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« AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA » : LE DEPASSEMENT DE SOI COMME PRINCIPE SUPERIEUR
COMMUN DES CONSOMMATIONS EMERGENTES
Julien Besnard*
Université Panthéon Assas
*Université Panthéon ASSAS, 1 rue Guy de la brosse 75005 Paris, 06 73 39 68 75
Résumé : Les recherches menées dans le domaine de la Consumer Culture Theory (CCT) sont
orientées par la pensée nietzschéenne tant sur la méthodologie et l’épistémologie utilisées, que
la lecture apportée aux phénomènes de consommations contemporains rapportés sous
l’appellation « postmoderne ». Cependant, si les chercheurs relèvent le lien entre le
comportement du consommateur contemporain et les pensées de la déconstruction, peu
d’études relèvent l’existence des éléments de la pensée nietzschéenne dans la justification des
objets de consommation contemporains. A partir de l’herméneutique des cités de Boltanski et
Thévenot (1991), cette communication qui recourt au terrain des salles de sports et à une analyse
statistique sous Alceste, souligne la nécessité de mettre à jour un nouveau principe supérieur
commun basé sur l’œuvre de Nietzsche pour justifier l’apparition et le développement rapides
de nouveaux objets de consommation.
Mots clef : Nietzsche ; philosophie ; cités ; Boltanski ; postmodernité
« THUS SPOKE ZARATHUSTRA » : SELF-SURPASSING AS A COMMON SUPERIOR PRINCIPLE OF
EMERGING CONSUMPTION
Abstract : Research works conducted in the field of the Consumer Culture Theory (CCT) are
driven by Nietzsche’s philosophy because of the methodology and the epistemology used and
the readings of the contemporary phenomenon of consumption proposed. However, if the
researcher are highlighting the link between the behavior of the contemporary consumer and
the ideas of the “deconstruction”, only few studies are pointing out the presence of Nietzsche’s
principles within the justification of contemporary objects. According to the hermeneutics of
the worlds of Boltanski and Thevenot (1999), this piece of work which explores the ground of
the fitness clubs and mobilizes the statistical methodology Alceste highlights the need to update
a new common principle based on Nietzsche’s works to justify the implementation and the
development of some contemporary objects.
Keywords : Nietzsche ; philosophy ; worlds of Boltansky and Thévenot ; postmodernity ;
2
« AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA » : LE DEPASSEMENT DE SOI COMME PRINCIPE SUPERIEUR
COMMUN DES CONSOMMATIONS EMERGENTES
Introduction
Les comportements du consommateur ont connu des évolutions importantes ces quarante
dernières années. Ces évolutions sont dues à la congruence de multiples facteurs, dont la
littérature en marketing n’a, si cela est même toutefois possible, achevé l’inventaire : diffusion
d’innovations et en particulier développement d’internet, modification du comportement du
consommateur en relation à ces innovations... Si la méthodologie privilégiée en marketing tend
à recourir aux modèles hypothético-déductifs pour saisir le comportement du consommateur à
l’échelon micro individuel (Desjeux, 2004), une école de recherche en marketing se rassemble
autour de la Consumer Culture Theory pour tenter de comprendre le comportement du
consommateur au travers des grilles de lecture qui embrassent l’échelon macrosocial et relèvent
de disciplines sources variées telles la sociologie, l’histoire ou encore la philosophie. Dans
cette dernière discipline, les travaux des penseurs de la « French Theory » (Derrida, Foucault,
Baudrillard), dont la généalogie se trouve dans l’œuvre de Nietzsche, joue un rôle pivot dans le
développement de la C.C.T. Cependant, la pensée de Nietzsche n’est que rarement mobilisée
pour décrire l’évolution de la « qualité » (Gomez, 1994), dans le sens économique du terme,
des nouveaux produits disponibles sur les marchés de biens et de services. En effet, si de
nombreuses recherches existent pour décrire en détail les attributs du « néo » -consommateur,
agi par la « postmodernité », peu d’études, mis à part en sémiologie, décrivent la façon dont les
idées nouvelles ont pénétré les objets de consommation, comme si ces derniers émanaient du
goût et des habitudes des consommateurs « postmodernes ». A partir de l’herméneutique de
l’économie de la grandeur de Boltanski et Thévenot (1991), cette communication vise à montrer
comment les idées de la postmodernité font partie des objets de consommation sous la forme
de nouveaux « principes supérieurs communs ». Une étude textuelle menée sur les éditoriaux
de 29 magazines portant sur le bodybuilding, une activité qui a connu un développement
exponentiel à partir du début des années 1970 notamment via le développement des salles de
sports qui se substituent aux gymnases, amène à considérer l’apparition d’un nouveau principe
de consommation, « le dépassement de soi » au sein d’une monade inspirée de l’œuvre de
Nietzsche, et en particulier de l’ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra.
