Images Technologiques, Ce Qu'Il Advient de La Mémoire - Yves Bédard

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images technologiques, ce qu'il advient de la mémoire - yves Bédard

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  • Qui a vol la peau de Roger Rabbit de Robert Zemeckis (1988) Coll. Cinmathque qubcoise

  • Images technologiques: ce qu'il advient de la mmoire

    Yves Bdard

    RESUME

    Avec l'apparition de la photographie, l'image a cess d'tre uniquement reprsentative, elle est devenue aussi mmoire du monde. Et le cinma, en l'animant et en se repliant sur le rel comme son double, a fait d'elle un souvenir vivant. Mais il a tt fait cependant de jouer de ses apparences et de construire des images dont le semblant de rel correspond une mmoire non plus objective mais fictive, et o le monde apparat moins comme un point de dpart que comme un modle co-pier. Depuis, les dveloppements technologiques de l'image ont accentu cette coupure: avec les images de synthse et la tlvision interactive, le spcialiste comme le spectateur moyen laborent le spectacle personnalis des vnements qu'ils ont sous les yeux. L'cran est devenu la scne d'une mmoire du virtuel.

    ABSTRACT

    With the appearance of photography, images were no longer merely representational, they became the site of the world's memory as well. Cinema, which animates photography and mirrors reality back at itself as its double, makes photography into living memory. However photography quickly finds ways to play with appearances, to construct images in which the apparent reality corresponds not to an "objective" memory but to a fiction. The real world is taken less as a point of depar-ture, more as a model to copy from. Subsequent techno-logical developments in imaging have accentuated this rupture. With image synthesis and interactive television, both specialists and ordinary viewers construct their own personal show out of the elements presented to them. The screen has now become the site of a memory of the virtual.

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    Nous pourrons voir, mille ans aprs qu'elle aura jailli de la route sous le galop d'un cheval, une poussire se lever, se dployer, se dissiper, la fume d'une cigarette se condenser

    puis rentrer dans l'ther. lie Faure

    Fonction du cinma

    L'image ne peut tre que l'tat prsent d'un pass. Jean Cayrol, Claude Durand

    Le Droit de regard

    Au dbut du cinma, il y a la suite de la photographie. Et doublement: d'abord parce que le cinma continue la marche des technologies de l'image inaugure par son prdcesseur, puis parce que c'est en reprenant son compte les acquis de la photo-graphie pour les prolonger qu'il ralise cette avance.

    La vie saisie dans son cours La photographie, en laissant les objets se dposer en traces

    dans l'image, avait dlivr le monde de ce qu'on pouvait appeler jusqu'alors son insaisissable droulement. Jusque-l, en effet, toute fidle qu'elle avait commenc d'tre depuis la Renaissance, la reprsentation n'avait pu s'laborer que dans une mise dis-tance du monde et de l'actualit des vnements. Si le sujet pou-vait s'inscrire dans un dcor perspectiviste, sa mise en place ne survenait qu'au sacrifice de toute immdiatet. La photographie, au contraire, en absorbant directement la lumire qui se rpand des corps, nonait que les choses avaient t, disait Barthes, qu'elles s'taient en quelque sorte transportes elles-mmes dans l'image et que celle-ci proposait d'elles un figement. Du mme coup, un changement de nature affecta la reprsentation. l're de la reproduction technique, elle devint fixation, rtention: le monde tait l et c'est en le surprenant dans son droulement mme que l'image photographique pouvait dsormais le donner voir.

    Alors que cette reprsentation se fondait sur l'immdiatet du rapport avec le rel, la fixit qui la caractrise venait toutefois temprer cette pousse vers le cours volutif de la vie en la contredisant au sein mme de l'image. Celle-ci ne pouvait re-cueillir le monde et le tenir sous son emprise qu'en le dpouillant de son aspect dynamique. Assige par son immobilit, l'image photographique rvlait bien le monde, mais en le ptrifiant, conservant certes des aspects du mouvement, mais l'expulsant tout autant. Et dans un sicle avide de dcouvertes, le mouve-ment apparut vite comme le manque gagner de la nouvelle technique. C'est cette part manquante, loge dans le dborde-

