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1 « AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA » : LE DEPASSEMENT DE SOI COMME PRINCIPE SUPERIEUR COMMUN DES CONSOMMATIONS EMERGENTES Julien Besnard* Université Panthéon Assas [email protected] *Université Panthéon ASSAS, 1 rue Guy de la brosse 75005 Paris, 06 73 39 68 75 Résumé : Les recherches menées dans le domaine de la Consumer Culture Theory (CCT) sont orientées par la pensée nietzschéenne tant sur la méthodologie et l’épistémologie utilisées, que la lecture apportée aux phénomènes de consommations contemporains rapportés sous l’appellation « postmoderne ». Cependant, si les chercheurs relèvent le lien entre le comportement du consommateur contemporain et les pensées de la déconstruction, peu d’études relèvent l’existence des éléments de la pensée nietzschéenne dans la justification des objets de consommation contemporains. A partir de l’herméneutique des cités de Boltanski et Thévenot (1991), cette communication qui recourt au terrain des salles de sports et à une analyse statistique sous Alceste, souligne la nécessité de mettre à jour un nouveau principe supérieur commun basé sur l’œuvre de Nietzsche pour justifier l’apparition et le développement rapides de nouveaux objets de consommation. Mots clef : Nietzsche ; philosophie ; cités ; Boltanski ; postmodernité « THUS SPOKE ZARATHUSTRA » : SELF-SURPASSING AS A COMMON SUPERIOR PRINCIPLE OF EMERGING CONSUMPTION Abstract : Research works conducted in the field of the Consumer Culture Theory (CCT) are driven by Nietzsche’s philosophy because of the methodology and the epistemology used and the readings of the contemporary phenomenon of consumption proposed. However, if the researcher are highlighting the link between the behavior of the contemporary consumer and the ideas of the “deconstruction”, only few studies are pointing out the presence of Nietzsche’s principles within the justification of contemporary objects. According to the hermeneutics of the worlds of Boltanski and Thevenot (1999), this piece of work which explores the ground of the fitness clubs and mobilizes the statistical methodology Alceste highlights the need to update a new common principle based on Nietzsche’s works to justify the implementation and the development of some contemporary objects. Keywords : Nietzsche ; philosophy ; worlds of Boltansky and Thévenot ; postmodernity ;

Julien Besnard* Université Panthéon Assas

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« AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA » : LE DEPASSEMENT DE SOI COMME PRINCIPE SUPERIEUR

COMMUN DES CONSOMMATIONS EMERGENTES

Julien Besnard*

Université Panthéon Assas

[email protected]

*Université Panthéon ASSAS, 1 rue Guy de la brosse 75005 Paris, 06 73 39 68 75

Résumé : Les recherches menées dans le domaine de la Consumer Culture Theory (CCT) sont

orientées par la pensée nietzschéenne tant sur la méthodologie et l’épistémologie utilisées, que

la lecture apportée aux phénomènes de consommations contemporains rapportés sous

l’appellation « postmoderne ». Cependant, si les chercheurs relèvent le lien entre le

comportement du consommateur contemporain et les pensées de la déconstruction, peu

d’études relèvent l’existence des éléments de la pensée nietzschéenne dans la justification des

objets de consommation contemporains. A partir de l’herméneutique des cités de Boltanski et

Thévenot (1991), cette communication qui recourt au terrain des salles de sports et à une analyse

statistique sous Alceste, souligne la nécessité de mettre à jour un nouveau principe supérieur

commun basé sur l’œuvre de Nietzsche pour justifier l’apparition et le développement rapides

de nouveaux objets de consommation.

Mots clef : Nietzsche ; philosophie ; cités ; Boltanski ; postmodernité

« THUS SPOKE ZARATHUSTRA » : SELF-SURPASSING AS A COMMON SUPERIOR PRINCIPLE OF

EMERGING CONSUMPTION

Abstract : Research works conducted in the field of the Consumer Culture Theory (CCT) are

driven by Nietzsche’s philosophy because of the methodology and the epistemology used and

the readings of the contemporary phenomenon of consumption proposed. However, if the

researcher are highlighting the link between the behavior of the contemporary consumer and

the ideas of the “deconstruction”, only few studies are pointing out the presence of Nietzsche’s

principles within the justification of contemporary objects. According to the hermeneutics of

the worlds of Boltanski and Thevenot (1999), this piece of work which explores the ground of

the fitness clubs and mobilizes the statistical methodology Alceste highlights the need to update

a new common principle based on Nietzsche’s works to justify the implementation and the

development of some contemporary objects.

Keywords : Nietzsche ; philosophy ; worlds of Boltansky and Thévenot ; postmodernity ;

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« AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA » : LE DEPASSEMENT DE SOI COMME PRINCIPE SUPERIEUR

COMMUN DES CONSOMMATIONS EMERGENTES

Introduction

Les comportements du consommateur ont connu des évolutions importantes ces quarante

dernières années. Ces évolutions sont dues à la congruence de multiples facteurs, dont la

littérature en marketing n’a, si cela est même toutefois possible, achevé l’inventaire : diffusion

d’innovations et en particulier développement d’internet, modification du comportement du

consommateur en relation à ces innovations... Si la méthodologie privilégiée en marketing tend