Fondements théoriques
La postmodernité en marketing. L’apparition et la diffusion du concept de «
postmodernité » dans les sciences sociales se réfère à la diffusion et à la mise en œuvre de
pensées de la déconstruction par les intellectuels à l’orée années 1960. Derrida, Foucault ou
encore Baudrillard, figures de proue (Ferry et Renaut, 1985), obtiennent une chaire à
l’Université française au début des années 1960, mais demeurent mieux connus sous
l’appellation générique, quoique réductrice de « French Theory » du fait de la diffusion rapide
de leur pensée dans les amphithéâtres américains au cours des années 1970. Ces pensées aux
visées tant descriptives que « performatives » ont considérablement remodelé les sociétés
3
occidentales en remettant radicalement en question le primat de la raison, la véracité des
valeurs, et en soumettant les absolus Bien et Mal à l’impérieux examen de la généalogie. Celles-
ci s’opposent de fait au structuralisme alors en vogue parmi les enseignants de l’Université
française du fait du rayonnement du marxisme. En considérant tous les faits comme des
constructions sociales qui peuvent être démystifiées, notamment par l’étude du langage, la
pensée poststructuraliste entre, de fait, en contradiction avec des conceptions d’une structure
organisée, d’essence historique (historicisme allemand) ou anthropologique (Claude Levi-
Strauss) façonnant de tout temps et malgré elle la destinée de l’humanité. L’œuvre des penseurs
des années 1960 s’oppose à toute logique explicite1, par essence oppressante. Ainsi, si la pensée
des années 1960 s’attaque volontiers à la logique patriarcale, notamment par ses l’émergence
d’études de genres au Etats-Unis sous la houlette de Judith Butler, elle déconstruit aussi la
dialectique, et se retourne même contre l’économie libidinale de la psychanalyse qui a
paradoxalement préparé l’avènement des développements philosophiques des années 1960 en
théorisant le morcellement du psychisme dans une triade Surmoi-Moi-Ca qui conduit à une
impossible unité du langage et de la pensée. Si des lectures variées ont nourri la réflexion des
penseurs de la « French theory », dont Freud, c’est bien plus l’influence de Nietzche qui est
décisive dans la construction de cette pensée. Dans La pensée 68, Luc Ferry et Alain Renaut
relatent un entretien du 29 mai 1984 publié par Les Nouvelles littéraires dans lequel Michel
Foucault, au crépuscule de son existence, confie : « je suis simplement nietzschéen et j’essaie
dans la mesure du possible, sur un certain nombre de points, de voir, avec l’aide de textes de
Nietzsche – mais aussi avec des thèses anti-nietzschéennes (qui sont tout de même
nietzschéennes !) -, ce que l’on peut faire dans tel ou tel domaine. Je ne cherche rien d’autre,
mais cela je le cherche bien. » (Ferry, L. et Renaut A. 1988, p 129)
Les travaux qui mobilisent l’œuvre de Nietzsche sont peu nombreux en marketing,
pourtant, l’influence du penseur allemand est décisive dans la formulation des recherches les
plus récente dans la discipline qui se placent dans l’exact sillage de l’école « poststructuraliste »
(Ferry, L. et Renaut A. 1988). Plus précisément, l’influence de la pensée nietzschéenne joue un
rôle important dans la construction d’un pan entier du savoir scientifique en marketing (Cova
et Cova, 2008). L’école interprétative, dont la Consumer Culture Theory est le pendant dans la
discipline du marketing, plonge ses racines dans la métaphysique de la « philosophie à coup de
marteau ». Cova et Cova (2008) démontrent comment les travaux de Thomson, Brown, et
Arnould, considérés comme les piliers des travaux en CCT, puisent leurs justifications
épistémologiques dans les travaux de Nietzsche. Cova et Cova (2008) rappellent ainsi que
Thomson ouvre en 1993 un papier fondateur du courant de la « déconstruction herméneutique »
par une référence à Nietzche. Les fondateurs de la CCT suivent le crédo nietzschéen lorsqu’ils
font émerger une nouvelle acception du marketing en rupture avec les modèles hypothético-
déductifs dominants, qui repose sur la négation même de la possibilité d’une vérité scientifique :
«la vérité est faite plutôt que trouvée, une création plutôt qu’une représentation de ce que
sont les choses» (Brown, 1995, p. 94). Une posture jugée bien trop excessive par une partie de
l’école française interprétativiste, pétrie par la théorie anthropologique et donc structuraliste,
1 Si la pensée postrsucturaliste s’oppose explicitement à toute logique explicite, celle-ci est-elle pour autant exempte de sa propre logique ?
