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Psychological Contracts in Organizations – Understanding Written and Unwritten Agreements est un ouvrage majeur de la pensée contractualiste américaine appliquée à la gestion de l’action collective organisée « en éthique », c’est-à-dire dans les contextes qui permettent l’exercice du libre arbitre ( free will). Car coopérer, s’engager, s’investir au-delà de son intérêt propre et immédiat ne peut se faire sans consentement (Rousseau, 2012 1 ). Il en est ainsi dans les organisations productives comme dans les rapports humains ordinaires : faire contrat, c’est faire société selon certains principes. Qu’un contrat soit écrit et très détaillé ou repose sur une promesse faite de mots et d’une poignée de main typique des ententes informelles, comment s’engage-t-on à faire et pourquoi le faire comme promis ? Pourquoi certains n’actent-ils pas leurs engagements quand une majo- rité s’y emploie ? Comment expliquer qu’un même événement – une fusion-acquisition, l’adoption d’une technologie digitale, l’introduction d’unités d’affaires (business units), la coconception de services avec les clients ou plus prosaïquement le départ de son supé- rieur hiérarchique – soit compris par certains comme une violation irrémédiable des engagements contractuels antérieurs, alors que d’autres y verront l’opportunité d’une carrière plus passionnante et ouverte (boundaryless career ) ? Autre question lancinante : comment s’assurer du sentiment personnel d’équité et pratiquer une justice collective capable de départager les contrats équitables des « contrats de soumission », dénoncés il y a bien longtemps déjà par l’auteur du Contrat social (1762 2 ), Jean-Jacques Rousseau ? Comment éviter que des individus (souvent en réseau) ne détournent à leur seul profit les ressources et la propriété d’autrui par égoïsme et appât insatiable de leur propre gain ? Voici quelques-unes des préoccupations récurrentes de cette pensée contractua- liste fondée sur le principe d’un droit naturel à conduire sa vie selon sa propre volonté, à condition de ne pas soumettre celle des autres. 1. Force et fragilité du contrat Rien n’est pour autant acquis, tout reste affaire de volonté, souligne Denise M. Rousseau qui s’attache à décrypter et faire comprendre la subtilité des mécanismes du raisonnement contractuel dans les organisations. Pas en tranchant dans le vif de son fonctionnement comme le ferait la coupe transversale d’un cerveau, mais en l’observant à partir des comportements contractuels entre employeurs et employés, collègues et clients au fil 1. D. M. Rousseau, « Free will in social and psychological contracts », Society and Business Review (SBR), vol. 7, n° 1, Emerald group publishing, 2012, pp. 8-13. 2. J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, 1762, édition originale commentée par Voltaire. Fac-similé inédit, le Serpent à plumes, Paris, 1998, 329 p. Introduction de l’adaptation française © 2014 Pearson France – Contrat psychologique et organisations – D. Rousseau, P. De Rozario, R. Jardat, Y. Pesqueux

Introduction de l’adaptation française

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Psychological Contracts in Organizations – Understanding Written and Unwritten Agreements est un ouvrage majeur de la pensée contractualiste américaine appliquée à la gestion de l’action collective organisée « en éthique », c’est-à-dire dans les contextes qui permettent l’exercice du libre arbitre (free will). Car coopérer, s’engager, s’investir au-delà de son intérêt propre et immédiat ne peut se faire sans consentement (Rousseau, 20121). Il en est ainsi dans les organisations productives comme dans les rapports humains ordinaires : faire contrat, c’est faire société selon certains principes. Qu’un contrat soit écrit et très détaillé ou repose sur une promesse faite de mots et d’une poignée de main typique des ententes informelles, comment s’engage-t-on à faire et pourquoi le faire comme promis ? Pourquoi certains n’actent-ils pas leurs engagements quand une majo-rité s’y emploie ? Comment expliquer qu’un même événement – une fusion-acquisition, l’adoption d’une technologie digitale, l’introduction d’unités d’affaires (business units), la coconception de services avec les clients ou plus prosaïquement le départ de son supé-rieur hiérarchique – soit compris par certains comme une violation irrémédiable des engagements contractuels antérieurs, alors que d’autres y verront l’opportunité d’une carrière plus passionnante et ouverte (boundaryless career) ? Autre question lancinante : comment s’assurer du sentiment personnel d’équité et pratiquer une justice collective capable de départager les contrats équitables des « contrats de soumission », dénoncés il y a bien longtemps déjà par l’auteur du Contrat social (17622), Jean-Jacques Rousseau ? Comment éviter que des individus (souvent en réseau) ne détournent à leur seul profit les ressources et la propriété d’autrui par égoïsme et appât insatiable de leur propre gain ? Voici quelques-unes des préoccupations récurrentes de cette pensée contractua-liste fondée sur le principe d’un droit naturel à conduire sa vie selon sa propre volonté, à condition de ne pas soumettre celle des autres.

1. Force et fragilité du contrat

Rien n’est pour autant acquis, tout reste affaire de volonté, souligne Denise M. Rousseau qui s’attache à décrypter et faire comprendre la subtilité des mécanismes du raisonnement contractuel dans les organisations. Pas en tranchant dans le vif de son fonctionnement comme le ferait la coupe transversale d’un cerveau, mais en l’observant à partir des comportements contractuels entre employeurs et employés, collègues et clients au fil

1. D. M. Rousseau, « Free will in social and psychological contracts », Society and Business Review (SBR), vol. 7, n° 1, Emerald group publishing, 2012, pp. 8-13.

2. J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, 1762, édition originale commentée par Voltaire. Fac-similé inédit, le Serpent à plumes, Paris, 1998, 329 p.

