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Georges GUSDORF Professeur à l’Université de Strasbourg Professeur invité à l’Université Laval de Québec (1974) Introduction aux sciences humaines. Essai critique sur leurs origines et leur développement Nouvelle édition, 1974. Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole, Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales . Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Introduction aux sciences humaines.examenscorriges.org/doc/25384.doc · Web viewL’apparition de la coupure entre l'esprit et le corps met fin au naturalisme physico-théologique

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Introduction aux sciences humaines.

Georges Gusdorf, Introduction aux sciences humaines... (1974)796

Georges GUSDORF

Professeur lUniversit de StrasbourgProfesseur invit lUniversit Laval de Qubec

(1974)

Introductionaux sciences humaines.

Essai critique sur leurs origineset leur dveloppement

Nouvelle dition, 1974.

Un document produit en version numrique par Pierre Patenaude, bnvole,

Professeur de franais la retraite et crivain, Chambord, LacSt-Jean.

Courriel: [email protected]

Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

Dans le cadre de la bibliothque numrique: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Patenaude, bnvole, professeur de franais la retraite et crivain,

Courriel: [email protected]

Georges Gusdorf

Introduction aux sciences humaines.Essai critique sur leurs origines et leur dveloppement.

Paris: Les ditions Ophrys, Nouvelle dition, 1974, 522 pp.

[Autorisation formelle le 2 fvrier 2013 accorde par les ayant-droit de lauteur, par lentremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de lauteur, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels:Anne-Lise Volmer-Gusdorf:[email protected]

Michel Bergs:[email protected]

Professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV

et Toulouse 1 Capitole

Polices de caractres utilise: Times New Roman 14 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11.

dition numrique ralise le 19 fvrier 2014 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

Un grand merci la famille de Georges Gusdorf pour sa confiance en nous et surtout pour nous accorder, le 2 fvrier 2013, lautorisation de diffuser en accs ouvert et gratuit tous luvre de cet minent pistmologue franais.

Courriel:

Anne-Lise Volmer-Gusdorf: [email protected]

Un grand merci tout spcial mon ami, le Professeur Michel Bergs, professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour toutes ses dmarches auprs de la famille de lauteur et spcialement auprs de la fille de lauteur, Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses dmarches auprs de la famille ont gagn le cur des ayant-droit.

Courriel:

Michel Bergs: [email protected]

Professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV

et Toulouse 1 Capitole

Avec toute notre reconnaissance,

Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur des Classiques des sciences sociales

Chicoutimi, le 19 fvrier 2014.

DU MME AUTEUR,

CHEZ LE MME DITEUR:

LES SCIENCES DE L'HOMME SONT DES SCIENCES HUMAINES, 1967.

AUX DITIONS PAYOT:

LES SCIENCES HUMAINES ET LA CONSCIENCE OCCIDENTALE

I.DE L'HISTOIRE DES SCIENCES L'HISTOIRE DE LA PENSE, 1966.

II.LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES, 1967.

III.LA RVOLUTION GALILENNE, 2 vol., 1969.

IV.LES PRINCIPES DE LA PENSE AU SICLE DES LUMIRES, 1971.

V.DIEU, LA NATURE, L'HOMME AU SICLE DES LUMIRES, 1972.

VI.L'AVNEMENT DES SCIENCES HUMAINES AU SICLE DES LUMIRES, 1973.

VII.L'AUBE DU ROMANTISME ET LE CRPUSCULE DES LUMIRES (en prparation).

Georges GUSDORF

Professeur lUniversit de StrasbourgProfesseur invit lUniversit Laval de Qubec

Introduction aux sciences humaines.

Essai critique sur leurs origines et leur dveloppement.

Paris: Les ditions Ophrys, Nouvelle dition, 1974, 522 pp.

[513]

Table des matires

Prface ldition italienne, 1972. [i]

INTRODUCTION

LA CRISE PISTMOLOGIQUEDES SCIENCES HUMAINES [7]

La tentative de Dilthey pour une pistmologie des sciences humaines (1883) n'a pas russi combler le retard pistmologique de ces disciplines. La mtaphysique universitaire, fascine par les mathmatiques mconnat, les sciences de l'homme, sciences inexactes. Les ignorances de Lachelier. Dialogue de sourds entre historiens et philosophes; d'o une situation aussi ruineuse pour les spcialistes des sciences de l'homme que pour les mtaphysiciens. Les savants, dups par leurs techniques, cherchent sans savoir ce qu'ils cherchent. Ncessit d'une conversion pistmologique: la science de l'homme prsuppose une mtaphysique de la condition humaine. La crise actuelle des sciences humaines est une crise de conscience de l'homme contemporain. La fonction de la mtaphysique est d'assurer, de sicle en sicle, l'unit de la culture. Elle a pour matire les apports de toutes les sciences. Ncessit d'une rvision de l'orthodoxie tablie. Pour une autre histoire de la philosophie. Toute histoire est dans l'histoire; il faut reconnatre le pass plutt que le juger. Il faut dgager des falsifications positivistes le sens rel des poques de la culture. Une histoire naturelle du devenir de la pense. L'pistmologie doit tre l'organe d'une prise de conscience philosophique. L'histoire des sciences humaines est une enqute de l'homme sur l'homme. Il faut dtrner l'idole du monisme scientiste; et celle du totalitarisme intellectualiste. La science de l'homme, dialogue de l'homme avec l'homme, contribue l'dification de l'homme. Une anthropologie non socratique et non cartsienne.

PREMIRE PARTIE

LA SCIENCE DE L'HOMME JUSQU'AU XVIIe SICLE

Chap. I. LA SCIENCE DE L'HOMME DANS L'ANTIQUIT [33]

La science, ordination en pense de l'univers. Le modle pistmologique de la cosmobiologie et l'unit du savoir antique. Pas [514] de science de l'homme indpendante: le microcosme est reli au macrocosme dans l'horizon de la thologie astrale. Les problmes humains chappent l'homme dans l'espace mental de la pense grecque. Le gnie d'Hippocrate cre pourtant la premire science exprimentale de l'tre humain. Aristote, fondateur de l'histoire naturelle et de l'anthropologie positive. rudition et philologie dans l'cole d'Alexandrie. Le dclin des sciences l'poque romaine: l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien.

Chap. II. LA SYNTHSE THOLOGIQUE DE LA CULTURE MDIVALE. [43]

La restriction de l'horizon politique et intellectuel au Moyen Age. La Romania mdivale et les origines de la culture occidentale. Le sauvetage de l'intelligence paenne et les diverses renaissances. La civilisation mdivale comme systme de scurit base thologique. La rvlation chrtienne, prsuppos dogmatique du savoir dans son ensemble. L'univers paen sert de dcor l'histoire chrtienne du salut. L'a priori dogmatique empche le dveloppement d'une science autonome de la nature ou de l'homme. L'anthropologie astrologique; l'exprience magique selon Roger Bacon. Le progrs n'est possible que par la dislocation du systme.

Chap. III. LA RENAISSANCE ET LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES: L'AGE DES AMBIGUTS. [53]

Relativit du concept de Renaissance. Le renouvellement de l'espace mental. L'humanit se met vivre dans le temps, chappant au contrle du dogme. Nouvelle valuation de l'homme l'humanisme. Implication mutuelle de la magie et de la science astrologie et astronomie. L'esthtique gomtrique de Copernic. La crise d'originalit juvnile de la civilisation occidentale et l'intellectus sibi permissus. La formation de la philologie. La Rforme. Lexploration du monde et la rvlation des autres hommes. Destruction de la conception ancienne de l'homme et de l'univers. Dsacralisation du corps: l'anatomie. La libre entreprise dans l'ordre politique et social. L'historiographie renaissante. La philosophie politique. L'exprience spirituelle de l'individualisme renaissant: l'exaltation humaniste de l'homme. Le mythe de Promthe. Francis Bacon, le Jules Verne de l'pistmologie. De la Nouvelle Atlantide aux Acadmies. Caractre composite du savoir renaissant: thmes scientifiques et thmes magiques simpliquent mutuellement. L'ironie et la sagesse sceptique dans la dernire vague renaissante. Lonard de Vinci ou l'chec de la Renaissance. Esprances et promesses.

DEUXIME PARTIE

VERS L'ANTHROPOLOGIE MCANISTE

Chap. I. LA NAISSANCE DU MCANISME ET LA LGENDE CARTSIENNE [75]

Le modle pistmologique du mcanisme se trouve l'origine de la science moderne. L'ide de la science rigoureuse comme systme d'intelligibilit indpendant de tout arrire-plan mythique s'affirme avec Galile. Grandeur et insuffisances de Galile. La lgende dore de Descartes. Les vrais novateurs sont Galile, [515] Hobbes, Gassendi, Mersenne... Les aspects traditionalistes de la pense cartsienne. Descartes anti-moderne. Quand, comment et pourquoi Descartes est devenu un des Grands de la philosophie. Les mrites littraires de Descartes. La nouvelle philosophie est dans l'air au dbut du XVIIe sicle.

Chap. II L'ANTHROPOLOGIE MCANISTE: LE THME DE L'HOMME MACHINE. [85]

Rvision des valeurs pistmologiques: la nouvelle science de la nature implique une nouvelle science de l'homme. Lapparition de la coupure entre l'esprit et le corps met fin au naturalisme physico-thologique. L'homme rentre dans le droit commun de la connaissance. Le corps humain, corps parmi les corps. Le schma de la circulation du sang selon Harvey (1628) prpare le thme cartsien de l'homme machine, qui a surtout une valeur heuristique. Le mcanisme annexe le corps vacu par l'me. Divorce existentiel entre l'homme et son corps devenu inhumain. Vers une biologie et une mdecine positives. La psycho-physiologie mcaniste.

Chap. III. LA DISLOCATION DU COMPROMIS CARTSIEN: APPARITION DE LIDE DE NATURE. [95]

Descartes associe une physique mcaniste et une mtaphysique spiritualiste, position intenable. Bossuet cartsien et anti-cartsien. Descartes est all trop loin ou pas assez. Mcanisme et ontologie chez les successeurs de Descartes. Destruction du dterminisme chez Malebranche: l'intelligibilit selon l'occasionnalisme et la vision en Dieu. Limmatrialisme de Berkeley. Mais ni les croyants, ni les incroyants ne peuvent se satisfaire de ces chappatoires. La lumire naturelle selon Bayle. Religion naturelle, droit naturel. Recul du surnaturel. L'homme se dissout dans l'environnement objectif.

TROISIME PARTIE

LESSOR DE LA SCIENCE DE L'HOMMEAU XVIIIe SICLE

Chap. I. LA FASCINATION NEWTONIENNE. [105]

La physique exprimentale du XVIIIe sicle oppose la physique cartsienne des principes. Suprmatie du modle newtonien du savoir. Newton accomplit le mathmatisme galilen, et dfinit une philosophie naturelle qui remplace celle d'Aristote. Voltaire newtonien. Mais le XVIIIe sicle fait de Newton un positiviste, dli de toute thologie, au prix d'un faux sens sur sa pense. Newton n'est pas Laplace. L'attraction, ide force du XVIIIe sicle dans les sciences de la nature et de l'homme.