à recourir aux modèles hypothético-déductifs pour saisir le comportement du consommateur à

l’échelon micro individuel (Desjeux, 2004), une école de recherche en marketing se rassemble

autour de la Consumer Culture Theory pour tenter de comprendre le comportement du

consommateur au travers des grilles de lecture qui embrassent l’échelon macrosocial et relèvent

de disciplines sources variées telles la sociologie, l’histoire ou encore la philosophie. Dans

cette dernière discipline, les travaux des penseurs de la « French Theory » (Derrida, Foucault,

Baudrillard), dont la généalogie se trouve dans l’œuvre de Nietzsche, joue un rôle pivot dans le

développement de la C.C.T. Cependant, la pensée de Nietzsche n’est que rarement mobilisée

pour décrire l’évolution de la « qualité » (Gomez, 1994), dans le sens économique du terme,

des nouveaux produits disponibles sur les marchés de biens et de services. En effet, si de

nombreuses recherches existent pour décrire en détail les attributs du « néo » -consommateur,

agi par la « postmodernité », peu d’études, mis à part en sémiologie, décrivent la façon dont les

idées nouvelles ont pénétré les objets de consommation, comme si ces derniers émanaient du

goût et des habitudes des consommateurs « postmodernes ». A partir de l’herméneutique de

l’économie de la grandeur de Boltanski et Thévenot (1991), cette communication vise à montrer

comment les idées de la postmodernité font partie des objets de consommation sous la forme

de nouveaux « principes supérieurs communs ». Une étude textuelle menée sur les éditoriaux

de 29 magazines portant sur le bodybuilding, une activité qui a connu un développement

exponentiel à partir du début des années 1970 notamment via le développement des salles de

sports qui se substituent aux gymnases, amène à considérer l’apparition d’un nouveau principe

de consommation, « le dépassement de soi » au sein d’une monade inspirée de l’œuvre de

Nietzsche, et en particulier de l’ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra.

Fondements théoriques

La postmodernité en marketing. L’apparition et la diffusion du concept de «

postmodernité » dans les sciences sociales se réfère à la diffusion et à la mise en œuvre de

pensées de la déconstruction par les intellectuels à l’orée années 1960. Derrida, Foucault ou

encore Baudrillard, figures de proue (Ferry et Renaut, 1985), obtiennent une chaire à

l’Université française au début des années 1960, mais demeurent mieux connus sous

l’appellation générique, quoique réductrice de « French Theory » du fait de la diffusion rapide

de leur pensée dans les amphithéâtres américains au cours des années 1970. Ces pensées aux

visées tant descriptives que « performatives » ont considérablement remodelé les sociétés

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occidentales en remettant radicalement en question le primat de la raison, la véracité des

valeurs, et en soumettant les absolus Bien et Mal à l’impérieux examen de la généalogie. Celles-

ci s’opposent de fait au structuralisme alors en vogue parmi les enseignants de l’Université

française du fait du rayonnement du marxisme. En considérant tous les faits comme des

constructions sociales qui peuvent être démystifiées, notamment par l’étude du langage, la

pensée poststructuraliste entre, de fait, en contradiction avec des conceptions d’une structure

organisée, d’essence historique (historicisme allemand) ou anthropologique (Claude Levi-

Strauss) façonnant de tout temps et malgré elle la destinée de l’humanité. L’œuvre des penseurs

des années 1960 s’oppose à toute logique explicite1, par essence oppressante. Ainsi, si la pensée

des années 1960 s’attaque volontiers à la logique patriarcale, notamment par ses l’émergence

d’études de genres au Etats-Unis sous la houlette de Judith Butler, elle déconstruit aussi la

dialectique, et se retourne même contre l’économie libidinale de la psychanalyse qui a

paradoxalement préparé l’avènement des développements philosophiques des années 1960 en

théorisant le morcellement du psychisme dans une triade Surmoi-Moi-Ca qui conduit à une

impossible unité du langage et de la pensée. Si des lectures variées ont nourri la réflexion des

penseurs de la « French theory », dont Freud, c’est bien plus l’influence de Nietzche qui est

décisive dans la construction de cette pensée. Dans La pensée 68, Luc Ferry et Alain Renaut

relatent un entretien du 29 mai 1984 publié par Les Nouvelles littéraires dans lequel Michel

Foucault, au crépuscule de son existence, confie : « je suis simplement nietzschéen et j’essaie

dans la mesure du possible, sur un certain nombre de points, de voir, avec l’aide de textes de

Nietzsche – mais aussi avec des thèses anti-nietzschéennes (qui sont tout de même

nietzschéennes !) -, ce que l’on peut faire dans tel ou tel domaine. Je ne cherche rien d’autre,

mais cela je le cherche bien. » (Ferry, L. et Renaut A. 1988, p 129)

Les travaux qui mobilisent l’œuvre de Nietzsche sont peu nombreux en marketing,

pourtant, l’influence du penseur allemand est décisive dans la formulation des recherches les

plus récente dans la discipline qui se placent dans l’exact sillage de l’école « poststructuraliste »

(Ferry, L. et Renaut A. 1988). Plus précisément, l’influence de la pensée nietzschéenne joue un

rôle important dans la construction d’un pan entier du savoir scientifique en marketing (Cova

et Cova, 2008). L’école interprétative, dont la Consumer Culture Theory est le pendant dans la

discipline du marketing, plonge ses racines dans la métaphysique de la « philosophie à coup de

marteau ». Cova et Cova (2008) démontrent comment les travaux de Thomson, Brown, et

Arnould, considérés comme les piliers des travaux en CCT, puisent leurs justifications

épistémologiques dans les travaux de Nietzsche. Cova et Cova (2008) rappellent ainsi que

