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Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2013 - Vol. 7 - N°6 581 Histoire de la médecine Correspondance Jean-Louis Schlienger 8, rue Véronèse 67200 Strasbourg [email protected] J.-L. Schlienger 1 , L. Monnier 2 1 Professeur émérite à la Faculté de médecine de Strasbourg, Université de Strasbourg. 2 Laboratoire de nutrition humaine, Institut universitaire de recherche clinique, Montpellier. Résumé La nouvelle diététique est née des travaux de Lavoisier sur la thermodynamique, de Magendie sur la digestion, et des chimistes organiques sur la composition des aliments. Les nouvelles lois de la physiologie, et la connaissance des aliments, ont abouti à la définition des besoins nutritionnels quantitatifs. La dimension qualitative est venue de la découverte des micronutriments, dans le sillage de l’étude des carences. Les principes de l’alimentation équilibrée sont acquis dès le début du XX e siècle, et des tables alimentaires, outils de la diététique moderne, sont, dès lors, élaborées. La diététique est alors au service de la nutrition. Sa dimension thérapeutique gagne en pertinence et en efficacité avec les données épidémiologiques et la meilleure compréhension des grands processus physiopathologiques. La diététique redevient une branche importante de la thérapeutique. Aujourd’hui, la diététique est plus que jamais fille de la nutrition. Sa pratique est devenue un véritable métier, et son champ d’action reste immense, en dépit des progrès de la pharmacopée. Mots-clés : Nutrition — diététique — histoire. Summary Contemporary dietetics has primarily emerged from pioneering researches of such eminent scientists as Lavoisier and Magendie who were deeply involved in studying thermodynamics and digestive processes, respectively. Later, several organic chemists contributed to establish the composition of foods. New laws in nutrient physiology and advanced knowledge in foods permitted to define the concept of quantitative nutritional requirements. Studies on nutritional deficiencies were the first steps for the discovery of micronutrients. In the early twenties, an increasing attention was given to achieving weighed dietary intakes and to developing new tools as food composition tables. During this period, dietetics became more and more essential for the development of nutrition as a pertinent and efficient part of human therapeutics. Epidemiological surveys and improved understanding of the fundamental pathophysiological processes have largely contributed to this gain in pertinence and efficacy. Nowadays dietetics is put at the heart of the treatment of human diseases and is currently considered the natural daughter of nutrition. Its practice requires a specific training and its field of action remains widely open even though our pharmacological armamentarium has reached a stage that had never been attained before even in the recent past. Key-words: Nutrition — dietetics — history. Histoire de la diététique (partie 2) La diététique moderne au service de la nutrition The history of dietetics (part 2) Modern dietetics for supporting and updating nutrition © 2013 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

Histoire de la diététique (partie 2) La diététique moderne au service de la nutrition

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Médecine des maladies Métaboliques - Décembre 2013 - Vol. 7 - N°6

581Histoire de la médecine

Correspondance

Jean-Louis Schlienger8, rue Véronèse67200 [email protected]

J.-L. Schlienger1, L. Monnier2

1 Professeur émérite à la Faculté de médecine de Strasbourg, Université de Strasbourg.2 Laboratoire de nutrition humaine, Institut universitaire de recherche clinique, Montpellier.

Résumé

La nouvelle diététique est née des travaux de Lavoisier sur la thermodynamique, de Magendie sur la digestion, et des chimistes organiques sur la composition des aliments. Les nouvelles lois de la physiologie, et la connaissance des aliments, ont abouti à la définition des besoins nutritionnels quantitatifs. La dimension qualitative est venue de la découverte des micronutriments, dans le sillage de l’étude des carences. Les principes de l’alimentation équilibrée sont acquis dès le début du XXe siècle, et des tables alimentaires, outils de la diététique moderne, sont, dès lors, élaborées. La diététique est alors au service de la nutrition. Sa dimension thérapeutique gagne en pertinence et en efficacité avec les données épidémiologiques et la meilleure compréhension des grands processus physiopathologiques. La diététique redevient une branche importante de la thérapeutique. Aujourd’hui, la diététique est plus que jamais fille de la nutrition. Sa pratique est devenue un véritable métier, et son champ d’action reste immense, en dépit des progrès de la pharmacopée.

Mots-clés : Nutrition — diététique — histoire.

