Hack - Du bon usage de la piraterie (F Latrive - Oct 2004)

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    DU BON USAGE

    DE LA PIRATERIE

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    Florent Latrive

    E 2, rue du Regard, Paris VIe

    En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduireintgralement ou partiellement le prsent ouvrage sans autorisation du

    Centre franais dexploitation du droit de copie (CFC), 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.

    E - ISBN 2-912969-59-X

    CULTURE LIBRE, SCIENCES OUVERTES

    DU BON USAGEDE LA PIRATERIE

    D

    Le Roi-Machine, Essai, Les ditions de Minuit, 1981Libres enfants du savoir numriques,

    en collaboration avec Olivier Blondeau, ditions de lEclat, 2000

    Pirates et flics du net,

    en collaboration avec David Dufresne, ditions du Seuil, 2000

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    Pour Lucie et Annick

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    REMERCIEMENTS

    Ce livre n'aurait pas t possible sans la patience, le soutien et lesconseils de Pascal Presle, Olivier Blondeau, Laurence Allard, AnnickRivoire, Lionel Thoumyre, Jean-Baptiste Soufron, Valrie Delarce,

    Anne Latournerie, Philippe Chantepie, Yann Moulier-Boutang,Dominique Foray et Franois Lvque. Que ceux qui ne sont pascits ici et qui m'ont aid dans ce travail soient galement remer-cis. Selon la formule consacre, les propos tenus dans cet ouvragen'engagent que leur auteur.

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    PRFACE

    Cest un mouvement sorti de nulle part, mais qui est dsor-mais prsent partout dans le monde. Cest un mouvement quivise modifier dans lesprit dun public oublieux une ide fami-lire et confortable. Cette ide veut que la proprit doit treprotge, que la culture et la connaissance peuvent tre appro-pries, et quen consquence la culture et la connaissance doi-vent tre protges de la mme faon que nous protgeonsnimporte quelle proprit. Comme la rsum lex-prsident dela Motion Picture Association of America Jack Valenti: Les titu-laires de droits de proprit intellectuelle doivent se voir accor-der les mmes droits et la mme protection que tous les autrespropritaires

    Durant ces dernires dcennies, cette vision errone tait inoffen-

    sive. Avec lmergence des technologies numriques, il est dsormaisindispensable de la combattre. Car si ces technologies permettentun extraordinaire bouillonnement cratif et facilitent la circulationdes savoirs, elles peuvent aussi tre utilises pour restreindre etcontrler la culture et la connaissance dune faon quaucune socitlibre na jamais tolre jusque-l.

    Lide reue commune propos de la culture et de la connais-sance na en fait rien voir avec la proprit. Ce mouvement nestpas runi autour de lide que la proprit est mauvaise, ou quela proprit, cest le vol. Lerreur provient plutt dune

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    PRFACE 11

    Lawrence Lessig est professeur de droit lUniversit de Stanford (Californie)et prsident du conseil dadministration de Creative Commons.

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    sant les gouvernements partout dans le monde protger toujoursplus leurs business models.

    Nous devons aider dautres gens raliser que la libert nest paslanarchie. Quaffirmer la libert intellectuelle et culturelle nest pasnier le rle de la loi dans la protection des artistes et de leur cra-tivit. Le choix binaire prsent par Hollywood est aussi loign de

    la ralit que la version du Bossu de Notre-Damede Disney est loi-gn de Victor Hugo. Laissons la vrit subtile de ce puissant mes-sage trouver dautres voix encore en France, et partout dans lemonde. Car la vrit na jamais eu dautre force que les voix puis-santes qui la dfendent.

    Lawrence Lessig

    confusion sur la manire dont la culture et la connaissance sontprotges travers la proprit. Aucun doute que le copyright (quelon distingue du droit moral) puisse tre achet et vendu. Aucundoute quun brevet donne son titulaire un droit exclusif dutili-ser linvention dcouverte. Mais ces attributs de contrle ont his-toriquement toujours t quilibrs par dimportantes limites.

    Nous protgeons lexpression par un droit exclusif avec le copy-right, mais pas les ides. Nous protgeons ce droit pour un tempslimit, mais pas perptuit. Nous protgeons ce droit contre cer-taines indignits, mais pas contre la critique ou les injures. Nousprotgeons, certes, mais nous maintenons lquilibre avec unevaleur bien plus fondamentale de nos socits, avec la convictionque la connaissance et la culture doivent se dissminer le plus lar-gement possible.

    Cest cet argument qui doit porter. Il doit partout clairer lesconsciences. Cela ne sera pas fait dune seule manire et de faonuniverselle. Bien que les valeurs de liberts quil reflte soient uni-verselles, les moyens par lesquels ces valeurs seront dfendues sontparticulires chaque peuple et chaque culture.

    Ce livre important de Florent Latrive tout la fois enseigne etmet en uvre ces valeurs de libert. travers une explicationdtaille des origines et de la nature de ce que lon appelle dsor-mais proprit intellectuelle, Latrive aide la replacer dans uncontexte social plus large. Et en rendant son texte disponible libre-ment sous une licence Creative Commons1, il dmontre la valeurdes arguments quil dfend. Il y a dans ce livre certaines ides quisont celles de Latrive. Elles sont bties sur le travail de beaucoup.

    Et en rendant son travail librement disponible, il sassure quedautres pourront aussi sappuyer sur ces ides.Peu de gens pourraient ne pas tre convaincus par les arguments

    dvelopps ici, dans un monde o la raison serait la seule force quicompte. Mais il sagit dun combat qui dpasse de beaucoup la seuleraison. Il y a des intrts trs puissants qui sont menacs par lesvrits que ce livre expose. Ils ont rpondu cette menace en pous-

    1. www.freescape.eu.org/piraterie

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    Introduction

    TOUS PIRATES!

    Tout Hollywood est reprsent ce procs: Warner Bros, Disney,MGM, Paramount,Tristar, la XXth Century Fox, Universal Dansle box des accuss, l o lon sattend voir le chef dun rseau deDVD contrefaits coulant des milliers de pices sur le march clan-destin, se trouve Claude, retrait breton de 61 ans. Son dlit?Comme des millions dinternautes, il a utilis un logiciel dchangegratuit de fichier peer-to-peer pour rcuprer des films sur sondisque dur. La perquisition mene son domicile a fourni quel-ques munitions aux studios dcids obtenir sa condamnation: lesgendarmes ont trouv des dizaines de films gravs sur des disquesrangs sur ses tagres. Claude na jamais fait commerce de cesuvres. Ctait juste pour mon usage personnel, il y avait beaucoupde films que javais enregistrs la tl sur VHS, mais a prenait moins

    de place de les graver sur CD aprs les avoir tlchargs sur lInternet,se dfend laccus qui trouve exagrecette mise en scne. Cenest pas lavis des studios. Le 29 avril 2004, le dangereux piratebreton a t condamn trois mois de prison avec sursis et 4000euros de dommages et intrts. Cest une premire, mais ce nestquun dbut, a menac Christian Souli, lun des avocats des partiesciviles la sortie de laudience 1.

    1. Christophe Abric, Peer-to-peer: condamns pour lexemple, TF1.fr, 29 avril2004. Florent Latrive, Une fraude cher paye, Libration, 5 mai 2004.

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    en a t lillustration, la suite dune plainte porte par trente-neuflaboratoires pharmaceutiques internationaux contre lAfrique duSud accuse de vouloir modifier sa lgislation, afin dautoriser lacopie dantirtroviraux encore sous brevets 4 et de fournir ainsi la population des traitements moindre prix. En droit, lactionjuridique des big pharma semble lgitime, les mdicaments en

    question sont couverts par la lgislation internationale sur laproprit intellectuelle. Moralement, elle apparat inacceptable.Pour les industriels, le dbat ne se pose pas en ces termes. Le brevetprotge leurs molcules et donc leurs investissements, arguent-ils.Sapproprier les brevets comme le font les copieurs baptissgnriqueurs dans le cas des mdicaments met en danger leurbusiness et la dcouverte de nouveaux mdicaments.

    Le procs se droule sous la double pression dassociations localesengages dans la lutte contre le sida et dune opinion publique inter-nationale choque par un tel cynisme conomique. Aprs plusieursmois de dbats, les laboratoires, somms de choisir entre la bourseou la vie, acceptent dabandonner leur plainte, craignant que ceprocs ne les renvoie quelque part entre les fabricants de minesantipersonnelles et les marchands de sommeil au palmars desmtiers odieux. Laffaire ne sarrte pas l. Sensuivent deux ansdune gurilla diplomatico-commerciale o lindustrie pharma-ceutique amricaine soutenue par le gouvernement des tats-Unistente de bloquer la mise en uvre dun accord internationalfacilitant laccs des pays plus pauvres aux mdicaments.

    Les discours dnonant la copie sont dsormais dune rarevirulence, telle la dclaration commune du chef de file des studios

    hollywoodiens Jack Valenti et du ministre franais de la Culture du

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    4. Un brevet est accord un inventeur par un Office ad hoc en France, lInstitutnational de la proprit intellectuelle (INPI). Le titulaire du brevet se voit octroyerun monopole de 20 ans sur lexploitation de son invention. Loffice des brevets peutrefuser thoriquement une invention qui ne correspondrait pas aux critres en vigueur,nouveaut, inventivit et possibilit dapplication industrielle, selon la dfinitionmondiale retenue par laccord Trips (en franais: Adpic pour Aspects des droits deproprit intellectuelle lis au commerce) de 1994.

    Lorsquil voque les dmls des industries culturelles avec lesmillions dinternautes qui tlchargent gratuitement de la musiqueou des films, lex-patron des producteurs hollywoodiens JackValenti parle de notre guerre nous contre le terrorisme2. Le diri-geant dun laboratoire pharmaceutique compare la copie de mdi-caments antisida ralise par des entreprises indiennes desactes

    de piraterie qui seront radiqus comme la t la piraterie [maritime]auXVIIesicle3. Des chansons aux molcules en passant par lin-dustrie du luxe, jamais les discours anti-pirates nont t aussi dter-mins, croire que le monde serait frapp dune pidmie de copie.La piraterie na pourtant pas dexistence juridique, lemploi de ceterme vise colorer un mot bien moins imag: la contrefaon, soitlatteinte aux droits de proprit intellectuelle, droits dauteur oubrevets, prtendument menacs aujourdhui par des hordes devoleurs. Cest au nom de limportance de cette proprit intellec-tuelle pour la vigueur de lconomie mondiale que la guerre auxpirates a t dclare.