Thomson ouvre en 1993 un papier fondateur du courant de la « déconstruction herméneutique »

par une référence à Nietzche. Les fondateurs de la CCT suivent le crédo nietzschéen lorsqu’ils

font émerger une nouvelle acception du marketing en rupture avec les modèles hypothético-

déductifs dominants, qui repose sur la négation même de la possibilité d’une vérité scientifique :

«la vérité est faite plutôt que trouvée, une création plutôt qu’une représentation de ce que

sont les choses» (Brown, 1995, p. 94). Une posture jugée bien trop excessive par une partie de

l’école française interprétativiste, pétrie par la théorie anthropologique et donc structuraliste,

1 Si la pensée postrsucturaliste s’oppose explicitement à toute logique explicite, celle-ci est-elle pour autant exempte de sa propre logique ?

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qui n’hésite pas à discuter la pertinence d’un doute absolu (Cova et Badot, 1994), contre une

vaine vérité dont l’existence est définitivement tenue à l’écart par le célèbre crédo nietzschéen

« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations » (Cova et Cova, 2008).

Par-delà la méthode scientifique, l’influence de Nietzche se retrouve, par ailleurs, dans le

contenu même des travaux en marketing. Parallèlement aux considérations sur la remise en

cause de la légitimité du savoir scientifique, la pensée de la déconstruction est à la genèse du

fait postmoderne introduit dans la littérature marketing au cours des années 1990 par plusieurs

chercheurs (Badot, Cova (1992), Firat & Vankatesh (1993, 1995), ou Hetzel (2002)) à des fins

théoriques pour tenter de cerner les évolutions contemporaines du comportement du

consommateur. Dans le domaine du marketing, le passage de la société moderne à la société

postmoderne implique des modifications dans plusieurs aspects du comportement du

consommateur : le compagnonnage marqué par l’apparition des « tribus électives » en lieu et

place des tribus traditionnelles jadis motivées par des idéologies (Maffesoli, 1988) , l’évolution

de l’expérience de consommation (Firat et Vankatesh, 1993), et enfin les « modalités

d’accomplissement de la personne moderne » (Badot et Cova, 2009). Sur ce dernier point,

Badot et Cova (2009) distinguent six « modalités d’accomplissement de la personne post-

moderne » : M1- Le triomphe de la logique volontariste ; M2- La réversibilité et l’hyper-choix

; M3- Le temps des tribus électives ; M4- La mixité des valeurs ; M-5 : la revalorisation de la

sensorialité du corps ; M-6 Le rôle central de la mode.

Si de nombreuses études posent le lien entre postmodernité et comportement du

consommateur, il y a en revanche peu d’études en marketing (confer à ce sujet Özçağlar-

Toulouse et Cova, (2010) qui ne mentionnent pas ce type d’études dans leur rétrospective) qui

tentent de distinguer l’influence de la postmodernité à l’intérieur de l’offre proposée par les

fournisseurs de biens et services, c’est-à-dire qui lient les caractéristiques de la production

marchande avec les caractéristiques de la pensée nietzschéenne. Cette influence peut se

matérialiser selon deux modalités : une modalité diffuse ou une modalité systémique. Les signes

diffus de l’influence de la pensée nietzschéenne dans les objets de consommation sont déjà

documentés. L’émergence d’objets postmodernes, hors la discipline du marketing, est illustrée

par les études menées en sémiologie (dont notamment les travaux menés par Maffesoli) qui

décrivent un certain nombre d’invariants de l’objet postmoderne. En revanche, les études qui

décrivent une influence systémique semblent plus rares. L’économie de la grandeur des cités

de Boltanski et Thévenot (1991) constitue une herméneutique qui permet d’explorer les

fondements métaphysiques de divers types d’objets de consommation, dans l’acception large

du terme, c’est-à-dire des pratiques de consommation ou des biens et des services, sur la base

de systèmes philosophiques suffisamment cohérents pour soutenir la justification dans

l’hypothèse de l’émergence d’une dispute sur leur légitimité. Dans le cadre de cette

herméneutique, étudier une influence systémique de la pensée nietzschéenne revient à évaluer

la possibilité que la pensée de Nietzsche puisse constituer un système cohérent, une monade,

qui permette de justifier l’émergence de nouveaux objets.

La théorie des cités de Boltanski et Thévenot. L’économie de la grandeur est une

discipline à cheval entre la sociologie et l’économie qui a pour fondement théorique l’étude des

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justifications qui encadrent la formulation de l’offre sur les marchés de biens et des services,

ainsi que des critiques, ou suspicions, qui peuvent ponctuellement émerger contre celles-ci.

Quelle que soit la perspective dans laquelle celle-ci est mobilisée, fonctionnaliste ou

structuraliste (Gomez, 1994 p 87), la théorie des cités de Boltanski et Thévenot (1991) induit

que la présence des objets sur les marchés de biens et de services se trouve à la congruence de

disputes issues de différents pôles de justifications, « les cités », dont le fonctionnement repose

sur une œuvre de philosophie morale. La théorie des conventions en retient six: la cité

domestique s’appuie sur Les Caractères de La Bruyère, la cité civique sur Le contrat social de

Rousseau, la cité industrielle sur De la physiologie sociale de Saint Simon, la cité marchande

sur les textes d’Adam Smith, la cité inspirée sur La cité de Dieu de Saint-Augustin et la cité de

l’opinion sur le Leviathan de Hobbes. L’herméneutique de la théorie des cités a été récemment

utilisée dans de nombreux travaux en sciences de gestion. Parmi ceux-là, il est possible de citer

les travaux d’Eymard-Duvernay et Marchal (1997) en gestion des organisations, Huault et

Rainelli-Weiss (2011) en finance, El Euch Maalej & Roux (2012) sur les programmes de

fidélisation en marketing, et plus récemment Bouillé, Robert-Demontrond & Basso (2014) sur

les « food imitating products » dans le même domaine.

