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INTRODUCTION Approche théorique du sujet En 1846, Baudelaire écrivait que le meilleur compte rendu d’un tableau pouvait être un sonnet ou une élégie 1 . La phrase est restée célèbre et elle constitue même une référence incontournable pour quiconque entend étudier les rapports entre la littérature et les autres arts au XIX e siècle. Mieux, elle légitime ce domaine d’étude que l’on appelle en anglais « word and image studies ». Ainsi, dans le monde académique anglophone, l’évidence de l’objet « word and image » a même permis de fonder un champ disciplinaire, avec une revue, une association interna- tionale, des colloques et des intitulés de cours, de spécialisations, voire de chaires. Pour le domaine particulier qui m’occupe, la poésie française du XIX e siècle, la phrase de Baudelaire atteste que, d’une manière ou d’une autre, il doit sembler naturel que l’étude de l’art prête attention à la littérature, et vice versa. Ainsi se constitue une « interdiscipline ». Ce n’est pas le lieu de débattre de la définition de ce qu’est une interdiscipline, ni de sa légitimité 2 . Ici, je poserai plutôt la question de ses méthodes et des objets qu’elle se donne. Critique de la notion d’ekphrasis Une fois admise la proposition que la littérature dit, ou du moins peut dire, quelque chose des autres arts, on peut se demander sous quelle forme un tel discours peut se manifester 3 . Quelques pistes s’offrent assez rapidement, que je vais 1. Salon de 1846, Œuvres complètes, t. II, « Pléiade », Gallimard, 1976, p. 418. 2. Voir sur ce sujet Bernard VOUILLOUX , « Le texte et l’image. Où commence et comment finit une interdiscipline ? », p. 95-98, Littérature, octobre 1992, n° 87, « La moire de l’image », Gisèle MATHIEUCASTELLANI (dir.), p. 95-98. 3. Cette proposition n’est pas aussi évidente qu’il y paraît et ses implications seront examinées dans la section suivante de cette introduction. [« Aloysius Bertrand, le sens du pittoresque », Nicolas Wanlin] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]

introduction Aloysius Bertand, le sens du pittoresque · En 1846, Baudelaire écrivait que le meilleur compte rendu d’un tableau pouvait être un sonnet ou une élégie 1. La phrase

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  • INTRODUCTION

    Approche théorique du sujet

    En 1846, Baudelaire écrivait que le meilleur compte rendu d’un tableau pouvait être un sonnet ou une élégie 1. La phrase est restée célèbre et elle constitue même une référence incontournable pour quiconque entend étudier les rapports entre la littérature et les autres arts au XIXe siècle. Mieux, elle légitime ce domaine d’étude que l’on appelle en anglais « word and image studies ». Ainsi, dans le monde académique anglophone, l’évidence de l’objet « word and image » a même permis de fonder un champ disciplinaire, avec une revue, une association interna-tionale, des colloques et des intitulés de cours, de spécialisations, voire de chaires. Pour le domaine particulier qui m’occupe, la poésie française du XIXe siècle, la phrase de Baudelaire atteste que, d’une manière ou d’une autre, il doit sembler naturel que l’étude de l’art prête attention à la littérature, et vice versa. Ainsi se constitue une « interdiscipline ». Ce n’est pas le lieu de débattre de la défi nition de ce qu’est une interdiscipline, ni de sa légitimité 2. Ici, je poserai plutôt la question de ses méthodes et des objets qu’elle se donne.

    Critique de la notion d’ekphrasis

    Une fois admise la proposition que la littérature dit, ou du moins peut dire, quelque chose des autres arts, on peut se demander sous quelle forme un tel discours peut se manifester 3. Quelques pistes s’off rent assez rapidement, que je vais

    1. Salon de 1846, Œuvres complètes, t. II, « Pléiade », Gallimard, 1976, p. 418.2. Voir sur ce sujet Bernard VOUILLOUX , « Le texte et l’image. Où commence et comment fi nit

    une interdiscipline ? », p. 95-98, Littérature, octobre 1992, n° 87, « La moire de l’image », Gisèle MATHIEUCASTELLANI (dir.), p. 95-98.

    3. Cette proposition n’est pas aussi évidente qu’il y paraît et ses implications seront examinées dans la section suivante de cette introduction.

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  • 8 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    indiquer. Tout d’abord, la culture classique semble proposer la notion d’ekphrasis. On trouve en eff et des défi nitions – d’ailleurs justifi ées – de l’ekphrasis comme description d’œuvre d’art. Et l’on lit par ailleurs, peut-être même dans la même défi nition, que cette forme de discours remonte à l’Antiquité et qu’une de ses premières attestations les plus célèbres est la description du bouclier d’Achille par Homère dans l’Iliade.

    « Le bouclier d’Achille d’après le texte grec », Le Magasin pittoresque, 1833 (1re année), p. 17.

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  • INTRODUCTION 9

    Plusieurs problèmes se posent alors. Le premier est que le topos appelé ekphra-sis par les anciens rhéteurs était défi ni dans le cadre de traités de rhétorique et mis en œuvre dans des productions discursives typiquement rhétoriques (au sens originel du mot) : exercices scolaires de technique d’écriture servant d’entraîne-ment aux diff érents types d’éloquence, judiciaire, épidictique, etc. On peut donc hésiter au moins un instant avant de transporter la notion d’ekphrasis par-delà les siècles et essayer de l’acclimater au XIXe siècle. Certaines pratiques de l’ancienne rhétorique y survivaient certes dans les institutions scolaires et académiques. Mais d’une part, l’ekphrasis en tant que telle ne semble plus y tenir une place quelcon-que, si l’on considère qu’elle n’est pas même mentionnée par les traités de rhéto-rique les plus utilisés au XIXe siècle 4 ; d’autre part, la poésie, à laquelle renvoie la phrase de Baudelaire , ne pouvait guère être considérée comme le produit de la technique rhétorique. Bref, il y a quelque anachronisme à parler d’ekphrasis au XIXe siècle 5. C’est précisément en ce qu’elle a de rhétorique que la notion peut sembler anachronique dans le contexte du XIXe siècle.

    En tant que topos, l’ekphrasis est conçue comme une partie de discours y prenant place pour remplir une fonction particulière de l’ordre de la persuasion. Dès lors, si la qualité qui est exigée d’elle est l’enargeia, ou « évidence descriptive », c’est dans l’idée que cette qualité permet de mieux agir sur l’esprit de l’auditeur. En revanche, la perspective de Baudelaire , lorsqu’il parle de « compte rendu » d’une œuvre, n’est pas rhétorique mais esthétique : le texte qu’il évoque se défi nit comme l’expression de ce que ressent un spectateur idéalement sensible devant l’œuvre décrite. Pour le dire rapidement, l’ekphrasis antique est conçue comme un moyen tandis que le texte dont parle Baudelaire est conçu comme un résultat.

    Je ne veux pas dire par là que l’ekphrasis ne puisse pas aussi être considérée comme le résultat d’une observation ou que le poème baudelairien ne soit pas de quelque manière un moyen de faire sentir quelque chose. Je veux dire que ces deux types de discours sont historiquement diff érents parce que, bien que super-fi ciellement analogues, ils n’ont pas été conçus dans le même contexte ni selon les mêmes déterminations. Il y aurait donc quelque chose d’étrange à appliquer la notion d’ekphrasis à des poèmes du XIXe siècle.

    Cependant, une fois ce constat établi, il faut le nuancer et envisager les consi-dérables adaptations qui accordèrent une certaine pérennité à la notion. Car la

    4. Voir Anne-Élisabeth SPICA , Savoir peindre en littérature…, Champion, 2002, p. 55-56.5. Voir un développement plus complet sur l’historicité de la notion par Bernard VOUILLOUX ,

    « La description des œuvres d’art dans le roman français au XIXe siècle », La Description de l’œuvre d’art…, Somogy-Académie de France à Rome, 2004, p. 153-157.

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  • 10 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    théorie de la description développée par la tradition rhétorique n’est pas totalement dépourvue d’intérêt pour l’étude de la littérature du XIXe siècle tant il est vrai que ce siècle appartient encore par certains aspects à une ère rhétorique 6. Une notion telle que celle d’enargeia, particulièrement vivace, joue encore un rôle dans la manière d’appréhender et de théoriser la littérature au début du XIXe siècle 7.

    Mais je veux surtout souligner que l’ekphrasis, en tant que technique de description, se défi nit bien plus par ses moyens que par son objet. En eff et, les premiers traités de rhétorique emploient le terme ekphrasis pour désigner toute description vive, sans préjudice de son objet. Et la classifi cation des diff érents types de description en fonction de leur objet décline topographie, chronographie, prosopographie et éthopée mais ne crée pas, dans un premier temps, de catégorie spécifi que pour la description d’œuvre d’art. Ce n’est qu’à l’époque de la seconde sophistique que le terme se spécialise pour s’appliquer aux objets d’art 8. Cette simple évolution sémantique devrait nous mettre en garde en nous faisant remar-quer qu’il n’y a rien d’évident à ce que la description d’une œuvre d’art doive a priori être perçue comme un objet textuel spécifi que : ceci est relatif à un moment culturel particulier. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi et dans quelle mesure le référent « œuvre d’art » se démarque des autres et implique une spécifi cité de traitement.