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  • ment de la photographie, mais dsigne en elle, que le cinma injecte dans le monde reprsent. Un nouvel ordre de la repr-sentation prend alors forme, dans lequel la rtention iconique, se soudant au mouvement et faisant sienne la dure, se double d'une action protensive et pouse le destin des vnements.

    quoi rpond cet accomplissement si ce n'est au mythe d'immortalisation de la vie qui fonde les images photo-mca-niques? Immortaliser, dit le Petit Robert, c'est rendre immortel dans la mmoire des hommes. Et l'apparition de la photogra-phie, comme celle du cinma plus tard, provoque les exclama-tions: pour la premire fois, le rel s'infiltre automatiquement dans l'image et y laisse son empreinte pour le souvenir des gn-rations futures. Ces techniques d'enregistrement recrent ainsi, en apparence du moins, les conditions d'une nouvelle mmoire qui arpente le monde par le regard, supplant aux visions vagues et incertaines des images mentales qui se forment dans le souve-nir, celles des images prleves directement sur le rel. Ces ins-tants fixs sont ds lors perus comme autant de moments resca-ps de l'oubli. Dj, vers 1839, on dit des daguerrotypes qu'ils sont des miroirs mmoire, des surfaces opaques sur les-quelles non seulement les rpliques du rel apparaissent, mais se maintiennent et semblent animes d'une vie propre. Benjamin cite ce sujet Maximilian Dauthendey:

    On n'osait pas au dbut regarder longtemps les images qu'il [Daguerre] produisait. On tait intimid par la nettet de ces hommes et on croyait que ces petits, que ces minuscules visages des personnes fixs sur la plaque taient eux-mmes capables de vous voir, si dconcertant tait pour tout le monde l'effet produit par les premiers daguerrotypes en raison du caractre insolite de leur nettet et de leur fidlit (p. 154).

    la diffrence du geste pictural qui compose paysages, per-sonnages et objets, voil des images qui s'interposent carrment entre le monde et le souvenir humain, conservant de celui-l des traces qui deviennent matire tangible pour ce dernier.

    Ayant amorc la rsurgence du pass dans le prsent, la pho-tographie avait ralis pour l'il un premier bouleversement symbolique des catgories du temps. Autrefois impermables l'une l'autre, celles-ci faisaient du regard un acte en lui-mme amnsique. Certes mnmonique parce qu'il alimentait la m-moire humaine de sensations visuelles propres difier le sou-venir, le regard tait tmoin du temps sans que les perceptions auxquelles il donnait lieu ne puissent tre conserves de quelque faon. Mais avec son ayant t l, la photographie faisait de l'observation un acte de rmanence. Et le cinma, en se saisis-sant de la photographie pour la propulser dans la course de la

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    pellicule l'intrieur de l'appareil, prolongeait cette rsurgence et lui donnait une nouvelle dimension: le pass reconqurait sa dure. En diffr, il lui tait dornavant permis de retrouver et de rpter son avenir rvolu. En d'autres mots, il reprenait vie.

    Avec le cinma, ce n'est donc plus tout fait du retour du mort qui fut dcel dans la photographie dont il s'agit, mais proprement parler du retour de ce qui (se) meurt. Cela n'avait pas chapp l'attention de Bazin qui crivait: La photographie (...) n'a pas le pouvoir du film, elle ne peut reprsenter qu'un agonisant ou un condamn, non point le passage insaisissable de l'un l'autre (p. 69-70). Et comme en cho, Cocteau recon-naissait au cinma la mme qualit en affirmant qu'il filme la mort au travail. Deux sortes de mmoire entraient donc en jeu pour ramener la surface de nos vies ce qui n'existe plus: une mmoire morte et une mmoire vive.

    L'histoire saisie par l'image L'exploit du Cinmatographe aura t de mettre en action un

    dispositif capable de se faire mmoire non pas seulement des tats du monde, mais des changements qui l'animent1. Quand, un jour de 1895, un train quelconque entre en gare de La Ciotat, la chose est purement insignifiante. Il suffit pourtant qu'il ren-contre une camra sur son chemin pour passer la postrit. Et de banale, son arrive recre l'cran se mute en spectacle, devient vnement et accde l'histoire: c'est ce moment seu-lement que les foules accourent et que les journaux trouvent dans la chose matire nouvelle.

