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Introduction
Pour paraphraser Edgar Morin, la vie est tantôt une farce,
une comédie, tantôt un drame sinon une grande tragédie, et
notre planète, l’espace scénique de cette humaine comédie
dans laquelle chacun a un rôle à jouer.
J’ai eu l’occasion d’observer qu’un bon nombre d’entre nous
court après son véritable rôle, cherchant son texte intérieur :
savoir ce qu’il a à jouer, comment le jouer, avec qui et
pourquoi le jouer. Cherchant, tout au moins dans les premiers
temps de sa construction, plus souvent à être (re)connu pour
ses performances, plutôt qu’à se (re)connaître lui-même.
Plus tard, j’ai constaté que, pour répondre à toutes ses
interrogations, l’être humain a accès à tout un flot de
propositions qui tentent d’expliquer les lignes directrices à
suivre pour devenir un être accompli. J’ai toujours eu la
sensation, pour nombre d’entre elles, qui emplissent les
réseaux sociaux notamment, d’être au fast-food du
développement personnel, musclé de techniques marketings
faisant surenchère de promesses. J’ai réalisé qu’il était rare de
faire face à de véritables pratiques basées sur le parcours
intime d’un être à partir duquel elles se sont développées. Je
pense, en particulier, à ces méthodes éprouvées dans mon
parcours qui servent de base dans ma pratique. Les personnes,
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à l’origine de ces méthodes devenues incontournables dans les
pratiques corporelles d’aujourd’hui, ont traversé des épreuves
intimes avant d’en arriver à définir un outil qui puisse servir
au plus grand nombre.
Il y a d’abord Moshe Feldenkrais qui, par suite d’un grave
accident au genou, souhaite éviter une opération aux résultats
incertains. Il étudie alors tout ce qui a trait à la santé, à la
guérison. Après des mois d’observation et d’exploration de
tous petits mouvements, il retrouve la marche puis développe
sa propre méthode pour aider d’abord un ami.
Je veux parler également de Gerda Alexander, professeur de
rythmique qui faisait des recherches sur le mouvement libre.
Très tôt atteinte d'un rhumatisme articulaire aigu et d'une
endocardite, elle va découvrir, malgré les séquelles de sa
maladie, les effets incontestables qu'apportent la prise de
conscience du corps et la détente physique et mentale sur
l’exécution du mouvement. Elle commence à travailler avec
des maîtresses de jardin d'enfants et des professeurs de
gymnastique au Danemark. Elle élabore alors sa méthode qui
la fera connaître en Europe et en Amérique. Et parce qu’un
autre pédagogue, portant le même nom qu’elle, élabore
également sa propre méthode en Angleterre, elle décide de la
nommer « Eutonie ».
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Cet autre pédagogue, c’est Frederik Matthias Alexander.
Acteur Shakespearien devenu aphone, face à l’impuissance de
la médecine à l’aider, il va développer sa propre technique de
travail sur soi pour améliorer l’usage de la voix.
Joseph Pilates, quant à lui, enfant chétif, souffrant de
rachitisme, d'asthme et de rhumatisme articulaire, pour
retrouver la santé, étudie l’anatomie et observe les animaux,
constatant qu’on les entraîne pour qu’ils soient en grande
forme. Il décrète que santé mentale et santé physique sont
liées. Emprisonné, parce que citoyen allemand vivant en
Angleterre pendant la première guerre mondiale, dans un
camp d'internement, il va enseigner les exercices qu'il conçoit
à ses compatriotes internés. En 1918, lors de la pandémie de
grippe qui s’abat sur le monde et décime particulièrement les
populations faibles, toutes les personnes qui suivent sa
méthode dans le camp vont survivre. La preuve est magistrale.
Libéré, il part aux Etats-Unis où il va développer la méthode
qui le fera connaître dans le monde entier.
Il y en a d’autres, bien évidemment, mais je parle ici
seulement des méthodes que j’ai éprouvées, en tant qu’élève,
pendant deux années inoubliables avec Monika Pagneux,
pédagogue de renommée internationale, qui avait créé, avec
Philippe Gaulier, pédagogue de théâtre également
internationalement reconnu et très grand clown, un éminent
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cursus de stages professionnels pour artistes de scène venant
du monde entier. Monika avait travaillé avec chaque
pédagogue précité et puisait dans leurs différentes méthodes.
Elle enrichissait ses séances d’un grand nombre d’exercices
issus de ses propres recherches.
Toutes ces personnes sont parties d’elles-mêmes pour
élaborer des méthodes qui s’adressent, pour certaines par leurs
spécificités, à des publics ciblés. Dans l’absolu, elles peuvent
s’adresser à tous, chacune mettant en évidence que si
l’exercice reste une base importante, l’intérêt réside dans la
façon dont il est exécuté, c'est-à-dire dans la qualité de
conscience portée au moment de sa pratique et, bien
évidemment, dans les heures et jours qui suivent. Ce sont ces
liens, entre acte et conscience, que ces pédagogues ont
développés à travers les divers exercices, chacun à leur
manière, partant de leur propre situation face à leurs propres
difficultés.
La force de chacune de ces méthodes est de considérer le
corps comme un tout indissociable. On ne peut comprendre et
traiter un déséquilibre énergétique à un endroit du corps sans
interroger sa logique globale. Toute tension, douleur,
inflammation, déformation, impotence, etc. n’est qu’une
information, évoluant souvent en signal d’alerte parce
qu’ignorée, que le corps a trouvé pour conduire l’individu à
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enfin s’interroger sur ce qui se passe dans son corps et, par
écho, dans sa vie.
Tout part du corps.
Et même si la tête contient une très grande part de neurones,
elle fait malgré tout intégralement partie du corps, n’en
déplaise aux tenants du tout psychologique.
La meilleure des méthodes écrite sur du papier n’est rien tant
qu’elle n’est pas éprouvée dans la pratique. Si un livre peut
délivrer des recettes, et étant passionné de cuisine je sais de
quoi je parle, il ne sert à rien tant que les mains ne sont pas
mises « à la pâte ». Je ne peux que constater que c’est
l’épreuve qui donne raison ou tort. Chacun peut se nourrir de
quantité gargantuesque de livres, accumuler des connaissances
théoriques, théoriser sur tout sinon thésauriser ce tout, tant que
la personne n’est pas passée par la pratique, tant que l’épreuve
n’a pas été vécue dans son corps, n’a pas traversé toutes les
fibres de son soi, rien n’est réalisé.
La pédagogie est un art à part entière.
On ne s’invente pas pédagogue, tout comme on ne s’invente
pas artiste de scène : on l’est, ou pas. C’est une histoire de foi,
une histoire d’écoute, une histoire d’amour. Quand j’ai
commencé à enseigner, une pensée m’a envahi : « On
n’enseigne bien que ce qu’on a le plus besoin d’apprendre ».
J’entendais le mot « apprendre » dans les deux sens. C'est-à-
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dire être conjointement celui qui guide l’autre vers un
apprentissage et également celui qui le reçoit. La conscience
de cette boucle m’apparaissait essentielle et m’interpellât à
certains moments cruciaux de ma vie, par le biais d’une voix
intérieure m’intimant ces quelques mots : « Fais ce que tu
dis ! ». Sans cela, mon enseignement n’était qu’à sens unique
et n’avait plus de pertinence.
M’inscrivant comme un prospecteur empirique, j’en suis
arrivé à éprouver et développer un état, à travers la pratique du
masque neutre, qui permette à chacun de défricher le terrain
de son corps et de son geste, pour accéder à une expression
libérée, c'est-à-dire libérée d’un mode de vie imposé, par soi,
par l’éducation, par la société, et enfin exprimer ce qui est : le
réel, dans toutes ses dimensions.
Cet état, c’est la Neutralité.
Plus de trente années passées à développer cet état en
travaillant avec le masque neutre, outil pédagogique essentiel
dans la formation de l’acteur puis, comme la vie m’a invité à
le faire, auprès de personnes dites du « tout public » : l’élève
en échec scolaire, l’employé, le cadre ou dirigeant
d’entreprise, l’avocat, le juge, le formateur, le professionnel
du secteur social ou médical, le travailleur handicapé, la
victime d’addiction (alcool, drogue, médicament, relation
affective…). Et enfin, toute personne liée à l’enseignement, le
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professeur, le maître des écoles, l’éducateur, le coach, ainsi
que celle liée au médical ou paramédical, psychologue,
psychanalyste, thérapeute alternatif... Oui, tout ce beau
monde, parce qu’à n'en point douter, le masque neutre est un
outil complet et la Neutralité, un état d’être universel.
Pour éprouver pleinement la Neutralité, une préparation
corporelle s’impose en amont du travail avec le masque
neutre. Celle-ci interagit de façon profonde tant sur le muscle,
le tendon, que sur la structure osseuse, le squelette, ainsi que
sur les organes et tissus les plus profonds, draineurs d’énergie.
Ces séances de préparation corporelle disposent idéalement les
corps à intégrer les exigences du langage du masque neutre.