    On peut d’emblée écarter une hypothèse néanmoins tentante : elle consiste-rait à défi nir spécifi quement l’ekphrasis comme représentation de représentation. Les spéculations modernes sur le métacodage s’emparent en eff et volontiers de la notion d’ekphrasis pour y voir l’enchâssement de plusieurs systèmes de représenta-tion 9. Or, à l’époque de la seconde sophistique, l’ekphrasis peut aussi bien décrire une œuvre fi gurative que le produit d’un art non fi guratif : motifs ornementaux d’orfèvrerie, de poterie, de verrerie, voire monument architectural. La question de la spécularité de la représentation ne peut donc être que contingente.

    6. Voir sur ce point Michel CHARLES , L’Arbre et la source, Seuil, 1985, notamment p. 254.7. Encore faut-il bien voir que la notion d’enargeia a changé de statut en passant de l’ère classique

    à l’ère moderne : elle ne peut plus reposer sur le régime sémiotique d’« évidence » classique qui suppose une parfaite convertibilité des images en textes. Voir à ce propos Bernard VOUILLOUX , « L’évidence descriptive », La Licorne, n° 23, 1992, p. 7-11.

    8. Voir Bernard VOUILLOUX , op. cit., p. 154.9. Voir le développement de cette idée par Roland BARTHES , S/Z, Le Seuil, 1970, p. 61. Encore

    son raisonnement aboutit-il à une dissolution de la notion même puisqu’il conclut que toute description doit être conçue sur le modèle de l’ekphrasis, c’est-à-dire comme description d’un objet par avance appréhendé comme une représentation de lui-même.

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  • INTRODUCTION 11

    Ce qui semble faire la spécifi cité de l’ekphrasis, à partir du moment où le mot ne s’étend plus à toute description vive, est la notion d’œuvre d’art. Mais dire ceci ne permet pourtant pas de conclure que l’on a trouvé le fi l conducteur qui légi-timerait l’usage de la notion jusqu’à nos jours, ou du moins jusqu’au XIXe siècle. Car en isolant la notion d’art, on ne fait que rendre plus manifeste l’anachronisme. Reprenons l’exemple paradigmatique du bouclier d’Achille : si des rhéteurs ont pu un jour considérer qu’Homère avait produit là une ekphrasis, cela suppose qu’un bouclier puisse être considéré comme une œuvre d’art. Ceci ne va pas de soi. On peut même soupçonner que son bouillant propriétaire en appréciait plus les qualités fonctionnelles que les qualités esthétiques 10. Les adjectifs qui décrivent le bouclier proprement dit, et non son décor, n’évoquent d’ailleurs pas pour le lecteur moderne la notion d’art :

    Il commence par fabriquer un bouclier grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. Il met autour une bordure étincelante – une triple bordure au lumi-neux éclat. Il y attache un baudrier d’argent. Le bouclier comprend cinq couches. Héphaestos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers 11.

    Il n’y a certes rien d’étonnant à ne pas retrouver dans un corpus antique les traits que l’on attribue à une œuvre d’art au XIXe siècle. Mais cela nous donne encore une raison de renoncer à l’utilisation de la notion d’ekphrasis à l’époque moderne. Si sa spécifi cité tient à son objet, le problème est que cet objet est lui-même historiquement délimité. Non qu’il n’y ait aucun intérêt à considérer les discours sur l’excellence technique des réalisations artisanales au XIXe siècle, mais que réduire l’art à un artisanat d’élite serait assurément, pour cette époque, un lourd contresens historique.

    Pour achever la critique de la notion d’ekphrasis, et en tirer tout l’apport possible, il faut encore s’arrêter sur le sens du mot description que l’on utilise pour traduire le mot grec, suivant en cela l’usage des auteurs de langue latine. Dans mon esprit, la notion de description s’oppose à celle de narration, à tel point que si l’on y regarde de près, la description n’est que rarement défi nie positivement et en premier lieu. Sa défi nition suit généralement celle de la narration, ou du récit, et s’y oppose, s’en démarque comme une interruption, une pause. En fait, encore une fois, cette théorie moderne est en rupture avec la théorie rhétorique tradition-nelle de l’ekphrasis : celle-ci ne se défi nit pas comme s’opposant au récit ni comme

    10. Mais Homère peut sembler éminemment conscient de cette problématique si l’on interprète son texte ainsi : à défaut de pouvoir garantir que son bouclier sauvera la vie d’Achille, Héphaïstos garantit qu’il suscitera l’admiration.

    11. Iliade, ch. XVIII, v. 478-482, trad. Paul MAZON, Les Belles Lettres, 1998, p. 93.

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  • 12 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    excluant l’action. Une certaine interprétation d’Aristote pourrait même suggérer le contraire 12. L’ekphrasis se défi nit par son eff et : l’évidence descriptive que produit l’enargeia. Nous retrouvons encore une fois la dimension fondamentalement rhéto-rique et non narratologique de cette notion. Mettons une dernière fois Homère à contribution : selon nos critères modernes, la description du bouclier d’Achille ne serait pas à proprement parler une description. Ou plutôt, on la bornerait à cinq vers. Le bouclier en lui-même est décrit par les quelques mots que j’ai cités puis, conformément à la doctrine rhétorique, c’est l’image de Vulcain forgeant qui est sans cesse convoquée pour donner à l’évocation du bouclier un cadre narratif : il forge, il grave, il représente, etc. Enfi n, ce que représente Vulcain ne relève de la description que dans la mesure où l’on accepte de parler de descrip-tion d’actions : les motifs du bouclier énumèrent les activités civiles et militaires, publiques et privées de la société. Ainsi, pour un narratologue, la description du bouclier d’Achille se réduit à une cheville permettant l’enchâssement d’un niveau de narration secondaire tantôt itératif, tantôt d’aspect duratif 13.

    Mais ce hiatus entre la notion d’ekphrasis et notre conception moderne de la description n’invalide ni l’une ni l’autre. Par l’analyse que je viens de faire, je voulais principalement souligner l’historicité des concepts et la diffi culté qu’il y a à les mobiliser en dehors de leur contexte d’origine. Ce n’est pas que toute théorisation soit impossible du fait des variations historiques. Si par théorie on entend l’activité qui consiste à concevoir des catégories et des fonctionnements transcendants à plusieurs objets individuels, cette ambition me paraît tenable. Je tenterai en eff et de décrire des propriétés communes à plusieurs textes, voire qui pourraient être employées pour décrire des textes tout au long d’une période historique. Dans cette perspective, la méthode historique n’est pas en contradiction

    12. Le passage de la Rhétorique abordant ces questions est très controversé. La glose qu’en donne Paul RICŒUR est bien représentative de sa diffi culté. Voir Rhétorique, III, 1410 a 27 – 1412 a 17, trad. DUFOUR, Les Belles Lettres, 1967, p. 67-68 et La Métaphore vive, Le Seuil, 1975, p. 388-392, ainsi que les commentaires de Jean-François LOUETTE dans Pierre GLAUDES (dir.), La Représentation dans la littérature et les arts, Presses universitaires du Mirail, 1999, p. 10-28.

    13. J’emploie ici « itératif » à peu près au sens où l’entend Gérard GENETTE dans Figures III, p. 148, qui ne peut faire autrement que de remarquer la proximité de cet aspect du récit avec la description, voire leur indistinction. Lessing lui-même concède que dans la description du bouclier d’Achille, Homère s’écarte du principe d’économie de la description en développant une description analytique. Il considère quelques pages plus loin que le poète n’écrit pas en poète lorsqu’il procède ainsi et s’adresse à l’intelligence plutôt qu’à la sensibilité, il est didactique et ne fait pas preuve d’enargeia. C’est un autre argument pour ne pas voir dans cette description une ekphrasis. Voir Laocoon…, Hermann, [1766] 1990, p. 126 et 129.

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  • INTRODUCTION 13

    avec la démarche théorique 14. Le rôle que je confère à l’histoire littéraire n’est pas celui d’une atomisation du corpus : il ne s’agit pas de décrire chaque œuvre comme absolument singulière, chaque moment de production comme absolument diff é-rent de ceux qui le précèdent et le suivent. L’histoire littéraire sera plutôt conçue comme le moyen de défi nir les limites à l’intérieur desquelles une catégorie, un fonctionnement, un raisonnement demeurent opérants.

    Ces prolégomènes me permettent d’aborder un dernier trait de la notion d’ekphrasis qui est probablement le plus intéressant et le plus problématique du point de vue de l’Histoire et de la théorie. Ce qui le rend problématique, pour-rais-je dire, est que son extraordinaire pérennité est inversement proportionnelle à sa pertinence théorique. Il s’agit du principe fondateur de l’ekphrasis déjà évoqué, l’enargeia. Rappelons que si la défi nition rhétorique de la description ne passe pas par des critères structuraux, elle tient essentiellement à un mode opératoire escompté. Pour reprendre les termes que Fontanier hérite de la tradition, la description vive doit « mettre en quelque sorte sous les yeux » du lecteur ou de l’auditeur son objet 15. L’eff et décrit, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, a donc la naïveté du tour de magie ou de l’hallucination. Étant donné la subtilité des théories de la représentation qui se sont succédé depuis Aristote jusqu’à Kendall Walton , on pourrait s’étonner qu’un sort n’ait jamais été fait à une défi nition aussi intellectuellement insatisfaisante.

