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proyecto sobre Paul Tanner
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Historiographie de Paul Tannery et receptions de son
uvre : sur linvention du metier dhistorien des sciences
Francois Pineau
To cite this version:
Francois Pineau. Historiographie de Paul Tannery et receptions de son uvre : sur linventiondu metier dhistorien des sciences. History, Philosophy and Sociology of Sciences. Universitede Nantes, 2010. French. .
HAL Id: tel-00726388
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00726388
Submitted on 29 Aug 2012
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UNIVERSIT DE NANTES
UFR SCIENCES ET TECHNIQUES
_____
ECOLE DOCTORALE SOCIETES, CULTURES, ECHANGES
Anne 2010
Historiographie de Paul Tannery et rceptions de son uvre :
sur l'invention du mtier d'historien des sciences ___________
THSE DE DOCTORAT Discipline : pistmologie et Histoire des sciences et des techniques
Prsente
et soutenue publiquement par
Franois PINEAU
Le 11 dcembre 2010, devant le jury ci-dessous
Rapporteurs : M. Eberhard KNOBLOCH, Professeur, Berlin Mme Jeanne PEIFFER, Directeur de recherche CNRS, Paris Examinateurs : M. Anastasios BRENNER, Professeur, Montpellier M. Bernard VITRAC, Directeur de recherche CNRS, Paris
Co-directeurs de thse : Mme velyne BARBIN, Professeur, Nantes
M. Jean-Yves BORIAUD, Professeur, Nantes
N attribu par la bibliothque
Remerciements
Je tiens tout dabord remercier ma directrice de cette thse, le Professeur velyne
Barbin, pour la confiance quelle ma accorde ds 2006 en appuyant ma demande de
financement sans lequel ce projet de thse naurait pu avoir lieu ; pour la bienveillance
ensuite et la patience quelle ma manifestes au cours des quatre annes : ses nombreuses
relectures mont permis sans cesse daffiner mon propos ; enfin pour mavoir invit par-
ticiper des groupes de travail, et offert lopportunit de donner mes premiers cours
dhistoire des sciences. Quelle trouve dans cette thse, lexpression de ma plus sincre
gratitude.
Mes remerciements vont galement M. Jean-Yves Boriaud, pour avoir accept de
prendre la co-direction de cette thse ; pour les changes stimulants que nous avons pu
avoir au cours de ces quatre annes, et encore pour ses suggestions de lecture avises,
dans le domaine de la philologie classique o jtais parfaitement botien en entamant ce
projet.
Je suis trs sensible la prsence dans le Jury charg dvaluer cette thse, de Mme
Jeanne Peiffer et M. Eberhard Knobloch qui ont accept la charge de rapporteurs de
cette thse, mais aussi de M. Bernard Vitrac, M. Anastasios Brenner, avec lesquels jai
eu loccasion de plusieurs changes riches pendant la prparation de cette thse.
Ma gratitude va encore M. Stphane Tirard, directeur du Centre Franois Vite,
pour mavoir accueilli chaleureusement au sein de son quipe ; pour mavoir offert la
responsabilit de maintenir le site internet du laboratoire, et encore invit porter ma
candidature au Conseil de laboratoire.
Merci aussi lensemble des membres Centre Franois Vite, aussi bien pour les dis-
cussions amicales que jai eu la chance davoir avec eux, que pour les suggestions dont
ils ont pu me faire part, ne serait-ce quindirectement au cours dune confrence. Je leur
exprime ma profonde sympathie.
Je clos enfin ces remerciements en ddiant cette thse de doctorat mes parents
Antoine et dith Pineau qui ont t mon premier soutien ; mais aussi ma compagne
i
Remerciements
Pauline Briau et notre fils Charllie, qui ont d partager le quotidien de ce projet et ont
su mencourag dans les priodes fastes comme dans les moments de doute. Cette thse
naurait pas vu le jour sans eux. Quelle soit aussi la leur.
ii
Table des matires
Remerciements i
Table des matires iii
Introduction gnrale 1
Gense dun Projet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
tat de la question et bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Enjeux, mthodes et plan de la prsente thse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Premire partie 13
Prambule 13
1 Une approche biographique de Paul Tannery 15
1.1 Jeunesse et premires influences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
1.1.1 Un milieu familial cultiv et conservateur . . . . . . . . . . . . . . . 19
1.1.2 De la formation dun ingnieur,ou entre raison des sciences et passion des lettres . . . . . . . . . . 22
Du lyce : contre la Bifurcation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Les Manufactures de ltat, un choix raisonnable . . . . . . . . . . 24
1.1.3 Des influences du lyce et de Polytechnique . . . . . . . . . . . . . 25
Lachelier, inspiration ou raccourci historique opportun . . . . . . . 25
Des relations intellectuelles limites avec le milieu polytechnicien . . 26
1.1.4 Deux pes et un sabre pour un ingnieur patriote au service de ltat 27
1.2 De manufactures en manuscrits.Lodysse franaise dun ingnieur historien . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
1.2.1 De lmulation intellectuelle bordelaise . . . . . . . . . . . . . . . . 31
iii
Table des matires
Le salon du docteur Armaingaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
La socit des sciences physiques et naturelles de Bordeaux . . . . . 33
Juvenilia et journaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
1.2.2 Essais havrais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
La rencontre des rudits dOutre-Rhin . . . . . . . . . . . . . . . 35
Ldition de Diophante dAlexandrie.Des premiers jalons lentremise de Fermat . . . . . . . . 39
1.2.3 De Paris Paris, via lAquitaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Autour de ldition de Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Autour de la publication des uvres de Fermat . . . . . . . . . . . 46
Le voyage scientifique, rudition et socialisation . . . . . . . . . . . 48
LAssociation pour lencouragement des tudes grecques,ou des relations avec les rudits franais . . . . . . . . . . 49
Un cours libre la Sorbonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
1.3 Decdotique et de didactique, les annes 1890 . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
1.3.1 La triade Diophante-Fermat-Descartes . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Un Diophante pour la France. . . publi en Allemagne . . . . . . . . 51
Des uvres de Fermat aux uvres de Descartes . . . . . . . . . . 53
1.3.2 Enseignement et transmission de savoirs . . . . . . . . . . . . . . . 55
1.3.3 Autour des sociabilits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
Collaborations rudites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
Des socits savantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
1.4 Une fin au parfum dinachev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
1.4.1 Des premiers Congrs internationaux dhistoire des scienceset des tentatives de structuration internationale . . . . . . . . . . . 59
1.4.2 La chaire du Collge de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
Autour de lviction de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Sur les raisons de candidature de Tannery . . . . . . . . . . . . . . 65
pilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
2 Lhistoriographie de Tannery. Une approche bibliographique 69
iv
Table des matires
2.1 diteurs et journaux. Des supports de publication emprunts par Tannery 70
2.1.1 Les contraintes dun espace ditorial rduit . . . . . . . . . . . . . . 71
Une tude de cas. Les journaux savants ddis lhistoire des ma-thmatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Les historiens des sciences et la presse savante . . . . . . . . . . . . 77
2.1.2 La recherche de voies de publication pour lhistoire des sciences . . 78
De la prpondrance manifeste de deux journaux . . . . . . . . . . 79
Ouvrir toujours de nouveaux crneaux (1) . . . . . . . . . . . . . . 81
La Revue philosophique de la France et de ltranger et GustaveRibot. Les recueils ddis la philosophie . . . . . . . . . 83
Le Bulletin des sciences mathmatiques, les Mmoires de la Socitdes sciences physiques et naturelles de Bordeaux et JulesHoul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
Ouvrir toujours de nouveaux crneaux (2) . . . . . . . . . . . . . . 91
Les revues pour une premire perspective sur litinraire pistmo-logique de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
2.2 Une vie, une uvre ? Ou de lhistorien son uvre . . . . . . . . . . . . . 96
2.2.1 Des premiers posthumes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
2.2.2 Les Mmoires scientifiques, 1912-1950 . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
2.2.3 Post scriptum : des manuscrits et de la bibliothque personnelle deTannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
De la recherche des manuscrits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
. . . lexhumation de la bibliothque personnelle de Tannery . . . . 105
3 La mise en uvre des crits de Tannery 109
3.1 De lide dune uvre de Tannery. Zeuthen et Rivaud . . . . . . . . . . . . 112
3.2 Deux lectures de luvre de Tannery. Zeuthen ou Rivaud . . . . . . . . . . 117
3.2.1 Zeuthen, larithmtique, lalgbre grecque. . . et Tannery . . . . . . . 119
Un premier niveau de lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Reconstituer lhorizon dattente de Zeuthen . . . . . . . . . . . . . 122
3.2.2 De Zeuthen Rivaud. Lire Pour lHistoire de la Science hellne . . 130
3.2.3 Rivaud. Tannery et lhistoire de la gomtrie grecque . . . . . . . . 132
v
Table des matires
3.2.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
3.3 Un pacte historiographique : lhistoire comme restitution . . . . . . . . . . 137
Deuxime partie 141
Prambule 141
4 Lire et restituer. Tannery et lrudition allemande 147
4.1 1880, lducation platonicienne. Un bilan, des perspectives . . . . . . . . . 150
4.1.1 Perspectives pour une restitution de la logistique ancienne . . . . . 156
4.1.2 La gomtrie ancienne et la question des incommensurables . . . . . 161
4.1.3 La question cosmologique : de Platon aux penseurs antsocratiques 169
4.1.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
4.2 Trois questions de restitutions dans la premire moiti des annes 1880 . . 174
4.2.1 Le calcul des racines dans lAntiquit . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
4.2.2 La gomtrie ancienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
4.2.3 Les physiologues et la science hellne . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
De la philosophie antsocratique la science des physiologues . . . 187
Thals la lumire de lgyptologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
La thse des physiologues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194
Science hellne et science moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
4.3 pilogue : Le vrai problme de lhistoire des mathmatiques anciennes 209
5 diter, traduire, commenter.Restituer un texte mathmatique antique 213
5.1 Diophante dans les annes 1880. De la ncessit dune nouvelle dition . . . 219
5.1.1 Diophante et la question de lalgbre grecque . . . . . . . . . . . . . 220
5.1.2 Une vieille editio princeps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
5.1.3 Les notations de Diophante.Bachet en question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
5.1.4 Pour une rencontre de Diophante et des mathmaticiens du XIXe sicle226
5.1.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
vi
Table des matires
5.2 Restitution et dition.tablir le texte dfinitif de Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
5.2.1 Les manuscrits parisiens. Sur lhistoire du texte des Arithmtiques . 229