Que vous soyez artiste de scène passionné de l’outil masque,
que vous souhaitiez acquérir une maîtrise supplémentaire dans
la pratique de votre art, ou que vous vouliez être artiste de
votre vie, curieux d’un outil pédagogique qui a répondu de
façon inattendue au développement personnel de milliers
d’individus, entrez dans ce premier volet de la trilogie traitant
de l’univers de la Neutralité.
Ce livre expose les bases techniques et pratiques qui
nourrissent cette forme de concept ontologique qui
interroge le sens de « l’être » par le biais d’une science
objective de l’écoute qui tente de traduire avec des mots les
ressentis et émotions qui traversent l’existence de chacun.
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Réfléchie comme une véritable « mathématique des liens »
entre toutes formes d’expression découlant de ces émotions et
ressentis, la Neutralité, en tant que forme pensée, sera définie
dans le dernier tome.
Mais d’abord, vous exposer les bases qui construisent ma
réflexion.
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I - La Neutralité
« Le corps est le vaisseau de l’âme,
la Neutralité celui de la conscience. »
La Neutralité est d’abord un état d’être : calme, serein,
heureux sinon joyeux, qui permet à chacun de se présenter
face à l’autre, aux autres, en totale ouverture et écoute sans
offrir le moindre aspect dérangeant qui pourrait être utilisé
contre soi. C’est sur le chemin de la Neutralité que seront mis
en évidence tous les déséquilibres dans l’expression du corps,
ces gestes réflexes tellement significatifs, ces réactions
épidermiques qui dépassent la lucidité mais résument une
pensée inconsciente. Il y a ces attitudes corporelles qu’on
pense sans importance, dont la portée évocatrice est
indiscutable pour la personne en face ; tous ces moments
laissés à l’abandon de la conscience où, comme le dit si bien
l’expression, « On donne le bâton pour se faire battre ». Par là,
je veux évoquer ces fatalités qui semblent frapper certaines
personnes de façon récurrente : « Je me fais toujours avoir »,
« Je n’ai jamais eu de chance », « je n’ai pas confiance en
moi », « au travail, on ne me respecte pas », « je rate tout »,
« mes conjoints ont tous été violents », « je ne tombe que sur
des menteurs », « j’ai toujours peur », « mes femmes m’ont
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toutes quitté », « personne ne me voit, c’est comme si je
n’existais pas », « on ne m’a jamais aimé(e) »…
Dès qu’un processus se répète, le corps en porte les
stigmates. Et les stigmates dessinent, sinon renforcent, dans
l’invisible, ce que j’appelle « l’autre Je », ce personnage créé
dans l’enfance sur des fausses croyances et qui a besoin, pour
son équilibre, de trouver un alter-ego qui réponde à ses
attentes. Il est ici question de nos projections, nos projections
sur l’autre, que la Neutralité offre comme avantage de limiter
ou de gommer.
La Neutralité révèle le meilleur de l’Être, d’abord en
sollicitant son intelligence de cœur connectée à l’instinct et
l’intuition, ces deux canaux l’ouvrant à son Moi supérieur,
ceux-ci alliés au bon sens qui le relie à tous. Ensuite, peut-il
plus aisément comprendre et accepter, grâce à cette
conscience élargie, sa propre vie ainsi que celle de tous les
êtres qui l’entourent.
Enfin, la Neutralité lui permet d’incarner cette force
tranquille qui autorise, en toute confiance car débarrassée de
tous préjugés, à révéler son autorité naturelle, son charisme, sa
séduction, c'est-à-dire l’excellence de son expression.
Expression qui trouve sa première source dans le corps.
Et pour accéder à la Neutralité, un véhicule : le masque
neutre. (Photo au dos du livre)
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Le masque neutre est d’abord un très bel objet.
Avant d’être admiré, ce masque provoque, sinon fait peur.
Car, s’il est neutre dans ses traits, il ne l’est pas dans ce qu’il
émane. Se retrouver face au vide d’une expression est
inaccoutumé, dérangeant. Cela bouscule les habitudes de nos
sociétés où chaque chose doit être clairement identifiable pour
provoquer le réflexe voulu et susciter l’action attendue ;
l’illusion de la maîtrise où chaque chose doit être référencée,
se rapporter à telle mode, pratique ou culture ; où chaque objet
à la fois protège et identifie, jusqu’à même être
anthropomorphisé par le culte du consumérisme.
Face au masque neutre, il n’en est rien. Aucune référence
n’est possible, si ce n’est celle à un objet de cuir qui se pose
sur un visage. Le champ des possibles de l’expression de soi
est alors infini, sans aucune limite, ni sociale, ni sociétale, ni
culturelle.
Tout commence par prendre le temps d’observer le masque
neutre. Ce temps permet de solliciter le contemplatif en soi,
l’Être de Présence, qui est là et observe ce qui est : l’absence,
le vide. Vide qui n’est que miroir. Qui renvoie l’être à qui il
est, révélant sa face cachée, ses peurs enfouies, ses blessures
inconscientes. Si la Neutralité est d’abord le vide, elle est à la
fois l’abondance. Car le vide crée les conditions du plein, ou
du moins de son émergence. Le vide invite à l’évidence, c'est-
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à-dire à l’écoute de ce que la Vie propose. Parce que la Vie est
là, en permanence, à tenter de guider chacun vers le meilleur
de qui il est et de ce qu’il a à vivre. C’est ainsi que le vide du
masque appelle le vide de l’Être de Présence. Chausser le
masque offre à chacun de le remplir de l’unicité de sa
présence, qui va tenter de s’installer entre ces deux vides,
celui du masque et le sien à l’instant « T ». Dans cet espace va
se révéler avec clarté tout ce qui l’empêche de vivre
pleinement sa réalité. Tout ceci grâce au langage du masque,
constitué de règles indiscutables que nous allons découvrir
dans un futur chapitre.
La Neutralité fait naturellement sortir de sa zone de confort
en exigeant un état élevé de conscience, connecté directement
au présent. La Neutralité bouscule les codes de la société
contemporaine où tout doit aller vite, où il faut faire, résoudre,
finir, avant même d’avoir réfléchi à la portée de chacune de
nos actions.
La Neutralité oblige être simple. Elle conduit naturellement
à assumer ce qu’on fait au moment où on le fait et comment
on le fait, parce qu’on en a la pleine et totale conscience et
qu’on est en parfait accord avec qui on est, parce que connecté
en permanence à sa vérité intérieure.
La Neutralité, c’est être authentique, et ce, sans qu’il soit
besoin de dévoiler quoique ce soit d’intime.
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Vivre la Neutralité, c’est incarner la page blanche, comme si
on était, en permanence, connecté à cet état intermédiaire
qu’on franchit, au quotidien, dès qu’on quitte une situation
pour en vivre une autre : on laisse ce qui vient de se vivre au
passé et on se rend totalement disponible à ce qui va se vivre
au présent. C’est cet état que traverse l’acteur quand il passe
de son statut d’être humain à celui, particulier, de personnage
qu’il doit incarner sur une scène ou face à une caméra. C’est
toujours ce même état qu’il doit retrouver avant de
recommencer une scène, de reprendre une action qu’il a dû
faire et refaire cent fois.
La même chose à chaque fois, mais d’une autre manière.
C’est également ce même état que chaque personne doit
vivre pour retrouver le calme et pouvoir se reconnecter à sa
nature propre. Faire le vide du passé pour pouvoir emplir le
présent uniquement de ce qu’on est, sur l’instant. Comme si la
nature entière se reconnectait à sa source première, la terre, la
terre et sa fertilité, dans laquelle elle sait qu’elle peut prendre
racine.
Sans terre, il n’y a pas de Nature, sans nature, il n’y a pas de
Terre. L’Un fait le Tout et le Tout fait l’Un.
L’interdépendance fait loi. Et c’est à ce titre que sans
Neutralité, il n’y a pas d’expression juste.
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La Neutralité, c’est notre monde intérieur posé sur le fil du
présent. Même si la zone de contact avec le fil est infime, c’est
pourtant tout un monde qui repose dessus, qui se déplace,
modifiant, d’instant en instant, son point de contact. Plus la
conscience de ce monde est aigue, plus la conscience de la
zone en contact est précise, et plus la perception du présent est
grande. Pas de passé ressassé, pas de conditionnel astreignant,
pas de futur conditionnant. Le corps est libre, détendu, ouvert.
La Neutralité est un état méditatif en mouvement.
Il s’agit juste de vivre, voir, écouter, toucher, goûter, sentir,
vibrer, être au contact du moment présent.
Sans aucune attente.
Plus encore, il s’agit d’être conscient de ce qu’on vit, de ce
qu’on voit, de ce qu’on touche, de ce qu’on sent, de ce qui
vibre en nous, de ce avec quoi nous sommes en contact au
moment présent.
Sans aucun jugement.
La Neutralité, comme la vérité, n’est ni heureuse, ni
malheureuse. Elle est vivante, vibrante, claire et sincère, et se
propose comme une voie d’expérience pour tenter de
déchiffrer le mystère de l’être humain. Il s’agit juste
d’apprendre à vivre sa Neutralité pour s’autoriser enfin à être
libre.
L’apprendre. Et l’expérimenter ensemble.