    Mene au prtexte dun artificiel bon sens conomique, labataille masque un phnomne bien plus profond, le dvoiementdes principes de la proprit intellectuelle. Alors que ce droit atoujours t conu comme un compromis entre les intrts descrateurs et ceux du public, entre le respect d aux auteurs et auxinventeurs et la circulation la plus large possible des connaissances,lquilibre est dsormais rompu. Les entreprises qui font commercedu savoir et de la culture rclament et obtiennent bien souvent le renforcement des lois en vigueur leur seul profit. Avec lacomplicit des gouvernements, elles se livrent un hold-up lgal

    sur toutes les formes de copie, dchange et de circulation dessavoirs, menaant la sant, la cration, linnovation, laccs laculture et la connaissance.

    Loffensive de plus en plus massive contre la copie est rythmepar des escarmouches significatives. Le procs de Pretoria en 2001

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    2. Amy Harmon, Black hawk download, The New York Times, 17 janvier 2002.3. Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Grasset, Paris, 2004.

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    dpouvantail, il renvoie sur le mme banc dinfamie ladolescentqui tlcharge une chanson au format MP3 et le propritaire dunatelier clandestin de duplication de disques dans une banlieuede Pkin. La lutte contre cette piraterie protiforme est devenuelargument-choc. De la copie de mdicaments sous brevets poursauver les sropositifs, les entreprises pharmaceutiques arguent

    quelle affaiblit la proprit intellectuelleet entrave la recherchedans le domaine. Et surtout, elles pointent les risques de rim-portations parallles, dimportations sauvages qui mettent la santdes populations en danger tout en enrichissant les escrocs. Autrementdit, sauver les sropositifs aujourdhui quivaut sacrifier ltre humainde demain et encourager le trafic international. Cette dialectiquequi renvoie les nafs au rang de complices objectifs du crime grande chelle est devenue la ritournelle de tous les discours anti-pirates. LUnion des fabricants, regroupement professionnel fran-ais qui milite pour muscler la lutte contre la contrefaon en Europeet dans le monde, a ainsi publi un rapport en mars 2003, o ellenote que des indices convergents dmontrent que les contrefacteurssont frquemment associs [] des organisations mafieuses.

    Jack Valenti, on la vu, associe aussi la piraterie aux organisationscriminelles. Aussi brillant soit le madr porte-parole dHollywood,il natteint pas le niveau de Janet Reno, ministre de la Justice de BillClinton. Dans une tribune publie en dcembre 20007, elle poussela logique de la confusion un trs haut niveau: Des organisationscriminelles semblent utiliser les profits raliss dans le commerce deproduits contrefaits pour faciliter diverses activits, dont le trafic darme,de drogue, la pornographie et mme le terrorisme. Sans transition,

    elle stigmatise lInternet [qui] rend plus facile de voler, produire etdistribuer des marchandises comme les logiciels, la musique, les films,les livres et les jeux vidos. En un clic de souris, des copies identiquespeuvent tre faites et transfres instantanment, pour un cot trsfaible, clandestinement et de faon rpte. Janet Reno se congra-tule: grce ses efforts personnels et des lois votes, elle se flicite

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    7. Janet Reno, The threat of digital theft, The Industry Standard, 25 dcembre 2000.

    moment, Jean-Jacques Aillagon, au Festival de Cannes 2003. Larencontre entre lennemi historique de lexception culturelle et sondfenseur institutionnel est singulire. Les deux hommes, luncacique dun lobby professionnel, lautre reprsentant officiel dungouvernement lu, commencent par exhorter les crateurs et lesprofessionnels du cinma de la France, des tats-Unis et de tous les pays

    se joindre [eux] dans une cause commune, une cause indispensable lavenir de lindustrie du cinma de chaque pays: celle de la protec-tion des films de quelque origine, culture ou pays que ce soit5. Nulcoming-outimpromptu dun Valenti soudain converti la dfensedes cultures nationales contre le march du divertissement. Sur cefront, les tats-Unis poursuivent leur croisade mondiale pour lelibre-change et demeurent allergiques toute vocation de quotasou de subventions aux cultures locales. Cannes, ce jour-l, il sagitde sonner lalerte contre le piratage qui chaque jour saccrot de faonplus insidieuse sur tous les continents et, en spoliant les ayants droit,menace la cration et la diversit culturelle. Pour Valenti, aucundoute: Hollywood et le cinma mondial subissent un assaut sansprcdent, celui des pirates, la fois trafiquants de DVD contre-faits, notamment en Asie du Sud-Est et dont une bonne partest le fait dorganisations criminelles, mais aussi des adeptes dessystmes dchanges de fichiers, descendants de Napster et clonesde Kazaa, qui kidnappent6les films pour les diffuser via lInternet.Pour Aillagon et Valenti, il faut dbusquer, poursuivre en justice etpunir le vol numrique. Le tocsin contre la piraterie valait bienquelques concessions aux querelles culturelles transatlantiques.

    Qui veut la victoire du crime organis? la ruine des auteurs?

    larrt de la recherche mdicale? Personne. Le vocable de pirate sert

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    5. Dclaration de Jean-Jacques Aillagon, Ministre de la Culture et de la Communi-cation, et de Jack Valenti, prsident de la Motion Picture Association (MPA), le17 mai 2003. Le texte intgral est disponible sur le site du ministre de la Culture,www.culture.gouv.fr6. Les trois dernires citations de Jack Valenti sont extraites de son tmoignage du30 septembre 2003 devant une commission sur limpact de la technologie sur les indus-tries culturelles au Snat amricain. Voir Biblio du Libre: www.freescape.eu.org

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    nature a conduit ltablissement dun droit de la proprit intel-lectuelle truff dexceptions, daccrocs, de limitations, au nom delintrt gnral, dans le but de brider tout excs de pouvoir sur untitre de proprit intellectuelle, et de ne pas sacrifier la dissminationde la connaissance. Ils oublient que ce rgime juridique est n etsest constitu comme un quilibre entre le droit des crateurs

    bnficier des fruits de leur travail, et celui de la socit bnfi-cier de la plus grande circulation des savoirs et de la culture. La pre-mire de ces bordures tant la dure limite du droit concd parla socit aux propritaires de connaissance: 20 ans aprs sonattribution, un brevet dinvention tombe dans le domaine public;70 ans aprs la mort de lauteur, en France, ses uvres rejoignentaussi cet espace libre du savoir, exempt de page et dautorisationpralable. On ne pirate pas Victor Hugo! Un pirate nest dfiniquen fonction des lois en place, variables dans le temps et lespace.Ainsi, les gnriqueurs indiens ne sont en rien des pirates, car lalgislation de leur pays ne reconnat pas les brevets sur les mol-cules chimiques. linverse, les radios-pirates de la bande FM sontdevenues des firmes comme les autres avec linstitution de la licencelgale au dbut des annes 80.

    Aux yeux des serial-breveteurs et des partisans du tout copy-right, la copie nest jamais motive. La mondialisation des changescouple la monte en puissance des rseaux bouscule assez de posi-tions tablies et excite suffisamment de prdateurs pour justifier lesdiscours les plus alarmistes comme les raccourcis les plus absurdes.Personne ne nie le dfi que pose lInternet et les rseauxpeer-to-peer lindustrie du cinma. Mais quel rapport y a-t-il entre ces difficul-

    ts et la prsence de pornographie infantile sur ces mmes rseaux,comme sen est indign Jack Valenti lors dune audition devant leCongrs amricain 10? Personne, non plus, ne dment que lesacteurs de la filire musicale sont face une crise majeure de leurmodle fond sur la vente de supports-disques. Mais est-ce une

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    10. Tmoignage de Jack Valenti devant le Snat amricain, le 30 septembre 2003.Disponible en franais sur Biblio du Libre, www.freescape.eu.org

    de premires condamnations, notamment au titre duNo ElectronicTheft Actde 1997, sans prciser que la toute premire fut celle duntudiant de 22 ans, coupable davoir mis en ligne sur un site webdes logiciels, de la musique, et des films. Personne nira dfendre lecondamn une peine lgre, dailleurs: deux ans de mise lpreuve mais on est loin du financement de trafic de drogue.

    Ce nest dailleurs mme pas lobjet du texte de loi voqu par JanetReno: le No Electronic Theft Act visait combler un trou dansla lgislation amricaine, o seule la piraterie des fins commer-ciales ou de profit tait condamne. Cette loi, par essence, ne peutdonc servir lutter contre le financement du crime organis grce la contrefaon, puisquelle sert expdier devant les tribunaux lespirates non lucratifs, justement

    Les droits de proprit intellectuelle sont varis: droit dauteur(ou sa version anglo-saxonne le copyright8), brevets, marques,dessins et modles, jusqu la topologie des semi-conducteursTous correspondent des protections diffrentes dans leur formeet leur tendue 9. Mais leur diversit ne peut masquer la similitudeentre tous ces secteurs: en jeu, le symbolique, limmatriel, laconnaissance, linformation, le savoir, soit toutes dnominationsen vogue pour caractriser lconomie daujourdhui. De la dfensedes actifs immatriels dpendent les taux de croissance et labonne sant des marchs. Il faut donc les protger. Pour limmensemajorit des titulaires de brevets, de copyright et autres titres deproprit intellectuelle, la rgle est simple: plus on se rapproche dela proprit physique, plus ils sont heureux. Plus la copie duneinvention, dune chanson ou dun logo est considre et punie

    comme le vol ou leffraction, plus les voil satisfaits.Au passage, ils oublient que limmatriel na rien voir avec lematriel, et la copie avec le vol. Ils oublient que cette diffrence de

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    8. Par commodit, nous utiliserons souvent indiffremment les termes copyright etdroit dauteur, notamment partout o leurs diffrences parfois importantes ne

    jouent aucun rle.9. Cest particulirement vrai des marques dposes, dont il ne presque pas questiondans ce livre.

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    tous les domaines. Dsormais, les gnes, les logiciels, voire, aux tats-Unis, des mthodes dducation ou des gestes chirurgicaux, se cou-vrent de brevets. Dans le mme temps, les pays dvelopps ont uvrpour mondialiser leur conception de la proprit intellectuelle.Laccord sur les Aspects des droits de proprit intellectuelle qui tou-chent au commerce (ADPIC), sign en 1994 dans le cadre de

    lOrganisation mondiale du Commerce, en est laboutissement: ilimpose un ordre plantaire harmonis pour les brevets et le droitdauteur. De nombreux pays, notamment du Sud, qui pouvaientjusque-l copier des mdicaments, des livres ou des technologies, nele pourront plus. Le tout avec des nombreux effets pervers et abuspour de maigres bnfices du point de vue de lintrt gnral, quand ilsexistent, souligne lconomiste Franois Lvque 14.

    Cette marchandisation de la connaissance vise transformertoute parcelle de savoir ou de cration de lesprit humain en titrede proprit monnayable et changeable. Elle ambitionne dtendretoujours plus un march mondial de limmatriel, au dtriment dupatrimoine universel des savoirs. Sa logique entre en conflit ouvertavec les pratiques dchange, de coopration et mme de cration,car celle-ci est avant tout un processus collectif, fonde sur limi-tation et la reproduction.