Si les caractéristiques des différentes cités ne varient guère, car fixées par une œuvre

philosophique qui leur sert de matrice, leur nombre peut croître afin de coller à de nouvelles

rhétoriques (« la cité verte » Lafaye et Thévenot, 1993) ou à de nouvelles mécaniques sociales

(« la cité par projet » Boltanski et Chiapello 1998). Cependant, des « règles du jeu » assez

strictes entourent l’émergence d’une nouvelle cité. Celle-ci doit en effet, d’une part, « permettre

d'asseoir une critique des principes de justification concurrents et, d'autre part, déployer une

spécification du lien politique propre à fonder un accord légitime » (Lafaye et Thévenot 1993,

p 511). Boltanski et Thévenot (1991) développent dans De la justification une liste très précise

de critères destinés à vérifier ces propriétés, dont il est plus longuement question dans la suite

de cet exposé.

Problématique

A partir d’un objet de consommation en plein essor, la salle de sport, cette communication a

pour objet de tenter de distinguer, selon les critères de Boltanski et Thévenot, s’il est possible

de mettre au jour, à partir de la pensée nietzschéenne, et plus particulièrement à partir de

l’ouvrage Ainsi parlait Zharathoustra, un nouveau régime de justification basé sur la pensée

nietzschéenne suffisamment abouti pour compléter la compréhension de l’individu

postmoderne en marketing, et in fine orienter la formulation d’une offre efficace.

Terrain

La salle de sport est un objet récent, qui a connu une croissance exponentielle en quarante ans.

Les ancêtres de la salle de sport sont les gymnases apparus en 1850 en France (3 gymnases à

Paris en 1850, 14 en 1860) sous la seconde République naissante (Mauduit et Ergasse, 2016).

Si, à l’instar des salles de sports, le gymnase repose sur le principe d’un lieu clos à l’intérieur

duquel des individus peuvent pratiquer une activité sportive, ceux-ci ne sont en revanche pas

équipés de machines destinées au travail du corps et ne sont pas uniquement centrés sur des

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activités sportives individuelles. La salle de sport avec machines et haltères est une création

contemporaine. On ne dénombrait en effet que neuf salles de sports sur le territoire français au

début des années 1970. L’explosion de la diffusion de cet objet de consommation date du début

des années 1980 (175 salles en 1985 contre 132 en 1982) (Bessy, 1987) et est donc

contemporaine à la diffusion du fait postmoderne au travers la société. Entre 1970 et 1980, en

l’espace de dix ans, c’est une nouvelle pratique de consommation qui s’est imposée2 au

consommateur, tout en connaissant des transformations au fur et à mesure de sa diffusion. « De

nombreuses salles anciennement spécialisées en musculation, culture physique, relaxation ou

arts martiaux prennent le train en marche et deviennent de véritables salles de mise en forme »

(Bessy, 1987).

Tableau 1 : évolution du nombre de salles de sports en France (d’après Bessy, 1987)

Les intellectuels qui se sont penchés sur les ressorts explicatifs du développement des salles de

sports intègrent résolument dans leur réflexion des thématiques nietzschéennes. Bessy (1987, p

87) avance « la redécouverte du corps, l’entretien ou la remise en forme » dans l’optique de la

« revalorisation de la personne », l’ambivalente « éthique de plaisir et de jubilation » en conflit

avec « l’éthique du travail et de l’efficacité » (Bessy 1987, p 88). Sus-Scrofa (2011, p 79), dans

la revue Quel Sport ? lève toute ambiguïté en posant une analogie entre le sportif bodybuildé

et le « Surhomme », figure de proue de la philosophie nietzschéenne (« Les groupies extasiées

du corps sportif : une nouvelle idéologie du Surhomme »), dans une critique des excès de

l’individualité sur elle-même : « Ce corps-machine qui n’appartient qu’à des machines à

2 Argumenter sur les dangers du régime et l’inanité du soin du corps dans nos sociétés occidentales contemporaines est une démarche de plus en plus périlleuse, si ce n’est autistique.

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influencer (…) est un modèle aliénant parce qu’il enchaîne l’individu aux objectifs d’une

machinerie de la performance dont il n’est qu’un rouage » (Sus-Scrofa 2011, p 87)

Parlez-vous nietzschéen ? (d’après Diethe (1999))

Le Surhomme (« der Ubermensch »): le nom donné à un hypothétique homme fort. Cet

homme du futur doit être produit par la diffusion de certaines qualités comme la maîtrise de

soi, le courage et la « dureté ». Le Surhomme crée sa propre vie et ses propres valeurs,

conditions pour Nietzsche de la noblesse.

Le Dernier homme : le Dernier homme chez Nietzsche est la figure du contentement. Il se

pense heureux et souhaite demeurer tel, manquant de passion et d’implication. La vie du

Dernier homme est uniforme et sûre. Le Dernier homme rejette le Dépassement de soi que le

Surhomme doit entreprendre pour se surpasser. La figure du Dernier homme fait horreur à

Zarathoustra.