Summary Contemporary dietetics has primarily emerged from pioneering researches of such eminent scientists as Lavoisier and Magendie who were deeply involved in studying thermodynamics and digestive processes, respectively. Later, several organic chemists contributed to establish the composition of foods. New laws in nutrient physiology and advanced knowledge in foods permitted to define the concept of quantitative nutritional requirements. Studies on nutritional deficiencies were the first steps for the discovery of micronutrients. In the early twenties, an increasing attention was given to achieving weighed dietary intakes and to developing new tools as food composition tables. During this period, dietetics became more and more essential for the development of nutrition as a pertinent and efficient part of human therapeutics. Epidemiological surveys and improved understanding of the fundamental pathophysiological processes have largely contributed to this gain in pertinence and efficacy. Nowadays dietetics is put at the heart of the treatment of human diseases and is currently considered the natural daughter of nutrition. Its practice requires a specific training and its field of action remains widely open even though our pharmacological armamentarium has reached a stage that had never been attained before even in the recent past.

Key-words: Nutrition — dietetics — history.

Histoire de la diététique (partie 2)La diététique moderne au service de la nutritionThe history of dietetics (part 2)

Modern dietetics for supporting and updating nutrition

© 2013 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

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La diététique moderne

Après deux millénaires d’une diététique empirique fondée sur des concepts issus de l’Ecole Hippocratique, le Siècle des Lumières s’ouvre à une vision nouvelle de la science biologique et de l’homme. L’heure est venue pour la diététique de s’installer sur les nouvelles bases des sciences chimiques et physiologiques. La mission de la nouvelle diététique reste de veiller au bon fonctionne-ment de l’organisme et au maintien de l’équilibre mais les termes ont changé de sens. L’organisme est devenu un ensemble de cellules et d’organes ayant une vie métabolique symbolisée par la combustion, et les « humeurs » se sont effacées devant les éléments chimiques du sang, et les hormones dont l’exis-tence est pressentie. L’équilibre n’est plus celui des éléments, des humeurs et des tempéraments, mais celui du milieu intérieur, auquel contribue directement les nutriments et les micronutriments identifiés dans l’alimentation par l’ana-lyse chimique.

Les pères de la nutrition

Rien ne se crée, rien ne se perd…

• Antoine de Lavoisier (1743-1794), fondateur de la chimie moderne, acadé-micien à l’âge de 24 ans, fermier général, fut guillotiné parce que la « République n’a pas besoin de savants  » selon le mot attribué à Fouquier-Tinville. Il eut, fort heureusement, l’idée de présenter, en 1790, la synthèse de ses travaux dans « Mémoire sur la respiration des animaux ». Il y affirmait que la respira-tion n’était qu’une combustion lente de carbone et d’hydrogène, et qu’elle était la source de la chaleur animale : « Le sang fournit le combustible » qui venait lui-même pour partie ou en totalité des aliments ; « Si les animaux ne réparaient pas habituellement par les aliments ce qu’ils perdent par la respiration, l’huile manquerait bientôt à la lampe et l’ani-mal périrait comme une lampe s’éteint lorsqu’elle manque de nourriture  » [Œuvres, tome II, p.691]. L’énergie était libérée pour assurer le fonctionnement des organes et fournir de la chaleur.

Lavoisier a fondé ses observations sur la mesure quantitative des gaz et de la chaleur produite par les corps après la consommation de différents types d’ali-ments. Calorimètre et cornue à l’appui, il allait pouvoir proclamer l’aphorisme célèbre, connu de tous les écoliers  : « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » [1]. Ce fut une révolution dans la Révolution ! • En 1828, la synthèse accidentelle in

vitro de l’urée – archétype du composé organique – par Frédéric Wohler (1800-1882), porta un coup décisif aux théories vitalistes qui permettaient d’insuffler la vie – comme par le passé, la Pneuma – aux lois de la matière. La théorie du fluide vital, qui sévissait depuis quelques siècles, fut contrainte de s’effacer devant les évidences scientifiques obtenues par les méthodes expérimentales.