    Dans cette reconqute du pass par la vision, le rel lui-mme se trouve dpass, supplant qu'il est par sa remmoration op-tique. La mmoire se projette en images, s'organise en spectacle et, par ricochet, rend le rel spectaculaire. Tout, mme le d-jeuner d'un bb, peut dsormais dfier le temps et aspirer ce destin. cras par son image, enseveli sous les signes rsiduels que celle-ci a exils de lui et conservs pour les exhiber, le monde se laisse de plus en plus apprhender par l'intermdiaire de ses traces. Les germes de la perversit qu'voque aujourd'hui Baudrillard propos de la relation de l'image technologique et de son rfrent se trouvent dj l en train de masquer le monde au travers de ses images (p. 156).

    Faire ces images revenait agir contre le rel, mme si dans l'opration celui-ci pouvait en sortir grandi. C'tait dtruire l'phmre, interrompre sa disparition naturelle pour l'introduire dans la boucle de la rptition artificielle o ce qui est existentiellement unique se voit dpossd de sa fugacit. Se

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  • dcouvrant cyclique, l'vnement renonait son destin linaire d'vanouissement et de mort pour entrer dans le circuit ferm d'une circularit o, capt par le regard mnmonique de la ca-mra, il rejaillit sous la forme du mme et, bloqu dans son avenir, est condamn repasser sans cesse par des points qu'il a dj parcourus. Pour l'il, dsormais et littralement, l'histoire commenait se rpter.

    Et c'est bien ce que les inventeurs du cinma cherchaient: gar-der la vie en mmoire. Marey et Muybrige ne se souciaient peut-tre qu'accessoirement de la synthse du mouvement - en en privilgiant l'analyse et n'aspiraient pas tant le revoir qu' mieux le voir, ils n'en taient pas moins une mme pour-suite de ses traces. Edison, on le sait, avait confi son quipe la tche de reproduire le mouvement pour combler son dsir de rendre l'opra ternel. Les Lumire, enfin, n'auront rv qu' une seule chose: reproduire la vie pour qu'elle survienne nou-veau.

    L'histoire et la remmoration des vnements allaient ainsi dlaisser l'ordre exclusif du langage qui leur servait jusque-l d'unique vhicule (livre, chant, parole) pour s'instrumentaliser et devenir une ralit optique. Consquemment, la bibliothque, o toute la mmoire du monde se concentre, allait voir son em-pire archivistique morcel par les photothques, cinmathques, vidothques. Autour du livre s'rige ainsi l'image, nouvelle scne de l'histoire.

    De l'engendrement de cette mmoire rvolutionnaire, suivant en cela une loi qui ne fait qu'en dmontrer l'importance, une nouvelle forme de pouvoir social allait bientt merger et s'imposer:

    Enregistrer est depuis toujours un moyen de contrle social, un enjeu politique, quelles que soient les techniques disponibles. Le pouvoir ne se contente plus de mettre en scne sa lgitimit, il en-registre et reproduit les socits qu'il dirige. Stocker en mmoire, dtenir l'histoire ou le temps, diffuser la parole, manipuler les in-formations a toujours t un des attributs des pouvoirs civils et des prtres, depuis les Tables de la Loi (Attali, p. 173).

    L'hgmonie de Hollywood et de son systme, et puis ensuite celle des grandes agences de presse ou des gouvernements totali-taires pour les mdias, allaient par la suite incarner un tel contrle des images et de la mmoire collective laquelle elles contribuent.

    La prsence de ces images, qui continuent pourtant de porter en elles des traces du monde, aura sans doute eu comme cons-quence d'effacer le rel, de le dissimuler au regard sensible de la perception naturelle. Tout en rendant possibles de nouvelles vi-

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    sions et la rvlation d'aspects inconnus du monde, les images technologiques ont un effet de rgression sur la mmoire puisque celle-ci, en passant par elles, procde d'une mise distance du monde: Dj la pense collective impose par les divers mdias visait annihiler l'originalit des sensations, disposer de la pr-sence au monde des personnes en leur fournissant un stock d'informations destin programmer leur mmoire (Virilio, 1980, p. 54). Ni rapprochement complet du monde ni loigne-ment absolu, l'image technologique se veut les deux la fois. Duelle, elle porte en elle des mouvements qui s'opposent par rapport au rel: mdiatique, elle permet d'accder au monde en l'oblitrant, mais en mme temps, ses reprsentations nous en rapprochent par l'apparence de rel dont elles se revtent.

