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Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles Paul ALLARD — 1903 PREMIER TOME

Histoire Persecutions 1

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persécutions chrétiens

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  • Histoire des perscutions pendant les deux premiers sicles

    Paul ALLARD 1903

    PREMIER TOME

  • INTRODUCTION

    CHAPITRE PREMIER LA PERSCUTION DE NRON.

    I. Les Juifs Rome Rapports des Juifs avec la Rpublique romaine, avec Csar, avec Auguste - Proslytisme juif, proslytes de justice, proslytes de la porte, grand nombre de ces derniers Rome - Potes juives - Caractre des Juifs de Rome - Leurs rsidences, leurs mtiers, leurs murs - Synagogues et cimetires - Progression rapide de la population juive - Nombre des Juifs de Rome sous Nron

    II. Le christianisme Rome Premire propagation - Arrive de saint Pierre - Ministre apostolique dans la banlieue de Rome - motion des quartiers juifs - Expulsion des Juifs - Aquila et Priscille - Saint Pierre Jrusalem - Retour des Juifs - Lettre de saint Paul aux Romains - Condition des premiers chrtiens de Rome - Pomponia Grcina - Conseils de saint Paul sur les devoirs politiques des chrtiens - La question des impts

    III. Lincendie de Rome et les massacres daot 64 Saint Paul Rome - Retour de saint Pierre - 19 juillet 64, le feu prend dans les boutiques du Grand Cirque - Propagation de lincendie - Il sarrte aprs six jours - Le peuple campe au Champ de Mars - Reprise de lincendie - Nron veut dtourner de lui les soupons - Influences juives autour de Nron - Lincendie est imput aux chrtiens - Fte donne par Nron dans les jardins du Vatican - Chrtiens livrs aux btes dans les reprsentations du matin - Reprsentations dramatiques de laprs-midi : les Danades et les Dircs - Illuminations des jardins : torches vivantes - Piti de Snque - Reconstruction de Rome

    IV. La perscution de Nron La perscution stendit hors de Rome - Les martyrs furent condamns comme chrtiens - Texte de Sutone - Nron promulgue un dit de perscution - Tmoignages dOrose, de Sulpice Svre, de Lactance - De Mliton - De Tertullien - La premire ptre de saint Pierre - Elle fut crite au lendemain des massacres de Rome et la veille de la perscution dans les provinces - Pays o svit la perscution - Souvenir probable de la perscution Pompi - Martyre de saint Pierre et de saint Paul - Mort de Nron - Rvolte des Juifs - Fidlit des chrtiens - Rtablissement de la tolrance religieuse

    CHAPITRE DEUXIME LA PERSCUTION DE DOMITIEN.

    I. Les chrtiens sous les premiers Flaviens Sympathies de Vespasien et de Titus pour les Juifs - Chrtiens confondus avec eux - Paix dont ils jouissent - Leurs cimetires - Naissance de lart chrtien - Conversion de la branche ane des Flaviens - Titus Flavius Sabinus, Titus Flavius Clemens et Flavia Domitilla - Adoption de leurs fils par Domitien

    II. La condamnation de Flavius Clemens et des deux Flavia Domitilla

    Heureux commencements de Domitien - Dpenses excessives - Tyrannie - Leve rigoureuse de limpt juif du didrachme - Refus des chrtiens de le payer - Perscution - Flavius Clemens dnonc comme chrtien - Flavius Clemens condamn mort et Flavia Domitilla relgue Pandataria - Texte de Dion - Sens des mots athisme et coutumes juives - Une seconde Flavia Domitilla, nice de Clemens, relgue Pontia - Texte dEusbe - Bruttius Prsens - Texte de saint Jrme - Autres martyrs dans laristocratie romaine - Acilius Glabrio - Tombeaux des Acilii chrtiens

    III. La perscution de Domitien Son extension hors de Rome - Renseignements donns par lApocalypse de saint Jean - Par les Actes de saint Ignace - Parla lettre de Pline Trajan - Violence de la perscution Rome : lettre de saint Clment

  • IV. La fin de Domitien et lavnement de Nerva La perscution atteint Rome des gens du peuple - Texte de Juvnal - Descendants chrtiens de David dnoncs, et amens de Jude - Se justifient devant Domitien - Domitien suspend la perscution - Il meurt assassin - Erreurs dhistoriens modernes qui font entrer les chrtiens dans le complot - Fidlit politique des chrtiens - Prires liturgiques pour lempereur la fin du rgne de Domitien - Avnement de Nerva - Tolrance religieuse - Rappel des exils

    CHAPITRE TROISIME LA PERSCUTION DE TRAJAN.

    I. La lgation de Pline en Bithynie et le rescrit de Trajan. Sources de lhistoire romaine au second sicle - Raction aristocratique et conservatrice aprs les Flaviens - Trajan, le plus complet reprsentant de cette raction - Naturellement hostile aux chrtiens - Inaugure la politique religieuse que suivront les empereurs du second sicle - Pline, lgat imprial en Bithynie - Centralisation dans les provinces - La Bithynie remplie de chrtiens - Dnonciations - Embarras de Pline - Quelques accuss revendiquent le privilge des citoyens romains - Libelle anonyme Enqute - Femmes mises la torture - Grand nombre des accuss et des suspects - Pline consulte lempereur - Rescrit de Trajan - Ne pas rechercher les chrtiens ; les condamner si, accuss rgulirement, ils refusent dabjurer - Cette rponse suppose des lois antrieures

    II. Examen critique de quelques Passions de martyrs Actes de sainte Flavia Domitilla et des saints Nre et Achille - Rcit lgendaire - Mais indications topographiques dmontres vraies - Flavia Domitilla fut peut-tre ramene de Pontia et martyrise Terracine - Nre et Achille - Leur tombeau - Bas-relief reprsentant leur martyre - Leur histoire reconstitue daprs une inscription de saint Damase - Actes de saint Clment - Son exil, son martyre et sa spulture en Crime - Difficults souleves par ce rcit - Tradition locale - Absence de spulture Rome - Ncessit de suspendre son jugement

    III. Saint Simon de Jrusalem et saint Ignace dAntioche Martyre de saint Simon en 107 - Saint Ignace - Authenticit de ses sept lettres - Ses Actes ne sont point contemporains, et renferment des erreurs - Mais fixent 107 la date de son martyre daprs des documents probablement antiques - Rsum de lhistoire de saint Ignace - Sa lettre aux Romains - Cette lettre prouve la date indique - Saint Ignace condamn Antioche par un magistrat et non par Trajan - Envoy Rome - Prit avec Zosime et Rufus dans les jeux qui clbrent en 107 le triomphe de Trajan sur les Daces Martyrs en Macdoine ; lettre de saint Polycarpe

    CHAPITRE QUATRIME LA PERSCUTION DHADRIEN.

    I. Hadrien chec de la dernire campagne de Trajan - Avnement dHadrien - Son caractre - Ses voyages - Tolrant pendant la plus grande partie de son rgne, sanguinaire la fin

    II. Examen critique de quelques passions de martyrs Les martyrs de la premire partie du rgne dHadrien prissent la suite daccusations rgulires ou dmeutes, non sur lintervention directe de lempereur - Actes de saint Alexandre et de ses compagnons Herms et Quirinus - Alexandre nest probablement pas le pape de ce nom - Sa catacombe et son tombeau - Herms exista rellement : sa catacombe - Le tombeau de Quirinus - Ces martyrs appartiennent probablement au temps dHadrien - Actes de saint Getulius - Martyre des saintes Sophia, Pistis, Elpis et Agape - Leur spulture sur la voie Aurelia - Actes des saintes Sabine et Srapie - Des esclaves saints Hesperus et Zo - De lesclave sainte Marie - Traits antiques

    III. Le rescrit Minucius Fundanus et les premiers apologistes Prventions et meutes populaires contre les chrtiens - Le peuple leur impute des abominations commises par quelques sectes hrtiques - Effets du courage des martyrs sur les esprits droits - Rpugnance de certains gouverneurs condamner les chrtiens - Lettre de Q. Licinius Silvanus Granianus lempereur Hadrien - Rescrit dHadrien

  • Minicius Fundanus - Son authenticit - Sa vraie signification - Apologies de Quadratus - DAristide - Lettre Diognte - Hadrien Athnes (125-126) - Bienveillance passagre dHadrien pour les chrtiens - Les Hadrianes

    IV. Les dernires annes dHadrien Fin de ses voyages - Rvolte des Juifs - Ruine de Jrusalem - Lglise de Jrusalem compose dsormais dincirconcis - Hadrien ordonne de profaner Bethlem, le Golgotha et le Saint-Spulcre. - Hadrien devient cruel - Il se retire Tibur - Construction de si villa - Au moment de la ddier, les prtres dnoncent Symphorose et ses fils. - Rcit des Actes - Ne sont pas copis sur lhistoire des Machabes - Sont en harmonie avec le caractre dHadrien et les superstitions rgnantes - Dtails exacts - Dcouverte de la spulture de Symphorose - Mort dHadrien

    CHAPITRE CINQUIME LA PERSCUTION DANTONIN LE PIEUX.

    I. La premire Apologie de saint Justin Diffrence entre le langage des apologistes et celui de quelques exalts judo-chrtiens - Efforts pour amener un accord entre lEmpire et lglise - Saint Justin parle en patriote et en Romain - Il parle aussi en philosophe - Large esprit de conciliation - En mme temps, protestation contre les calomnies dont les chrtiens sont lobjet - Et contre la jurisprudence qui les punit pour leur nom sans examiner leurs actes - Il demande le droit commun - La premire Apologie de saint Justin reste sans effet - La perscution continue - Fausset de la lettre dAntonin au conseil dAsie - Mais authenticit des rescrits diverses villes noncs par Mliton - Ils nimpliquent pas autre chose que la continuation de la politique de Trajan

    II. Martyre de saint Polycarpe Jeux Smyrne en 155 - Un rengat - Plusieurs martyrs - Intrpidit de Germanicus - Le peuple demande la mort de Polycarpe - Polycarpe est arrt - On lamne au stade Interrogatoire - Le prco proclame que Polycarpe sest avou chrtien - meute populaire - Polycarpe sur le bcher - Un coup de poignard lachve - Sa spulture - Le dies natalis

    III. La seconde Apologie de saint Justin Nouveaux martyrs Rome - Haine du peuple - Jalousie des lettres Crescent - Un drame domestique - Procs du catchiste Ptolme - Condamnation de Lucius et dun autre chrtien - Justin prsente le martyre comme un argument en faveur de la divinit du christianisme - Il publie sa seconde Apologie sans tre inquit

    CHAPITRE SIXIME LA PERSCUTION DE MARC-AURLE

    I. La superstition sous Marc Aurle : le martyre de sainte Flicit La fin du second sicle - Rgne des philosophes - Influence bienfaisante - Mais peu profonde - Superstition plus rpandue que jamais - Augmente par les malheurs publics - Marc Aurle aussi crdule que ses contemporains - Cultes trangers - Alexandre dAbonotique Oracles - Sainte Flicit et ses fils victimes de la superstition publique - Premire comparution - Le forum de Mars Interrogatoire - Remarques critiques - Authenticit probable de linterrogatoire Supplices - Date du martyre - Spulture de Flicit et de ses fils - Crypte de Janvier au cimetire de Prtextat

    II. La jalousie philosophique : le martyre de saint Justin Date du martyre - Justin dnonc par le cynique Crescent - Arrt avec plusieurs disciples Interrogatoire - Lesclave Evelpistus - Suite de linterrogatoire - Supplice

    III. Les apologistes chrtiens la fin du deuxime sicle Perscution dans les provinces - Martyrs en Asie - Ordonnances locales - La legio Fulminala - Les apologistes - Deux courants opposs : dun ct Athnagore, Thophile, Mliton, Apollinaire, de lautre Tatien - Tatien nappartient ni par la naissance ni par les ides au monde romain - Paroles dAthnagore - De Thophile dAntioche - De Mliton de Sardes sur le dvouement des chrtiens pour lEmpire - Paralllisme tabli par Mliton entre les destines de lEmpire romain et celles du christianisme - Daprs le mme apologiste, les bons empereurs auraient toujours t favorables aux chrtiens, les mauvais seuls auraient perscut - Inexactitude historique de cette assertion - Minucius Flix - Jugement

  • de Marc Aurle sur les chrtiens - Recrudescence de perscution la fin de son rgne : textes de Minucius Flix et de Celse

    CHAPITRE SEPTIME LA PERSCUTION DE MARC AURLE (suite).