    En pareil cas, plutôt que de prétendre doctement corriger l’erreur, il me semble qu’il faut s’interroger sur les raisons de sa persistance. Il conviendrait probablement de mettre cette conception sur le compte de la théorie de l’« image mentale » très répandue dans la philosophie de l’esprit. Mais, plus précisément et d’un point de vue littéraire, il m’importe de comprendre si une telle conception de la description a encore une vertu heuristique à l’époque qui m’intéresse. Or, dans son salon de 1767, Diderot consacre une longue digression à l’impuissance du langage, dont le propos est caractéristique de la rupture postclassique avec la pensée de la mimesis 16. Selon lui, la vertu de l’écriture littéraire, et notamment de la description d’œuvre d’art bien menée, doit être de pallier cette incapacité

    14. Voir Marc ESCOLA, « Des possibles rapports de la poétique et de l’histoire littéraire », dans Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 0 : « Th éorie et histoire littéraire », juin 2005, [http://www.fabula.org/lht/0/Escola], ¶ 13, qui cite Michel CHARLES , Introduction à l’étude des textes, Seuil, 1995, p. 14. Voir aussi William MARX , L’Adieu à la littérature…, Minuit, 2005, p. 13 et suivantes.

    15. Pierre FONTANIER , Les Figures du discours, Flammarion, [1821-1830] 1977, article « Hypotypose », p. 390.

    16. Œuvres Complètes, édition Hermann, t. XVI, 1990, p. 219.

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  • 14 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    du langage en reproduisant – Banville dira « répétant 17 » – sur le lecteur l’eff et de l’œuvre plastique. Diderot, parmi d’autres, réactualisait ainsi l’idée d’enargeia en la faisant passer d’une pensée rhétorique à une philosophie esthétique.

    Aussi convient-il d’adopter cette position délicate : ne pas se satisfaire d’une conception de la description selon l’enargeia, mais ne pas sous-estimer le rôle qu’elle joue encore au XIXe siècle dans les consciences et donc dans les poétiques.

    Trans-sémiotique ou inter-sémiotique ? Critique de la notion de transposition 18

    En reprenant à son compte la notion d’enargeia, le tournant esthétique de la théorie littéraire, dont Diderot me semble représentatif, l’abstrait de son contexte rhétorique originel pour en faire le fondement de ce que nous appelons aujourd’hui une théorie trans-sémiotique. En considérant l’eff et produit sur un sujet, une philosophie de la sensibilité peut sans doute établir des propriétés communes aux diff érents arts : la poésie, comme la peinture, peut susciter la peur, la compassion, l’admiration, voire l’agacement ou encore la perplexité. La réception des œuvres a beau diff érer par le « canal sémiotique » ou la « substance de l’expression », on soutient assez aisément qu’elle se caractérise par de semblables émotions ou de semblables attitudes intellectuelles chez le lecteur de littérature et le spectateur d’arts plastiques 19. Une théorie de la parenté des arts peut donc se situer au niveau de la réception et des eff ets produits pour fonder l’idée d’une trans-sémiotique.

    Il me semble que c’est sur ces fondements esthétiques modernes que, du XVIIIe au XXe siècle, s’est développée la notion de transposition d’art. Elle consiste à déduire de l’eff et trans-sémiotique une parenté de composition, ou de structure, entre les œuvres de diff érents media. Je crois que cette déduction est abusive et qu’elle engendre une série d’approximations ou de raisonnements hasardeux. En eff et, j’essayerai de montrer à travers l’étude du corpus que d’éventuelles – mais

    17. Odes funambulesques, Lemerre , [1859], note pour « Bonjour, Monsieur Courbet », p. 349.18. Les réfl exions suivantes sont globalement inspirées de René WELLEK , « La littérature et les autres

    arts », p. 174-193 dans René WELLEK et Austin WARREN, La Th éorie littéraire, Seuil, [1948] 1971. Malgré l’ancienneté de l’ouvrage, les perspectives de recherche que dessine R. Wellek ne me semblent toujours pas dépassées ni même accomplies, aussi m’y référerai-je fréquemment.

    19. Voir Georges MOLINIÉ , Sémiostylistique…, PUF, 1998, p. 33, qui expose comment l’on peut considérer que le verbal artistisé atteint, au-delà de son fonctionnement sémantique, au même mode d’« indiquer » que les autres arts et peut ainsi susciter le même type d’émotion. On reprend à ce même ouvrage son interprétation des catégories sémiotiques introduites par Louis Hjelmslev, notamment la substance de l’expression et la substance du contenu.

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  • INTRODUCTION 15

    précaires et hypothétiques – analogies d’eff et ne trouvent à peu près aucun fonde-ment dans une analogie structurelle des œuvres 20. Je soutiendrai donc la thèse d’une diff érence radicale entre les moyens mis en œuvre par les arts, c’est-à-dire d’une impossibilité de « transposer » un art dans un autre 21. Si l’on peut faire une théorie trans-sémiotique de l’eff et des œuvres, il ne saurait en être de même pour leur structure.

    Il ne s’agit pourtant pas de reprendre à mon compte le raisonnement de Lessing dans le Laocoon. Tout d’abord parce que la visée de Lessing n’était pas fondamentalement descriptive mais évaluative et prescriptive ; sa distinction des arts plastiques et poétiques tendait principalement à disqualifi er certains choix de sujet en peinture et en sculpture et à en recommander d’autres aux artistes. Or ma perspective se veut strictement descriptive car il n’y a pas lieu pour moi de légiférer en la matière. Mais surtout, la critique de Lessing ne me semble pas suffi sante pour remettre en cause l’idée de transposition telle qu’elle a prospéré depuis le XIXe siècle. Elle n’avait d’ailleurs pas été suffi sante pour empêcher cette prolifération. Elle reposait essentiellement sur une distinction entre arts du temps et arts de l’espace : les premiers seraient voués à représenter la successivité et les seconds la simultanéité. Or, de nombreux travaux d’ordres divers ont suffi samment montré que c’est une des caractéristiques très répandue et peu contestée des diff é-rents arts que de développer des techniques outrepassant ces limites prétendues naturelles 22.

    Plus fondamentalement, une analyse sémiotique des diff érentes formes d’art telle que l’a menée Georges Molinié conduit à montrer les limites draconiennes qui s’imposent à toute étude trans-sémiotique. La première limite tient à l’objet et la seconde à la méthode. En eff et, dès le moment où, dans une perspective

    20. Voir sur ce point la critique de l’approche sémiologique que donne Dario GAMBONI dans La Plume et le Pinceau…, Éditions de Minuit, 1989, en s’appuyant notamment sur R. WELLEK , op. cit. Il reproche à une approche « interne » de se priver des éléments d’explication historique et sociologique. Voir également la critique de Louis MARIN et de sa démarche analogique par Gilles PHILIPPE : « La métaphore picturale et l’approche stylistique des séquences descriptives » dans Monique Chefdor dir., De la Palette à l’écritoire, vol. 1, Joca Seria, 1997, particulièrement p. 18-21.

    21. On trouvera une utilisation canonique de la notion de transposition dans l’article de Peter COOKE , « Critique d’art et transposition d’art : autour de Galatée et d’Hélène de Gustave Moreau (Salon de 1880) », p. 37-53, Romantisme, n° 118 : « Images en texte », Évanghelia STEAD (dir.), 4e trimestre 2002.

    22. Un modèle du genre est dû à Aron KIBÉDI VARGA, Discours, récit, image, Mardaga, 1989, notamment le chapitre « Le récit visuel », p. 97-111. Voir la critique de l’idée de linéarité de la description par Bernard VOUILLOUX dans « Description et peinture », op. cit., p. 61-63.

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  • 16 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    globalement esthétique, on ne considère pas les œuvres d’art d’abord comme des discours mais comme des mises en forme d’un matériau spécifi que selon des techniques également spécifi ques, on doit convenir que ni le matériau ni les tech-niques de l’art verbal ne sont comparables à ceux des arts plastiques, si ce n’est par métaphore. Et si, dans une perspective hégélienne, on s’accorde à penser que le matériau de l’art verbal est sémantique, on doit admettre qu’il ne saurait être dit la même chose d’aucun autre art 23.

    Dès lors, tout ce qui pourrait être rigoureusement comparé ne tient pas à l’œuvre elle-même mais à son sujet : on peut comparer le sujet de La Route des Flandres ou celui des Grands Cimetières sous la lune avec le sujet de Guernica, mais ce n’est pas de cela que l’on parlera ici et ce ne serait plus guère un propos sur les arts mais plutôt sur l’Histoire culturelle. De la même manière, on peut considérer le sujet du Massacre des Innocents de Poussin et du Massacre des Innocents de Le Brun ; et l’on trouvera qu’il est identique, étant dans les deux cas, en quelque sorte, un texte biblique. On en déduira que l’on a manqué, dans cette compa-raison, l’objet spécifi quement artistique – car on ne saurait soutenir que les deux tableaux sont exactement équivalents. Ces exemples illustrent l’idée que les sources textuelles – et plus largement verbalisables – qui nourrissent la plus grande partie de l’histoire de la peinture, surtout avant la fi n du XIXe siècle, ne doivent pas constituer un prétexte et un support à des analogies hâtives. Le point de départ pour commenter une forme d’art ne saurait être autre chose que ses moyens et sa tradition propres 24.

    Le second obstacle que signale l’approche sémiotique découle du premier mais touche plus fondamentalement à la méthode de l’étude trans-sémiotique. Il s’agit, assez simplement, fi nalement, de prendre acte de ce que le « sens » accordé à une œuvre d’art non-verbale ne peut jamais être désigné que sous forme verbale. Ainsi, le simple fait de commenter une œuvre ou une relation entre plusieurs œuvres fait de la relation trans-sémiotique non plus une interrogation mais un postulat, une (fausse) évidence. Il serait donc délicat d’aborder des œuvres plastiques et de poser la question de leur éventuelle analogie avec des textes alors que le simple fait de les décrire en ferait de fait du verbalisable, c’est-à-dire du trans-sémiotique.