    Limportance croissante de limmatriel, de la culture et dessavoirs dans les conomies modernes et les relles difficults ren-contres par certaines entreprises face aux bouleversements actuelsne peuvent justifier les dommages collatraux de plus en plusvidents dune telle fuite en avant. Cest le droit la sant, la vietout simplement, qui soppose aux brevets sur les mdicaments;

    cest laccs la culture que brident les tenants dun droit dauteursurcouvert et le plus long possible; cest la diffusion la plus largedes connaissances qui est mise en cause, partout. Les conflits entreces nouveaux droits de proprit sur limmatriel et les droits essen-tiels des tre humains se multiplient et la piraterie stend mesureque les occasions de devenir pirate deviennent plus nombreuses.

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    14. Franois Lvque et Yann Menire, conomie de la proprit intellectuelle, p. 113La Dcouverte, Paris, 2003.

    raison pour comparer, comme la fait lavocat franais GermainLatour, lacopie [] destine aux copains de lacontrebande desalonet proclamer que les dlits commis en famille deviennenttoujours des crimes collectifs contre la culture11?

    On pourrait ignorer les ractions outrancires des industriespharmaceutiques ou culturelles, moquer lacrimonie des multina-

    tionales hollywoodiennes et les majors du disque qui ne parviennentpas tirer profit du nouveau mode de distribution des uvresquest lInternet, tout comme les diteurs de partitions criaient auscandale face aux premiers pianos mcaniques12. Ce serait naf, carlinfluence de leurs rcriminations nest pas sans consquence.

    Elles accompagnent et encouragent un mouvement profond:partout dans le monde, on assiste une extension des domainescouverts par la proprit intellectuelle, un renforcement de la pro-tection accorde et un durcissement des lois anti-contrefaon. Lesprotestations contre la piraterie masquent en ralit une mutationradicale du rgime du droit de limmatriel tel quil stait constitu:lquilibre originel est rompu et les titulaires de droit ne cessentdtendre lespace quils contrlent au dtriment de la circulationdes savoirs. La proprit intellectuelle nest pas une loi naturelle,cest une loi faite par les hommes pour promouvoir des objectifssociaux, rappelle le prix Nobel dconomie Joseph Stiglitz 13.Jai toujours t en faveur dun rgime quilibr de proprit intel-lectuelle, or nous avons perdu cet quilibre. La proprit intellec-tuelle, qui tait un moyen au service de la cration et de la diffusiondes savoirs, est devenue une fin en soi.

    Aux tats-Unis, le droit dauteur a t rallong de 20 ans la fin

    des annes 90, principalement pour satisfaire Disney qui craignaitde voir Mickey tomber dans le domaine public. Version brevets,mme phnomne dexpansion: longtemps rserv aux machines,ce titre de proprit sur une invention est maintenant attribu dans

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    11. Germain Latour, La copie: du vol en famille, Librationdu 18 dcembre 2002.12. Peter Szendy, Ecoute, une histoire de nos oreilles, ditions de Minuit, Paris, 2001.13. Entretien avec lauteur.

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    Ils ont simplement la conviction une conviction parfois mal for-mule, parfois trs argumente quil serait absurde de se priverdun accs aussi ouvert et large la culture juste pour se plier auxrgles voulues par les seuls titulaires et gestionnaires de copyright.De mme, les militants et mdecins qui importent illgalement descopies de mdicaments sous brevet pour soigner des malades se

    moquent perdument de savoir si leur geste est lgal ou non: il estvital, cest tout. force de faux discours et de loi absurde, il finirapar se produire ce que les extrmistes de la proprit intellectuelledisent craindre le plus: la fin de tout droit rel au respect et auxrevenus pour les crateurs, auteurs et inventeurs.

    Nous nen sommes pas l. La logique de la marchandisation dela connaissance engage de faon massive au niveau plantaire seheurte des vises plus ouvertes, fondes sur la coopration etlchange, bien plus que sur la concurrence et lexclusivit. Partout,au cur du systme, des citoyens bibliothcaires, informaticiens,artistes, juristes, conomistes, scientifiques se penchent au chevetdu domaine public pour le valoriser, le protger, le faire fructifieret faire pice aux vises castratrices de ceux qui veulent rformer laproprit intellectuelle leur seul avantage. De mme, des pistesconomiques et thiques pour btir un rgime quilibr de lim-matriel sont apparues et ne cessent de sapprofondir. Il reste les constituer en projet politique. Nous voil donc tous pirates?Il nous faut dsormais plaider pour un bon usage de la piraterie.

    TOUS PIRATES ! 23

    Cette guerre permanente la reproduction, ce renforcementtoujours plus dur des droits de proprit, sont-ils au moins effi-caces et mnent-ils toujours plus de cration et dinnovation?Mme pas, rappelle Joseph Stiglitz: Les innovations les plusimportantes nimpliquent aucun droit de proprit intellectuelle, laplupart des avances majeures ont eu lieu dans des universits [o] nous

    croyons une architecture ouverte, nous parlons tout le monde.Tout le cadre du mouvement de la proprit intellectuelle, je le voiscomme antithtique avec la faon dont la science a toujours avanc.La science acadmique, et, plus rcemment, lessor des logicielslibres dvelopps par des informaticiens de manire cooprative,dcentralise et fonde sur le libre-accs des ressources communes tous ou celui de la publication libre de textes, musiques ou filmssur le web dmontrent aussi lefficacit des modes de crationouverts.

    Les discours apocalyptiques que tiennent les titulaires de droits,et lextension toujours plus grande de la proprit intellectuelleconduisent insidieusement la dvalorisation gnrale de touteloi cherchant arbitrer les conflits dintrt dans le domaine delimmatriel. Plus la proprit intellectuelle se muscle et stend,plus ses fondements volent en clats et ce, mme sils sont justes.Les gens ont ce dfaut que rprouvent les commerants de ragiravec leurs convictions ou leur cur plutt quen obissant sansrechigner toute injonction, ft-elle lgale. Les socits dmocra-tiques ont aussi cet autre dfaut pour les marchands quune loi nerecueillant pas un minimum dassentiment social 15 ne sert pas grand-chose, sauf miner un peu plus lide de respect de la rgle

    commune. Ainsi, les internautes par dizaines de millions chan-gent de la musique au mpris des lois existantes. Et ce nest pasun choix de prdateur, comme le prtendent trop vite les majors.

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    15. On insiste bien sur ce minimum dassentiment. Une loi peut en loccurrenceprcder lopinion publique: cest le cas de labolition de la peine de mort par le gou-vernement socialiste, faite alors que la majorit des Franais tait encore en faveur decelle-ci. En lespce, la loi peut accompagner un changement social.

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    Chapitre 1

    QUEST-CE QUUN PIRATE?

    Cest un geste courant, banal: glisser une cassette vierge dansun magntophone et presser sur la touche enregistrement pourcapter sur la bande FM un tube la mode. Pour autant, ce gestefait-il de son auteur un pirate? Bien sr que non, cest lgal. Enrevanche, toute personne qui se rend sur Kazaa ou tout autresystme dchanges de fichiers via lInternet et tlcharge le mmemorceau au format MP3 pour lcouter depuis son disque dur seraaccuse de piraterie par lindustrie du disque. De la mme faon,il est strictement interdit de dupliquer le dernier Harry Potter, maisautoris de copier La religieusede Diderot, dont luvre est dansle domaine public. Lambigut est similaire avec les mdicaments.Pirate, le laboratoire indien Cipla, qui produit des traitements anti-rtroviraux contre le Sida en copiant les molcules des firmes phar-

    maceutiques occidentales, pourtant protges par des brevets? Non,car la lgislation indienne nen reconnat pas sur les mdicaments.Cipla est donc une entreprise lgale, au regard de la loi de son pays.En revanche, que Sanofi-Aventis dcide de copier lAZT, dont lebrevet appartient au britannique GlaxoSmithKline, pour le com-mercialiser en Europe bas prix, et un procs pour contrefaon estassur.

    Ces exemples symbolisent toute lambigut du mot piratequi, dclin lenvi par les titulaires de droit dauteur, de brevetsou de marques, sert de repoussoir. Notion variable dans le temps

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    en apparence triviale: La musique nappartient-elle pas dabord ceux qui la font? Auteurs, artistes, producteurs.

    La question est faussement simple, et bien plus gnrale: quelleest donc la nature du droit des crateurs sur leur cration? Celledun chanteur sur sa chanson, dun parolier sur ses rimes, dun labosur la molcule trouve par ses chercheurs pour lutter contre telle

    ou telle pathologie? Pour les signataires de cette lettre ouverte,aucun doute: leur ritournelle doit tre assimile une maison, unevoiture. Puisque ta Renault nest pas la mienne, mon tube nest pasle tien. Lanalogie semble frappe au coin du bon sens: le droitdauteur2 est bien, en France, un lment dun corpus juridiquebaptis proprit intellectuelle. Proprit sur les uvres delesprit, proprit sur la matire; mme mot, mme combat? SiCharles Aznavour lui-mme ne vous a pas invit chez lui, il est horsde question dy venir dner. Cest le fondement de la proprit: undroit dinterdire, dexclure, de se rserver la jouissance dun bien.Ou de lautoriser, mais ses conditions. Il ny aurait donc aucune

    raison dcouter sa chanson La Bohmesans y avoir t invit, voirepire, de la copier sur son disque dur sans autorisation explicite.

    Aznavour et ses collgues ont ce t itre dillustres prdcesseurs.Luvre intellectuelle est une proprit comme une terre, comme unemaison; elle doit jouir des mmes droits3, crivait dj NapolonIII. La France a t lune des toutes premires nations mettre enplace une loi sur le droit dauteur, en 1791. AuXIXe, le pugilat seragnral pour tenter de dterminer quelle est la nature de la pro-prit dun auteur sur son uvre. Le dbat se posera en loccur-rence souvent dans les mmes termes pour la proprit sur uneinvention. Le plus jusquau-boutiste des tenants de lquivalenceentre proprit intellectuelle et proprit physique est un belge du

    QUEST-CE QUUN PIRATE ? 27

    2. Le droit dauteur protge automatiquement, et sans formalit, toute uvre delesprit 70 ans aprs la mort de lauteur, en France. Les auteurs et compositeursdpendent de ce rgime. Les producteurs et les interprtes bnficient des droitsvoisins, qui courent 50 ans aprs la premire diffusion de luvre.3. Dominique Sagot-Duvauroux, La proprit intellectuelle, cest le vol!, p. 141, LesPresses du Rel, Dijon, 2002.

    et dans lespace, elle le devient mme au gr des interlocuteurs. Lesproducteurs de disque voquent la piraterie dun internaute quitlcharge une chanson sur Kazaa, mais pas lAdami, socit civilequi collecte pourtant une partie des droits des artistes-interprtes;cette dernire y voit un usage aussi lgal que lenregistrement dunechanson la radio.