Chap. II. LE PROGRS DE LA CONSCIENCE MDICALE VERS LA SCIENCE DE L'HOMME. [113]

Coexistence pacifique de la mdecine et de la philosophie au VIIIe sicle. Le mcanisme renouvelle l'antique dbat entre l'cole de Cos et celle de Cnide: humorisme et solidisme. Lempirisme mdical de Sydenham et les progrs de l'observation clinique. Le rle des instruments d'observation: Leeuwenhck et le microscope. Lanatomie de Morgagni. Lcole des Iatromcaniciens: [516]Borelli, Bellini, Baglivi, Brhaave. Critique du schma mcaniste dans le solidisme, et du dualisme qu'il prsuppose. Leibniz contre l'homme machine. L'cole des Iatrochimistes. Van Helmont, Stahl et le monisme animiste. La physiologie de Haller. Bordeu et la doctrine de l'organisme. Le vitalisme de Barthez dans sa science de l'homme ouvre la voie d'un nouveau positivisme mdical. Vicq d'Azyr et l'anatomie compare. Promotion sociale et intellectuelle du mdecin au XVIIIe sicle.

Chap. III. L'HISTOIRE NATURELLE DE L'HOMME ET LES ORIGINES DE L'ANTHROPOLOGIE MODERNE. [135]

Prestige de l'histoire naturelle devenue science part entire. Reprise de la tradition aristotlicienne. Pauvret mthodologique des premires classifications. Le rle du Jardin du Roi. L'uvre de Linn. Le Systme de la Nature. Lordre cosmique selon Linn. L'homme inscrit au tableau des espces naturelles. La dcouverte des anthropodes et la dfinition de l'homo sapiens. Le fixisme et la question des mutations. Le gnie de Buffon. L'ide de science chez Buffon et le rle du calcul des probabilits. De l'histoire de la terre l'histoire de la nature. Fixisme et transformisme dans les espces vivantes. Lanthropologie de Buffon. La querelle des fossiles. Popularit de l'histoire naturelle. Les origines de la science anthropologique. Le concept d'anthropologie. Aprs Buffon Blumenbach. L'oeuvre anthropologique de Kant.

Chap. IV. LA THORIE EMPIRISTE DE LA CONNAISSANCE ET LES ORIGINES DE LA PSYCHOLOGIE. [163]

L'empirisme, donnant cong l'ontologie, tudie la pense pour elle-mme. La psychophysiologie mcaniste de Hobbes. La thorie de la connaissance selon le mdecin et diplomate John Locke. Inventaire critique de l'entendement humain: gense et transformation des ides. La critique du langage et la condamnation de la mtaphysique. La science de l'homme selon David Hume. Il veut tre le Newton de la gographie mentale. L'analyse de l'entendement et les lois de l'association. L'uvre historique de Hume. La mthodologie rationnelle pour l'analyse de l'esprit est reprise par Condillac. Le monisme intellectualiste de Condillac: dduction gntique du savoir partir de l'exprience perceptive. La critique du langage et le rve de la Langue des Calculs. La mort de Dieu en pistmologie a pour consquence l'apparition d'une psychologie indpendante. La Psychologie rationnelle et la Psychologie empirique de Christian Wolf; la psychomtrie. Le dveloppement de la psychologie empirique au XVIIIe sicle.

Chap. V. L'VEIL DU SENS HISTORIQUE. [187]

L'enseignement de l'histoire est d'institution rcente. De l'histoire mdivale l'histoire moderne. L'intelligence historique trangre aux fondateurs du mcanisme. Tradition de l'histoire de France, des Grandes Chroniques de France Mzeray et Velly. Antihistoricisme de Descartes et de son temps: Pascal, Malebranche, Bossuet. Naissance, pourtant, au XVIIe sicle de la critique historique. Physique et critique historique, chez Mersenne, au service de la foi. Le contrle rationnel des traditions et des textes. Les Bollandistes et la rvision de l'hagiographie. [517] L'uvre rudite et critique des Bndictins; mais c'est une histoire sans historicit. La critique historique des textes bibliques suppose une rvolution intellectuelle et spirituelle. Raison et rvlation chez Spinoza, fondateur de l'exgse moderne. Science de l'homme et science de Dieu: la thologie en pril. L'histoire sainte rduite la raison. Richard Simon dfenseur de la foi et apprenti sorcier, dpist par Bossuet. Le triomphe de l'esprit critique. L'histoire rvle l'humanit elle-mme; l'humanit habite dans le temps. La philosophie de l'histoire ou l'histoire de la, raison. Bayle et Fontenelle, bndictins laques. Apologie de la certitude historique chez Bayle. Le fanatisme critique procde au dcapage des traditions et combat pour la lumire naturelle. Fontenelle, cartsien et historien, initiateur de l'ethnologie compare. L'histoire a dsormais un sens. L'oeuvre historique de Leibniz, son importance. Vrits ternelles et vrits de fait. La logique de l'histoire et la thorie des probabilits. Leibniz prophte d'une histoire de l'avenir, pour une humanit rconcilie. Voltaire: l'histoire comme anthropodice culturelle et bourgeoise. Le nouveau contenu de l'histoire. Raison et draison de l'histoire. L'histoire devient au XVIIIe sicle un lment essentiel de la culture. Mais le sens de l'historicit fait encore dfaut.

Chap. VI. LES SYSTMATISATIONS DU XVIIIe SICLE. [229]

A.LEncyclopdie.

Ncessit d'un regroupement des dimensions pistmologiques. Lide d'encyclopdie depuis la Renaissance. L'encyclopdie comme bilan provisoire et comme attitude d'esprit. Du projet de langue universelle la ralisation d'un dictionnaire. Espoirs et activits de Leibniz: le thme de l'encyclopdie est le foyer de son uvre. Socits savantes et acadmies. L'Encyclopdie de d'Alembert et Diderot comme dification d'une science de l'homme par la mise au point de la carte du monde intellectuel. Empirisme et rationalisme: la critique de la connaissance par l'laboration d'une pistmologie gntique. La mtaphysique, science des principes ou philosophie gnrale. Les sciences humaines dans l'Encyclopdie et l'ducation universelle. [229]

B.Les philosophies de la nature.

De l'histoire naturelle de l'homme la philosophie de la nature. Les matrialismes au XVIIIe sicle. Spcificit de la matire organique selon Lamettrie et d'Holbach. Le matrialisme affirme l'unit de la nature. Continuit de l'animal l'homme d'aprs Lamettrie. La perspective de l'volution selon Diderot. Le transformisme ducatif d'Helvtius: le dterminisme du milieu ouvre d'immenses perspectives pdagogiques, [242]

C.Les philosophies de la culture et les philosophies de l'histoire

La culture, seconde nature. L'ide de civilisation, ide force du XVIIIe sicle. Les origines de la philosophie politique moderne. La doctrine du droit naturel reconnat la spcificit du domaine humain. L'veil du sens historique oblige les philosophes prendre au srieux l'ordre des faits humains. La rflexion doit refaire ce que l'histoire a dfait. La mobilisation de l'ontologie fait de [518] l'histoire la messagre d'une rvlation. La philosophie de l'histoire, produit de remplacement pour la thologie. Ltude comparative des civilisations chez Vico. La science de la nature sociale d'aprs Montesquieu. Lessing. La philosophie kantienne de l'histoire. L'histoire, moyen de salut collectif, chemin de la religion rationnelle et de la rpublique universelle. De la philosophie de la culture la pdagogie. [249]

D. Les sciences humaines et la logique probabilitaire

L'exigence mathmatique dans les sciences humaines. Du probabilisme sceptique la probabilit comme mode de certitude. L'utilisation par Leibniz du calcul des probabilits: il espre en tirer une logique des sciences morales. Hume et la probabilit des associations. Le dveloppement de la statistique. L'arithmtique politique selon l'Encyclopdie. L'arithmtique morale de Buffon et la mathmatique sociale de Condorcet. Kant et les statistiques. [260]

QUATRIME PARTIE

LA SCIENCE DE LHOMMESELON L'COLE IDOLOGIQUE FRANAISE

Chap. I. LES IDOLOGUES EN LEUR TEMPS. [271]

Les penseurs de la Rvolution, moment original de la conscience franaise, hommes politiques, rformateurs. Une philosophie collgiale. Lavoisier idologue. La dchance des anciennes acadmies et la fondation de l'Institut national foyer de l'Idologie. L'Institut, c'est l'Encyclopdie vivante.

Chap. II. LA MTHODE IDOLOGIQUE. [281]

Une pistmologie gntique dans la perspective ouverte par la thorie condillacienne de la connaissance. Un empirisme exprimental. L'idologie est une partie de la zoologie. Idologie physiologique et idologie rationnelle. Destutt de Tracy thoricien de l'idologie rationnelle. Du sensualisme l'intellectualisme. La critique des signes et le rve de la langue des calculs. L'analyse idologique trouve son accomplissement dans la mathmatique sociale de Condorcet et la thorie des probabilits de Laplace, qui englobe les sciences humaines. Les vues pdagogiques de Tracy et les institutions culturelles de la Rvolution. Place privilgie faite aux sciences humaines. La dchance universitaire sous l'Empire et la Restauration. Influence de l'Idologie en Allemagne, aux tats-Unis.

Chap. III. L'ANTHROPOLOGIE MDICALE: CABANIS, BICHAT, PINEL. [293]

L'idologie physiologique de Cabanis. Un positivisme mthodologique, fond sur l'application de l'analyse l'art de gurir. Un dterminisme biologique nuanc et hirarchique. L'intelligibilit unitaire du physique et du moral fonde la science de l'homme. La critique de Condillac par Cabanis: l'interdpendance des sens externes et la dcouverte du sens interne. Le monisme de Cabanis n'est pas un matrialisme. Amliorer l'espce humaine. Maine de Brian et l'idologie: il essaie de rconcilier [519] l'idologie rationnelle et l'idologie physiologique. Bichat dveloppe la doctrine vitaliste: la physiologie irrductible la physique. Les progrs de la connaissance biologique. Pinel fondateur de la nosologie, analyse mthodique des entits morbides, entreprend de fixer la terminologie mdicale. Il rforme la mdecine mentale par la mise en uvre d'un humanisme hospitalier. L'cole psychiatrique franaise et les Annales mdico-psychologiques.

Chap. IV. L'HOMME DANS LE MONDE NATUREL: LAMARCK. [309]

Du Jardin du Roi au Musum d'histoire naturelle. De l'histoire naturelle aux sciences naturelles. Ncessit de constituer ce domaine pistmologique selon des normes rationnelles. La Biologie de Lamarck pose dans son ensemble le problme de la vie. Lhistoire naturelle des insectes et des vers permet de dfinir le minimum vital. Le sens cosmique de Lamarck. Signification du transformisme. La place de l'homme dans la nature et la gense de l'espce humaine. Le gnie de Lamarck, naturaliste philosophe.