    Une précision s’impose : je ne suis pas ici en train de défendre l’idée d’une indicibilité de l’art. Ce serait, à la limite, le contraire : l’art est pour ainsi dire trop dicible. Une langue comprend, par principe, tout le matériel nécessaire à décrire tout ce qui est concevable, l’art y compris. Il n’y a virtuellement rien qui

    23. Voir Georges MOLINIÉ , op. cit., p. 11 et suivantes.24. Voir René WELLEK , op. cit., p. 179.

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    s’oppose à ce que l’on donne une description adéquate d’un tableau de Caspar David Friedrich ; on doit même supposer que le « sens » du tableau (et l’on peut y inclure l’émotion qu’il exprime, voire l’état physique qu’il suggère) peut être dit : le mot mélancolie, par exemple, ou, si l’on préfère, Sehnsucht, ou même une très subtile et très complexe description en rendent compte. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une diff érence irréductible entre « signifi er » mélancolie par des mots et le « signifi er » par des couleurs et du dessin – diff érence qui justifi e que l’on préfère regarder des reproductions photographiques à lire des descriptions de tableaux. Car ce qui nous intéresse dans la toile de Friedrich, ce n’est peut-être pas tant qu’elle soit une expression de la mélancolie, mais qu’elle l’exprime avec ses moyens propres. Ainsi, hors de toute topique de l’indicibilité, je crois pouvoir soutenir que les diff érences structurelles entre l’art verbal et les autres arts réduisent les ambitions d’une approche trans-sémiotique des arts à un domaine très spécifi que et qui n’est pas mon objet.

    Mais l’essentiel n’est pas de nier une parenté de structure ou de montrer qu’une forme plastique ne peut pas proprement être « transposée » en une forme verbale. En parcourant la critique littéraire et la théorie qui traitent de la question, j’ai plutôt été frappé par l’impossibilité d’établir positivement ce genre de vues. Il n’existe en fait aucun critère qui permette de vérifi er ou de falsifi er les relations dites de « transposition ». Ou plutôt, le seul critère est précisément l’eff et produit. Or on pourrait opposer que l’appréciation d’un tel eff et est foncièrement subjective et il faudrait surtout remarquer que nous disposons de moyens beaucoup plus réduits pour décrire l’eff et d’une œuvre que la singularité de sa composition.

    Pour ce qui touche à celle-ci, les assertions de « transposition » sont systé-matiquement grevées par le registre métaphorique 25. La tradition rhétorique a si bien ancré dans les consciences la correspondance entre les arts qu’un réseau métaphorique a investi le lexique sans que l’on en soit toujours conscient et s’est rendu diffi cilement contournable. En eff et, dans l’inconscient linguistique, certai-nes équivalences entre spatialité et temporalité ou entre écriture et dessin sont profondément invétérées.

    Il y a donc toujours des occasions pour le critique littéraire de supposer une parenté entre le visuel et le verbal ; mais cette parenté n’est la plupart du temps qu’une illusion linguistique créée par l’emploi fi guré, plus ou moins repérable, du métalangage. Et je ne me fi xe pas pour tâche d’évaluer la justesse de ces tropes tant un tel exercice sied mieux au rhéteur et au poète qu’au chercheur. Il n’y a pas lieu en eff et de juger de la pertinence des tropes employés dans le discours critique et

    25. Voir Gilles PHILIPPE , art. cit.

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  • 18 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    théorique puisqu’il ne saurait non plus être question de réformer les usages linguis-tiques les plus ancrés. Si, précisément, ils sont indissociables des structures de notre lexique, ma tâche ne peut qu’être une archéologie de ces catachrèses. Cela ne veut pas dire que j’adopterai une méthode philosophique telle que celle de Jacques Derrida dans De la Grammatologie. L’enquête que j’envisage ne se donne pas pour objet les origines ultimes et les fondements profonds des structures fi gurées du langage mais, plus proches de nous, et peut-être plus accessibles, les raisons qui motivent les poètes du XIXe siècle à exploiter et à thématiser ces structures 26.

    Disons, pour situer ma démarche, que je voudrais restituer un chaînon qui me semble insuffi samment présent dans l’ouvrage classique d’Anne-Marie Christin , L’Image écrite : l’auteur se fonde sur les origines graphiques de l’écriture pour voir dans certaines œuvres littéraires du XIXe et du XXe siècle des manifestations de la parenté du verbal et du graphique 27. Mais l’impression que donne son livre est qu’elle minimise les facteurs historiques, culturels et sociologiques qui déterminent des poétiques particulières. C’est pourquoi, en tâchant d’expliquer pourquoi des poètes parlent d’art, je serai plutôt amené à considérer ce qui distingue la poésie des autres arts plutôt que le moment quasi mythique de leur unité originelle. Le concept de transposition, compris comme recherche de l’équivalence voire stricte adéquation, sera encore mis à mal par la prise en compte de l’écart entre le contexte de production de l’œuvre plastique et celui du poème : le passage de l’un à l’autre me semble plus marqué par un geste d’appropriation que de transposition.

    C’est encore ce mouvement d’appropriation des œuvres et donc de décon-textualisation qui fragilise le concept de transposition. L’idée de « transposer » suppose en eff et qu’un objet soit donné et que la tâche de l’écrivain revienne à le nommer, à en trouver le nom ou, si l’on prend en compte les subtilités de la poéti-que, que cette tâche soit de chercher, voire d’inventer l’expression la plus adaptée à la chose vue. Or, s’agissant d’œuvres d’art, c’est-à-dire d’objets culturels que l’on suppose relativement élaborés et inscrits dans une historicité spécifi que, c’est la notion même du donné qui est insatisfaisante. Le problème est que les objets

    26. C’est en substance la réponse que je ferais à l’article de Bernard VOUILLOUX , « Les relations entre les arts et la question des “styles d’époque” », Harmonias, Edições Colibri, 2001, p. 9-35. Cet article défi nit rigoureusement quelle peut être la démarche d’homologation scientifi que de certaines analogies entre verbal et visuel. Une approche combinant sémiotique et histoire culturelle peut en eff et mettre au jour de réelles homologies structurelles ou fonctionnelles, mais seulement, à mon sens, dans des cas trop rares pour être représentatifs de toute la culture des analogies entre verbal et visuel.

    27. Anne-Marie CHRISTIN , L’Image écrite…, Flammarion, 1995. Je reviens sur sa démarche dans la section « L’hypothèse de l’analogie structurelle ».

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    culturels, plus encore et plus fondamentalement que les objets naturels, suscitent des descriptions signifi cativement variables.

    Dans un article fondateur, Louis Marin a comparé diff érentes descriptions d’un tableau de Poussin 28. Alors même que les textes retenus peuvent être consi-dérés comme écrits par des auteurs compétents et n’ayant d’autre intention que de rendre justice à leur objet, ils présentent des divergences fondamentales. C’est le sujet même du tableau qui n’est pas identifi é de la même manière par les descrip-teurs. Et cette divergence ne doit pas même être imputée à leur subjectivité mais, comme le montre Louis Marin, à la variabilité de l’idée même de sujet en peinture. Tantôt le sujet est coextensif à l’action représentée, tantôt l’environnement de l’action fait partie du sujet, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour la description, donc l’interprétation du tableau. Ainsi, ce qui rend impossible la transposition, c’est que le matériel notionnel dont disposent les descripteurs est aussi historique et variable que les œuvres elles-mêmes 29. Une étude des discours sur les arts, et qui plus est de discours qui ne se donnent pas a priori l’exactitude historique pour impératif, devrait donc non seulement prendre garde à l’irréducti-bilité des œuvres poétiques aux déterminations des œuvres d’art qu’elles prennent pour objet, mais aussi considérer que ces discours emploient des catégories descrip-tives relativement indépendantes ou du moins dissociables des œuvres décrites.

    Une solution à ces problèmes pourrait être de se fonder sur une distinction entre d’une part des textes qui visent à l’exactitude historique, à l’objectivité et à l’économie interprétative, d’autre part des textes qui pratiquent par nature l’interprétation et l’anachronisme massifs 30. Il y aurait de fortes chances que cette distinction recoupe celle entre discours « sérieux » et discours « littéraires ». Mais cette solution est illusoire. Tout d’abord parce qu’elle suppose que les discours historiques et critiques échappent dans une certaine mesure au problème de la relativité culturelle décrit plus haut. Or c’est bien ce que contredit la thèse de M. Baxandall : cette relativité est le problème central de toute description d’œuvre

    28. Louis MARIN , « La description de l’image : à propos d’un paysage de Poussin », Communications, n° 15, 1970, p. 186-209.

    29. Voir Bernard VOUILLOUX , op. cit., p. 72, qui cite la référence fondamentale sur ce sujet, l’article d’Erwin PANOFSKI, « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », La Perspective comme forme symbolique, Minuit, [1931] 1975, p. 235-255.

    30. Voir néanmoins les intéressantes distinctions proposées par Michael RIFFATERRE dans « L’illusion d’ekphrasis », La Pensée de l’image, Gisèle Mathieu-Castellani dir., Presses Universitaires de Vincennes, 1994, p. 211-217 en particulier.