    Et si, l'origine, le pouvoir de sduction ou d'adhsion du ci-nma provient en bonne partie de l'impression de ralit qu'il dgage, il reste insparable du caractre anamnestique de l'image. Car, imitant la perception naturelle, le cinma donne aux images le souffle de la vie et fait revivre le rel travers son double. C'est pourquoi un rien qui bouge, des feuilles qui s'agitent au vent, de la fume qui s'envole d'une pipe, retiennent l'attention et suffisent au dbut attirer le public. L'on sait la fortune qu'ont connue ces scnes de la vie tournes par les opra-teurs de la firme Lumire. C'est que l'image filmique, en plus de naturaliser son contenu, autorise le quotidien pointer en elle. C'est beaucoup parce qu'elle rvle ce qui, l'il nu, est le moins spectaculaire, le plus banal, que l'image cinmatogra-phique apparat d'emble comme un tmoin vivant du temps:

    (...) cette quotidiennet prsente une structure analogue celle du cinma: on peut essayer de la dpasser, mais il est impossible de l'ignorer. Grce elle, d'innombrables bandes de pellicule ont fix pour l'ternit la ralit authentique des dernires dcennies. Les cou-tumes, les changements perptuels et quelquefois rvolution-naires de la civilisation, de la mode, des gots et des aventures intellectuelles de ce sicle, survivent dans ces bobines (Biro, p. 83).

    Aujourd'hui, saturs par les images de toutes sortes dont nous sommes journellement bombards, insensibles devant leur op-ration de simple prlvement, l'merveillement qu'elles peuvent susciter devant le quotidien nous est devenu pour ainsi dire tranger. Mais quand l'admiration pouvait encore s'emparer des regards, quand les courtes bandes de pellicule paraissaient ga-rantes de la postrit, la toile sur laquelle elles dfilaient agissait comme un vritable cran de la mmoire.

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  • L'image saisie par l'artifice Si le cinma, et comme lui toutes les images technologiques

    qui l'ont suivi, enregistre le monde et s'en fait l'archive, la m-moire qu'il constitue reste purement artificielle. C'est qu'il re-prsente moins le rel qu'il ne scrte le sien propre. L'impression de ralit de ses reprsentations provient de son dispositif et nullement du monde. Celui-ci a t mis distance en tant mis en bote. Les aberrations du mouvement (inversions et variations de vitesse) le prouvent a contrario: quand nous voyons le mouvement battre la mesure du rel, en harmonie avec le rythme de la vie, c'est simplement que l'il cinmatographique uvre alors prcisment cette fin. En un sens, cet tat, mme intentionnel, mme programm, est accidentel. Il ne s'agit que d'une des manires par lesquelles se manifeste la perception ci-nmatographique. C'est dire que dans le passage de la vie l'cran, le monde, malgr l'action rfrentielle de l'image, s'est clips.

    Il n'y a pas de coextensivit de l'image cinmatographique et du rel. Celui-ci reste, selon le mot de Rosset, singulier. Si le cinma peut en projeter le double, c'est avec la distance que l'on sait. Le double cinmatographique, fut-il rvlateur d'aspects les plus secrets du rel, n'chappe pas l'imperturbable singularit du rel et doit obir aux lois de la duplication:

    Car la reprsentation du rel se trouve ici conteste non dans sa qualit ou l'ampleur de ses performances possibles mais dans son principe mme. On savait dj que celle-ci tait ncessairement limite, imparfaite, partielle et partiale; mais voici qu'il apparat qu'elle est de toute faon trangre ce qu'elle reprsente et comme hors de son sujet, puisque cette reprsentation parfaite que serait le double, rplique absolue du reprsent, n'aboutit pas une suggestion du rel mais la relgation de celui-ci dans la non-existence. Si le double parvient, comme il y parvient en effet de manire incomparable, reprsenter le rel, c'est justement parce qu'il contredit toute possibilit de reprsentation et russit ainsi, si l'on peut dire, la performance de prsenter le rel en tant que non reprsentable (Rosset, p. 15-16) (c'est l'auteur qui sou-ligne).