Le Dépassement de soi (« der Selbstüberwindung ») : le Dépassement de soi est une

démarche intellectuelle qui consiste à conquérir les tendances négatives dans l’esprit (« le

ressentiment ») jusqu’à un point de sublimation qui permet de se séparer des morales

existantes et de l’ordre qu’elles impriment.

Méthodologie

La recherche repose sur l’analyse sémantique de 29 éditoriaux issus de revues

spécialisées dans le bodybuilding et le fitness publiées à différents moments ces vingt dernières

années. L’étude repose sur les éditoriaux parce que ces textes qui introduisent les revues,

rédigés la plupart du temps par le rédacteur en chef, possèdent entre autres fonctions celle de

justifier le contenu éditorial de la revue et recourent à des techniques argumentatives pour

justifier un point de vue. Les années de publication des magazines relèvent d’un choix aléatoire

afin de couvrir de manière indifférenciée la période étudiée. Afin de brasser un corpus le plus

varié possible et de couvrir plusieurs segments du marché de la musculation, les différentes

publications étudiées dans le cadre de cette étude s’adressent à des cibles variées.

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Tableau 2 : revues mobilisées dans le cadre de l’étude

MaxiPump est un magazine spécialisée dans

le travail des muscles destinée à un public

masculin. Vendu en kiosque

11 éditoriaux – Décembre 97/Décembre 98

HUGE Huge est une revue spécialisée dans les

muscles de quelques feuilles distribuée

gratuitement dans les établissements du

Marais et destinée à la communauté

homosexuelle.

7 éditoriaux entre 2002 et 2004, la revue est

caractérisée par une diffusion erratique.

Muscle et Fitness est un magazine spécialisé

dans le travail des muscles. Se positionne

comme magazine de référence, insiste sur la

technique.

11 éditoriaux – Janvier 2012/décembre 2012

Le corpus est traité sous le logiciel IRAMUTEQ par la classification de Reinert. Une méthode

qui vise à faire émerger des « mondes » lexicaux. Cette méthode est particulièrement justifiée

car elle permet de limiter la subjectivité du chercheur dans la méthode de codage et de la limiter

à l’interprétation des résultats.

Page 9: Julien Besnard* Université Panthéon Assas

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Tableau 3 : nuage de mots obtenu après une classification de Reinert.

Résultats

Le traitement des données fait apparaître quatre grands thèmes. Un thème central au centre (en

vert) dont les termes tournent autour du magazine, qui ne rassemble pas un corpus au contenu

suffisamment cohérent pour être rapproché des principes supérieurs communs d’une cité de

Boltanski et Thévenot. Un thème à gauche (en violet) rassemble un grand nombre d’éléments

sémantiques de la cité domestique (ami/famille/équipe/apprécier/véritable), un thème en haut

(en bleu ciel) rassemble un grand nombre d’éléments sémantiques de la cité industrielle

(produit/article/tester/fabriquer/alimentaire/résultat), enfin, un thème en bas (à droite) regroupe

un ensemble d’items qui portent tant sur la réussite individuelle, l’effort, la transformation, la

passion, le plaisir (« pied ») ou le corps qui, considérés ensemble, ne correspondent pas à un

univers de justification détaillé par Boltanski et Thévenot (1991), mais semblent correspondre

aux thèmes de la philosophie nietzschéenne, telle que celle-ci est développée dans Ainsi parlait

Zarathoustra.

Discussion, apports théoriques et managériaux

Nietzsche aborde dans la troisième partie d’Ainsi ici parlait Zarathoustra un passage

consacré au Grand midi dans lequel apparaissent les valeurs d’une nouvelle aristocratie, mais

aussi les critères qui permettent d’apprécier la hiérarchie des individus répartis selon une justice

commune. Le Grand midi correspond dans la philosophie nietzschéenne a l’avènement d’une

nouvelle figure du Grand, le « Surhumain » (« C’est depuis qu’il git au sépulcre que vous êtes

Page 10: Julien Besnard* Université Panthéon Assas

10

ressuscités. C’est maintenant enfin que va luire le grand Midi, que l’homme supérieur va être –

le maître » p 345).

La création d’une nouvelle cité de Boltanski et Thévenot répond à des critères stricts.

Pour qu’un monde soit acceptable, les axiomes suivants doivent être respectés : « 1- Un axiome

de commune humanité permettant d’identifier l’ensemble des personnes ; 2- Un axiome de

différenciation supposant au moins deux états possibles pour les personnes ; 3- Un axiome de

commune dignité dotant les personnes d’une puissance identique d’accès à tous les états ; 4-

Un ordre sur les états qualifiants les personnes ; 5- Une formule d’économie liant les bienfaits

d’un état supérieur à un coût ou un sacrifice exigés pour y accéder ; 6- un axiome de bien

commun sur le bien-être ou bonheur attaché à un état qui stipule que ce bien-être, croissant avec

la grandeur rejaillit sur les autres. » (Boltanski et Thévenot 1991, p 162).