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qui n’hésite pas à discuter la pertinence d’un doute absolu (Cova et Badot, 1994), contre une
vaine vérité dont l’existence est définitivement tenue à l’écart par le célèbre crédo nietzschéen
« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations » (Cova et Cova, 2008).
Par-delà la méthode scientifique, l’influence de Nietzche se retrouve, par ailleurs, dans le
contenu même des travaux en marketing. Parallèlement aux considérations sur la remise en
cause de la légitimité du savoir scientifique, la pensée de la déconstruction est à la genèse du
fait postmoderne introduit dans la littérature marketing au cours des années 1990 par plusieurs
chercheurs (Badot, Cova (1992), Firat & Vankatesh (1993, 1995), ou Hetzel (2002)) à des fins
théoriques pour tenter de cerner les évolutions contemporaines du comportement du
consommateur. Dans le domaine du marketing, le passage de la société moderne à la société
postmoderne implique des modifications dans plusieurs aspects du comportement du
consommateur : le compagnonnage marqué par l’apparition des « tribus électives » en lieu et
place des tribus traditionnelles jadis motivées par des idéologies (Maffesoli, 1988) , l’évolution
de l’expérience de consommation (Firat et Vankatesh, 1993), et enfin les « modalités
d’accomplissement de la personne moderne » (Badot et Cova, 2009). Sur ce dernier point,
Badot et Cova (2009) distinguent six « modalités d’accomplissement de la personne post-
moderne » : M1- Le triomphe de la logique volontariste ; M2- La réversibilité et l’hyper-choix
; M3- Le temps des tribus électives ; M4- La mixité des valeurs ; M-5 : la revalorisation de la
sensorialité du corps ; M-6 Le rôle central de la mode.
Si de nombreuses études posent le lien entre postmodernité et comportement du
consommateur, il y a en revanche peu d’études en marketing (confer à ce sujet Özçağlar-
Toulouse et Cova, (2010) qui ne mentionnent pas ce type d’études dans leur rétrospective) qui
tentent de distinguer l’influence de la postmodernité à l’intérieur de l’offre proposée par les
fournisseurs de biens et services, c’est-à-dire qui lient les caractéristiques de la production
marchande avec les caractéristiques de la pensée nietzschéenne. Cette influence peut se
matérialiser selon deux modalités : une modalité diffuse ou une modalité systémique. Les signes
diffus de l’influence de la pensée nietzschéenne dans les objets de consommation sont déjà
documentés. L’émergence d’objets postmodernes, hors la discipline du marketing, est illustrée
par les études menées en sémiologie (dont notamment les travaux menés par Maffesoli) qui
décrivent un certain nombre d’invariants de l’objet postmoderne. En revanche, les études qui
décrivent une influence systémique semblent plus rares. L’économie de la grandeur des cités
de Boltanski et Thévenot (1991) constitue une herméneutique qui permet d’explorer les
fondements métaphysiques de divers types d’objets de consommation, dans l’acception large
du terme, c’est-à-dire des pratiques de consommation ou des biens et des services, sur la base
de systèmes philosophiques suffisamment cohérents pour soutenir la justification dans
l’hypothèse de l’émergence d’une dispute sur leur légitimité. Dans le cadre de cette
herméneutique, étudier une influence systémique de la pensée nietzschéenne revient à évaluer
la possibilité que la pensée de Nietzsche puisse constituer un système cohérent, une monade,
qui permette de justifier l’émergence de nouveaux objets.
La théorie des cités de Boltanski et Thévenot. L’économie de la grandeur est une
discipline à cheval entre la sociologie et l’économie qui a pour fondement théorique l’étude des
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justifications qui encadrent la formulation de l’offre sur les marchés de biens et des services,
ainsi que des critiques, ou suspicions, qui peuvent ponctuellement émerger contre celles-ci.