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du temps. Elle propose ainsi une « écologie » (chapitre 8) des contrats pour expliquer le comportement d’organisations comme General Motors, Ford ou encore Rank Xerox aux États-Unis. Nous découvrons que des contrats actuels, d’autres plus anciens et des contrats émergents, difficiles à décrire immédiatement, coexistent, et qu’ils sont les témoins pratiques de nos manières de penser l’engagement et la responsabilité, ce qui est dû et attendu. L’ensemble évolue toujours du point de vue du contractant qui est une personne unique – par sa cognition (la manière dont je connais), ses émotions et expériences – d’où la référence centrale à son « contrat psychologique », loupe de lecture sensible des faits et méfaits contractuels. La disparition de certains contrats jadis courants et l’émergence de nouveaux contrats illustrent « par-dessus le marché » la créa-tivité et en même temps les risques des mondes contractuels où prime l’idée qu’il existe un libre arbitre, la possibilité de choisir plutôt que l’assignation à se conformer. Si des formes d’engagements contractuels se développent et que d’autres se raréfient, même les formes de contrats les plus stables disparaîtront, à commencer par le vocabulaire qui les accompagnait. Qui utilise encore les expressions « emploi à vie » ou « salaire à l’ancien-neté » qui furent jusque dans les années 1980 la réalité de générations de travailleurs de Pittsburg – ville mondiale de l’acier où vit également Denise M. Rousseau – ainsi que de celles des bassins miniers du nord de la France ? Car telle est la vie des contrats : ils suivent les destins humains et les règles de leurs échanges, qu’il n’est pas raisonnable d’imaginer éternellement figés dans le marbre.

1.1. La référence moderne du contrat

En défendant la liberté de contracter des engagements mutuels fondés sur des liens forts et assumés, Psychological Contracts in Organizations soutient une vision « moderne » du contrat où prédominent les tensions du paradoxe à vivre individuellement et ensemble, faire acte de « libre volonté » (free will) et accepter de dépendre des autres par interdé-pendance (interdependancy, mutuality), sans finalement être sûr du résultat. Il s’agit du paradoxe du contrat social dans toutes les sociétés attachées à des droits individuels garantis collectivement. De ce point de vue, le contrat choisi au regard de ce que l’on accepte de faire et espère recevoir s’avère être une conduite d’anticipation fréquente, pour ne pas dire nécessaire dans les sociétés à vocation démocratique. Contracter aujourd’hui revient à imaginer un projet d’échanges en s’arrangeant pour qu’il ait une forte probabi-lité de se réaliser demain, d’une part, et que les pertes ou dommages causés par l’éventuel non-respect de promesses engagées soient acceptables, de l’autre. En un sens, le contrat est considéré comme une utopie autoréalisatrice vivante (je tiens à ce que ce que j’ai prévu se réalise), propre à la liberté de penser et d’agir, de modifier le présent dans un but à venir, toutes choses étant égales par ailleurs puisque, nous rappelle Denise Rousseau depuis les travaux de la Carnegie School on Decision Making (March & Simon notamment), les humains ne sont pas des supercalculateurs. Le cerveau humain est ainsi fait qu’il biaise l’information par le seul fait de la traiter, mais ce n’est pas tout : l’expérience de réalité est personnelle, guidée par les raisonnements cognitifs et incorporée par les émotions qu’elle suscite au fil d’un apprentissage idiosyncrasique, c’est-à-dire personnel.

1.2. Fragilité d’un monde d’engagements réversibles

Mais cette lecture du fait contractuel est également postmoderne, car elle prend acte de dérives qui frôlent le « gâchis contractuel » – soit des expériences répétées de promesses

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non tenues – dont le résultat probable est un double retrait (silence et exit) : le retrait de la confiance accordée aux engagements en général et le retrait de la mobilisation au travail, pour un engagement vers d’autres activités où s’investir est plus gratifiant. Pourquoi pas ? Répétées et massives, les promesses non tenues peuvent faire que le contrat cesse lui aussi d’être une conduite d’anticipation fiable et perde son sens et son efficacité dans un monde de décisions trop réversibles. Une personne qui ne peut anticiper sa vie et se projeter perd quelque part sa liberté de choix, pour ne vivre qu’au jour le jour de minimes promesses aussi vite prises que rompues, à faible valeur d’engagement. Dès lors, comment une organisation et des dirigeants peuvent-ils accumuler et exploiter un savoir différentiel à valeur compétitive avec une main-d’œuvre instable et changeante, peu motivée ? Comment maintenir des objectifs de résultats stables dans le temps ? Plus d’engagements pendant les périodes de croissance avec un stock de main-d’œuvre « Kleenex » ? Autant les fusions-acquisitions, réorganisations et licenciements décidés à partir de véritables motifs économiques et un dispositif de substitutions équivalentes aux promesses non tenues sont légitimement explicables, autant ces décisions perdent du sens et de l’efficacité quand elles sont adoptées par mimétisme entre dirigeants (SPSG, 20123), friands du vade mecum managérial à la mode du moment (Desmarais, 20014). Cette dimension est largement abordée dans la typologie des stratégies d’entreprises identifiées par Denise M. Rousseau, stratégies qui génèrent des formes contrastées d’en-gagements contractuels allant d’une véritable relation résistant au changement et aux périodes de transition pour le bénéfice de tous à un retrait dont la forme extrême peut être le suicide, évoqué dans l’échec managérial de la fermeture de l’usine de General Motors à Freemont par comparaison à la réussite de celle de Ford à Milpitas (chapitre 5).