Chap. V. LES SCIENCES DE LA CULTURE. [321]

Les Idologues se sont intresss l'anthropologie culturelle. La Socit des Observateurs de l'homme. Les Considrations sur les diverses mthodes suivre dans l'observation des peuples sauvages de Degrando, premires et trs remarquables instructions ethnographiques. Mthodologie d'une archologie mentale. Un projet de muse d'ethnographie. Fauriel et la philologie. Luvre de Volney. Premires bauches d'une philologie compare. Le procs de l'histoire et de ses poisons. Pour un bon usage de l'histoire. Histoire des peuples et description gographique du milieu. Volney prcurseur de la gographie humaine. Influence des Idologues sur la pense du XIXe sicle.

CINQUIME PARTIE

LES SCIENCES HUMAINES AU XIXe SICLE

Chap. I. SITUATION DES SCIENCES SOCIALES AU XIXe SICLE. [335]

Le raz de mare rvolutionnaire travers le monde, et l'urgence de dfinir un nouvel quilibre europen. L'acclration de l'histoire impose la conscience la dimension historique. La science de l'homme devient une condition de l'action. Science de l'homme et recherche de l'homme. Rhabilitation du problme social. Il faut compenser par des rformes appropries l'inhumanit spontane du systme industriel. La dtribalisation de l'Ancien Monde. Philosophie sociale et philosophie de l'histoire. La Rvolution a fait la preuve de la capacit rformatrice et formatrice de l'homme.

Chap. II LE DIVORCE DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE: DU POSITIVISME AU SCIENTISME. [343]

Spcialisation des sciences et dsaffection philosophique au XIXe sicle. La bonne entente traditionnelle de la philosophie et des sciences. La notion de philosophie naturelle travers l'histoire. Chez Newton et au XVIIIe sicle encore, il n'y a pas de rupture [520] entre philosophie et science; mais la philosophie subit une restriction critique. Pour les Encyclopdistes, la mtaphysique est la science des principes. Les origines du positivisme: d'Alembert, Lamarck, Comte. Le vide philosophique, au milieu du XIXe sicle correspond au passage du positivisme au scientisme. La mentalit scientiste fausse le dveloppement des sciences sociales. Protestation de Comte contre l'imprialisme scientiste. Il maintient la spcificit des faits sociaux. De mme, Claude Bernard estime la biologie irrductible aux sciences physico-chimiques. Le vitalisme de Cournot. Mais le progrs des sciences de la vie depuis Lavoisier fait rver d'une biologie rduite la physique. La revanche du laboratoire sur la clinique au XIXe sicle. Le principe de la conservation de l'nergie et les systmatisations scientistes. Les synthses chimiques et les prophties de Berthelot. Le matrialisme scientifique d'inspiration biologique. Taine: les sciences de l'homme seront des sciences exactes. L'idole de la science fera le bonheur de l'humanit.

Chap. III. LA SCIENCE DE L'HOMME DANS LES SYNTHSES SPCULATIVES. [365]

Persistance des grands systmes au dbut du sicle dans la perspective d'un dveloppement de l'humanit. La science de l'homme selon Saint-Simon. Primat de l'conomie dans l'organisation politique et sociale. Auguste Comte: de la physique sociale la sociologie. La loi des trois tats, loi de la nature sociale. La religion de l'humanit vient combler un vide au niveau des valeurs. Stuart Mill veut tre le Bacon des sciences humaines. L'pistmologie des sciences humaines doit s'aligner sur celle des sciences de la nature. Primat de l'thologie, et mthode dductive inverse dans les sciences sociales. L'histoire, exposant de la vrit selon Hegel. L'histoire hglienne est rduite la raison, mais l'histoire concrte a refus de se laisser domestiquer. Marx retourne la dialectique pour mettre une philosophie scientifique au service de la rvolution. Les ambiguts du matrialisme marxiste. La planification marxiste est encore une synthse dductive dans le style du XIXe sicle, mais il n'appartient pas l'esprit d'imposer ses conditions au rel. Le progrs des sciences humaines dment le projet unitaire d'une science de l'homme.

Chap. IV. LA CONSTITUTION DES SCIENCES HUMAINES POSITIVES AU XIXe SICLE: L'PISTMOLOGIE DISCURSIVE ET EXPLICATIVE [381]

clatement du concept synthtique de la science de l'homme qui fait place des disciplines spcialises. L'opposition entre l'pistmologie discursive et lpistmologie comprhensive.

A.L'essor de l'anthropologie.

L'laboration du concept d'anthropologie. De la physiognomonie de Lavater la phrnologie de Gall. Origines de l'anthropomtrie. Le problme des races. L'anthropologie culturelle et les origines de l'ethnographie. La linguistique compare, la gographie humaine. Boucher de Perthes et la prhistoire. L'influence darwinienne. Luvre de Broca et la constitution dfinitive de l'anthropologie comme science. [383]

[521]

B.La psychologie scientifique.

La naissance, en Allemagne, de la psychologie scientifique: l'uvre de Herbart. Weber et Fechner ouvrent la psychologie une carrire exprimentale. Les progrs de la physiologie nerveuse. Wundt assure la psychologie le statut de science exacte. La psychologie en Amrique: William James. Lcole franaise de psychologie positive: Ribot. [399]

C.Les sciences historiques.

Le dveloppement de l'historiographie au XIXe sicle. L'influence du mouvement romantique en Allemagne et en France. Lhistoire nationale. De l'histoire romantique l'histoire positive. Constitution d'une historiographie qui prtend se prsenter comme une science rigoureuse: la conception de l'histoire chez Langlois et Seignobos. [408]

Chap. V. LE SPIRITUALISME UNIVERSITAIRE EN FRANCE OU LA DMISSION DES PHILOSOPHES. [425]

Les philosophes franais opposent une fin de non-recevoir aux dveloppements des sciences humaines. Sociologie et stratgie de la mtaphysique universitaire de Cousin Lachelier. Un dirigisme hirarchique pse, de tout le poids de l'appareil administratif, sur l'orientation des tudes philosophiques. Le spiritualisme officiel, philosophie de l'vasion et de l'absence, abandonne la ralit humaine concrte aux positivismes et aux scientismes de toute observance.

Chap.VI. L'HERMNEUTIQUE COMPRHENSIVE ET L'HISTORISME. [437]

La recherche en Allemagne d'une mthodologie spcifique des sciences humaines. La raction contre l'Autklrung: romantisme et nationalisme. Fondation de l'Universit de Berlin (1810). La thorie romantique de la connaissance et le sens de la vie. La Naturphilosophie; l'ide d'organisme et la biologie romantique. Philologie et philosophie dans la culture allemande. Coexistence pacifique de la philosophie et de la thologie. Dcentralisation intellectuelle. Dfinition de l'hermneutique. La pense religieuse de Schleiermacher. Le dveloppement des sciences philologiques, sciences de l'expression humaine. Naissance de la linguistique compare. F.A. Wolf, Ast, Bckh. De l'idalisme l'historisme: Humboldt, Savigny. Le Volksgeist. La comprhension de l'histoire: Droysen. La mthodologie des sciences humaines: Dilthey. La critique de la raison historique. La comprhension comme dialogue: c'est la socit qui est notre monde. La philosophie de la vie et le primat de la biographie. La thorie des conceptions du monde et la philosophie de la vie. Lpistmologie historique aprs Dilthey: Rickert, Max Weber. La prise de conscience et l'laboration du prsuppos humain. Lintuition des essences chez Husserl et la mthode phnomnologique. Sa mise en uvre par Scheler: sociologie de la connaissance et philosophie des valeurs. Solidarit de l'explication et de la comprhension. La vrit comme vise eschatologique.

CONCLUSION.

POUR UNE CONVERSION PISTMOLOGIQUE. [471]

D'un nouvel obscurantisme: l'inflation scientifique et technique actuelle est une des formes les plus pernicieuses du nihilisme contemporain. L'exprience sudoise. Dsarroi des sciences humaines. La psychologie de Ribot et de Dumas incapable de se dfinir elle-mme. L'anthropologie en pices dtaches. La dissolution de l'objet historique. La spcificit mthodologique des sciences humaines. L'histoire des sciences n'est pas une logique des sciences. Non-sens du physicalisme. Aucune axiomatique ne se suffit elle-mme. Les sciences de l'homme chappent l'espace mental des sciences de la matire. Le positivisme scientiste n'est que la dernire phase de l'ge mtaphysique. La mise au point d'une pistmologie spcifique des sciences humaines implique une mutation intellectuelle et spirituelle: le cas de Lvy-Bruhl. Ncessit d'une restauration mtaphysique dans les sciences de l'homme. Toutes les sciences sont des sciences de l'homme, mais chacune des sciences humaines met en jeu la ralit humaine dans son ensemble, sans pouvoir prtendre l'puiser jamais. Il faut ici, la fois, expliquer et comprendre. L'homme est le matre des significations qu'il transforme son gr. quivoque et ambigut de la prsence humaine: le droit de l'homme disposer de lui-mme. Ncessit d'une comprhension de l'tre humain, qui intervient comme une rvlation naturelle au fondement de toute science de l'homme. Le fait humain total. Les sciences humaines ne sont pas des sciences inexactes, mais des sciences d'un type diffrent. La vrit n'est pas distincte du cheminement de l'homme vers la vrit: science et recherche. Science et conscience de l'homme. Le moi n'est plus hassable. Connaissance en premire personne. Le procs de l'historisme: l'homme est le chiffre de l'histoire. Il faut reprendre la ngociation entre la raison et l'vnement. D'une anthropologie une axiologie. Le monde humain se dploie comme un ordre de relations symboliques. Critique du matrialisme: pas de causalit du matriel au spirituel, mais seulement du spirituel au spirituel. Les sciences humaines veulent dfinir et lucider les programmes de valeurs qui justifient le dploiement de l'activit des hommes sur la face de la terre. Mais l'horizon dernier ne peut tre atteint. Signes d'un renouveau anthropologique dans la mdecine, la sociologie, l'conomie actuelles. Les sciences de l'homme, sciences de la libert.

[i]

Introduction aux sciences humaines.

Essai critique sur leurs origines et leur dveloppement.

PRFACEPOUR LDITION ITALIENNE

Retour la table des matires

Cet ouvrage a t publi en France en 1960, dans une conjoncture intellectuelle fort diffrente de celle d'aujourd'hui. L'auteur lui-mme a pris du recul par rapport son livre; il s'est avanc sur la voie o il ne faisait alors que s'engager. Les crits d'un homme sont aussi des moments de sa vie, des tapes de son dveloppement. L'Introduction aux Sciences humaines tait une introduction. Il me semble qu'elle doit garder ce caractre; vouloir la modifier, je la falsifierais. Habent sua fata libelli; les livres ont leur destin. Comme les enfants, une fois ns, ils chappent leurs crateurs et doivent courir leur chance pour leur propre compte.