15
II – Le Corps de la Neutralité
Il n’est d’Être qui ne soit d’abord un Corps.
Il n’est d’Expression qui ne naisse d’abord dans un Corps.
Il n’est de Vérité qui ne crée d’abord l’essence de ce Corps.
A- Le Corps
Le corps est le véhicule que choisit l’esprit pour venir
s’incarner sur terre. En tant que monture de l’âme, il est un sas
entre ces deux mondes, celui de l’esprit et celui de la matière.
Celui de l’esprit fait appel à la dimension spirituelle de
chacun, souvent liée à une culture, à une éducation, à
l’influence d’une communauté religieuse sinon à des
croyances nées d’un parcours intime. Il n’est pas lieu ici d’en
débattre. En revanche, sur le plan de la matière, le corps
physique est avant tout un corps social, au cœur des
interactions visibles comme invisibles entre les corps, dans les
relations intimes, familiales, amicales, professionnelles et
sociales.
Le corps se particularise par, entre autre, une exceptionnelle
capacité à accumuler de la mémoire. La première mémoire qui
conditionne une grande part de son expression est son code
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génétique, additionné des mémoires de ses deux parents, elles-
mêmes issues d’autres mémoires, etc. En effet, s’il est connu
que les caractères sont transmis par le génome, la science, par
l’épigénétique, peut désormais prouver que la mémoire
d’actes, expériences en particulier désagréables d’un parent,
même avant la conception, se perpétue dans la descendance.
L'épigénome, à la différence du patrimoine génétique, est
variable. Il dépend de plusieurs facteurs tels que l'âge ou
l'environnement. Il a été démontré que les niveaux de stress de
la mère durant la grossesse pouvaient le modifier en
profondeur. Vincent Colot, spécialiste de l'épigénétique des
végétaux à l'Institut de biologie de l'Ecole normale supérieure
(ENS-CNRS-Inserm, Paris), explique que l’épigénétique, c’est
"l’étude des changements d'activité des gènes - donc des
changements de caractères - qui sont transmis au fil des
divisions cellulaires ou des générations sans faire appel à des
mutations de l'ADN" (1). "C'est un concept qui dément en
partie la "fatalité" des gènes" (2), appuie Michel Morange,
professeur de biologie à l'ENS.
Ce domaine exigerait, bien évidemment, un livre à lui seul,
mais je tenais à souligner ce trait que j’ai pu observer, sans
aucune connaissance scientifique, auprès de tant de personnes.
Au cours des sept premières années de l’enfance, le corps
entier, comme une éponge, va écouter, visualiser, sentir,
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goûter, toucher, absorber, ressentir, éprouver, enregistrer et
stocker absolument tout ce qu’il va vivre, du moment le plus
infime à celui le plus important. Deux types d’instant de vie
sont ainsi mémorisés : ceux qui disparaissent dans la fluidité
du mouvement de la vie et ceux qui restent et s’installent, par
le biais de croyances, non-dits, d’événements non-assimilables
parce que trop marquants, sinon trop violents.
Ce corps est le résultat d’un ensemble d’interactions qui vont
le construire, le nourrir comme l’éprouver. Il est aidé en cela
par une impressionnante quantité de neurones dont une très
grande partie se trouve réunie dans le cerveau, considéré
comme l’ordinateur-maître de ce prodigieux vaisseau spatial
qu’il se trouve être, de fait. Ce corps peut aller sur les plus
hauts sommets de la terre comme très loin sous la terre, sur
l’eau comme sous l’eau, maîtriser la pesanteur en volant dans
l’espace, ou même partir sur d’autres planètes aidé de moyens
plus sophistiqués qu’il aura imaginés et créés. Dans tous les
cas, l’ensemble des potentiels, physiques comme cérébraux,
du corps est sollicité.
Les capacités du corps sont infinies.
On en admire aussi les étonnants potentiels dans le cadre de
guérisons jugées miraculeuses, comme, entre autres, ces corps
qui reviennent d’états dits de « mort imminente ». Nonobstant
les incroyables avancées technologiques grâce auxquelles les
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robots d’aujourd’hui dépassent les capacités humaines, le
corps continue malgré tout de nous époustoufler quand on
observe, par exemple, les très grands sportifs qui, de toute
époque, n’ont fait qu’en repousser les limites, inspirés sans
doute en cela par les héros des différentes mythologies ancrées
dans les mémoires. Ou lorsqu’on observe les surprenants
aspects du cerveau chez nos plus grands savants, souvent
baptisés génies, tant des Sciences que des Arts.
Oui, tous ces incroyables potentiels laissent rêveur, mais il
n’en reste pas moins que le corps est, aussi et avant tout, un
très bel outil du quotidien. Sa dimension illimitée en fait un
objet sacré par l’admiration et le plus profond respect qu’il
suscite. Il est aisé alors de reconnaître à ce corps cette dualité,
d’être d’un côté, outil inouï de prouesses comme de
promesses, et de l’autre, outil fondamental du quotidien. Il y a
une vraie grandeur à cet état double. Il est donc tout aussi aisé
d’accorder la même grandeur ainsi que dimension sacrée à
celui qui bénéficie de cette magnificence : l’être humain.
Si on revient à ce corps, en tant qu’outil fondamental du
quotidien avec lequel chacun essaie de vivre, ce corps que
chacun essaie d’écouter dans la mesure du possible afin qu’il
le serve au mieux dans ses activités, qu’en est-il de son
fonctionnement propre ?
19
Qu’en est-il de toutes les interactions qu’il engendre : qualité
de rayonnement qu’il crée, rapports de force qu’il induit et
subit ?
Si l’on peut constater l’excellence de ses expressions, quels
en sont les rouages de base et comment les identifier
simplement ?
Si le corps, ce magnifique instrument, est désaccordé par un
comportement désapproprié, une croyance limitante, un fol
assujettissement, peu importe le chemin que chacun choisit,
les envies qui l’habitent et le futur qu’il projette, son
expression ne sera pas juste, quoiqu’il fasse. Il ne s’agit donc
pas de perdre du temps à analyser les actes, ces fausses notes
qui polluent le parcours d’une vie, il faut d’abord et avant tout
réaccorder l’instrument.
Ce que j’ai pu vérifier depuis trente ans d’enseignement, ce
sont les liens très étroits qui existent entre la façon qu’a
l’individu de gérer son propre corps, donc le connaître et le
maîtriser, et la façon qu’il a de gérer sa propre vie.
L’intérêt du travail sur la Neutralité, tant dans la partie de la
maîtrise du corps que dans celle du geste avec l’outil masque
neutre, est qu’il amène chacun à faire face, sans jugement, au
degré de maîtrise ou non qu’il a de son corps, de son geste, et
du mouvement de son corps dans l’espace.
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Le corps synthétise l’identité, cristallise les fausses
croyances de l’enfance enkystées en certaines zones : viscères,
articulations, tissus, réseaux veineux, muscles, membres. Il
crée des problématiques insignifiantes comme récurrentes,
ponctuelles comme durables : des difficultés ou des
incapacités gestuelles, du handicap, de l’allergie, de
l’intolérance, de la dépendance, des troubles psychiques et/ou
psychologiques.
Apprendre son corps, c’est s’apprendre soi.
C’est communiquer avec son premier outil d’expression.
Quel niveau d’écoute en avons-nous ?
Quelle conscience avons-nous de ce qu’il nous raconte ?
Quels liens faisons-nous entre ce qui est possible, ou
impossible, physiquement, et ce qui l’est, ou non, dans notre
vie, dans tous nos territoires d’expression ?
Le corps est un lieu d’expériences. Il témoigne de nos
épreuves à dépasser et garantie leur résonante efficience sur
tous les autres aspects de notre vie.
Si être conscient de cette réalité est utile pour tout un chacun
qui se veut artiste de sa propre vie, elle est essentielle pour
tout artiste de scène.
21
B- Le masque neutre
a) Une petite touche d’Histoire…
Italie. Fin des années 1940. Université de Padoue, non loin
de Venise.
A cette époque, le Théâtre Universitaire de Padoue est le
foyer d'un prodigieux fourmillement d'idées, de
questionnements, d'expériences, qui poseront les bases
incontournables de tout ce qu'est aujourd'hui le théâtre, qu’il
soit masqué ou non, tant en matière de pédagogie théâtrale, de
créativité artistique, qu'en matière de création de masques.
Tous les masques créés à cette époque le sont par Amleto
Sartori, grand sculpteur de génie, facteur de masque et père,
réel ou par l’empreinte laissée, de la plus grande partie des
masques actuels utilisés dans le monde.
C’est dans ce contexte que Jacques Lecoq arrive en Italie en
1948, avec son expérience du masque dit « noble », masque
qui recouvre tout le visage sans expression particulière mais
qui peut être masculin ou féminin, partagée avec les
comédiens du Vieux Colombier, à Paris, dirigés par Jacques
Copeau, ainsi qu’avec Jean Dasté dans la Compagnie des
Comédiens de Grenoble. Très vite, il rencontre Amleto Sartori
qui expérimente alors diverses techniques et matériaux pour la
fabrication des masques de la Commedia dell’arte. Il aboutit
22
finalement au cuir dont les propriétés de légèreté, d'élasticité
et de confort pour l’acteur, sont incomparables. C’est dans
cette effervescence, et à la demande de Jacques Lecoq, qu’il
va réussir le pari impossible : exprimer la Neutralité et
traduire l'absence de toute expression dans un masque : la
transparence du vide.