2. Aux sources du contractualisme

D’une certaine manière, nous devons cette première version française de Psychological Contracts in Organizations à l’homonymie étonnante entre ces deux « Rousseau », Jean-Jacques et Denise, si différents, et pourtant si soucieux chacun d’un « contrat social » qui ferait consensus, bien commun, où l’exercice de la liberté individuelle ne nuirait pas impunément et systématiquement à autrui. Bien sûr, Jean-Jacques Rousseau se situe sur le plan politique du fonctionnement souhaitable de sociétés démocratiques à faire advenir, et Denise M. Rousseau, sur celui des régulations de l’emploi aujourd’hui et demain, fondamentales dans le fonctionnement de sociétés dont le moteur est le travail volontaire plutôt qu’imposé. En 2010, Rémi Jardat, Yvon Pesqueux et Denise Rousseau ont organisé un séminaire pluridisciplinaire (gestion, sociologie, droit et histoire) pour en débattre. Nous étions invités à identifier les similitudes, ruptures ou glissements dans les manières de définir ce qui fait engagement. Dans un numéro spécial, Society and Business Review a publié (20125) les résultats de ce défi, présentés par ailleurs au cours d’un colloque le 19 septembre 2011 (Istec). Cette mise en perspective inédite confirme l’ancrage du contractualisme américain dans la philosophie anglaise du

3. Premier congrès de la SPSG : « Le prêt-à-penser en épistémologie des sciences de gestion », Société de philo-sophie des sciences de gestion, 14 décembre 2012 à l’ESG Management School.

4. C. Desmarais, Les lendemains qui mentent. Peut-on civiliser le management ?, Les empêcheurs de tourner en rond / Seuil, Paris, 2001, 156 p.

5. Y. Pesqueux (Ed.), « Social contract and psychological contract : a comparison », Society and Business Review (SBR), vol. 7, n° 1. Emerald Group Publishing, 2012, 105 p.

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xixe siècle, notamment à partir de Hobbes et d’Adam Smith (Pesqueux, 20136), mais aussi partiellement (Jardat,20127) dans la philosophie française du contrat social posée par J. J. Rousseau comme base des édifices juridiques et institutionnels des sociétés de droit. Il n’est pas inutile de rappeler les principes de ce contractualisme et ses variations d’un contexte culturel à l’autre.

2.1. Contrat et sociétés d’individus « libres »

Traiter le problème d’organisation et de gestion de l’action individuelle et collective à partir des principes du libre choix reste une question classique et actuelle, aussi bien dans les contextes où le contrat repose sur le statut, la tradition ou la coutume que dans ceux où il repose sur les interactions entre individus définis comme propriétaires d’eux-mêmes, mais interdépendants. Pour « vivre ensemble », ils sont individuellement obligés de le décider, de se lier afin de maintenir et d’améliorer leurs ressources sans toutefois dépouiller autrui des siennes, ni le tromper sciemment dans ce but. Et cela ne peut se réaliser sans intermédiation (le marché ne suffit pas, même s’il en fait partie) et sans cadrage des transactions et des échanges. Tout cela est bien sûr une question de morale et d’éthique des affaires.

Depuis Hobbes notamment (Pesqueux, 20128), les penseurs du contractualisme consi-dèrent que les sociétés fondées sur la liberté individuelle (les sociétés dites « modernes ») sont des « sociétés de marché » (à ne pas confondre avec les économies de marché), où la liberté de contracter avec d’autres doit nécessairement être encadrée par une autorité (plusieurs en réalité) pour fonctionner de manière juste. Car l’individu serait principa-lement mû par le désir de « bien vivre », entendu comme la maximisation de sa fonction d’utilité, c’est-à-dire de ses ressources et de son pouvoir, en compétition avec les autres. Dès lors, le double enjeu du contrat et de l’engagement – très visible dans Psychological Contracts in Organizations – consiste, d’une part, à s’assurer que l’autre partie est de bonne foi dans ce qu’elle promet, et de l’autre, à construire et maintenir une confiance mutuelle dans le temps pour limiter cette propension individuelle à maximiser ses inté-rêts propres au détriment de ceux d’autrui. Le contrat est donc nécessaire pour limiter la défiance et la méfiance qui fondent les rapports humains. Il n’y a pas de postulat ou de présomption de « bonne foi » dans cette philosophie sombre de la nature humaine qui nourrit cette obsession du contrat équitable.

Dans Recherche sur la nature et la richesse des nations, A. Smith (17769) consolide cet édifice en fondant le libéralisme politique et économique. Contre les « mercantilistes d’hier qui ressemblent beaucoup aux monétaristes d’aujourd’hui » (Viveret, 2002, p. 9210), il avance que ce n’est pas la monnaie qui fait la richesse, mais bien l’échange humain librement consenti et le travail, véritable facteur de démultiplication des richesses. Pour limiter les entraves à cette liberté créatrice d’échanges et de richesses

6. Y. Pesqueux, 2013, Moment libéral et entreprise, Boostzone édition, e-book, 96 p.

7. R. Jardat, « Denise versus Jean-Jacques : homonymies, homologies and tectonic faults between psychological contract and social contract », Society and Business Review (SBR), vol. 7, n° 1. Emerald Group Publishing, 2012, pp. 34-49 et 8-13.

8. Opus cit.

9. A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.

10. P. Viveret, rapport d’étape de la mission « Nouveaux facteurs de richesse » au secrétaire d’État à l’économie solidaire Guy Hascoët, La Documentation française, Paris, 2002, 135 p.

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dont la juste valeur est d’abord humaine, il préconise une régulation politique et institutionnelle :

« Dans le système de la liberté naturelle (…) le souverain n’a que trois devoirs à remplir ; trois devoirs d’une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une administration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’in-térêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoique, à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses. » (Smith, 177611).

C’est ce qu’évoque également Denise M. Rousseau lorsqu’elle met en avant le rôle de régulation de la justice procédurale, les possibilités de recours auprès de tiers indépen-dants de la relation contractuelle directe et les systèmes de transfert / répartition des ressources à partir de critères acceptés et équitables. Autrement dit, pour s’exercer sans dommages, le libre choix et la liberté doivent se référer à un cadre garanti par un tiers arbitre et des organisations dédiées (pour ne pas parler d’institutions), hors de l’em-prise de l’intérêt des parties individuellement considérées ou associées : « Freedom is impossible without some degrees of order » (Rousseau, 2012, p. 1112).