Mais, tout en respectant l'intgrit de l'uvre, il est possible l'auteur de se retourner vers elle, de s'interroger son sujet, et de prciser les cheminements qui ont conduit le penseur vers la formation de cette pense. N'importe qui n'crit pas n'importe quoi n'importe quel moment. Les livres de science et de pense, en leur objectivit apparente, peuvent donner croire qu'ils possdent une validit intemporelle, mais ils sont aussi les fruits des temps et des circonstances, des humeurs et des passions. On peut donc essayer de prciser leur inscription existentielle.

J'avais publi en 1956 un Trait de Mtaphysique, dont le titre avait une valeur de dfi. Il n'y tait nullement question de la philosophia perennis; il ne s'agissait en aucune faon d'une rflexion sur l'Etre, sur l'Absolu, o lEtre exclut les tres, et o le souci de l'Absolu fait obstacle toute comprhension de la ralit.

Il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci; la mtaphysique a pour tche essentielle de dresser l'inventaire des significations du monde. La philosophie retrouve ainsi sa fonction sculaire, qui est de justifier l'existence, comme la plnitude de la prsence de l'homme lui-mme, au monde et Dieu. Les penseurs de toujours, lorsqu'ils s'efforaient de dmontrer les articulations de l'tre, trouvaient l une expression conforme leurs aspirations dans le monde de leur temps. Nos exigences s'affirment autrement, mais, dans un langage diffrent, elles rpondent sans doute une intention identique.

Le mtaphysicien classique cherche tablir le signalement d'une vrit transcendante; l'opration ontologique du Cogito est le tour de passe-passe qui lui permet de mettre entre parenthses le monde comme il va, de telle sorte que son affirmation doctrinale n'aura pas craindre le choc en retour des circonstances d'ici-bas et leurs vicissitudes. Il obtient ainsi en toute scurit une thorie rigoureuse dont le seul inconvnient est qu'elle ne s'applique rien ni personne.

[ii]

Mon ami Merleau-Ponty, dans sa Phnomnologie de la Perception, avait fait voir que la perception est la terre natale de la vrit, le point de dpart et le point d'arrive de toutes les investigations de la connaissance. Ainsi s'ouvrait la perspective d'une philosophie qui, grce l'application de la mthode phnomnologique, serait un immense examen de conscience de l'homme percevant, sentant et pensant, mais sans jamais rompre le contact de la prsence au monde, sans jamais se dmettre ou se dsincarner. Telle tait bien, me semblait-il, la voie suivre; l'entreprise mtaphysique reprsente le seul accs direct la ralit vcue.

Seulement, Merleau-Ponty est mort prmaturment, sans avoir men bien la tche entreprise dans la Phnomnologie de la Perception, il n'a publi, aprs son grand ouvrage, que des crits de circonstances, des essais et chroniques, comme s'il s'tait heurt, dans la voie o il s'tait engag, d'insurmontables difficults. La raison de ce demi-chec est peut-tre que, si l'on considre la conscience qui vient au monde comme un commencement radical, elle devient une sorte d'absolu originaire, aussi insaisissable et inpuisable que le Cogito des mtaphysiciens intellectualistes. La recherche de l'absolu dans le concret devient une poursuite aussi dcevante que la chasse de l'Etre selon l'ordre des ides dans l'ontologie traditionnelle. Consciemment ou non, Merleau-Ponty s'est dcourag devant la ncessit de repartir toujours zro, de reprendre toujours la mme initiative, avec la seule certitude de n'aboutir jamais. Avant lui dj, son inspirateur, Husserl, avait connu le mme dcouragement.

Pour ma part, j'admettais la phnomnologie comme la seule voie d'approche vers la ralit humaine; mais je ne pouvais accepter, chez Husserl, une sorte de mtaphysique de l'intuition des essences, exprime dans un langage dont l'hermtisme me rebutait. J'admettais l'pistmologie, mais je refusais l'ontologie, qui dgnrait si vite en une scolastique rserve l'usage de quelques initis. Je me mfiais de la prtention phnomnologique la navet, l'vidence; je refusais l'ide d'un degr zro de la connaissance, auquel il serait possible de revenir en pense grce une procdure idale quelle qu'elle soit. Il y a eu des poques o la stabilit des structures politiques, sociales, conomiques et intellectuelles permettait au penseur de croire la stabilit de la vrit. Mais nous vivons, nous autres modernes, sous le rgime de l'acclration de l'histoire; le monde sous nos yeux, ne cesse de se transformer dans ses dimensions matrielles et spirituelles. A tout moment se ralise une remise en jeu des significations. Les transformations de l'image du monde sont corrlatives d'une transformation de la conscience de l'homme.

Mais l'homme, en dpit des apparences, ne dispose pas d'un accs direct sa ralit intime. Chacun, pour s'approcher de soi-mme, doit faire le long dtour de sa propre histoire. Il en est de mme pour une mtaphysique considre comme l'examen de conscience de l'humanit. Les objets sur lesquels elle porte ne sont pas des ralits transcendantes, dfinies une fois pour toutes, mais des ensembles de reprsentations dont l'tat prsent, toujours provisoire, caractrise un certain moment de la conjoncture pistmologique et spirituelle. C'est ainsi que la voie d'une pistmologie consquente m'est apparue comme devant emprunter le long dtour des sciences humaines. Il faut renoncer l'espoir de retrouver jamais le dialogue premier et dernier d'un sujet absolu avec un objet absolu. La dfinition traditionnelle de la vrit comme la [iii] concidence entre l'esprit et la chose suppose un troisime terme, un observateur plac lui-mme en dehors de la confrontation, avec la possibilit de servir d'arbitre. Ce rle revient tout naturellement au Dieu du rationalisme. Husserl n'avait pas renonc pour sa part faire la philosophie de Dieu. Celui qui cherche la voie d'une philosophie l'chelle humaine doit accepter de penser la confrontation au sein mme de la confrontation. La vrit qu'il cherche est une vrit qui le dpasse, parce qu'elle l'englobe, et parce qu'elle ne cesse de le remettre en question au gr des renouvellements de la situation vcue.

Ces indications ne manqueront pas de choquer les tenants d'une vrit monolithique et millnaire. O allons-nous, objecteront-ils, si la vrit doit composer avec le temps et les hommes, avec la diversit des poques et la multiplicit des penseurs? Les accusations de psychologisme et d'historisme sont toutes prtes; la vrit n'est plus la vrit si elle n'est pas immuable; ce serait une contradiction dans les termes. A quoi je rpondrai qu'il n'y a de contradiction qu'entre des termes qu'on a poss arbitrairement. Ce serait plus commode, bien sr, si nous pouvions poser la vrit nos propres conditions, mais ce serait prsupposer cela mme qui est en question. On peut mpriser le devenir de la culture et de l'humanit, si l'on en possde d'avance le dernier mot. Mais si l'on ne dtient pas ce secret surhumain et inhumain, le sens de la vrit devient celui d'un chemin vers la vrit. Le penseur doit se frayer un passage travers la diversit des circonstances, en dchiffrant de son mieux les significations des vnements.

On ne peut pas philosopher vide. Le rve de l'origine radicale ou de la structure dfinitive n'est qu'une mystification, dont les checs rpts, tout au long de l'histoire, auraient d servir de leon ceux qui s'obstinent reprendre leur compte les rveries de la pierre philosophale, but jamais atteint de tous les nostalgiques de la pense pure. Le thme de la philosophie de l'esprit, qui serait seulement la connaissance de l'esprit par lui-mme, ou plutt la digestion de l'esprit par lui-mme, est un produit tardif de la spculation occidentale. La philosophie ancienne rflchissait partir de la ralit divine et humaine; depuis les Prsocratiques jusqu' Aristote, elle s'est propose de mettre au point un cosmos des penses, susceptible de rendre raison du monde rel. Au moyen ge, la scolastique trouve son origine et sa fonction propre dans une mditation et rflexion de la Rvlation; elle s'efforce de concilier les exigences divergentes de la Parole de Dieu et de l'intellect humain.

l'origine des temps modernes, la rvolution mcaniste, dont Galile fut le grand initiateur, met en honneur la nouvelle autorit de la science rigoureuse, qui prend conscience d'elle-mme dans la mthode mathmatique, et se lance la conqute de l'univers, grce la thorie physique naissante.

Cette priptie dcisive a eu pour effet de fausser le dveloppement de la conscience occidentale, qui s'est mise rver l'application au domaine humain dans son ensemble des procdures qui avaient si bien russi dans un domaine particulier. Comme si les normes qui avaient fait leurs preuves dans l'ordre des mathmatiques et de la physique devaient avoir pleine juridiction sur l'espace vital de l'humanit dans son ensemble.

Le gnie de Newton se trouve l'origine du malentendu positiviste. Newton, achevant l'uvre de Galile, met au point, la fin du XVIIesicle, un schma systmatique de l'univers physique. Aprs lui, pendant [iv] plus d'un sicle, les thoriciens vont rver de faire rgner dans tous les domaines de la connaissance, en psychologie, en biologie, en mdecine, en sociologie, un ordre analogue celui qui a prvalu dans le ciel et sur la terre. Cent ans aprs la publication du grand ouvrage de Newton, Kant soutient que la mtaphysique doit pouvoir se prsenter comme une science rigoureuse, et que le caractre distinctif de la science est la prpondrance de la mthode mathmatique. Il ajoute mme, non sans quelque imprudence, que la psychologie, parce qu'elle n'est pas rductible au calcul, ne pourra jamais prtendre la dignit d'une science digne de ce nom.

Le triomphe du positivisme et du scientisme, au cours du XIXe sicle, a rejet au second plan l'apparition d'une nouvelle forme de connaissance qui, ds le milieu du XVIIIe sicle, connat en Europe un prodigieux dveloppement. Cette connaissance s'attache la ralit humaine, considre comme un objet d'enqute objective, et traite selon les exigences de mthodologies spcifiques. Le XVIIIe sicle n'a pas invent les sciences humaines; elles s'taient dj annonces, ici ou l, travers la diversit des espaces-temps culturels. Mais c'est au XVIIIe sicle que prennent vraiment conscience d'elles-mmes les sciences historiques et philologiques, l'ethnographie, l'conomie politique, la psychologie...

De toute vidence, la constitution des sciences humaines nous touche de plus prs que le dveloppement des disciplines physico-mathmatiques. Or il ne semble pas que l'on nait jamais accord aux sciences de l'humanit le mme intrt qu'aux sciences de la ralit matrielle. Tout se passe comme si l'intelligence humaine, en retard sur le devenir de la connaissance, n'tait pas parvenue se librer des schmas mcanistes mis au point depuis le dbut du xvii' sicle. Les sciences rigoureuses dfinissent le prototype de toute vrit; leur prminence est atteste chaque jour par le dveloppement de la civilisation technique, dont dpendent nos conditions de vie. L'esprance cyberntique (ou plutt la dsesprance), sous ses formes multiples, reprsente la dernire en date, et non la moins dangereuse incarnation de ce primat intellectuel de la machine.