Est également présent Etienne Decroux, référence
incontournable en tant que mime et pédagogue, qui enveloppe
les visages d’un tissu pour développer une grammaire
corporelle fondée sur l'articulation du corps. Son
enseignement prophétique fut une révélation pour tenter de
répondre aux questionnements des metteurs en scène de
l'époque : le rapport du corps à l'espace, la valeur expressive
du geste et du mouvement, la qualité du silence animé.
Dès 1956, revenu à Paris, Jacques Lecoq crée son école qui
va donner une impulsion fondatrice au développement de l'art
masqué dans le monde, et en particulier du masque neutre,
attirant des élèves d'une trentaine de nations différentes.
Aujourd’hui, de nombreux pédagogues, artistes et metteurs en
scène se réclament de sa filiation.
Si le masque neutre est appelé « Nô européen », par rapport
à son homologue japonais (le théâtre Nô, né au XIVe siècle,
est considéré comme la forme la plus achevée du théâtre
japonais), l'outil est encore très jeune. Aujourd’hui, il est
23
utilisé majoritairement dans les écoles supérieures de théâtre
comme outil pédagogique, pour acquérir les bases permettant
d'accéder au langage des autres masques, le clown (le nez, le
plus petit masque) le bouffon (costume et difformités forment
le plus grand masque), et les autres grands territoires
dramatiques tels que la Tragédie, la Commedia dell’arte, la
Pantomime, le Mélodrame… - tout jeu masqué - et, par
extension, au langage du Théâtre dans sa globalité.
Peu d’écrits traitent du masque neutre. Quelques ouvrages,
cités dans la bibliographie située en fin de livre, l’évoquent
sous divers angles d’approche.
b) La Neutralité et moi
1985 - Nous sommes un groupe d’étudiants, tous issus de
différents cours de théâtre, avec une grande soif d’apprendre.
Nous décidons d’enrichir notre formation en choisissant des
intervenants qui œuvrent en tant qu’acteurs, acrobates ou
metteurs en scène, dans le cadre de stages intensifs que nous
organisons. C’est lors de l’un d’eux, mené par mon ami et
complice Patrick Pineau, alors élève de Mario Gonzales au
Conservatoire National, que je rencontre le masque neutre.
La première fois que j’ai le masque neutre en mains, Patrick
me demande de l’observer. Il s’agit du masque neutre créé par
24
Amleto Sartori : visage de cuir, inhabité. Une coque ovoïde
avec de grands yeux en amande qui lui mangent la face, un
nez droit et fin à l’arête bien marquée qui s’étire jusqu’à
dessiner la cambrure des sourcils au-dessus de la fosse
orbitaire, des narines trouées, une bouche entrouverte aux
lèvres bien dessinées, presque trop parfaites. Tout ce qu’il
dégage m’est étranger. Noble, étrange, froid. On le dirait venu
d’un autre monde. Il a, dès que je le bouge, des reflets
chaleureux ainsi que des miroirs réfléchissant mes aspirations
les plus secrètes. Je me sens face à l’inconnu. Je n’ai pas peur.
Une sensation de griserie m’envahit. Je sens que, tout étranger
qu’il m’apparaisse, ce masque soulève à la fois tout ce que je
sais, tout ce qui vibre en moi depuis le tout début, dépassant
celui de ma naissance. L’origine sans limite. Un immense
espace vide, hypnotique. Je ne respire plus. Je ne peux pas. Je
tourne le masque dans mes mains et je le contemple de
l’intérieur. Le chausser se révèle inévitable. L’odeur du cuir
envahit mes narines. Le masque se pose sur mon visage et
l’enveloppe. Je ne sais si c’est confortable ou non. Sensation
d’avoir le visage enserré dans une sorte d’étau, même si
l’emprise n’est pas désagréable. Je redresse lentement la tête
et fais face au public que je découvre cette fois avec les yeux
du masque. Déséquilibre passager, comme face au vide du
gouffre, sensation de sortir de mon corps. Les yeux du masque
25
regardent le monde, alors que mes propres yeux se sont
tournés vers l’intérieur et me contemplent. Je me sens comme
en apesanteur. Je n’entends plus la voix de Patrick qui me
dirige. C’est étrange, je revis soudain un rêve récurrent depuis
ma petite enfance à l’adolescence. Je suis au bord d’une très
haute falaise, je regarde l’horizon qui s’étale devant moi, au-
dessus d’un vide immense surplombant la mer. Mon regard
revient vers la pointe de mes pieds que je vois quitter le sol
caillouteux et s’élever lentement dans le ciel. Puis, comme
mon corps bascule dans le vide, je réalise que je vole.
L’émotion est enivrante.
Quand la voix de Patrick m’extirpe de la torpeur dans
laquelle je suis tombé, je retrouve le contact avec le plancher
de la salle. Comme si je m’ancrais, à nouveau, au sol. Je
retrouve le public. Je ne sais pas combien de temps a duré ce
moment, mais une chose est sûre, je veux le revivre.
Suite à ce stage collectif, je vais poursuivre le travail
quelques semaines, seul, avec Patrick qui me dirige.
L’exigence est posée : je ne dois relever la tête qu’à partir du
moment où je me sens prêt. Il ne s’agit pas de « faire » du
masque, il s’agit de se sentir disposé à le vivre. Tous ces
moments, hors du temps, passés à attendre l’état de justesse
intérieure… J’aime à croire qu’aucun autre comédien n’a eu le
bonheur de vivre ce privilège et, à la fois, de supporter autant
26
d’éprouvantes traversées de désert. Assis sur une chaise, le
visage masqué et penché vers le sol, j’attendais de me sentir
prêt. Combien de fois ai-je relevé la tête, persuadé de l’être,
où je faisais face au regard acéré de Patrick qui me disait « Tu
n’es pas prêt. » et je penchais à nouveau la tête, ne
comprenant pas comment il pouvait le savoir. A chaque fois
qu’il a voulu relâcher son exigence et me laisser me lever pour
réaliser l’action qu’il m’avait demandée, « Aller ouvrir la
porte », dans les secondes qui suivaient, je faisais une erreur.
Et chaque erreur me ramenait au point de départ : sur la
chaise. Il m’a fallu trois séances de trois heures pour réaliser
parfaitement l’action !
Il fallait que ce soit lui, Patrick Pineau, et il fallait que ce soit
moi.
Nous ne savions rien, mais nous n’avions aucune limite, et
ce que nous partagions dans ces moments dépassait tout cadre
existant. C’était le nôtre. Et nous avons plongé dans ce vide
inconnu qu’était le masque, solennelle porte d’entrée dans
l’univers de la Neutralité.
Ces bases empiriques vont ensuite nourrir mon travail
solitaire pendant trois ans. Trois années denses à explorer la
Neutralité, seul.
Je n’étais alors qu’au tout début de la route.
27
Si ce coup de foudre avec le masque neutre engendra une
passion aveugle, l’empirisme du cheminement a tôt fait de lui
donner le caractère de véritable mission de vie. Ce long
cheminement m’a permis de poser de nouvelles bases,
revisiter l’outil en ouvrant une nouvelle voie, celle de la
Neutralité, qui dépasse l’outil lui-même, et que je suis seul à
explorer.
Enseigner la Neutralité m’a offert le plaisir de croiser des
êtres humains écrasés, diminués, laminés dans leur propre vie
et qui, le temps d’une improvisation de quelques minutes, me
transportait dans des dimensions poétiques telles qu’en
quelques secondes, j’avais oublié qui ils étaient, et je suivais,
ébahi, la petite histoire qu’ils m’offraient, nimbés du seul
costume de leur humanité pure et entière.
Cette vérité sans apprêt, sans savoir-faire ni technique
éprouvée, livrée avec une justesse rythmique impressionnante,
m’apportait les preuves, à la fois de la richesse de chaque être
humain, de l’intérêt primordial de ce travail pour l’artiste de
scène, mais aussi de la dimension artistique de la Neutralité.
(cf. exemple, chapitre III - La Neutralité : 3 voies
d’exploration c) la Neutralité artistique)
En plus de mon regard de formateur et de spectateur
bouleversé, s’ouvrait celui du directeur d’acteur qui faisait
d’inévitables liens avec les acteurs en scène, avec leur quête
28
de justesse de Jeu en scène. Car qu’est-ce que veut dire « bien
jouer la comédie » ? Qui a raison au théâtre ? L’acteur sur
scène ou le public qui regarde ? Je partage l’avis d’Ariane
Mnouchkine qui, par la bouche de Philippe Caubère dans son
spectacle « Ariane ou l’âge d’or », lui fait dire : « Le public
est un enfant, il a cinq ans ! ». Comment parle-t-on à un enfant
de cinq ans ? En étant simple et sincère, et en ayant plaisir à
être ce qu’on dit, « dire ce qu’on fait, faire ce qu’on dit ».
