenir compte de ce que la famille exprime? NON je ne crois pas qu’on puisse le faire. Il faut concevoir et discerner, puis offrir, poser la question à qui de droit 6 ». 7

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1. La réforme des études d’architecture a, dans les années soixante, largement pris en compte le rapportdes concepteurs aux utilisateurs.

2. Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et habitation tome I, Sciences humaines et conceptions del’habitation, CNRS, Paris, 1960.

3. Ibid., p. 186, Propos de Wogenscky.4. Ibid., p. 188, Propos de Wogenscky.5. Ibid., p. 191, Propos de Wogenscky.6. Ibid., p. 200-201, Propos de Le Corbusier.

HABITER LE CORBUSIER

En 1957, déjà, bien avant la réforme des écoles des Beaux Arts1, les socio-logues de l’équipe de Paul-Henry Chombart de Lauwe interrogeaient les archi-tectes2 sur leurs rapports à l’esthétique, le rôle de l’architecte par rapport auxpersonnes résidant dans leurs réalisations, la nécessité de prendre en compteles désirs des familles logées. Dans le cadre de leur étude sur « la vie sociale desménages de catégories socio-professionnelles différentes dans les nouveauxgroupes résidentiels », ils se sont intéressés aux cités de la Plaine du Petit-Clamart(architecte : Robert Auzelle), de la Benauge à Bordeaux (architecte : M. Vollettede l’atelier d’urbanisme de la ville de Bordeaux) et à la Maison Radieuse de Rezé,près de Nantes (architecte : Le Corbusier).

Charlotte Perriand, André Wogenscky et Le Corbusier figuraient parmi lesarchitectes interrogés. Avec un bel ensemble, les collaborateurs de Le Corbusierdisaient la nécessité de laisser l’architecte maître de l’ensemble du projet, y com-pris les équipements intérieurs. Aux familles ne revient que le choix « des tables,rideaux, chaises, bibelots3 » car « en ce qui concerne les meubles, il est préférablede laisser les gens libres, même s’ils font des erreurs4 ». Quant à la question desavoir si les gens ont une opinion sur l’architecture et l’aménagement du loge-ment, Wogenscky répondait : « Pour avoir une opinion, ils en ont une! Qu’ellesoit bonne, c’est autre chose. Comme la politique l’architecture est un domaineoù les gens croient avoir une opinion… Naturellement l’architecte doit tenir comptedes désirs des gens dans la mesure où leurs opinions lui paraissent justifiées5 ».

Aux mêmes questions, Le Corbusier répondait plus radicalement encore :« Tenir compte de ce que la famille exprime? NON je ne crois pas qu’on puissele faire. Il faut concevoir et discerner, puis offrir, poser la question à qui de droit6 ».

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Ce propos a le mérite de poser l’un des problèmes difficiles des rapportsentre les concepteurs et les utilisateurs de logements. La conception du loge-ment nécessite-t-elle cette connaissance du logis qui fait tellement défaut à laformation d’architecte à l’École des Beaux-Arts et que Le Corbusier pense essen-tielle ? Cette connaissance si importante donne-t-elle à l’architecte seul la légi-timité de toute l’organisation du logis ? Pour Le Corbusier : « On donne desdiplômes pour faire des cathédrales, et même des porte-plumes, mais on n’endonne pas pour le logis qui implique pourtant une connaissance techniqueextraordinaire (problèmes d’insonorisation, de circulation, problèmes desséries)7. » Et c’est pourtant cette connaissance qui permet au concepteur d’ex-périmenter et d’éduquer les populations en vue d’une vie familiale meilleure :« Moi, j’ai replacé la famille dans le temple. La famille c’est ce qu’il y a de plusbeau. C’est par le choix d’un minimum de moyens qu’on arrive à satisfaire plei-nement tous les idéaux8. »

Ce problème de l’autonomie, la liberté ou la légitimité de tout un chacun,sans formation spécifique, à aménager son lieu de vie face à la compétence, l’ef-fort, l’expérimentation, le travail de l’architecte commence, dans ces années dela reconstruction d’après-guerre, à se poser d’une nouvelle façon puisque la com-mande ne concerne plus seulement ceux qui peuvent choisir un concepteurmais également ceux qui seront logés dans le cadre de l’habitat social. Quel écartoppose les experts et les utilisateurs de l’habitat ? Est-ce une opposition sociale,culturelle, d’éducation, etc. ou est-ce plutôt la difficulté rencontrée par les archi-tectes à faire passer la qualité contre l’envahissement des logiques de la consom-mation appuyées sur l’ignorance architecturale ?