Le mystère de la digestion, enfin percé !Ils furent plusieurs à rechercher la véri-table signification de la digestion, dont on ne savait alors si elle était un phéno-mène mécanique ou chimique. • René-Antoine Ferchault de Réaumur

(1683-1752) a été l’un des tous premiers à faire pencher la balance du côté de la chimie. Ce touche-à-tout, inventeur de l’incubation artificielle des œufs et du thermomètre à alcool, et entomologiste à ses heures, se lança dans l’étude de la digestion parce qu’il ne croyait pas aux théories en vigueur. Intrigué par le fait que les rapaces régurgitaient des boules de poils, de plumes et d’os après leur festin, il fit avaler, à un rapace appri-voisé, un petit tube métallique percé dans lequel il avait placé de la viande. Il observa que la viande, bien qu’à l’abri de tout broyage ou trituration, avait pourtant disparu du tube, sans putré-faction. Il recueillit alors le suc digestif, en remplaçant la viande par une éponge, et démontra que le suc était capable de dissoudre la viande. • L’abbé Lazarro Spallanzani (1729-

1799), professeur à Modène, puis à Pavie, confirma, en 1777, que la diges-tion était bien un phénomène chimique chez l’homme. Il avala lui-même un tube en bois criblé de petits trous dans lequel il avait placé de la viande. Lorsqu’il récupéra le tube, il y trouva la

viande « gélatineuse et défaite », dont le goût « doux n’annonçait rien de pourri ». Il refit l’expérience in vitro, en mettant en présence du suc récupéré dans un esto-mac de poule et de la viande ; après une journée dans l’étuve, la viande « perdit toute consistance  », contrairement à celle qui avait été mise en présence d’eau. • François Magendie (1783-1855), qui

fut du premier concours d’internat de Paris, analysa les gaz de l’estomac et de l’intestin des suppliciés, avec l’aide du grand chimiste Michel Chevreul. Il conclut que la digestion était un phéno-mène chimique dont les aliments étaient les substrats. Celui que l’on désigne comme le fondateur de la médecine expérimentale (figure 1), et qui s’illustra

dans bien d’autres domaines, affirma que la digestion n’était pas une coc-tion, une macération, une trituration ou une fermentation, mais un phénomène actif qui transformait les aliments en substances nourricières pour le sang et les organes. Il décrivit à la fois le phénomène d’absorption et réalisa des carences expérimentales chez l’ani-mal [2]. Son assistant, Claude Bernard, montra, dans son travail de thèse, que la digestion ne se limitait pas à l’estomac et se poursuivait dans l’intestin. • Grâce à ces pionniers, la digestion

fut enfin comprise pour ce qu’elle est vraiment : une opération qui permet de

Figure 1. François Magendie (1783-1855),

père de la médecine expérimentale,

« découvreur » de la digestion.

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contenait un principe indispensable, qui ne comptait pas d’un point de vue énergétique. Quelques années plus tard, Bréaudat traita avec succès le béri-béri en ajoutant des « épluchures » de riz au riz blanc. En 1912, Kazimierz Funk, chimiste polonais, détermina la nature de ce principe vital, auquel il donna le joli nom de « vitamine ». Sa structure chimique exacte ne sera décrite qu’en 1931, et sa synthèse réalisée en 1936. L’ère de la nutrition centrée sur les carences était née. La saga des vita-mines et des oligo-éléments débutait. Le discours médical ou religieux, qui tentait de codifier les relations entre l’individu et le monde environnant, était fortement concurrencé par la popularisation des faits scientifiques, et les vitamines ne tarderont pas à hanter l’imaginaire des mangeurs.

Tables alimentaires

L’analyse chimique des aliments s’est poursuivie tout au long du siècle. Les premières tables de composition des ali-ments voient le jour à la fin du XIXe siècle, et ne cesseront de s’enrichir au fur et à mesure qu’apparaissent de nouveaux aliments et de nouvelles technologiques alimentaires. Dans le même temps, la connaissance des besoins alimentaires généraux et particuliers s’est dévelop-pée grâce aux études d’observation des populations et des individus, sous l’égide de l’épidémiologie qui devint une disci-pline dominante au milieu du XXe siècle. Des guides alimentaires voient le jour, des normes alimentaires sont édictées, dans le souci premier de définir des seuils nutri-tionnels correspondant au strict minimum requis pour éviter les carences qui sévis-saient dans les sociétés occidentales, de façon symptomatique jusqu’au milieu du XXe siècle. Par la suite, elles nécessiteront d’être révisées pour prendre en compte l’abondance qui se généralise. Ainsi sont nés des « apports nutritionnels recom-mandables », qui précisent les quantités minimales de nutriments nécessaires au maintien d’un état de santé satisfaisant. • « L’homme est ce qu’il mange »