Quelle que soit la perspective dans laquelle celle-ci est mobilisée, fonctionnaliste ou
structuraliste (Gomez, 1994 p 87), la théorie des cités de Boltanski et Thévenot (1991) induit
que la présence des objets sur les marchés de biens et de services se trouve à la congruence de
disputes issues de différents pôles de justifications, « les cités », dont le fonctionnement repose
sur une œuvre de philosophie morale. La théorie des conventions en retient six: la cité
domestique s’appuie sur Les Caractères de La Bruyère, la cité civique sur Le contrat social de
Rousseau, la cité industrielle sur De la physiologie sociale de Saint Simon, la cité marchande
sur les textes d’Adam Smith, la cité inspirée sur La cité de Dieu de Saint-Augustin et la cité de
l’opinion sur le Leviathan de Hobbes. L’herméneutique de la théorie des cités a été récemment
utilisée dans de nombreux travaux en sciences de gestion. Parmi ceux-là, il est possible de citer
les travaux d’Eymard-Duvernay et Marchal (1997) en gestion des organisations, Huault et
Rainelli-Weiss (2011) en finance, El Euch Maalej & Roux (2012) sur les programmes de
fidélisation en marketing, et plus récemment Bouillé, Robert-Demontrond & Basso (2014) sur
les « food imitating products » dans le même domaine.
Si les caractéristiques des différentes cités ne varient guère, car fixées par une œuvre
philosophique qui leur sert de matrice, leur nombre peut croître afin de coller à de nouvelles
rhétoriques (« la cité verte » Lafaye et Thévenot, 1993) ou à de nouvelles mécaniques sociales
(« la cité par projet » Boltanski et Chiapello 1998). Cependant, des « règles du jeu » assez
strictes entourent l’émergence d’une nouvelle cité. Celle-ci doit en effet, d’une part, « permettre
d'asseoir une critique des principes de justification concurrents et, d'autre part, déployer une
spécification du lien politique propre à fonder un accord légitime » (Lafaye et Thévenot 1993,
p 511). Boltanski et Thévenot (1991) développent dans De la justification une liste très précise
de critères destinés à vérifier ces propriétés, dont il est plus longuement question dans la suite
de cet exposé.
Problématique
A partir d’un objet de consommation en plein essor, la salle de sport, cette communication a
pour objet de tenter de distinguer, selon les critères de Boltanski et Thévenot, s’il est possible
de mettre au jour, à partir de la pensée nietzschéenne, et plus particulièrement à partir de
l’ouvrage Ainsi parlait Zharathoustra, un nouveau régime de justification basé sur la pensée
nietzschéenne suffisamment abouti pour compléter la compréhension de l’individu
postmoderne en marketing, et in fine orienter la formulation d’une offre efficace.
Terrain
La salle de sport est un objet récent, qui a connu une croissance exponentielle en quarante ans.
Les ancêtres de la salle de sport sont les gymnases apparus en 1850 en France (3 gymnases à
Paris en 1850, 14 en 1860) sous la seconde République naissante (Mauduit et Ergasse, 2016).
Si, à l’instar des salles de sports, le gymnase repose sur le principe d’un lieu clos à l’intérieur
duquel des individus peuvent pratiquer une activité sportive, ceux-ci ne sont en revanche pas
équipés de machines destinées au travail du corps et ne sont pas uniquement centrés sur des
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activités sportives individuelles. La salle de sport avec machines et haltères est une création
contemporaine. On ne dénombrait en effet que neuf salles de sports sur le territoire français au
début des années 1970. L’explosion de la diffusion de cet objet de consommation date du début
des années 1980 (175 salles en 1985 contre 132 en 1982) (Bessy, 1987) et est donc
contemporaine à la diffusion du fait postmoderne au travers la société. Entre 1970 et 1980, en
l’espace de dix ans, c’est une nouvelle pratique de consommation qui s’est imposée2 au
consommateur, tout en connaissant des transformations au fur et à mesure de sa diffusion. « De
nombreuses salles anciennement spécialisées en musculation, culture physique, relaxation ou
arts martiaux prennent le train en marche et deviennent de véritables salles de mise en forme »
(Bessy, 1987).