2.2. Les variations culturelles du contrat

Le principe de liberté individuelle connaît des déclinaisons variables selon les contextes, et, démontre Denise M. Rousseau, au sein d’un même contexte culturel, d’une orga-nisation, mais aussi au cours d’une carrière, une même personne évoluant dans ses attentes et ses contributions. Les attentes que l’on se façonne à l’âge de 20 ans n’égalent pas celles de 40, ni celles de 60 ans. Il ne s’agit pas d’oublier l’homme ou la femme, le jeune, le plus âgé, le parent ou encore celui qui est malade dans le travailleur : c’est-à-dire la « matière » humaine en développement perpétuel au cœur de la performance. D’où l’importance accordée à la formation tout au long de la vie, aux temps et processus de maturation et de maturité organisationnelles (le patrimoine de savoirs, l’appren-tissage organisationnel, la culture organisationnelle, la socialisation professionnelle des nouveaux embauchés). Le contrat psychologique évolue en fonction des âges de la vie et du temps des interactions, ce qui semblera évident au lecteur, mais reste plus anecdotique dans nombre de manuels de management où les acteurs du travail ressem-blent souvent aux avatars types qu’un joueur choisit avec possibilité de le customiser (le « leader », le « trader », le « manager »…). Denise Rousseau insiste sur la malléabilité et l’éducabilité humaines, autre marqueur princeps de la modernité et du contractualisme démocratique (de Rozario, 201313). Elle alerte également le lecteur de l’influence de ce qu’elle nomme la « culture sociétale » et ses institutions (la loi et les droits, les médias et la communication, l’éducation et l’organisation des secteurs économiques) sur les

11. Cité par Viveret, Opus cit., p. 93, extrait d’A. Smith, , Essais sur la richesse, Gallimard, Paris, 1976, p. 352.

12. Opus cit.

13. P. de Rozario, La Modernité et ses avatars en gestion, HDR en gestion, université de Poitiers (IAE), 2013, 350 p.

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manières de s’engager et de contracter (chapitre 8). Son propos n’est pas pour autant de « sur-socialiser » l’échange (tout n’est pas déterminé par des institutions en amont), ni de le « sous-socialiser » (tout ne repose pas que sur des transactions ponctuelles libres d’influences institutionnelles).

Contrat et culture(s)

Dans La Logique de l’honneur (198914), Philippe d’Iribarne avait montré que la prégnance de l’équité (fair) aux États-Unis fonctionnait très bien avec le management par objectifs (MPO). L’annonce d’exigences de performances ajustées aux capacités et contributions attendues de chacun et rétribuées en conséquence (je suis payé à ma juste valeur) a toute l’apparence d’une équité en actes, ce qui permettrait, par résonnance d’enclen-cher une mobilisation subjective plus importante du travailleur américain, mais pas du travailleur français sensible à d’autres principes de liberté individuelle (l’autonomie). Mais, prévient-il, ce type de manœuvre risque d’échouer en l’absence de contreparties réelles et équivalentes à cette implication professionnelle et personnelle accrue, logique d’équité oblige. Si bien qu’une personne impliquée une première fois dans un mana-gement par objectifs et qui en ressort déçue ne peut décemment se remobiliser dans une démarche similaire sans garanties supplémentaires. Le pire étant soit son retrait de la sphère de contribution organisationnelle, soit un burn-out ou d’autres symptômes relevant des risques psychosociaux. Enfin, le MPO est lui-même une version simpli-fiée de l’équité qui ignore volontairement les « unwritten agreements », chers à Denise M. Rousseau, et les « cultures de la liberté » d’autres contextes. Ce dont témoigne le destin du best-seller mondial In Search of Excellence. Lessons’ from America’s Best Run Companies de Th. Peter & R. Waterman (1982) loué par le Wall Street Journal. Sa traduc-Sa traduc-tion curieuse en français lui fit perdre non seulement sa référence culturelle américaine, mais aussi sa dimension de projet (« in search » fut traduit par « prix », terme qui force une lecture ambiguë, soit monétariste soit méritocratique de la performance organi-sationnelle) : « Le prix de l’excellence. Les secrets des meilleures entreprises » (198315). Fallait-il être excellent pour obtenir un prix ou payer un certain prix pour être excel-lent ? Cette traduction malhabile permit à N. Aubert et V. de Gaulejac de montrer, avec une certaine ironie, dans Le Coût de l’excellence (199116), une certaine disponibilité fran-çaise aux lectures trop simplifiées du contractualisme anglo-saxon, en même temps qu’une critique de cette vision du monde.

Droits et contrat

Les conceptions du droit, qu’il soit écrit ou coutumier, révèlent également les variantes culturelles du contrat par la place laissée au choix individuel. L’approche univer-saliste du droit français tend à cadrer tous les comportements individuels dans un contexte où chacun perçoit la loi comme légitime et relativement peu discutable17. On

14. Ph. D’Iribarne, La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, Paris, 1989, 279 p.

15. Th. Peters, & R. Waterman, Le Prix de l’excellence. Les Secrets des meilleures entreprises, Interédition, 1982, 359 p.

16. N. Aubert, & V. de Gaulejac, Le Coût de l’excellence, Seuil, Paris, 1991, 342 p.

17. Cette vision doit être modérée au vu des réactions face à la loi 2013-404 du 17 mai 2013 permettant le mariage entre membres du même sexe, mais aussi, autre indicateur intéressant, du projet actuel de loi (février 2014) sur la révision des procès au pénal, rarissime en France. Un des arguments repose sur le droit américain où un tiers des exécutions ont été remises en cause après des tests ADN. La conception du droit semble plutôt osciller sur le même continuum entre la tendance universaliste indiscutable de la loi et la tendance jurispru-dentialiste de la pratique qui fait loi, selon le contexte.