Du rle dun commentaire suppos dHypatia . . . . . . . . . . . . 230
Premire bauche dune histoire des tmoins anciens prservs deDiophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
5.2.2 Bachet vs Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234
Les traces de lhistoire du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234
Rationnaliser la prsentation du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
5.2.3 Collations dItalie et dEspagne : sur le choix dun manuscrit debase pour ldition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Un bilan en demi-teinte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
5.2.4 Un nouveau modle, le Matritensis 48 . . . . . . . . . . . . . . . . 241
5.2.5 Une histoire originale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
5.2.6 Psellus lappui de la thse dune algbre de Diophante . . . . . . 245
5.2.7 Des notations de Diophante. Tachygraphie ou langue mathmatiquesymbolique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
Des allogrammes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
La notation du nombre, tout un symbole . . . . . . . . . . . . . . . 255
Dun usage rgl des notations mathmatiques . . . . . . . . . . . . 256
5.3 Restituer Diophante par la traduction. Un pur travail sur la langue ? . . . . 260
En apart, sur une traduction de Diophante en Franais . . . . . . 261
Traduction, vulgarisation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262
Une grille de lecture des Arithmtiques . . . . . . . . . . . . . . . . 264
5.4 pilogue sur les restitutions de Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
6 diter, traduire, commenter (2).Restituer des textes descience moderne 271
6.1 Enjeux scientifiques et nationaux autour des savants de lpoque moderne 276
6.1.1 Enjeux scientifiques et nationaux pour la publication des uvresde Fermat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
6.1.2 De lappel la publication des uvres de Descartes . . . . . . . . . 279
vii
Table des matires
6.1.3 De la concidence des enjeux scientifiques et des enjeux nationaux . 283
6.2 Classiques et monuments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288
6.2.1 De la critique des ditions prcdentes . . . . . . . . . . . . . . . . 289
6.2.2 Le choix dun interventionnisme fort . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
Sur le choix des textes et de la rvision de leur contenu . . . . . . . 294
Des langues savantes de Fermat et de Descartes . . . . . . . . . . . 300
De luniformisation des textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 304
Apart : sur la dimension monumentale des ditions de Fermat etDescartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
6.2.3 Figurer des Classiques pour le lecteur du XIXe sicle . . . . . . . . 307
Tannery et larchitecture du premier volume des uvres de Fermat 310
Tannery et la correspondance de Descartes . . . . . . . . . . . . . . 314
En apart : un projet pour la Correspondance de Mersenne . . . . . 317
Sur la traduction du texte de Fermat . . . . . . . . . . . . . . . . . 318
6.3 Conclusion : Tannery et la science moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324
7 1900, Le temps dun regard rflexif sur lhistoire des sciences 327
7.1 De linfluence de la philosophie Auguste sur lhistoriographie de Tannery . 329
7.1.1 Tannery, positiviste ? Des opinions contrastes des lecteurs de Tannery330
7.1.2 Tannery sur Auguste Comte et lhistoire des sciences . . . . . . 338
Histoire des sciences, histoire de quoi ? . . . . . . . . . . . . . . . . 339
Histoire des sciences et histoire de la civilisation . . . . . . . . . . . 342
7.2 Analyse et synthse. Tannery et le sicle de lhistoire . . . . . . . . . . . . 348
7.2.1 Analyse et synthse. Le discours de la mthode . . . . . . . . . . . 350
7.2.2 Penser le lecteurs, ou comment crire lhistoire des sciences . . . . . 355
7.2.3 Lhistoire spciale des sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357
7.2.4 Lhistoire gnrale des sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360
Une histoire des sciences pour lhistorien et le philosophe . . . . . . 360
Du rapport entre histoire spciale et histoire gnrale des sciences . 361
Une induction : des Vorlesungen de Cantor lhistoire gnrale dessciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
viii
Table des matires
7.2.5 Sur la vulgarisation en histoire des sciences . . . . . . . . . . . . . . 366
Regards de Tannery sur les essais de vulgarisation raliss au XIXe sicle367
7.2.6 Vulgariser lhistoire des sciences. La proposition de Tannery . . . . 370
7.3 pilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
Conclusion gnrale 375
Bibliographie 385
8 Sources primaires 385
8.1 crits de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385
8.1.1 Manuscrits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385
8.1.2 Iconographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386
8.1.3 sources imprimes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386
8.2 Autres sources anciennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395
9 Sources secondaires 409
9.1 Sources cites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
9.2 Autres sources consultes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 419
Annexes 431
Annexe 1 : Une lettre de Jules Tannery Pierre Duhem . . . . . . . . . . . . . 431
Annexe 2 : Quelques sonnets de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435
Annexe 2 bis : Les Systmes S et . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437
Annexe 3 : Une lettre de Paul Tannery au Ministre de lInstruction publique . 439
Annexe 4 : De la bibliothque personnelle de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . 441
Annexe 5 : H.-G. Zeuthen sur Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 453
Annexe 6 : Albert Rivaud sur Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 479
Annexe 7 : Sur lhistoriographie de H.-G. Zeuthen . . . . . . . . . . . . . . . . . 497
Annexe 8 : Tannery sur la thorie des ensembles de Cantor . . . . . . . . . . . . 499
ix
Table des matires
Annexe 9 : La Grande Encyclopdie, sur Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . 507
Annexe 10 : X. Lon, Projet ddition des uvres de Descartes . . . . . . . . . 511
Annexe 11 : Ch. Adam, Projet ddition des uvres de Descartes . . . . . . . . 515
x
Introduction gnrale
Gense dun Projet
Rentre universitaire 2005. Jentre en Master dhistoire des sciences et des techniques
lUniversit de Nantes, avec la vague ide de raliser un mmoire portant sur les ma-5
thmatiques antiques. dfaut de trouver un sujet de recherche plus prcis, je me lance
finalement, sur le conseil dvelyne Barbin, dans ltude de lIntermdiaire des mathma-
ticiens, une revue mathmatique fonde la fin du XIXe sicle, et qui jusque-l navait fait
lobjet daucun travail historique. Au printemps 2006, alors que je consulte ce priodique
la bibliothque universitaire de lUniversit Catholique de lOuest (UCO, Angers), un10
ouvrage dun certain Paul Tannery sur un tal de livres vendre retient mon attention,
moins dailleurs parce quil traite de science hellne que parce que son auteur jignorais
mme alors le nom de mon illustre devancier en histoire des sciences intervient de
nombreuses reprises dans lIntermdiaire des mathmaticiens. Par ailleurs, cette mme
poque, je cherchais un sujet pour mengager dans un doctorat dhistoire des sciences lan-15
ne suivante. Je commence donc mintresser ce Paul Tannery pour mapercevoir assez
rapidement quil sagit dun des grands historiens des sciences de la fin du XIXe sicle,
dont de nombreux travaux ont port sur les sciences exactes dans lAntiquit. Une consul-
tation du catalogue de la bibliothque universitaire de lUCO me renvoit une trentaine de
notices relatives ses trois ouvrages Pour lHistoire de la Science hellne, La Gomtrie20
grecque et Recherches sur lhistoire de lastronomie ancienne, divers autres opuscules,
une bibliographie de lensemble de ses travaux, des hommages rdigs par Jules Tannery
1
Introduction gnrale
et Pierre Duhem, mais encore une dition des uvres de Descartes, laquelle il aurait
particip, et enfin une collection de dix-sept volumes de ses Mmoires scientifiques.
En somme, il apparaissait que Paul Tannery avait t un auteur assez prolifique, pour
quon puisse engager sur lui des recherches complmentaires, et pourquoi pas en faire
lobjet dtude de mon doctorat. Lide me semblait dailleurs dautant plus intressante5
quelle me permettrait de moccuper de mathmatiques antiques travers le prisme de
cet historien du XIXe sicle. Il restait cependant prciser le type dtude qui pouvait
tre engage. Novice en histoire des sciences, je devais minterroger sans doute assez
navement sur ce qutait ltude de lhistoire, son criture. Un tudiant en premier cycle
dhistoire aurait pu mexpliquer, les Douze leons sur lhistoire dAntoine Prost lappui,10
lhistoire, cest ce que font les historiens1 ou mieux me prvenir que cest en faisant
de lhistoire quon devient historien2 . Nanmoins lide tait ne daller interroger mon
grand historien des sciences de la fin du XIXe sicle, pour savoir ce quavait t, pour
lui, ltude de lhistoire des sciences. Et quel grand historien ! Je devais mapercevoir
rapidement que je mtais entich dune des figures du panthon des historiens des sciences,15
rien de moins. Ce quErnest Coumet a exprim en 1981, en ouvrant un article sur Tannery
et lenseignement de lhistoire des sciences :
Hellniste autodidacte, mais de gnie , scientifique tt venu la philoso-phie des sciences et lhistoire de la philosophie, auteur douvrages ayant faitdate sur la science grecque, diteur de Diophante, de Fermat, de Descartes :20celui qui par mtier fit carrire dans les Manufactures de ltat est clbr parla communaut des historiens des sciences comme une de ses figures patrony-miques3.
Tout en soulignant la complexit de la figure de Paul Tannery, ingnieur polytechnicien
vers dans la philosophie et les travaux drudition, cette citation rsume succinctement25
la perspective que moffraient les pices de littrature secondaire que javais pu consult
1. [Prost, 1996], p. 13.2. ibid., p. 146.3. Paul Tannery : Lorganisation de lenseignement de lhistoire des sciences , [Coumet, 1981], p. 87.
2
Introduction gnrale
en entamant ce doctorat. Certes, Tannery jouissait dune notorit de figure patrony-
mique de lhistoire des sciences, mais celle-ci semblait stre constitue comme consensus
tacite, tay par quelques propositions sibyllines rptes depuis un sicle. Pour preuve
cette expression d hellniste autodidacte de gnie employe par Coumet, que je re-
trouvais encore dans un rcent article de Jeanne Peiffer et Karine Chemla4, se trouvait5
dj emprunte dans la prface la rdition de Pour lHistoire de la Science hellne5 en
1930, et un an plus tt encore par dAuguste Dis lors de linauguration du Comit inter-
national dhistoire des sciences6 ; or voil quAuguste Dis nous indiquait avoir lui-mme
suivi un mot dUlrich von Wilamowitz-Moellendorff, sans cependant prendre le temps de
nous prciser o, et dans quelles conditions, le philologue allemand avait t conduit 10
mettre cette apprciation.
Je me suis donc dtermin venir clairer plus distinctement luvre de Tannery, ce
pre moderne des historiens des sciences. Lenjeu ntait videmment pas de dboulonner
Tannery du pidestal sur lequel il avait t mont ce qui et t fort prsomptueux de
la part dun apprenti historien , mais de comprendre les conditions de sa bonne fortune15
dans le XXe sicle suivant sa disparition.
tat de la question et bibliographie
Quelques mots simposent ds prsent sur la littrature consacre Paul Tannery
depuis un sicle.