Si l'on s'en tient ce point de vue, les sciences humaines, pour autant qu'elles chappent encore la juridiction des machines lectroniques, demeurent des sciences inexactes et approximatives, sciences fort peu scientifiques en ralit. Renan, l'un des tmoins franais du mouvement des sciences historiques en Allemagne, aprs avoir lui-mme glorieusement consacr sa vie la philologie et l'histoire des religions, finissait par douter de la valeur de ces disciplines. Il les traitait de petites sciences conjecturales, qui se dfont sans cesse aprs s'tre faites, et qu'on ngligera dans cent ans. Et Renan, sensible au prestige de son ami Berthelot, regrettait de n'avoir pas choisi la voie droite et utilitaire de la chimie, science du rel et bienfaitrice de l'humanit. Autrement dit, on ne sait pas trop si les prtendues sciences de l'homme mritent cette appellation, ou si elles ne sont pas en ralit des disciplines littraires et approximatives, simple domaine de culture, dont le seul intrt serait de perptuer les rves et les erreurs des gnrations disparues.

Tel fut peu prs le point de dpart de mes rflexions sur le renouvellement de la mtaphysique. Pourquoi la mtaphysique devrait-elle demeurer prisonnire d'un moment dpass de l'histoire du savoir? Il n'y a pas lieu d'en vouloir Descartes s'il difie une mtaphysique de la physique, des mathmatiques. Le systme cartsien reflte l'image du nouveau monde mcaniste, tel qu'il est sorti de la rvolution de 1630.

[v]

Mais il serait absurde de perptuer jamais la vrit pistmologique des annes 1630. La mtaphysique en tant qu'examen de conscience de l'humanit, doit tre recommence au fur et mesure des renouvellements de la conscience que l'humanit prend d'elle-mme. Depuis le XVIIIe, sicle, l'homme est devenu pour l'homme un objet de connaissance objective; du mme coup, l'tre humain a dcouvert que rien ne lui est plus tranger que sa propre nature. La pense humaine ne peut se drober devant la responsabilit de prendre comme objet d'enqute le rgne humain dans son unit et dans ses diversits.

La condition de l'homme est de vivre dans un monde humain, dont les seules sciences humaines peuvent nous livrer les diffrents aspects. L'homme, qui tablit la vrit des choses, relve d'une intelligibilit spcifique, dont les modernes sciences de l'homme s'efforcent de retrouver les configurations. Il faut dnoncer l'antique malentendu perptu par le mot mme de mtaphysique. Ce vocable, enfant du hasard, est un mot mal fait. cause de physique, comme si toute vrit humaine devait ncessairement se situer dans la perspective de la connaissance de la nature matrielle, qui se voit ainsi reconnatre une injustifiable primaut sur la ralit humaine. De plus, le prfixe mta est galement dangereux, car il donne entendre que la vrit de l'tre vient aprs celle du monde et de la nature, correspondant ainsi un autre domaine, indpendant du premier. Or la vrit philosophique n'est pas une vrit ultrieure, intrinsquement diffrente des vrits initiales de la nature et de l'homme. Son contenu, c'est la totalit des indications que fournit travers les espaces-temps historiques l'inventaire de la condition humaine, ralis par l'ensemble des savants qui travaillent dans tous les secteurs de la connaissance. L'entreprise mtaphysique correspond l'effort pour lier la gerbe des savoirs travers lesquels s'annonce la ralit de l'homme et la ralit du monde.

C'est ainsi que j'en vins l'ide de tenter l'entreprise d'une thorie des ensembles culturels, attache rvler les renouvellements des significations de la conscience. Mais la prise en charge des sciences humaines par la philosophie entrane une reconversion des sciences humaines. Les sciences de l'homme ont suivi jusqu' prsent la ligne de plus grande pente de l'histoire du savoir. Peu nombreuses l'origine, elles se sont parpilles au fur et mesure de l'parpillement de l'espace pistmologique. Prises au pige de leur propre technicit, victimes de leurs procdures et de leur langage, elles sont devenues de plus en plus sciences et de moins en moins humaines; elles ont perdu en cours de route l'intention d'humanit qui les animait au dpart.

Cette msaventure du savoir est l'un des drames majeurs de la culture contemporaine. Le philosophe peut retrouver ici un rle sa mesure: face aux spcialistes de toutes les spcialits, il peut devenir le spcialiste de l'humanit. Il lui appartient de remonter la, pente de la dgradation de l'nergie pistmologique, et de regrouper ce que l'analyse a dissoci. Le philosophe doit reprendre l'immense recueil des informations accumules au cours des sicles par toutes les disciplines humaines, afin d'y dcouvrir le visage de l'homme.

La situation actuelle des sciences humaines n'est qu'un moment dans une enqute jamais inacheve. Ces sciences ne nous apportent pas une photographie d'un rel extrieur et dfinitif; elles interviennent comme des facteurs dynamiques dans le mouvement de la civilisation. Les sciences de l'homme contribuent l'dification de l'humanit. Celui qui court aprs son ombre ne la rattrapera pas; mais il se transforme [vi] lui-mme au fur et mesure des rsultats acquis et du chemin parcouru.

C'est pourquoi le philosophe ne doit pas se laisser captiver par la plus rcente actualit. Il y a des modes dans le domaine des sciences humaines comme ailleurs; un certain snobisme s'imagine toujours que la dernire ide ou la prochaine enqute vont arrter la recherche tout jamais, et rvler la solution. Si la suite des temps a dissoci les sciences humaines, la recherche historique permettra de retrouver le sens de l'unit perdue, et peut-tre d'indiquer le sens de l'unit retrouver.

Telle m'apparaissait, vers 1957, la tche entreprendre. Tche de philosophie, mais qui aurait pour matire l'pistmologie et l'histoire. Le projet tait de suivre la trace cette connaissance de l'humanit par elle-mme, poursuivie par tous ceux qui ont essay de dchiffrer le mystre de l'existence travers les aventures de la culture.

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Les sciences humaines ont l'homme pour objet. La mthodologie physique ou mathmatique est aussi dplace dans le domaine humain que le serait dans les sciences physiques ou mathmatiques, une mthodologie de type psychologique. La physique positive est ne lorsque Galile a dblay le champ exprimental des significations trop humaines qui y tranaient depuis les origines de l'humanit. Mais si les significations humaines sont dplaces en physique, il est stupide de soutenir qu'elles ne sont pas leur place en psychologie, en histoire ou en conomie... L'anthropomorphisme, qui est un obstacle pistmologique dans l'ordre des sciences de la nature, devient le fondement mme de l'pistmologie dans le domaine humain.

On peut faire une anatomie et une physiologie du sourire, en dcrivant des circuits sensori-moteurs, des rseaux de nerfs, des systmes de muscles mis en mouvement par une excitation extrieure dclenchant une rponse du sujet. On peut tenter de calculer le sourire en intensits lectriques; on peut mesurer la tension artrielle et analyser les urines. On tablira ainsi que le sourire met en oeuvre un appareillage extrmement compliqu, si bien que la production d'un sourire apparatra comme un phnomne hautement improbable, moins que l'on ne dispose d'un ordinateur de taille moyenne. Puis viendra un cybernticien, qui construira un modle lectronique du sourire, lequel permettra une calculatrice grand rendement de dbiter plusieurs millions de sourires la seconde. Je ne dis pas que tout cela soit sans intrt; il se pourrait que l'on ajoute ainsi quelque chose notre connaissance du sourire. Mais un sourire est un fait humain qui appartient la ralit humaine. Le sourire de la fille amoureuse, le sourire de la mre son enfant, le sourire de la Joconde ont leur sens et leur valeur dans l'ordre des significations humaines, irrductible la physiologie ou l'lectronique. Pour comprendre un fait de ce genre, il faut s'tablir dans le domaine humain, dont toutes les implications se trouvent ds le dpart prsupposes.

L'homme ne peut tre compris qu'en langage humain; cette constatation fut pour moi la clef d'un savoir nouveau. Un jour, comme je feuilletais Les Ruines, le curieux livre de l'idologue franais Volney, une note me frappa, qui suggrait aux autorits rvolutionnaires de Paris la cration d'un Muse de l'Homme, et ajoutait qu'une institution de ce genre existait dj Saint Ptersbourg. Puis je trouvai chez l'Ecossais David Hume l'expression science de l'homme, et la suggestion [vii] d'une gographie mentale. Ces formules me frapprent comme ayant un accent neuf en leur temps. L'homme de la mtaphysique traditionnelle, crature de Dieu gare en ce bas monde, mais bnficiant d'un statut ontologique, n'est pas un objet de science. Pour parvenir l'ide d'une science de l'homme, il fallait surmonter une contradiction dans les termes et remettre en question avec l'intrpidit de Hume, les vidences les plus sacres.

Je tenais deux anneaux d'une chane. Hume, c'tait la tradition de l'empirisme anglo-saxon, depuis Francis Bacon et Locke; c'tait la philosophie exprimentale d'inspiration newtonienne, qui devait susciter en France le mouvement de l'Encyclopdie. Mais Hume est aussi le contemporain de Linn, qui fait figurer l'espce humaine dans son tableau gnral des espces animales, ouvrant ainsi la possibilit d'une histoire naturelle de l'homme. Quant Volney, il appartient l'quipe des Idologues, continuateurs de l'Encyclopdie, qu'ils s'efforcent de faire passer l'acte dans la France rvolutionnaire. Or l'idologie, selon son thoricien Destutt de Tracy, veut tre une branche de la zoologie, et l'ide de science de l'homme se trouve au cur de la proccupation idologique.

Ces penses parses trouvrent leur premire expression dans un article Pour une histoire de l'ide de science de l'homme; publi en janvier 1957 par Diogne, la revue de l'U.N.E.S.C.O. Ce texte qui protestait contre le retard de la recherche dans un domaine capital pour la culture occidentale, tait un manifeste en faveur de la spcificit irrductible des sciences humaines. J'avais, l'poque, plus de bonne volont que de connaissances relles; mais je disposais dsormais d'un programme de travail; je savais de quel ct trouver la matire de la rflexion mtaphysique. Car le philosophe qui, tel Montaigne dans sa tour ou Descartes en son pole, croit disposer d'un accs direct la connaissance de soi, dcouvre au profond de lui-mme une individualit conforme aux normes de son poque. Montaigne exprime le dclin des grandes esprances renaissantes; Descartes incarne de tout son gnie la passion baroque de l'aventure intellectuelle. Celui-l mme qui croit rompre avec les normes tablies, ne les domine qu'en leur obissant. La philosophie, en tant que connaissance et jugement de l'homme par l'homme, prsuppose donc une histoire de l'humanit de l'homme, un inventaire des formes successives de cette premire conscience et valuation de soi, que la culture rgnante propose chaque individu, et qui se transforme insensiblement de gnration en gnration.

tudiant les origines et les dveloppements des sciences humaines, j'entreprenais un inventaire chronologique de la conscience de soi particulire l'homme d'Occident. Ce serait un travail historique, portant sur le dveloppement corrlatif de l'pistmologie et de la mtaphysique. Jusque-l, l'histoire de la philosophie ne m'avait jamais tent. J'y voyais un labeur d'rudition, dont les servitudes philologiques me paraissaient peser beaucoup plus lourd que les bnfices ventuels. Mais subitement, le problme qui s'tait impos moi me passionna, et je me mis parcourir avec des enthousiasmes d'explorateur les magasins abondamment garnis de la Bibliothque Nationale et Universitaire de Strasbourg.