Cet aphorisme, attribué à un philo-sophe allemand en 1850, Ludwig Ferbach, rend bien compte du nouvel

transformer la matière alimentaire en molé-cules chimiques, suffisamment petites (les nutriments) pour être absorbées. Il faut préciser, qu’en 1833, Payen avait décrit la première enzyme digestive, la diastase, qui transforme l’amidon en glucose. Peu après, Claude Bernard, établissait que tout organisme doté de vie devait assurer la constance de son milieu intérieur et qu’il devait disposer de nutriments énergé-tiques pour assurer sa vie autonome, en accord avec les nouvelles conceptions de la bio-physiologie. En maintenant l’ho-méostasie, les aliments contribuent à un équilibre plus fondamental que celui des humeurs et des tempéraments.

Connaissance des aliments

• Au siècle de la science triomphante, les aliments sont décortiqués en subs-tances chimiques, énergétiques ou non (les micro-nutriments), dont l’homme a une impérieuse nécessité pour assurer le fonctionnement optimal du corps - comparé à une prodigieuse machinerie à brûler les calories - à partir des nutri-ments, classés selon leur caractère dominant, énergétique ou bâtisseur. L’extraction des composés chimiques à partir des aliments bat son plein. Les travaux de Lavoisier et de Berthollet, puis de Chevreul, avaient montré que les substances organiques étaient prin-cipalement composées de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote. Dès 1827, un chimiste britannique, William Prout (1785-1850), proposa de clas-ser les constituants de la nourriture en saccharine, oléagineux et albumineux, après avoir constaté que le lait contenait des graisses, du sucre et de la caséine. • L’analyse chimique des aliments fut

poursuivie tout au long du XIXe siècle, chacun étant désormais persuadé que «  les différentes matières qui composent les aliments devenaient la substance essentielle du corps lui-même  » [Jakobus Moleschott, 1850, cité in 3]. Rien n’échappe à la mesure et à l’analyse, ni les aliments ingérés, ni les déjections, ni l’air inspiré ou expiré. • Julius Liebig (1803-1873), chimiste

allemand, considéré comme le père de l’agriculture industrielle, améliora et simplifia l’analyse chimique organique. Il

démontra que la composition corporelle animale était maintenue essentiellement par l’apport ou la soustraction d’ali-ments, et il décrivit les transformations métaboliques, de l’urée en acide urique et des sucres en graisses, sans prêter attention aux nombreuses critiques de ses pairs. En 1844, il calcula la teneur en protéines des aliments à partir de leur contenu en azote et introduisit le terme de « protéide ». Il fut également le premier à inaugurer une relation entre la diététique médicale et l’indus-trie, en commercialisant, en 1865 (sous son nom), un extrait de viande de son invention, présenté comme la matière première de la force, puis, l’ancêtre du lait maternisé. • En France, Jean-Baptiste Boussingault

(1802-1887), chimiste et agronome, se passionna pour la dynamique de l’azote et le métabolisme des graisses.

Au-delà du quantitatif, le qualitatif

• S’il faut des matières premières, il faut également de l’huile dans les rouages pour bien faire tourner les métabolismes qui transforment les aliments en vie et en santé. C’est la description des états de carence spécifiques qui fit com-prendre que l’énergie n’était pas tout, et qu’il existait des besoins particuliers qui n’étaient satisfaits que par la diver-sité des sources alimentaires. • Dès 1763, James Lind, médecin

de la marine britannique, spécialiste d’hygiène navale, décrivit, dans son traité sur le scorbut, l’effet curatif des fruits frais. Il parvint, non sans mal, à convaincre l’amirauté qu’il fallait embar-quer des citrons à bord des vaisseaux de sa Majesté afin d’empêcher l’appa-rition du scorbut. • Vers 1880, un médecin batave, tra-

vaillant à Java qui était alors une colonie hollandaise, Christiaan Eijkman – qui sera distingué par le prix Nobel de phy-siologie ou médecine, en 1929 – comprit que la consommation quasi-exclusive de riz préparé à l’européenne (riz blanc poli) était à l’origine du béri-béri. Cette maladie neurologique s’est avérée réversible après la consommation de riz entier, parce que l’enveloppe du riz