Sans la passer en revue de manire exhaustive, un tournant nous semble se dessiner20
dans les annes 1950, au moment o se conclut la publication des Mmoires scienti-
fiques, ce recueil des uvres compltes de notre historien. Jusque l, en effet, Tannery
4. [Peiffer & al., 2001], p. 369.5. [Tannery, 1930c], p. V.6. [Loria & al., 1929], p. XCVIII.
3
Introduction gnrale
avait fait lobjet dune littrature essentiellement dhommage : ncrologies, notices sur
son uvre, allocutions commmoratives7. Que marque alors la collection complte des
Mmoires scientifiques ? une trace de la prsence encore de lhistorien ? plutt, le signe
de sa mort dfinitive et de son entre dans le temps de lhistoire. Le dernier tome des
Mmoires scientifiques comporte dailleurs une biographie de lhistorien, sa vie fixe sur5
le papier. Et, en 1954, le Groupe franais dHistoire des sciences et le Centre international
de synthse organise une commmoration pour le cinquantime anniversaire de la dispari-
tion de lhistorien ; commmoration scellant, pour ainsi dire, dfinitivement son tombeau.
Les voix sont certes encore teintes dun respect rituel, mais le propos se veut nettement
historique. George Sarton y prononce alors : La correspondance [de Tannery] est une10
mine dinformation pour lhistoire de notre discipline8 la fin du sicle pass (1875-1904)
et les volumes [des Mmoires scientifiques] qui la contiennent sont un de nos outils les
plus prcieux9 . Jean Itard sy interroge, quant lui, sur la mthode de Tannery en
Histoire des mathmatiques10 , avant que Paul-Henri Michel, Pierre Sergescu et Ro-
bert Lenoble prsentent, tour tour, trois pans de son uvre : Tannery historien de la15
Science grecque11, Tannery historien de la Science mdivale12 et Tannery historien du
XVIIe sicle13.
Et de fait, dans la seconde partie du XXe sicle, Tannery et son uvre deviennent plei-
nement objet dhistoire. Or, pour entamer cette tude, je trouvais une entre en matire
de premier choix dans le rcent ouvrage publi sous la direction de Joseph W. Dauben et20
7. Lessentiel de ces textes se trouve rfrenc dans la bibliographie qui accompagne cette thse. Nouspensons particulirement aux nombreuses ncrologies parues dans les revues savantes en 1905-1906, aucours inaugural de Pierre Boutroux la chaire dhistoire gnrale des sciences du Collge de France en1913, et encore la commmoration de Tannery lors de linauguration du Comit international dhistoiredes sciences en 1929.
8. Nous soulignons.9. La correspondance de Tannery et lhistoire de nos tudes , [Sarton, 1954], p. 324.10. Sur la mthode de Tannery en Histoire des mathmatiques, [Itard, 1954].11. Paul Tannery et la science grecque , [Michel, 1954].12. Paul Tannery et la science mdivale , [Sergescu, 1954].13. Paul Tannery, historien du XVIIe sicle , [Lenoble, 1954].
4
Introduction gnrale
Christoph J. Scriba, Writing the History of Mathematics : Its Historical Development14.
Une somme sur lhistoriographie des mathmatiques dans laquelle, prcdant un diction-
naire biographique des historiens des mathmatiques, figure une srie de tableaux natio-
naux sur lhistoire de lhistoire des mathmatiques. Jeanne Peiffer, qui dresse celui relatif
la France, consacre quelques pages notre historien dans une section intitule The5
History of Mathematics in Relation to the General History of Science : Paul Tannery15 .
Ce lien entre Tannery et lhistoire gnrale des sciences est loin de trouver l sa
premire expression. Jeanne Peiffer lavait dj explor, quelque temps avant la parution
de louvrage de Dauben et Scriba, dans une tude ralise avec Karine Chemla. Les deux
historiennes comparaient Paul Tannery et Joseph Needham, deux plaidoyers pour une10
histoire gnrale des sciences16 .
Mais ds auparavant, lensemble des tudes consacres depuis un sicle Tannery ont
mis en avant cette problmatique de lhistoire gnrale des sciences. Car, notre historien
a t la victime dune affaire, l affaire de la chaire gnrale des sciences : candidat
favori pour la succession en 1903 de Pierre Laffitte dans cette tribune, Tannery devait15
chouer aux portes du Collge de France, le Ministre de lInstruction publique lui ayant
prfr, dans un acte sans prcdent, le candidat propos en seconde ligne par le Collge
et lAcadmie des Sciences. Lpisode a t comment plusieurs reprises17, faisant de
Tannery un des martyrs de lhistoire des sciences18 . pisode malheureux dans la vie
de lhistorien, qui fut pour lui, nanmoins, loccasion de rflchir, dans un manifeste qui20
14. [Dauben & al., 2002].15. Paul Tannery, historien du XVIIe sicle , [Peiffer, 2002], pp. 25-30.16. [Peiffer & al., 2001].17. Pensons aux articles de George Sarton Paul, Jules, and Marie Tannery (with a note on Grgoire
Wyrouboff) ,[Sarton, 1947] ; de Harry W. Paul, Scholarship and Ideology : The Chair of the GeneralHistory of Science at the Collge de France, 1892-1913 , [Paul, 1976] ; ou dAnnie Petit, Lhritagedu positivisme dans la cration de la chaire dhistoire gnrale des sciences au Collge de France ,[Petit, 1995]. Mais, la plupart des notices biographiques sur Tannery voquent cette affaire du Collgede France .18. [Coumet, 1981], p. 87.
5
Introduction gnrale
devait constituer son testament dhistorien19, sur les conditions pratiques de lcriture
dune histoire gnrale des sciences. Et de fait, ce manifeste constitue le point dancrage
de ltude de Jeanne Peiffer et Karine Chemla, de mme quun lment essentiel du travail
prcit dErnest Coumet paru deux dcennies plus tt.
De ce manifeste De lhistoire gnrale des sciences et des quelques autres fragments5
tardifs qui peuvent lui tre associ, nous pouvons au moins supposer quils dcrivent assez
justement la pense historiographique de Tannery la fin de sa vie. Il serait nanmoins
hasardeux de vouloir en faire demble un cadre de lecture pour tous les travaux raliss
par lhistorien au cours des trois dcennies prcdentes.
Une autre piste a t explore pour tudier luvre de Tannery, celle emprunte no-10
tamment par Anastasios Brenner dans une tude parue en 2005, Rconcilier les sciences
et les lettres : le rle de lhistoire des sciences selon Paul Tannery, Gaston Milhaud et Abel
Rey20 . L, lauteur met particulirement profit louvrage sign par notre historien en
1887, Pour lHistoire de la Science hellne. Devant la prolificit de lhistoriographie de
Tannery, le choix dAnastasios Brenner, mais aussi de nombre de ses prdcesseurs, est15
judicieux : sil ne peut reprsenter une image complte de Tannery au cours des trois
dcennies que celui-ci consacre lhistoire des sciences, ce choix permet cependant de
mettre en lumire cette double condition de la dmarche historienne de Tannery, alliant
les lettres et les sciences.
En revanche, et assez paradoxalement, depuis un sicle, la littrature sur Tannery ne20
sest jamais vritablement porte vers les ditions de textes anciens de science, qui repr-
sentent quantitativement, pourtant, la partie la plus importante de son historiographie.
Il y a donc, l au moins, une perspective nouvelle dvelopper, et qui peut par l-mme
occasion clairer sur une fin de XIXe sicle, riche en publications de textes anciens de
19. De lhistoire gnrale des sciences , [Tannery, 1904a].20. [Brenner, 2005b].
6
Introduction gnrale
science. Mais encore, depuis la publication des Mmoires scientifiques, hormis les travaux
rcents adoptant des prismes particuliers pour illustrer lapport de Tannery lhistoire
des sciences, aucune tude denvergure (thse, monographie) ne sest essaye saisir plus
globalement luvre de Tannery, comme il en existe pour ses contemporains historiens
des sciences Pierre Duhem21 et Gaston Milhaud22. Et de fait, il nous faut mme remonter5
au del de la Premire Guerre mondiale, pour retrouver de telles lectures, proposes par
Hieronymus Georg Zeuthen23, Henri Bosmans24 ou Albert Rivaud25.
Enjeux, mthodes et plan de la prsente thse
Au regard de la littrature, dj toffe, consacre depuis un sicle Paul Tannery, il
convient de caractriser les enjeux de ltude qui suit. Le travail dans lequel nous nous10
engageons nest pas une biographie de Paul Tannery, pas plus quil nest une notice tendue
sur ses travaux. Cette thse est tout entire rsume dans le titre de ce volume : notre
ambition est de montrer la participation de luvre de Tannery linvention du mtier
dhistorien des sciences. Lide ne va pas de soi et ne sopre qu travers deux phases
complmentaire dans ce processus.15
La premire est intime par Tannery lui-mme, la fois dans son historiographie
et dans le mouvement quil impulse une communaut de lhistoire des sciences, en
construction la fin du XIXe sicle. Et, de fait, tandis que lhistoire des sciences se
manifeste cette poque essentiellement en marge des sciences, en philosophie et dans
21. Citons parmi dautres ouvrages sur Duhem : Duhem : science, ralit et apparence. La relation entrephilosophie et histoire dans luvre de Pierre Duhem, [Brenner, 1990] ; Pierre Duhem : philosophy andhistory in the work of a believing physicist, [Martin, 1991].22. Science, Histoire & philosophie selon Gaston Milhaud. La constitution dun champ disciplinaire
sous la Troisime Rpublique, [Brenner & al., 2009].23. Luvre de Paul Tannery comme historien des mathmatiques , [Zeuthen, 1905].24. Notice sur les travaux de Paul Tannery , [Bosmans, 1905].25. Paul Tannery, historien de la science antique , [Rivaud, 1913].
7
Introduction gnrale
des pratiques rudites, cest bien Tannery, uvrant hors de lUniversit, qui va revendiquer
ce titre dhistorien, loccasion de sa candidature au Collge de France en 1903.
Cest en faisant de lhistoire quon devient historien26 , disait Antoine Prost. Sans
doute, mais pas seulement dans le cas de Tannery. Car, un deuxime moment nous semble
essentiel considrer dans ce processus, qui va dterminer Tannery dans ce rle d histo-5
rien des sciences : ce sont les rceptions de son uvre au cours du XXe sicle. Or, cest
ici lide mme dune uvre de Paul Tannery quil nous faut aller interroger ; une ide
dont on aperoit demble quelle vient a posteriori : Tannery ncrit pas une uvre, ce
sont ces lecteurs qui vont faire de son historiographie luvre dun historien des math-
matiques, luvre dun historien de la science antique, ou encore luvre dun historien10
des sciences.