    Cette versatilit chronique dmontre que lon est bien loin dunmonde en noir et blanc o les gentils copieurs seraient parfaitementdistincts des odieux pirates, et ce pour lternit. Ce nest pas unhasard, juste la preuve que la contrefaon na rien voir avec le vol,et la proprit intellectuelle avec la proprit tout court. Unvoleur de poules est peu ou prou considr comme un voleur duJapon Madrid, au dbut du XVIIIe comme aujourdhui, et lge dugallinac ny change rien. Un copieur, en revanche, peut ou nontre un pirate selon sa nationalit, et lpoque o il vit. La propritintellectuelle dfinit un monde mouvant, plastique, propice undbat sans cesse renouvel autour dune question fondamentale:

    Quest ce quune copie lgitime? Ce dbat mme que gouver-nements et industries de la culture et de la connaissance tentent decourt-circuiter aujourdhui par leurs rformes unilatrales dunrgime ainsi menac de dsquilibre.

    De la nature de la proprit intellectuelle

    Janvier 2001, le Midem de Cannes. La grande messe annuellede lindustrie musicale plus habitue aux congratulations sirupeusesfait un couac. Dans une lettre ouverte, quelques vedettes y donnentde la voix: Charles Aznavour, Rachid Taha, Mylne Farmer, PascalObispo 1 Lobjet de leur ire, ces vilains internautes qui copientleurmusique sous forme de fichiers numriques. Les signataires yvoient une insoutenable atteinte leur droit de proprit qui nestpourtant pas diffrent de celui que chaque Franais a, par exemple, sursa maison, sa voiture ou son ordinateur. Et ils posent une question

    DU BON USAGE DE LA PIRATERIE26

    1. Charles Aznavour et al., Une lettre ouverte des chanteurs pour la dfense de leurs droits,25 janvier 2001.

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    humain. Cette forme de pense, inspire du philosophe John Locke,est alors dfendue en France par un ultra-libral avant lheure, lco-nomiste Frdric Bastiat. Lhomme nat propritaire7, affirme-t-il. Cela fait de la proprit un principe indpendant de la loi quecelle-ci doit se borner entriner et protger. Bastiat ntablit pasde diffrence entre proprit littraire et proprit physique, car il

    ny a pas dautre manire de tirer parti dun livre que den multiplierles copies et de les vendre. Accorder cette facult ceux qui nont pasfait le livre ou qui nen ont pas obtenu la cession, cest dclarer queluvre nappartient pas louvrier, cest nier la proprit mme. Cestcomme si lon disait: le champ sera appropri, mais les fruits seront aupremier qui sen emparera8.

    Que Dieu nous garde des jobarderies, car il faudrait aujourdhuipayer des droits la descendance de Lamartine pour publier oucopier Le Lac ou Limmortalit. Il demeure nanmoins une tracede cette ide dans la lgislation, il sagit du droit moral, perptuel,inalinable et incessible. Ce droit ninterdit pas la copie ou la publi-

    cation, mais garantit quune uvre sera toujours attribue soncrateur originel et quelle ne sera pas falsifie. Le droit moral, lienternel entre une cration et son auteur, demeure la diffrence fon-damentale entre le droit franais et le copyright amricain quiignore cette notion.

    La cration comme coproprit?

    Il est courant dentendre des dfenseurs du droit dauteurreprendre cette filiation du droit naturel, en le classant parmiles droits de lhomme. Tout questionnement sur un ventuel droitdu public se retrouve ainsi disqualifi: le public na pas de droitsur la cration, pas plus quun promeneur na de droit sur les

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    7. Frdric Bastiat, Discours au cercle de la librairie, 16 septembre 1847, in DominiqueSagot-Duvauroux, op. cit., p. 39.8. Frdric Bastiat, Discours au cercle, op. cit., p. 44.

    nom dAmbroise Marcellin Jobard et se veut le thoricien dumonotaupole monopole de lauteur 4. Lhomme ne fait quepousser lanalogie son terme: si une chanson ou invention est laplus sacre, la plus lgitime, la plus inattaquable, et [] la pluspersonnelle de toutes les proprits, comme le proclame le Chapelieren prsentant la loi sur le droit dauteur en France en janvier 1791,

    pourquoi cette proprit serait-elle moins protge que celle donttout un chacun dispose sur un bien physique? Jobard propose doncun droit dauteur perptuel, dont bnficieraient les hritiers degnration en gnration. Aprs tout, si lon possde une maison,nos enfants en hritent. Et leurs propres enfants. Et ainsi de suite,une ventuelle revente ntant quun changement de propritaire.Pour Jobard, la proprit dune uvre ne devrait donc pas droger cette rgle. Et comme lhomme est plutt cohrent, il appliquela mme logique aux brevets dinvention, dfinis eux aussi dans laloi franaise comme une forme de proprit bien suprieure cellesur un objet: [] ce serait une atteinte aux droits essentiels de

    lhomme si une invention industrielle ntait pas vue comme la pro-prit de son crateur5.

    Par cette conception du droit dauteur et du brevet perptuit,Jobard se fait le chantre de la sacralisation de luvre et de linven-tion. Car sacralisation il y a: Lamartine, tout la fois politicieninfluent et incarnation du romantisme franais, en sera lun despromoteurs inspirs. Dans une lettre de 1858, il voque la plussainte des proprits, celle de lintelligence: Dieu la faite, lhomme doitla reconnatre6. Cest une conception mystique devant laquellele lgislateur doit sincliner. Dieu a fait don du gnie linventeur, lartiste, pauvres mortels, respectez llu. Dans une version pluslaque, elle donne des arguments aux dfenseurs de la proprit quiy voient un droit naturel, o ltre est propritaire avant dtre

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    4. Fritz Machlup et Edith Penrose, The patent controversy in the NineteenthCentury, The Journal of Economic History, mai 1950. Et Dominique Sagot-Duvaroux, La proprit intellectuelle, op. cit., p. 115. Fritz Machlup et Edith Penrose, op. cit.6. Dominique Sagot-Duvauroux, op. cit., p. 131

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    De fait, tout au long des dbats sur la nature de la proprit intel-lectuelle, on retrouve face aux dfenseurs du droit naturel uneautre interprtation, o la proprit accorde aux crateurs est subor-donnes son utilit sociale: cest la version utilitaristede la pro-prit intellectuelle, en opposition la version naturelle. Les droitsaccords au crateur et lauteur sont alors issus dun contrat social.

    Cette logique est particulirement claire aux tats-Unis, o laConstitution fixe comme objectif la proprit intellectuelle depromouvoir le progrs des Sciences et des Arts utiles. Mais ce seraitune erreur que de voir l une tradition purement amricaine:nombre de Franais dfendent cette conception, en sinspirant plusou moins explicitement de la tradition utilitariste. Victor Hugo lui-mme rappelait que le livre, comme livre, appartient lauteur, maiscomme pense, il appartient le mot nest pas trop vaste au genrehumain. Toutes les intelligences y ont droit. Si lun des deux droits, ledroit de lcrivain et le droit de lesprit humain, devait tre sacrifi, ceserait, certes, le droit de lcrivain, car lintrt public est notre proc-

    cupation unique, et tous, je le dclare, doivent passer avant nous11.

    Biens publics: un phare, une chanson

    Depuis leXIXe, les lignes de front nont gure boug. Les discoursles plus conqurants sur le droit dauteur ou les brevets puisenttoujours leur inspiration dans la conception naturelle de la pro-prit intellectuelle, telle la lettre ouverte dAznavour et consorts.Celle-ci mne une revendication toujours plus appuye dundroit exclusif du crateur, ne souffrant ni limite ni exception.En revanche, les discours plus nuancs, qui font appel la notionde proprit collective et soulignent la diffrence profonde de natureentre la proprit physique et la proprit intellectuelle, ont bn-fici davances thoriques autour de la distinction entre bienspublics et biens privs. Une voiture est un bien priv: son usage

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    11. Victor Hugo, Discours douverture du Congrs littraire international, 17 juin1878, in Jan Baetens, Le Combat du droit dauteur, p. 158, Les impressions nouvelles,Paris, 2001.

    pommes dun verger quil croise dans la campagne. Les prmisseshexagonales de ce droit sont souvent convoques avec des accentstribunitiens, et lexpression France, patrie du droit dauteur sert balayer toute prtention introduire quelque mesure dans laconception de la proprit intellectuelle. Au risque de dtourner laralit historique: mme Le Chapelier, dfenseur des premires

    lois franaises, avait conscience du ct boiteux de lanalogie entreproprit intellectuelle et proprit physique. De ses dclarations,on retient souvent sa formule sur la plus sacre, la plus lgitime,la plus inattaquable des proprits, dj voque plus haut. Maisil poursuivait ainsi: Cest une proprit dun genre tout diffrentdes autres proprits. Lorsquun auteur fait imprimer un ouvrage oureprsenter une pice, il les livre au public, qui sen empare quand ilssont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les rpte, qui sen pntre etqui en fait sa proprit. Pour Le Chapelier, un ouvrage publi estpar nature une proprit publique9. Il sappuie comme dautressur lune des caractristiques de la connaissance: celle-ci nexiste

    rellement que lorsquelle est rendue publique. Pour Proudhon,lauteur est un changiste: Avec qui change-t-il? Ce nest, enparticulier, ni avec vous, ni avec moi, ni avec personne; cest ENGNRALavec le public10.

    Ds lorigine la proprit intellectuellesaffirme ainsi commeune sorte de coproprit, appartenant tout la fois son crateuret au public auquel elle est destine, une dualit qui impose depenser dune manire spcifique les droits qui y sont attachs. Siune chanson, un livre ou une invention nappartiennent quleurs crateurs, nul besoin de garantir quelque droit que ce soit aupublic. Si la proprit en est accorde tout la fois au crateur etau public, nous voil au cur dun quilibre, et il sagit de dfinir unetension entre plusieurs droits complmentaires, ou concurrents.

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    9. Anne Latournerie,Aux sources de la proprit intellectuelle,www.freescape.eu.org/biblio10. Pierre-Joseph Proudhon, Les Majorats Littraires(1863), in Dominique Sagot-Duvauroux, op. cit., p. 155

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    la possession de tous, et celui qui la reoit ne peut pas en tre dpossd. Saproprit particulire, aussi, est que personne ne la possde moins parceque tout le monde la possde. Celui qui reoit une ide de moi reoit unsavoir sans diminuer le mien; tout comme celui qui allume sa bougie la mienne reoit la lumire sans me plonger dans la pnombre. Que lesides circulent librement de lun lautre partout sur la plante, pour lins-

    truction morale et mutuelle de lhomme et lamlioration de sa condition,voil qui semble avoir t conu dessein par la nature bienveillante,quand elle les a cres, libres comme le feu qui stend partout, sans dimi-nuer leur densit en aucun point, et comme lair que nous respirons, danslequel nous nous mouvons et nous situons physiquement, rtives au confi-nement et lappropriation exclusive.Les inventions, par nature, ne peu-vent donc tre sujettes proprit12.