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lui a souvent opposé la conception jurisprudentielle américaine des règles d’action (common law) où la loi n’est pas estimée suffisamment légitime pour cadrer tous les comportements individuels, et moins encore un contrat entre individus vus comme totalement libres de leurs engagements. Dans cet autre contexte où comptent autant les engagements oraux qu’écrits, construire un contrat durable et fiable est une obsession légitime. Comment gouverner et gérer sinon ? Au cours de séminaires sur l’adaptation française de son ouvrage, Denise M. Rousseau rappelait – car l’approche est culturel-lement contre- intuitive – que signer un contrat n’avait pas particulièrement valeur d’actions ni d’obligations, ce qui n’empêchait pas les contractants de réaliser leurs promesses, à certaines conditions de confiance toutefois. D’où la référence constante dans Psychological Contracts in Organizations aux croyances (beliefs), aux promesses (promissory contracts) et aux perceptions d’engagements. En revanche, des arrangements et des engagements locaux informels répétés dans le temps finissent par acquérir la force d’une obligation légale, ce dont témoignent les cas de cadeaux informels d’entreprise considérés comme composante obligatoire de la rémunération. En France, les compor-tements individuels s’organisent en amont dans le cadre de la loi et le contrat fait force de loi : « Laws empower in France » ; « That is why the question of contract fulfillment is so important in the State, because it is not the case ».

Dans cette adaptation, le lecteur trouvera une contextualisation juridique apparue néces-saire dans la mesure où l’ouvrage original se réfère fréquemment aux droits civiques américains. Le principe de l’estoppel y est central et ancien, comme l’indique sa formule latine « non cencedit venire contra factum proprium18 », et prévaut d’ailleurs aujourd’hui dans le commerce international. Ce principe moral interdit à un contractant qui s’est engagé sur une position, même orale (surtout en présence de témoins), de la modifier au détriment des autres parties sous peine de sanctions (par « l’interdiction de se contre-dire au détriment d’autrui »). L’estoppel vise à limiter les comportements opportunistes, la mauvaise foi, et cherche à stabiliser les engagements contractuels dans le temps. Cette précision permet d’éviter un contresens culturel : la loyauté ou la justice procédurales ne se limitent donc pas à la seule application des procédures et des règles, elles consistent à adopter des comportements (actes, paroles, gestes ou écrits), cohérents entre eux et similaires dans le temps quant aux engagements pris (ne pas se contredire dans ses enga-gements initiaux). L’éthique procédurale du comportement contractuel « honnête » ou « loyal » est d’ailleurs détaillée dans le chapitre 5. On comprend également mieux l’ac-cent mis sur l’observation ou la surveillance (le monitoring) des comportements au fil du temps et des interactions, cruciales dans le maintien de la confiance et des engagements. La jurisprudence des comportements ordinaires fait loi. Dans le contexte anglo-saxon, l’action peut s’enclencher sans nécessiter de contrat alors que, dans le contexte fran-çais, l’action s’enclenche lorsque le contrat est signé. Cela explique le dialogue parfois difficile, mais amusant, entre le cinéma hollywoodien et le cinéma français : un réalisa-teur américain peut engager des millions de dollars et faire travailler des acteurs et des équipes sans contrat, sur promesse orale (selon le principe de l’estoppel), mais certaine-ment pas un réalisateur ni des acteurs français (Chetrite, 200919).

18. Littéralement : « interdiction de se prévaloir de ses propres contradictions au détriment d’autrui ».

19. Chetrite, S., La pratique contractuelle en matière audiovisuelle et cinématographique en France et aux États-Unis, dir. Professeur A. Touboul, mémoire de master professionnel Droit des médias, université d’Aix-Marseille, 2009, 72 p.

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2.3. Le « moment libéral » ou les dérives du contractualisme

Or, depuis les années 1980, ce contractualisme a connu une longue période de dérives utilitaristes et monétaristes qualifiée de « moment libéral » (Pesqueux, 201320). La liberté de choix individuel cadré est devenue un « laisser-fairisme », et l’utilitarisme une doctrine de pensée relativement loin du fair contractualism initial. Cette doctrine met notamment en avant le principe de désintermédiation des échanges, soit l’effritement des règles de droit et de cadrage (les hard laws), au profit des ajustements locaux (les soft laws) que devraient servir les États ainsi que toute organisation. L’emploi et le travail, comme d’autres domaines (la santé, les transports publics), en ont fait les frais. Pour de nombreux observateurs, cette période largement évoquée dans cet ouvrage a atteint ses limites de viabilité et débouche sur des crises concernant d’autres régulations entre économie et société. En témoignerait d’une certaine manière la première grève spectaculaire des travailleurs américains de fast-foods organisée à une échelle inédite dans la plupart des grandes villes américaines en août 2012, qualifiée de « révolution américaine » en écho aux « révolutions arabes », et d’autres mouvements de contestation revigorés par la crise financière de 2007 ou les catastrophes environnementales provoquées par la vétusté des constructions nucléaires dans le monde, dont la centrale de Fukushima.

Dès le chapitre 1, l’on voit que les personnes incriminées ne sont pas celles qui appliquent ce libéralisme sans éthique, mais plutôt celles qui l’alimentent et le diffusent sans distance par la recherche, l’enseignement, le conseil et d’autres supports. Les limites de la théorie juridique des droits de propriété appliqués à l’organisation par la « théorie de la firme », popularisée par un article de Jensen & Meckling en 197621, sont ainsi pointées du doigt au même titre que d’autres visions réductionnistes de la contractualisation et de l’organisa-tion. La teneur du propos (« l’égoïsme des professeurs de finances » et « des économistes » transmis aux étudiants et aux futurs professionnels) peut surprendre, comme souvent la réprobation anglo-saxonne teintée de moralité, face aux critiques françaises davan-tage centrées sur l’argumentation scientifique à genre neutre. Citons pourtant l’actualité de cette critique des années 1990 dans la même veine que celle d’Henry Mintzberg aujourd’hui (201322), encore plus explicite sur ce « moment [trop] libéral » :