Aussi lenjeu de cette thse est bien de comprendre ces deux processus qui ont conduit
Tannery au panthon des historiens des sciences. Notre travail a consist ds lors mul-
tiplier nos clairages sur Tannery. Une premire srie dentres extrieures : entre par le
biographique, entre par le bibliographique, entre par la littrature secondaire. Et ensuite15
une srie dentres par le cur de lhistoriographie de Tannery : entre par les Mmoires
scientifiques, mais entres aussi par les ditions de textes anciens de science.
Le texte que nous prsentons ensuite est organis de faon voir oprer distinctement
chacun de ces clairages, dans lordre que nous venons de donner. Cest ainsi, que dune
incursion dans le biographique (chap. 1), nous nous tournerons ensuite (chap. 2) vers les20
tapes qui ont conduit la mise en uvre matrielle des crits de Tannery ; de leur publi-
cation isole dans diffrents recueils priodiques, leur rassemblement dans les Mmoires
scientifiques. Nous nous interrogerons alors (chap. 3) sur cette ide duvre de Tannery,
en tudiant deux lectures de cette uvre ralises au cours du premier XXe sicle par Hie-
26. ibid., p. 146.
8
Introduction gnrale
ronymus Georg Zeuthen et Albert Rivaud. De cette tude, nous proposerons de rinvestir
les crits de notre historien travers une nouvelle ide, non plus celle duvre, mais celle
de pacte historiographique. Ce sera l lobjet de la seconde partie de cette thse.
Plongs alors dfinitivement dans lhistoriographie de Tannery, nous suivrons, le temps
de quatre chapitres lenrichissement progressif de sa dmarche historienne, au cours des5
trois dcennies quil consacre lhistoire des sciences. Particulirement attentif lrudi-
tion allemande dont il se fait un interprte en France ds la fin des annes 1870 (chap. 4),
Tannery sengage lui-mme partir du milieu des annes 1880, dans la voie de la restitu-
tion des textes anciens de sciences (chap. 5 et 6) : il dite, il traduit, il commente alors
ces textes pour ces contemporains. Enfin, notre dernier chapitre (chap. 7) nous conduira10
rinvestir les textes tardifs de Tannery sur lcriture de lhistoire.
9
Premire partie
Prambule
Que connaissons-nous aujourdhui de Paul Tannery ? une vie, que nous racontent no-
tamment George Sarton27 et Pierre Louis28 ; une uvre, celle dun historien des sciences,
rassemble au cours du premier XXe sicle dans desMmoires scientifiques. Une vieuvre 5
dirait Franois Dosse29.
Et des conditions dexistence de cette vieuvre ? Tannery, qui es-tu, que nous pensons
connatre, par ces vies, par cette collection de Mmoires scientifiques ?
Dans cette premire partie nous proposons dtablir une premire image de lhistorien,
qui dcoule des tmoignages de nos prdcesseurs biographes de Tannery, diteurs de10
Tannery, et interprtes de Tannery. Une approche en trois circonscriptions successives,
qui vont nous amener nous intresser lhistorien, aux conditions matrielles de son
uvre, enfin plus directement au contenu de cette uvre.
Avec le premier chapitre, donc, nous portons notre attention sur lhistorien en nous
engageant dans le biographique. Or, nous allons trouver sur notre piste de nombreux15
devanciers, ne seraient-ce que les travaux de George Sarton et Pierre Louis que nous rap-
pelions en ouvrant ce prambule. Convient-il de conduire nouveaux frais des recherches
biographiques sur Tannery ? Cest la question que nous allons demble nous poser, en
tudiant les textes de nos prdcesseurs. Devant une littrature qui sest souvent com-
27. Paul Tannery , [Sarton, 1938].28. Biographie de Paul Tannery , [Louis, 1954b].29. Le pari biographique. crire une vie, [Dosse, 2005], pp. 84 et suiv.
13
Introduction gnrale
promise dans lhagiographie, nous proposons une incursion dans la vie de Tannery, se
proposant de mettre en lumire avant tout la construction de son identit dhistorien.
Aussi, des tmoignages anciens, nous retiendrons particulirement ceux nous clairant sur
les influences subies par Tannery, ses relations au monde scientifique, rudit et intellec-
tuel de son temps : lenjeu tant non pas de montrer Tannery se mouvant sur fond dun5
XIXe sicle savant, mais de montrer Tannery faisant ce XIXe sicle.
Nous attachant ensuite la manire dont nous sont parvenus les crits de Tannery,
nous nous interrogerons dans le deuxime chapitre sur les supports de luvre. Des revues
scientifiques, des revues philosophiques, des revues rudites dabord : Tannery nous offre
une tude de cas des conditions de la publication en histoire des sciences, dans une poque10
directement antrieure la naissance des grandes revues ddies ce champ dtudes.
Mais ensuite, et aussi, les Mmoires scientifiques, cette collection des uvres compltes
de lhistorien, rassemble entre 1912 et 1950. Ce sera l loccasion de premires rflexions
sur lide dune uvre de Tannery.
Cette ide dune uvre de Tannery va occuper le cur du troisime et dernier chapitre15
de cette partie. En tirant profit de la thorie de la rception de Hans Robert Jauss30, nous
proposerons dexplorer luvre de Tannery dans les lectures quen ralisent Hieronymus
Georg Zeuthen31 en 1905, et Albert Rivaud32 en 1913, deux lectures, sur lesquelles vont
se calquer lensemble des interprtations ultrieures tablies au XXe sicle. Ce sera alors
loccasion pour nous de dfinir la nouvelle perspective que nous entendons suivre dans la20
seconde partie de cette thse.
30. Pour une esthtique de la rception, [Jauss, 1978].31. Luvre de Paul Tannery comme historien des mathmatiques , [Zeuthen, 1905].32. Paul Tannery, historien de la science antique , [Rivaud, 1913].
14
Chapitre 1
Une approche biographique de PaulTannery
Dbutant une tude sur Paul Tannery, il convient de remarquer que son parcours5
dhistorien a constitu, au cours du XXe sicle, lobjet dincursions multiples et diverses
dans le genre biographique ncrologies, loges funbres, hommage officiel, souvenirs de
proches publis ou indits, notices encyclopdiques, et biographies , autant de documents
dont le statut de source pour lhistorien doit tre soumis la critique.
Des ncrologies publies au sein de nombreux journaux savants franais et trangers1,10
ainsi que des loges funbres2 qui lui sont rservs, il nest souvent davantage retenir que
leur existence, ultime preuve de la notorit acquise par lhistorien. En 1929, lhommage
officiel que lui rend, par la voix de Gino Loria, le premier congrs international dhistoire
des sciences3 relve encore essentiellement de la commmoration, sorte de sacre de Tannery
au panthon des historiens des sciences. Versant dans lexercice impos de lhagiographie,15
1. Liste non exhaustive : Revue de synthse historique, [Berr, 1904] ; Revue de mtaphysique et de mo-rale, [Anonyme, 1905d] ; LEnseignement mathmatique, [Fehr, 1905] ; Revue gnrale des sciences pureset appliques[Anonyme, 1905a] ; Bulletin des sciences mathmatiques, [Anonyme, 1905c] ; Revue philo-sophique de la France et de ltranger, [Anonyme, 1905b] ; Revue des tudes grecques, [Guiraud, 1905] ;Revue de philosophie, [Duhem, 1905]. On trouvera une liste plus complte in [Tannery, 1912], pp. 118-121.
2. [Guiraud & al., 1905]. Ces textes ont t imprims par lditeur toulousain Privat, connaissancede la famille Tannery : douard Privat est un proche de lastronome Benjamin Baillaud, lui-mme amiintime et beau-frre de Jules Tannery.
3. [Loria & al., 1929].
15
lments biographiques
ces textes se calquent gnralement les uns sur les autres4 et jettent successivement, dans
lespace de quelques lignes, la qualit dingnieur des Tabacs de Tannery, son gale pr-
disposition pour les sciences exactes et la philologie classique, avant dnumrer quelques
uns de ces travaux, en gnral ses deux ouvrages Pour lHistoire de la Science hellne et
La Gomtrie grecque, la nouvelle dition de Descartes prpare avec Charles Adam, voire5
les ditions de Diophante et Fermat.
Autre approche dans le genre biographique, les souvenirs des proches de Tannery5
offrent une perspective plus limite, davantage aux confins du rcit de vie et de lanecdote,
mais dveloppent par l mme un regard original sur lhomme Tannery, hors des recons-
tructions bases sur la lecture de ses crits. Aux dtours dune anecdote, ces souvenirs10
offrent des portes ouvertes sur la jeunesse de lhistorien, son quotidien, ses frquentations,
ses influences, ses convictions politiques, religieuses.
Ds la fin des annes 1930, George Sarton propose un premier travail biographique
densemble et vise proprement historique6 et non plus simplement commmorative.
Ce texte constitue la source factuelle la plus riche sur la vie de lhistorien, suivie par les15
travaux ultrieurs. Aussi complte soit cette tude7, elle nvite cependant pas deux diffi-
cults, qui lempche de satisfaire pleinement lide dun travail acadmique, ne serait-ce
que le manque de transparence de certains emprunts8. Dune part, la forme excessivement
4. Ainsi, le Bulletin des sciences mathmatiques reprend mot pour mot la ncrologie publie aupara-vant dans la Revue gnrale des sciences pures et appliques (rfrences infra. note 1). Non sign, ce textedoit nanmoins tre attribu Jules Tannery, lequel en donne ensuite une version tendue dans les actesdu congrs international de philosophie tenu Genve en 1904, [Tannery, 1905].
5. Notons les souvenirs de son frre Jules Tannery, [Tannery, 1905], de son neveu Jacques Tannery,[Tannery, 1954], ceux de lhistorien et philosophe des sciences Gaston Milhaud, [Milhaud, 1906]. noteraussi les quelques souvenirs du philosophe mile Boutroux relatifs aux deux frres Paul et Jules Tannery,[Boutroux, 1912].
6. [Sarton, 1938].7. Il convient de noter que Sarton sintresse de nouveau aux Tannery (Paul, Jules et Marie) en 1947,
dans un article pour la revue Isis, [Sarton, 1947].8. Sur la famille et la jeunesse de Tannery, Sarton sest ainsi appuy sans le citer sur lloge de Jules
Tannery prononc lAcadmie des Sciences par mile Picard en 1925, [Picard, 1926].