Ce débat si récurrent prend un tour particulier lorsque l’architecte est le« fada » qui a construit l’unité d’habitation de grandeur conforme de Marseilleet qui, bien avant déjà, en 1926 avait posé les principes de l’habitat social, àPessac, dans un lotissement résolument moderne pour loger les ouvriers de l’in-dustriel Frugès. En 1967, l’architecte Philippe Boudon, après avoir enquêté àPessac, publie son étude sur cette cité qui montre combien la réappropriationdes maisons par les habitants de ce lotissement a modifié le projet de LeCorbusier. Ce travail qui associe architectes et sociologues étale au grand jourles divergences profondes qui opposent le public et l’architecte, fût-il aussi célèbreque Le Corbusier.

« S’il est vrai, […], que toute architecture exprime la société qui l’a conçueet qui l’habite, suffit-il comme l’ont cru – ou feint de le croire – les modernes,de modifier les architectures pour modifier les comportements sociaux, de changerla ville pour changer la vie9 ? » Quand Philippe Boudon interroge les architectes, en

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7. Ibid., p. 201, Propos de Le Corbusier.8. Ibid., p. 201.9. Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1984, 2e édition, p. 188.

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1984, Marc Emery pose la question si investie par les décideurs politiques de lafin du XXe siècle de savoir si « changer la ville change automatiquement la vie ».

Richard Quincerot, dans la même enquête, attise le débat en disant qu’« il estdu destin de toute profession de transformer la demande sociale à laquelle elles’adresse. Mais la profession architecturale procède par une large exclusion 10 ».

Si, donc, comme l’expose Alain Sarfati, « [en 1969], l’idée qu’une bonnearchitecture est un facteur de transformation sociale, est encore fortement ancréedans les esprits […] l’expérience de Pessac va constituer une référence, afind’éviter le « plus jamais ça » […] Avec le livre de Philippe Boudon sur Pessac,les architectes ne pourront plus ignorer que le logement, et le logement socialen particulier, constitue une question d’architecture posée de façon tout à faitnouvelle […] Ce qui fait la spécificité de la question? Le lieu d’où elle est posée,une maîtrise d’ouvrage qui pense pour une collectivité plurielle. Elle doit s’in-terroger sur les dimensions sociales et culturelles du projet qu’elle entreprendau même titre que sur l’économie et la technique11 ».

Alors que, dans les années d’après-guerre, Le Corbusier défend le rôle édu-catif de l’architecte qui, par la production des formes spatiales adaptées, amé-liore la vie des familles, dans les années quatre-vingt cette idée se dilue pourdevenir le point de vue selon lequel la bonne gestion urbaine résoudra les dif-ficultés sociales. On est au commencement des politiques sociales urbaines dontle développement a atteint le XXIe siècle, sans discontinuer.

Pourtant, comme le remarque Jacques Dewitte : « Nombreux sont les tra-vaux qui s’efforcent d’expliquer la forme urbaine par l’histoire des conditionssociales et politiques d’une ville donnée. Rares sont ceux qui, tout en adoptantce point de vue légitime et nécessaire, parviennent en même temps à montrercomment la forme urbaine a rejailli sur cette histoire politique, dont elle a mêmeété un moment constitutif et pas seulement le reflet12. »

Si l’œuvre de Le Corbusier semble particulièrement désignée pour faire émer-ger ces questions délicates, c’est certainement parce que ses conceptions archi-tecturales et urbanistiques qui se sont actualisées dans de nombreuses réalisations,ont ouvert la voie à un renouvellement considérable de la gestion de l’habitat etde la ville. Ces œuvres ont été des laboratoires de l’expérimentation des théoriessur l’habiter qui ont pris des dimensions très variables, de la maison individuelleà l’ensemble urbain. Le Corbusier a largement écrit et défendu le rôle fondamen-tal de l’architecte et de l’urbaniste dans la mise en place des conceptions modernesde la vie sociale. Mais il a, également et malgré ses propos souvent pessimistes,laissé dans l’espace des réalisations effectives la marque puissante de ses idées.