    I. Les martyrs de la Gaule Lyonnaise Lyon la fin du second sicle - Les deux Villes - Population gallo-romaine - Population trangre - Fte du 1er aot - Agitation populaire - Chrtiens arrts Interrogatoire - Vettius Epagathus - Premire torture : dix lapsi - Calomnies des esclaves - Deuxime torture - Blandine et Sanctus Bibliade - Mort de saint Pothin - Martyre de Maturus et Sanctus Attale - Les confesseurs dans la prison - Repentir des lapsi - Rescrit de Marc Aurle - Nouvel interrogatoire - Confession des lapsi - Martyre dAlexandre et dAttale - De Ponticus et Blandine - Refus de spulture - Nombre des martyrs de Lyon - Actes des saints pipode et Alexandre - Marcel et Valrien Actes de saint Symphorien - Origine orientale des glises des bords du Rhne et de la Sane

    II. Le martyre de sainte Ccile Date - Jugement sur les Actes - Martyre de Tiburce, Valrien, Maxime et Ccile - Circonstances historiques - Urbain - Spulture de Ccile dans le domaine funraire de sa famille sur la voie Appienne - Ouverture de son tombeau en 822 - Seconde ouverture en 1599 - Reliques de Valrien, Tiburce et Maxime - Confirmation du rcit des Actes

    III. Commode. - Les martyrs scillitains. - Linfluence de Marcia. - Conclusion

    Jugement sur Marc Aurle perscuteur - Ses deux dernires annes en Germanie - LEmpire rduit se dfendre - Mort de Marc Aurle - Caractre de Commode - La perscution continue - Vitellius Saturninus, proconsul dAfrique en 180 - Martyrs de Madaure - Les martyrs scillitains - Leurs Actes - Perscution en Asie : Arrius Antoninus - Martyre Rome du snateur Apollonius - Texte dEusbe - Texte de saint Jrme - Rsum de la Passion - Saint Jules - Le sort des chrtiens samliore - Serviteurs chrtiens au palais Marcia - Sa toute puissance sur lempereur - Sa sympathie pour les chrtiens - Tolrance dun proconsul dAfrique et dun lgat de Numidie - Le pape Victor mand au Palatin - Le prtre Hyacinthe envoy en Sardaigne avec des lettres de grce pour les condamns chrtiens - Cet pisode marque bien la fin du second sicle - Premier pas vers ltablissement dun modus vivendi entre lEmpire et lglise - Grand nombre des martyrs des deus premiers sicles - Grand nombre des chrtiens - Lglise enracine dans toutes les parties du monde romain

  • INTRODUCTION

    I Lhistoire des perscutions, ou, pour employer un mot plus large, lhistoire de la politique religieuse de ltat romain pendant les trois premiers sicles du christianisme, comprend deux priodes.

    Au premier sicle, lglise, peine sortie du berceau, est dj connue de ltat. Il la distingue du judasme, car il permet aux Juifs dexister et perscute les chrtiens. La perscution reoit au commencement du deuxime sicle une forme rgulire, permanente, par le rescrit de Trajan Pline, fixant la jurisprudence suivre au sujet des accuss de christianisme. Le deuxime sicle tout entier scoule sous le rgime tabli par le rescrit de Trajan ; cest contre lui que protestent les apologistes, et cest lui quappliquent successivement, sans le modifier dans son fond, Hadrien, Antonin, Marc Aurle.

    Ds le dbut du troisime sicle la situation change. A la faveur des lois nouvelles sur les associations, lglise est arrive la possession du sol, sest rvle ltat comme une corporation rgulirement organise, capable de lutter et de traiter de la paix. Cest ainsi que dsormais il lenvisagera. Septime Svre lance un dit contre la propagande chrtienne. Une violente mais courte perscution est suivie dune longue trve, quinterrompt une rapide repris des hostilits sous Maximin. Les perscutions de Dce, de Valrien, dAurlien, de Diocltien sont des guerres terribles : elles se terminent, par de vrais traits de paix, o ltat rend lglise ses biens confisqus, et implicitement lui reconnat le droit lexistence. Le dernier de ces traits est ldit de 343, qui met fin pour jamais aux perscutions. Dsormais, par la conversion de Constantin, un nouvel ordre de choses stablit : le monde romain va exprimenter pendant plusieurs sicles le rgime de lunion de lglise et de ltat.

    Mesurer exactement les temps o lglise, au cours de cette lutte, put respirer, et ceux o le glaive de la loi sappesantit sur elle, est peu prs impossible. Les perscutions ne furent point les mmes partout et toujours. Il y en eut de gnrales et il y en eut de locales. On vit quelquefois ds fidles aller, dune province o ils taient perscuts, dans une autre, o ils taient laisss en repos. Cependant, on peut se rendre un compte approximatif des alternatives de rigueur et de tolrance par lesquelles, en trois sicles, passa la socit chrtienne. Jusqu Nron, lglise a grandi dans lombre et le silence. La perscution clate au lendemain de lincendie de Rome, la fin de juillet 64. Limpulsion sanguinaire donne par le tyran dure quatre ans. De la mort de Nron lavant-dernire anne de Domitien, lglise connat de nouveau le repos. Pendant deux annes elle prouve la cruaut de celui que Tertullien appelle un demi-Nron. Les rigueurs reprennent, avec une allure plus uniforme, ds le commencement de Trajan. Jusquau milieu du rgne de Commode elles ne cessent plus : la perscution ne se dchane pas partout la fois, mais il y a presque toujours de la perscution quelque part, tantt en vertu des accusations rgulires exiges par le rescrit de Trajan, tantt la suite dmeutes populaires vainement rprimes par des rescrits dHadrien et dAntonin. Du milieu du rgne de Commode au milieu de celui de Svre, les chrtiens purent enfin jouir denviron quinze annes de paix, qui forment comme la transition entre le rgime de la perscution par rescrit, en vigueur pendant tout le deuxime sicle, et celui de la perscution par dit, qui svit avec intermittence pendant le troisime.

  • En 202, Septime Svre linaugura, ajoutant linitiative des accusations rgulires, seules prvues par le rescrit de Trajan, la recherche des chrtiens par le pouvoir, que ce rescrit ne permettait point. De la mort de Svre lavnement de Maximin, les chrtiens gotrent vingt-quatre annes de tranquillit, presque de faveur. Les trois ans du rgne de Maximin furent pour eux une nouvelle crise. Douze ans de paix suivirent. Une raction cruelle se produisit sous Dce. Les quatre premires annes de Valrien furent favorables lglise ; pendant trois ans la perscution svit avec fureur. Depuis 260, poque de ldit de paix de Gallien, jusqu 274, o Aurlien dclara de nouveau la guerre, les chrtiens eurent quinze annes de repos. On en peut compter vingt entre la courte perscution dAurlien et les commencements de celle de Diocltien. Dix-sept ans de guerre suivirent : ce fut la plus terrible et la dernire preuve.

    De 64, date de la perscution de Nron, 313, date de ldit de Milan, deux cent quarante-neuf ans staient couls : lglise avait travers six annes de souffrances au premier sicle, quatre-vingt-six au second, vingt-quatre au troisime, treize au commencement du quatrime ; elle avait t perscute, en tout, pendant cent vingt-neuf ans ; cent vingt annes de repos , dont vingt-huit au premier sicle, quinze au second, soixante-seize au troisime, lui avaient permis de rparer ses pertes et de se prparer de nouveaux combats.

    II Cette courte synthse de deux sicles et demi de luttes permet de juger au prix de combien de sang le christianisme acheta la victoire. Sans doute ; la perscution ne fut pas continue, comme quelques-uns le croient : elle svit par intervalles, selon le mot souvent cit dOrigne, Dieu ne voulant pas, ajoute-t-il, que la race des chrtiens ft entirement dtruite1. Pendant le second sicle, les magistrats ne les poursuivent pas doffice : un chrtien nest condamn que si un accusateur le dfre au tribunal, suivant les rgles de la procdure ordinaire. Au troisime sicle, les dits impriaux ordonnent aux magistrats de rechercher pour les punir les membres de lglise, instituant ainsi contre eux une procdure exceptionnelle ; mais dautres dits viennent toujours, aprs un temps plus ou moins long, suspendre ces rigueurs : il stablit alors entre lglise et ltat, de la fin dune perscution au commencement dune autre, une sorte de concordat tacite, que ltat peut toujours dnoncer, mais qui assure lglise, en attendant, un modus vivendi rgulier et presque lgal. Celle-ci ne passa pas trois sicles expose sans relche au fer des bourreaux, la dent des btes, la flamme des bchers, ou rduite se cacher sous terre et dissimuler son existence aux pouvoirs publics : aucune socit net pu durer dans ces conditions. Rais de ce que la perscution ne svit pas continuellement, on ne saurait conclure que les perscutions ne furent pas meurtrires. La thse sur le petit nombre des martyrs, soutenue il y a deux cents ans (1684) par le clbre commentateur anglais de saint Cyprien, Henri Dodwell, ne peut se dfendre. Ruinart la rfuta cinq ans aprs son apparition (1689). On pourrait ajouter beaucoup aujourdhui la savante dissertation qui remplit les paragraphes deux et trois de la Prface des Acta martyrum sincera : la critique la plus svre ne trouverait quun petit nombre de lignes en retrancher. Tillemont, si prudent, si sagace, si loign de tout excs, et dont ladmirable sincrit na dgale que son immense rudition, nomme quelquefois Dodwell pour le rfuter sur des dtails ;

    1 Origne, Contra Celsum, III, 10.

  • mais surtout il lui rpond par lensemble de son uvre : les cinq premiers volumes des Mmoires sur lhistoire ecclsiastique (1693-1697) ne laissent pas subsister la thse du savant anglais. De nos jours, dans des rgions scientifiques o Ruinart et Tillemont se sentiraient singulirement dpayss, les ides de Dodwell, dabord accueillies avec faveur, sont de plus en plus abandonnes. Elles ont, il est vrai, t reprises par M. Navet, dans le dernier volume (1884) de son ouvrage sur le Christianisme et ses origines ; mais lauteur se montre si peu prpar traiter ces questions, si peu familier avec les sources, et commet en quelques pages de telles erreurs de dtail, quil serait superflu de lui rpondre

    aprs avoir lu le chapitre consacr aux perscutions, on regrette plus vivement encore que par le pass lillusion qui a entran un brillant esprit de la critique littraire, o il tait matre, vers la critique religieuse, pour laquelle il ntait point fait. Des historiens mieux renseigns, M. Aub, par exemple, se sont dgags davantage chaque jour de la thorie propose par Dodwell. On en trouverait des traces frquentes dans lHistoire des perscutions de lglise jusqu la fin des Antonins (1875) ; elle est moins apparente dans les Chrtiens dans lEmpire romain de la fin des Antonins au milieu du troisime sicle (1881) ; on pouvait prvoir le moment o cette opinion, adopte trop vite, au dbut dtudes dhistoire religieuse pour lesquelles il tait dabord insuffisamment arm, nexercerait plus dinfluence sur les travaux de M. Aub1. En lisant ses premiers essais, on et pu tre tent de croire que les perscutions furent en ralit peu de chose, que le nombre des martyrs ne fut pas considrable, et que tout le systme de lhistoire ecclsiastique sur ce point nest quune construction artificielle. Peu peu la lumire sest faite dans cet esprit sincre2. Cette phrase est de M. Renan : elle laisse voir o en est, sur la question qui nous occupe, un des rudits les moins suspects de partialit pour lhistoire traditionnelle ; il suffit de parcourir les quatre derniers volumes (1873-1882) de son Histoire des origines du christianisme pour sassurer que la thse qui tend restreindre le nombre des martyrs et diminuer limportance des perscutions neut pas dadversaire plus dcid que lui3.