    Jefferson exprime bien la difficult quil y a priver quiconque duneide ds quelle circule. Cest la non-excluabilit des biens publicsqui est affirme ici. Limage de la bougie illustre la non rivalit: onpeut bnficier de la lumire sans en priver les autres. Jefferson sou-

    ligne aussi que ces caractristiques des ides sont un don de la nature.Cest l un amusant renversement des thses du droit naturel. Ilsoppose ainsi nettement Bastiat, Jobard, ou Lamartine, en soulignantque si les ides ont une nature, cest bien celle dtre libre de se dif-fuser. Il rappelle enfin quune invention est une ide, et rien de plus 13.Lui-mme tait inventeur et fut mme le premier Commissaire auxbrevets de la jeune dmocratie amricaine. Il resta trs rticent accor-der des brevets sur des inventions, mesurant quel point les titres deproprit sur celles-ci limitaient la circulation des connaissances.

    Le monopole temporaire

    Au moment o les notions de droit dauteur et de brevet sim-posent, au cours du XIXe sicle, certains plaident donc pour une

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    12. Lawrence Lessig, The Futur of Ideas The fate of the commons in a connnectedworld, p. 94, Vintage Books, New York, 2002.13. Le droit schine, souvent avec grande difficult, distinguer lide, rpute delibre parcours, et linvention, qui ne serait que lapplication concrte dune ide.

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    est dit excluable et rival. Rival car la jouissance du bien parun tiers limite ma propre jouissance. Si tout un chacun peut utiliserma voiture, ma propre consommation en sera limite. Pire: tousces squatters risquent de labmer force de lutiliser. Heureu-sement, la nature du bien priv me vient en aide: il est facilementrendu excluable, autrement dit il mest assez ais dempcher

    autrui de lutiliser. Je peux fermer ma voiture clef, par exemple.Les biens publics, eux, sont non-rivauxet non-excluables.La consommation dun tel bien par une personne nentrave en rienla consommation du mme bien par dautres. Lexemple le plusconnu est celui du phare: sa lumire profite tous les bateaux, quelque soit leur nombre (non-rivalit). Le phare pose aussi une autredifficult: comment rserver la lumire aux seuls bateaux ayantpay pour en bnficier (non-excluabilit)?

    Lapport de cette distinction entre biens privs et publics est cru-cial toute rflexion sur la proprit des uvres et des inven-tions. Car si les objets physiques et matriels sont toujours des biens

    privs, les objets immatriels les uvres, les connaissances etnombre de services sont en gnral des bien publics. Certes, dansle domaine culturel, la nature des biens est plus ambigu. Une chan-son en tant que telle sapparente un bien public, on peut la fre-donner de mmoire, mais elle se prsente au public associe unbien priv: un CD. Tout comme lest un concert ou une sance decinma: dans ces deux derniers cas, la salle fait office de bien priv,o se retrouvent les caractristiques de rivalit (trop de monde unconcert diminue le plaisir collectif) et dexcluabilit (on paie lentre, un videur est l pour refouler dventuels resquilleurs).

    Une ide est en revanche un bien public pur. Un jour, il y a trslongtemps, quelquun a eu lide dinventer la roue. Peu importe quedes millions de gens aient dsormais en tte ce principe: aucun dentreeux ne ptit du fait quil partage cette ide avec les autres. Autrementdit, une ide ne suse pas si lon sen sert, ce que Thomas Jefferson,lun des pres fondateurs de la dmocratie amricaine, formulait ainsi:Si la nature a rendu moins susceptible que toute autre chose dappro-priation exclusive, cest bien laction du pouvoir de la pense que lon appelleune ide, quun individu peut possder de faon exclusive aussi longtempsquil la garde pour lui; mais au moment o elle est divulgue, elle devient

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    tous. On ne possde pas une maison comme on possde une mine,une fort, comme un littoral, un cours deau, comme un champ. Laproprit [] est limite selon que lobjet appartient, dans une mesureplus ou moins grande, lintrt gnral. Eh bien, la proprit litt-raire appartient plus que tout autre lintrt gnral; elle doit subiraussi des limites, dclare Victor Hugo la tribune du Congrs

    littraire international15

    . Cette limite, on la retrouve aussi dans lecas des brevets: aux tats-Unis, au moment o Jefferson officie, lesinventeurs se voient garantir un droit exclusif sur leurs inventionspendant quatorze ans 16. Le mcanisme se veut quilibr, et vise concilier une protection temporaire de linventeur pour linciter innover et la plus large diffusion possible de linvention. Le brevetdinvention temporaire et la concurrence, agissant lun sur lautrecomme deux cylindres qui tournent en sens inverse, entretiennent letravail et engendrent le progrs, estime Proudhon17.

    Cette proprit limite dans le temps prend acte dune vidence:il nest rien de moins naturel que le droit dont dispose un crateur

    sur son uvre. Il sagit ici de lui accorder un monopole temporaire,garanti par ltat. Ce droit ne peut tre quun compromis dfinipar la collectivit. Et comme tout compromis, il est en permanencesujet controverses. Victor Hugo, encore: Qui expliquera les motifspour lesquels, dans tous les pays civiliss, la lgislation attribue lhritier, aprs la mort de son auteur, un laps de temps variable,pendant lequel lhritier, absolu matre de luvre, peut la publier oune pas la publier? Qui expliquera lcart que les diverses lgislationsont mis entre la mort de lauteur et lentre en possession du domainepublic?Pour lui, il sagit de dtruire cette capricieuse et bizarreinvention de lgislateurs ignorants18.

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    15. Victor Hugo, Congrs littraire international de 1878, sance du 25 juin, in JanBaetens, Le combat, op. cit., p. 16416. Kenneth Dobyns, The Patent Office Pony, a history of the early patent office, SergeantKirklands, Spotsylvania, 1994.17. Pierre-Joseph Proudhon, Les Majorats Littraires(1863), in Dominique Sagot-Duvauroux, op. cit., p. 235.18. Victor Hugo, Congrs littraire international de 1878, sance du 25 juin, in JanBaetens, Le combat, op. cit., p. 163.

    proprit perptuit. En termes conomiques, cest un moyen derendre excluable un bien public: la loi garantit au propritairele droit dexclure qui il le dsire de la consommation du bien publicquil a produit.A contrariocertaines voix slvent contre toutevellit de nier la nature mme de la cration, qui est de se diffuserle plus largement possible. Cest le cas du socialiste Louis Blanc qui

    juge indigne quun auteur obtienne une quelconque proprit sursa cration. Il pousse mme sa logique en affirmant que, si la valeurdune uvre est lie sa diffusion, alors reconnatre, au profit delindividu, un droit de proprit littraire, ce nest pas seulement nuire la socit, cest la voler14. Mais comment pourra vivre un auteur?Comme Rousseau qui copiait de la musique pour vivre et faisait deslivres pour instruire les hommes. Telle doit tre lexistence de tout hommede lettres digne de ce nom Il y adjoint lide dun systme delibrairie sociale, o des comits de sages slectionneraient desuvres, et o ltat assumerait la rmunration des auteurs et desditeurs. Selon Louis Blanc, soit le crateur est purement dsint-

    ress, soit il doit sen remettre ltat pour lui assurer une rmun-ration. Le modle quil propose est de fait tout aussi excessif quecelui des tenants de la proprit intellectuelle absolue: la libert decration aurait tout perdre de passer ainsi sous le contrle de ltatet parier sur le pur dsintressement est coup sr forcer les auteursou inventeurs courir les boulots alimentaires pour survivre

    Heureusement, telle nest pas la proprit intellectuelle aujour-dhui. Sa nature complexe a t ds lorigine prise en compte parles lgislateurs et cest la solution daccorder un droit de proprittemporaireet limit dans le tempsqui a t retenue comme moyende concilier la proprit de lauteur et celle de la socit, ceci afindtablir une sorte de rglement de coproprit sur les uvres delesprit. En 1791, la loi franaise sur le droit dauteur concde aucrateur une proprit exclusive sur ses uvres durant toute sa vie,et cinq ans aprs sa mort. Mais aprs? Une fois dans le domainepublic, elle retrouve sa nature de proprit collective, appartenant

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    14. Louis Blanc, Travail Littraire(1850), in Dominique Sagot-Duvauroux, op. cit.,p. 259.

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    Lagacement de Victor Hugo est de bon sens: pourquoi cinqans aprs la mort de lauteur, ou dix ans, ou cent ans? Pour Auguste-Charles Renouard, accorder au hritiers des auteurs ou des inven-teurs la proprit sur la cration de leurs anctres, cest dshriter lavance tous les inventeurs futurs; cest vouloir que des essais entrevuspar Papin envahissent et paralysent les inventions de Watt19. On

    trouve bien sr quelques arguments en faveur dun droit transmis-sible, comme ceux avancs par lconomiste Frdric Bastiat. Selonlui, une protection de courte dure aurait pour effet dinciter lescrateurs crire vite, abonder dans le sens de la vogue. Une pro-prit transmissible sa descendance serait donc une incitation la qualit. Un auteur serait puissamment encourag complter,corriger, perfectionner son uvre, sil pouvait dire son fils: Il se peutque de mon vivant ce livre ne soit pas apprci. Mais il fera son publicpar sa valeur propre20. Ce raisonnement ne repose en fait sur riende concret: labsence de droit dauteur na jamais empch lmer-gence duvres majeures, tout comme son allongement rpt ces

    dernires annes na rduit le nombre duvres mineures. Le tempso Victor Hugo fustigeait les ides capricieuses et bizarresdulgislateur est loin. tablie cinq ans la fin duXVIIIe sicle, la pro-tection confre par le droit dauteur est en France passe cin-quante anspost mortemen 1866, elle est aujourdhui de soixante-dixans aprs la mort de lauteur. Les Amricains ont, eux-aussi, allongle copyright. Lauteur bnficiait lorigine dune protection dequatorze ans, renouvelable une fois. En deux sicles, sa dure a ttendue treize fois, pour atteindre dsormais soixante-dix ans aprsla mort de lauteur 21.

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    19. Dominique Sagot-Duvauroux, op. cit., p. 81-8220. Frdric Bastiat, Discours au cercle de la librairie, 16 septembre 1847, in DominiqueSagot-Duvauroux, op. cit., p. 48.21. Lawrence Lessig, The future of ideas, op. cit.