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état d’esprit qui accompagne ce qui a trait à l’alimentation. Les aliments sont considérés comme des supports de vie et de santé, selon des principes étayés par la science. La science démontre, preuves en main, que l’alimentation et la santé entretiennent des relations aussi nécessaires qu’incontournables – ce que la médecine hippocratique affirmait déjà, avec des arguments qui prêtent à sourire aujourd’hui. La nouvelle diététique s’est mise au diapason des données scientifiques pour les servir au mieux, sans abandonner l’idée de contraindre sous couvert de règles et de dogmes fluctuants. En 1850, un physio-logiste néerlandais, qui fut professeur à Heidelberg, Jakobus Moleschott (1822-1893), écrivit une version savante et une version populaire d’un livre de nutrition et de diététique, traduit en français, en 1858, sous le nom de « De l’alimentation et du régime » (figure 2). Il y dispensait

des doctrines matérialistes sur la fonc-tion des aliments, en affirmant que « les substances alimentaires passent du canal digestif dans le sang et se chan-gent en sang. Du sang elles passent dans les organes du corps où elles subissent de nouveaux changements pour revenir dans le sang comme matière excrémen-tielle ». Il fournissait des indications sur la valeur nutritionnelle des aliments, des épices et des condiments. Enfin, il refor-mulait la notion de régime, insistait sur le

rôle du petit déjeuner, et proposait une nutrition adaptée à l’âge, à l’activité et aux saisons [3].

De la diététique à la nutrition

La diététique s’est mise insensiblement au service de la nutrition, qui étudie les aliments et leurs effets sur l’organisme et la santé. Les règles de la diététique et de la nutrition tendent, peu à peu, à se rejoindre, quoique nombre de croyances ont la vie dure. Les méde-cins eux-mêmes ont du mal à accorder leurs prescriptions aux connaissances physiologiques, tant la révolution bio-physiologique qui enterre définitivement le modèle galénique les secoue et, par-fois, les dérange. Exit les tempéraments et les humeurs ! Place au métabolisme et aux besoins nutritionnels étayés par le modèle des carences. Les préoccu-pations de santé publique et l’hygiène sociale créent des conceptions et des devoirs nouveaux. Mais, le discours reste souvent naïf, portant encore sur les « vertus » et les « vices » des aliments, avec la tentation très forte de l’exclusion, à l’origine de régimes plus ou moins déséquilibrés. Le but était de pallier une pharmacopée encore défaillante. Les « diététiciens », qui étaient alors sou-vent médecins, s’en donnaient à cœur joie, avec la complicité de leurs patients. Obsédés par les carences, ils se foca-lisaient sur les apports énergétiques et les principes actifs, avec l’obsession de fixer des normes. En fait, l’amélioration progressive de l’offre alimentaire dans les pays industrialisés, quoique toujours inégalitaire, a considérablement modifié la réflexion diététique. Parfois, les idées et les concepts échappaient à l’emprise de la science en marche, pour privilé-gier le rôle comportemental et spirituel de l’alimentation. Souvent, pour de faux motifs de santé et d’hygiène, des styles alimentaires nouveaux étaient prônés par quelques esprits originaux. Il en est ainsi du végétarisme ou du végé-talisme, ou encore du crudivorisme … Tous les motifs étaient bons pour justifier des pratiques hors normes, qu’aucune donnée scientifique ne permettait d’ac-créditer, pas plus hier qu’aujourd‘hui…

Les régimes, ou la diététique agissante

La diététique est évolutive et s’adapte aux connaissances des aliments et des maladies, surtout lorsqu’elle est soumise à une évaluation de ses résultats depuis l’avènement d’une médecine analytique. La diététique avait souvent réponse à tout, à une époque où la pharmacopée était balbutiante. L’idée première était de soustraire un aliment, ou un groupe d’aliments, présumé en cause dans le processus d’une maladie. La restric-tion, qui a fait ses preuves en maintes occasions, est à la base des premiers régimes qui tentèrent de répondre au défi des grandes maladies de l’époque qu’étaient la goutte, la gravelle, la colique hépatique et, bientôt, le diabète. Nous nous limiterons à l’évocation de quelques régimes à visée métabolique ou cardiovasculaire. • John Rollo (1749-1809), médecin britan-

nique, a mis au point le premier régime diabétique, à la suite d’observations personnelles. Il a expérimenté un régime pauvre en glucides auprès d’un patient diabétique en surpoids, le capitaine Mérédith. Sa diète, à base de lait et d’eau de chaux au petit déjeuner et au dîner, et de pudding à base de sang avec de la viande faisandée au déjeuner, parvint à réduire la teneur en sucre des urines. • Apollinaire Bouchardat (1809-1886),