    Les dcouvertes de larchologie moderne ont enlev la thorie anglaise un de ses principaux arguments. Elles permettent lhistorien des perscutions de se servir dsormais dun grand nombre de documents hagiographiques dont Ruinart ou Tillemont neussent pas os invoquer lautorit. Les relations de martyres sont de deux sortes. Les unes sont des Actes proprement dits, cest--dire la transcription exacte, ou peu prs, des procs-verbaux judiciaires dresss par les paens et vendus aux fidles par les agents du tribunal4. On peut citer, parmi les pices les plus parfaites de ce type, les Actes de saint Justin, de saint Cyprien, des saints Fructueux, Augure et Euloge, des martyrs scillitains, de saint Maximilien, de sainte Crispine, les procs-verbaux insrs dans les Gesta purgationis de Flix et de Ccilien. Mais ct de ces pices aussi prcieuses que rares se place une multitude presque innombrable de narrations

    1 On ne la retrouve plus dans le dernier volume quil ait publi, lglise et ltat dans la seconde moiti du troisime sicle (1885). 2 Renan, Journal des savants, 1874, p. 697. 3 On peut dire que cette thse na plus de partisans aujourdhui elle ne peut sappuyer de lautorit daucun des savants qui, dans ces dernires annes, ont trait de lhistoire des premiers temps chrtiens ou de celle des perscutions, comme Lightfoot, Neumann, Mommsen, Harnack. 4 Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, supplment aux Acta sincera de dom Ruinart (extrait des Mmoires de lAcadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXX, 2e partie), Paris, 1882, p. 16.

  • martyrologiques, dun genre fort diffrent. On leur donne improprement, dans le langage ordinaire, le nom dActes1 ; ce ne sont point, comme les pices qui mritent vraiment cette appellation, des documents de greffe, mais des rcits dont lautorit varie avec la sincrit, lintelligence, lge du narrateur, les sources auxquelles il a puis : leur vrai nom est celui de Passiones ou de Gesta rnartyrum. Un passage copi par Alabillon dans un manuscrit du onzime sicle renferme le jugement suivant, qui fait grand honneur la critique du moyen ge : Les Passions des saints martyrs ont une moindre autorit (que les Actes), parce quon trouve dans quelques-unes un mlange de vrai et de faux. Dans les unes il y a peu de vrit, en dautres peu de fausset. Mais un trs petit nombre sont vraies entirement2. Parmi ces paucissim sont les relations contemporaines, comme la lettre de lglise de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe, la lettre des glises de Lyon et de Vienne sur les martyrs de 177, la Passion de sainte Perptue et de ses compagnons, la lettre de saint Denys sur les martyrs dAlexandrie, le livre dEusbe sur les martyrs de Palestine. De pareils documents (lnumration que nous venons de faire nest pas limitative) ont une autorit gale celle des Acta. Mais ils sont peu nombreux en comparaison des Passiones crites plus ou moins longtemps aprs les faits quelles racontent, et mlanges de vrai et de faux. Beaucoup dentre elles sont de si basse poque, trahissent si clairement le travail de cabinet ou de cellule, quon noserait gure leur emprunter autre chose que des noms. Cependant, depuis que les tudes darchologie chrtienne ont reu du gnie de M. de Rossi une si puissante impulsion, il arrive frquemment que les documents hagiographiques les plus suspects en apparence obtiennent sinon pour les dtails, au moins pour les indications topographiques, quelquefois mme pour les lignes gnrales du rcit, une confirmation inattendue. Cette bonne fortune est arrive diverses Passions de Rome ou de lItalie. crites longtemps aprs les faits, elles lont t quand les monuments navaient pas encore perdu leur aspect primitif : le rdacteur nest pas un tmoin du martyre, mais il avait vu le tombeau, et les fouilles modernes ont mis en lumire la parfaite concordance entre la description de lhagiographe et ltat des lieux. Hors de lItalie, et jusquen Asie, on pourrait rencontrer de semblables exemples : ainsi le rdacteur de la Vie justement suspecte dAbercius, vque dHiropolis, en Phrygie, avait eu son tombeau sous les yeux, puisquon a retrouv de nos jours (1883) loriginal de la longue pitaphe quil a reproduite. En procdant avec circonspection, en faisant sans hsiter les liminations ncessaires, il devient possible de se servir de documents dont une prudente critique naurait os tirer parti avant que larchologie les ait mis lpreuve et ait atteint le tuf solide que recouvrent quelquefois plusieurs couches superposes de matriaux sans valeur historique. Nous aurons plusieurs fois, dans le cours de ce livre, loccasion de montrer comment, grce aux dcouvertes archologiques, des rcits o le faux se mle au vrai jusqu. paratre quelquefois ltouffer, reprennent cependant une autorit suffisante pour fournir un point de dpart aux recherches de lhistorien.

    Pendant que M. de Rossi et ses disciples confrontent les documents hagiographiques avec les monuments, dautres critiques les comparent aux murs, aux institutions, aux lois romaines, afin de dcouvrir si, mme dans les plus contestables des Passiones, il ny aurait pas quelque trait antique, qui permettrait de retrouver sous les lgendes un peu dhistoire. Durant de longues

    1 Nous nous conformerons souvent nous-mme, dans le cours de ce livre, cette habitude du langage usuel. 2 Cit par Le Blant, les Actes des martyrs, p. 24.

  • annes M. Edmond Le Blant sest consacr ce travail dlicat. Il a rsum ses recherches dans son livre sur les Actes des martyrs, supplment aux Acta sincera de dom Ruinart1. crire, dans le sens naturel du mot, un supplment au recueil dans lequel Ruinart a fait entrer les documents martyrologiques qui lui ont paru les plus dignes de foi, ne serait point une tche aise. Malgr labsolue sincrit critique du savant bndictin, quiconque voudrait refaire aujourdhui son livre aurait beaucoup plus en retrancher qu y ajouter. Aussi M. Le Blant na-t-il point prtendu rvler des textes dignes dtre publis in extenso la suite de ceux que Ruinart a rassembls. Bien quil soit encore possible de faire quelques dcouvertes de ce genre (on en a eu plusieurs exemples dans ces dernires annes), le filon exploiter est apparemment assez maigre. M. Le Blant na eu garde de le suivre. Mais il a pens que dans les Passions non admises par Ruinart, et peu dignes pour la plupart dtre acceptes intgralement, il ntait pas impossible de retrouver des traces d rdaction antique, comme on retrouve lcriture primitive sous les surcharges dun palimpseste. Quand on rencontre dans un texte hagiographique offrant toutes les apparences dune rdaction du sixime ou septime sicle lindication dun usage, dune loi, dune fondation, ou simplement lemploi dun mot compltement inconnus cette poque, et que le compilateur et t incapable de tirer de son propre fonds, on a la preuve de lexistence dun document plus ancien, dj une ou deux fois remani peut-tre, mais dont il subsiste encore quelque trace. En oprant cette confrontation dlicate, dans laquelle lrudition la plus exacte ne garantit pas contre toute chance dillusion ou derreur, M. Le Blant a montr quun nombre plus ou moins grand de Passions, qui ne pourraient tre srieusement invoques dans beaucoup de leurs dtails, reposent cependant sur un fond primitif, soit contemporain des faits, soit au moins dune antiquit vritable, et mritent de ntre pas rejetes tout entires. Ce travail de critique des textes, dans lequel M. de Rossi avait lui-mme plus dune fois donn lexemple et ouvert la voie, est venu accrotre le champ dfrich par les fcondes dcouvertes de larchologie. Les recherches du grand archologue italien et du sagace rudit franais ont ainsi multipli les sources auxquelles lhistorien des perscutions a dsormais le droit de puiser, condition de savoir, lexemple de ces matres, ou mme avec une dfiance plus grande encore, en filtrer leau pour la dpouiller dinnombrables scories qui, jusqu ce jour, rendaient presque impossible de sen servir2.

    III Tout concourt donc fortifier lopinion traditionnelle sur le caractre meurtrier des perscutions. Aucune donne statistique ne permet de retrouver, mme approximativement, le nombre des martyrs : on ne saurait douter quil ait t trs grand. Mais si la critique moderne semble avoir rsolu dfinitivement une question pendante depuis deux sicles, elle en a pos une autre, dont nos devanciers ne staient pas occups : il en faut dire ici quelques mots.

    Que les perscutions aient t plus ou moins tendues, plus ou moins meurtrires, en un certain sens peu importe : dans les balances de la justice absolue, du droit thorique et abstrait, le sang dun innocent pse autant que celui de plusieurs. Mais, toutes les fois quil passe auprs du sang vers, le juge se demande dabord : Quel motif arma le bras du meurtrier ? y eut-il lgitime

    1 M. Le Blant a publi, en 1593, un autre volume, les Perscutions et les martyrs, contenant divers mmoires sur lhistoire des perscutions. 2 On trouvera le dveloppement de quelques-unes de ces ides dans un article sur les Gestes des martyrs romains, que jai publi dans la Revue des questions historiques, juillet 1902.

  • dfense, justes reprsailles, ou violence sans excuse ? doit-on prononcer un acquittement, une condamnation sans appel, ou reconnatre ce que la langue juridique nomme des circonstances attnuantes ? La critique moderne sest interroge de la sorte au sujet des auteurs des perscutions, de ceux que les apologistes des premiers sicles, les rdacteurs des Passions des martyrs, et lhistoire traditionnelle appelaient simplement les bourreaux des chrtiens. Il lui a sembl dur de donner un tel nom aux souverains clairs du deuxime sicle, un Hadrien, un Antonin, un Marc Aurle, ou tel empereur intelligent et bon politique du sicle suivant. Elle sest donc demand si les chrtiens navaient point attir par leur faute les rigueurs du pouvoir, si celui-ci navait pas eu quelque raison de voir en eux des ennemis des institutions tablies, si leur existence ntait pas par certains cts incompatible avec lexistence ou au moins la scurit de lEmpire romain.