    Droit dauteur et brevets: des monopoles trous

    Ltre humain est un incorrigible copieur. Ainsi ces millions degens qui ont la fcheuse habitude de chanter sous la douche etsans vrifier, cela va sans dire, que la ritournelle choisie est tombedans le domaine public. Question: est-ce lgal ou faut-il illico

    envoyer la police arrter ces pirates de salle de bains? Un bon rflexepar les temps qui courent est de se saisir du code de la propritintellectuelle pour passer au tamis cette situation banale et vrifiersi elle est coupable. Le droit dauteur, depuis la fin duXVIIIe, saccro-che deux notions, deux droits exclusifs accords au crateur: ledroit de reproduction et le droit de reprsentation. Ce sont ces deuxdroits, dits patrimoniaux, qui steignent 70 ans aprs la mortde lauteur, au moment o luvre rejoint le domaine public. Maisdans lintervalle, il sagit de les respecter et seul lauteur peut donnerson aval.

    1) un droit de reproduction, dfini comme la fixation mat-rielle de luvre par tous procds qui permettent de la communiquerau public dune manire indirecte. Elle peut seffectuer notamment parimprimerie, dessin, gravure, photographie, moulage et tout procd desarts graphiques et plastiques, enregistrement mcanique, cinmatogra-phique ou magntique.(Article L-122-3). Aucun problme dansle cas de nos chantonneurs et de nos siffloteurs, puisque aucunecopie nest en jeu dans cette affaire.

    2) un droit de reprsentation, dfini comme la communica-tion de luvre au public par un procd quelconque. Procdquelconque? Rcitation publique, excution lyrique, reprsentationdramatique, prsentation publique, projection publiqueet mmetldiffusion. Autant dire: par tous les moyens passs, prsents et venir. Mais la douche? Sil y a bien excution lyrique ce quiest flatteur on peut douter du caractre public des vocaliseshumides. moins quun membre de la famille ou un camarade depassage ne savise de se brosser les dents dans la mme salle de bainspendant cette sance musicale. Dans ce cas, la loi est claire: il y abien communication dune uvre protge au public, mme si ce

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    public est en loccurrence une personne en robe de chambre, labouche pleine de dentifrice et plutt agace de vous entendre trillerQue je taime. Vous voil pirate, coupable de contrefaon et suscep-tible dtre condamn 3 ans de prison et 300000 euros damende.

    Un cauchemar? Heureusement, il nen est rien: le lgislateur, sans

    doute lui-mme serin dappartement, a prvu de borner le droit exclu-sif des auteurs. La loi prcise bien que une fois luvre divulgue,lauteur ne peut interdire les reprsentations prives et gratuites effec-tues exclusivement dans un cercle de famille. Pas de panique non plussi aucun lien du sang ne vous lie au public en question, la formuledlicieusement suranne cercle de famille sentend depuis bellelurette comme englobant les amis, les proches ou les amants de pas-sage. On relvera que le lgislateur na pas la mme permissivit pourceux qui se hasarderaient siffloter dans un lieu public 22.

    Bienvenue au pays des exceptionsau droit dauteur, royaumede larticle L-122-5 du Code de la proprit intellectuelle. Les droits

    dauteur sont limits dans le temps, certes. Mais cette proprit,que lon voudrait nous faire avaler comme un quivalent de la pro-prit physique est dcidment bien troue. En France, ce sont ainsisept exceptions qunumre la loi: la reprsentation dans le cerclede famille, mais aussi le droit de courtes citations (dont on usesans restriction dans ce livre), la parodie, et mme la reprsentationduvres dans des catalogues de ventes aux enchres. Autant de caso la copie est lgale et le copieur chappe la piraterie.

    Ces limites poses par la loi aux prrogatives des titulaires dedroits nont rien danecdotiques. Il suffit dimaginer un monde ole droit dauteur serait absolu et seulement bordur par lentre dansle domaine public des uvres. Labsence de lexception salle debains aurait pour consquence de prohiber toute coute dundisque, mme dans un appartement. Faudrait-il alors interdire lesenceintes et rendre obligatoire lcoute au casque? Quant

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    22. Ce qui fait de tout un chacun un contrefacteur quasi quotidien, ds quil chan-tonne dans un train, une rue , une file dattente. Tout le monde est donc bien pirate,et sans forcment le savoir.

    lexception de courtes citations, sans elle, ce livre nexisterait pasdu tout: il aurait fallu demander chaque auteur, ou ses hritiers,lautorisation de le citer. Certains auraient refus, arguant du peudintrt quils portaient louvrage. Dautres auraient demandde largent en change. Mais on imagine plus gnralement ce quecela implique: aucun commentaire de texte, aucune analyse,

    aucune critique littraire sappuyant sur le texte lui-mme Unmonde laBig Brother, o les uvres nous parleraient toute lajourne, sans que jamais nous puissions en parler. On commence le voir: les caractristiques propres la culture et la connais-sance rendent de fait absurde lapplication dun droit de propritsingeant la proprit physique.

    La copie prive: un droit la culture?

    Lexception pour copie prive est lune des exceptions fonda-

    mentales du droit dauteur. Elle revient sans cesse dans lactualit, chaque fois au centre de polmiques violentes opposant diteursde livres ou producteurs de musique au public. Que dit la loi?Quune fois son uvre divulgue, lauteur ne peut interdire les copiesou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et nondestines une utilisation collective. Lode la copie est sans ambi-gut: oui, il est lgal de photocopier le chapitre dun livre; toutaussi licite denregistrer sur cassette VHS un film passant la tl-vision comme il autoris de dupliquer le dernier Madonna. Uneseule condition: que la copie soit rserve lusage priv du copiste.Il faut tre trs clair: la loi ne dit rien sur la source de la copie etcelle-ci peut provenir dune bibliothque ou dune discothque.Autrement dit: il est mme lgal demprunter le CD dun ami pourle copier soi-mme. Nombre de juristes estiment aussi que tl-charger une uvre protge par le droit dauteur sur un site illgalsinscrit dans ce champ. Cest bien la mise disposition de luvrequi est interdite, pas la copie. Mettre sur un site web ouvert tousle texte complet du dernier opus de Finkielkraut est interdit. Letlcharger, non. Tout comme offrir un CD copi vous renvoiedirectement dans le camp des pirates. Cest le chacun selon ses

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    pharmacies sont prises dassaut par les frontaliers amricainsLadministration Bush songe acheter des millions de doses pourprvenir une ventuelle attaque massive, mais elle bute sur le brevetde la firme allemande: aux tats-Unis, la Cipro est alors protgejusquen dcembre 2003. Consquence? Cela donne le pouvoir Bayer de dcider du prix et de consentir ou non en accorder la

    fabrication. On est au cur du systme de la proprit intellec-tuelle. Bayer nentend lcher quune trs faible ristourne, enproposant dapprovisionner les tats-Unis pour 1,75 dollar latablette, 210 dollars le traitement complet, bien trop cher pour lebudget amricain.

    Pourtant, dautres laboratoires peuvent fabriquer une copieconforme de la Cipro, telle la socit Barr Laboratories, producteurspcialis de mdicaments dits gnriquescomme lIndien Ciplaou le Canadien Apotex, qui commercialise des versions identiquesde molcules originales, et des prix bien infrieurs, une fois le brevetteint. Barr Laboratories, qui se sont prpars la fin de lexclu-

    sivit de Bayer en dcembre 2003, assurent pouvoir dores et djlancer la production.

    Pour le gouvernement amricain, laffaire est dlicate car, pousspar sa puissante industrie pharmaceutique, il soppose systmatique-ment dans les ngociations internationales toute entorse au droitdes brevets, mme dans le cas des pays pauvres ravags par lpid-mie de sida. Sous la pression, le secrtaire dtat la Sant TommyThompson sort la seule arme dont il dispose: la licence obligatoire,et menace Bayer daccorder Barr lautorisation de copier la Ciproavant lexpiration du brevet. Craignant de perdre dfinitivement lemarch, Bayer plie face aux exigences du gouvernement amricainet accepte de vendre 100 millions de tablettes 95 cents pices, soitpresque deux fois moins cher que le prix initial.

    Le droit des brevets, comme le droit dauteur, est cribl dexcep-tions. En France, toute utilisation dune invention protge dansun cadre priv, non-commercial ou des fins exprimentales 24, estlgale. Partout dans le monde, les tats se sont dot de lgislations

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    24. Code de la proprit intellectuelle, article L613-5.

    besoins communiste version reprographie: tout un chacun peutcopier, du moment quil sagit de satisfaire son propre apptit deculture ou de connaissance.

    force de culpabiliser les pseudo-pirates ou de tancer les photo-copilleurs que nous serions tous, les plus tonitruants des ayantsdroit ont fini par rendre illisible ce principe. Limmense majorit

    des gens finit par se croire petit contrefacteur de bas tage alors mmequil ne fait rien de rprhensible, au contraire: il sagit l de profiterdun embryon de droit daccs la culture et la connaissance sanspage, sans barrire financire, ouvert tous. Nest-ce pas le plus belexemple que lon puisse trouver dune exception culturelle en acte?

    Ne soyons pas nafs pour autant: la loi franaise ne fait nullepart mention dun droit daccs au savoir ou la culture. Le sys-tme que lon vient de dcrire nest que le rsultat dun empilementde textes de loi, de technologies, de compromis. La copie privedemeure trs mal accepte par nombre dditeurs et de producteurs,qui ne cessent de rappeler que cest une exception, pas un droit;

    une tolrance, pas un acquis. Et loffensive contre son existence estconstante depuis plusieurs annes. Elle semble mme porter sesfruits, puisquen 2004, un projet de loi entend rayer la copie privedu droit franais, au moins dans les faits.

    Maladie du charbon: les tats-Unis menacent de copier

    Octobre 2001, peine un mois aprs la destruction des toursjumelles du World Trade Center, les tats-Unis sont en pleine psy-chose bio-terroriste aprs la dcouverte de lettres empoisonnes aubacillus antracis, une bactrie responsable de la maladie du charbon,souvent mortelle. Lun des rares mdicaments contre cette maladierespiratoire est la ciprofloxacine, fabrique par le groupe phar-maceutique Bayer. Le gouvernement craint la rupture de stock23. la frontire mexicaine, o la Cipro est vendue moins cher, les

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    23. Keith Bradsher, Cipro; US Says Bayer will cut cost of its Anthrax Drug, TheNew York Times, 24 octobre 2001.

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    les autorisant dicter une licence obligatoire dans certains cas:urgences sanitaires, intrt national ou pratiques anticoncurren-tielles. La licence classiquerespecte lpure du monopole accord une firme sur son invention: pendant 20 ans, le titulaire du titrede proprit peut faire ce quil veut de son invention, et notammentconcder sa production ou son exploitation des tiers sous forme

    de licence. Mais selon ses propres termes: il choisit lui-mme seslicencis et leur impose ses conditions et son prix. La licenceobligatoire, parfois baptise licence doffice, est un moyen pour lestats de limiter ce pouvoir exorbitant. Beaucoup de pays en usentrgulirement, et surtout dans les domaines sensibles. Le gouver-nement franais peut ainsi obtenir doffice, tout moment, pour lesbesoins de la dfense nationale, une licence pour lexploitation duneinvention25. En contrepartie de ces licences forces, linventeurreoit une compensation financire variable.