professeur d’Hygiène à Paris, et membre de l’Académie de Médecine, avait observé que le sucre avait dis-paru des urines de trois malades qui «  étaient à une abstinence presque absolue  » pendant les rigueurs du siège de Paris, en 1870. Il en conclut : « 150 à 200 grammes de corps gras dans les 24 heures m’ont toujours paru une quantité suffisante avec l’aide des boissons alcooliques pour suppléer les féculents chez les malades atteints de glycosurie  » L’idée de base était de « manger le moins possible » [4]. Bien plus tard, en 1946, Elliot P. Joslin (1869-1962), fondateur de la clinique éponyme à Boston (États-Unis), constata que le régime des esquimaux - qui ressemblait au régime diabétique - les empêchait d’être diabétiques… • Le combat livré au sel, longtemps

considéré comme une r ichesse

Figure 2. Jakobus Moleschott (1822-1893),

médecin flamand, professeur à Heidelberg,

qui écrivit une version savante et populaire

d’un livre de nutrition et de diététique, qui

fut traduit en français en 1858.

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alimentaire, fut plus tardif et plus incer-tain. Un lien entre la consommation de sel et l’hypertension artérielle avait été signalé par Ambard et Beaujard, dès 1904, avec un seuil d’efficacité situé à 2 grammes par jour. Le débat contra-dictoire, vigoureux, qui s’ensuivit ne fut tranché qu’en 1948, à la suite des travaux de Walter Kempner (1903-1997). Ce médecin américain d’origine allemande, démontra qu’un régime de l’extrême, à base de riz et de fruits, et supplémenté par des vitamines appor-tant moins de 500 mg de sel par jour, parvenait à réduire la pression artérielle chez deux tiers des hypertendus. Les difficultés presque insurmontables de ce régime et les complications rénales et nutritionnelles liées à la réduction dras-tique des apports sodés, le firent très vite réserver aux états d’insuffisance cardiaque critique [5]. L’excès est bien l’ennemi du bien en tous domaines, y compris celui de la diététique. • L’obésité fut un terrain de manœuvre

tout trouvé pour les nouveaux diété-ticiens. François Dancel publia, vers 1850, des « Préceptes fondés sur la chimie organique pour diminuer l’em-bonpoint sans altérer la santé » (sic !) (figure 3), où il affirmait être capable de guérir tous les obèses, sans exception, par un régime riche en viande et pauvre en pain, pâtes, riz et sucre, car tous les aliments « riches en carbone et en hydrogène ont tendance à produire de la graisse » [6].Par la suite, d’autres mirent au point des régimes pauvres en sucre et en fécu-lents, dont celui d’un certain Banting, qui fut adopté par Napoléon III et sa cour. Le crédo était alors de restreindre les farineux, avant même que le dogme des calories n’effaçat les acquis d’un siècle de nutrition, pour aboutir à des régimes déclinés à tout va, au mépris des connaissances nutritionnelles.

Le XXe siècle, âge de la maturité nutritionnelle

• L’accumulation des connaissances en physiologie et en chimie des aliments, et les progrès dans la quantification des phénomènes, ont abouti à la création d’une discipline nouvelle : la nutrition.

La nutrition se préoccupe du rôle des protéines dans la croissance, tente d’évaluer les besoins quantitatifs et qua-litatifs, et se lance dans l’élaboration des premières tables alimentaires, à la fin du XIXe siècle. Le langage concernant les aliments change, même si les concepts

et les régimes qui en découlent laissent parfois pantois. • En France, le premier laboratoire de

nutrition humaine fut créé par Jean Trémolières (1913-1976), lorsqu’il prit la direction de la section nutrition à l’Insti-tut d’Hygiène de Paris, en 1941, avant de

Figure 3. Première page de l’ouvrage, réactualisé en 1867, consacré par François Dancel

au traitement du « trop grand embonpoint », paru initialement en 1863.