« L’effondrement du bloc communiste, en 1989, a été interprété comme la victoire d’un modèle centré sur les entreprises et la logique de marché sur un modèle centré sur le gouvernement et le secteur public. […] Notre incapacité à comprendre cette leçon en a amené plusieurs – notamment aux États-Unis – à basculer dans une autre sorte de déséquilibre en se mettant complètement au service de l’alliance des grandes compagnies et d’économistes. […] Ce “dogme” se méfie systématiquement des gouvernements et élève le marché, la propriété privée, la recherche du profit – la cupidité même – au rang de valeurs suprêmes. On voudrait que tout fonctionne comme une entreprise privée. Outre l’immense pouvoir d’influence des intérêts économiques et de leurs théoriciens, ce dogme est nourri par des alliés politiques, comme le gouvernement de l’ancien prési-dent George Bush aux États-Unis ou celui de Stephen Harper au Canada, par les

20. Opus cit.

21. Jensen, M. C. & Meckling, W. H., « Theory of the firm : managerial behavior, agency costs and ownership structure », in Journal of Financial Economics, n° 3, 1976, pp. 305-360.

22. Extraits du journal canadien Le Devoir (6 juillet 2013) qui cite des extraits de la revue Development in Practice, vol. 22, n° 7, 2012.

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grandes institutions économiques internationales, comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ainsi que par d’autres facteurs, comme la mondialisation de l’économie et de plusieurs autres enjeux. »

En France, des rapports réguliers de la Fnege23 interpellent également la formation, l’enseignement et la recherche en gestion, sans parler des travaux sociologiques, des courants francophone et anglophone des études critiques en gestion récemment recen-sées par J. F. Chanlat (201324). Le lecteur pourra donc être surpris par l’actualité des travaux de Denise M. Rousseau qui dresse un état des lieux des contrats (anciens, actuels et émergents), des facteurs internes et externes sur lesquels ils influent, des stratégies d’entreprises, des stratégies des RH, des comportements et des processus de contrac-tualisation sous l’angle de leur capacité à faciliter des échanges équitables, à savoir des échanges qui permettent le « consentement éclairé » des parties impliquées (informed consent), c’est-à-dire des engagements d’actions à venir dont les conséquences (béné-fices et pertes) sont équitables pour chaque partie, entendue comme personne humaine globale (mari, femme, parent, membre d’une association, élu, etc.).

3. L’adaptation française du contrat psychologique

Mieux connaître le contractualisme américain de l’intérieur n’est pas le seul argument qui justifie l’adaptation française de Psychological Contracts in Organizations : la diffusion très large de cet ouvrage fondateur et son utilisation pratique laissent tout à fait perplexe, ce qu’a démontré Pascale de Rozario (201325) dans une recension critique de la cinquantaine de recherches internationales qui l’ont suivie. Cette critique externe est d’ailleurs à l’ori-gine de cette version française de l’ouvrage original, dont la portée théorique et pratique semblait insuffisamment exploitée. Nombre de points communs sont apparus avec des ouvrages majeurs français critiques sur les évolutions des relations d’emploi et plus large-ment du travail, comme celui de R. Castel (199526) par exemple, qui décrit les mêmes mutations du travail salarié et emploie quasiment les mêmes termes de « main-d’œuvre centrale » et « main-d’œuvre périphérique ». Sur le plan de l’évolution des organisations et des contrats d’emploi, les travaux américains du milieu des années 1990 et les travaux fran-çais convergent de manière intéressante. Cependant, la diffusion de Psychological Contracts in Organizations s’est essentiellement centrée sur la relation duale entre employeur et employé et la mesure des perceptions personnelles de son contrat psychologique.

3.1. Une diffusion large mais très décevante

D’un côté, la notoriété du contrat psychologique ne fait aucun doute : il fait partie des enseignements fondamentaux dans les universités anglo-saxonnes et, plus récemment,

23. Voir notamment l’historique réalisé par A. David, A. Hatchuel, et R. Laufer, Les Nouvelles Fondations des sciences de gestion, Vuibert, coll. Fnege, Paris, 2001, 215 p. et, plus récemment, A.C. Martinet et Y. Pesqueux, Épistémologie des sciences de gestion, Vuibert, coll. Fnege, Paris, 2013, 271 p.

24. J.-F.Chanlat, Les Études critiques en management, un rappel historique, article pour la Conférence annuelle 2013 d’Euram, 2013, Democratising management (sub-Track Institutions and change), Galatasaray University, Istanbul, Turkey, 26-29 juin 2013, 33 p.

25. Opus cit.

26. R. Castel, 1995, Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995. 490 p. ; S. Paugam, La Disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, Paris, 1991, 254 p.

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dans les écoles de commerce et les universités françaises. Un laboratoire de recherche du CNRS a même été créé en 2003 pour développer ce corpus et l’alimenter via le Gracco27, à l’origine des plus récents développements sur le comportement organisationnel (Delobbe, 200928). L’ouvrage fondateur a donné lieu à plus de cinquante enquêtes dans douze pays différents sur le fonctionnement des contrats psychologiques de secteurs économiques variés. Sur le plan académique, ces travaux de grande ampleur ont mobi-lisé une vingtaine de chercheurs qui en ont fait leur thème central de recherche en publiant régulièrement sur la question. Des thèses commencent à être soutenues en France sur le sujet. D’un autre côté cependant, l’analyse comparée des résultats de tous ces développements déçoit par rapport au potentiel théorique et pratique de l’ouvrage fondateur. Seul un chapitre sur huit (le chapitre 5 sur la violation contractuelle) semble avoir été véritablement exploité. Nous avons noté au moins quatre résultats limitants :

• À partir de la grille initiale d’évaluation des perceptions de l’employé et de l’employeur sur quinze thèmes d’obligations/attentes mutuelles (par exemple, se former pour l’employé et proposer des formations pour l’employeur, progresser en termes de salaire et offrir une progression de salaire, être récompensé en fonction des résultats et proposer des primes, s’investir dans la relation au-delà de la tâche attendue, attendre une relation plus large que la tâche attendue, etc.), une vingtaine d’ICP (Index de mesure du Contrat Psychologique) ont été produits. Leurs résultats ne sont cependant pas comparables, car ils évaluent au moins quatre dimensions qui se recoupent comme l’a montré E. Campoy (2009, p. 11429) : des attentes, des promesses à venir, des obligations contractuelles ou des croyances en des promesses à venir.