    Donnant un pouvoir trs fort son titulaire, un brevet peut setransformer en arme anticoncurrentielle. La licence obligatoire est

    alors le moyen de dverrouiller un march bloqu par un acteur.Lun des exemples les plus fameux est celui de linventeur de laphotocopieuse, lAmricain Xerox, dont la premire machine a tmise sur le march en 1959. Au milieu des annes 70, Xerox poss-dait prs de deux mille brevets sur sa technologie, et en ajoutait unecentaine supplmentaire par an. Pour les concurrents, il tait impos-sible de fabriquer un photocopieur sans empiter sur au moins lunde ces brevets. Cest lautorit amricaine de la concurrence, la FederalTrade Commission, qui va mettre un terme cette situation en 1975en promulguant une licence obligatoire sur ce portefeuille de brevetsassassins. Il tait temps de casser ce monopole et de crer la concur-rence. Il aurait t trs difficile au march dy parvenir sans notredcision, raconte le chef conomiste de la FTC de lpoque,Michael Scherer 26.

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    25. Code de la proprit intellectuelle, article L613-19.26. Franois Lvque et Yann Mnire, conomie de la proprit intellectuelle, p. 96,La Dcouverte, Paris, 2003.

    Le brevet est un monopole. Il en a donc les dfauts: son titulairepeut sen servir pour abuser de sa position, ou fixer des prix troplevs, sans aucun rapport avec les cots engags, ni en production,ni en recherche et dveloppement. La licence obligatoire devientlun des leviers pour limiter les abus. Contrairement ce que tententde faire croire certains serial-breveteurs, elle naffaiblit pas la pro-

    prit intellectuelle, elle en est partie intgrante. Tout comme ladure limite dans le temps du brevet et du copyright, tout commeles exceptions au droit dauteur, la licence obligatoire est ncessaire un rgime quilibr de droits sur la connaissance ou la culture, unmcanisme indispensable pour sassurer que la proprit intellectuellenempite sur dautres droits, de la sant laccs linformation,de la scurit nationale la concurrence.

    Pirate un jour, pirate toujours?

    Si personne ne considre aujourdhui quenregistrer un film surune cassette VHS est un acte de piraterie, il nen a pas toujours tainsi. En 1976, les studios hollywoodiens poursuivent Sony, le fabri-cant du Betamax, lun des premiers magntoscopes enregistreursdestin au grand public. La fonction de cette machine tant depermettre de copier des films couverts par un copyright, le Betamaxest, selon eux, un outil de pirate.

    Nous sommes aux tats-Unis, pays de lacommon law. la dif-frence de la France, le droit ny est pas aussi prcis. Les textes de loisont moins directifs et lessentiel du droit se construit au fil du temps,grce la jurisprudence des tribunaux. On ne trouve pas formelle-ment dexceptions au copyright, avec les dfinitions prcises que lonpeut trouver dans le Code de la proprit intellectuelle. Pas de trace,notamment, de la notion de copie prive qui sest applique sansambigut sur les magntoscopes de lHexagone. la place, lesAmricains disposent du fair use (lusage honnte) la dfinitionmouvante et que les tribunaux interprtent au fur et mesure des casqui leur sont soumis. Dont celui du magntoscope, qui sera lobjetdune bataille judiciaire de huit ans pour dterminer sil sagit dunemachine-pirate ou non, et si ses utilisateurs commettent un dlit.

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    Rien de plus logique: nous sommes bien en prsence d un droitfond sur un compromis social, garanti par la puissance publique.Les tats, les tribunaux et les lecteurs ont donc vocation choisircomment ils dessinent leurs lgislations sur la proprit intellec-tuelle, comment ils arbitrent entre copie lgale et piraterie, commentils tablissent la balance entre une protection stricte et la circula-

    tion ouverte des uvres et ides. La premire de ces dcisions estdaccorder ou non un droit de proprit intellectuelle telle ou tellecatgorie de crateurs. Ce qui renvoie, bien sr, des questionsambitieuses: quest-ce quun inventeur? quest-ce quun artiste?mais aussi des choix de politique conomique, lis au niveau dedveloppement dun pays. Lhistoire propose des dizaines dexempleso des pays ont choisi de peu ou de ne pas protger la propritintellectuelle afin dencourager lessor dune industrie partir delimitation. Cest ce que rappelle un rapport command par le gou-vernement anglais sur le sujet 28: Historiquement, les rgimes deproprit intellectuelle ont t utiliss par les pays pour poursuivre ce

    quils considraient comme leur propre intrt conomique. Beaucoupde pays ont modifi leur rgime diffrentes tapes de leur dveloppe-ment conomique, au rythme o leur perception de ces sujets (et leurstatut conomique) changeait.

    Cest le cas de lInde avec son industrie pharmaceutique 29. Aprsle dpart du colonisateur britannique en 1947, le pays sest retrouvavec une loi sur les brevets datant de 1911 assurant une protectionforte aux mdicaments. Rsultat? Une industrie pharmaceutiqueautochtone minimale, peu de fabrication locale et des mdicaments des prix levs, consquence des politiques tarifaires dcides parles firmes trangres titulaires des brevets. En 1970, le pays dcidede rformer son systme afin de sortir de cette situation: exitlesbrevets sur les mdicaments, lInde ne veut plus dpendre du bonvouloir de lindustrie pharmaceutique anglaise ou amricaine.

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    28. Commission on intellectual property rights, Integrating intellectual property rights anddevelopment policy, p. 18, Londres, septembre 2002.29. Hemant N. Joshi, Analysis of the Indian Pharmaceutical Industry, Pharmaceuticaltechnology, janvier 2003. Voir aussi le site de lIndian Drug Manufacturers Association(www.idma-assn.org).

    Par leur virulence, les arguments des opposants Sony ne sontpas sans rappeler les discours des industries culturelles daujourdhui,fustigeant lInternet et les rseaux dchange de musique et de films.On retrouve dailleurs Jack Valenti la tte de laMotion PictureAssociation(MPA), le syndicat des studios hollywoodiens. Dans undiscours prononc en 1982 devant le Congrs amricain 27, il com-

    parait larrive des magntoscopes une avalanche. Il jouait surle sentiment anti-japonais caractristique dune Amrique dont lh-gmonie conomique se voyait chahute par un concurrent trs offen-sif. Certes, la majorit des fabricants de magntoscopes sont japonais,et le cinma, lui est amricain. Les Japonais ne peuvent copier [nos]films par un assaut frontal, mais ils peuvent les dtruire avec ce magn-toscope. Selon Valenti, cette machine est aux producteurs de filmset au public ce que ltrangleur de Boston est aux femmes seules chez elle.

    Lincertitude prendra fin en 1984, avec une dcision de la CourSuprme favorable cette nouvelle technologie de lpoque. Primo,lenregistrement de films la tlvision tient bien du fair use.

    Secundo, les fabricants de magntoscopes ne peuvent tre tenusresponsables des usages potentiellement rprhensibles de cesmachines. La Cour fait remarquer quil serait absurde dinterdire unetechnologie au prtexte quune partie de ses usages serait illgale.Cest la logique du couteau;sil peut servir commettre des meurtres,il sert aussi dcouper. Le meurtre est illgal, pas le couteau. Hollywood de se dbrouiller avec cette nouvelle donne. Les studiossen sortiront trs bien puisquen 2002, 46% de leurs revenus pro-venaient de la vente et de la location de VHS et de DVD.

    La jolie histoire des nations-pirates

    Lexemple de la bataille du magntoscope illustre un cas frquenten proprit intellectuelle: la loi ou les dcisions de justice fontvoluer en permanence la frontire entre piraterie et copie lgale.

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    27.Tmoignage de Jack Valenti, prsident de la MPAA, devant le Congrs, le 12 avril1982.Cit par Lawrence Lessig, The Future of Ideas, op. cit., p. 195. Et disponible sur lesite de lElectronic Frontier Foundation (www.eff.org).

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    prfraient copier les inventions trangres. Mme les tats-Unisont us des souplesses dun rgime de proprit intellectuelle adapt leurs besoins. Mieux, la diffrence des Indiens ou des Europensqui ne faisaient aucune diffrence entre inventions trangres oulocales, le pays a longtemps pratiqu une politique protectionnisteen ce domaine. Entre 1790 et 1836, la toute jeune rpublique

    amricaine dpendait fortement des importations de technologiestrangres et naccordait des brevets qu ses ressortissants et pasaux trangers. Idem en matire de copyright: jusquen 1891, seulsles amricains pouvaient prtendre une quelconque protectionde leurs livres. Toutes les uvres britanniques, trs majoritaires lpoque, circulaient librement, procurant des revenus faciles auxditeurs locaux. Et nombre de personnalits influentes dfendaientce choix dexception culturelle32 amricaine, comme lconomisteHenry Carey: Ce que lon appelle libre commerce ressemble au main-tien des monopoles trangers pour nous fournir des habits et du fer;et le copyright international ressemble la poursuite du monopole dont

    lAngleterre a si longtemps bnfici en nous fournissant des livres.Les tats-Unis ont fini par signer un trait international sur lecopyright, quand le pays a estim quil avait plus perdre qugagner dune politique protectionniste. Mais un pays peut-il encoreaujourdhui choisir le mode de dveloppement de lInde, des tats-Unis ou de la Core? Non, depuis la signature des accords ADPICqui tablissent des standards minimaux, proches de ceux en vigueurdans les pays dvelopps, dans tous les domaines de la propritintellectuelle. Les conventions internationales, sur les brevets ou ledroit dauteur, accordaient jusque-l beaucoup de flexibilit auxpays signataires (la premire tant bien souvent de ne pas les signer)

    mais avec lavnement des accords ADPIC, une grande part de cetteflexibilit a t enleve. Le processus dapprentissage technologique etle passage de limitation et de lingnierie inverse la mise en place decapacits innovantes authentiquement locales doivent tre dsormaisenvisages sous un angle diffrent du pass33.

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    32. La formule applique ce cas, comme la citation qui suit, provient de DominiqueSagot-Duvauroux, op. cit., p. 1233. Commission on intellectual property rights, op. cit., p. 20.