    La duperie du double ne peut donc tre que temporaire et partielle. Mais dans l'imagerie cinmatographique du mouve-ment reproduit, l'impression de ralit continue de paratre de fois en fois, avec la mme insistance, car de l'illusion et de sa conscience, la premire semble toujours prte prendre le pas sur l'autre. C'est ce qui constitue le premier effet du dispositif.

    Quand Mlis mtamorphose le Cinmatographe en cinma2, et quand le montage commence organiser la reprsentation, cette mmoire artificielle se transforme et dveloppe de nou-

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    velles puissances. Apparitions, disparitions, surimpressions, fondus enchans et concatnation des plans font de l'cran le lieu d'une mmoire de l'impossible dont l'impossibilit mme est d-nie par sa ralisation iconique. Les espaces se fusionnent, s'enchanent, se succdent et crent une fiction d'vnements qui n'ont de rel que leur apparence. Fiction d'vnements la croi-se du rel, du virtuel, de l'imaginaire et du vraisemblable, le ci-nma se dtourne alors du rel pour rencontrer l'univers des fantmes, des spectres et des revenants. S'il continue de puiser ses images dans le rel, c'est pour mieux l'puiser et plonger dans l'imaginaire pour se faire tmoignage visuel de ce qui n'est pas.

    Jadis matrice du temps perdu et retrouv, dcalque de la vie, l'cran devient territoire de fantasmes et, par l, s'ouvre sur les horizons de l'inexistant. Impalpable, celui-ci emprunte pour surgir les mmes voies que le rel et s'enroule autour de la fic-tion comme le tourbillon autour du creux du vortex. Les images, ainsi arraches l'impossible, s'accrochent aux tru-quages et au montage et se rpandent sous la forme concrte de l'ombre et de la lumire, o le vrai et le faux deviennent pour ainsi dire indistincts. Ces vnements qui n'ont pas eu lieu, mais qui, mme savamment truqus, ont t prlevs quelque part sur le monde, s'actualisent dans la reprsentation et achvent par l une sorte de devenir-mmoire. Mmoire non plus du rel cette fois, mais de la possibilit de l'irrel, de la ralit propre de la fiction. Bref, du mythe. Mmoire fictive, pourrait-on dire en-fin, qui se constitue en quelque sorte comme le souvenir d'elle-mme par un renvoi soi qui escamote le rel et lui substitue la ressemblance et surtout par la technique qui rend cette irralit possible sur l'cran. L'impact des images sur le souvenir humain risque alors de ne plus tre fonction de ce qu'elles montrent, mais de comment elles montrent:

    C'est avec raison que l'intrt de nombreux consommateurs s'attache la technique et non aux contenus creux rpts opini-trement et dj moiti discrdits. Le pouvoir social qu'idoltrent les spectateurs s'affirme davantage dans l'omniprsence du strotype impos par la technologie que dans les idologies vieilles et rebattues que doivent cautionner les contenus phmres (Adorno et Horkheimer, p. 145).

    Le dni du rel cach sous l'apparence de rel qui colore le plus souvent ces images pourrait porter croire au dsinvestis-sement de toute fonction mnmonique. Et il est vrai que des traces mnsiques optiques sont la condition d'une mmoire ob-jective des images, mme si celle-ci est condamne rester par-

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  • tielle. La valeur de preuve que l'usage a confre aux images enregistres en matires judiciaires est l pour en tmoigner3. Mais doit-on pour autant refouler dans un non-lieu absolu de la mmoire ce qui n'aurait d'emprise que sur l'cran et prtendre que les traces qu'il contient ne viennent de nulle part? Que le souvenir expulse toute croyance, mme nave, la fable ou au mythe? La facticit de la mmoire fictive est considrer comme une donne puisqu'elle dfinit cette mmoire dans sa distinction de la mmoire objective des images. L'imprcision, le leurre de cette mmoire fictive ne font que redoubler la fiction de la m-moire qui s'panche en nous: de celle-ci qui fait ses films dans nos ttes, oserions-nous prtendre en l'absolue fidlit ?