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  • 20 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    en critique et en Histoire de l’art 31. L’autre raison pour écarter ce distinguo simpliste me concerne plus directement : si l’on supposait par principe que la poésie ignore absolument l’historicité des œuvres et distord leur description en plaquant des concepts descriptifs inadéquats, on rendrait l’objet des poèmes totalement indiff érent. Il n’y aurait dès lors aucune diff érence a priori entre des descriptions de Raphaël et de Rubens , de Delacroix et de Courbet . L’autonomie, voire l’autoréférentialité de la poésie court-circuiterait la teneur sémantique de ces référents pour créer ses images quasiment ex nihilo. Or, l’intérêt de travailler sur ces référents artistiques est précisément qu’ils apportent un matériau culturellement riche auquel le poète ne peut rester absolument hermétique. Il faut bien considérer que ce qui pousse Bertrand à citer Rembrandt ou Callot tient un peu à des propriétés exemplifi ées par leurs œuvres. Quel que soit le degré d’indépendance que les poèmes prennent par rapport au sens des tableaux, il demeure intéressant au premier chef de comprendre ce que Bertrand trouve chez Rembrandt de préférence à Van Dyck , chez Callot de préférence à Abraham Bosse.

    Si je viens d’employer la notion d’exemplifi cation, si problématique qu’elle puisse être, c’est précisément pour le jeu qu’elle introduit dans l’idée que les œuvres sont caractérisées par des propriétés qu’elles possèdent. En s’intéressant plus aux diff érentes modalités d’exemplifi cation des propriétés qu’à leur possession, Nelson Goodman a déplacé le questionnement sur les propriétés esthétiques au niveau de l’attentionalité 32 : ce qui nourrit une description d’œuvre n’est pas tant les qualités possédées par l’œuvre que les propriétés perçues comme exemplifi ées puis retenues par le descripteur ainsi que le système symbolique dans lequel il les fait fonctionner. Autant dire qu’une telle conception renouvelle radicalement la notion de propriété esthétique – mais c’est aussi en cela qu’elle est utile à une théorie de la descrip-tion d’art. La première conséquence en est, pour moi, que je ne saurais aborder la description et les références artistiques en termes de fi délité aux œuvres 33. La plupart des études sur la transposition d’art font de la fi délité leur axe directeur et il s’agit le plus souvent de mesurer les « écarts » entre œuvres et textes pour les imputer soit à l’« impuissance » du langage verbal soit à une infraction de l’auteur 34. Or, si

    31. Voir Formes de l’intention. Sur l’explication historique des tableaux, Jacqueline Chambon, [1985] 1991.

    32. Voir Langages de l’art, Jacqueline CHAMBON, [1968] 1990, en particulier p. 84-87.33. Je reprends à mon compte l’interprétation de la notion d’exemplifi cation que donne Bernard

    VOUILLOUX dans Langages de l’art et relations trans-esthétiques, L’Éclat, 1997 et dans « Les rela-tions trans-esthétiques et le jeu des prédicats », Language and Beyond…, Paul JORET et Aline REMAEL (éd.), Rodopi, 1998, p. 255-270.

    34. Voir par exemple Peter COOKE , art. cit.

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  • INTRODUCTION 21

    l’on considère que le principe de tels textes n’est pas la fi délité mais le fi ltrage, la problématique qui s’impose est celle des propriétés pertinentes pour l’intégration des œuvres d’art dans le projet esthétique spécifi que des poètes 35.

    Pour me résumer, malgré les diff érences irréductibles entre la poésie et les autres arts, je dois chercher ce qui motive un poète à parler d’œuvres d’art ; et malgré la diversité prévisible de ces motivations – débordant l’idée de trans-position – je ne dois pas renoncer à toute ambition historique et théorique. C’est-à-dire que j’essayerai de ne pas me limiter à un discours strictement mono-graphique, enfermant l’œuvre dans sa singularité en me privant de l’intérêt que présentent les modèles théoriques, transcendants à plusieurs textes particuliers, et les objets historiques constitués par la permanence de certains traits dans certai-nes limites chronologiques. De cette manière je pense pouvoir expliquer, chez Bertrand et un peu au-delà, la prégnance du paradigme plastique dans la poésie du premier XIXe siècle, et plus généralement l’abondance des références aux arts dans ce corpus.

    Valeurs et usages des arts : une approche pragmatique

    Les objets théoriques que je me propose d’utiliser ici et qui donnent son titre à ce livre sont la « valeur » et l’« usage ». Ma thèse est que les références aux arts dans la poésie peuvent être décrites comme des usages de ces arts et que ces usages tout à la fois supposent et confèrent des valeurs aux arts évoqués.

    Je pars du constat que les œuvres d’art, parmi les autres productions humaines, et sans doute plus que les autres, se voient conservées, transmises, collectionnées, restaurées, étudiées, regardées, par-delà l’époque de leur création et les circonstances de leur réception originelle. Cela signifi e qu’à chaque époque, quelques personnes au moins y trouvent un intérêt, c’est-à-dire qu’ils trouvent à en faire quelque chose. Car si des hommes acquièrent quelque connaissance des œuvres d’art et leur accordent de la valeur, ce n’est pas que la fonction de l’art soit d’être connu et révéré, mais c’est que ses œuvres peuvent servir à quelque chose, y compris au-delà de leur moment de production, y compris au-delà de ce que Hans Belting appelle le « culte des images 36 ». Le musée est certes l’institution,

    35. Je développe plus systématiquement cette idée dans mon article « La description comme contre-façon : de la transposition d’art à la “trahison d’art” », Recherches universitaires : « L’écriture pictu-rale », Hédia ABDELKÉFI et Mohamed KHABOU (dir.), Université de Sfax, 2009.

    36. Voir Image et Culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Cerf, 1998, où l’auteur s’attache à restituer les conceptions pré-esthétiques de la fi guration artistique, notamment sa dimension cultuelle.

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  • 22 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    inventée au XIXe siècle, qui recueille les œuvres en prenant acte de la perte de leur fonctionnalité immédiate : le portrait de famille est sorti de la succession familiale, le tableau d’autel est sorti de l’église, le tableau commémoratif est sorti du palais, etc. Mais cela ne veut pas dire qu’en entrant au musée, ou en subissant une décontextualisation radicale de même nature, l’œuvre d’art soit entièrement privée de toute fonctionnalité. La muséifi cation de l’art a certes pour eff et de promouvoir la dimension esthétique des œuvres au détriment de ses autres dimensions. Mais cela ne veut pas dire que les œuvres ne puissent plus dès lors servir à rien ni à personne.

    L’histoire des expositions, à laquelle Francis Haskell a sans doute fourni la plus signifi cative contribution, montre qu’exposer des œuvres d’art ne va jamais sans quelque enjeu politique ou idéologique 37. Et l’on peut même considérer que dès ses premiers temps, le Musée français, du fait même de l’origine de son fonds, revêt une fonction politique de prestige. Chaque œuvre rapportée des campagnes napo-léoniennes a valeur de trophée. Par ailleurs, les analyses sociologiques ne montrent pas moins que les analyses historiques la fonction que revêt l’art dans la vie sociale et les valeurs diff érentielles qu’endossent les diff érents goûts. Dans La Distinction, Pierre Bourdieu a expliqué que le rapport à l’art est un marqueur social, manifes-tation d’un certain capital symbolique ; j’en déduis que faire référence à des œuvres d’art est un geste qui suppose une valeur à celles-ci et escompte, consciemment ou non, une effi cacité. C’est dans cette perspective que je me propose d’observer les fonctions et les fonctionnements de telles références 38. Ces fonctions seront vraisemblablement plus diverses que celle du prestige politique ou de la distinction sociale : le contexte d’usage étant la poésie, c’est-à-dire une activité artistique, on peut s’attendre à une plus forte individualisation des valeurs capitalisées et des eff ets escomptés. De même que Bertrand n’a pas les mêmes raisons que Vivant-Denon de s’intéresser à la peinture fl amande, il ne le fait sans doute pas de la même manière que Th éophile Gautier .

    C’est pourquoi je me propose de mettre en œuvre ici une approche pragmatique des œuvres et des textes. Par « pragmatique », j’entends que l’interprétation des œuvres se fonde sur leur contexte de production, ainsi que l’expose Michael Baxandall

    37. Voir notamment Le Musée éphémère…, Gallimard, 2002.38. Ph. HAMON , op. cit., p. 11, note en passant la rémanence d’une dimension pragmatique de

    la description, sans pour autant thématiser les usages descriptifs : « La description, en d’autres termes, ne serait jamais “gratuite”, et nous verrons qu’eff ectivement, même au XIXe siècle posi-tiviste, il lui restera souvent quelque chose de ce côté “action de grâces” ou “éloge”. »

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    dans Formes de l’intention 39. Cette démarche a le même souci de l’historicité que l’Histoire de l’art mais elle combat ses tendances à l’idéalisme et au téléologisme héritées de Hegel . Au modèle idéaliste (L’œuvre poursuit une idée.), M. Baxandall oppose un modèle pragmatique (L’œuvre résout un problème.) Si l’on considérait le tableau comme l’expression de l’idée poursuivie par le peintre, on pourrait concevoir que le poète le rejoigne sur cette idée, et que par conséquent son texte poursuive la même idée. En eff et, en se plaçant sur le plan des idées, on peut faire abstraction non seulement des media employés mais aussi des circonstances de production dans chaque cas. En revanche, si l’on considère le tableau comme la réponse à un problème posé dans des circonstances précises, sa description poétique ne peut pas être la réponse au même problème et ceci quand bien même le poème se concentrerait sur la même idée que le tableau. Aussi doit-on conclure à une irréductible diff érence de sens entre l’œuvre plastique et le poème. Autrement dit, les raisons que Bertrand a de décrire un personnage de Callot – si tant est qu’il le fasse – ne sont pas les raisons que Callot avait de le dessiner. Les données culturelles mobilisées par le texte de Bertrand ne sont pas les mêmes que celles mobilisées par la gravure de Callot : l’Histoire y a ajouté et y a retranché. Et matériellement parlant, ce n’est pas le même problème de rendre l’idée de grotesque par la technique de la gravure et par un choix de mots et de fi gures. Par conséquent, le sens de la gravure chez Bertrand doit par principe être considéré diff érent de son sens pour Callot.