Tableau 1 : évolution du nombre de salles de sports en France (d’après Bessy, 1987)
Les intellectuels qui se sont penchés sur les ressorts explicatifs du développement des salles de
sports intègrent résolument dans leur réflexion des thématiques nietzschéennes. Bessy (1987, p
87) avance « la redécouverte du corps, l’entretien ou la remise en forme » dans l’optique de la
« revalorisation de la personne », l’ambivalente « éthique de plaisir et de jubilation » en conflit
avec « l’éthique du travail et de l’efficacité » (Bessy 1987, p 88). Sus-Scrofa (2011, p 79), dans
la revue Quel Sport ? lève toute ambiguïté en posant une analogie entre le sportif bodybuildé
et le « Surhomme », figure de proue de la philosophie nietzschéenne (« Les groupies extasiées
du corps sportif : une nouvelle idéologie du Surhomme »), dans une critique des excès de
l’individualité sur elle-même : « Ce corps-machine qui n’appartient qu’à des machines à
2 Argumenter sur les dangers du régime et l’inanité du soin du corps dans nos sociétés occidentales contemporaines est une démarche de plus en plus périlleuse, si ce n’est autistique.
7
influencer (…) est un modèle aliénant parce qu’il enchaîne l’individu aux objectifs d’une
machinerie de la performance dont il n’est qu’un rouage » (Sus-Scrofa 2011, p 87)
Parlez-vous nietzschéen ? (d’après Diethe (1999))
Le Surhomme (« der Ubermensch »): le nom donné à un hypothétique homme fort. Cet
homme du futur doit être produit par la diffusion de certaines qualités comme la maîtrise de
soi, le courage et la « dureté ». Le Surhomme crée sa propre vie et ses propres valeurs,
conditions pour Nietzsche de la noblesse.
Le Dernier homme : le Dernier homme chez Nietzsche est la figure du contentement. Il se
pense heureux et souhaite demeurer tel, manquant de passion et d’implication. La vie du
Dernier homme est uniforme et sûre. Le Dernier homme rejette le Dépassement de soi que le
Surhomme doit entreprendre pour se surpasser. La figure du Dernier homme fait horreur à
Zarathoustra.
Le Dépassement de soi (« der Selbstüberwindung ») : le Dépassement de soi est une
démarche intellectuelle qui consiste à conquérir les tendances négatives dans l’esprit (« le
ressentiment ») jusqu’à un point de sublimation qui permet de se séparer des morales
existantes et de l’ordre qu’elles impriment.
Méthodologie
La recherche repose sur l’analyse sémantique de 29 éditoriaux issus de revues
spécialisées dans le bodybuilding et le fitness publiées à différents moments ces vingt dernières
années. L’étude repose sur les éditoriaux parce que ces textes qui introduisent les revues,
rédigés la plupart du temps par le rédacteur en chef, possèdent entre autres fonctions celle de
justifier le contenu éditorial de la revue et recourent à des techniques argumentatives pour
justifier un point de vue. Les années de publication des magazines relèvent d’un choix aléatoire
afin de couvrir de manière indifférenciée la période étudiée. Afin de brasser un corpus le plus
varié possible et de couvrir plusieurs segments du marché de la musculation, les différentes
publications étudiées dans le cadre de cette étude s’adressent à des cibles variées.
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Tableau 2 : revues mobilisées dans le cadre de l’étude
MaxiPump est un magazine spécialisée dans
le travail des muscles destinée à un public
masculin. Vendu en kiosque
11 éditoriaux – Décembre 97/Décembre 98
HUGE Huge est une revue spécialisée dans les
muscles de quelques feuilles distribuée
gratuitement dans les établissements du
Marais et destinée à la communauté
homosexuelle.
7 éditoriaux entre 2002 et 2004, la revue est
caractérisée par une diffusion erratique.
Muscle et Fitness est un magazine spécialisé
dans le travail des muscles. Se positionne
comme magazine de référence, insiste sur la
technique.
11 éditoriaux – Janvier 2012/décembre 2012
Le corpus est traité sous le logiciel IRAMUTEQ par la classification de Reinert. Une méthode
qui vise à faire émerger des « mondes » lexicaux. Cette méthode est particulièrement justifiée
car elle permet de limiter la subjectivité du chercheur dans la méthode de codage et de la limiter
à l’interprétation des résultats.
9
Tableau 3 : nuage de mots obtenu après une classification de Reinert.
Résultats
Le traitement des données fait apparaître quatre grands thèmes. Un thème central au centre (en
vert) dont les termes tournent autour du magazine, qui ne rassemble pas un corpus au contenu
suffisamment cohérent pour être rapproché des principes supérieurs communs d’une cité de
Boltanski et Thévenot. Un thème à gauche (en violet) rassemble un grand nombre d’éléments
sémantiques de la cité domestique (ami/famille/équipe/apprécier/véritable), un thème en haut
(en bleu ciel) rassemble un grand nombre d’éléments sémantiques de la cité industrielle
(produit/article/tester/fabriquer/alimentaire/résultat), enfin, un thème en bas (à droite) regroupe
un ensemble d’items qui portent tant sur la réussite individuelle, l’effort, la transformation, la
passion, le plaisir (« pied ») ou le corps qui, considérés ensemble, ne correspondent pas à un
univers de justification détaillé par Boltanski et Thévenot (1991), mais semblent correspondre
aux thèmes de la philosophie nietzschéenne, telle que celle-ci est développée dans Ainsi parlait
Zarathoustra.