    Partant de ce point de vue quelques modernes ont pris fait et cause pour lEmpire avec une ardeur quil est permis de trouver excessive, et, versant des pleurs

    . . . . . . sur ce pauvre Holopherne Si mchamment mis mort par Judith,

    ont regrett quil nait pas russi exterminer par le fer et le feu les chrtiens, considrs comme les ennemis ns et les destructeurs de lantique civilisation. Des esprits plus modrs ont pens que certains empereurs taient excusables davoir trait les chrtiens de rebelles, avaient fait en les combattant leur mtier de souverain, et auraient droit, sinon aux loges, du moins une large indulgence de lhistoire, enfin dgage des prjugs traditionnels et rendue limpartialit qui doit tre sa loi. Les savants qui professent cette opinion sont loin dtre tous des adversaires du christianisme ; plusieurs se rjouissent sincrement de lheureuse rvolution qui a substitu lordre de choses antique une socit nouvelle issue de lvangile. Mais se plaant, par un effort intellectuel, dans lordre dides et de sentiments o, selon eux, ont du se trouver les dpositaires de lautorit civile en prsence des progrs de lglise, ils estiment que ceux-ci ont vu ncessairement dans ces progrs une menace pour lunit romaine, un lment de dissolution ou de dsorganisation pour lEmpire, et, de bonne foi,. nont pu se dispenser de svir, moins pour frapper des innocents que pour se dfendre contre des adversaires soit dclars soit inconscients.

    Telle est lopinion adopte aujourdhui par un ;rand nombre dhistoriens et de critiques. Est-elle assez vidente pour simposer delle-mme et tre accepte sans examen ? Elle a contre elle le tmoignage considrable des anciens apologistes, et toute la tradition historique, qui, jusqu ces derniers temps, avait salu les fidles perscuts comme des martyrs de la libert de conscience, et fltri ceux qui les perscutaient comme des violateurs de cette libert. Pour abandonner ce sentiment, et se dcider donner raison aux bourreaux contre les victimes, plusieurs demanderont des raisons plus fortes et plus prcises que celles qui ont t jusqu prsent apportes lappui de lopinion nouvelle. Si la main des chrtiens avait t surprise dans quelque tentative contre la scurit de lEmpire ou la personne des empereurs ; si leurs crits contenaient des maximes contraires la soumission due aux puissances tablies ; si le dernier cri de leurs martyrs avait t un appel la rvolte ; sil avait exist une incompatibilit absolue entre la pratique de leur religion et les devoirs du citoyen, du soldat, de lhomme du monde, du pre de famille, on comprendrait quils eussent paru de

  • trop dans lEmpire, et que, malgr leurs vertus, les princes se soient crus forcs de les proscrire. Une civilisation organise voudra toujours rejeter de son sein les rfractaires. Mais les chrtiens ne mritaient pas ce nom. A part quelques irrguliers, errant en enfants perdus sur les confins du judasme, ou quelques esprits chagrins, comme il sen rencontre dans toute socit, les disciples de Jsus ne se sont jamais volontairement isols du courant de la vie romaine. Ils prient pour les empereurs, pour les magistrats, pour larme, pour toutes les puissances, selon le prcepte apostolique. Ils payent limpt. Ils font le commerce. Ils servent dans les lgions. Ils reconnaissent les lois, sadressent aux tribunaux, portent mme leurs causes devant lempereur. Ils se marient, et les familles chrtiennes sont plus fcondes et plus nombreuses que les familles paennes. Ils travaillent, et le labeur manuel, mpris par le paganisme, est par eux remis en honneur. Ils sont si peu rvolutionnaires, que les institutions mmes qui rpugnent le plus lesprit chrtien, comme lesclavage, ne sont point attaques par eux ouvertement, et quils simposent, sur ce sujet brlant et dlicat, une rserve de langage laquelle ne se croient point tenus des philosophes. Si les apologistes du christianisme critiquent avec vivacit les religions antiques, laudace de leur parole ne dpasse point celle de quelques libres esprits du paganisme, que lautorit laissait en repos ; sils blment les mauvaises murs que lidoltrie entretenait, ils usent du droit reconnu de tout temps aux moralistes, et dont leurs contemporains paens usent comme eux. Mais les crits des premiers docteurs chrtiens ne contiennent aucune trace dhostilit envers la socit romaine : ils ne cessent de protester de leur fidlit ses lois, de leur reconnaissance pour ses bienfaits, ils exaltent cette civilisation grce laquelle le monde a la paix, et chacun peut voyager librement sur terre et sur mer1, ils tendent sans cesse lEmpire une main amie : M. Renan donne lun deux lpithte de lgitimiste, dans le sens moderne du mot, qui na pas besoin de commentaire.

    Non seulement les apologistes du deuxime sicle, les doux et larges esprits que lon voit sans cesse proccups des rapports du christianisme et de la philosophie grecque, et plus enclins mettre en lumire ce qui rapproche qu rechercher ce qui spare, un Justin, un Mliton, un Athnagore, un Thophile dAntioche, se montrent anims de cette religieuse et cordiale loyaut politique, de cette pieuse fidlit aux empereurs, qui taient de tradition dans lglise depuis lge apostolique ; mais on retrouve les mmes principes sur des lvres rudes, dont lpre et fougueux langage semblerait premire vue mieux fait pour traduire les colres et les menaces des sibyllistes judo-chrtiens. Nature essentiellement oratoire, Tertullien subit tous les entranements de la parole, toutes les bonnes et mauvaises fortunes de lloquence, ne se proccupant point toujours de se mettre daccord avec lui-mme, oubliant quelquefois le lendemain ce quil a crit la veille. Cependant, la regarder de prs, en interrogeant lensemble de ses crits, la pense politique de lapologiste africain est trs claire, : elle sinspire de ce sentiment de soumission religieuse et dardent patriotisme dont se montrent anims les principaux interprtes de la doctrine vanglique aux trois premiers sicles : Tertullien y joint mme une sorte dattachement superstitieux, trange de la part dun si ardent chrtien.

    Les adorateurs du Christ ont, dit-il, autant que les paens intrt la stabilit de lEmpire ; car sil venait se dissoudre, ils seraient comme les autres entrans dans sa ruine. Mais un tel dsastre ne se produira pas. LEmpire durera autant

    1 Saint Irne, Adv. Hr., IV, 30.

  • que le monde1. Bien plus, la dure du monde dpend de la sienne. Nous savons que la fin des choses cres, avec les calamits qui doivent en tre les avant-coureurs, nest retarde que par le cours de lEmpire romain2. Aussi les chrtiens prient-ils chaque jour pour lEmpire et pour lempereur. Si vous vous persuadez que nous ne prenons aucun intrt la vie des Csars, ouvrez nos livres : ils sont la parole de Dieu, nous ne les cachons personne. Vous y apprendrez quil nous est ordonn de pousser la charit jusqu prier pour nos perscuteurs. Vous y trouverez cette rgle formelle : Priez pour les princes, pour les puissances de la terre, afin que vous jouissiez dune tranquillit complte3. Cette rgle est fidlement observe. Nous, chrtiens, nous invoquons pour le salut des empereurs le Dieu vivant... Les yeux levs au ciel, les mains tendues parce quelles sont pures, la tte nue parce que nous navons rougir de rien, sans formules dictes lavance parce que chez nous cest le cur qui prie, nous demandons tous pour les empereurs, quels quils soient, une longue vie, un rgne tranquille, la sret dans le palais, la valeur dans les armes, la fidlit dans le snat, la vertu dans le peuple, la paix dans le monde, enfin tout ce quun homme, tout ce quun prince peut dsirer4. Saintement ligus contre Dieu, nous lassigeons de nos prires, afin de lui arracher par une violence qui lui est agrable ce que nous demandons. Nous linvoquons pour les empereurs, pour leurs ministres, pour toutes les puissances, pour ltat prsent du sicle, pour la paix, pour lajournement de la catastrophe finale5. Remarquez cette pense, cette trange apprhension, identifiant les destines de lEmpire romain avec celles du monde : la catastrophe dernire, pour Tertullien, cest la fois la fin du monde et la fin de lEmpire !

    Une telle fidlit ne pouvait aller sans lobissance. Tertullien rappelle tout instant lobissance non seulement exacte, mais affectueuse des chrtiens. Ils savent que leur Dieu a tabli lempereur, et comprennent quils lui doivent amour, respect, honneur6. Lempereur est pour eux le premier aprs Dieu7. Aussi les factions ne se recrutent-elles jamais dans leurs rangs. Parmi les fauteurs dAlbinus, de Niger, de Cassius, on na pu trouver un seul chrtien8. Perscuts, ils meurent, ils ne se rvoltent pas. Ils le pourraient peut-tre, car leur force crot chaque jour avec leur nombre ; mais ils ne le veulent pas, parce que cela leur est dfendu. Bossuet a rsum, avec la simplicit de sa grande parole, toute la doctrine de Tertullien sur ce point. Les chrtiens avaient reu ces instructions comme des commandements exprs de Jsus-Christ et de ses aptres ; et cest pourquoi ils disaient aux perscuteurs, par la bouche de Tertullien, dans la plus sainte et la plus docte apologie quils leur aient jamais prsente, non pas : On ne nous conseille pas de nous soulever, mais, cela nous est dfendu, vetamur ; ni, cest une chose de perfection, mais, cest une chose de prcepte, prceptum est nobis ; ni, que cest bien fait de servir lempereur, mais que cest une chose due, debita imperatoribus, et due encore, comme on a vu, titre de religion et de pit, pietas et religio imperatoribus debit ; ni, quil est bon daimer le prince, mais que cest une obligation et quon ne peut sen

    1 Tertullien, Ad Scapulam, 1. 2 Apologtique, 32. 3 Ibid., 31. 4 Ibid., 30. 5 Ibid., 39. 6 Ad Scapulam, 1. 7 Ibid., 2. 8 Ibid., 1.

  • empcher, moins de cesser en mme temps daimer Dieu qui la tabli, necesse est ut et ipsum diligat. Cest pourquoi on na rien fait et on na rien dit, durant trois cents ans, qui ft craindre la moindre chose ou lEmpire et la personne des empereurs, ou leur famille ; et Tertullien disait, comme on a vu, non seulement que ltat navait rien craindre des chrtiens, mais que, par la constitution du christianisme, il ne pouvait arriver de ce ct-l aucun sujet de crainte : a quibus nihil timere possitis : parce quils sont dune religion qui ne leur permet pas de se venger des particuliers, et plus forte raison de se soulever contre la puissance publique1.

    Ce qui prouve la profondeur et la sincrit de ces sentiments, cest que la comparution devant les tribunaux, la vue mme des bourreaux et des supplices, ne les altrait pas. Sur la foi dActes apocryphes ou de compositions lgendaires sans autorit, on se reprsente trop souvent sous de fausses couleurs lattitude des chrtiens devant leurs juges et les paroles prononces alors. On simagine que de la bouche des martyrs sortaient de piquantes railleries ou dloquentes maldictions, qui visaient dabord les dieux, puis les magistrats, et atteignaient enfin les empereurs. On croit les honorer en leur prtant beaucoup desprit ou beaucoup de violence. La lecture des pices authentiques, des documents contemporains ou du moins vraiment anciens, donne une ide bien diffrente des scnes qui se passaient rellement devant les tribunaux aux poques de perscution. En prsence de magistrats peu enclins dabord verser le sang, mais que la rsistance exasprait, devant les instruments de torture contre lesquels ni le sexe ni lage ne les protgeaient, au milieu des clameurs de populations fanatiques, sous loutrage de calomnies odieuses, les martyrs perdaient rarement le sang-froid, la dignit, la patience, et surtout le respect de lautorit impriale. Ils lanaient quelquefois le sarcasme aux dieux (moins souvent mme quon ne le croit, car dans les documents dignes de foi se rencontrent rarement les longues controverses imagines par les passionnaires de basse poque) ; jamais ou presque jamais un mot dur ou piquant ntait dit par eux contre le souverain. Je trouve une seule fois, dans le recueil des Acta sincera, une rponse o rsonne un vritable accent de ressentiment et de rvolte2 ; ceux qui la prononcent sont des laques, des soldats, moins matres de leurs paroles, moins imbus peut-tre de la tradition que des docteurs et des chefs dglises ; Tillemont, qui fait remarquer cette circonstance, ajoute : On peut tre surpris de la manire haute, forte, et, sil est permis de le dire, dure et injurieuse dont ils parlent au juge dans leurs Actes et dont ils parlent quelquefois des empereurs mmes. Ce nest point assurment le style ordinaire des martyrs, et on voit par presque toutes les histoires authentiques qui nous en restent, quils ont eu soin de garder le respect envers les puissances, et la douceur que saint Paul nous recommande si souvent aprs lvangile3.