En toute expression, il n’y a pas d’excellence du Faire sans
excellence de l’Être.
Je me persuade qu’un « grand » artiste doit avant tout être un
« grand » être humain, non par des qualités humaines, telles
que la société les reconnaît, mais par la dimension de
conscience qu’il a de lui-même. Conscience dont la Neutralité
est une formidable marche d’accès.
Car que demande-t-on à un acteur ? De partager, en un
minimum de temps, de paroles et de gestes, l’état qui l’anime
et la situation qu’il vit, afin de nous laisser happer par cette
grande question : « que va-t-il se passer ? ». Cette implication
directe dans l’instant, partagée entre scène et public, doit être
d’une grande immédiateté, et les moyens utilisés les plus
universels pour toucher le plus grand nombre.
La Neutralité est une discipline incontournable dans la
formation de l’acteur. Pour y accéder, la pratique du masque
29
neutre oblige d’abord l’acteur à se taire, à couper ce premier
drain de l’ego, cette béquille qui souvent l’éloigne de sa vérité
intérieure par un badinage d’apparences, un flot de miroirs
trompeurs. Le masque neutre est un miroir muet qui révèle
l’humanité de chacun. Au même titre qu’un nez de clown qui,
lui, dévoile le visage, le dénude, le transforme, le surhausse, le
masque dévoile le caractère dans chacun des mouvements du
corps, dans l’humanité de ses silences, dans chacun de ses
Points Fixes habités (cf. chapitre IV – La Neutralité, mode
d’emploi, règle 4 - Le Point Fixe).
La Neutralité révèle la dimension de l’être à partir du
rayonnement de son énergie qui transcende le visible. Aussi
parle-t-on de cette atmosphère particulière, ou puissante aura,
entourant certains êtres, sinon de charisme.
Je suis pédagogue parce que je suis entièrement lié à ce que
j’enseigne. Je suis ce que j’enseigne par le fait qu’il n’est rien
de ce que j’enseigne que je n’ai pas éprouvé dans la pratique
et concrétisé dans ma propre vie. Sans vouloir plagier Socrate,
je sais que je ne sais rien, seule certitude : je ne cesse
d’apprendre la Neutralité.
La Neutralité appelle l’éveil de la conscience, sans jugement.
Elle m’a permis de conscientiser l’amour inconditionnel que
je porte à l’être humain. Même si je constate m’être incarné
30
dans un monde qui vit une actualité de plus en plus troublante
où les médias ne cessent de nous abreuver des atours
pathétiques de notre humanité, la Neutralité me ramène à
l’essence du réel et me prouve à quel point il est grand de
croire profondément en l’être humain.
Quel qu’il soit, et d’où qu’il vienne, tout être est créateur : de
qui il est, de sa propre vie et du monde qui l’entoure. Et ce,
avant même qu’un bagage culturel, social, familial,
expérientiel, ne vienne l’enrichir ou le corrompre, l’élever ou
l’humilier, le rendre fier ou honteux, sûr de lui ou craintif,
affairé ou désœuvré, plein de rogue sinon d’élégance, hautain
ou servile, violent ou doux, dominateur ou respectueux, savant
ou inculte, fruste ou civilisé… On pourrait empiler ainsi les
adjectifs pour tenter de le définir, le colorer, lui donner même
une âme, ce faisant, on ne ferait qu’amasser des qualificatifs
qui le jugent, au risque de le condamner.
Et la Neutralité ne juge pas.
c) Chausser le masque
Oui, on chausse un masque.
Usité quand il s’agit de chaussures pour l’être humain, de
fers pour un cheval, de pneus pour une voiture, voire des
arbres ou plantes dont on entoure le pied pour favoriser la
31
croissance, la référence est si forte que je vois souvent l’œil
questionneur du stagiaire quand je l’utilise à la place de
« mettre » le masque. Très vite, l’utilisation de l’expression
« chausser le masque » prend tout son sens dès qu’on en
découvre toute sa dimension dans la pratique.
Pour prendre le masque, il n’y a qu’une seule façon : on le
saisit des deux mains, par les bords, le visage du masque face
à soi, et on le tient à bout de bras.
Dès qu’on a le masque en mains, on est en Jeu et, première
action, on regarde le public.
Dès lors, on agit en respectant les règles qui régissent le
langage de la Neutralité.
On regarde avec application le public pour l’avertir que le
masque va entrer en « Jeu ». Il s’agit de créer un lien
particulier avec le public, c'est-à-dire écouter chacune des
personnes qui le composent et inviter chacune d’elles à entrer
en lien avec le masque et être totalement à son écoute. Afin de
protéger cette relation naissante, tout bruit, toute parole,
interjection, rire, doit être géré, pris en compte et maîtrisé par
le regard qui va se diriger vers l’endroit de tout type de son, à
peine a-t-il souillé le silence.
Avant d’être chaussé, le masque a besoin d’espace, celui du
silence, pour être et agir ; et peu importe le temps nécessaire
pour l’obtenir.
32
Le silence est une page blanche qui invite l’écoute.
Une fois le silence et l’écoute obtenus, le temps est venu de
chausser le masque.
On commence par « casser le regard » (cf. chapitre IV –
Neutralité, mode d’emploi, règle 3 – Le Regard), c'est-à-dire
qu’on rompt momentanément cette relation avec le public
pour regarder le masque qu’on va chausser pour pouvoir jouer
avec. Il s’agit d’observer le masque pour intégrer le nouveau
visage que va avoir son corps. Car le masque va le
transformer. De façon très subtile au début, mais au fur à
mesure de la pratique, le corps va se modifier de l’intérieur,
sous l’influence des codes utilisés en masque neutre, très
différents de ceux vécus sans masque.
Chausser le masque, c’est plonger vers une part inconnue de
soi, moment qui peut être vécu comme incommodant.
L’inconfort de la perte de repère est d’abord lié à la perte
d’image. Dans nos sociétés paralysées sous le poids de
l’apparence qui, consciemment ou non, pour tout un chacun
est souvent primordiale - et ô combien pour l’artiste de scène !
- l’être se sent comme dépossédé d’un essentiel : son visage.
Sensation de perdre la maîtrise de son apparence, même s’il ne
s’agit que d’une illusion provisoire.
A contrario, tel autre va chausser le masque avec une forme
d’avidité à penser pouvoir se cacher derrière, à protéger du
33
regard des autres ce qu’il vit comme inacceptable pour lui-
même. Chacun a un rapport particulier à son apparence. L’un
ne vit que par elle, tant son image est son faire-valoir
essentiel, l’autre en est victime au quotidien par les regards
fuyants, sinon moqueurs, que son apparence inspire. Ces deux
personnes ont une même relation de dépendance à leur image :
si la première en a crucialement besoin dans ses relations, en
revanche, la seconde rêve d’en changer tellement celle qu’elle
a, et qui ne lui convient pas, la fait souffrir.
Ce premier niveau d’acceptation, celui de sa propre image,
est un passage inévitable pour permettre de passer aux niveaux
suivants de conscience de soi et dépasser toutes les illusions
attachées au paraître. Un visage, quel qu’il soit, du plus
agréable au plus ingrat, est une image en mouvement qui
charrie une multitude d’informations. La Neutralité du masque
efface, dans un premier temps, tout ce flot d’informations. La
sensation peut être tellement forte, qu’une stagiaire me
rapportât qu’elle avait eu l’impression, ayant chaussé le
masque, de totalement disparaître derrière. Un autre eut celle
de se sentir totalement nu devant le public qui ne pouvait voir
que son corps. Une autre réalisât que, pour la première fois,
elle avait senti son corps, comme si une forme d’intelligence
existait dans ses membres.
Les exemples foisonnent.
34
De fait, il s’agit d’épouser la Neutralité du masque avant de
le chausser. Y déposer qui l’on est et constater ce que le
masque va laisser transpirer ensuite. Découvrir comment le
potentiel existentiel, qui particularise qui on est, va s’exprimer
avec ce masque qui occulte ce premier et essentiel vecteur de
l’image, le visage.
Le masque ne révèle que la plus pure image de soi, mélange
de visible comme d’invisible.
Je me souviens d’une femme, personnalité très affirmée
renforcée par un physique robuste et une voix grave et sonore,
n’ayant pas la langue dans sa poche et qui, à peine eut-elle le
masque sur le visage, se transformât en un petit être chétif et
délicat. Sans que sa taille fût rétrécie, elle nous offrait une
toute autre image qui laissait apparaître toute sa fragilité. Ses
épaules semblaient moins larges, son corps plus ramassé, alors
qu’elle possédait une forte poitrine, et ce qui transpirait de
l’ensemble nous bouleversât tous sur l’instant. Sa gestuelle fut
différente, plus mesurée, plus délicate. Comme si son énergie
intérieure, transformée par le port du masque, avait modifié
son tempo intérieur, amenant une nouvelle rythmique
gestuelle, une nouvelle façon de vivre l’espace. Elle ne se
déplaçait plus de la même manière ; ses pas normalement très
affirmés semblaient plus hésitants. Même le sol semblait avoir
35
changé de texture. Il est fascinant de constater à quel point
l’être crée le monde qui l’entoure !