INTRODUCTION

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10. Ibid., p. 200.11. Ibid., p. 203.12. Jacques Dewitte, « Le bonheur urbain », Le Messager Européen, n° 8, nov.1994, p. 323.

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Si l’on a vu, avec Pessac, à la fin des années soixante et dans les années quatre-vingt, comment a été vécue l’habitation individuelle conçue par Le Corbusier,si l’on a maintes fois discuté la production architecturale, artistique et urbanis-tique de ce maître de la modernité mondialement reconnu, on a, en fait, fort peuévalué sociologiquement son impact dans la vie de ceux qui l’ont habitée.

Comment vit-on dans l’architecture de Le Corbusier ? Comment la vie desoccupants des lieux est-elle influencée par ses conceptions urbanistiques ?

L’architecture moderne a-t-elle répondu à ses promesses et aux attentes deses habitants ?

Dans les années d’après-guerre, après avoir longuement élaboré ses théoriesurbanistiques et architecturales et souvent connu des difficultés de commandespubliques, Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier, reconnu par le mondeintellectuel et artistique, va accéder à la réalisation de constructions d’une dimen-sion suffisante pour mettre en œuvre les idées nouvelles dont il est porteur. En1946, Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme lui confiela réalisation d’un « immeuble sans affectation individuelle » à Marseille. C’estdans ce cadre que Le Corbusier expérimentera, sous des angles très divers (habi-tat, techniques de construction, politique sociale, urbanisme), des conceptionsd’un modernisme revendiqué. La « cité radieuse » de Marseille sera terminéeaprès bien des difficultés en 1952. Dans l’ensemble de la production architec-turale et urbanistique, théorisée et emblématique de la modernité de LeCorbusier, cette unité d’habitation et les quatre autres « cités radieuses » quil’ont suivie, constituent à la fois, du point de vue du concepteur, une amorce dece que pouvait et devait être l’urbanisme du XXe siècle et, du point de vue social,une forme de révolution dans l’habitation collective. Ces unités, dont LeCorbusier souhaitait la multiplication, s’inscrivaient dans une logique huma-niste et centralisatrice de réponse à la nécessité d’un habitat social. Elles devaientrésoudre les problèmes de la crise du logement mais également renouveler lafaçon de vivre des habitants.

C’est entre 1953 et 1955 que Le Corbusier élabore et construit, pour unecoopérative privée, l’unité d’habitation de Rezé dans la proximité de Nantes. Elleest conçue comme logement social et financée par un système de location coopé-rative devant à terme permettre aux habitants de devenir propriétaires, non seu-lement de leur logement mais également, en indivision, de tous les espaces com-muns. L’unité de Briey-la-forêt sera ensuite construite de 1955 à 1958. LeCorbusier est alors reconnu pour un maître, notamment après ses réalisationsreligieuses à Ronchamp et La Tourette. La commande publique lui est plus facileet avec le soutien très constant du Ministre Eugène Claudius-Petit, élu de Firminy,il s’engagera dans un grand projet urbanistique dans cette ville où serontconstruits un stade, une maison des jeunes, une église et la quatrième unité

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d’habitation de France achevée par Wogenscky après la mort de Le Corbusier.Toutes ces constructions, auxquelles il faut adjoindre la cité de Berlin, réalisentles vues avant-gardistes que l’architecte a conçues depuis le début du siècle etdont la Charte d’Athènes se veut le programme.