    C’est là le point qui me semble le plus intéressant dans tout texte littéraire parlant d’art. Le texte est non seulement matériellement et structurellement diff é-rent de l’œuvre qu’il évoque – sauf dans le cas particulier de l’intertextualité – mais il est voué à un usage diff érent. Un poète a ses propres raisons d’écrire, ses propres déterminations socio-historiques. Fût-il mu par le projet de rendre hommage à une œuvre plastique, de lui rendre justice autant que possible, de s’eff acer absolu-ment de son texte, celui-ci n’en demeure pas moins sa production. Bertrand nous apprend sans doute quelque chose de la lithographie lorsqu’il en fait l’éloge, mais il nous en dit toujours plus sur lui-même. Surtout, son texte ne tient pas plus son sens de la technique lithographique que des multiples raisons qui ont poussé Bertrand à en parler 40 – ce que M. Baxandall résume ainsi : « Ce dont il s’agit dans

    39. Op. cit. On peut considérer que la méthode développée par M. Baxandall réalise en partie, dans le domaine de l’Histoire de l’art, le projet formulé par R. WELLEK , op. cit.

    40. Pour Michael RIFFATERRE, art. cit., p. 215, du fait même qu’une ekphrasis met en œuvre sa propre interprétation de l’œuvre, elle appelle en retour l’attention sur l’intention créatrice propre de l’artiste. « Ceci dit, la substitution du discours herméneutique à la description, si envahissante et paradoxale qu’elle soit, a une valeur symbolique : elle rend à l’ekphrasis une pertinence qui semblait un instant menacée ; le fait même de l’interprétation est une manière détournée de

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  • 24 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    une description, c’est plus d’une représentation de ce qu’on pense à propos d’un tableau que d’une représentation de ce tableau 41. »

    En proposant de focaliser mon attention sur le contexte de production des œuvres et des textes, je n’ai pas pour ambition de mettre au jour le vrai sens des textes ni même de démystifi er une interprétation erronée des œuvres d’art. Dans une telle perspective, mon étude prendrait la forme d’un triste relevé de malenten-dus, de contresens et de divergences. Le sens qu’une œuvre a pour son producteur et ses tout premiers spectateurs n’est fi nalement qu’un sens particulier dans l’his-toire de sa réception. Une conception étroite de l’Histoire de l’art et de l’Histoire littéraire tendrait à présenter ce sens comme le meilleur sens. Mais outre qu’il est de toute manière irrémédiablement enfui, ne pouvant au mieux qu’être artifi cielle-ment, hypothétiquement et péniblement reconstitué, il n’est pas même sûr qu’une interprétation strictement historiciste et contemporanéiste rende le mieux justice aux œuvres 42. Je ne suis pas en train de prêcher pour une herméneutique sans frein ni principe de limitation, ni même pour le concept d’anachronisme tel qu’il est développé par Georges Didi-Huberman 43. Je considère plutôt que l’histoire de la réception d’une œuvre informe sur le sens de celle-ci : non pas parce que chaque herméneutique a autant d’autorité que les autres et que toute interprétation est permise, mais parce qu’un strict historicisme, s’il était possible, serait myope. En eff et, les contemporains d’une création sont souvent peu nombreux à en compren-dre toute la portée. Ce n’est qu’avec le recul que l’on peut mettre l’œuvre en perspective, la situer dans une généalogie, mesurer son impact, c’est-à-dire évaluer comment elle pèse dans le corpus des œuvres et dans quelle mesure elle a donné une infl exion particulière à l’Histoire des arts.

    Ainsi donc, ce qui m’intéresse est la rencontre des œuvres avec diverses conditions de réception, d’interprétation et d’usage ; non pas pour dire que toute interprétation est également intéressante mais pour dire que chaque lecture d’une œuvre fait partie de son histoire, et que les œuvres ne peuvent être conservées,

    nous rappeler que l’œuvre d’art a résulté d’une intention, d’une pensée, d’une volonté créatrice. L’herméneutique présuppose l’intention cachée, présuppose l’auteur, l’artiste, le créateur. » Mais il n’est pas sûr qu’un tel fonctionnement soit eff ectivement celui de la lecture courante plutôt qu’un eff et de la lecture « professionnelle » des textes.

    41. Op. cit., p. 27.42. Voir M. BAXANDALL , « L’usage des mots anciens », op. cit.43. De sa démarche, je retiens toutefois l’idée qu’il ne faut pas forcer la cohérence historique et

    accepter la part de contradiction et d’étrangeté dans chaque œuvre et dans chaque moment historique. Voir par exemple Ouvrir Vénus, Gallimard, 1999 et Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Éditions de Minuit, 2000.

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    voire utilisées, voire muséifi ées que parce que chaque époque trouve un moyen de les comprendre, c’est-à-dire de les interpréter et de les inscrire dans sa culture.

    Cette appropriation culturelle suppose une disponibilité fonctionnelle des œuvres et celle-ci dépend elle-même de leur disponibilité sémantique, de leur vacance de sens. En eff et, la décontextualisation des œuvres, qui est sans doute l’action primordiale qu’accomplit l’institution du musée, est également une carac-téristique fondamentale de la référence artistique en poésie, et c’est elle qui permet et suscite une réinterprétation des œuvres. Il faut ici justifi er l’analogie que l’on est obligé d’utiliser en comparant la référence artistique au fonctionnement du musée. Je m’autorise de Philippe Hamon qui utilise extensivement cette analogie dans Expositions et surtout dans Imageries 44. Mais je peux également préciser que le musée ressemble à la référence artistique en ceci qu’il opère, avec des moyens qui lui sont partiellement spécifi ques, une interprétation des œuvres : les condi-tions matérielles d’exposition, les sélections et regroupements, les restaurations, les cartouches ou cartels et toutes les autres instances textuelles telles que catalogues, guides, livrets, etc. constituent un puissant appareil herméneutique encadrant la réception et l’interprétation des œuvres. On peut raisonnablement avancer que cet appareil tend principalement à compenser la distance historique et l’ignorance des visiteurs, mais il ne faut pas négliger qu’une telle fonction emporte inévitablement avec elle une interprétation des œuvres qui ne peut pas prétendre à l’universalité, ne serait-ce qu’à cause des incertitudes des spécialistes. Même si ses moyens et ses fi ns sont diff érents, la référence artistique dans un texte poétique présente des caractéristiques analogues : elle situe l’œuvre, ou du moins le signe de l’œuvre, dans un contexte qui, en favorisant sa représentation par le lecteur, en oriente l’interprétation.

    En fait, la disponibilité des œuvres à l’interprétation, ainsi permise par leur décontextualisation, est d’une part le fait des variations de l’histoire de l’art, si l’on accepte de voir en celle-ci une succession de paradigmes interprétatifs, d’autre part l’accentuation de ce mouvement de variation par les motivations personnelles des écrivains. Ainsi, par exemple, l’œuvre de Watteau a pu être tantôt comprise comme la peinture de la joie et de la frivolité, tantôt comme l’expression de la mélancolie 45 ; et l’on pourrait observer quelles infl exions personnelles Th éophile

    44. Expositions, Corti, 1989 et Imageries, Corti, 2001, en particulier le chapitre II « L’image exposée : musées », p. 79-115 : « L’image dans le musée, qu’il soit privé ou public, est une image déplacée (de son lieu d’origine) dépareillée (dans ses nouveaux voisinages) et détournée (de ses fonctions originelles). » (p. 114).

    45. Voir Fr. HASKELL , « Le clown triste : notes sur un mythe du XIXe siècle », p. 250-272 dans De l’Art et du goût jadis et naguère, Gallimard, 1989.

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  • 26 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    Gautier , Th éodore de Banville et Verlaine donnent à ces interprétations. En ce qui concerne Bertrand, il confère à Rembrandt une valeur populaire qui s’inscrit dans l’histoire de la compréhension de l’artiste, mais qui trahit aussi ses préoccupations particulières.

    Ces interprétations fondent des valeurs : elles associent aux œuvres, et plus souvent encore aux artistes, voire aux écoles, des valeurs. Il s’agit pour partie de jugements axiologiques ; ainsi de l’art du XVIIIe siècle qui est jugé « perru-que », c’est-à-dire passé de mode et ridicule, par les « jeunes France » de Th éophile Gautier contemporains de Bertrand 46 ; et pour partie, la plus intéressante, de caractérisations descriptives ; ainsi de Dürer qui est « spirituel », de Neefs qui est « paisible », de Breughel d’Enfer justement surnommé, etc. Une étude transver-sale telle que celle de James Patty sur Dürer dans la littérature française permet de comprendre comment se constitue la valeur attachée à un peintre, c’est-à-dire comment se construit l’image qui lui est associée 47. On y observe plus ou moins de continuité et surtout on voit le nom de l’artiste devenir une sorte d’étendard, voire d’enseigne publicitaire. Ce nom concentre sur lui des représentations, des connotations, bref, des valeurs, qui en font l’outil d’une affi rmation ou d’une revendication 48.