16
lments biographiques
littraire9 du texte dnote un mlange des genres mal venu pour une biographie destine
un public savant. Par ailleurs, si Sarton a profit du tmoignage immdiat de la femme de
Tannery, une partialit rvrencieuse certaine transparat rgulirement dans son travail,
qui tire souvent, ds lors, vers le propos hagiographique10. Une quinzaine dannes plus
tard, tout en bnficiant dune autorit indite par rapport Sarton la correspondance5
scientifique de Tannery dont la publication vient de sachever Pierre Louis11 napporte
pas dlment nouveau de biographie12. Son travail figure davantage une adaptation, plus
sobre dun point de vue littraire, de ltude prcdente. Il ne parvient cependant pas
faire oublier le travail de son prdcesseur, dautant que sy ressent la mme rvrence
envers Tannery. En somme, ces premiers travaux vise historique se rapprochent de la10
biographie victorienne qui, suivant les mots de Franois Dosse, diffuse des "vies" au-
torises, sources de respectabilit, expurges de tout lment pouvant nuire la bonne
moralit, [. . .] crites par les proches du biographs qui ne retiennent de sa vie que ce qui
peut apparatre difiant13 .
Moins toffe que les deux travaux prcdents, la notice biographique ralise par Ren15
Taton pour le Dictionary of Scientific Biography (DSB) propose pourtant un travail bien
9. voquant une mutation professionnelle de Tannery, Sarton crit ainsi : Aprs quatorze mois passs Tonneins, dans lenchantement dune vie idyllique, il fut nomm la Direction des Tabacs de la Gironde.Il revint Bordeaux par une belle matine dhiver si doux en cette rgion, assis prs de sa femme dans lapetite charette anglaise trane par le bon cheval qui les avait conduits dans leurs randonnes multiples travers le pays. Les chiens suivaient insouciants et joyeux , [Sarton, 1938], pp. 657-658.10. Dans les premires pages du texte de Sarton : Il ne semble pas quon ait un jour appris lire
lenfant ; il profita, sans quon sen ft dout, des leons donnes sa sur et on le trouva, un jour avecstupfaction, tenant dans ses petites mains un livre quil lisait couramment ; il navait pas quatre ans ,[Sarton, 1938], p. 635. Plus loin, voquant le mtier dingnieur de Tannery : Leffervescence stantdveloppe [parmi les cigarires] produisit une dmonstration la Prfecture. leur retour, Tannery,prvenu au dernier moment, savana leur rencontre et les apaisa par quelques belles paroles. [. . .]Le respect quil imposait tait tel que lorsquil traversait les ateliers, et des ateliers o lon comptaitparfois trois ou quatre cents femmes, le silence spontan, absolu, stablissait parmi les travailleuses ,[Sarton, 1938], p. 658.11. Pierre Louis (1913-2008), Hellniste. Recteur de lAcadmie de Clermont, puis de Lyon (1954-1976),
il dite et traduit des diffrents traits dAristote, les Mtorologiques, les Parties des Animaux, et encoreles Problmes.12. [Louis, 1954b].13. [Dosse, 2005], p. 64.
17
lments biographiques
plus abouti dun point de vue historiographique. Sil sappuie sans conteste sur le travail
de Sarton, Taton prend la distance critique qui manquait ces prdcesseurs, pour tablir
une notice plus conforme aux usages contemporains de lhistoire, quil fait suivre dune
bibliographie complte, au moins pour ce qui concerne la littrature secondaire antrieure
aux annes 1970.5
Ces multiples travaux critiqus, il convient de sinterroger sur lopportunit de relancer
nouveaux frais des recherches biographiques, et encore sur le sens quil conviendrait de
donner une telle entreprise. Depuis le travail ralis par Taton pour le DSB, aucun docu-
ment nouveau na t mis jour qui bouleverse fondamentalement notre connaissance de
Tannery ; la dcouverte seule dune lettre de Jules Tannery14, inconnue ou inutilise par10
nos devanciers, vient au besoin affiner le portrait en clairant les positions politiques de
lhistorien. Cependant, engager une vritable nouvelle entreprise biographique semble un
pari dautant moins justifi, quil ne pourrait sappuyer pour lessentiel que sur une docu-
mentation issue des laborations synthtiques pralables. Les pages qui suivent proposent
plutt de rinvestir ces travaux prcdents, en leur donnant une perspective nouvelle,15
axe autour des relations intellectuelles de Tannery, de ses sociabilits savantes. Lhisto-
rien jouerait ainsi le rle de prisme ouvrant sur un tableau de fonds de son poque ; ce
serait dire avec Jacques Le Goff voquant son Saint Louis : La biographie ne me retient
que si je peux ce fut le cas pour Saint Louis runir autour dun personnage, un dossier
qui claire une socit, une civilisation, une poque15 . Mais, ce serait cependant donner20
une image fige devant laquelle se mouvrait Tannery, sans la modifier. Notre perspective
se veut plus forte, qui montre la construction de sa figure dhistorien, concomitante et
solidaire de la constitution dune histoire des sciences indpendante ; en dautres mots,
14. cf. infra Annexe 1, p. 431.15. Jacques Le Goff, in la Recherche du Moyen ge, pp. 260-261. Cit daprs [Dosse, 2005], p. 304.
18
lments biographiques
nous naspirons pas seulement lcriture dun Tannery dans son poque, mais celle
dun Tannery qui fait son poque.
1.1 Jeunesse et premires influences
1.1.1 Un milieu familial cultiv et conservateur
Paul Tannery nat en 1843 Mantes-sur-Seine, fils cadet de Samson Delphin Tannery5
et Euphrosine Opportune Perrier.
Sur la famille Tannery, peu dinformation. Il apparat nanmoins quelle a bnfici
dune belle ascension sociale, lespace de quatre gnrations, de Nicolas Tannery, cor-
donnier des Andelys (Eure) au dbut du XIXe sicle16, jusqu son arrire-petit-fils Jean
Tannery, haut fonctionnaire et instigateur de la guerre conomique pendant la Premire10
Guerre Mondiale17. Premire figure dans cette ascension, Samson Delphin, le pre de Paul
Tannery, occupe un poste de conducteur des Ponts-et-Chausses, cest--dire [dagent]
sous les ordres directs de lingnieur et au-dessus des piqueurs, ainsi dit parce quil est
charg de la conduite ou direction des travaux18 . Embrigad dans la jeune Compagnie
des chemins de fers de lOuest, pour laquelle il contrle la construction des nouvelles15
lignes dcides par le Gouvernement imprial, S.D. Tannery jouit ainsi dune situation
suffisamment confortable pour garantir ses deux fils laccs aux grandes coles19, mme
16. Nicolas Samson Tannery est le grand-pre paternel de Paul Tannery. Source : copie de lacte denaissance de Samson Delphin Tannery dans son dossier de Lgion dhonneur, (LH/2567/5).17. Neveu de Paul Tannery, Jean Tannery est le fils du mathmaticien Jules Tannery. Sur Jean Tannery
et la Guerre conomique, on lira larticle de Michal Bourlet, [Bourlet, 2004].18. Entre conducteur du Dictionnaire de la langue franaise dmile Littr, (2e d., 1873-1877).19. Comme lindique Terry Shinn, [Shinn, 1980], Napolon, jugeant dangereux laccs du peuple
lenseignement avanc, avait mis fin la gratuit des tudes lcole polytechnique, imposant des fraisde scolarit levs et supprimant les bourses ; qui plus est, en inscrivant une preuve de version latineau concours dentre, il imposait implicitement le passage des candidats par les lyces privs, abordablesaux seules familles aises.
19
lments biographiques
si lui-mme ne gagnera jamais le titre dingnieur rclam cette poque par les conduc-
teurs20.
Par-del le voile difiant qui couvre les tentatives biographiques sur lhistorien, la fa-
mille Tannery est dpeinte comme cultive : S.D. Tannery sadonne aux arts21 ; il enseigne
ses trois enfants les lments du calcul et du latin. Plus intressante pour nous, lallusion5
de Jules Tannery la bibliothque familiale bien constitue et lorigine de lrudition
de son frre :
Tous les livres de la bibliothque paternelle, les plus vieux et les plus rbarbatifsy [dans les mains de Paul de Tannery] passaient. Voici une norme bible in-folio traduite par Sylvestre de Sacy22, voici les gros volumes de lEncyclopdie10de dAlembert, voici les vieilles petites ditions dauteurs latins et franais reliures solides et fatigues, dont le texte horriblement fin a dj us les yeuxde plusieurs gnrations23.
Des tmoignages encore rapports par Sarton, il ressort une famille Tannery incarnant
des valeurs conservatrices : la figure patriarcale nergique et autoritaire de S.D. Tannery,15
la porte difiante des souvenirs de guerres de laeul maternel soldat du Premier Empire,
ou encore latmosphre du foyer empreinte dune foi religieuse profonde, [. . .], de puret
morale, de travail24, etc. . Nourri dun solide enseignement chrtien25, Paul Tannery a,
pour Sarton, conserv toute sa vie un fort sentiment religieux ; et den faire un des ar-
20. Consulter par exemple louvrage dAntoine Picon, [Picon, 1992], pp. 605-610. Au passage, il convientde noter que, contrairement linformation donne par la plupart des sources secondaires, et mme sil apu en avoir les attributions comme dautres conducteurs, S.D. Tannery na jamais eu le titre dingnieur.On consultera aux archives nationales son dossier de Lgion dhonneur (LH/2567/5), ou son dossier decarrire (F/14/2678).21. Il tait dou dune intelligence largement ouverte toutes les manifestations artistiques, il aimait
la littrature avec passion et ses petits enfants gardent prcieusement, parmi dautres souvenirs, uneadaptation de la Chanson de Roland , [Sarton, 1938], p. 634.22. Il sagit plutt de la traduction clbre faite au XVIIe sicle par Lematre de Sacy, lorientaliste
franais Silvestre de Sacy (1758-1838), nayant pas publi de traduction de la bible.23. [Tannery, 1905], p.776.24. [Sarton, 1938], p. 634.25. Les enfants Tannery frquentent dans leur jeunesse une institution prive de Mantes dirige par
un ecclsiastique. Il faut noter toutefois quil ny a rien ici dexceptionnel : le milieu du XIXe sicle estune priode propice aux coles confessionnelles qui bnficient successivement des lois Guizot (1833) etFalloux (1850) sur la libert denseignement. Selon Maurice Gontard, la fin de 1841, lenseignementsecondaire compte 257 tablissements libres. (Source : [Gontard, 1972]).