Les conceptions défendues par Le Corbusier sont celles de la ville radieuse,lumineuse, organisée, fonctionnelle dans laquelle l’homme moderne se réali-sera. À un monde technologiquement nouveau doit correspondre une architec-ture résolument différente : ouverte, verticale, géométrique, industrialisée ettotalement repensée. La ville doit séparer les fonctions de travail, de commerce,de transport, de réseaux, d’habitat et de loisirs. Et c’est pourquoi, loin du mondeindustriel et des nuisances des transports, les unités d’habitation seront regrou-pées dans les zones d’espaces verts qui seront les lieux des loisirs et de la détente.

Aux traditionnelles cités-jardins horizontales, grandes consommatrices d’es-pace, l’architecte oppose l’unité verticale d’habitation. Dans sa conception, l’unitéd’habitation se présente comme un véritable réseau urbain : les habitations sontdesservies par des rues, leur découpage est réparti suivant des agencements tousdifférents qui vont du studio au T7. Pour des populations ouvrières, Le Corbusiera conçu un habitat totalement nouveau, aussi bien du point de vue de l’archi-tecture que dans sa conception sociale puisque les immeubles comportent, enplus des logements, des équipements de service comme magasins, école, buan-derie, terrains de sport, bureau de poste, etc. L’organisation des immeubles sefait autour de passages traversants que Le Corbusier nomme « rues » et qui des-servent les logements sur trois étages, et dans une logique d’équipements, deplan et de disposition résolument nouvelle. Sur le toit-terrasse, l’ascenseur des-sert une école maternelle, ainsi qu’un ensemble de structures culturelles et spor-tives qui vont de la promenade au théâtre. Bref, l’unité est conçue pour y vivreet y développer une sociabilité et un épanouissement. Il s’agit, selon les mots del’architecte, de créer une véritable « machine à habiter ».

L’expérience des unités d’habitation de Le Corbusier, devenue l’un desmoments historiques majeurs de l’urbanisme et de l’architecture du XXe siècle,est intéressante à plus d’un titre. Nous considérerons ici comment cette formed’habitat a rencontré les choix de vie de ses occupants. C’est donc par la vie deshabitants d’une des cinq unités d’habitation de grandeur conforme réalisées parLe Corbusier, la Maison Radieuse de Rezé, que nous entreprenons, en quelquesorte, un bilan social de cette architecture.

Quand, en 1955, l’unité d’habitation de Le Corbusier à Rezé, près de Nantes,voit s’installer ses premiers habitants, les expérimentations en matière d’habitat socialen France sont rares. D’emblée baptisée « Maison Radieuse » par ses habitants, ellese dresse comme une réponse engagée pour faire face à la crise du logement.

Concrètement, le projet corbuséen entend mettre en pratique toutes les évo-lutions de la modernité au profit de l’habitat pour le plus grand nombre. Dans

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cette France de la reconstruction, où il est si difficile de se loger, l’immeuble deLe Corbusier répond à des besoins nouveaux et se fait le précurseur de tous leschangements sociaux que connaîtra la société française dans la seconde moitiédu XXe siècle.

Puisque l’on dispose d’un ensemble écrit et archivistique très important surles conceptions théoriques architecturales et urbanistiques qui ont présidé àl’élaboration de ce bâtiment et qu’un demi-siècle d’usage s’est écoulé, nous avonsl’occasion de considérer l’impact de cette construction sur les modes de vie etréciproquement les usages sociaux de cette production architecturale, ce qui estune opportunité extrêmement rare dans l’analyse sociale où la dimension et lacomplexité des phénomènes interdisent habituellement une telle perspective debilan. De plus, diverses « générations » d’habitants peuvent témoigner puisquenous pouvons encore interroger des personnes ayant participé à la réalisationdu projet et résidents dès l’origine, et des personnes nouvellement installées, enpassant par tout l’étagement historique de l’occupation de l’unité d’habitation.

Le caractère très circonscrit de cet immeuble et sa visibilité sociale permettentde réfléchir aux liens entre son architecture et les modes de vie de ses habitants.