    Sur un seul point, les chrtiens ont donn raison, en apparence, lopinion de ceux qui les regardent, aujourdhui encore, comme ayant form un lment part, incapable de se fondre dans lunit intellectuelle, morale, sociale de lEmpire romain. Beaucoup dentre eux, que leur naissance ou leur fortune aurait dsigns pour les fonctions publiques, se tinrent lcart, au grand scandale de lopinion, qui ne comprenait pas plus un Romain bien n sabstenant de concourir

    1 Bossuet, Cinquime avertissement aux protestants. 2 Acta sanctorum Tarachi, Probi et Andronici, dans Ruinart, Acta primorum martyrum sincera et selecta, 1689, p. 486. 3 Tillemont, Mmoires pour servir lhistoire ecclsiastique des six premiers sicles, t. V, art. sur les saints Taraque, Probe et Andronic.

  • ladministration de ltat ou de la cit, que nos pres neussent compris un noble de lancien rgime refusant de dfendre son pays par lpe. On le leur reprocha souvent : jouant sur les mots, leurs adversaires les traitaient de gens inutiles (), tristes, mous, inertes, inhabiles aux affaires. Ces pithtes, et dautres semblables, se rencontrent sous la plume des rares auteurs paens qui ont daign sapercevoir de lexistence dune socit chrtienne : les crivains chrtiens les reprennent leur tour, et sen parent comme de titres dhonneur. A premire vue, cela tonne. Rien, dans lvangile ou dans lenseignement apostolique, ne prescrit aux membres de lglise un complet dtachement du monde. Il leur est recommand de ne point sen faire les esclaves, non den rpudier les devoirs. Quelques-uns, dans la premire gnration chrtienne, purent croire que le monde allait promptement finir ; mais la force des choses amena bientt pour tous une intelligence plus exacte des paroles du Sauveur. Les apologistes qui tmoignrent, au nom de lglise, de la fidlit des chrtiens lEmpire ne considraient point celui-ci comme une uvre condamne et maudite, quun disciple de Jsus ne pouvait servir en conscience. Au contraire, ils disaient quelquefois aux empereurs, sans craindre dtre dmentis . Vous navez pas de meilleurs sujets que nous ! Do vint donc cet loignement des fonctions publiques, manifest par un grand nombre de chrtiens ? Il eut surtout pour cause la difficult o ils se trouvaient de remplir celles-ci sans faire un acte continuel dapostasie. Les actes de la vie officielle se confondaient sans cesse, Rome, avec ceux de la vie religieuse : peu de magistrats pouvaient sabstenir doffrir des sacrifices, dinvoquer les dieux, dassister des spectacles o lidoltrie, la volupt, la cruaut jouaient un rle, de donner eux-mmes au peuple de ces jeux criminels. De l, pour le Romain que sa situation sociale appelait aux honneurs, soit dans la capitale de lEmpire, soit sur le thtre plus modeste de la vie municipale, une dure alternative, sil tait chrtien : cacher sa foi, et contrevenir chaque jour, dans les actes officiels, aux prceptes de sa religion ; ou se condamner la retraite pour leur rester fidle mais attirer alors sur lui le mpris public, les soupons injurieux, peut-tre les accusations de dlateurs intresss, qui dans lhonnte homme contraint loisivet, et protestant contre elle par lexercice de la charit, par la pratique de toutes les vertus prives, savaient reconnatre le chrtien.

    Cest au deuxime sicle que le reproche dinertie commena dtre adress aux fidles. A cette poque la perscution, moins violente quelle ne devait ltre en certaines annes du sicle suivant, tait continuelle, et ne permettait gure aux chrtiens scrupuleux de se dpartir de cette rgle dabstention. Mais quand, au troisime sicle, les priodes de paix devinrent durables et frquentes, quand lglise se vit sinon en droit, au moins en fait, reconnue pendant de longues annes par lEmpire, il devint possible dtre chrtien ouvertement, mme en exerant des fonctions publiques, et de servir ltat sans apostasier. Le grand nombre des fidles que lon trouve alors soit la cour des empereurs, soit dans les diverses magistratures, prouve que labstention, qui avait t la rgle presque gnrale au sicle prcdent, ntait point systmatique, et ne venait pas dune opposition de principe entre la vie publique et la vie chrtienne. Sous Septime Svre, dont les premires annes furent favorables lglise, il y avait des chrtiens non seulement au palais, mais au snat. Alexandre Svre fut pendant tout son rgne entour de chrtiens : ctait lpoque o une impratrice, un gouverneur de province, des fonctionnaires prenaient des leons

  • dOrigne : sa maison1 tait entirement chrtienne, disent les historiens. Lempereur Philippe avait reu le baptme les chrtiens purent librement, sous ce rgne, servir ltat, et lon sait que dans la perscution de Dce moururent plusieurs martyrs qui avaient t fonctionnaires publics sous son prdcesseur, tandis que dautres, rests en place, consentirent sacrifier. Valrien, au commencement de son rgne, avait sa maison remplie de serviteurs et dofficiers chrtiens : quand il se fit perscuteur, lun des dits quil promulgua condamna la dgradation, la privation des biens et la mort les snateurs, les viri egregii et les chevaliers qui professaient le christianisme. Malgr les scrupules exagrs de quelques-uns, larme contenait, au commencement de Diocltien, un grand nombre de chrtiens, car, ds 298, Galre ordonna de les contraindre sacrifier, ou, sils refusaient, de les exclure du service militaire.

    On voit que, au troisime sicle, les chrtiens ne fuyaient nullement les charges qui pesaient sur tous les citoyens : cest une remarque dOrigne2. Selon les expressions si souvent cites de Tertullien, ils naviguaient, combattaient, cultivaient la terre comme les autres3 ; ils remplissaient les villes, les camps, le snat, le forum, et ne laissaient aux paens que les temples4. Des divers lments dont se composait la vie antique, les temples, cest--dire lidoltrie, avec tous ses accessoires, toutes ses dpendances, avec ses joies impures, ses volupts cruelles, ses murs dpraves, taient seuls systmatiquement dlaisss par eux. La question se posait donc sur cet unique terrain : devait-on contraindre les chrtiens, non pas remplir les devoirs de la vie publique, quils ne refusaient pas, mais prendre part un culte contraire leurs croyances, rprouv par leur morale ? Oui, disaient les paens aux jours o soufflait dans lEmpire un vent de perscution : le culte des (lieux romains est le culte mme de la patrie ; quiconque le repousse se spare delle, devient pour elle un tranger et un ennemi : separatim nemo habessit deos. Dans dautres temps, les paens raisonnaient dune manire diffrente. Ils comprenaient quon servit ltat sans servir les dieux. Septime Svre et Caracalla avaient, par une loi que nous a conserve Ulpien, admis les Juifs tre dcurions en les exemptant de toute pratique qui serait contraire leur culte5. Une telle exemption ne parat pas avoir, mme dans les temps les plus favorables, t accorde expressment aux chrtiens ; mais elle ltait tacitement, et il nest pas douteux que sous Alexandre, sous Philippe, dans les premires annes de Valrien, de Diocltien, des fidles aient pu remplir des charges de cour ou grer des fonctions publiques sans tre contraints des actes didoltrie. Les paens avaient donc, selon les temps, deux manires diffrentes denvisager la question chrtienne : tantt ils dcidaient que ltat et lglise ne pouvaient coexister, et quil fallait contraindre les chrtiens labjuration, ou les exterminer de la surface de lEmpire ; tantt ils admettaient implicitement que la coexistence, ou plutt lintime mlange des deux socits, navait rien danormal en principe, rien de prilleux en fait, que les chrtiens taient des citoyens comme les autres, quils pouvaient tenir, au mme titre que les autres, leur place dans les assembles, dans la milice, dans tous les emplois publics ou privs, et que ltat pouvait agrer leurs services sans les mettre en demeure dabjurer leur religion. Quand on fait, comme nous lavons tent , la statistique des temps o lglise fut proscrite, et de ceux o elle fut

    1 x, familia. 2 Origne, Contra Celsum, VIII, 75. 3 Tertullien, Apologtique, 42. 4 Ibid., 37. 5 Digeste, L, I, 3, 3.

  • tolre et mme implicitement reconnue par ltat, on constate que, de 64 313, les annes de perscution et celles de paix se balancent peu prs galement : au troisime sicle, les priodes paisibles lemportent des trois quarts sur les priodes agites, et lglise peut opposer soixante-quinze annes de tranquillit vingt-cinq annes de lutte. Ces chiffres sont la meilleure rponse aux historiens qui, pour expliquer les perscutions, prtendent que lexistente de lglise et celle de ltat romain taient incompatibles. Pendant soixante-quinze annes du troisime sicle ltat pensa autrement et, plusieurs fois, reconnaissant expressment que ses dfiances taient sans objet, il rendit lglise une paix que lui seul avait trouble.

    La cause des perscutions ne doit donc pas tre cherche dans une prtendue incompatibilit entre les doctrines, les murs, le genre de vie des chrtiens, et les institutions du monde romain. Cette incompatibilit est une dcouverte des modernes : les anciens ne sen taient pas aperus, et quand ils se plaignaient des chrtiens, ctait, comme Celse, lius Aristide, pour leur reprocher de ne pas se mler assez au mouvement politique et social (nous avons dit les motifs de cette rserve), non pour les accuser dy apporter en sy mlant un trouble quelconque. Il faut, croyons-nous, chercher ailleurs que dans de hautes raisons politiques lorigine de lhostilit dont, certaines poques, les diverses classes de la socit romaine, empereurs, magistrats, lettrs, peuple, se montrrent anims contre les adorateurs du Christ. Cest en bas, dans les rgions infrieures de la pense, dans les tnbreux replis du cur humain, que se formrent les orages dont lglise fut tant de fois enveloppe. La premire des perscutions, celle qui donna le branle toutes les autres, eut pour cause un affreux mensonge de Nron. La jalousie et la cupidit de Domitien furent lorigine de la seconde. Ds lors, le droit se trouva pos : le crime de christianisme fut inscrit dans les lois. Pendant tout le second sicle, il suffit de la volont dun accusateur pour faire tomber sur la tte dun chrtien le glaive toujours suspendu. La vie des membres de lglise tait la merci de tous les vils sentiments dont sinspire la dlation. Les uns furent sacrifis des calomnies atroces, issues de limagination grossire des foules, propages dans les bas-fonds de la socit, rptes par la crdulit populaire. Dautres furent immols des haines plus raffines, la jalousie dadversaires intellectuels, de philosophes vaincus dans une dispute, de professeurs irrits des succs de lenseignement chrtien. Dautres prirent victimes de la superstition publique, et, la voix des prtres, arrosrent de leur sang les autels des dieux. La superstition tait plus rpandue quon ne pourrait le croire pendant le sicle des Antonins, dans cet ge dor de lEmpire qui vit la philosophie assise sur le trne. Les plus intelligents, les meilleurs, croyaient aux songes, aux prsages, la divination, aux oracles : le sceptique Hadrien comme le mditatif Marc-Aurle taient superstitieux lexcs ; il nest pas un conte de bonne femme auquel ils ne prtassent une oreille crdule dans leurs douleurs prives ou dans les calamits publiques. Sur ce point, ils taient du peuple comme le plus humble des proltaires ou le dernier des esclaves : lorsquun des organes officiels de la superstition levait la voix pour demander des victimes expiatoires, ils ne savaient pas refuser. Si puissante au deuxime sicle sur des esprits dautres gards si clairs, la superstition devait ltre plus encore au sicle suivant, oit le trne fut occup par tant daventuriers parfois intelligents, nergiques, mais souvent de naissance obscure et dducation imparfaite. Ce fut un adepte des sciences occultes qui dcida lempereur Valrien, proscrire les adorateurs du Christ. Diocltien commena la dernire perscution la suite des plaintes des haruspices qui ne pouvaient trouver dans les entrailles des victimes les signes

  • accoutums, et aprs avoir consult loracle dApollon Didymen. Galre, en excitant son collgue contre les chrtiens, suivait les conseils de sa mre, vieille montagnarde demi sorcire. Dautres perscutions du troisime sicle furent commences pour des motifs de nature diffrente, nais dun ordre galement peu lev : Maximin fit la guerre aux chrtiens par raction contre Alexandre, qui les avait protgs, et Dce par raction contre Philippe, qui tait chrtien.