Discussion, apports théoriques et managériaux
Nietzsche aborde dans la troisième partie d’Ainsi ici parlait Zarathoustra un passage
consacré au Grand midi dans lequel apparaissent les valeurs d’une nouvelle aristocratie, mais
aussi les critères qui permettent d’apprécier la hiérarchie des individus répartis selon une justice
commune. Le Grand midi correspond dans la philosophie nietzschéenne a l’avènement d’une
nouvelle figure du Grand, le « Surhumain » (« C’est depuis qu’il git au sépulcre que vous êtes
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ressuscités. C’est maintenant enfin que va luire le grand Midi, que l’homme supérieur va être –
le maître » p 345).
La création d’une nouvelle cité de Boltanski et Thévenot répond à des critères stricts.
Pour qu’un monde soit acceptable, les axiomes suivants doivent être respectés : « 1- Un axiome
de commune humanité permettant d’identifier l’ensemble des personnes ; 2- Un axiome de
différenciation supposant au moins deux états possibles pour les personnes ; 3- Un axiome de
commune dignité dotant les personnes d’une puissance identique d’accès à tous les états ; 4-
Un ordre sur les états qualifiants les personnes ; 5- Une formule d’économie liant les bienfaits
d’un état supérieur à un coût ou un sacrifice exigés pour y accéder ; 6- un axiome de bien
commun sur le bien-être ou bonheur attaché à un état qui stipule que ce bien-être, croissant avec
la grandeur rejaillit sur les autres. » (Boltanski et Thévenot 1991, p 162).
Suivant les règles posées par Boltanski et Thévenot (1991) pour la création d’une
nouvelle cité, il semble possible de bâtir un système de justification à partir de l’œuvre Ainsi
parlait Zarathoustra : une "monade du Grand midi". Le principe supérieur commun du Grand
midi est l’affirmation de l’individualité par le dépassement de soi, par l’abandon de sa condition
: « Celui qui un jour apprendra aux hommes à voler déplacera toutes les bornes-frontières ; il
fera sauter toutes les bornes frontières, il donnera la terre un nouveau nom, il l’appellera «
Légèreté ». L’épreuve associée au Grand midi est l’affranchissement de l’esprit de Pesanteur,
c’est-à-dire des normes et des valeurs imposées par l’extérieur qui valent pour tous, ce que
Nietzsche appelle « la rédemption » : « c’est presque dès le berceau qu’on nous dote de paroles
pesantes, de valeurs pesantes appelées « bien » et « mal », car tel est le nom de ce patrimoine.
Au prix de ces valeurs-là, on nous pardonne de vivre. » (ibid, p 245) ; « J’ai secoué cette
somnolence, lorsque j’ai enseigné : Nul ne sait encore ce que sont bien et mal, nul, si ce n’est
le créateur » (ibid, p 249). La figure du Grand décrite par Nietzsche, valide implicitement une
commune humanité. Le Surhumain se place au-dessus de la condition humaine non par essence,
mais parce qu’il a fait le sacrifice de l’esprit de Pesanteur, il est alors « l’homme vigoureux,
endurant, pénétré de respect » (ibid, p 246), pétri de « courage » (ibid, p 260), « subtil, rusé »
(ibid, p 264), qui « ne ménage pas son prochain » (ibid, p 251) et fait rejaillir sur lui les bienfaits
de son état sur autrui en le poussant à « se surpasser » (ibid, p 252) : « triomphe de toi-même
jusqu’en la personne de ton prochain ; et n’accepte pas qu’on t’accorde un droit que tu es en
mesure d’enlever de force » (ibid, p 252). Dans le Grand midi, le Petit est un « imbécile » (ibid,
p 254), un « fou » (ibid, p257), un « malade » (ibid, p 260), un « bon » (ibid, p 267). La
déchéance du Grand midi, c’est « la paresse, cette pourriture » ((ibid, p 260), la « fatalité » (ibid,
p 268), la « mollesse » (ibid, p 268). Le mode d’expression du jugement, c’est le rire de dérision
(« Je leur ai prescrit de rire de leurs sages austères et de tous les noirs épouvantails qui sont
jamais venus percher leur menace sur l’arbre de la vie » (ibid, p 249)), l’exaltation du désir («
Ma sagesse embrasée de désir s’exhalait dans ces cris et ces rires, un désir né sur les monts, une
sagesse sauvage en vérité, mon grand désir aux ailes bruissantes » (ibid, p 249)), la « guerre »
(ibid, p 264), la « danse » (ibid, p 264), qui s’opposent à la « loi, la contrainte, la nécessité, et
bien et mal » (ibid, 249).