En effet, Le Corbusier, pour qui les modes de vie sont déterminés par l’archi-tecture et l’urbanisme, pense changer la vie des habitants pour la réalisation d’unhumanisme qu’on pourrait dire, si l’on nous permet l’anachronisme, écologique,en favorisant les échanges communautaires tout en préservant l’intimité fami-liale. Et, de fait, l’incroyable niveau de confort des appartements (isolation acous-tique, chauffage central, cuisine aménagée, évacuation des déchets, équipementssanitaires, etc.) exceptionnel pour l’époque, en dépit des critiques nombreuses,est vécu par ses habitants comme un véritable progrès.

On dispose, d’autre part, pour la Maison Radieuse de Rezé, d’études réali-sées à des moments différents dans le demi-siècle. Ainsi, dès 1957, P.H.Chombartde Lauwe s’essaie à une lecture sociologique du mode de vie des habitants del’immeuble de Rezé, puis, dans les années suivantes, notamment dans le milieudes années quatre-vingt, les travaux de réhabilitation de l’immeuble conduisentà quelques enquêtes sociologiques. Mais, la part la plus grande des travaux surces sites revient évidemment à des perspectives architecturales dont l’étude deDaniel Pinson et Philippe Bataille est une illustration.

Pour ces raisons, il nous a semblé pertinent de compléter cette série d’évalua-tions en reprenant vingt ans après Ph. Bataille et D. Pinson et près de cinquanteans après Paul-Henry Chombart de Lauwe, l’examen de la vie des habitants dansla Maison Radieuse.

Au-delà de l’examen de qui et comment on vit dans un immeuble d’habitatsocial conçu comme exemplaire de la modernité, nous avons voulu confronterles points de vue des utilisateurs avec ceux des concepteurs et cela sur le tempslong d’un demi-siècle.

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Dans les années de la reconstruction, l’ensemble social n’était pas prêt à accep-ter les vues avancées de Le Corbusier et seuls quelques décideurs en percevaientle caractère novateur. Parmi eux, R. Dautry, E. Claudius-Petit, les promoteurs deRezé se sont engagés dans le défi. On peut donc penser que les habitants des années50-60 ont vécu le projet architectural et social qui y était lié dans une optiqued’engagement. Il s’agissait alors bien sûr d’être relogé mais aussi de nouer desliens communautaires. Et de fait, les habitants de la première période témoignentd’une vie sociale construite autour des espaces communs, favorisant l’expressiond’une vie communautaire et aussi, semble-t-il, d’une identité d’habitant de l’im-meuble.

Par contre, dans les décennies qui ont suivi, le contexte social s’est consi-dérablement modifié : les situations d’emploi, la composition sociale ont trèsfortement changé, amenant des populations nouvelles dans les immeubles.À Rezé, cohabitent des résidents propriétaires (d’époques différentes) et des loca-taires de logements sociaux. Cette spécificité maintient dans un même immeubleune mixité sociale rare et deux institutions de gestion : un syndic de proprié-taires et une société d’habitat social.

Enfin, dans les années récentes, les populations des immeubles ont suffi-samment évolué pour que les conceptions théoriques de Le Corbusier ne leursemblent plus révolutionnaires mais aussi pour qu’une bonne partie des servicescommunautaires n’aient plus lieu d’être, notamment tous ceux qui étaient liésaux appareillages ménagers. L’avènement d’une société de consommation per-mettant l’accès généralisé et individualisé à un confort inaccessible à la plupartdans les années cinquante, l’extension du modèle de la grande distribution, lesmodifications de la population active, en particulier sa tertiarisation et sa fémi-nisation ont eu des retentissements considérables sur les modes de vie. Les habi-tants d’aujourd’hui ne s’émerveillent pas de disposer d’une salle de bain ou duchauffage central, fût-il à basse température par le sol. Leurs rapports à leurhabitat, principalement dans sa dimension de voisinage, doivent donc être trèsdifférents de ceux des années cinquante. Les « rues » n’ont plus la même nou-veauté mais l’école reste sur le toit de l’immeuble et réunit les parents-voisinschaque jour. Par ailleurs, les associations qui ont porté la vie communautairede l’unité d’habitation, dès les années cinquante, développent aujourd’hui lapatrimonialisation des lieux. Une vie sociale est animée qui change de sens maisqui continue à être le reflet de la singularité des unités d’habitation.