Il ne s'agissait plus, en effet, d'une histoire de la philosophie au sens traditionnel, c'est--dire d'une analyse logique des systmes successifs, o l'on s'ingnie dsarticuler les doctrines pour les recomposer, le fin du fin tant de mettre un auteur en contradiction avec lui-mme [viii] et avec ses voisins. L'espace de ma recherche n'tait plus le no man's land des thories; c'tait le domaine de la pense humaine en qute d'elle-mme, sous toutes les formes que peut prendre l'entreprise de la connaissance. L'histoire des ides, troitement associe l'histoire des hommes, prenait le pas sur l'anhistorisme mtaphysique. Mdecins, philologues, historiens, anthropologistes, juristes et conomistes, thologiens sont les tmoins, et ensemble les artisans, de la conscience culturelle de l'humanit. Leurs dcouvertes jalonnent travers les sicles le renouvellement des valeurs.

Je m'aperus alors que les instruments de travail pour une telle enqute faisaient regrettablement dfaut. L'histoire des mathmatiques, de l'astronomie, de la mcanique, de la physique ont donn lieu, en langue franaise, des recherches nombreuses, et parfois de grande valeur; l'histoire des sciences humaines restait encore crire. Il existait bien des notices, des rsums, o tel ou tel spcialiste donnait en quelques paragraphes, en quelques noms et en quelques dates, une esquisse de ce qu'il croyait tre le dveloppement de sa science. Mais on dcouvrait assez vite que ces abrgs se recopiaient les uns les autres, et que d'ailleurs leurs auteurs, en rgle gnrale, ne connaissaient ni les livres ni les hommes qu'ils mentionnaient. Il s'agissait seulement d'une sorte de folklore corporatif, en forme de distribution des prix: Un Tel a dcouvert ceci; un Autre a rvl cela, et force de vrits ainsi accumules, telle ou telle discipline est parvenue la situation brillante o on la voit aujourd'hui, grce aux bons offices des spcialistes contemporains.

Cette carence bibliographique atteste le peu d'intrt dont bnficiaient en France l'histoire et l'pistmologie des sciences humaines. Ce domaine inexplor n'tait nulle part matire d'enseignement ou d'examen. Aussi bien serait-il injuste d'incriminer ici seulement les philosophes, comme si leur incombait le travail mthodologique propos de toutes les disciplines. Chaque science devrait approfondir sa propre gnalogie. Un savant sans histoire est un homme sans pass. cet gard, la plupart de nos spcialistes sont des amnsiques. Le savant ne peut lgitimement prtendre une connaissance complte et profonde de sa science, crivait Georges Sarton, s'il en ignore l'histoire.. Et Blainville, l'ami d'Auguste Comte, observait en 1845: L'histoire de la science est la science elle-mme.. La dimension historique est une voie d'approche vers chaque savoir spcialis. Selon lord Acton, l'histoire n'est pas seulement une branche particulire de la connaissance, mais un mode particulier et une mthode de connaissance dans les autres branches (...). La pense historique est plus que le savoir historique..

Aucune science de l'homme n'est isolable de toutes les autres; les ides, les thmes, les doctrines, et mme les savants, circulent d'un compartiment l'autre, si bien que l'unit et la continuit d'une quelconque branche de l'ensemble rsultent d'une illusion d'optique. Chacune des sciences humaines ne trouve sa signification vritable que par rfrence une science de l'homme, unitaire et gnrale. Pour bien comprendre l'histoire d'une discipline, il faudrait connatre l'histoire [ix] de toutes les autres. L'histoire de l'historiographie n'est pas seulement l'histoire des historiens; l'histoire de la biologie ne se limite pas l'histoire des biologistes, et l'histoire de l'conomie politique se passe en majeure partie en dehors de la vie conomique. Rien n'est plus vain que les recueils collectifs o, sous le titre fallacieux d'Histoire de la Science ou, plus modeste, d'Histoire des Sciences, un certain nombre de savants exposent le dveloppement de leur discipline travers les ges. En dpit de leur bonne volont, ils sont d'ordinaire dpourvus de formation historique et d'esprit historique; il leur manque surtout le sens du champ unitaire du savoir. leurs yeux, la Science est la somme des sciences, chacune d'entre elles se dveloppant indpendamment des autres.

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L'Introduction aux Sciences humaines prtendait tenter quelque chose qui n'avait pas t tent. C'tait un livre infaisable. Il ne s'agissait ni d'un trait d'pistmologie, ni d'un livre d'histoire des sciences ou d'histoire de la philosophie, mais d'un peu de tout cela la fois. Dans cet essai d'histoire des ides, ou plutt d'histoire de la culture, les philosophes figurent cte cte avec les savants, et pour cause, parce que longtemps les savants ont t philosophes, et les philosophes savants. La science de chaque poque est relie l'art, la religion, la philosophie, au style de vie tout entier, au sein d'un mme contexte culturel. Chaque vnement de la science est un avnement de la conscience, et un largissement de l'horizon humain.

Pour mener bien un tel ouvrage, il aurait fallu tre spcialiste de toutes les spcialits, mdecin et biologiste, anthropologiste, ethnologue, conomiste, historien, philologue, etc.; il aurait fallu, au surplus, tre un spcialiste de la gnralit. Sans doute ces qualifications multiples ne sont-elles pas compatibles entre elles. De l les dfauts de ce travail, ses insuffisances et ses invitables lacunes. Son principal mrite tait sans doute d'exister, et de manifester, par son existence mme, les lettres de noblesse des sciences humaines. Je n'esprais pas convaincre les spcialistes, prisonniers de routines invtres; j'esprais faire rflchir les jeunes, les nouveaux venus dans le domaine des sciences ou de la philosophie. Ceux-l pourraient tre invits prendre conscience de l'unit humaine, comme un sens et comme une exigence. Car cette unit est un tat d'esprit. Et si elle ne s'affirme pas au dpart de la recherche, on peut tre certain qu'elle ne se trouvera pas l'arrive.

Le domaine de la pense interdisciplinaire est un no man's land. Mon livre tentait de nier la division du travail intellectuel, de remettre en question les limites, les frontires, les fondements; il ne respectait pas les chasses gardes et les interdits, il gnait tout le monde. Les spcialistes de l'histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la mdecine considrent chacun leur propre discipline comme prpondrante et, l'intrieur de cette discipline, leur tendance particulire comme exclusive de toutes les autres. On ne modifie pas sans peine les habitudes mentales, solidement tayes par les intrts bien entendus. Car le domaine des sciences humaines est aussi une fodalit, un rseau de seigneurs de toute envergure, grands princes et petits barons, dont chacun rgne sur un territoire qu'il est rsolu dfendre contre tous les empitements, avec le concours vigilant de ses vassaux de tout grade. La recherche scientifique et le haut enseignement universitaire dissimulent derrire leurs nobles faades des conflits souvent sordides, des [x] rivalits sans merci pour la conqute du pouvoir intellectuel et de l'argent.

Dans ces conditions, un franc-tireur, qui ne respectait pas les rgles du jeu ne pouvait gure esprer recevoir un bon accueil de la part des autorits en place. J'ai cru qu'il fallait persvrer dans la voie o s'engageait, en 1960, l'Introduction aux Sciences humaines. En cherchant complter mon information, j'en vins rver d'une sorte de philologie gnrale de la culture. Je me trouvais conduit prparer une histoire gnrale des significations humaines, qui engloberait la fois l'histoire des diffrents savoirs, l'histoire des littratures, des religions et des ides, l'histoire du savoir humain et de la pense en tant qu'tablissement de la communaut humaine dans l'univers o elle fait rsidence. Il y a d'ge en ge une conjoncture intellectuelle et spirituelle, qui sert de foyer de rfrence commun aux tentatives des savants, des artistes, des philosophes. L'histoire de la culture serait cette histoire fondamentale des reprsentations et des valeurs, dcor de la pense et de l'existence, centre de gravitation de toute intelligibilit.

J'ai persvr, depuis 1960, dans la voie o m'engageait cette Introduction, avec l'espoir de rendre ainsi la rflexion philosophique son sens et son authentique vocation. Car la dissociation de la philosophie et des sciences humaines est contraire la grande tradition de la pense, telle que la reprsentent un Aristote, un Leibniz, un Kant, un Hegel, entre beaucoup d'autres. L'idalisme, le spiritualisme, qui poursuivent une mditation solitaire et vide de tout contenu, me paraissent une perversion de la fonction de la pense. Ce sparatisme mtaphysique, sans doute hrit de la thologie catholique, est un caractre particulier de la culture franaise. Rien de tel en Allemagne, o le travail fcond des universits, depuis deux sicles et demi, maintient les liens entre la philosophie et l'histoire, la thologie, la philologie, l'archologie, etc. Dans les pays anglo-saxons, la tradition de l'empirisme exprimental depuis Francis Bacon et Locke jusqu' Hume, Bentham et Stuart Mill, assure un meilleur contact entre la rflexion philosophique et le contenu concret de la ralit humaine.

L'espace de la connaissance constitue un domaine unitaire. Depuis un sicle, les vnements intellectuels majeurs, dont les philosophes eux-mmes ont d tenir compte, en dpit de leurs rsistances opinitres, ont t le fait de chercheurs qui n'taient ni des mtaphysiciens ni des universitaires, mais qui ont renouvel notre connaissance de l'tre humain. Marx est d'abord un conomiste, conduit par ses recherches des vues d'ensemble sur le devenir de l'humanit. Darwin est un biologiste qui, renouvelant le sens du concept traditionnel d'volution, a ouvert des perspectives fcondes dans tous les secteurs de la connaissance. Freud enfin, neurologue et psychiatre, a fourni des instruments pistmologiques pour la comprhension de la ralit humaine dans l'ensemble de ses manifestations.

Freud, Darwin, Marx, en dehors de tout dogmatisme troit, ont transform les significations du savoir humain. Tout en travaillant chacun dans son domaine propre, ces trois grands noms ont t les matres de cette pense interdisciplinaire dont il faudrait maintenant laborer le statut. Leur exemple prouve que les grandes dcouvertes, niant la division du travail intellectuel, se rpercutent de proche en proche travers l'espace mental dans son ensemble. Il n'y a l rien de surprenant si l'tre humain est le point de dpart et le point d'arrive de toutes les interprtations qui le concernent. La science de l'homme [xi] est le foyer de toutes les sciences humaines, qui sans cesse communiquent et communient dans leur projet.

Ce que je souhaitais, ce que souhaite, c'est l'entreprise d'une recherche fondamentale dans le domaine des sciences humaines. Les disciplines actuellement existantes prsupposent un dcoupage de notre espace mental, dont il faudrait essayer de dgager la cohrence interne et les rythmes d'ensemble. La nouvelle recherche s'efforcerait de dfinir l'unit de l'homme dans sa spcificit; elle aurait pour tche d'laborer une thorie des ensembles culturels.