Oui, que va-t-on déposer dans ce masque ? Que va-t-il
laisser irradier de soi ? Quel nouveau monde allons-nous
créer ?
Cette plongée vers le masque est un moment capital,
impliquant, révélateur. Réside en ce moment la magie, sinon
la vérité, de ce qui nourrit l’énergie de son élan dans la vie.
Comment s’aventure-t-on vers cet inconnu, sublime et
merveilleux, qui est cet être, ce soi irremplaçable ?
Commence alors la lente métamorphose.
Seul face au masque, face à soi. Moment suspendu.
Excitation ou peur. Le doute qui rôde peut soudain jaillir. On
pose sa respiration. Ainsi qu’un athlète avant de se lancer, on
fait le vide. A chaque fois, c’est une nouvelle aventure. Seule
certitude, on ne sait rien. On est seul face à ce visage neutre,
aux traits lustrés, qui contemple un corps qu’il va transformer.
Qui écoute un cœur qui bat la pulsation d’un devenir qu’il se
prépare à accueillir. Il est prêt à changer sa pulsation. Parce
que le masque respire, il a sa pulsation. Unique. Sans
référence. Autre.
Le moment est venu de tourner le masque dans ses mains,
ainsi qu’on ouvre la porte vers l’inconnu du récit à venir. On
quitte la pensée pour plonger dans l’acte. L’intérieur du
36
masque, selon l’instant, peut être gouffre angoissant comme
bouffée d’air salvatrice après un long moment d’apnée. Le
masque commence véritablement à discourir avec soi. C’est le
passage vers une nouvelle vie. On quitte le monde des miroirs
pour entrer dans celui du réel, dans l’immatérialité de
l’instant.
Et enfin, on plonge vers la matrice creusée de ce nouveau
visage œuvrant les bases d’une nouvelle existence, et on
chausse le masque.
Ça n’est pas le masque qui vient au visage, c’est bien le
visage qui s’invite à l’intérieur du masque. Bien penché vers
l’avant, afin que le public ne voie pas les mains poser le
masque sur le visage, on chausse le masque. On prend le
temps de faire tous les réglages nécessaires pour rencontrer,
sinon l’aisance, tout au moins une forme de confort dans le
masque, par le réglage de l’élastique derrière le crâne, le bon
ajustement du masque sur le visage au niveau des yeux… et le
vivre enfin de l’intérieur. C'est-à-dire respirer à l’intérieur de
cette coque de cuir et prendre un tout nouveau contact avec le
corps entier, en train de devenir celui du masque. Son
serviteur.
Dès qu’on se sent prêt, totalement détendu, on se redresse,
bras relâchés, tout en gardant encore la tête penchée vers
l’avant. On ouvre alors les yeux pour adopter une nouvelle
37
vision à travers les orifices des yeux du masque, l’intégrer et
devenir le regard du masque.
Puis, on redresse la tête.
Le masque entre en scène.
Le masque prend enfin contact avec le public, grâce à son
regard qu’il promène sur chacune des personnes qui le
compose.
La Neutralité, en une forme de rituel, s’installe.
La Neutralité n’est qu’écoute et regard.
C’est sur ce fil de silence que la Neutralité, tel un auteur, va
écrire les lettres, une à une, de sa future composition. Le
temps est son langage et le geste, lettre de son alphabet.
Le moment est venu d’expérimenter son vocabulaire, d’en
éprouver chacune de ses règles pour découvrir leur infinie
richesse. Une fois intégrées, elles permettront d’accéder à la
pleine conscience, celle de l’instant, du présent simple, de
l’unité dans l’écoute de tout, de tous, et de soi.
d) Le respect du masque
On ne touche pas le masque face au public.
Toucher le masque face au public pour le replacer sur son
visage, le soulever pour se soulager d’une gêne quelconque,
c’est ramener le masque à son état d’objet, de bout de cuir, de
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chose « en plus » sinon « en trop », de « truc » de magicien.
S’il est à l’origine de la transformation sinon de la
métamorphose de l’être qui le porte, le masque ne peut être
ramené à sa dimension d’objet de cuir, sans lui faire perdre
toute sa dimension intégratrice. Car le masque associe en lui
ces trois éléments : l’acteur, le public et le théâtre. Théâtre, à
la fois en tant qu’espace scénique où rayonnent les
intervenants, et en tant qu’espace dramatique où histoire,
poésie et rêve fusionnent.
En ramenant le masque à sa dimension d’objet, l’acteur
retrouve sa propre dimension d’être humain et abandonne le
public à sa situation d’observateur curieux. Chacun se
retrouve seul, car le lien magique qui les réunissait vient d’être
brisé.
Au théâtre, toute l’existence du masque est liée à celle de
son porteur et à celle du public qui le regarde. Ces trois
existences sont indissociables. Si, ensemble, elles créent le
théâtre, elles le résument en une création qu’on appelle
« personnage ».
La Vie est une grande scène de théâtre où chacun est artiste,
parce que chacun porte des masques, consciemment ou non,
dans toutes ses relations au quotidien, intimes,
professionnelles, sociales, relations influencées par les
dispositions intérieures dans lesquelles il se trouve.
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C’est de cet endroit précis que je suis partit pour tirer tous
les fils invisibles qui nourrissent, au théâtre, le « personnage »
et qui, dans la vie quotidienne, mènent à cette création,
d’ordre universel, qu’est l’Être Créateur. Création structurée,
non plus uniquement par le masque neutre, mais par cette
globalité qu’est la Neutralité.
e) La dimension sacrée du masque
La dimension sacrée du masque s’impose par l’éclairage
inattendu qu’il offre sur le mystère de l’acte créateur. Unissant
le public à l’acteur en une écoute construite sur la base du
respect des règles de son langage, le masque se pose comme
un révélateur, non seulement de la relation humaine, mais de
l’apport de chacun dans l’acte créateur. Cet ensemble de
connexions sous-tend de tels liens de conscience et d’écoute,
que se tisse une harmonie parfaite appelée « état de grâce »,
objectif intime de tout artiste. Amenant le Théâtre au cœur de
la Vie, « la Neutralité » est l’autre nom de cette harmonie
parfaite où chacun, grâce au masque, invite à partager
l’aventure du Jeu, afin qu’il en ressorte « enseigné » par lui-
même, sur lui-même.
Cette dimension sacrée s’impose d’autant plus du fait que le
masque se propose comme un médiateur entre le visible et
40
l’invisible. La Neutralité, ainsi qu’une feuille blanche, invite
l’ensemble des êtres en présence à écrire d’une main
commune, à penser d’un esprit commun, à ratifier d’une
pensée conjointe et nourrir, dans l’invisible, une inspiration
collective que le masque concrétise sur scène. Habité de cette
énergie, le masque fait évoluer la narration au gré d’une
succession d’instantanés, illustrant les enjeux dramatiques
ainsi que procède la bande dessinée ou le dessin animé.
Après ce long préambule autour de l’outil masque, je vous
invite à partir à l’exploration des trois voies de la Neutralité.
41
III - La Neutralité : 3 voies d’exploration
Aller vers la Neutralité débute par les prises de conscience
de l’état physique et psychique dans les séances de travail
corporel et se poursuit par l’initiation au port du masque
neutre, masque sans expression, qui met en évidence
l’expressivité du corps.
Suivant la qualité du public et ses attentes, la Neutralité
s’éprouve en trois voies d’exploration différentes et
complémentaires.
a) La Neutralité pédagogique
La Neutralité, comme état d’être, pour enrichir l’art
d’enseigner. Elle développe l’état d’ouverture nécessaire à la
véritable écoute. Non pas l’écoute de ce qu’on attend de
l’autre, parce qu’on se trouve programmé par un protocole qui
très vite rend aveugle et sourd, mais l’écoute de ce qu’on n’a
encore jamais vu, entendu et perçu, de ce qu’on n’a même
jamais osé penser imaginable d’être produit.
Cet état d’accueil, de conscience absolue, irrigué
essentiellement par une acceptation totale de l’autre ou des
autres, une acceptation sans limite de ce qui EST, à l’instant,
s’avère primordial pour toute personne souhaitant devenir
42
pédagogue, peu importe la matière enseignée, et pour tout être
rayonnant dans l’univers artistique, qu’il soit chorégraphe ou
metteur-en-scène, artiste de scène : comédien, chanteur,
danseur, circassien, manipulateur d’objets…
Elle est également, de par son exigence, un gage
d’excellence pour toute personne dont l’activité
professionnelle l’amène à être régulièrement face à un public :
qui pour donner une conférence, faire discours, gérer une
plaidoirie, organiser une médiation, animer un arbitrage,
procéder à une conciliation, diriger un jugement, etc.
Pour ce faire, la Neutralité pédagogique utilise les codes
spécifiques du langage du masque neutre afin d’éprouver le
niveau de maîtrise d’expression de chacun, c'est-à-dire le
niveau de conscience qu’il a de son corps et de l’ensemble de
ses moyens d’expression.