20
lments biographiques
guments expliquant sa candidature manque au Collge de France26. Nanmoins, alors
quil voque pour Duhem le rapport de son frre la philosophie positive, Jules Tannery
propose une perspective quelque peu diffrente : Ce point est videmment pour vous
seul : cest lcole polytechnique quil [Paul Tannery] sest dtach du christianisme27 .
En labsence de document tiers permettant de trancher dfinitivement entre les positions5
de Sarton et Jules Tannery, quelques observations restent cependant possibles. Les col-
laborations multiples de Paul Tannery avec des ecclsiastiques28 cartent tout soupon
danticlralisme ; lhistorien nest pas non plus un esprit proslyte et sil faut noter parmi
ses travaux une traduction indite du Pentateuque sur le texte hbreu29, une tentative
exgtique intitule vangiles expliqus Mme Tannery30, ces travaux relvent moins de10
la thologie que de lrudition et de lhistoire de la philosophie, pas plus dailleurs que
les quelques publications quil donne dans les Annales de philosophie chrtienne31 ; en
sorte que, limage de ses positions politiques, discrtes et sans effusion, lventuelle foi
catholique de Tannery ne semble pas engage dans ses travaux intellectuels, comme cest
le cas pour un de ses contemporains, Pierre Duhem32.15
26. [Sarton, 1938], p. 634, et [Sarton, 1947]. Sur la candidature de Tannery la chaire du Collge deFrance, voir infra p. 62.27. cf. infra Annexe 1, p. 431.28. Notons ldition dune correspondance dcoltres du XIe sicle, ralise avec labb Clerval, la
prface lHistoire de labbaye royale et de lordre des chanoines rguliers de Saint-Victor de Paris deMonseigneur Fourier-Bonnard, une correspondance avec labb Georges Frmont sur la question du Logosdans lvangile de Jean, ou encore une correspondance avec labb Monchamp relative la correspondancede Descartes.29. Le tome XVII des Mmoires scientifiques (note 58, p. 117) indique que le manuscrit a t dpos
la bibliothque Sainte-Genevive la demande du conservateur Charles-mile Ruelle.30. Texte imprim compte dauteur Bordeaux en 1888-1889. Aucun exemplaire na t trouv. Un
extrait se trouve nanmoins dans les Mmoires scientifiques, t. VII, pp. 147-153, consacr la questiondu Logos dans lvangile de Jean.31. Notons simplement les titres : Sur la religion des derniers mathmaticiens de lAntiquit ,
[Tannery, 1896e] ; Les lettres de Descartes , [Tannery, 1896b] ; Quest-ce que latomisme ,[Tannery, 1897b] ; Le concept de chaos , [Tannery, 1899a] ; La vrit scientifique , [Tannery, 1901d] ; La science et lhypothse, daprs M. H. Poincar , [Tannery, 1903b].32. Sur les rapports tumultueux entre les savants catholiques et le pouvoir dans les premires dcennies
de la Troisime Rpublique, on lira larticle de Harry W. Paul, [Paul, 1972].
21
lments biographiques
1.1.2 De la formation dun ingnieur,ou entre raison des sciences et passion des lettres
Du lyce : contre la Bifurcation
Vers le milieu de notre sicle, les nouveaux progrs accomplis [par les sciences]exigeaient dj une profonde rforme [de lenseignement] ; mais de mme que5la Rvolution de 1848 avorta politiquement, de mme, en France du moins, lestentatives de refonte de lenseignement naboutirent quaux rsultats les plusfcheux.[. . .] Ce systme [de la Bifurcation], que lopinion publique, mal claire surla question, accueillit avec assez de faveur, mais qui fut toujours mal vu dans10lUniversit, subsista une quinzaine dannes, mais compromit lenseignementpour une priode beaucoup plus longue. Lerreur tait daggraver la sparationintellectuelle qui tendait se faire, depuis le commencement du sicle, entrelducation purement littraire et lducation purement scientifique, alors quele problme est toujours, au degr secondaire, de donner une instruction in-15tgrale, de faire des hommes complets ; on prtendait aussi tort commencerlenseignement scientifique un ge o lesprit des lves nest pas dordinairesuffisamment mr pour le recevoir ; mais surtout il ne fallait pas croire quecest le temps consacr aux tudes qui importe et non la faon dont elles sontconduites.20A cet gard, les programmes furent aussi mal conus que possible ; loin de cher-cher lever le niveau des connaissances thoriques, on le rabaissa plutt, soiten restreignant les matires de lenseignement, soit en maintenant autoritai-rement des modes dexposition suranns et dj ridicules aux yeux des lves ;on tendit au contraire dvelopper les connaissances pratiques et les sujets25dont lenseignement est facile, mai peu utile la formation de lesprit33.
Svre jugement que celui port par Tannery sur le lyce dont il fut lve au moment
de la Bifurcation. cette poque, le ministre de linstruction publique Hippolyte Fortoul
souhaitait mettre fin aux dbats striles sur la prminence des lettres ou des sciences34 ,
et voir disparatre les enseignements classique et spcial coexistant dans les collges, et30
dont le second paraissait relgu aux lves les moins dous et aux professeurs de moindre
33. [Tannery, 1899c], pp. 377-379. compter de cette note, et sauf mention contraire, les articles deTannery sont cits daprs la pagination des Mmoires scientifiques de Paul Tannery, [Tannery, 1912].Nous avons toutefois conservs dans les appels de rfrences la date de publication originale.34. Rapport lempereur sur le statut de linstruction publique, du 19 septembre 1853, cit par Nicole
Hulin in [Hulin, 1982].
22
lments biographiques
mrite. Dans cette optique, son nouveau plan dtudes de 1852 introduisit une rpartition
des lves en deux classes au sortir de la quatrime (do lexpression Bifurcation) : une
premire section dominante littraire, une seconde dominante scientifique, conduisant
chacune un baccalaurat propre. Le baccalaurat s lettres devait donner accs aux
facults de droit et de lettres, quand le baccalaurat s sciences devait dboucher vers les5
facults de sciences, de mdecine, les coles spciales et les professions commerciales et
industrielles. Tt attaqu par les enseignants bouleverss dans leur pratique, et par les
parents dsireux de choisir eux-mmes le profil littraire ou scientifique de leurs enfants,
malgr encore les multiples rajustements dont il fait lobjet, le systme de la Bifurcation
devait tre abandonn en 186535.10
Lexemple de Paul Tannery tmoigne des difficults du plan dtudes de Fortoul. Mal-
gr une disposition vidente pour les lettres, il doit nanmoins suivre le parcours scienti-
fique, conformment lambition paternelle de voir son fils embrasser une carrire din-
gnieur. Bon lve, le futur historien parvient suivre en parallle les cours des classes
littraires et obtient ainsi les deux baccalaurats en 1860 ; et Jules Tannery de souligner15
un trait de caractre de son frre : Comme le grec tait supprim [pour les classes scien-
tifiques], mon frre en faisait certainement plus que ses camarades des classes de lettres,
et il est sorti du lyce certainement dj trs fort en latin et en grec36 .
35. On consultera larticle de Maurice Gontard, [Gontard, 1972], pour davantage dinformation surlhistoire de la Bifurcation, son dploiement, sa disparition. Une analyse touchant plus spcialement laquestion des sciences est propose par Nicole Hulin, [Hulin, 1982].36. infra, Annexe 1, p. 431.
23
lments biographiques
Les Manufactures de ltat, un choix raisonnable
Lentre de son fils lcole Polytechnique37 offre une nouvelle preuve du patriarcat
fort exerc par S.D. Tannery. Sans doute avec lespoir de le voir intgrer ensuite le corps
dexcellence des Ponts et Chausses, celui-ci dirige son fils vers lcole polytechnique,
quand celui-l ambitionnait plutt lcole normale suprieure et lenseignement, avec dj5
quelque exprience : selon Sarton, le soir Paul initiait sa sur la langue grecque, et
lui apprenait goter Platon dans le texte mme ; dautre part il formait son jeune frre
aux mathmatiques et la philosophie38 ; et Jules Tannery de se souvenir de lintrt
marqu son frre pour la pdagogie, du cours de mathmatiques quil avait rdig39.
Class 28e sur 136 lexamen de sortie de polytechnique en 1863, Tannery manque10
de peu une place dans le corps des Ponts et Chausses, et opte pour une carrire dans
lindustrie des Tabacs40, monopole dtat administr par la Direction gnrale des Manu-
factures de ltat (ministre des Finances). Parmi les attributions de celle-ci, la culture des
tabacs, ainsi que lexploitation et ltablissement des manufactures (fabrication, analyse
et expertise des tabacs, construction de btiments, usines et appareils, achat des tabacs15
exotiques)41, autant de services approchs par Tannery successivement ingnieur puis
37. Suivant la base Famille polytechnicienne contenant les fiches des anciens lves de lcolepolytechnique (accessible depuis http ://bibli.polytechnique.fr , consult le 01-12-2009), Tannery est class16e sur 163 au concours dentre, en 1861. Jules Tannery indique, dans la lettre transcrite en annexe 1,que lui et son frre avaient eu le mme professeur de spciales, Toussaint, dont il prcise quil tait alliaux Puiseux (famille du mathmaticien Victor Puiseux ?).38. [Sarton, 1938], p. 635.39. Ce cours nayant pas t publi, nous ne possdons que peu dinformation. Selon la liste des travaux
indits de Tannery donne au volume XVII de ses Mmoires scientifiques, le cours aurait t divis en un cours dAlgbre, un cours dAnalyse et un cours de Gomtrie, rdigs suivant un plan nouveau .Jules Tannery prcise ses tendances philosopher, son indiffrence pour les habitudes reues, son gotpour les ides gnrales [sy] manifestent nettement , [Tannery, 1905], p. 777.40. Parmi les camarades qui le devancent, les 21 premiers ont tous intgr les Mines (3 places) ou les
Ponts-et-chausses (18 places) ; viennent immdiatement ensuite le corps des Manufactures de ltat, pourlequel Tannery obtient la cinquime et dernire place disponible, et le Gnie de la Marine (6 places), suivispar diffrents corps militaires et civils moins slectifs. (Statistique tablie partir de la base Famillepolytechnicienne , voir infra note 37).41. Source : [Bre, 1895], chapitre XII, pp. 217-242.
24
lments biographiques
directeur des manufactures42. Moins prestigieux que les Ponts et chausses, les Manufac-
tures de ltat nen sont pas moins prises par la Bourgeoisie franaise43 : les traitements
taient suprieurs ceux offerts par luniversit44 ou les ministres, et, tout en tant moins
confortables financirement que ceux des industriels, les postes dans les Manufactures de
ltat garantissaient non seulement une plus grande scurit, mais aussi un statut social5
plus lev45.