Suivant les règles posées par Boltanski et Thévenot (1991) pour la création d’une

nouvelle cité, il semble possible de bâtir un système de justification à partir de l’œuvre Ainsi

parlait Zarathoustra : une "monade du Grand midi". Le principe supérieur commun du Grand

midi est l’affirmation de l’individualité par le dépassement de soi, par l’abandon de sa condition

: « Celui qui un jour apprendra aux hommes à voler déplacera toutes les bornes-frontières ; il

fera sauter toutes les bornes frontières, il donnera la terre un nouveau nom, il l’appellera «

Légèreté ». L’épreuve associée au Grand midi est l’affranchissement de l’esprit de Pesanteur,

c’est-à-dire des normes et des valeurs imposées par l’extérieur qui valent pour tous, ce que

Nietzsche appelle « la rédemption » : « c’est presque dès le berceau qu’on nous dote de paroles

pesantes, de valeurs pesantes appelées « bien » et « mal », car tel est le nom de ce patrimoine.

Au prix de ces valeurs-là, on nous pardonne de vivre. » (ibid, p 245) ; « J’ai secoué cette

somnolence, lorsque j’ai enseigné : Nul ne sait encore ce que sont bien et mal, nul, si ce n’est

le créateur » (ibid, p 249). La figure du Grand décrite par Nietzsche, valide implicitement une

commune humanité. Le Surhumain se place au-dessus de la condition humaine non par essence,

mais parce qu’il a fait le sacrifice de l’esprit de Pesanteur, il est alors « l’homme vigoureux,

endurant, pénétré de respect » (ibid, p 246), pétri de « courage » (ibid, p 260), « subtil, rusé »

(ibid, p 264), qui « ne ménage pas son prochain » (ibid, p 251) et fait rejaillir sur lui les bienfaits

de son état sur autrui en le poussant à « se surpasser » (ibid, p 252) : « triomphe de toi-même

jusqu’en la personne de ton prochain ; et n’accepte pas qu’on t’accorde un droit que tu es en

mesure d’enlever de force » (ibid, p 252). Dans le Grand midi, le Petit est un « imbécile » (ibid,

p 254), un « fou » (ibid, p257), un « malade » (ibid, p 260), un « bon » (ibid, p 267). La

déchéance du Grand midi, c’est « la paresse, cette pourriture » ((ibid, p 260), la « fatalité » (ibid,

p 268), la « mollesse » (ibid, p 268). Le mode d’expression du jugement, c’est le rire de dérision

(« Je leur ai prescrit de rire de leurs sages austères et de tous les noirs épouvantails qui sont

jamais venus percher leur menace sur l’arbre de la vie » (ibid, p 249)), l’exaltation du désir («

Ma sagesse embrasée de désir s’exhalait dans ces cris et ces rires, un désir né sur les monts, une

sagesse sauvage en vérité, mon grand désir aux ailes bruissantes » (ibid, p 249)), la « guerre »

(ibid, p 264), la « danse » (ibid, p 264), qui s’opposent à la « loi, la contrainte, la nécessité, et

bien et mal » (ibid, 249).

Page 11: Julien Besnard* Université Panthéon Assas

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Tableau 4 : correspondance synthétique entre les mots du nuage, l’élément de la cité, et un

passage de « Zharatoustra »

Mot du nuage Correspondance à un

élément des cités de

Boltanski et Thévenot

(1991)

Exemple de passage dans

Zarathoustra

« Réussir » ; « individu » ;

« meilleur » ; « parvenir »

Principe supérieur commun

Se détacher de la masse pour

devenir le « Surhumain ».

« Celui qui un jour apprendra aux

hommes à voler déplacera toutes les

bornes-frontières ; il fera sauter

toutes les bornes frontières, il

donnera la terre un nouveau nom, il

l’appelera « Légerté »(p 243)

« Acharné» Formule d’investissement

Dénoncer toutes les

immobilités, et en particulier

les morales, pour entrer dans

un état de transformation

permanent.

« triomphe de toi-même jusqu’en la

personne de ton prochain ; et

n’accepte pas qu’on t’accorde un

droit que tu es en mesure d’enlever

de force » (p 252)

« Transformer » Formule d’investissement « « Au fond tout est figé » ; mais

c’est là-contre que prêche le vent du

dégel ! Le dégel, taureau qui n’a

rien du bœuf de labour, taureau

furieux et destructeur, qui brise la

glace à coup de cornes. Or la glace,

à son tour, brise les ponts. » (p 254)

« Passion » ; « pied »

(plaisir)

Figure harmonieuse « Ma sagesse embrasée de désir

s’exhalait dans ces cris et ces rires,

un désir né sur les monts, une

sagesse sauvage en vérité, mon

grand désir aux ailes bruissantes »

(p 249)

« Plaisir » Figure harmonieuse « Le plaisir et l’innocence sont tout

ce qu’il y a de pudique au monde, et

il faut se garder de les rechercher.

Il faut les avoir. » (p 252)

« Corps » Figure harmonieuse « Ce que nous avons de meilleur est

jeune encore ; cela excite les palais

des vieillards. Nous avons la chair

tendre, notre pelage est une toison

d’agneau – comment n’exciterions-

nous pas la convoitise des vieux

prêtres d’idoles ? » (p 252)

Lier les « principes du Grand midi » à une cité nouvelle est une entreprise qui doit être

appréhendée avec prudence, tant celle-ci soulève de sérieux problèmes. L’œuvre de Nietzsche

repose sur une démarche négative, soit la destruction des anciennes formes de légitimité. S’ils

sont supplantés par l’affirmation des nouveaux principes, la discussion sur la complétude du

système nietzschéen comme « cité » mène invariablement à une aporie. Depuis les disciplines

sources, les arguments s’opposent en effet sur la possibilité de considérer la négation

nietzschéenne comme un nouveau principe supérieur commun. Si la négation nietzschéenne

semble, suivant l’étude exploratoire proposée ici, une négation suffisamment aboutie tant dans

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sa cohérence que dans sa diffusion pour faire système et servir de justification à de nouveaux

comportements ou de nouveaux objets de consommations, il est pourtant incontestable que la

philosophie nietzschéenne demeure hors norme parmi les autres œuvres de philosophie morale.