11
Tableau 4 : correspondance synthétique entre les mots du nuage, l’élément de la cité, et un
passage de « Zharatoustra »
Mot du nuage Correspondance à un
élément des cités de
Boltanski et Thévenot
(1991)
Exemple de passage dans
Zarathoustra
« Réussir » ; « individu » ;
« meilleur » ; « parvenir »
Principe supérieur commun
Se détacher de la masse pour
devenir le « Surhumain ».
« Celui qui un jour apprendra aux
hommes à voler déplacera toutes les
bornes-frontières ; il fera sauter
toutes les bornes frontières, il
donnera la terre un nouveau nom, il
l’appelera « Légerté »(p 243)
« Acharné» Formule d’investissement
Dénoncer toutes les
immobilités, et en particulier
les morales, pour entrer dans
un état de transformation
permanent.
« triomphe de toi-même jusqu’en la
personne de ton prochain ; et
n’accepte pas qu’on t’accorde un
droit que tu es en mesure d’enlever
de force » (p 252)
« Transformer » Formule d’investissement « « Au fond tout est figé » ; mais
c’est là-contre que prêche le vent du
dégel ! Le dégel, taureau qui n’a
rien du bœuf de labour, taureau
furieux et destructeur, qui brise la
glace à coup de cornes. Or la glace,
à son tour, brise les ponts. » (p 254)
« Passion » ; « pied »
(plaisir)
Figure harmonieuse « Ma sagesse embrasée de désir
s’exhalait dans ces cris et ces rires,
un désir né sur les monts, une
sagesse sauvage en vérité, mon
grand désir aux ailes bruissantes »
(p 249)
« Plaisir » Figure harmonieuse « Le plaisir et l’innocence sont tout
ce qu’il y a de pudique au monde, et
il faut se garder de les rechercher.
Il faut les avoir. » (p 252)
« Corps » Figure harmonieuse « Ce que nous avons de meilleur est
jeune encore ; cela excite les palais
des vieillards. Nous avons la chair
tendre, notre pelage est une toison
d’agneau – comment n’exciterions-
nous pas la convoitise des vieux
prêtres d’idoles ? » (p 252)
Lier les « principes du Grand midi » à une cité nouvelle est une entreprise qui doit être
appréhendée avec prudence, tant celle-ci soulève de sérieux problèmes. L’œuvre de Nietzsche
repose sur une démarche négative, soit la destruction des anciennes formes de légitimité. S’ils
sont supplantés par l’affirmation des nouveaux principes, la discussion sur la complétude du
système nietzschéen comme « cité » mène invariablement à une aporie. Depuis les disciplines
sources, les arguments s’opposent en effet sur la possibilité de considérer la négation
nietzschéenne comme un nouveau principe supérieur commun. Si la négation nietzschéenne
semble, suivant l’étude exploratoire proposée ici, une négation suffisamment aboutie tant dans
12
sa cohérence que dans sa diffusion pour faire système et servir de justification à de nouveaux
comportements ou de nouveaux objets de consommations, il est pourtant incontestable que la
philosophie nietzschéenne demeure hors norme parmi les autres œuvres de philosophie morale.
Ainsi, Boltanski et Thévenot (1991) excluent délibérément dans De la justification
l’œuvre de Nietzsche des philosophies morales mobilisables pour la construction d’une cité au
motif qu'une telle cité ne serait « pas achevée ». Ils mettent en avant le relativisme qui dérive
de la destruction d’une morale commune sur laquelle peut se bâtir des justifications : « le thème
du « nihilisme » peut à la fois servir à révéler l’état misérable auquel est réduit un monde privé
de valeurs, ce qui suppose, même implicitement, l’espoir d’une restauration des valeurs »
(Boltanski et Thévenot 1991, p 415). Pour cause, s’il n’existe pas de morale sans règles
communes, il semble impossible de faire émerger de l’œuvre de Nietzsche, fondamentalement
individualiste et critique, la possibilité d’une telle contrainte. La possibilité d’une morale
commune est pourtant indispensable à l’articulation des cités de Boltanski et Thévenot (1991),
pour révéler l'existence des compromis ou des critiques issues d’un « monde » vers un autre.