1.1.3 Des influences du lyce et de Polytechnique
Lachelier, inspiration ou raccourci historique opportun
De la priode lycenne du futur historien, lensemble de la littrature secondaire rpte,
la suite de Jules Tannery, linfluence dcisive exerce par son professeur de philosophie,10
Jules Lachelier, qui contribua assurment le former et lui donner la passion de
la philosophie et le sens de lantiquit46 ; poque durant laquelle, en effet, Lachelier
poursuit une tude suivie de Platon, qui le conduit en 1863 lagrgation de philosophie47.
Nanmoins, suivant le portrait quen dresse Jules Tannery, Lachelier en 1860 ne semble
gure suggrer linfluence quil exerce quelques annes plus tard lcole normale, rompant15
avec lclectisme de Victor Cousin : je crois bien quil [Paul Tannery] tait le seul
couter le professeur de philosophie, qui parlait, la tte cache entre ses mains, au milieu
dun tapage intolrable .
42. Parcours plutt classique dans ladministration des tabacs, Tannery y montre nanmoins suffisam-ment son engagement, pour tre promu chevalier de la Lgion dhonneur en 1887 (Dossier LH/2567/6).43. La base famille polytechnicienne permet dtablir que les Manufactures de ltat recrutent
toujours parmi le premier quart des polytechniciens dans les annes 1860-1870.44. Dans une lettre Karl Sudhoff, Tannery crit ainsi : Pcuniairement la situation que jai, et que
je naurais pu conserver longtemps avec celle de professeur au Collge de France, est plus avantageuseque celle-ci, si elle est moins glorieuse , [Tannery, 1912], t. XVI, p. 418.45. Source : [Sarton, 1947], note 2a, p. 33.46. [Tannery, 1905], p. 775.47. [Boutroux, 1921], p. 4.
25
lments biographiques
Linfluence de Lachelier ne doit nanmoins pas tre sur-estime, et pourrait ne rele-
ver que dun raccourci historique exagrant la rencontre contingente de deux individus,
amens sur le devant de la scne intellectuelle ultrieurement et de manire indpendante.
Lachelier nest dailleurs explicitement mentionn que dans une seule tude de Tannery,
consacre au syllogisme48, sujet de la thse latine de son ancien professeur de philosophie,5
mais soutenue seulement en 187149. Ni la correspondance publie de lhistorien, ni les
quelques indits reprs en prparant cette thse ne rvlent de liens personnels ultrieurs
avec le philosophe, quil retrouve de manire sre, une quarantaine dannes aprs le ly-
ce, au sein de la Socit franaise de Philosophie, fonde par Xavier Lon en 1901. Reste
nanmoins ladmiration qua pu porter Tannery son ancien professeur.10
Des relations intellectuelles limites avec le milieu polytechnicien
En 1903, loccasion de sa candidature la chaire dhistoire gnrale des sciences,
prsentant ses Titres scientifiques aux professeurs du Collge de France, Tannery
crit : De par mon ducation scientifique et de par mon mtier, je ne sais pas plus
de Mathmatiques et je sais moins dAstronomie que je ne sais de Physique, de Chimie15
ou mme dHistoire naturelle50 . Modestie du polytechnicien (, nombreux, ,
art, industrie !) sans doute, mme sil convient de remarquer que lcole dapplication des
Tabacs est essentiellement oriente vers les sciences physico-chimiques : chimie applique
au tabac ; chimie agricole ; application de la chaleur ; machines ; fabrications ; rsistance
des matriaux ; les lves suivent encore plusieurs cours lcole des Ponts-et-chausses51.20
48. [Tannery, 1878a].49. La thse latine de Lachelier est intitule De Natura syllogismi, sa thse principale traitant Du
Fondement de linduction.50. [Tannery, 1912], t. X, p. 133.51. (source : Almanach imprial pour M.D.CCC.LXIV, Paris, Guyot, 1864).
26
lments biographiques
Au-del de la solide formation scientifique et technologique que Tannery y acquiert,
linfluence de lcole polytechnique et de lcole dapplication des tabacs sur son activit
dhistorien parat assez limite : il suffit de rappeler quil continue cette poque de
nourrir en parallle et de faon autonome son affection pour les humanits en sinitiant
lhbreu et en lisant le Cours de philosophie positive de Comte52.5
Mme si dautres formes de sociabilit avec lcole polytechnique sont imaginables, via
notamment la Socit mathmatique de France, au regard de son commerce pistolaire
conserv, les polytechniciens sont peu nombreux, une petite dizaine sur les 150 correspon-
dants connus53. Tannery ne sabandonne gure non plus au souvenir de ses enseignants
dalors : lexception du mathmaticien Jean-Marie Duhamel, dont il tablit la notice10
biographique pour la Grande Encyclopdie, seuls sont voqus brivement Aim Lausse-
dat, charg des cours dastronomie et de godsie Polytechnique et Thophile Schloesing
chimiste et directeur de lcole dapplication.
1.1.4 Deux pes et un sabre pour un ingnieur patriote au ser-vice de ltat15
En parallle de son mtier dingnieur des Manufactures, Tannery mne une carrire
de rserviste qui le conduit jusquau grade de Lieutenant-Colonel dartillerie, le plus lev
de la rserve54. Got des choses militaires, cest aussi lempreinte forte laisse par les
52. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre de cette thse. noter que Tannery sengage dans lalecture du Cours, au moment mme de sa rdition par Littr.53. Encore faut-il admettre un classement entre les polytechniciens connus sur les bancs de lcole,
Thvenin et Billardon de sa promotion (X, 1861) et mile Lemoine de la promotion prcdente ; lespolytechniciens de la mme gnration mais quil na pas frquent lcole, Laisant (X, 1859), Brocardet Sorel (X, 1865) ; enfin des polytechniciens de promotions bien plus loignes, Mowat (X, 1843), Rodet(X, 1851), Rochas dAiglun (X, 1857), Carra de Vaux (X, 1886), Bricard (X, 1888).54. La revue Isis [16(1), 1931] a publi un des rares portraits photographiques connus de Tannery, por-
tant lhabit militaire et ses deux dcorations officielles dOfficier des Palmes acadmiques, et de Chevalierde la Lgion dhonneur (ce qui porte le clich une date postrieure 1887).
27
lments biographiques
Figure 1.1 Cartouche de Paul Tannery. Enlacs dans une banderole portant sa devise en temps et lieu , deux pes et un sabre, ceux du sergent lcole polytechnique, delIngnieur des Manufactures de ltat, et du Lieutenant-Colonel dartillerie.
vnements de 1870-1871, qui le maintiennent sa vie durant dans un esprit de revanche,
ml damertume politique :
Il a dailleurs connu, pendant le sige, la fivre et lexaltation. . .Jai gard lesouvenir dun fait quil ma racont immdiatement aprs [ceci est encore pourvous ] : il tait trs mont contre les hommes de la dfense nationale, & lune5< des > chauffoures qui eurent lieu Paris (peut-tre celles du 18 octobre),il dclara son chef que si on lenvoyait contre les insurgs, il ne marcheraitpas. Aussi bien quand la Commune clata, javais grand peur quil ne se mltau mouvement : je me trompais dailleurs radicalement. Il quitta Paris cemoment, trs dgot, et vint se reposer chez nos parents. Depuis, il ne sest10jamais occup de politique55.
Ce tmoignage de Jules Tannery rsonne directement aux quelques sonnets guerriers
composs par lhistorien la fin des annes 1870, dont le suivant, Le rve du bonheur56 :
Dans le silence et la nuit parfume,Sur un lac solitaire aspirer la fracheur ;15Se livrer toute entire son charme enchanteur ;Ne plus rien dsirer et se sentir aime.
Lorsque des blonds enfants la paupire est ferme,Sous lil de lador, la tte sur son cur,Sendormir mollement, la brise calme,20Nos mres autrefois ont rv ce bonheur.
55. Lettre de Jules Tannery Pierre Duhem, infra, Annexe 1, p. 431.56. [Tannery, 1943], p. 59. En annexe 2, quelques autres sonnets guerriers issus de ce recueil de posie.
28
lments biographiques
Nous, il faut rver la lointaine vengeance ;Lternel ennemi pouss jusquaux derniersAbois, et pour toujours rduit limpuissance ;
Les dfils sans fin de ples prisonniers ;Les cadavres comblants deffroyables charniers ;5Et Berlin, devenant une fournaise immense.
Patriote comme le montrent encore nombre danecdotes rapportes par Sarton57, Tan-
nery sest nanmoins peu engag dans les dbats publics, de sorte que son frre Jules
le range, sans conviction, parmi ceux quon appelait jadis les rpublicains conserva-
teurs58 , et rapporte leur divergence sans heurs au moment de lAffaire Dreyfus Jules10
Tannery stant lui-mme personnellement engag pour la rvision du procs du capitaine
dchu, en signant notamment la ptition du Temps et de lAurore au dbut 1898.
1.2 De manufactures en manuscrits.Lodysse franaise dun ingnieur historien
Il convient dabord de remarquer que, quelques dtails mis part, trs peu dlments15
biographiques nous sont parvenus sur Tannery qui concernent la priode 1865-1874, en
dehors de ses affectations professionnelles et de lpisode militaire du Sige de Paris. Il
sagit dj de son adhsion la Socit mathmatique de France ds sa cration en 1872,
socit qui recrute largement dans ses premires annes parmi les polytechniciens59. Il
sagit aussi de sa poursuite de ltude des langues anciennes, de front avec celles des20
57. [Sarton, 1938], pp. 641-644 et 678.58. Courant de centre gauche, rassembl au dbut de la Troisime Rpublique autour de dAdolphe
Thiers.59. Daprs le travail consacr par Hlne Gispert lhistoire des premires dcennies de la SMF,
[Gispert, 1991], p. 27.
29
lments biographiques
mathmatiques grecques60. Il sagit enfin de sa rencontre au dbut des annes 1870 avec
le philosophe mile Boutroux, par lentremise de Jules Tannery :
Je fus de mon ct, en octobre 1871, nomm au lyce de Caen. Je ne mysavais aucun camarade. Charmante fut ma surprise, lorsque, la sortie dema premire classe, je me vis aborder par Jules Tannery [. . .]. Il me prsenta5 sa famille [. . .]. Et quel lment de verve originale apportait la prsence fr-quente de Paul Tannery, qui savait tout, qui se passionnait pour tout, et qui,sur chaque sujet, lanait des aphorismes inattendus, aussi profonds quhumo-ristiques61.