Pour l’artiste de scène, ils servent de base à l’utilisation de
tout masque en scène, qu’il soit muet ou parlant et, de façon
plus large, à la précision du langage de toute forme artistique
en scène.
Pour l’être communicant, ces codes soulignent de façon
indiscutable que le fait d’être face à un public requiert de la
clarté, de la précision, et tendre vers le plus parfait accord
entre les deux formes d’expression :
43
- non verbale : regroupant toutes les manifestations du corps,
des plus discrètes aux plus ostensibles : silences, gestes,
postures, regards, expressions du visage, rires, larmes, tics,
tremblements, contractions musculaires, signes de tête, de la
main, mouvement d’épaules… la tenue vestimentaire et les
accessoires la complétant, ainsi que les formes données à
l’expression verbale elle-même : l’intonation et l’articulation
des mots, le rythme et la qualité de l’élocution, l’accent mis
sur tel ou tel mot.
- verbale : les mots d’une ou plusieurs langues
Le nombre d’éléments composant le non-verbal à côté de
ceux du verbal est évocateur.
La Neutralité pédagogique soulève chacun de ces éléments
pour l’amener à la conscience de l’être communicant, artiste
ou non, et lui permettre de s’élever au-dessus des
contingences liées à chacun d’eux.
De façon générale, le masque neutre forme l’artiste, ainsi
que tout être communicant au sens le plus large, à tous les
codes de la Neutralité qui répondent aux exigences de devoir,
dès les premières secondes, se faire accepter pour être écouté
et compris, par le plus grand nombre. Ces codes n’ont rien de
commun avec ceux utilisés lors d’une discussion en toute
intimité où, au-delà de ce qui est exprimé avec les mots, toutes
les réactions organiques mêlant regard, énergie, silence et
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respiration, ont une réelle puissance évocatrice. Parce qu’il
n’est plus question d’intimité entre deux personnes, mais
d’une relation de même qualité avec dix, cinquante, cent, et
plus encore…
Tour à tour, passant de la situation d’acteur à celle de public,
- qu’il soit d’ailleurs sur scène, quand il n’a pas le Jeu, ou
véritablement dans le public -, le participant va accumuler tout
un flot de ressentis : émotions, sensations, et les divers
sentiments qui en découlent.
De prime abord, le masque neutre va lui sembler lisser
visage et corps en une expression figée, dénonçant les
malhabiletés de chacun. Au fur à mesure de la pratique, son
écoute sensible va se développer. Il va oublier le masque pour
accéder, doucement, au premier stade de la Neutralité, se
sentir en accord dans son corps, qui va faire évoluer la
conscience de son expression. Ce faisant, l’être communicant
- orateur ou acteur - va réaliser que la Neutralité conjugue,
pour le public et/ou pour les partenaires de scène de l’acteur,
plusieurs systèmes de lecture qui vont bien au-delà du simple
acte visuel.
La Neutralité offre à tout orateur une grande conscience de
l’image qu’il propose. La Neutralité, état de grand calme
intérieur et d’écoute, ne gaspille pas d’énergie inutile à
essayer de cacher ce qu’il croit inavouable, à tenter de
45
masquer quelques fragilités, et encore moins à vouloir lustrer
ce qui ne peut l’être. La neutralité accueille tout ce qui est. Et
c’est dans cet accueil sans condition de l’ensemble de qui il
est, que l’être ne met aucun projecteur invisible et inconscient
sur la zone qu’il souhaite masquer, consciemment ou non sur
l’instant, au public. Il est essentiel, pour tout orateur, de
comprendre que l’acte de s’exprimer en public est un acte
aussi exigeant de conscience, de vérité comme de sincérité,
que celui de l’artiste de scène.
Pour l’artiste de scène, s’entrelacent, se conjuguent et
s’additionnent plusieurs données qui construisent le moment
présent : l’acte de Jeu (l’action à faire), la situation basée sur
des sensations corporelles (froid, chaud, fatigué, tendu, léger,
etc.) et l’état émotionnel (peur, joie, colère, dégoût, etc.) qui
vient conditionner le rythme de l’action.
Nous verrons dans un futur chapitre comment la Neutralité,
par le biais de chacune des règles issues du masque neutre,
offre à l’artiste tous les moyens d’accorder son instrument à
son mode d’expression, en le décortiquant comme un langage,
ayant un alphabet, un vocabulaire et une conjugaison. Et
surtout, comment il l’affranchit de l’explication, de
l’anecdote, du sur-jeu, ces choix souvent narcissiques qui
consistent, hélas, à « en faire des tonnes », dans toute forme
d’expression scénique, masquée ou non.
46
La Neutralité, plus qu’une matière au sein d’un programme
pédagogique pour former des artistes de scène, est une
discipline à part entière. Elle exige autant de temps de pratique
que de pauses, pour laisser s’infuser, dans les chairs et les
âmes, les plus subtiles révélations et en éprouver leur
profondeur.
Les différents niveaux de prise de conscience cités plus haut,
construisent l’instant « T » (action, situation, émotion), et
conduisent l’acteur à déchiffrer les trois éléments constitutifs
de son potentiel expressif : corps, geste, imaginaire. C'est-à-
dire :
1- comment son imaginaire se connecte à son corps,
2- comment le corps traduit son imaginaire en geste,
3- comment l’acteur le communique au public.
C’est ainsi que, par une pratique régulière, il va se connecter
à tout un potentiel imaginaire et sensoriel déjà archivé dans
son propre corps, fruit de tout ce qu’il a vu, vécu, perçu, senti,
ressenti, éprouvé, rêvé, déliré, exagéré, fantasmé… C’est dans
ce puits sans fond de richesses, fourmillant au cœur de ses
plus nobles et subtiles alchimies, que l’acteur va aller puiser
pour dresser les premières esquisses, et ensuite s’y abreuver
pour pouvoir ajouter du trait, dessiner une image, architecturer
un squelette habité d’une nouvelle intériorité, puis nourrir,
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chacune des textures de tous les personnages qu’il aura à
créer.
De la Neutralité naît la véritable expression ; de la Neutralité
se crée le personnage ; et ce, dénué d’a priori, de faux
semblant, de caricature, de facilité à l’emporte pièce, d’effet
racoleur, de clin d’œil agaçant, de ces surcharges d’habillage
masquant le vide abyssal de l’individu en scène qui tente de
« faire » l’acteur.
Pour l’orateur public, la Neutralité lui permet de comprendre
qu’il peut se sentir très concerné par le propos qu’il a à
défendre et, à la fois, mettre de la distance entre qui il est et ce
qu’il a à dire. Elle lui offre la possibilité d’accueillir dans la
détente tout événement, toute interaction inattendue dans le
public, sans être pollué par des sentiments, contradictoires à la
situation présente, issus de ses propres émotions. Etre
interrompu, bousculé, provoqué, malmené, par un public
réfractaire à son propos, peut amener l’orateur à vivre des
perturbations intérieures fortes. Le risque de s’identifier à son
propos et donc se sentir lui-même rejeté, paraît inévitable. La
Neutralité le positionne avec le recul naturel et la maîtrise
tranquille de comprendre que le public ne réagit qu’à ce qu’il
dit. Plein de cette confiance apaisée, si le public peut
intervenir sur ses propos, à aucun moment il ne se sentira
attaqué, lui, en tant qu’Être.
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b) La Neutralité thérapeutique
Cette deuxième voie, thérapeutique, s’est imposée d’elle-
même dès le moment où j’ai été convié au sein d’un projet
pilote en Ille et Vilaine pour intervenir auprès de publics dits
« en très grande difficulté ». Je n’avais qu’une très courte
expérience, mais magnifique, avec des collégiens, aucun recul,
juste une foi aveugle dans l’outil. La Neutralité s’est imposée
simplement, au fil du temps, comme une impérieuse nécessité,
tant pour moi que pour les publics qu’on me confiait, et ce,
uniquement par la qualité des résultats obtenus. Dans le projet
pilote, les publics étaient suivis durant trois ans par un groupe
d’experts afin de vérifier les résultats et valider ces actions de
formation. Ce fut cette unique évaluation qui assura la
pérennité de ma démarche durant dix années sur plusieurs
structures intervenant auprès de ces publics dans tout le
département.
La Neutralité est devenue outil de guérison et de résilience
en permettant de soulever les mémoires issues des fausses
croyances qui déformaient leur représentation du monde.
Ensuite de les libérer de toutes leurs blessures par la prise de
conscience, en l’intégrant physiquement, par une mise en
corps et en geste concrète, et non par une information reçue
par une oreille mais qui ressort par l’autre.
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Dans la pratique d’exercices corporels complexes, comme
dans les courts moments d’improvisations avec le masque
neutre, tout ce que les personnes rencontraient comme
difficultés, résistances, impossibilités, mettaient en lumière
concrètement ce sur quoi elles s’étaient basées pour construire
leur identité. Transparaissaient les blessures émotionnelles, les
empreintes générationnelles, les fausses croyances, par un
ensemble de gestes réflexes qui dénonçaient tout un édifice
structurel issu d’un héritage culturel et éducationnel masquant
leur véritable expression.