    Je viens d’utiliser le terme de connotation parce que cette notion linguistique peut servir de modèle pour comprendre l’usage des noms de peintres et plus généralement des mentions d’œuvres dans les textes littéraires. Si la dénotation de ces lexies est un objet supposé identifi able et stable, une connotation y est associée qui est une signifi cation seconde, moins stable, voire nettement variable selon les contextes. C’est cette signifi cation seconde qui est la valeur dont je parle. Mais les références que j’étudierai mettront en évidence le fait que le rapport de prééminence de la dénotation sur la connotation peut s’inverser et faire de la connotation l’information principale véhiculée par la référence artistique. C’est pourquoi, parmi d’autres raisons que j’aurai l’occasion d’exposer, je préfère parler de référence plutôt que de description ; à la limite, je pourrais même parler de connotation artistique. Mais il suffi t, pour introduire cette étude, de partir du

    46. Les jeunes France, Flammarion, 1973.47. James S. PATTY , Dürer in French Letters, Champion-Slatkine, 1989.48. « Les Phares » de BAUDELAIRE porte ce fonctionnement à un haut degré d’évidence. Brunetière

    a même pu imaginer ce que serait l’eff et de ce poème si l’on y retranchait les noms d’artistes, comme si les listes de caractérisants ne portaient pas tant sur eux que sur une vision directement assumée par le poète. Voir « La statue de Charles Baudelaire » [1892], Nouveaux essais sur la littérature contemporaine, Calmann-Lévy, 1895, p. 139-140.

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    principe que les connotations artistiques dépendent le plus souvent de références dénotant des œuvres, des artistes, ou des genres.

    La liberté d’association de ces connotations aux références artistiques découle de la liberté d’interprétation des œuvres. Et une conséquence de ces libertés est que les valeurs manipulées par les poètes ne sont pas exclusivement esthétiques. En eff et, la référence aux autres arts dans les poèmes ne sert pas uniquement à construire une doctrine esthétique, à constituer un canon, à trouver des cautions aux pratiques des poètes eux-mêmes. Si paradoxal que cela puisse paraître, il faut concevoir que les références artistiques ne mobilisent pas que des valeurs esthé-tiques. Ainsi, la mélancolie souvent évoquée à propos de Watteau , ou encore de Dürer , est un trait tantôt moral tantôt psychologique avant de devenir éventuel-lement une propriété esthétique. Chez Th éophile Gautier , par exemple, Raphaël est opposé aux écoles du Nord comme manifestant un aff aiblissement de la spiri-tualité 49 ; les peintres sont alors convoqués parce qu’ils représentent une certaine moralité, un ethos 50. On verra aussi que, chez Bertrand, les valeurs associées aux arts touchent essentiellement à l’Histoire et à la politique. C’est dire qu’il ne faut pas comprendre univoquement la référence artistique comme un repli de la poésie sur elle-même dans un mouvement d’autonomisation esthétique. Certes, cette autonomisation a eu lieu, dans certaines limites ; il n’en demeure pas moins que non seulement les poèmes de Bertrand mais encore la plupart des poèmes du XIXe siècle manipulent, selon moi, des valeurs autres qu’esthétiques, y compris lorsqu’ils font référence aux arts. En cela, l’usage des arts dans la poésie est analo-gue à leurs usages sociaux et politiques déjà évoqués. Je n’interpréterai donc pas la muséifi cation de l’art, partie intégrante de mon étude, dans un sens moderniste d’autonomisation absolue des œuvres. J’y vois plutôt un mouvement de recyclage : les œuvres ne seraient pas tant renvoyées à leur nature esthétique que détournées de leur usage originel pour servir de nouvelles causes.

    Au premier rang de ces causes, il faut néanmoins placer la cause du poète lui-même. C’est sans doute une spécifi cité du XIXe siècle – donc une limite chro-nologique aux conclusions que je pourrai tirer – que la poésie assume souvent la fonction de plaider la cause du poète, et plus fondamentalement de réfl échir sur son statut de poète. Ceci m’engage à adopter peu ou prou une approche socio-logique qui prenne en compte l’identité du poète en tant que poète, c’est-à-dire

    49. « Mélancholia », Œuvres poétiques complètes, Michel BRIX (éd.), Bartillat, 2004 (désormais OPCG), p. 209-216.

    50. Cette utilisation des références artistiques comme manifestations éthiques est particulièrement étudiée par Bernard VOUILLOUX dans Tableaux d’auteurs, Presses universitaires de Vincennes, 2004.

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  • 28 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    en supposant que poète peut être un statut social, une manière de défi nir sa place dans la société, de se la représenter et de la présenter aux autres. En eff et, si l’on veut prendre au sérieux l’idée que la référence aux arts est un usage, il faut égale-ment supposer que cet usage est susceptible d’avoir un eff et en dehors de l’œuvre poétique, ou du moins qu’il a une visée fonctionnelle dans le monde. C’est à cette condition que ma démarche peut se dire pragmatique : à la condition qu’elle considère ce qu’écrivent les poètes comme des actes à part entière de leur existence, donc des pratiques sociales. C’est pourquoi je revendique l’approche sociologi-que pragmatique dont Nathalie Heinich donne ainsi la formule synthétique : « il s’agit d’analyser non pas ce qui fait, ce que valent ou ce que signifi ent les œuvres d’art, mais ce qu’elles font » et dans mon cas particulier, ce que les poètes leur font faire 51. Et ce questionnement porte sur deux niveaux interdépendants : l’usage du poème par le poète et son usage des arts dans le poème.

    Ceci attire notre attention sur le fait que parler d’usage des arts suppose que l’on prenne comme point de référence non pas les textes mais l’auteur : l’idée d’usage appelle celle d’intention. Autrement dit, je poserai la question de ce que le poète fait des arts et à quelle fi n il le fait. Or, envisageant les poètes comme poètes, c’est-à-dire comme ayant une position sociale particulière, défi nie par une fonction culturelle particulière, on constatera un lien fort entre les valeurs mani-pulées dans les textes et la défi nition sociale de la fonction de poète. En fait, au XIXe siècle, malgré le mouvement d’autonomisation du champ littéraire, et tout particulièrement la revendication d’autonomie de la poésie dans le mouvement de l’Art pour l’Art, les poètes font référence à des valeurs autres que strictement esthétiques 52. Même Gautier , usant parfois de références artistiques pour signifi er une attitude de rupture avec le monde moderne et la société, défi nit de la sorte une position et une fonction sociales. L’Art pour l’Art a aussi quelque chose d’une doctrine sociale, fût-ce paradoxalement. Encore une fois, référer aux œuvres du passé suppose d’assumer des options, donc de faire un geste idéologique. Et si, comme le pense Fr. Haskell , le goût en art est fonction des évolutions politiques, économiques, etc. le fait même que les références artistiques participent de la mode montre bien que la poésie est par ce biais en prise sur le monde. L’autonomie ne devrait donc pas tant être envisagée comme un état atteint mais plutôt une tendance, un idéal proclamé, une directive de travail.

    51. « Pour une sociologie pragmatique », La Sociologie de l’art, La Découverte, 2001, p. 96.52. Dans l’expression « Art pour l’Art », je suis désormais Albert CASSAGNE en adoptant les deux

    majuscules : La Th éorie de l’Art pour l’Art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, Dorbon, 1906.

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    Dans cette perspective sociologique, on pourrait tenter une étude des positions – au sens que Bourdieu donne à ce terme – des poètes et considérer les références artistiques comme des prises de position. Ce serait là supposer d’une part que non seulement les œuvres mais des traits particuliers des œuvres fonctionnent comme des prises de position, d’autre part que les références artistiques contenues dans un corpus d’auteur suffi sent à étayer un discours sur la stratégie sociale de cet auteur. Je ferai un essai de cet ordre pour le cas de Bertrand, mais la procédure s’avérera particulièrement compliquée et les résultats assez délicats à interpréter 53. Comme le remarque N. Heinich , la « sociologie des œuvres » demeure un défi pour les socio-logues 54. La description d’une œuvre singulière se borne généralement à présenter sa structure comme « homologue » de la structure sociale ; c’est le point le plus souvent critiqué de la méthode mise en œuvre par Bourdieu dans Les Règles de l’art 55. Cela n’empêche toutefois pas de recourir aux notions de position, de champ et de légi-timité telles qu’élaborées par celui-ci ; elles aideront à expliquer les options margi-nalisantes de Bertrand, mais il faut reconnaître qu’elles ne peuvent servir à rendre compte fi nement des usages particuliers des arts dans les textes 56.

    C’est bien plutôt du côté de la sociologie des représentations et des médiations que je me tournerai pour trouver une méthode adaptée à mes besoins 57. Développée notamment par N. Heinich dans le domaine de la sociologie de l’art et de la litté-rature, elle ne se fonde pas tant sur les positions sociales que sur les représentations sociales ; de ce fait, elle peut s’appliquer aux œuvres en tant qu’elles sont peu ou prou la manifestation de telles représentations. Ainsi, on ne verra pas tant dans les œuvres un refl et de la société que l’expression de l’imaginaire social. En eff et, une sociologie relativiste des œuvres d’art, et en l’occurrence de la poésie, ne porte pas sur l’essence de l’auteur ou de son œuvre mais sur la manière dont lui-même se perçoit et dont il construit une image de lui-même et de son œuvre – ce qui ne va pas sans la prise en compte de la réception de ces images par la société. Produisant une conception de la poésie, il porte aussi un discours sur l’art en général, dont

    53. Voir le chapitre « Une approche générique de la relation entre les arts ».54. Op. cit., p. 87-90.55. Les Règles de l’art, Le Seuil, 1992.56. Voir par exemple une présentation de ces notions dans Pierre BOURDIEU , « Quelques propriétés

    des champs », p. 113-120, Questions de sociologie, Minuit, 1980.57. Voir l’exposé des principes de cette démarche dans le livre-manifeste Ce que l’art fait à la socio-

    logie, Éditions de Minuit, 1998.