Et Boutroux dajouter limportance des conversations engages avec le frres Tannery,10
dans la maturation de la thse de philosophie, De la Contingence des lois de la nature
(1874), dans laquelle il essaie de discerner dans quelle mesure le monde de la science
concide avec le monde de la vie62. Sans doute la philosophie antique sest aussi invite
dans les discussions de Paul Tannery et du philosophe : lanne prcdant son arrive
Caen, Boutroux avait suivi en Allemagne lenseignement de Eduard Zeller, historien de15
la philosophie dont il traduit la clbre Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen
Entwicklung quelques annes plus tard63.
Nanmoins, il faut attendre la premire nomination de Tannery la manufacture de
Bordeaux en 1874, pour quapparaissent les premires traces vritables de la vocation
intellectuelle de lhistorien.20
60. Dans une lettre de Charles Henry date de 1877 : . . .Vous me faites lhonneur de mapprendre dansvotre lettre que vous vous occupez, depuis six ans dj, dune dition de Diophante , [Tannery, 1912],t. XV, p. 91.61. [Boutroux, 1912], p. 18.62. [Boutroux, 1912], p. 23.63. La premire dition de louvrage de Zeller date de 1844-1852, [Zeller, 1844]. Celle-ci a t sans
cesse mise jour par de nouvelles recherches au long du XIXe sicle ; ldition dfinitive parat en 1902.Louvrage et sa version abrge le Grundriss der Geschichte der Griechischen Philosophie ont t traduitsdans plusieurs langues, notamment en franais grce Boutroux, [Zeller, 1878].
30
lments biographiques
1.2.1 De lmulation intellectuelle bordelaise
Avec Paris, la ville de Bordeaux joue un rle majeur dans la carrire dhistorien de
Tannery : il y frquente plusieurs cercles intellectuels qui lui permettent tant de dvelopper
ses sociabilits et que de publier ses premiers travaux.
Le salon du docteur Armaingaud5
Il sagit dune part du Salon du Docteur Armaingaud, mdecin hyginiste et spcialiste
de Montaigne, qui rassemble chez lui, chaque semaine, llite intellectuelle bordelaise. Sui-
vant une note prsente dans les volumes de sa correspondance, Tannery aurait t prsent
au mdecin, par le philosophe Louis Liard, alors en poste la facult des Lettres de la ville,
et, connu lui-mme par lintermdiaire de Jules Tannery, form lcole normale dans la10
mme promotion64 ; le titre de la thse du philosophe, Des dfinitions gomtriques et
des dfinitions empiriques , soutenue en 1873, laisse entrevoir la communaut dintrts
le liant lpoque aux frres Tannery. Sur le Salon du Docteur Armaingaud, peu dinfor-
mation hormis le nom de quelques htes : plusieurs membres de la Facult des Lettres,
Louis Liard videmment, le sociologue Alfred Espinas, les philologues Auguste Couat,15
Achille Luchaire, lhistorien Joseph Fabre ; mais aussi, le philosophe Franois vellin, le
biochimiste et agronome Ulysse Gayon, ou encore lavocat Fernand Faure65 ; en somme un
salon aux intrts htroclites. Les autres participants du Salon nintervenant plus direc-
tement dans la suite de la carrire dhistorien de Tannery, Louis Liard reste au contraire
une figure marquante parmi les relations intellectuelles de Tannery : ds cette poque, ils20
64. Bien quen section sciences, Jules Tannery avait tiss des liens troits avec ses camarades philo-sophes, parmi lesquels justement mile Boutroux, et Liard.65. Sarton cite encore dautres noms sur lesquels nous navons pas trouv dinformation : Lafargue,
Georges Huret, Henri Salom, [Sarton, 1938], p. 646.
31
lments biographiques
forment ensemble un premier projet ddition des uvres de Descartes, finalement avort,
suite leurs nouvelles fonctions professionnelles respectives66.
Tannery retrouve de nouveau le salon dArmaingaud une dizaine dannes plus tard
en 1888, lors dun cours passage Bordeaux. Il y rencontre alors Polydore Hochart,
ancien armateur sadonnant aux tudes dhistoire ancienne : cest notamment lpoque5
sa contestation de lauthenticit des Histoires et des Annales de Tacite67, qui, soumise
la critique de Tannery nobtient gure son assentiment :
Ce nest pas que jattache, pour mon compte particulier, autant dimportance ces questions que je le vois autour de moi, que peut-tre vous le fates vous-mme. Je lavouerai sans grand scrupule ; je me soucie au fond trs peu de10savoir si telle forme grammaticale rare a t ou non, pouvait ou non treemploye par un auteur latin dune poque dtermine de lantiquit. Cestlaffaire dune curiosit que je comprends, mais que je ne partage point.La langue littraire des crivains du XVe sicle, est certainement, en elle-mme, aussi importante que celle des auteurs du IIe sicle et elle mrite tout15autant les honneurs de lenseignement. Quelles soient du Pogge ou de Tacite,les Annales et les Histoires ne prsentent nullement la langue parle lpoqueo elles ont t composes ; que lcart soit plus ou moins grand, cest l unequestion passablement indiffrente. Ce qui est digne de considration, cest lapuissance dexpression de la langue littraire, les formes diverses quelle revt,20les styles auxquels elle se prte. En tout tat de cause une uvre consacrepar quatre sicles dhumanisme est classique et doit rester telle : vous avez euraison de laffirmer.La question de vracit historique ne me proccupe gure davantage : limpor-tant ne me semble pas de savoir si Nron a t un monstre abominable ou un25inconscient dsquilibr ; ce quil faut, cest quil y ait un nom qui soit
. . .pour la race futureAux plus cruels tyrans la plus cruelle injure68.
Divergence de point de vue qui nempche pas les affinits intellectuelles des deux
rudits, qui conoivent une dizaine dannes plus tard un projet ddition de la correspon-30
66. Il semblerait que le Descartes publi par Liard en 1882, et rdit au dbut du XXe sicle,[Liard, 1882] soit lunique relique de cette tentative.67. [Hochart, 1890].68. Lettre de Tannery Hochart du 18 mars 1890, publie dans les Annales de la facult des Lettres de
Bordeaux, [Tannery, 1890a]. Les deux derniers vers adaptent une rplique dAgrippine dans le Britannicusde Racine (V, 6).
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dance de Mersenne, prludant lentreprise de Marie Tannery et Cornelis de Waard dans
les annes 193069.
La socit des sciences physiques et naturelles de Bordeaux
Deuxime lieu bordelais de sociabilit intellectuelle frquent par Tannery, la Socit
des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, dont il devient membre en 1875, et dans5
laquelle se retrouve au moins une partie du Salon du Docteur Armaingaud.
Socit dHistoire naturelle sa cration en 1850, elle largit trois ans plus tard son
champ daction pour devenir Socit des Sciences physiques et naturelles. Initialement
vocation locale limage des nombreuses socits savantes du XIXe sicle, et moins
litiste que la socit linnenne de la ville, elle connat un essor essentiel sous limpul-10
sion du mathmaticien Jules Houl, grce aux Mmoires de la Socit, dont il dirige la
publication : parmi dautres traductions, les Mmoires font notamment connatre la
France les travaux de Lobatschewski et Bolyai sur les gomtries non-euclidiennes. ct
de nombreux savants passs par luniversit de Bordeaux Paul Bert, Pierre Duhem,
Jacques Hadamard, etc. devenus membres de la socit, celle-ci entretient des rela-15
tions avec de nombreux savants franais et trangers quelle publie ventuellement, citons
simplement quelques figures de lhistoire des mathmatiques, Baldassare Boncompagni,
Siegmund Gnther, Hermann Hankel, Maximilian Curtze70, qui deviennent par la suite
des relations privilgies de Tannery. Et, cest lors une sance de la socit en fvrier
1876 que ce dernier inaugure les trois dcennies quil consacre lhistoire des sciences, en20
69. Premire pierre ldifice projet par Tannery et Hochart, les quelques lettres des correspon-dants bordelais de Mersenne, publies dans les Annales du Congrs dhistoire compare de Paris 1900,[Tannery, 1901e].70. Les quelques noms cits ne prtendent aucune exhaustivit. Auraient tout aussi bien pu tre cits
Cantor, Helmoltz, Kowalsky, etc. Pour la priode qui nous intresse, la seconde moiti du XIXe sicle,on se fera une ide plus juste en consultant la Table gnrale des matires des publications de la Socitdes sciences physiques et naturelles de Bordeaux de 1850 1900, [Anonyme, 1906], ainsi que la liste desmembres de la socit, publie chaque anne en tte des Mmoires.
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proposant une interprtation du nombre nuptial de Platon71 ; dans les mois qui suivent,
il donne une lecture critique de deux mmoires de litalien Giovanni Schiapparelli sur le
systme astronomique dEudoxe72, et propose plusieurs interventions sur les numrations
anciennes et larithmtique grecque.
Juvenilia et journaux5
Le nom de Tannery va alors apparatre successivement dans plusieurs jeunes prio-
diques. La Revue philosophique de la France et de ltranger que vient de fonder Thodule
Ribot, et dans laquelle lhistorien ne cesse par la suite de publier rgulirement articles de
fonds et analyses douvrages, accueille ds son second numro ses tentatives dinterprta-
tion de loci matematici de Platon73 noter aussi dans ce premier volume la signature10
de deux htes du Salon Armaingaud, Espinas et Liard, ainsi que celle dmile Boutroux.
Les Annales de la facult des Lettres de Bordeaux fondes par deux membres du Salon
Armaingaud encore, Couat et Liard, lui ouvrent leur porte ds le premier volume (1879),
insrant diverses de ses notes philologiques. Enfin, le Bulletin des sciences mathmatiques,
que dirigent les mathmaticiens Gaston Darboux, Jules Houl et Jules Tannery, lui pro-15
posent ds 1877 la recension dun ouvrage dhistoire des mathmatiques74 de Gnther.
1.2.2 Essais havrais
La vitalit des milieux intellectuel, lettr et scientifique bordelais des annes 1870 a
donn limpulsion initiale dcisive aux recherches historiques de Tannery, tout en le lais-
71. cf. infra, note 73.72. [Tannery, 1876d].73. Il sagit du nombre nuptial dans la Rpublique (VIII 545d-547a), et dun passage du Mnon (86e-
87a). Articles de Tannery : [Tannery, 1876b], [Tannery, 1876c].74. Il sagit des Ziele und Resultate der neueren matematisch-historischen Forschung, (Recension de
Tannery : [Tannery, 1878c]).
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sant encore relativement isol du cnacle essentiellement tranger des savants et rudits
cultivant lhistoire des sciences75. Aprs quelques annes nanmoins, il