Cette histoire particulière des modes d’habiter les cités radieuses, et notammentle caractère social de l’unité de Rezé, nous a semblé devoir être interrogée dans sadimension collective et individuelle, dans les recompositions entre les espaces pri-vés et publics qu’elle induit, dans les formes et les appropriations des espaces qu’ellegénère, dans ses rapports à la ville et à la nature. Partager un rapport si particulierà l’ensoleillement, à la dimension des volumes, à la conception du programme

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d’habitation ne peut certainement pas laisser indifférent. Qu’un rapport choisi aumodernisme ait animé les premiers occupants et qu’il se soit émoussé au fil desdécennies construit certainement une histoire des unités d’habitation. Celle de Rezéa abrité une volonté militante et par son occupation socialement mixte, peut abri-ter aujourd’hui une hétérogénéité dans le projet d’habiter, liée à la différenciationsociale : expression d’une maîtrise architecturale pour les uns, lieu de marginalitépour les autres, volonté d’accomplissement culturel ou contrainte de pauvreté.

Nous rappellerons dans le premier chapitre de cet ouvrage les conceptionsurbanistiques et architecturales de Le Corbusier en essayant de les situer dansun mouvement idéologique plus large que celui des seules études urbaines caril est essentiel de poser clairement les termes de la comparaison. En effet, il nousfaudra voir précisément quels sont les principes qui ont été inscrits dans l’ar-chitecture de la Maison Radieuse, si nous voulons savoir dans quelle mesure ilsont été confortés, transformés, déclinés, rejetés par les occupants de l’immeuble.Mais nous rappellerons également comment l’immeuble a été conçu et à quellecommande il a répondu, quel a été le contexte de sa réalisation, quels acteursont présidé à ses premiers moments.

Dans ce cadrage indispensable, nous redirons le contexte local et historiquepour comprendre comment l’immeuble a été occupé et comment cette situationinitiale, si fortement marquée par la période de fin de guerre et l’entrée danscette période florissante que Jean Fourastié a appelée les « Trente glorieuses »,a évolué vers une fin de siècle bien différente, aussi bien dans son contexte socio-économique que dans les modes de vie des habitants.

La Maison Radieuse sera pour nous l’éprouvette sociale où nous analyseronsles comportements dans leurs rapports à des formes spatiales et architecturalesparticulières.

Mais, au-delà de la seule architecture, on se trouve avec cette unité d’habi-tation de grandeur conforme dans un projet urbain global. Le Corbusier avaitprévu de construire plusieurs unités dans l’entrée ligérienne de Nantes et lemaître d’œuvre de Rezé avait également en projet la construction d’autres uni-tés voisines sur le site. Car les unités sont conçues comme les éléments d’habi-tation du grand projet urbanistique de l’architecte dont l’activité dans la pro-grammation urbaine a été internationale, depuis son premier essai pour Parisjusqu’à son avènement avec Chandigar.

Il nous a donc semblé intéressant, même si l’unité de Rezé est restée isolée,d’examiner quelles ont été, ou quelles auraient pu être, les expressions socialesdes choix urbanistiques dont l’immeuble est porteur : rapports à la nature, à lalumière, aux transports, aux voisinages, aux équipements… La Maison Radieusedevait servir une vaste réorganisation urbaine moderne. Qu’en a-t-il été? Commentpeut-on apercevoir les conséquences de ce projet qui n’a pas été suivi par lesréalisations urbaines prévues initialement? Des traces demeurent-elles, au moins

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pour ce qu’avaient été les options les plus fortes de l’urbanisme fonctionnalistedu maître ? Les évolutions urbaines et sociales ont-elles dépassé le projet dumilieu du XXe siècle et rendu caduques les projections des CIAM13 ? Les consi-dérables changements des modes de vie de la société française du secondXXe siècle ont-elles rasé le projet urbain moderne ou en ont-ils été la réalisationprévue ? Dans le deuxième chapitre, nous essaierons d’évaluer ces rapports del’immeuble à la ville.