    Le cinma, sous ses doubles ples emmls du documentaire et de la fiction, apparat ainsi comme une machine effets de sou-venirs pour l'oeil. C'est que la fonction visualisante de l'image, comme le mirage, nous dpossde dans notre perception mme de notre matrise sur le monde. C'est notre esprit rationnel qu'il revient d'intervenir pour corriger ces errements optiques, distinguer l'authentique du faux, replier celui-l sur le rel et expdier celui-ci dans la fabulation. On sait combien l'aventure spectatorielle se nourrit de croyance et d'adhsion une ralit pourtant dmasque dans son imaginaire mme par la conscience. Bazin l'a bien fait observer: Ce qu'il faut, pour la plnitude es-thtique de l'entreprise, c'est que nous puissions croire la ra-lit des vnements en les sachant truqus (p. 124) (c'est l'auteur qui souligne). Toutefois il nous faut bien mettre Zelig sa place et rpartir de chaque ct de la frontire du ralis et du fictionnel les souvenirs que matrialisent les images.

    Si la fonction originaire de l'image cinmatographique fut d'offrir une scne au mimtisme de la rptition, cette fonction d'image-souvenir du rel fut vite dvoye. L'action mmori-sante du Cinmatographe ayant t effectivement contredite ds Mlis. Mais cette contradiction est comme une opration de surface, l'image continuant d'uvrer des effets de mmoire dans un mouvement o son contenu ne cesse de transcrire la fai-sabilit des choses sur l'cran en mme temps qu'elle l'inscrit dans un registre de l'accompli pour l'cran que nous, rcepteurs de ces images, sommes tous notre tour.

    Ce jeu de caches o disparat la limite (c'est--dire dans la perfection du mirage optique et langagier du cinma) toute habi-let discerner ne peut s'interposer totalement entre la raison et la vue. Et si, de Lumire Mlis, nous devons constater le d-pouillement de l'image de sa restrictive fonction de mmoire du monde, est-ce vraiment pour faire de Mlis le premier truqueur du cinma?

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    Avant eux [les frres Lumire], en effet, nul ne prtendait au ra-lisme du dfilement cinmatique (...). Avec Mlis et le dessina-teur d'animation Emile Cohl, c'est du cinma au-del, au-del de cette prtendue vracit de la lumire de la vitesse de ce film qui semble restituer l'unit sensible de la vie et qui n'est pourtant rien d'autre qu'une vision.

    En de et au-del des frres Lumire, le truquage n'existe pas ou n'existe plus, simplement parce que nul ne prtend la vrit du dfil, c'est--dire l'objectivit du dfilement des images, il n'y a que l'illusion du trafic ou si l'on prfre, des effets spciaux... (Virilio, 1984: p. 182-183) (c'est l'auteur qui souligne).

    La mmoire efface Plongs dans le dferlement des images que domine au-

    jourd'hui la tlvision, nous voil presque un sicle plus tard de-vant des images hautement perfectionnes et des techniques qui en raffinent le rendu jusqu' l'hyperralisme4. De Mlis Tron ou Qui a vol la peau de Roger Rabbit nous avons t les tmoins d'une double opration de dsobjectivation de l'image et d'accentuation de sa facticit. Pourtant la fine manipulation du dispositif nous donne parfois comme jamais auparavant l'impression que cette mmoire de l'impossible est plus prcise, encore plus vraie que la mmoire objective de l'image. C'est que mmoire fictive et mmoire objective s'abreuvent la mme source de l'analogie, de la ressemblance, de la reconnaissance, c'est--dire de la confrontation de l'image avec ce que le specta-teur connat de ses propres perceptions. Nourrissez bien celle-l et il croit voir apparatre celles-ci...