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créer, en 1965, le laboratoire de Nutrition et de recherches diététiques à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) (figure 4). Ce grand

médecin et chercheur donna à la nutri-tion ses lettres de noblesse, en l’ouvrant aux sciences humaines et en proposant une approche globale des maladies de société. Il voyait la nutrition davantage comme un concept que comme une science, dont la mission était de définir les standards alimentaires, de discerner les facteurs nutritionnels des maladies, de préciser l’innocuité et les qualités des aliments, et d’étudier comment modifier les habitudes alimentaires. Bref, pour Jean Trémolières, la nutrition – et sa petite sœur, la diététique – étaient au cœur des stratégies de prévention des maladies dont elles limitaient l’évolution,

tout en réduisant le besoin de médica-ments [7]. • La diététique avait, dès lors, pour but

de décliner les connaissances nutri-tionnelles de façon concrète. Pas de diététique sans connaissance appro-fondie des aliments et de la nutrition scientifique. Pas de diététique sans com-préhension des maladies et des enjeux de santé publique. À partir de 1950, la diététique est devenue un métier, avec une formation diplômante et la créa-tion d’un corps de diététiciens(nes), dont les missions ont été redéfinies récemment dans un rapport portant sur l’organisation des métiers médicaux de la nutrition [8]. • Aujourd’hui, si l’organisation de l’acti-

vité des soins diététiques et d’éducation nutritionnelle des populations est parve-nue à maturité, il reste bien des zones d’ombres concernant la formation des diététiciens(nes), fer de lance de l’appli-cation de données nutritionnelles sans cesse évolutives, tout comme la dis-ponibilité de la diététique en médecine libérale. Plus que jamais et, d’une cer-taine manière comme dans l’Antiquité, la diététique, confortée par la nutrition est, à la fois un art de vivre et une branche de la médecine, qui a gagné en pertinence au cours du siècle passé.

Déclaration d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’in-

térêt en lien avec cet article.

Références

[1] Daumas M. Lavoisier, théoricien et expérimen-tateur. Paris: Presses universitaires de France (PUF), 1955.

[2] Dubois M. Éloge de M. Magendie. Mémoire de l’Académie impériale de médecine, 1855. Paris, L. Martinet imprimeur. www.2.biusante.parisdes-cartes.fr/livanc/?

[3] Kamminga H. Nutrition for the people, or the fate of Jacob Moleschott’s contest for a humanist science. In: Kamminga H, Cunningham A, editors. The Science and Culture of Nutrition 1840-1940. Amsterdam & Atlanta, GA: Rodopi, 1995:15-47.

[4] Chast F, Slama G. Apollinaire Bouchardat et le diabète. Histoire des sciences médicales 2007 ; 41:287-301.

[5] Méneton P, Jeunemaître X. Les relations entre l’apport en sel et la pression artérielle : évidences épidémiologiques, génétiques et cliniques. Méd Thér Cardiol 2003 ; 1:200-19.

[6] Dancel F. Traité théorique et pratique de l’obé-sité (trop grand embonpoint). Paris: JB Baillières et Fils, 1863.

[7] Trémolières J. Diététique et art de vivre. Paris: Seghers, 1975 (1ère édition) ; Paris: Hatier, 1989 (2e édition).

[8] Krempf M. Rapport sur l’évolution du métier de diététicien en France - 2002. Programme National Nutrition Santé (PNNS), mai 2003. www.sante.gouv.fr/htm/pointsur/nutrition/actions311_2.pdf

Figure 4. Jean Trémolières (1914-1976),

figure de la diététique moderne.

Que de chemin parcouru par la diététique, qu’elle soit ancienne, nouvelle ou moderne !

Elle s’est toujours voulue au service de la santé, au gré de conceptions changeantes.

Aujourd’hui, la nutrition offre un socle solide à l’application de la diététique, à laquelle il

appartient d’élaborer une alimentation saine et adaptée du consommateur. Mais, hélas

pour les diététiciens, l’homme ne se nourrit pas que d’aliments et de nutriments. Il se

nourrit aussi, et depuis toujours, de symboles, et ne cesse d’être en quête d’un bien-

vivre où l’hédonisme a une part si importante et si subtile que toutes les bonnes raisons

peuvent être mises en échec. La diététique moderne a su évoluer et se défaire des

censeurs – qui n’avaient que l’interdit à la bouche pour contraindre, formater, normer,

au nom d’une certaine morale laïque – et donner sa juste place au plaisir de manger.

L’histoire de la diététique n’est pas terminée. Déjà, de nouveaux horizons s’offrent à

elles avec l’essor de la nutrigénétique.

Conclusion

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