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Depuis 1960, des faits nouveaux sont intervenus dans la vie intellectuelle. Ils ne me paraissent pas de nature modifier la position que j'avais adopte.

Des tudes plus nombreuses que nagure sont consacres l'histoire des sciences humaines: psychologie, ethnologie, linguistique, etc. Certains de ces travaux sont fort estimables; d'autres ne sont gure que des notices de seconde main, qui ne se donnent pas la peine de remonter aux sources. Mais le dfaut le plus frquent de ce genre de livres est qu'ils sont d'ordinaire l'uvre de spcialistes qui entreprennent d'clairer les origines de leur discipline. Celle-ci leur apparat comme un devenir autonome et continu dans la suite des temps. Il s'agit l d'une illusion d'optique; une science quelle qu'elle soit, ne s'appartient pas elle-mme; son devenir est, tout moment, solidaire du devenir gnral du savoir, auquel elle est lie par la mutualit des significations, des valeurs, des schmas emprunts et reus. Si bien que le spcialiste qui ne connat que sa spcialit, et la referme sur elle-mme, ne connat pas sa spcialit.

En dehors de ces histoires particulires, une forme nouvelle de recherche interdisciplinaire s'est dveloppe en France ces dernires annes. Les penseurs dits structuralistes ont prsent une conception originale de la pense, qui s'applique l'histoire des sciences humaines. Claude Lvi-Strauss et Michel Foucault, en particulier, mettent l'accent sur la logique interne qui rgit l'ordonnancement des reprsentations individuelles en un certain moment de l'histoire. A l'ide d'une vision du monde consciente, que chaque homme adopterait, en accord avec les prsupposs rgnants dans le milieu culturel (Weltanschauung), les structuralistes substituent la conception d'un systme inconscient, principe rgulateur s'imposant souverainement toutes les dmarches de la pense. Cette pense de toute pense est une pense sans pense, d'une parfaite rigueur logique, condition de toute rflexion, mais non objet de rflexion pour ceux qui sont soumis passivement l'influence de ce premier moteur de la connaissance.

L'pistmologie structurale est valable travers l'espace mental d'une poque donne, sans distinction de compartiments spcialiss. Le systme du savoir dploie un rseau de relations rigoureusement articules, qui constituent le code du savoir, la manire d'une axiomatique interdisciplinaire. Celui qui se rendrait matre de ce code dtiendrait la science suprme, clef de toute intelligibilit dans quelque domaine que ce soit; la biologie et la mdecine, la linguistique, l'conomie, la sociologie, etc. se tirent dductivement des principes suprmes, une fois ajoutes les quelques variables relatives au territoire considr. L'ordre des structures dfinit un inconscient collectif, d'autant plus parfaitement cohrent qu'il chappe l'arbitraire des initiatives individuelles. La pense sauvage des primitifs, analyse par Lvi-Strauss, rvle une [xii] merveilleuse algbre, une combinatoire dont les ressources surpassent en finesse les schmas les plus retors des logiciens modernes.

Au niveau d'abstraction suprme ainsi atteint, les difficults, incertitudes et contradictions de l'histoire du savoir s'vanouissent d'elles-mmes; les vicissitudes phnomnales se rsorbent dans l'ordre essentiel, dont la contemporanit idale n'a pas tenir compte des dates et des noms propres, des incohrences apparentes. La suite des accidents importe peu, car la vrit est manifeste dans son autorit anhistorique ou transhistorique, d'autant plus et d'autant mieux souveraine qu'elle chappe, en principe, aux prises de la conscience rflchie. Nous apprenons nanmoins qu'il existe des coupures pistmologiques; il arrive qu'un systme en remplace un autre, sans qu'on sache trop pourquoi, en vertu d'une sorte de tremblement de terre pistmologique. La configuration de l'espace mental se trouve subitement transforme; lesstructures constituent un nouvel ordonnancement, sans doute ni plus vrai, ni moins, que le prcdent.

Il est difficile de se prononcer sur ces conceptions; d'ailleurs, par hypothse, la pense humaine se trouve exclue de la vrit; elle se dploie, semble-t-il, en dehors de la vrit, ou l'envers de la vrit. L'intervention de la conscience ne peut que troubler l'ordre du systme, dont l'inaltrable validit ne saurait admettre le choc en retour des fantaisies et illusions des subjectivits individuelles. L'homme n'est qu'un empchement la vrit, si bien que Michel Foucault est conduit, en toute logique, prononcer que l'homme n'existe pas. Les philosophes de l'ge des Lumires ont invent de toutes pices ce fantasme, propre seulement troubler le bel ordre cyberntique de l'appareillage conceptuel. Les sciences de l'homme se rsorbent en un univers du discours dont la circonfrence est partout et le centre nulle part; les sciences de l'homme parvenues leur apoge seront des sciences sans l'homme.

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La mort de l'homme, proclame par les nouveaux prophtes, est la consquence logique et ontologique de la mort de Dieu, annonce l'Occident depuis bientt un sicle et demi par toute une srie de penseurs. Mais il ne s'agit plus ici seulement d'pistmologie, de thorie de la science. Ce qui est en question, c'est la destine mme de l'humanit dans le moment prsent de la civilisation. La doctrine de la mort de l'homme convient parfaitement un sicle qui a invent les fascismes, les totalitarismes de toute espce, au sicle d'Hitler et de Staline, des camps de concentration et de la bombe atomique. En dehors mme de toute rfrence ces paroxysmes eschatologiques, il est clair que le dveloppement incontrl des dterminismes techniques et conomiques ne peut considrer la personne humaine comme un centre d'intrt et de valeur. La mort de l'homme s'inscrit chaque jour sous toutes sortes de formes dans les journaux.

Le problme serait alors de savoir si la fonction du philosophe se rduit s'incliner devant le tragique quotidien, en lui confrant de surcrot la bndiction de la logique. Une telle attitude revient une dmission de l'existence humaine devant la force des choses; le domaine humain n'est qu'un jeu d'illusions et de fantasmes, ainsi que l'enseignaient dj les matrialismes scientistes la mode du XIXe sicle. Or il est absurde de soutenir que les intentions et significations, les projets de l'humanit sont sans effet aucun sur l'ordre des choses; toute [xiii] l'histoire de la civilisation s'inscrit en faux contre cette thse. L'instauration de la puissance technique affirme le droit de reprise de l'ingnieur sur les dterminismes qu'il utilise; la mdecine accrot les possibilits de la vie. De gnration en gnration, l'homme ne cesse de transformer la nature en lui obissant, en reprenant son compte des mcanismes de mieux en mieux connus. Il faut un singulier aveuglement, une volont d'automutilation pousse jusqu'au suicide, pour refuser de telles vidences.

Selon Novalis, le monde de l'homme est maintenu par l'homme, comme les particules du corps humain sont maintenues par la vie de l'homme. Les sciences humaines constituent des affirmations du vouloir-vivre propre la communaut humaine; le fait qu'elles sont mal comprises et mal utilises ne doit pas dissimuler qu'elles sont aussi susceptibles d'un bon usage, qui peut contribuer prserver l'humanit des maux dont elle souffre, et dont elle risque de prir.

La connaissance interdisciplinaire doit assumer la tche de constituer une anthropologie fondamentale, regroupant les donnes fournies par les disciplines particulires. Elle doit dgager la forme humaine d'ensemble, et dfinir les schmas de condensation autour desquels s'organise toute comprhension de la ralit humaine. Bien entendu, il ne s'agit pas de crer de toutes pices une anthropologie doctrinale a priori, une philosophie de plus, aussi vaine que toutes les philosophies. La science de l'homme, est une science qui cherche l'homme, et non une science qui l'a trouv. Elle se perd elle-mme ds qu'elle croit s'tre trouve; mais elle ne se chercherait pas si elle ne s'tait dj trouve.

La connaissance de l'homme et du monde est la tche de l'homme. La connaissance de l'homme et du monde est ensemble l'dification de l'homme et du monde. Dans l'enqute des sciences humaines, c'est l'homme qui fait les demandes et les rponses. Mais celui qui a trouv la rponse n'est pas le mme que celui qui a pos la question; car la position de la question est dj une prise de conscience, et la recherche, puis ventuellement la dcouverte, de la rponse, entranent modification de l'interrogateur.

Le drame de la culture moderne, c'est que, sous la pression de dterminismes et d'intrts contradictoires, l'image de l'homme s'est brouille. C'est cette image dissocie qu'il s'agit de restaurer, selon le langage de notre poque. Il faut reconnatre aujourd'hui l'anthropologie cette priorit de signification que la scolastique accordait la thologie. Aux exigences mthodologiques des sciences humaines particulires, l'exigence anthropologique doit superposer une rclamation, toujours la mme, et qui pourrait s'exprimer par la formule: Qu'as-tu fait de ton frre?.

[xiv]

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Introduction aux sciences humaines.

Essai critique sur leurs origines et leur dveloppement.

INTRODUCTION

LA CRISE PISTMOLOGIQUEDES SCIENCES HUMAINES

Retour la table des matires

C'est en 1883 que Dilthey publiait son Introduction aux sciences de l'esprit. Cette critique de la raison historique, selon le mot de son auteur, peut tre considre comme la premire tentative d'ensemble pour une pistmologie la mesure des sciences humaines, dont le dveloppement tait, depuis prs de deux sicles, l'un des aspects essentiels de la culture occidentale. Dans un esprit nouveau, la ncessit tait nettement affirme de donner un statut mthodologique l'ensemble des disciplines venues largir l'horizon intellectuel. Les sciences positives qui, jusque-l, s'taient consacres surtout la connaissance de la nature se donnaient dsormais, et de plus en plus, l'homme lui-mme comme objet d'tude. Une vritable rvolution spirituelle s'accomplissait ainsi, marque, ici et l, par des rsistances violentes et des polmiques, mais sans que les tmoins directs puissent prendre conscience de l'ampleur du phnomne. Les incidents, les pisodes, masquaient le fait dcisif d'un renouvellement du monde et de l'homme, aussi complet, et davantage peut-tre, que celui qui se ralisa, dans l'effondrement de la civilisation mdivale, au moment de la Renaissance.

Le rare mrite de Dilthey est d'avoir pleinement compris, mieux qu'Auguste Comte ou que Stuart Mill, que le vin nouveau ne devait pas tre vers dans les vieilles outres. Les sciences humaines, en pleine expansion, dessinaient les contours d'un nouveau monde intellectuel qui appelait une rflexion selon de nouvelles structures de pense. La prpondrance abusive des sciences de la matire et de la nature se trouvait dmentie, dans le domaine humain, par un autre type d'intelligibilit, fond sur l'affirmation du primat du temps sur l'espace. Dans les sciences de l'esprit, l'homme a affaire l'homme; il s'efforce de comprendre l'autre, mais ne peut le faire qu'en se comprenant lui-mme. Toute intelligence vritable apparat ici comme une interprtation de la vie; elle doit tre la fois historique et biographique. Dilthey a travaill sans relche l'laboration des catgories de la comprhension humaine, dont il a mis en pleine lumire la spcificit.