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  • 30 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    chaque référence artistique est plus ou moins représentative : il élabore l’idée de l’art et construit de ce fait une conception particulière de la culture 58.

    Ainsi, au-delà d’une dimension spéculaire dont l’intérêt est fi nalement limité à ses pairs et aux spécialistes, le poète porte un discours sur la culture, dont l’art est une partie éminente – en concurrence avec la religion (de moins en moins) et avec la science (de plus en plus). Car ces trois domaines culturels ont la particularité de se proposer comme modèles et régulateurs, concurremment, de la culture tout entière 59. L’enjeu de la référence artistique dans la poésie n’est donc rien de moins que la défi nition de ce que sont ou ce que devraient être la culture et ses valeurs. C’est en cela qu’il faut reprendre et expliciter l’affi rmation de G. Molinié selon qui l’ekphrasis consiste fi nalement en une « indexation de la valeur de culture 60 ». Non seulement le texte prend pour objet une production culturelle en tant qu’elle est culturelle, mais il manipule par là même l’idée de culture. Il faudrait peut-être préciser encore, par rapport à la propriété défi nie par M. Molinié, qu’au sein de la culture, c’est la valeur d’« art » qui est visée – mais cela supposera d’examiner la place que tient l’art dans la culture.

    J’en viens donc à envisager la référence artistique comme un système où l’on pourrait distinguer – provisoirement et artifi ciellement – deux fonctionnements complémentaires et opposés : l’œuvre d’art visée procure de la valeur au texte litté-raire ; celui-ci modélise en retour la valeur culturelle attachée à l’œuvre d’art. Si ce fonctionnement n’est pas parfaitement symétrique, c’est que l’art verbal conserve la spécifi cité au sein de toutes les relations inter-arts d’utiliser le seul langage qui soit à la fois un langage de création, de commentaire, et encore le langage des discours extérieurs à la sphère artistique. L’opération qui va du texte à l’œuvre peut donc sembler plus massive, plus précise et plus explicite que celle qui va de l’œuvre au texte. Mais c’est bien une sorte d’échange qui a lieu dans cette relation, que l’on pourrait comparer au « cercle herméneutique » : l’appareil textuel qui permet de comprendre l’œuvre d’art tient lui-même une part de son fonctionnement de l’œuvre à laquelle il fait référence.

    On peut penser que ce va-et-vient de la valeur est ce qui motive les relations inter-arts et c’est ce qui permet à Dario Gamboni d’analyser l’activité d’illustration

    58. Voir sur ce point Pierre BOURDIEU , « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, février 1977, p. 4-43.

    59. Je déduis cette idée du tableau que brosse Wolf LEPENIES du champ culturel au début du XIXe siècle dans Les trois Cultures…, Maison des sciences de l’homme, 1990.

    60. Voir Georges MOLINIÉ , « Ecphrasis », Dictionnaire de rhétorique, Le livre de poche, 1996, p. 140. Au-delà de l’ekphrasis elle-même, j’étends ici cette thèse à toute forme de référence artistique.

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  • INTRODUCTION 31

    – dans une certaine mesure l’inverse de la référence artistique – dans une pers-pective sociologique en termes de production de valeur. Dans le cas qu’il étudie, il explique qu’une première période de la production de Redon peut paraître « litté-raire » parce que la collaboration avec le monde littéraire contribuait à « produire la valeur » de ses œuvres, alors que la deuxième période voit l’œuvre s’émanciper de la tutelle littéraire lorsque celle-là n’a plus besoin de celle-ci et peut revendiquer sa spécifi cité 61.

    Ce que je retire de cet exemple de raisonnement sur une relation inter-arts, c’est qu’il ne faut pas considérer qu’il y aurait une alternative exclusive entre l’ex-plication analogique (transposition) et l’explication sociologique (production de valeur). Il faut plutôt concevoir que l’idée d’une homologie structurelle s’enracine dans les esprits et modélise une représentation des textes littéraires du fait de l’échange de valeur. Autrement dit, c’est parce qu’une interdépendance sociale conditionne la production des œuvres qu’une représentation plastique des textes se diff use. La motivation sociologique qui sous-tend la référence artistique ne disqua-lifi e donc pas la portée imaginaire de l’analogie, nécessaire pour que le lecteur se représente l’œuvre. Il n’y aurait aucun sens à dire que la poésie n’est pas pittores-que, n’est pas sculpturale, n’est pas picturale, etc. Ces analogies se retrouvent sous la plume de tous les critiques, favorables ou non au phénomène, du XIXe et du XXe siècles. Le public se la représente ainsi, puisque cette poésie a été conçue avec et grâce à cette représentation. Mais il importe de montrer que les analogies sont sous-tendues par une motivation qui n’est ni scientifi que ni strictement théorique mais axiologique 62.

    Enfi n, puisque l’on relativise la motivation des analogies entre la littérature et les autres arts, il convient de reconnaître que de telles analogies ont besoin d’un fondement objectif, si minime soit-il. Que l’on se représente la poésie comme un art plastique ou la sociologie comme « un sport de combat », la comparaison comporte un motif qui lui assure un minimum de portée descriptive. Toutefois,

    61. Cette thèse minimise le rôle de la théorie de la « peinture pure », ce qui est peut-être discutable. Mais doubler une explication théorique, héritée des acteurs eux-mêmes, par une explication sociologique d’origine extérieure a au moins le mérite de montrer la relativité et la contingence de la première. D’une manière générale, je suis grandement redevable à l’introduction de la thèse de D. GAMBONI qui fournit peut-être le meilleur plaidoyer à ce jour pour un renouvellement sociologique des word and image studies.

    62. Même Philippe ORTEL , pourtant à la recherche d’homologies sémiotiques, admet que ce qui fait de l’optique l’interprétant de la description au XIXe n’est pas seulement, et peut-être pas tant, la structure d’un dispositif que les valeurs qu’il véhicule. Voir La Littérature à l’ère de la photographie, Jacqueline Chambon, 2002.

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  • 32 ALOYSIUS BERTRAND. LE SENS DU PITTORESQUE

    je tâcherai de montrer que ce minimum repose plus sur des analogies génériques que structurales : la référence artistique est plus déterminée par la manière dont l’œuvre participe d’un genre littéraire que par un mode de signifi cation. Déjà Brunetière , dans une page admirable, esquissait un parallèle entre l’évolution des genres en peinture et en littérature :

    Et, Messieurs, puisque nous parlons aujourd’hui de littérature « plastique », voulez-vous une preuve encore de la réalité de ce mouvement ? Vous la trouverez dans l’évolution qui faisait passer la peinture de paysage, en ces mêmes années, du mode « historique » au mode « romantique », d’abord, et du mode « romantique » au mode « réaliste » ou « naturaliste » 63.

    Chez un défenseur éclairé de la spécifi cité des arts, qui n’avait de cesse de mettre en garde contre les excès de plasticité et de musicalité de la poésie, on ne peut soupçonner une pensée faible de l’analogie des arts. C’est bien plutôt sa théorie de l’évolution des genres qui amenait Brunetière à penser que, dans chaque domaine artistique séparément, pouvaient se produire des phénomènes comparables de redéfi nition de chaque genre et de réorganisation de leur système global. Je pourrai en eff et resituer la pratique du poème en prose de Bertrand dans le contexte du bouleversement des genres picturaux. Brunetière ne propose pas de comparaison du même ordre pour d’autres moments mais accrédite néanmoins les comparaisons de la poésie parnassienne aux arts plastiques et de la poésie symboliste à la musique 64. Et, plus largement que l’organisation de la hiérarchie des genres dans un art, ce peut être la défi nition du genre poétique dans le cours de l’Histoire littéraire qui motive la comparaison aux autres arts et à leurs défi ni-tions traditionnelles.

    Quelques outils notionnels pour défi nir mon objet

    Dans les deux cas de fi gure précédemment évoqués, relation des genres entre eux et défi nition du genre poétique, les références artistiques ne sont pas consi-dérées pour ce qu’elles signifi ent, ou ce à quoi elles réfèrent mais pour ce qu’elles

    63. « L’œuvre de Th éophile Gautier », L’Évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle, Hachette, 1901, vol. 2, p. 59.

    64. Ibid., p. 58 : « et comment n’[…] attacherait-on pas [à la forme] une valeur encore plus singulière dans une langue où, comme dans la nôtre, la poésie n’a pas de vocabulaire qui lui soit propre ? Pourquoi, d’ailleurs, à cette occasion même, n’essayerait-on pas de lui en constituer un ? C’est-à-dire, pourquoi ne ferait-on pas profi ter les arts les uns des autres, et n’enrichirait-on pas la poésie des moyens de la peinture ou de la musique ? » Voir encore « Symbolistes et décadents » [1888], Nouvelles questions de critique, Calmann-Lévy, 1890, p. 316-317.

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  • INTRODUCTION 33

    permettent de faire. Il est donc clair que l’objet de cette étude n’est pas un thème. Je n’étudierai pas « ce qui est dit de l’art » dans Gaspard de la Nuit, sans pour autant nier l’intérêt que peut avoir une telle démarche 65. Plus fondamentalement, comme je pars du principe que la notion d