Dans la vie de l’immeuble, notre attention s’est portée longuement sur la viequotidienne des lieux, les rapports sociaux qui s’y établissent en faisant uneplace conséquente aux changements. Cette architecture si particulière a-t-elleeu des impacts, des influences sur la vie des familles qui l’ont habitée? Commentaménage-t-on ces appartements ? Et comment l’espace est-il occupé par lesfamilles ? Quels sont les lieux de rencontre, de voisinage dans cette « ville ver-ticale » ? Les « rues » intérieures sont-elles investies, et par qui ? L’installationde l’école sur le toit-terrasse permet-elle des pratiques spécifiques d’échange deservices entre parents ? La sécurité permise par la circulation interne à l’im-meuble leur offre-t-elle une plus grande autonomie ? Quels sont leurs espacesde jeu ? Espaces verts et abords de l’étang du pied de l’immeuble jouent-ils cerôle ou sont-ils plutôt des lieux de loisirs et de détente pour les plus âgés ?Offrent-ils l’occasion de pratiques communes ou d’échange de surveillance oude garde entre mères de famille par exemple ? Voient-ils l’organisation de fêtesou de manifestations de plus grande ampleur ?

Le sens et le rôle des espaces dans les relations de cohabitation sont étroite-ment articulés à la place des femmes dans le corps social. Ce sont très majoritaire-ment elles qui animent ces espaces, qui en définissent les règles locales. Comment,dans ce cas, peut-on lire les changements qui se sont produits dans la France desannées soixante-dix, avec le passage des femmes du monde privé du foyer à celuidu travail salarié? Lorsque les femmes sont devenues, à travers le salariat notam-ment, des participantes à part entière de l’espace public, les rapports entre leslieux privés et publics ont-ils tendu à se modifier? Des années soixante qui sontcelles de l’étiage du travail féminin à cette fin de siècle où presque toutes lesfemmes travaillent, les évolutions sont considérables qui ne peuvent pas ne pasinfluer très sensiblement sur la conception du logement. Nous avons donc exa-miné les pratiques de la sphère privée du logement et les usages des espaces col-lectifs, pour mettre en évidence les interactions éventuelles entre l’architectureet la vie familiale, dans le chapitre trois.

Vivre ensemble dans un même lieu, partager un même mode d’habitat crée desliens. La vie au « Corbu » correspond-elle à une vie sociale, collective spécifique,comme on se plaît souvent à le souligner? Comment les différentes générations

INTRODUCTION

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13. CIAM : Congrès International d’Architecture Moderne.

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d’habitants, les différents types de résidents locataires ou propriétaires se sont-ils appropriés l’espace-projet dans sa dimension collective ? Peut-on lire dansles parties communes, les espaces de circulation (couloir/rue, ascenseur, par-king…), les équipements (agence postale, école…), une vie collective et y évaluerce qui se construit comme relations, comme identité, comme lien social ? Quellessont la forme et la force de ce lien ?

Un certain nombre d’acteurs collectifs sont d’emblée repérables comme les asso-ciations des habitants, les associations de parents d’élèves, l’amicale laïque du quar-tier. Il existe une bibliothèque associative réservée aux habitants du « Corbu », desclubs d’animations socio-culturels. Dans plusieurs « rues », on note la présence d’es-paces communs réservés à des activités associatives. Cet ensemble offre un éventailde lieux semi-publics qui vont de l’activité déclarée en association loi 1901 à deslieux de détente, de retrait, d’espaces du possible, dans le prolongement de l’habi-tat. La présence conjointe dans l’immeuble d’un syndicat de copropriété et d’un officeHLM, situation qui semble refléter la mixité sociale, si souvent revendiquée de nosjours, n’est pas si fréquente pour qu’on ne s’interroge pas sur les relations qu’elle peutinduire. La mixité de statut d’occupants (habitants de l’origine, habitants ancienne-ment installés et devenus propriétaires, locataires « installés à demeure », ou bienlocataires très récents) contribue à l’originalité de la Maison Radieuse.