    On stonne que les perscutions, nes le plus souvent de motifs bas ou futiles, aient fait verser tant de sang. Il semble que la disproportion entre la cause et leffet aurait d avertir les chefs de la socit romaine, et leur faire comprendre ce quil y avait de criminel faire prir tant de milliers de personnes sans mme avoir lexcuse de la raison dtat, simplement pour satisfaire un mouvement de jalousie, apaiser les rclamations de prtres fanatiques ou faire faire les cris dun peuple superstitieux. Comment des hommes qui ntaient pas tous des monstres, dont plusieurs comptent au contraire parmi les meilleurs souverains qui aient honor le monde romain, se montrrent-ils si peu mnagers du sang de leurs sujets ? Pour le comprendre, il faut se rappeler que, dans lantiquit, la vie humaine tait considre comme une chose de peu de prix. Lexcution dun patricien, dun chevalier, de quelquun de ces nobles proscrits quun Tibre, un Nron ou un Domitien poursuivirent .de leur haine, soulevait la conscience publique : lempereur qui sen rendait coupable passait au nombre des tyrans, le fer rouge dun Tacite ou le fouet cinglant dun Juvnal le marquait au front dun stigmate immortel. Mais le meurtre des esclaves, des gladiateurs, de ceux quun caprice du pouvoir ou la haine populaire mettait hors la loi, ntait point compt pour un crime : on lassociait aux amusements du peuple romain. Les souverains les plus clairs et les plus doux versrent ce sang vil avec autant dinsouciance ou dinconscience que les plus mauvais. Vespasien, qui ntait pas sanguinaire, btit le Colise. Titus, les dlices du genre humain, fit mourir dans les amphithtres plus dhommes que Nron le parricide. Trajan, grand capitaine et grand politique, clbra son triomphe sur les Daces par limmolation de dix mille gladiateurs. Quun matre ft assassin dans sa maison, on conduisait au supplice, pour faire un exemple, ses quatre cents esclaves, et les membres les plus clairs du snat approuvaient un tel massacre. Pendant trois sicles dEmpire paen, des millions de gladiateurs et de bestiaires, engags volontaires ou condamns, prirent sous les yeux du peuple, avec la complicit et par la munificence des meilleurs souverains, dans dimmenses et splendides monuments construits pour abriter ces tueries. Quand la vie Humaine tait compte pour si peu de chose, la crainte de verser sans raison suffisante le sang des petits, des pauvres, des esclaves, qui composaient la majorit de la population chrtienne, ou mme des gens de bonne famille qui staient volontairement dgrads en sunissant ces incapables, sortis de la dernire lie du peuple1, narrtait longtemps ni les ennemis dont la haine aveugle rclamait leur mort, ni le souverain ou le juge qui lordonnait.

    IV Tel est, rduit la ralit des faits, le grand drame des perscutions, o les plus bas instincts de la nature humaine jourent tour tour ou simultanment leur rle dans la lutte contre le christianisme : sil sy joint parfois une ide politique,

    1 Minucius Flix, Octavius, 8, 12, 31, 36.

  • qui, mme errone, ennoblirait singulirement cette lutte1, elle disparat le plus souvent dans la mle confuse des lments infrieurs.

    Le volume que nous offrons aujourdhui au public nembrasse pas toute lhistoire dont nous avons d, dans les pages qui prcdent, esquisser les lignes gnrales. Il nen racontera quune priode. Notre rcit sarrtera aux dernires annes du deuxime sicle, 1poque o la perscution organise par le rescrit de Trajan va faire place la perscution par dit, cest--dire un systme tout diffrent. La premire partie de lhistoire des perscutions se termine naturellement ici. Lglise nest pas encore victorieuse ; mais sa victoire, bien que lointaine, sannonce dj par des signes certains. Le deuxime sicle, en finissant, laisse llise enracine sur tous les points de lEmpire romain, rpandue dans tous les rangs de la socit, glorieuse de ses martyrs, fire de ses crivains. Elle a vu smousser sur la cuirasse et le bouclier de sa foi les armes les plus diverses, depuis le fer du bourreau jusqu la plume du pamphltaire ou linconsciente calomnie de lhomme du peuple. Elle a triomph des bons comme des mauvais empereurs, dun Trajan ou dun Marc Aurle comme dun Nron ou dun Domitien. De nouveaux combats lattendent : on peut dire cependant quelle est dj matresse du champ de bataille. Au moment o se termine notre tude, lagitation du combat a provisoirement cess. Obtenue de Commode par les influences chrtiennes qui ds lors remplissent le palais, une sorte de suspension darmes, prlude des traits de paix du sicle suivant, permet aux fidles de respirer, aprs des souffrances qui ont rempli les dernires annes du premier sicle et la plus grande partie du second. Quinze annes paisibles et fcondes vont scouler pour eux entre les dernires applications du rescrit de Trajan et la premire preuve de ldit de Svre.

    Ltude aussi exacte que possible des textes joue ncessairement le premier rle dans le rcit dont je viens dindiquer les limites chronologiques : mais celle des monuments y tient aussi une place considrable. On a vu plus haut quelles lumires les recherches poursuivies depuis un demi-sicle dans toutes les branches de larchologie chrtienne ont jetes sur une nombreuse catgorie de documents, dont lhistorien des perscutions doit ncessairement se servir. Beaucoup dpisodes hagiographiques, qui semblaient jusque-l flotter dans le vide, entre la lgende et la ralit, ont dsormais un point dappui solide. Sortis de la rgion intermdiaire o ils erraient comme de ples fantmes, ils se raniment et prennent corps en touchant la terre, dont la pioche des archologues a fait jaillir les monuments. Lhistoire des martyrs trouve en beaucoup de lieux ses fondements dans le sol. Quand, il y a douze ans (1872), jessayais dintroduire les lecteurs franais dans les sombres et lumineuses profondeurs de la Rome souterraine dblaye par le travail infatigable de M. de Rossi, il me semblait leur faire toucher du doigt, au fond des catacombes, les indestructibles assises sur lesquelles slverait un jour, renouvele et rajeunie, lhistoire des premiers temps chrtiens. Incapable dembrasser celle-ci dans son ensemble, je viens dtudier un des nombreux sujets quelle renferme, et quil est possible den dtacher. Si le travail quon va lire a quelque solidit, il le doit aux monuments sur lesquels il sappuie. La plupart des crivains qui, depuis quelques annes, en France et en Allemagne, ont parl des perscutions, quelquefois avec comptence et talent, oublient qu ct des documents crits il y a des tmoins dignes dtre interrogs, et que parfois la muette dposition de quelque vieux pan de mur, de quelque paroi de crypte couverte de peintures grossires, de

    1 Voir mon livre sur le Christianisme et lEmpire romain, p. 7

  • quelque inscription trace par la main htive dun contemporain des martyrs, nous en apprennent sur ceux-ci plus que bien des pages. Seul ou presque seul, dans un essai remarquable bien des gards1, M. Doulcet sen est souvenu, et sest montr vraiment familier avec les dcouvertes archologiques. Je le rencontrerai plus dune fois sur ma route : ses matres et ses amis sont les miens, et nos ides suivent souvent le mme sillon. Mais nos vises sont diffrentes. L o il na voulu crire quune dissertation, jessaie de faire un livre, avec lampleur de forme et labondance de dtails que ce mot comporte. Jen publie aujourdhui la premire partie, qui se suffit elle-mme et contient un sujet complet. Un jour, sil plat Dieu, je conduirai plus loin lhistoire des perscutions, et la mnerai jusqu la victoire dfinitive de lglise. Les documents archologiques, si utiles pour ltude des deux premiers sicles, fourniront des renseignements plus nombreux et plus prcis encore pour celle du troisime.

    Rouen, 6 novembre 1884.

    1 Essai sur les rapports de lglise chrtienne avec ltat romain pendant les trois premiers sicles (1883). - Mgr Doulcet est aujourdhui vque de Nicopolis, Roustchouk, Bulgarie.

  • CHAPITRE II LA PERSCUTION DE DOMITIEN.

    I. Les chrtiens sous les premiers Flaviens. Cependant, mesure que les regards du pouvoir se dtournrent des chrtiens, et que la rvolte de 66, termine par la victoire de Titus et la ruine de la nationalit judaque, ne fut plus quun souvenir, la confusion deux fois dissipe se rtablit delle-mme. Nayant rien craindre des uns ni des autres, les Romains shabiturent de nouveau considrer les chrtiens et les Juifs comme des frres, ennemis sans doute, mais cependant issus de la mme souche et menant peu prs la mme vie. Ds 70, si lon en croit Sulpice Svre reproduisant un passage perdu de Tacite, Titus : et le conseil de guerre rassembl autour de lui au moment de donner Jrusalem le dernier assaut par-laient des adhrents du mosasme et des disciples du Christ comme de deux branches dun seul tronc, tout en reconnaissant lopposition des deux cultes. Titus et une partie de ses officiers estimaient quil fallait avant tout dtruire le temple, afin dabolir entirement la religion des Juifs et des chrtiens ; car ces deux religions, quoique contraires entre elles, avaient des auteurs communs : les chrtiens venaient des Juifs la racine extirpe, le rejeton prirait bientt1.