Malheureusement, son influence, assez forte parmi les philosophes allemands, ne s'exera gure en dehors de son pays d'origine, et d'ailleurs ne trouva pas d'cho bien rel parmi les spcialistes de ces disciplines auxquelles Dilthey avait consacr le meilleur de sa rflexion. Au surplus, l'Introduction aux sciences de l'esprit est reste inacheve: la publication de 1883 s'annonce [8] comme une premire moiti, mais la seconde ne vit jamais le jour, et les immenses recherches du grand humaniste prsentent rtrospectivement, un aspect fragmentaire. Il ne pouvait gure en tre autrement; l'entreprise avait quelque chose de prmatur. Les sciences humaines ont ralis, depuis trois quarts de sicle, d'immenses progrs. L'histoire, rpondant, sans le vouloir, la prophtie de Dilthey, est sortie de l'ge positiviste o la maintenaient Bernheim, en Allemagne, Langlois et Seignobos, en France. La gographie s'est humanise; la psychologie, l'ethnologie, la sociologie, la dmographie, l'conomie politique, la biologie humaine et la mdecine ont radicalement chang de visage. Mais ce dveloppement s'est accompli au hasard, sans plan d'ensemble, sans que les philosophes s'y intressent d'une manire systmatique, et sans que les spcialistes aient prouv, d'ordinaire, le besoin de dborder l'horizon immdiat des questions prcises qu'ils se posaient, pour prendre conscience des solidarits intrinsques de l'ordre humain.

On ne saurait trop s'tonner de ce retard pistmologique des sciences humaines. Alors que les sciences de la matire, les sciences de la nature, dont l'ventail se dploie, dans une obissance plus ou moins stricte la discipline mathmatique, de la physique la chimie et la biologie, avec les intermdiaires de la chimie physique et de la chimie biologique, jouissent d'une armature conceptuelle bien dfinie et sans cesse rexamine, les sciences de l'homme progressent en ordre dispers, sans souci de l'apparentement qui devrait maintenir entre elles un dnominateur commun. Lunit de la physique sociale dans la classification d'Auguste Comte (1830) a dfinitivement clat en un nombre indtermin de fragments plus ou moins incohrents, et le tableau des sciences noologiques prsent en 1843 dans l'uvre d'Andr Marie Ampre n'a plus qu'un intrt rtrospectif, tout de mme que les essais, dans le mme sens, de Stuart Mill et de Spencer. Dilthey avait conscience de composer le Novum Organum des sciences humaines, mais celles-ci attendent toujours leur Discours de la Mthode.

Cette enfance mthodologique explique sans doute, si elle ne la justifie pas, la mfiance des philosophes l'gard de la science de l'homme. Quarante ans aprs l'ouvrage de Dilthey, Lon Brunschvicg demande la physique seule, et la mathmatique, l'attestation des progrs de la conscience humaine. Paradoxe trange, ni la biologie, ni l'histoire, ni la sociologie n'entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de mettre en lumire l'avancement de la connaissance que l'esprit peut prendre de lui-mme grce l'examen rflchi de son travail d'laboration scientifique. Le grand penseur qu'tait Brunschvicg hsitait reconnatre aux sciences humaines le statut de sciences part entire; elles demeuraient des parentes pauvres, misrables sciences conjecturales, selon le mot de Renan. Cette attitude d'indiffrence ou d'hostilit reste celle de bon nombre de philosophes de notre temps. Pourtant l'historiographie n'est-elle pas aussi une odysse de la conscience? et l'anthropologie, la sociologie, la mdecine? Le fait que ces disciplines nous touchent de trs prs, nous mettent personnellement en cause, ne devrait pas en dtourner l'attention des mtaphysiciens, bien au contraire.

Nous nous heurtons ici un prjug qui intervient la manire d'un obstacle pistmologique insurmontable aux yeux de beaucoup d'excellents esprits, fidles la tradition de Platon et de Descartes. Cette famille spirituelle demeure persuade que les sciences dites exactes bloquent en elles l'essentiel de la recherche de la vrit. L'entreprise de la connaissance ne saurait se raliser de plusieurs manires diffrentes; ses premiers succs dfinissent le prototype jamais de toute certitude. Les sciences non mathmatiques, parce qu'elles ne correspondent pas au modle strotyp de [9] l'axiomatisation euclidienne, ne sont pas des sciences rigoureuses, et donc ne mritent pas d'tre prises tmoin par l'enquteur soucieux de dcouvrir la vrit de l'tre humain.

Ce parti pris apparat intenable l'examen; il postule un ralisme mathmatique naf, en vertu duquel le langage de lintelligence calculatrice manifesterait la parole cratrice d'un Dieu gomtre. Or rien n'autorise affirmer que les quations mathmatiques constituent le dernier mot de la ralit. Il est vrai que l'oeuvre des gomtres reprsente l'une des plus parfaites russites dans l'oeuvre de la connaissance; mais les mathmatiques ne sont pas sacres pour autant, et la langue des calculs peut devenir elle-mme matresse d'illusion si elle s'impose partout tort et travers. La mathmatique nous livre l'pure d'une des tentatives de l'esprit humain, parmi toutes les autres; et lorsqu'elle se veut exclusive, elle risque de n'tre plus qu'une vaine caricature.

Lpistmologie contemporaine a mis en pleine lumire cette relativit du langage mathmatique. Elle n'y voit plus la rvlation d'une surralit, mais plutt une sorte de rserve indfinie de formes et de structures mises la disposition des savants spcialiss dans tel ou tel ordre de phnomnes, qui peuvent y choisir des formulaires leur convenance. Les mathmatiques pures, crivait rcemment Lon Brillouin, sont construites sur des abstractions, sur des rves irralisables: le point immatriel et sans dimensions, les lignes sans paisseur, les plans et surfaces infiniment minces, l'espace continu, etc. (...) La rigidit logique de ces structures fantastiques s'allie avec une fragilit de cristal. Le physicien ne peut plus admettre ces mthodes irrelles. Toute la science atomique moderne est en complte opposition avec les mathmatiques pures. Le mathmaticien, chercheur d'absolu, apparat ainsi aveugle la ralit. Dans le domaine physique, la thorie mathmatique, loin de livrer l'essence des choses, n'en fournit qu'une approximation plus ou moins lointaine, fort utile certes, mais dont il ne faut pas tre dupe. Une thorie physique, crit encore Lon Brillouin, n'est qu'une carte d'une portion du monde extrieur. Gardons-nous de lui donner plus d'importance qu'elle n'en possde rellement. Tt ou tard, il faudra se dbarrasser des abstractions illusoires des mathmatiques pures. Le physicien doit reprendre contact avec la terre...

La protestation du physicien contre l'imprialisme mathmatique autorise, bien plus forte raison, celle du philosophe. La mtaphysique, aujourd'hui, ne peut plus accepter d'tre l'humble servante de la mathmatique; elle ne doit plus lui confier toute son esprance, comme si elle avait ncessairement partie lie avec elle, et avec elle seule. L'exercice de l'esprit dans l'ordre de larithmtique, de la gomtrie ou de la topologie peut sans doute fournir, l'examen, des indications utiles sur certains mcanismes intellectuels; mais il serait absurde d'imaginer qu'il nous rvlera jamais le sens, et encore moins la solution, des grandes questions qui se posent l'homme soucieux d'clairer sa condition dans le monde. La fascination mathmatique s'explique sans doute par le fait que l'esprit semble port, dans ce domaine, sa plus haute puissance par l'exercice d'une activit qui n'obit qu' elle-mme en toute rigueur. Mais cette validit plnire n'est possible que parce que l'intelligence fonctionne vide, ayant lch la proie de l'existence pour l'ombre du calcul. Le mtaphysicien qui se laisse prendre ces mirages se rend coupable, sans le savoir, d'un vritable abandon de poste; il a dsert [10] le rel pour se rfugier dans un de ces arrire-mondes plus propices au confort intellectuel, et dont Nietzsche dnonait l'illusion.

Le sparatisme de l'intellect, tentation de tous les rationalismes de stricte observance, campe sur les positions pistmologiques du mathmatisme cartsien. Or Descartes formait son idal du savoir en fonction de l'tat actuel de la connaissance. Il ne pouvait prendre en considration les sciences humaines, pour l'excellente raison qu'elles n'existaient pas encore. S'il mprisait l'histoire, c'est que les historiens de son temps ne lui en offraient qu'une caricature: on comprend quil ait nglig Mzeray, mais en un autre sicle, il aurait sans doute reconnu limportance d'un Ranke ou d'un Lucien Febvre. Nous vivons en un temps o les sciences humaines existent; leur influence pse d'un poids sans cesse croissant sur la vie sociale, conomique et politique des peuples de la terre; l'existence quotidienne de chacun d'entre nous en est profondment marque. Il serait absurde de se boucher les yeux devant un phnomne aussi gnral, dont les rpercussions proches et lointaines mettent en cause les structures mmes de notre civilisation.

Il faut souligner cette indiffrence des philosophes qui, pour la plupart, se refusent reconnatre l'vidence. Aujourd'hui encore, lorsqu'on parle de philosophie des sciences, on se rfre d'ordinaire au seul domaine des sciences dites exactes: mathmatiques, physique, chimie et biologie. La trs estimable Introduction l'pistmologie gntique, de Piaget, atteste la persistance de cet tat d'esprit, selon lequel la seule mthodologie des sciences de la matire et de la nature serait apte fournir des indications pour le bon usage de la pense. Les sciences humaines, sciences inexactes, ne pourraient, semble-t-il, donner la mditation que de mauvais exemples. Le paradoxe est alors que les disciplines qui alimentent la connaissance de lhomme rel ne sont pas prises tmoin lorsqu'il s'agit pour l'homme de tirer au clair le sens de l'existence humaine. La fonction de l'pistmologie consiste raliser une prise de conscience, aprs-coup, des dmarches de l'intelligence scientifique; elle les rpte en esprit pour en dgager la signification. Les sciences de l'homme ne se contentent pas de donner carrire un esprit dsincarn; elles ont pour objet les attitudes, les conduites de la personnalit concrte et, par l, elles sont seules rvlatrices du phnomne humain dans sa plnitude. Une philosophie des sciences appliques aux sciences humaines serait donc, en quelque sorte, une science de la philosophie.

Nous sommes loin de compte. Et l'indiffrence coupable des mtaphysiciens l'gard des sciences de l'homme entrane par contrecoup l'hostilit plus ou moins agressive des spcialistes envers la philosophie. Cette non-reconnaissance mutuelle est ds lors prjudiciable aux deux camps: non seulement les mtaphysiciens se perdent en leurs labyrinthes d'abstractions sans porte, mais les historiens, les psychologues, les sociologues et autres techniciens de l'humain, refusant de prendre conscience des tenants et aboutissants de leurs recherches, paraissent