Comment se réalise la cohabitation entre ces différents habitants, quels inves-tissements, quels engagements les uns et les autres ont-ils dans la vie collective?Y a-t-il une répartition du type propriétaires-animateurs, locataires-consomma-teurs d’animation? Y a-t-il un mode intellectuel d’habiter ou une représentationsociale des lieux? Y a-t-il un réinvestissement par une population nouvelle d’unpatrimoine déchu ?

Ces questions sont au cœur de la vie sociale de l’immeuble et nous en trai-terons dans le chapitre quatre.

Enfin, l’enquête et l’observation nous ont amenées à mesurer l’impact impor-tant que l’architecte lui-même, sa notoriété, la reconnaissance dont son œuvreest l’objet, ont eu sur les occupants du lieu. La Maison Radieuse propose deslogements très peu conventionnels en duplex aux larges ouvertures sur l’exté-rieur. Des pièces reliées entre elles de façon diverses peuvent servir des projetsde vie très différents. Tous ceux qui visitent ces appartements sont impression-nés par les conceptions architecturales qu’ils révèlent. Certains sont enthou-siastes, d’autres critiques. Et, en tout état de cause, on peut penser qu’a fortiori,ceux qui y vivent ne sont pas insensibles à cette architecture. De façon inhabi-tuelle, dans cet immeuble, c’est d’architecture que l’on parle très souvent et ondevra voir si cela permet un rapprochement entre l’architecte et les utilisateursde ses réalisations, si cela crée des compétences, sinon des intérêts.

Il se trouve également que la Maison Radieuse est classée au titre desMonuments Historiques. Elle l’est, comme création architecturale, mais elle l’est

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aussi comme emblème de l’habitat social moderne. Cela ne peut être sans quedes retombées importantes ne s’ensuivent. L’endroit suscite-t-il particulièrementl’imaginaire et la création? Comment les habitants perçoivent-ils le fait de vivredans une curiosité socio-architecturale ? Le savent-ils, en ont-ils conscience ?Qu’est-ce que signifie ce lieu pour eux ?

À travers le classement, la Maison Radieuse devient patrimoine culturel maisdans la représentation qu’elle donne de l’habitat social, elle reçoit la vague destigmatisation sociale qui s’est abattue sur tous les grands ensembles des « quar-tiers ». Des logiques sociales de stigmatisation aux perspectives de patrimonia-lisation, l’unité de Rezé peut être vécue très diversement par ses occupants.

Dans cette dimension aussi, la Maison Radieuse est porteuse de la complexitédes situations créées par les évolutions sociétales des cinquante dernières années.Et ce sont toutes les conceptions de la sociabilité qui font passer du quasi vil-lage des années cinquante aux politiques de reconstitution d’un lien social délitépar l’individualisme des années de crise de l’emploi, qui sont présentes dans cescinquante ans d’histoire collective. Le chapitre cinq s’attachera à rendre comptede ces phénomènes aux dimensions diverses.

L’unité de lieu, le temps long de ce bâti, l’élaboration théorique conséquentedu projet, la particularité de la composition sociale de l’immeuble désignent toutparticulièrement la Maison Radieuse de Le Corbusier pour tenter une démarched’évaluation de son projet architectural et urbanistique. Le caractère exception-nellement expérimental d’une construction d’habitation qui est à l’aboutissementd’un système théorique extrêmement élaboré sur les pratiques d’habiter et qui,depuis un demi siècle, voit se succéder des populations confrontées à descontextes sociaux très différents permet de réfléchir à la cohérence, l’importancede l’impact, les aspects positifs, et ceux qui le sont moins, des conceptions quiont présidé à sa réalisation.

On a voulu savoir comment le concepteur, architecte et urbaniste, voulait etpouvait changer la vie des habitants d’un lieu, s’il y pouvait réussir, dans quellemesure et pour quels effets. La Maison Radieuse de Rezé a été le lieu expéri-mental, le laboratoire qui a servi la recherche dont ce livre est la restitution14.

INTRODUCTION

14. On trouvera en annexe des précisions sur la méthodologie utilisée pour le recueil et l’analysedes données de ce travail de recherche.