    Dans ces paroles rsonne encore un accent de colre : mais lme naturellement clmente de Titus devait promptement sadoucir. Lui qui avait ordonn lincendie du temple, fit ensuite de vains efforts pour arrter les flammes qui dvoraient le splendide monument2. De mme, la guerre finie, satisfait de sa victoire et de llvation de sa famille au trne, il oublia le dsir un instant manifest de voir prir les deux religions monothistes. Ses sympathies semblent, au contraire, le porter vers les Juifs. Hrode Agrippa II continue de rgner en Galile et de vivre Rome la cour des Flaviens, moins comme un vassal que comme un familier et un ami. Ses surs Drusille et Brnice habitent Rome : Brnice y donne le ton, y rgle la mode, tonne la socit romaine par son faste et sa dlicatesse, aime Titus et en est aime. Josphe crit sous les yeux du vainqueur de Jrusalem, et presque avec sa collaboration, son livre de la Guerre des Juifs, qui est la fois le cri suprme du patriotisme expirant et la glorification des aigles romaines. Les deux premiers Flaviens, Vespasien (69-79) et Titus (79-81), sont entours dune petite cour juive, aimable, spirituelle, dvoue, assez sceptique pour ne pas garder rancune, assez juive encore, cependant, pour mler aux murs romaines adoptes avec tout leur abandon et tout leur luxe, la pratique des rites et la solennelle observation des ftes mosaques3. La seule charge impose aux Juifs vaincus est limpt du didrachme ; encore cet impt nest-il pas une taxe nouvelle, il reoit seulement une autre destination, et sera dsormais pay au Capitole au lieu de ltre comme autrefois au temple4. En un mot, la colonie juive, accrue des milliers de captifs que la victoire de Titus a jets en Italie, est

    1 Sulpice Svre, Chron., II, 30 ; cf. Josphe, De Bello Judaco, VI, 4 ; Lon Renier, dans Mmoires de lAcadmie des inscriptions, t. XXVI (1867), p. 269-321 ; Bernays, Ueber die Chronik d. Sulpic. Sever., p. 57. 2 Josphe, De Bello Judaco, VII, 24.26. 3 Perse, V, 180 ; Josphe, De Bello Judaco, II, 15,16 ; Talmud de Babylone, Succa, 27 a ; Pesachim, 107 b ; Derenbourg, Essai sur lhistoire et la gographie de la Palestine daprs les Talmuds, 1867, p. 253, 290, notes. 4 Josphe, De Bello Judaco, VII, 6. Cf. Tillemont, Ruine des Juifs, art. LXXVII, dans lHistoire des empereurs, t. I, p. 654.

  • plus nombreuse et plus influente que jamais dans Rome : elle a obtenu sans peine la faveur de la nouvelle dynastie : Vespasien pourrait-il oublier que cest un Juif, Tibre Alexandre, qui la, le premier, proclam Auguste Alexandrie, et a reu en son nom le serment des lgions1 ?

    Les chrtiens navaient donc rien craindre en se voyant de nouveau confondus par les hommes dtat romains avec les Juifs, aprs en avoir t distingus en 64 et en 68. Aux yeux des politiques, ils ne diffrent que par des nuances insaisissables de ces Juifs loyaux et habiles qui ne dsertrent pas les drapeaux de Rome, et que la maison Flavienne a voulu associer sa fortune. Nulle part les chrtiens navaient fait cause commune avec les rvolts : ce souvenir les protgera longtemps. Quimporte quils naillent pas la synagogue ? Pour Vespasien et pour Titus, ce sont des gens vivant more judaco, et ayant donn des gages de fidlit au gouvernement. Leur patience, leur modestie, leur soumission contrastent non seulement avec les excs des zlotes de Palestine, mais encore avec lopposition mordante et ddaigneuse que le stocisme aristocratique ne cessait de faire la dynastie bourgeoise qui avait remplac les Csars. Cela suffit : le reste, affaire de culte et de conscience, importe peu. Ainsi raisonnaient Vespasien et Titus. Les commencements de la dynastie Flavienne furent une re de repos, de dveloppement paisible et de prosprit pour lglise.

    Sil y eut (comme il est galement difficile de laffirmer et de le nier) quelques martyrs sous Vespasien2, Titus, ou dans les premires annes de Domitien, ce fut la suite dincidents passagers et locaux, non en excution de mesures prises contre lglise par le pouvoir nouveau. Rien ne fait supposer que le pape saint Lin ait pri de mort violente3. Linscription relatant le martyre dun certain Gaudentius qui, aprs avoir bti le Colise, aurait t reconnu chrtien et condamn mort par Vespasien, est dune fausset manifeste4. Loin dindiquer une poque de perscution, les monuments chrtiens de ce temps rvlent un ge de paix profonde, une priode de libre expansion. La premire inscription chrtienne date est contemporaine de Vespasien5. Une autre inscription chrtienne du mme temps, non date, provient de la catacombe de Lucine ou de Commodilla, sur la voie dOstie, o fut enterr saint Paul6. On peut attribuer cette poque des pitaphes de la catacombe de Priscille et de lantique cimetire o Pierre baptisa7. Dune brivet classique, elles portent le plus souvent le nom seul ;

    1 Tacite, Histoires, II, 79. 2 Saint Hilaire de Poitiers, Contra Arianos, 3, nomme Vespasien entre Nron et Dce parmi les perscuteurs. Peut-tre fait-il allusion des faits qui ne nous sont pas connus (cf. Lightfoot, S. Ignatius and S. Polycarp, p. 16) ; mais il me parat plus probable que Vespasien est nomm ici par erreur au lieu de son fils Domitien. 3 Tillemont, Mmoires, t. II, note IV sur saint Clment. Un sarcophage portant cette inscription : LINVS a t retrouv sous Urbain VIII, lors des travaux excuts pour reconstruire la confession de saint Pierre : il est possible que ce sarcophage ait contenu les restes du successeur de laptre. Bull. di archeol. crist., 1864, p. 50. Cependant la question nest pas dfinitivement rsolue ; car linscription a pu contenir dautres lettres et peut-tre celles qui ont t lues ne sont-elles que la finale dun nom incomplet. Voir Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. 121, note 3 ; De Rossi, Inscript. christ. urbis Rom, t. II, p. 236-237. 4 Ce prtendu monument (qui se voit dans la chapelle souterraine de lglise de sainte Martine, sur le Forum) ne soutient pas les regards de la critique, tant ses formules sont trangres au style et aux usages de lpigraphie chrtienne. Martigny, Dict. des antiquits chrtiennes, art. Colise, p. 191. Cf. Armellini, le Chiese di Roma, p. 453 ; Delehaye, lAmphithtre Flavien et ses environs dans les textes hagiographiques, dans Analecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 216. 5 De Rossi, Inscriptiones christian urbis Rom, t. I, n 1, p. 1 (anno 71). 6 Roma sotterranea, t. I, p. 186. 7 Ibid., p. 186, 191-193 ; Bull. di archeologia crist., 1886, p. 160.

  • ceux de Flavius, Flavia, Titus Flavius, sy retrouvent. Deux autres inscriptions ont t dcouvertes, la premire sur lemplacement de la catacombe de Nicomde, mais provenant dune spulture fleur de terre, la seconde dans une des plus anciennes parties de la catacombe de Domitille. Celle-l indique un tombeau ouvert par un matre probablement chrtien ceux de ses affranchis qui appartiennent sa religion1 : celle-ci a t mise par un chrtien la mmoire de soi et des siens qui ont foi dans le Seigneur2. On peut les attribuer la fin du premier sicle : elles sont dune poque o les chrtiens ne craignaient pas de faire ouvertement profession de leurs croyances.

    Ils possdaient, au temps des Flaviens Augustes, des cimetires souterrains creuss avec un soin magnifique et presque royal, et orns de tous les raffinements de lart3. Les entres nen taient nulle-ment dissimules : elles souvraient sur la campagne, le long des voies publiques, et quelquefois talaient au regard des faades monumentales. Tel est ldifice funraire chrtien de la fin du premier sicle dcouvert en 1865 prs de la voie Ardatine. Lhypoge a son vestibule sur le bord de la route : la faade, construite en belle maonnerie de briques, est orne dune corniche en terre cuite ; la place de linscription avait t, selon lusage, mnage au-dessus de la porte et se reconnat encore. Larchitecture de ce vestibule, adoss la colline comme la faade du tombeau des Nasons, convient au monument spulcral dune noble famille chrtienne, construit grands frais et avec une entire libert4. Du vestibule on descend par quelques marches dans une large alle souterraine, dont la vote est couverte dune gracieuse fresque reprsentant une vigne dans laquelle se jouent des oiseaux et de petits gnies5. A droite et gauche les murs sont orns de peintures symboliques : Daniel dans la fosse aux lions6 ; les clestes agapes o sont mangs le pain et le poisson, emblme du Christ7. Ces peintures sont trs probablement contemporaines des Flaviens, et dautres encore, dans lintrieur de lhypoge, peuvent remonter au mme temps8. Tel est, selon toute apparence, le berceau de lart chrtien. A la libert desprit de lartiste, laisance des coups de pinceau, on devine la scurit dont furent entours ses dbuts. Non seulement le spulcre tait visible, dsign tous les yeux par le vestibule extrieur et par linscription mise sur la porte, mais les peintures mmes reprsentant des sujets bibliques, comme Daniel dans la fosse aux lions, taient places prs de lentre, au niveau du sol, claires par la lumire du jour9.

    Il est probable que si linscription dont lemplacement est encore visible au-dessus de la porte avait pu tre retrouve, on aurait lu : SEPVLCRVM FLAVIORVM10 ou quelque indication analogue. Dautres inscriptions rencontres au mme lieu

    1 AD RELIGIONEM PERTINENTES MEAM. Bull. di arch. crist., 1865, p. 54 et 94. 2 SIBI ET SVIS FIDENTIBVS IN DOMINO. De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 69. 3 De Rossi, Inscript. christian urbis Rom, p. 2. 4 Rome souterraine, p. 105. 5 Bullettino di archeologia cristiana, 1365, p. 42 ; Carrucci, Storia dell arte cristiana, pl. XIX ; Rome souterraine, p. 108, fig. 9 ; Northcote et Brownlow, Chistian Art, fig. 26, p. 121 ; Roller, Catacombes de Rome, pl. XII. 6 Northcote et Brownlow, Christian Art, fig. 27, p. 123 ; Rome souterraine, fig. 10, p. 109. 7 Christian Art, fig. 28, p. 124. 8 Cf. Lefort, Chronologie des peintures des catacombes romaines, n 2, 3. On a trouv scell sur une tombe, dans une des rgions les plus anciennes de lhypoge, un beau mdaillon de Domitien, pice fleur de coin. Lettre de M. Edmond Le Blant, sance du 2 mai 1884, Acad. des Inscriptions. 9 Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 94. 10 Cf. Bullettino di archeologia cristiana, 1874, p. 17 et pl. I ; 1875, p. 39.

  • nous apprennent que le domaine funraire dans lequel avait t creus !hypoge appartenait Flavia Domitilla, petite-fille de lempereur Vespasien, qui pousa son cousin Flavius Clemens, consul en 95. Selon lusage, elle avait fait sur son domaine, des clients ou des affranchis, des concessions de petits terrains spulcraux : les inscriptions qui les constatent ont permis de connatre le nom de la noble propritaire1. Mais le grand hypoge nest point une concession de cette nature : cest le monumentum lui-mme, selon lexpression lgale, le spulcre de famille, orn avec art, construit avec une simplicit majestueuse. Ce monument est chrtien, sa dcoration latteste. Il prouve ce que dautres documents permettaient dj dentrevoir : la fin du premier sicle, une branche de la famille impriale des Flaviens professait le christianisme.