En révélant leurs conditionnements dans des exercices
basiques où étaient démontrés, sinon démontés, des modes de
fonctionnement qui ne correspondaient plus à l’image qu’ils
avaient d’eux-mêmes, à la réalité qu’ils croyaient vivre sinon
incarner au quotidien, la Neutralité leurs permettait non
seulement de s’en débarrasser, mais d’entrer directement en
relation avec leur authenticité profonde.
La Neutralité thérapeutique amène effectivement chaque
individu à se découvrir à travers une écoute nouvelle basée
uniquement sur les ressentis de son propre corps et
l’identification des émotions qui s’élèvent suivant les
exercices pratiqués, et de faire des liens avec les mémoires
auxquelles ces ressentis et émotions se rattachent.
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J’aimerais, pour étayer ce propos, passer par l’exemple et
relater l’histoire de ce commercial, belle et grande gueule, se
trouvant dans un stage de réinsertion, donc quasiment
désocialisé, mais qui ne cessait de fanfaronner que, parce qu’il
était quelqu’un de généreux, toujours à l’écoute et disponible
pour les autres, il avait eu énormément de succès dans la vie
comme les affaires. Et puis, n’était-il pas beau et irrésistible ?
Ses dents étincelaient ! Il résistait à l’effondrement intérieur
en transcendant sa réalité à travers d’improbables souvenirs
dont il se gargarisait. Dès qu’il eut le masque dans les mains,
nous vîmes la peur le gagner. Et à peine fut-il sur son visage
que la transformation fut étonnante. Comme une apparition.
Nous avions devant nous un être froid et dur, impotent dans
ses gestes et visiblement incapable de toute communication.
C’était tellement flagrant que c’en fut, sur l’instant, un choc
pour tout le monde. Le masque, en lui coupant ses deux
supports essentiels, visage et langage, l’avait mis plus nu que
nu. Lui, si masculin, semblait tout à coup totalement dénué de
virilité, comme si le masque lui avait coupé tout attribut. La
révélation se fit en quelques secondes, dans le silence absolu
du choc de la surprise. Quand il le retira, après quelques
simples exercices pour éprouver les premières règles du
masque, seconde surprise, il n’était plus le même. Blafard,
prostré, seul face au public, seul face à cette révélation vécue
51
par le public qui vibrait encore dans l’espace, comme si elle
avait pris forme réelle devant lui, créée par le nombre des
regards la nourrissant dans l’invisible. Sans un mot, l’essentiel
avait empli l’espace de la salle. Et ce qui était dévoilé était
aussi indiscutable que la réalité de l’espace de cette salle, aussi
indiscutable que celui existant entre ce qu’il disait être et sa
propre réalité. Le coup de massue fut tel qu’il revint s’assoir
parmi nous, en silence, et j’enchaînai avec une autre personne.
Pour lui laisser le temps de faire ce travail d’accueil, seul, afin
que remontent à sa conscience les images essentielles le
reconnectant à sa vérité. Il allait très vite réaliser que cet être
froid et dur était l’image contre laquelle, inconsciemment, il
luttait : celle de son enfant intérieur. Image résultant d’une
fausse croyance inculquée par un oncle irascible qu’il détestait
mais qui lui avait répété à l’envi qu’ils étaient les mêmes
parce qu’ils se ressemblaient tellement physiquement. Aussi
fuyait-il du faux par du faux. Quand il le réalisa au troisième
jour et que sa barrière de résistance intérieure céda, il n’était
plus, face au public, qu’un enfant au rire gargantuesque qui se
déversait en mille flots de larmes parsemés de « Oh le con !
Oh le con ! » évoquant à la fois cet oncle et ce lui-même qu’il
croyait être. Et parce que le public avait suivi son propre
cheminement, il riait avec lui. Je décrétai alors un moment de
pause. Les personnes du groupe en profitèrent pour se jeter sur
52
lui et le serrer dans leurs bras. Là, il était brillant, il irradiait de
prestance. Il ne faisait plus le beau : il l’était.
Si vivre ce type de révélation est, à chaque fois, un moment
fort, il n’est que le tout début du mouvement de libération. Il
reste à l’ancrer dans son présent et en faire une réalité au
quotidien.
Je voudrais également citer un autre exemple, celui de ces
deux pères de famille, violents et incestueux qui, durant le
processus de travail, avaient pris conscience de la dimension
de leurs gestes et de l’ampleur des dommages provoqués. Les
révélations étaient indiscutables et résonnaient si
profondément en eux qu’ils ne se sentaient plus dignes de
vivre. Mon rôle fut de les rassurer en leur confirmant qu’après
avoir purgé une peine de prison, ils étaient fin prêts pour
assumer et accepter. Accepter qu’ils aient commis cette faute.
Accepter qu’ils l’aient payée vis-à-vis de la société. Accepter
qu’ils soient désormais prêts à reconstruire le rail d’une saine
paternité, d’abord envers eux-mêmes, en modifiant leur propre
regard, en conscientisant leur trajectoire de vie sous un nouvel
angle. En fin de seconde session, un mois et demi après la
première, chacun d’eux, séparément, m’annonça, l’un accablé,
l’autre totalement effrayé, la même nouvelle : leurs enfants,
leurs victimes, les avaient invités à un repas de famille, le
dimanche suivant. Difficile de rapporter, en quelques phrases,
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le combat qu’ils ont eu à mener pour comprendre et accepter
l’être déviant qu’ils avaient été, à leurs propres yeux et à ceux
des autres, de la société, durant ces deux mois intégrant les
deux semaines de stage, et laisser enfin la place au père qu’ils
étaient. Ils l’ont fait. Aucune personne dans le groupe ne les a
jugés. Ils n’étaient pas considérés pour les actes qu’ils avaient
commis par le passé, mais pour ce qu’ils étaient en train de
traverser, au présent, dans ce stage. Et il en était de même
pour toutes les autres personnes, chacune ayant, tout
pareillement, à devoir traverser tous les territoires inconnus,
oubliés, niés, de ses géographies intérieures.
J’appris quelques mois plus tard qu’ils avaient retrouvé leur
place au cœur de leur famille.
Durant ces dix années passées à travailler auprès de publics
très éprouvés dans leur parcours de vie, j’ai vérifié que vivre
la difficulté d’être, avec soi, comme avec les autres, est
essentiellement dû à la force d’inertie organique du corps. Elle
trouve son origine dans les mémoires chargées de non-dits, les
émotions et sentiments contenus, non-exprimés, sauf par le
mal de vivre et la maladie.
S’aventurer vers la Neutralité consiste, d’abord, à faire
remonter les mémoires, matière aussi tangible que celle
physique, parce qu’intimement liées entre elles. C’est à partir
de cet empilement de couches de mémoires que se construit
54
notre quotidien, à l’instar des couches de tensions qui gainent
notre anatomie physique. Il s’agit donc d’en éprouver les
aspects douloureux, les points de résistance, le réveil des
zones insensibles, sur les deux plans de même manière, grâce
aux exercices corporels exécutés en conscience.
Puis, les exercices avec le masque neutre amènent, grâce au
recul du Jeu masqué, à accepter ses mémoires, comme ses
tensions physiques, en les découvrant avec un nouvel angle de
perception. Révélées dans leur indiscutable concrétude par les
improvisations masquées, elles sont d’abord vécues, puis
mises en distance, à la fois par son propre regard puis par celui
du public, et ensuite acceptées pour être intégrées comme une
véritable force. Parce qu’il n’est rien de bon ou de mauvais, il
est juste question d’accepter ce qui EST. C’est par
l’acceptation pleine et entière que se dissipent toutes les
fausses croyances entourant nos actes, nos « injustesses »
comme nos injustices.
Ainsi donc, aborder leur histoire, par la voie de la Neutralité,
les libérait de cette force d’inertie qui les ancrait dans le cycle
infernal des répétitions de mêmes situations douloureuses.
(à suivre)
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Sommaire Introduction page 1
I – La Neutralité page 9
II – Le Corps de la Neutralité
A- Le Corps page 15
B- Le masque neutre
a) Une petite touche d’histoire… page 21 b) La neutralité et moi page 23
c) Chausser le masque page 30
d) Le respect du masque page 37
e) La dimension sacrée du masque page 39
III – La Neutralité : 3 voies d’exploration
a) La neutralité pédagogique page 41
b) La neutralité thérapeutique page 48 c) La neutralité artistique page 65
IV – Neutralité, mode d’emploi page 89
a) Les règles expliquées
1 - Le Public page 93
2 - Le Silence page 101
3 - Le Regard page 107
Les deux qualités de regard page 114 1 - Le regard explicatif - page 115
2 - Le regard de Jeu page 125
Parenthèse page 135
4 - Le Point Fixe page 139 5 - La Clarté page 153
6 - Le Temps page 165
7 - L’Accident page 175
8 – L’Ouverture page 189
V - Le Cœur de la Neutralité page 209
Le chœur de masques neutres « L’Art d’occuper son espace »
a) L’exercice page 213
b) L’expérience page 215
Bibliographie page 229
Notes page 229 Remerciements page 230