Ainsi, Boltanski et Thévenot (1991) excluent délibérément dans De la justification

l’œuvre de Nietzsche des philosophies morales mobilisables pour la construction d’une cité au

motif qu'une telle cité ne serait « pas achevée ». Ils mettent en avant le relativisme qui dérive

de la destruction d’une morale commune sur laquelle peut se bâtir des justifications : « le thème

du « nihilisme » peut à la fois servir à révéler l’état misérable auquel est réduit un monde privé

de valeurs, ce qui suppose, même implicitement, l’espoir d’une restauration des valeurs »

(Boltanski et Thévenot 1991, p 415). Pour cause, s’il n’existe pas de morale sans règles

communes, il semble impossible de faire émerger de l’œuvre de Nietzsche, fondamentalement

individualiste et critique, la possibilité d’une telle contrainte. La possibilité d’une morale

commune est pourtant indispensable à l’articulation des cités de Boltanski et Thévenot (1991),

pour révéler l'existence des compromis ou des critiques issues d’un « monde » vers un autre.

Ainsi, de manière empirique, lorsque les différentes œuvres issues de la philosophie morale

mobilisées dans le cadre des cités de Boltanski et de Thévenot sont étudiées, celles-ci peuvent

être considérées chacune sous deux aspects, chacun en lien avec les autres mondes. Les cités

sont à la fois le mobile d’une justification face aux autres mondes, et l’objet d’une critique en

provenance des autres systèmes de légitimité. Par contraste, le système nietzschéen est une

critique totale, dans le sens plein du mot, qui bâtit sa grandeur sur une « psychologie des

profondeurs » (Cova et Cova, 2008) et qui relègue, par principe, tout argument qui tente de la

disputer à l’état de symptôme. « D’où parles-tu camarade ?» demande ex-ante Nietzsche à

quiconque souhaiterait s’opposer à son « système », désarmant la possibilité même de la

critique.

Cependant, Boltanski et Thévenot (1991) notent également que « le relativisme peut

aussi s’orienter vers la reconstruction d’une cité par la transformation de la force, comme

équivalent général sous-jacent, comme maître absolu libéré du fardeau de la justification et

purement affirmatif, en une grandeur véritable destinée à faire reconnaître sa vocation

universelle à ordonner les êtres de la façon la plus juste, ce qui restaure l’horizon du bien

commun » (ibid, p 415). L’œuvre de Nietzsche ne conduit pas seulement à un relativisme

critique des valeurs existantes portant au nihilisme, mais porte au contraire l’espérance d’un au-

delà immanent, ordonné et harmonieux. La négation des systèmes de valeurs existants est un

cheminement vers un nouveau cosmos des cimes qui annule et remplace celui des cieux : « le

double jeu de la Volonté de Puissance nous conduisant à la prise de conscience de l’humanité

totale, ensuite à la maîtrise de cette totalité de l’homme et de la nature, et nous conduisant, dans

cette atteinte extérieure, à nous perfectionner intérieurement est tout le schéma politique et

moral qui se maintient encore après la destruction de toute Morale et de toute religion et après

l’abolition des principes et la reconnaissance du défaut même de principes ». (Kremer-Marietti

p 76). Selon Haar (1998, p 1), « la critique de l’ascétisme – toute cette immense part de la

philosophie nietzschéenne tend à faire oublier ou à reléguer à l’arrière-plan l’éthique « positive

», voire la « morale » que Nietzche défend et qu’il oppose à cette morale délétère, obscurément

et inconsciemment nocive, négative, débilitante, réactive ». Les guillemets sont importants.

Cette « morale » est par essence circonscrite à l’état fragmentaire dans l’œuvre de Nietzsche

dont le système repose paradoxalement sur le refus absolu de tout système.

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In fine, si la pensée de Nietzsche est trop imparfaite par trop suffisante pour se fondre

dans l’herméneutique de Boltanski et Thévenot, cela ne signifie pas pour autant que la

philosophie nietzschéenne ne puisse fournir de justifications aux consommations

contemporaines. Dès lors, faut-il la situer par rapport aux systèmes de justification existants.

Cela, tant pour nourrir la réflexion sur la situation de la philosophie de Nietzsche dans l’univers

contemporain des idées, que pour affiner les recommandations pratiques qui peuvent découler

de l’invention de cette pensée comme système de justification. Les "principes du Grand midi"

identifiés dans le cadre de cette recherche sont-ils indépendants des principes supérieurs

communs existants, et dans ce cas doit-on concevoir que la pensée nietzschéenne par ses

caractéristiques puisse correspondre à un système dont les modalités d’influence sont

radicalement différentes des principes supérieurs communs de Boltanski et Thévenot, ou bien

se trouve-t-elle à cheval sur des principes supérieur communs identifiés par Boltanski et

Thévenot (1991) ? De fait, l’étude de la littérature des épigones de Nietzsche laisserait penser

que la philosophie de Nietzsche puise les traits de la cité idéale « de l’individu solitaire, mais

non isolé » (Haar 1998, p 253) dans une réinterprétation des figures de l’accord de la cité

inspirée. Les écrits politiques de Nietzsche qui portent sur les caractéristiques d’une cité