    Plusieurs laboratoires profitent de la nouvelle situation pour fonderleur commerce sur la copie de mdicaments mis au point par dessocits trangres. Une industrie prospre apparat: Cipla etRanbaxy en sont les principaux reprsentants, mais au total ce sontplus de 20 000 entreprises qui travaillent dans ce secteur, et assurentplusieurs centaines de milliers demploi. Plus important encore:

    les mdicaments peuvent tre vendus des cots les plus bas possi-bles, grce aux conomies faites sur la recherche et dveloppementet une loi contrlant les prix. Le 1erjanvier 2005, lInde a promisdaccepter les brevets sur les mdicaments, une obligation contracteen signant laccord sur les Aspects des droits de proprit intellec-tuelle touchant au commerce (ADPIC), dans le cadre de lOMC.Si lindustrie locale se montre videmment inquite de cette chance,elle dispose dsormais de nombreux datouts: la longue paren-thse sans brevet a permis de dvelopper les comptences locales:ingnieurs et chercheurs comptents et bien forms, systme dedistribution efficace, normes de qualit proches des niveaux des

    pays occidentaux. Depuis quelques annes, les firmes indiennesont mme investi dans la recherche et dveloppement, pour sortirprogressivement du modle de pays imitateur et devenir un paysinnovateur.

    Ce modle de dveloppement a bien entendu provoqu les hur-lements des multinationales de la pharmacie, rendues hystriquespar les agissements de cette nation-pirate. Mais ce nest quun exempleparmi de nombreux dans lhistoire. On peut citer Taiwan et laCore du Sud, copieurs pendant leur dcollage, entre les annes 60et 80. La Core a ainsi reconnu certains brevets ds 1961, mais leurvalidit se limitait 12 ans et aucune protection ntait accorde

    sur la nourriture, la chimie ou la pharmacie 30. En Europe, au milieuduXIXe sicle, les batailles entre pro-brevets et anti-brevets ont aussit dune virulence rare 31. La Hollande a mme totalement aboliles brevets entre 1869 et 1912. Et la Suisse a rsist jusquen 1887 leur introduction, sous la pression des industriels locaux qui

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    30. Commission on intellectual property rights, op. cit., p. 2031. Fritz Machlup & Edith Penrose, The Patent Controversy, op. cit.

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    Chapitre 2

    IDES REUES

    Pour apprcier la valeur de la protection de la proprit intel-lectuelle, on pourrait la comparer la fiscalit. Pratiquement per-sonne naffirme que plus il y a dimpts[ou moins il y a dimpt],

    mieux cela vaut. Toutefois, certains ont tendance considrer quelextension de la protection de la proprit intellectuelle est une bonnechose qui va de soi, crivent les auteurs dun rapport gouverne-mental britannique 1. Depuis plus de deux cents ans, on sinvec-tive pour savoir si le droit dauteur est un droit naturel ou non;sil faut protger les inventions deux ans, cinq ans ou perptuit;et aujourdhui, cen serait termin? En la matire, le discoursdominant postule dsormais que le brevet et le droit dauteurseraient bnfiques et sans dfauts. Absurde. Penser ainsi cestcroire quune protection toujours plus large de limmatriel, dela culture, des ides, soit la seule voie pour favoriser la crativit

    et linnovation. Ainsi, toute critique de la proprit intellectuelledeviendrait alors ou communiste2, ou librale-libertaire3,

    1. Commission on Intellectual Property Rights, Integrating intellectual property rightsand development policy, Londres, septembre 2002, p. 6.2. Lors dun colloque organis en novembre 2003, le patron de lUnion des producteursfranais indpendants (UPFI), Jrme Roger, a ainsi trait de communistes les orateursqui critiquaient les systmes de protection anticopie de la musique.3. Philippe Astor, Les producteurs vivent dans lillusion, interview du directeur gnralde lADAMI Jean-Claude Walter, Grandlink Music News, 17 novembre 2003.

    La contre-rforme de la proprit intellectuelle

    Il ny a pas une faon monolithique denvisager la propritintellectuelle. Ces droits trs particuliers accords aux inventeurset auteurs nont dcidment rien de commun avec la propritau sens commun. Monopoles temporaires accords par la collec-

    tivit ayant pour but de protger les crateurs et de favoriser linven-tivit et linnovation, ils sont un moyen au service dun objectifdintrt gnral, et non une fin en soi. Cette vidence a t perduede vue ces dernires annes. Le durcissement des droits et la suppres-sion ou laffaiblissement progressif de toutes les limites poses aupouvoir du propritaire dessinent une vritable contre-rformede la proprit intellectuelle. Sa rforme date, en France, de la findu XVIIIe: on accordait enfin un statut aux auteurs et inventeurs,tout en garantissant lintrt gnral. La proprit intellectuelle taitbien une proprit publique, partage entre le crateur et la socit.Aujourdhui, cet quilibre est rompu.

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    Fin de la fte? Au contraire. Les dizaines de millions dorphelinsde Napster se ruent sur les clones comme Kazaa, Gnutella ou eDonkeyqui fleurissent pour le remplacer. Autant de services qui permettentdchanger de la musique, mais dsormais aussi des films, des logi-ciels, des images. Et surtout, les successeurs du logiciel de Fanningont tir les enseignements de la gurilla judiciaire prcdente.

    Napster tait une entreprise base en Californie, qui hbergeait surses machines la liste de toutes les chansons proposes lchangepar les internautes. Cest ainsi que la justice amricaine a considrquelle pouvait savoir ce que ses utilisateurs faisaient, et devait doncles empcher de copier illgalement de la musique 5. Kazaa et lesautres, eux, sont totalement dcentraliss: une fois le logiciel tl-charg, les internautes se dbrouillent entre eux et aucune trace deleurs activits ne transite par les ordinateurs des firmes concernes.Ce principe leur sert de parapluie judiciaire. En dcembre 2003,la Cour Suprme des Pays-Bas rejette la plainte de la Buma Stemra(lquivalent local de la Sacem) contre Kazaa, car celui-ci ne peut

    matriser les usages des internautes. Au nom de la logique dj suiviepar la Cour Suprme amricaine en 1984 pour refuser linterdictiondu magntoscope, le juge Stephen Wilson aboutit aux mmes conclu-sions et dboute en avril 2003 studios et de labels musicaux quirclamaient linterdiction de Groskter et Streamcast. Car selon lui,les usagers du P2P peuvent les employer la fois des fins lgales etillgales. Groskter et Streamcast ne sont pas significativement diffrentsdes entreprises qui vendent des magntoscopes-enregistreurs ou des photo-copieurs, ces deux produits pouvant tre et tant de fait utiliss pourattenter au droit dauteur6 mais aussi pour distribuer des bandes-annonces de films, des chansons libres de droit et dautres uvres non

    protges par le droit dauteur, comme celles de Shakespeare. Pour

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    5. Cette centralisation partielle de Napster en fait dailleurs techniquement un fauxsystme pair pair, au contraire de ses successeurs.6. Stephen Wilson, MGM Studios and al. vs Grokster and al., United States DistrictCourt, Central district of Columbia, 25 avril 2003. Disponible sur www.frees-cape.eu.org/biblio

    ou anarchiste4. Ces sophismes qui empoisonnent le dbatdepuis des annes reposent sur le mensonge, labus, lapproxima-tion. Il conviendrait de dcrypter ces discours, en les distinguantsecteur par secteur, type de protection par type de protection.

    Ide reue n1: Copier un morceau de musique,cest comme voler un CD en magasin

    Juin 1999. Shawn Fanning met disposition sur lInternet cequi deviendra le cauchemar de lindustrie du disque: Napster. Leservice mis au point par cet tudiant californien de 18 ans sappuiesur une avance technologique du milieu des annes 90, le formatMP3, qui permet de stocker une chanson dans une taille infrieureau fichier original et de lexpdier par e-mail en un temps relativementcourt. Fanning ajoute la puissance du rseau cette technologie.Avec Napster, tous les internautes peuvent partager les fichiers MP3

    prsents sur leur disque dur; cest lmergence du pair--pair(peer-to-peer, ou P2P). Le succs est fulgurant. En quelques mois,plusieurs millions de personnes prennent lhabitude de puiser dansce juke-box universel. Labondance de ce catalogue sans frontiredvalue le modle centenaire des uvres diffuses sur des supportsphysiques, avec ses magasins loffre forcment limite et ses fondsde catalogue non-exploits.

    Les majors du disque ragissent trs vite contre le trublion, etla Recording Industry Association of America (RIAA), le syndicatprofessionnel amricain des majors, porte plainte pour violationmassive des droits dauteur. Le soutien de quelques artistes, comme

    ceux du groupe Offspring, ny suffira pas, la RIAA lemportera et,en juillet 2001, la justice ordonne larrt du service.

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    4. Patrice Vidon, prsident de la Compagnie nationale des Conseils en proprit indus-trielle (CNCPI), Lextension des champs de protection contre lidalisme et lthiqueanarchiste, in LAnnuaire franais de relations internationales, Volume I, Paris, 2000.

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    on ne lachte plus. Cette lassitude qui remplace lempressement estsurtout fatale lorsque le succs, au lieu de se maintenir dans la rgiondu got et parmi les classes plus leves, descend et se vulgarise8. Toutest dit: la reproduction mcanique, en facilitant la diffusion largeet dmocratique de la musique, lavulgarise. Cest au nom dunevision litiste et profondment ractionnairede luvre que les artistes

    et diteurs rclament alors un droit de contrle sur les modes dediffusion et denregistrement. Ils ne veulent pas seulement toucherune juste rtribution sur leurs compositions, mais exigent aussi depouvoir choisir par quels canaux elles atteignent le public.

    Cette exigence na rien danodin. tendre le droit exclusif delauteur jusquau choix du mode de diffusion ou du format dereproduction revient lui donner un pouvoir de censure techno-logique, lui confier la responsabilit dorienter les modes derception des uvres par le public. tait-ce lintention originelledes dfenseurs du droit dauteur? La justice du XIXe, en tout cas,a hsit avant de confier ce pouvoir trs large de contrle aux titu-

    laires de droits. Les dbats finiront mme par aboutir une loiinstituant une libralisation totale des instruments de reproductionsmcaniques et sonores. Article unique de ce texte entr en vigueuren 1866 en France: La fabrication et la vente des instrumentsservant reproduire mcaniquement des airs de musique, qui sont dudomaine priv, ne constituent pas le fait de contrefaon musi-cale9.Cest lexplosion des pianolas, mlographe-mlotropes, car-tons, planchettes et autres cylindres. Jusqu lapparition despremiers phonographes, capables de reproduire non seulement unemlodie, mais aussi la voix et les relles sonorits du live. Cetteinnovation, qui rend soudain plus relle la musique enregistre,

    provoque un revirement et, ds 1905, un Bureau de perception desdroits de reproduction mcanique devient le passage obligatoirepour toute personne dsireuse de mettre un disque sur le march.Dsormais, il faudra demander lautorisation (et payer, bien sr) ce Bureau avant denvisager toute reproduction ou toute nouvelle

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    8. Peter Szendy, op. cit., p. 95.9. Peter Szendy, op. cit., p. 98.

    les industries culturelles, cest lchec. Les majors et les