    Mais alors que ces images proposent du monde des reprsen-tations presque plus vraies que nature, elles s'loignent de plus en plus des conditions de prises de vues prleves sur le rel. Les maquettes ont perdu leur apparence de maquette et n'ont plus de maquette que le nom. Les surimpressions se multiplient de ma-nire exponentielle l'intrieur de l'image ou sont remplaces par autant d'incrustations qui la vident de toute proximit du monde. Et dans cette entreprise de rduction du lieu o peut se drouler le jeu de dmasquage, de recherche de la faille o l'image bascule et se dnonce comme factice, comme non-m-moire, nous sommes incits n'y voir que du feu. Le trompe-l'il de ces effets est aussi un trompe-mmoire.

    Dconnectes du rel, ces images hybrides d'effets spciaux ne disent du monde pas autre chose qu'un blanc de mmoire. Malgr leur forte impression de ralit, elles ne sont pas por-teuses du monde et n'ont plus de lieu d'origine. Elles naissent d'une mmoire amnsique du rel. Mais plus encore, cette m-

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  • moire du factice a commenc de s'appuyer sur une mmoire qui prcde l'image. Aujourd'hui, l'ordinateur mmorise les ca-drages, la place et la trajectoire des objets dans le cadre et pilote la camra d'une prise l'autre avant de les rassembler en un seul plan et des comdiens jouent sans dcor, en faisant comme s'il y en avait. L'image, quant elle, nous place devant ce fait ac-compli qui dit faussement que la chose a eu lieu, devant une sorte de mmoire qui n'a mme plus faire l'exprience du rel pour le mmoriser.

    Croyant l'y retrouver, nous voyons dans ces images dispa-ratre le rel. C'est que par le cinma, et par les autres rgimes de l'image-mouvement, le monde est rduit sa visibilit5 et, de ce fait, ouvre la porte l'abus de confiance. Car pour l'il fix sur l'cran, le visible est un tat du monde o l'tre et le pa-ratre, le vrai et le faux risquent fort d'tre identiques.

    Avec la simulation, l'image de synthse achve ce projet de disparition. Si le rel demeure le point de rfrence ultime de l'image, il n'en est pas moins totalement clips de sa morphoge-nse. Pour prendre forme, en effet, la figuration du monde se dispense de tout contact avec lui, elle le remplace par des mo-dles mathmatiques et des algorithmes. Elle en anantit toute mmoire:

    La rponse donne par l'ordinateur en temps rel n'est plus une transmission d'informations, comme le message radio ou vido. Elle est le rsultat d'un processus de gnration de sens, d'une nonciation qui ne provient pas d'un autre locuteur mais d'une machine, ou plutt de l'hybridation de l'un et de l'autre. Sens qui ne prexiste pas, dj enregistr dans les mmoires (comme on aime le dire pour se rassurer), mais qui se cre au cours de la Conversation en mme temps que se cre un temps nouveau (Couchot, p. 42).

    Puisque la rencontre d'une camra et de l'objet n'est plus re-quise, ce n'est pas l'objet mis en mmoire dans l'image qui ac-cde l'cran, mais ses rgles d'assemblage. En ce sens, le monde s'y trouve moins reprsent que mim, et son image est moins spculaire que spculative6.

    Dans le processus qui conduit l'image, la simulation rejoint le monde en l'oubliant, en le liquidant7. Comme le montrent les simulateurs de vol, elle sert ancrer dans l'homme l'exprience du rel avant mme que n'ait lieu sa rencontre avec le monde, puisqu'il s'agit d'inscrire dans l'tre du pilote les rflexes, les r-actions et le comportement que commande sa confrontation ult-rieure avec le rel. En un mot de le programmer. C'est donc dire qu'avec l'image de simulation, et en raison des conditions de sa formation, l'image technologique n'engendre pas uniquement

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  • une prcession des simulacres, mais aussi une prcession de la mmoire. Avant la simulation, elle contenait les traces du monde et le regardeur se trouvait devant un souvenir optique. L'image se faisait mmoire ds lors qu'elle donnait voir parce que le monde lui prexistait. Les nouvelles images n'ont plus besoin de lui. Il n'est que le lointain point de rfrence vers lequel elles convergent.