« bonne » sont disséminés dans son œuvre et réduits à l’état fragmentaire. Cependant, les

exégètes de Nietzsche s’accordent sur plusieurs caractéristiques de cette cité. Pour Nietzsche,

la raison d’être de l’Etat, garant de l’ordre social, réside dans un « écrit secret » : toute la société

doit tendre à favoriser le « génie artistique », dont la personnalisation, le philosophe-artiste est

portée au pinacle, alors même que personne n’en n’a conscience (Haar, 1998). L’état est né de

la Volonté de puissance, dont l’essence est « artistique quel que soit son domaine d’application

» (Haar 1998, p 243). De même, selon Kremer-Marietti (1957, p 68) « il est possible, en ce qui

concerne une délimitation de sa propre notion de l’Etat, de discerner dans son œuvre la morale

conçue par lui et en particulier son application politique, qui constitue la moralité politique elle-

même ». Et d’ajouter « l’Etat de Nietzsche semble donc avant tout être l’Etat de la culture,

c’est-à-dire un Etat aristocratique et artistique » (ibid, p 74).

Ainsi, le système issu de la philosophie nietzschéenne, par sa structure, ne peut être

considéré comme une cité complémentaire de l’herméneutique proposée par Boltanski et

Thévenot. Suffisant, il est par essence hermétique à toute critique qui pourrait lui être opposée.

Cependant, s’il diffère des systèmes philosophiques existants qui servent de support aux

principes supérieurs communs des différentes cités, il n’est pour autant pas fondamentalement

étranger à la logique à l’œuvre dans les cités existantes. Ainsi, l’étude de la littérature sur la

philosophie nietzschéenne permet de considérer à minima, de manière suffisamment certaine,

que le système nietzschéen puise l'encre de la cité idéale dans le lavis de la cité inspirée. De

cette double considération découlent des conséquences théoriques et managériales. Sur le plan

théorique, il peut être pertinent de réétudier les manifestations supposées de la cité inspirée dans

l’univers contemporain. Si, tel qu’il est défendu dans cette communication, une logique

nietzschéenne convoque la logique de la cité inspirée pour soutenir « ses justifications », dès

lors certains objets, ou certains individus, qui portent, a priori, la marque de l’influence de la

cité inspirée devraient être « déconstruits » comme des objets ou personnes relevant de la

logique nietzschéenne. Cette proposition est d'ailleurs loin d’être révolutionnaire. Dans la

description de la « critique artiste » du capitalisme contemporain, particulièrement agissante au

cours des années 1960, Boltanski et Chiapello (1999) saisissent l’influence nietzschéenne à

l’œuvre dans ce mouvement, tout en considérant que celle-ci ne fait que renouveler les

caractéristiques déjà existante de la cité inspirée : « ces thèmes, qui renouvellent la vieille

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critique artiste en la traduisant dans un langage inspiré de Marx, de Freud, de Nietzsche ainsi

que du surréalisme, ont été développés dans les petites avant-gardes politiques et artistiques dès

les années 50 (…) avant d’exploser au grand jour dans la révolte étudiante de Mai 68 (…) »

(Boltanski et Thévenot 1999, p 264). Cependant, les conclusions des deux sociologues

pourraient être discutées. Aussi, est-il possible de poser comme hypothèse, sur la base des

résultats exploratoires obtenus dans cette communication, que la critique artiste qui s’exprime

depuis les années 1960 n’est pas un « renouvellement » d'un principe de justification ancien,

revigoré par la pensée nietzschéenne, comme Boltanski et Chiapello le suggèrent, mais au

contraire une mobilisation inédite du vocabulaire des principes de la cité inspirée par la pensée

nietzschéenne érigée en système de justification. Corolaire de ce constat, il convient de

considérer qu’une philosophie morale négative, totale, mais « pas achevée » (en apparence ?)

puisse être suffisamment convaincante pour servir de support à un système de justification

supplétif des cités identifiées par Boltanski et Thévenot et être à l’œuvre dans l’élaboration des

objets et des sujets de la société contemporaine, dans ou hors les marchés de consommation.

En cela, notre questionnement des cités de Boltanski et Thévenot rejoint et complète celui de

Juhem (1994, p 96). Si la monade nietzschéenne n’est « pas achevée », celle-ci peut toutefois

perdurer comme mode de justification « illégitime » - si toutefois une pensée peut être

ontologiquement « légitime » - sur une longue période. Sur le plan managérial, il peut être

intéressant de mobiliser les principes de cette « monade du Grand Midi » dans des objets de

consommation qui engagent tant le dépassement de soi (1) qu’une dimension artistique (2). La

salle de sport qui modèle le corps, les vidéos de looping en BMX qui pullulent sur Youtube

engagent des principes nietzschéens. Chaque marketeur peut dans son domaine construire en

connaissance de cause une offre se référant à cette monade.

Cette étude exploratoire est perfectible. Elle n’intègre pas la cible féminine des salles de

sport par manque de magazines de référence disponibles. Intégrer un corpus se référant à ce

segment de marché important pourrait pourtant enrichir les conclusions de cette étude. Enfin,

des recherches ultérieures pourraient conforter ou infirmer les résultats de cette recherche en

étudiant l’existence ou le fonctionnement de cette « monade du Grand midi » en relation avec

les principes supérieurs communs mis à jour par Boltanski et Thévenot (1991) sur d’autres

offres de consommation.

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