• Là où Psychological Contracts in Organizations invitait à croiser les approches qualita-tives et quantitatives, les perspectives intra-, inter- et extra-organisationnelles afin de capturer les comportements contractuels à différents niveaux, ces ICP, sont tous fondés sur le niveau de la perception individuelle (parfois, le niveau interindividuel du contrat psychologique normatif d’un groupe). La dimension anthropologique du contrat avec les facteurs d’influence externes comme l’état du droit par rapport aux conceptions de l’individu, le contrat social dominant, le poids des médias et des réseaux sociaux ont été mis de côté, ou cités comme facteurs anecdotiques.

• Les enquêtes mobilisent par ailleurs une seule méthode – comme s’il n’en existait pas d’autres – : l’échelle d’attitude de type Likert en cinq points de notation et la statis-tique descriptive. À moins de compléments qualitatifs importants, cette méthode ne peut rendre compte des processus ni de la subtilité des comportements contractuels décrits. Le critère du salaire élevé (high pay) par exemple, n’a pas de sens absolu, mais il en acquiert un relativement, par rapport à plusieurs motifs assez différents : un salaire élevé est ainsi attendu ou accordé en fonction du contenu du travail, du rôle d’encadrement et de soutien aux membres d’une équipe, du degré de responsabilité professionnelle, ou encore par rapport à des critères de performances, etc. Nous ne pouvons donc nous contenter de savoir que 80 % du personnel de l’entreprise Y ont cité au premier rang de leurs attentes un salaire élevé et conclure qu’il s’agit pour eux d’un motif majeur de violation contractuelle facile à anticiper, sans savoir ce que

27. GDR CNRS 2652 Gracco, Groupe de recherches sur les attitudes, les comportements et les compétences dans les organisations.

28. N. Delobbe, O. Herrbach, D. Lacaze & K. Mignonac, Comportement organisationnel, volume 1 – Contrat psychologique, émotions au travail, socialisation organisationnelle, Éditions de Boek et Larcier, 2009, 275 p.

29. Delobbe et al., Opus cit.

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signifie ce choix de leur point de vue, nécessité encore plus manifeste en contexte multiculturel.

• Enfin, l’ensemble de ces travaux opère par prises ponctuelles d’informations sur le réel de la relation contractuelle d’emploi, là où nous étions plutôt invités à rendre compte de l’évolution dans le temps du contrat psychologique en fonction du développement de son porteur et de celui de l’organisation, et des événements. Il aurait donc fallu opérer à la manière d’un physicien pour rendre compte du matériau de gestion que constitue le contrat et de ses évolutions subtiles mais décisives sur la performance et l’engagement (Jardat, 201130). La figure du contrat psychologique se repère alors non seulement par l’étude de ses coordonnées x, y, et z, et de ses angles sur un plan à un moment donné, mais surtout par rapport à celles de leurs dérivées successives dans le temps. L’analyse du contrat psychologique est donc plus de l’ordre du baromètre, de l’observatoire continu que de la coupe transversale.

3.2. L’actualité du contrat psychologique

Dans les développements qui suivent un article de 1994 (Rousseau et al.31) et l’édition de 1995, le lecteur ne trouvera donc pas (ou très peu) de réflexion sur le contractualisme américain, ni de mise en perspective de ces résultats au regard des constats et des sept propositions d’observation des contrats défendues à partir :

• des enjeux démocratiques à rappeler et à consolider et d’une critique des raccourcis comptables et juridiques du phénomène contractuel (chapitre 1) ;

• du décryptage fin des processus de fonctionnement des contrats psychologiques aussi bien intra-organisationnels (le contrat normatif que partagent les membres d’une même profession), qu’inter-organisationnels dans le cas de fusion-acquisition, ou extra-organisationnels via la force des réseaux sociaux ou les impacts de la marque (chapitre 2) ;

• de l’identification de tous les contractants organisationnels – actants humains (le recruteur, le manager, les collègues, notamment) et non-humains (tout docu-ment écrit et diffusé) – et des messages contractuels qu’ils émettent, plus ou moins convergents avec l’expérience personnelle du contrat et les événements de la vie contractuelle (chapitre 3) ;

• d’un historique et d’une mise en perspective de la variété des formes d’organisation et des marchés d’emploi avec leurs conséquences sur les contrats psychologiques (chapitre 4) ;

• de l’identification des effets de changements incidents ou voulus (changements de clients, de produits, fusions-acquisitions, réorganisations, programmes de forma-tion) sur les contrats psychologiques en présence (chapitre 6) ;

• des exemples d’articulations plus ou moins réussies entre stratégies d’entreprise et stratégies de RH pour construire certains types de contrats psychologiques qui

30. R. Jardat, « Comment étudier le matériau de gestion ? Propositions méthodologiques », Management et Avenir, n° 43, juin 2011.

31. S. L. Robinson, M. S. Kraatz & D. M. Rousseau, « Changing obligations and the psychological contract : A longitudinal study », Academy of Management Journal, vol. 37, n° 1, 1994, p. 137-152.

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correspondent aux attentes et contributions possibles de clients ou bénéficiaires (chapitre 7) ;

• et, enfin, d’un inventaire des risques et des opportunités de restaurer un contrat social qui respecte le principe du libre arbitre au niveau des comportements contractuels où l’enjeu central consiste à créer de la valeur relationnelle (chapitre 8).

En revanche, le chapitre 5 sur la violation contractuelle inter-individuelle (employé-employeur) a particulièrement été exploitée dans les travaux qui ont suivi.