    Lorigine de cette famille tait obscure, et rien, cent ans plus tt, net fait prsager les hautes destines auxquelles elle parvint. Lauteur commun des deux branches dont lune occupa le trne tandis que lautre devenait chrtienne, tait un bourgeois de Rieti, dans la Sabine : il soccupait daffaires dargent. Son fils, Sabinus, entra dans une socit de publicains, vcut longtemps en Asie, puis fonda une banque chez les Helvtes, o il mourut. Il avait pous une femme de bonne famille, Vespasia Polla, et laissait deux fils2. Le plus jeune devint lempereur Vespasien ; lan, Titus Flavius Sabinus, avait gr deux fois la prfecture urbaine, sous Nron en 64, sous Othon et Vitellius en 693. Qui sait sil ne reut pas le premier quelque impression du christianisme ? Il assista, sans doute en tmoin passif, aux supplices ordonns et prsids par Nron aprs lincendie de Rome ; peut-tre, en vertu de sa charge, qui comprenait tout ce qui regardait la police de la ville4, avait-il eu interroger quelques chrtiens au sujet de lincendie. Latroce tragdie daot 64 dut le troubler profondment, car ctait un homme doux, auquel le sang et les massacres faisaient horreur5. Il semble avoir eu depuis ce temps peu dambition ; prfet de Rome sous Vitellius, quand Vespasien fut proclam par les lgions, il seffora damener un accord entre lui et lempereur, et refusa de favoriser par un coup de main hardi la tentative de son frre, comme on len sollicitait de toutes parts. Ce nest qu la dernire extrmit, et pour sauver sa vie, quil senferma au Capitole, o il prit sans se dfendre. Cette trange abngation ne pouvait passer pour timidit chez un homme qui avait fait trente-cinq campagnes, et stait couvert de gloire dans la vie militaire et dans la vie civile6 ; elle tonna les contemporains. En vieillissant il a perdu toute nergie, dirent les uns7 ; cest un homme modr, avare du sang de ses concitoyens, pensaient beaucoup dautres8. On sest demand si la cause dune telle vertu, rare dans tous les temps, plus rare encore cette poque, ne devait pas tre cherche dans une secrte adhsion au christianisme, et si cet homme innocent et juste9, chez lequel Tacite ne trouve reprendre quune intemprance de langue, navait pas appris de quelque martyr de 64, ou de quelque chrtien chapp la perscution de Nron, ce grand apaisement de

    1 EX INDVLGENTIA FLAVI DOMITILL IN FR. P. XXXV IN AGR. P. XXXX. Orelli-Henzen, 5422 ... FLAVI. DOMITILl divi VESPASIANI. NEPTIS. EIVS. BENEFICIO. HOC. SEPVLCHRVm MEIS LIBERTIS. LIBERTABVS. POsui. Ibid., 5423. 2 Sutone, Vespasien, 1. 3 Tacite, Histoires, III, 75 ; Plutarque, Othon, 5. Cf. Borghesi, uvres, t. III, p. 327 et suiv. ; IX, p. 264 et suiv. 4 Tacite, Annales, VI, 11 ; Digeste, I, XII, 1, 1 ; 7-9 ; 11-12 ; 14. 5 Tacite, Histoires, III, 65. 6 Ibid., 75. 7 Ibid. 8 Tacite, Ibid., 75. 9 Ibid.

  • lme, dont lopinion publique stonna. Il est singulier, en effet, que le reproche de mollesse, dindiffrence poli-tique, que plusieurs lui adressrent la fin de sa vie, ait t adress de mme, vingt-six ans plus tard, lun de ses fils, qui mourut chrtien.

    Ce fils, Titus Flavius Clemens, est le mari de la petite-fille de Vespasien, propritaire de lhypoge de la voie Ardatine. La femme de Clemens sappelait Flavia Domitilla, comme sa grandmre, femme de Vespasien, comme sa mre, sur de Domitien et de Titus1. Dans cette famille de parvenus, qui de la Cisalpine tait venue stablir Rieti, et de Rieti Rome, la pauvret daeux et de souvenirs tait grande : on se transmettait invariablement trois ou quatre noms2. La vie de Flavius Clemens est peu connue. Il parat avoir, avec rpugnance et par la force des choses, suivi la carrire des honneurs, jusquau consulat, qui lui fut confr dans la quinzime anne de Domitien, en 95 ; les contemporains sont frapps du peu dempressement quil mit profiter de la fortune de sa famille. Son pre Sabinus avait t, la fin de sa vie, accus de mollesse ; Clemens tait mpris pour son inertie, cest--dire pour son absence dambition : contemptissim inerti, dit Sutone3. On en sait dj la cause : il tait chrtien. La difficult de concilier les devoirs de la religion nouvelle avec les actes de la vie politique, presque tous empreints lidoltrie4, avait conduit les fidles se renfermer dans une abstention systmatique, que les paens qualifiaient tantt de tristesse5, tantt dinertie6. On nous accuse de ntre point propres aux affaires, crit Tertullien7. Ce mme reproche est plac par les Actes des martyrs dans la bouche de magistrats paens : Laissez donc toute indolence et tout dsespoir, et sacrifiez aux dieux, dit un juge deux accuss chrtiens8. Un autre joue sur les mots : Je ne vous appelle pas chrtien (), dit-il, mais inutile ()9. Mme la fin du quatrime sicle, Prudence accepte, avec quelque exagration, ce reproche comme tant la caractristique du chrtien fervent10. Rapproch de ces textes, le mot de Sutone sur linertia de Clemens prend sa vritable signification.

    Avec de telles dispositions desprit, Clemens et Domitilla ne subirent probablement pas sans rpugnance une faveur de Domitien, que dautres eussent reue avec empressement. La famille impriale, si florissante sous Vespasien et Titus, dprissait dj. Sduite par son oncle Domitien, Julie, fille de Titus, tait morte des suites de ses dsordres11. Lpoux de cette infortune, Flavius Sabinus, frre de Clemens, avait t condamn parce que le hraut, au

    1 Voir linscription, Corpus inscr. lat., t. VI, 948, mais en rectifiant la note de Mommsen par De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1875, p. 70 et suiv. Voir surtout larbre gnalogique des Flaviens, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 21. 2 Beul, Fouilles et Dcouvertes, 1873, t. I, p. 417. 3 Sutone, Domitien, 15. 4 Voir Lon Renier, Comptes rendus de lAcadmie des Inscriptions, 4 et 18 aot 1865 ; et Edmont Le Blant, les Chrtiens dans la socit paenne, mmoire lu dans la sance publique des cinq acadmies, le 25 octobre 1882. 5 Continua tristitia... non cultu nisi lugubri, non animo nisi msto (toujours dans les larmes... elle ne porta que des habits de deuil, ne s'occupa que de sa douleur). Tacite, Annales, XIII, 30. 6 Sutone, loc. cit. ; Tacite, Histoires, III, 75. 7 Apologtique, 42. 8 Acta SS. Marcelli, Mamm, 3, dans les Acta sanctorum, aot, t. VI, p. 12. 9 Martyrium SS. Eustratii, Auxenlii, Bibl. nat., ms. n 1458 f 154 v ; cit par Edm. Le Blant, Les Actes des martyrs, supplment aux Acta sincera de Ruinant, 1882, 256. 10 Prudence, Cathemerinon, II, 37-49. 11 Sutone, Domitien, 22 ; Juvnal, II, 32.

  • lieu de le proclamer consul, lavait par erreur proclam imperator1. De limpratrice, cette trange Domitia, quil rpudia, reprit, voulut faire mourir, et qui le tua, Domitien navait eu quun fils : cet enfant ne vcut pas2. Les autres membres de la famille taient des femmes : une sur de Clemens, Plautilla, descendant peut-tre par sa mre de Plautius, le vainqueur de la Bretagne sous Claude, lpoux de Pomponia Grcina3 ; la fille de Plautilla, nomme Flavia Domitilla comme sa tante4 ; Aurelia Petronilla, fameuse dans lantiquit chrtienne comme la fille de saint Pierre, qui fut enterre dans le tombeau de famille de la voie Ardatine, et parat, par son cognomen, appartenir la descendance de lauteur commun des deux branches des Flaviens, T. Flavius Petro5. Seul de toute cette race si vite puise, Clemens avait des fils. Domitien voulut en faire ses hritiers : il les prit, se chargea de leur ducation, leur donna Quintilien pour prcepteur6, changea leurs noms en ceux de Vespasien7 et de Domitien, les dsigna publiquement pour lui succder.

    LEmpire et probablement appartenu un jour ces rejetons dune race chrtienne, si la cruaut versatile de Domitien navait, peu de temps aprs leur adoption, immol leur pre, exil leur mre, une autre de leurs parentes, sacrifi leurs plus intimes amis. Ils disparaissent ce moment de lhistoire, victimes peut-tre eux-mmes de la jalousie du tyran, qui laissait rarement vieillir, dit Juvnal, les membres des grandes familles8, et multipliait autour de lui les tragdies domestiques.

    II. La condamnation de Flavius Clemens et des deux Domitilles. La condamnation des Flaviens chrtiens est lpisode le plus marquant de la perscution suscite contre lglise la fin du rgne de Domitien. Cette perscution fut elle-mme un incident dun changement gnral dans sa politique, qui semble avoir commenc dix ou douze ans aprs son avnement au trne.

    Domitien avait dabord essay de gouverner avec sagesse. Il stait propos pour modle tout la fois la svrit de Vespasien et la douceur de Titus. On vit ce dbauch, sur lequel Sutone donne des dtails ignobles, exercer avec srieux la censure des murs. Il interdit la castration9, rprima un vice infme10, frappa de diverses incapacits les femmes de mauvaise vie11. Par ses ordres des vestales coupables davoir viol leurs vux furent enterres vives12. Lui qui

    1 Sutone, Domitien, 10. 2 Ibid., 3 ; Dion Cassius, LXVII, 3. 3 Acta SS., mai, t. III, p. 3 et suiv. Cf. Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 20. Je mexpliquerai, au chapitre suivant, sur la valeur des Actes des SS. Nre et Achille, do est tire la mention de Plautilla, composition lgendaire o peuvent se rencontrer des lments antiques. 4 Eusbe, Hist. Eccls., III, 18 ; Chronologie, ad Olympiad. 218. 5 Acta SS., mai, t. III, p. 11 ; martyrologe dAdon, au 12 mai. Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 22, 23 ; 1875, p. 37. 6 Quintilien, Inst. orat., IV, prom. 7 Une monnaie de Smyrne porte une petite tte avec linscription . Beul, loc. cit., p. 416, note 6. 8 Prodigio par est in nobilitate senectus. Juvnal, IV, 97. 9 Martial, VI, 2 ; Stace, Silves, III, IV, 73-78 ; IV, III, 14-15 ; Sutone, Domitien, 7 ; Dion Cassius, LXVII, 2 ; Philostrate, Vie dApollonius, VI, 17 ; Ammien Marcellin, XVVII. 10 Sutone, Domitien, 8. 11 Sutone, ibid. ; Dion, LXVII, 12. 12 Sutone, ibid. ; Dion, LXVII, 3.

  • devait reprendre honteusement sa femme Domitia aprs lavoir rpudie pour adultre, raya de la liste des juges un chevalier romain convaincu de la mme faiblesse1. Quintilien put lappeler censeur trs saint2, et Martial le fliciter davoir rendu les temples aux dieux et les murs au peuple, davoir contraint la pudeur rentrer dans les familles, davoir refait une Rome chaste3. En matire de finances, mme modration et mme nergie : il refusait les legs des testateurs qui avaient des enfants ; il punissait des peines de la dnonciation calomnieuse les dlateurs qui accusaient faussement dans lintrt du fisc4. Comme Titus, il manifestait en toute occasion sa haine des dlateurs ; ctait dj beaucoup pour lui, dit Martial, de leur faire grce de la vie5. Enfin, son extrme sensibilit ne pouvait souffrir la vue du sang (except, bien entendu, du sang des gladiateurs) : dans un accs de piti pour les bufs, il annona lintention de dfendre par un dit leur immolation sur les autels6.

    Cette sage politique ne devait pas durer toujours. Les esprits prvoyants, qui voyaient le trsor imprial spuiser par des construc