    Les images technologiques ont donc altr considrablement la dimension mmorielle dont elles taient porteuses. Et cela vaut non seulement pour celles qui liminent la prise de vue, mais aussi pour celles qui supposent un enregistrement. Mme les images de masse peuvent maintenant tre personnalises par le Sujet qui regarde. Alors que la tlvision interactive fait son entre, le spectateur se trouve en effet clefs en main devant l'difice d'une espce de mmoire du virtuel o il construit sa propre reprsentation, unique, de l'vnement qui se droule sous ses yeux. Il y a presque dix ans dj, Coppola dcrivait les images de l'avenir: Je m'asseois devant l'cran, je lui parle et il fait ce que je lui dis de faire.

    Des dbuts de la photographie aujourd'hui, les images tech-nologiques n'ont cess de se dvelopper, se librant des contin-gences de la prise de vue et du dfilement prdtermin. Pour apprhender le rel, l're moderne s'est d'abord donne des images dans lesquelles se perptue le souvenir, puis elle en a fa-briques qui atteignent le monde en le dissolvant. Contradiction? Revirement? Sans doute pas. Le rgime des images technolo-giques concentre ainsi en lui des mouvements plus gnraux de la modernit. Celle-ci, en effet, a accru les moyens d'difier la mmoire collective, mais elle travaille en mme temps masquer les liens au pass en privilgiant l'phmre au durable8.

    Universit du Qubec Montral et Universit de Montral

    NOTES

    1 Voir, ce sujet, la distinction entre moule photographique et modulation ci-

    nmatographique dans Gilles Deleuze, Cinma 1. L'image-mouvement (Paris: Minuit, 1983) p. 39. 2 Voir ce sujet Edgar Morin, Le Cinma ou l'homme imaginaire (Paris:

    Gonthier, 1958) p. 43-72. 3 Depuis l'utilisation de la photographie dans les enqutes policires jusqu'aux

    systmes de surveillance vido ou aux saisies de rubans magntoscopiques

    100 Cinmas, vol. 1, n 3

  • dans les locaux des stations de tlvision, cette valeur, loin d'tre remise en question, n'a fait que se confirmer. 4 Dans une problmatique embrassant tout le champ des images technolo-

    giques, il faudrait considrer les dispositifs militaires, mais aussi ceux de la mdecine ou des sciences dont la relation au rfrent se fait sur un mode par-fois trs raliste, parfois purement abstrait. 5 Voir ce sujet Pascal Bonitzer, L'indiscernable, L'Ere du faux, Autre-

    ment (1986) p. 202-205. 6 Voir ce sujet Alain Renaud, Nouvelles images, nouvelle culture: vers un

    imaginaire numrique (ou "Il faut imaginer un dmiurge heureux"), Nouvelles images, nouveau rel, Cahiers internationaux de sociologie vol. LXXXII (janvier-juin 1987) p. 131. 7 Voir ce sujet Jean Baudrillard, La prcession des simulacres, Le

    Simulacre. Traverses 10 (fvrier 1978) p. 4. 8 Voir ce sujet Georges Balandier, Le Dsordre (Paris: Fayard, 1988) p.

    244.

    OUVRAGES CITES

    Adorno, Theodor et Horkheimer, Max. La Production industrielle de biens culturels. La dialectique de la raison. Paris: NRF Gallimard, 1974.

    Attali, Jacques. Bruits. Paris: P.U.F., 1977. Baudrillard, Jean. Au-del du vrai et du faux ou le malin gnie de l'image.

    L'Ere du faux. Autrement 76 (janvier 1986). Bazin, Andr. Mort tous les aprs-midi. Qu'est-ce que le cinma, vol. 1,

    Ontologie et langage. Paris: Cerf, 1958. Benjamin, Walter. Petite histoire de la photographie. Essais I, 1922-1934.

    Paris: Dcnol/Gonthier, 1983. Biro, Yvette. Mythologie profane, cinma et pense sauvage. Paris:

    Lherminier, 1982. Couchot, Edmond. la recherche du temps rel. Le Jour, le temps.

    Traverses 35 (septembre 1985). Rosset, Clment. L'Objet singulier. Paris: Minuit, 1985. Virilio, Paul. Esthtique de la disparition. Paris: Balland, 1980. Virilio, Paul. L'Horizon ngatif. Paris: Galile, 1984.

    Images technologiqu es: ce qu'il advient de la mmoire 101