L’ensemble de ces arguments sur lesquels il est temps de conclure justifie cette nouvelle édition et adaptation française dans la collection d’enseignement supérieur de Pearson France avec l’accord de Sage, maison qui se consacre aux ouvrages majeurs dont l’actua-lité fait toujours écho – éditeurs que nous remercions chaleureusement, en particulier Hélène Jean-Baptiste (Pearson) pour sa supervision professionnelle et amicale et ses précieux conseils d’éditrice. Il est apparu pertinent aujourd’hui de mettre cet original à la disposition du lectorat francophone – managers, décideurs, responsables RH et consultants, étudiants, enseignants et chercheurs – car il ne fait aucun doute que cette seconde édition permettra d’accéder aux contenus directs du Contrat psychologique, plus riches et prometteurs que ce que l’on peut en lire aujourd’hui. Ce travail fut également l’occasion d’inviter Denise M. Rousseau (Carnegie Mellon University, Us) comme key speaker lors de la « Semaine du management » organisée par la Fnege (19-22 mai 2014) aux côtés d’Henry Mintzberg (McGill University, CA), d’Andrew Pettigrew (Oxford, UK) et de William Starbuck (Oregon University, US).

4. À propos de traduction

En conclusion, comme traduire ne consiste pas seulement à substituer un terme anglais à un terme français, le lecteur trouvera une contextualisation de Psychological Contract in Organizations sous plusieurs formes : des notes en bas de page, l’ajout d’une vingtaine de « focus » pour situer ou illustrer la démonstration ou les exemples d’entreprises mis en exergue par Denise M. Rousseau, et des exemples français ou internationaux parlants en complément des très nombreux cas cités par l’auteur (plus de cent). Trois études de cas d’entreprise ont par ailleurs été ajoutées en fin d’ouvrage afin de permettre des comparaisons avec les cas américains et montrer l’actualité du contrat psychologique (Le groupe automobile Renault illustre l’évolution d’un ancien contrat relationnel dans le cadre de la mondialisation et potentiellement une situation de pré-fermeture d’usines à rapprocher du cas des usines de Ford et General Motors ; le processus de socialisation et de recrutement de jeunes diplômés de l’enseigne de supermarché hard-discount alle-mande Bapri et la variété de contrats d’emploi au sein de la marque de prêt-à-porter The Tenders). Le format d’édition de Pearson France propose également une mise en forme pédagogique intéressante puisqu’il permet de créer des ressources en ligne, tel que le cas du contrat transitionnel de France Télécom dont les suicides ont défrayé la chronique internationale et française.

Toute traduction comporte aussi des surprises et des difficultés. Nous avons par exemple découvert que boundaryless career avait jusque-là été traduit à tort par « carrière nomade », laquelle indique une forme d’errance, au lieu de « carrière ouverte » ou « carrière sans limitation », plus positifs, où l’individu peut véritablement opérer des

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XXXI À propos de traduction

choix pesés et choisis incluant la question de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. De même, nous avons pu lire l’expression – assez curieuse lorsque l’on connaît son étymologie et son histoire – de « faiseurs de contrat » pour contract makers, traduit simplement ici et avec l’accord de l’auteur par « contractants », d’une part, et « cocontractants », de l’autre. Les processus de fabrication et d’évolution du contrat psychologique dépendent de l’action combinée et plus ou moins convergente de deux types de contract makers :

• des actants humains (recruteurs, dirigeants, collègues, responsables RH), qui trans-mettent des messages plus ou moins convergents quant aux attentes et promesses organisationnelles ;

• et des actants non-humains (annonce d’emploi, fiche de poste, manuel de RH, publi-cité sur l’organisation et ses performances, par exemple).

Tout l’enjeu est de faire qu’une relative harmonie sur ce qui est attendu et dû soit trans-mise et comprise. Les « cocontractants » désignent les protagonistes plus directs du contrat (l’employeur et l’employé).

Implied contract constitue une difficulté de traduction propre à la langue anglaise, poly-sémique selon le contexte là où le français tend à faire coïncider le plus possible un mot avec une signification dans le temps. Ce type de contrat représente l’image collec-tive que des tiers externes à l’organisation (médias, jurés, presse, politiques, opinion publique) ont du type de contrat d’emploi que celle-ci propose à ses employés. Sa répu-tation contractuelle en somme. Le trait est souvent grossi et caricaturé mais, comme le montre Denise M. Rousseau, il joue fortement en cas de procès, plaintes et recours à des tiers. Diplômés ou non, les jeunes se fient d’ailleurs beaucoup aux images qui circulent sur les organisations pour s’en faire une idée. Ce contrat n’est pas formalisé, il est donc implicite, mais comme les engagements non écrits (unwritten) de cet univers de pensée contractualiste, il a une valeur quasi juridique. Implied contract correspondrait donc plus à un « contrat imputé par des tiers », que l’on peut traduire par « contrat tacite ou implicite » (toujours imputé ou projeté, attribué par un tiers externe à l’organisation) et par « quasi-contrat » pour souligner ses conséquences juridiques d’engagement. En droit international, le quasi-contrat représente les pourparlers contractuels centraux dans le processus de construction d’un accord à valeur d’engagement. Il existe aussi en droit civil et administratif français et correspond aux cas décrits par D. M. Rousseau. C’est aussi en comparant avec l’idée qu’ils se font du fonctionnement des entreprises d’un même secteur que les jurés et les juges se forgent un jugement de valeur en cas de litige.

Enfin, nous avons conservé quelques expressions lorsqu’elles étaient parlantes malgré (ou à cause de ?) leur « exotisme ». Le lecteur saura, par exemple, qu’une pensée ou un acte inefficace ou difficile à saisir, ou encore un projet managérial sans lien avec le réel revient finalement à « clouer de la gelly au mur » dans le monde anglophone, friand de ce dessert !

Très bonne lecture,

Denise M. Rousseau, Pascale de Rozario, Rémi Jardat, Yvon Pesqueux (mars 2014)

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