Ainsi, de manière empirique, lorsque les différentes œuvres issues de la philosophie morale
mobilisées dans le cadre des cités de Boltanski et de Thévenot sont étudiées, celles-ci peuvent
être considérées chacune sous deux aspects, chacun en lien avec les autres mondes. Les cités
sont à la fois le mobile d’une justification face aux autres mondes, et l’objet d’une critique en
provenance des autres systèmes de légitimité. Par contraste, le système nietzschéen est une
critique totale, dans le sens plein du mot, qui bâtit sa grandeur sur une « psychologie des
profondeurs » (Cova et Cova, 2008) et qui relègue, par principe, tout argument qui tente de la
disputer à l’état de symptôme. « D’où parles-tu camarade ?» demande ex-ante Nietzsche à
quiconque souhaiterait s’opposer à son « système », désarmant la possibilité même de la
critique.
Cependant, Boltanski et Thévenot (1991) notent également que « le relativisme peut
aussi s’orienter vers la reconstruction d’une cité par la transformation de la force, comme
équivalent général sous-jacent, comme maître absolu libéré du fardeau de la justification et
purement affirmatif, en une grandeur véritable destinée à faire reconnaître sa vocation
universelle à ordonner les êtres de la façon la plus juste, ce qui restaure l’horizon du bien
commun » (ibid, p 415). L’œuvre de Nietzsche ne conduit pas seulement à un relativisme
critique des valeurs existantes portant au nihilisme, mais porte au contraire l’espérance d’un au-
delà immanent, ordonné et harmonieux. La négation des systèmes de valeurs existants est un
cheminement vers un nouveau cosmos des cimes qui annule et remplace celui des cieux : « le
double jeu de la Volonté de Puissance nous conduisant à la prise de conscience de l’humanité
totale, ensuite à la maîtrise de cette totalité de l’homme et de la nature, et nous conduisant, dans
cette atteinte extérieure, à nous perfectionner intérieurement est tout le schéma politique et
moral qui se maintient encore après la destruction de toute Morale et de toute religion et après
l’abolition des principes et la reconnaissance du défaut même de principes ». (Kremer-Marietti
p 76). Selon Haar (1998, p 1), « la critique de l’ascétisme – toute cette immense part de la
philosophie nietzschéenne tend à faire oublier ou à reléguer à l’arrière-plan l’éthique « positive
», voire la « morale » que Nietzche défend et qu’il oppose à cette morale délétère, obscurément
et inconsciemment nocive, négative, débilitante, réactive ». Les guillemets sont importants.
Cette « morale » est par essence circonscrite à l’état fragmentaire dans l’œuvre de Nietzsche
dont le système repose paradoxalement sur le refus absolu de tout système.
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In fine, si la pensée de Nietzsche est trop imparfaite par trop suffisante pour se fondre
dans l’herméneutique de Boltanski et Thévenot, cela ne signifie pas pour autant que la
philosophie nietzschéenne ne puisse fournir de justifications aux consommations
contemporaines. Dès lors, faut-il la situer par rapport aux systèmes de justification existants.
Cela, tant pour nourrir la réflexion sur la situation de la philosophie de Nietzsche dans l’univers
contemporain des idées, que pour affiner les recommandations pratiques qui peuvent découler
de l’invention de cette pensée comme système de justification. Les "principes du Grand midi"
identifiés dans le cadre de cette recherche sont-ils indépendants des principes supérieurs
communs existants, et dans ce cas doit-on concevoir que la pensée nietzschéenne par ses
caractéristiques puisse correspondre à un système dont les modalités d’influence sont
radicalement différentes des principes supérieurs communs de Boltanski et Thévenot, ou bien
se trouve-t-elle à cheval sur des principes supérieur communs identifiés par Boltanski et
Thévenot (1991) ? De fait, l’étude de la littérature des épigones de Nietzsche laisserait penser
que la philosophie de Nietzsche puise les traits de la cité idéale « de l’individu solitaire, mais
non isolé » (Haar 1998, p 253) dans une réinterprétation des figures de l’accord de la cité
inspirée. Les écrits politiques de Nietzsche qui portent sur les caractéristiques d’une cité
« bonne » sont disséminés dans son œuvre et réduits à l’état fragmentaire. Cependant, les
exégètes de Nietzsche s’accordent sur plusieurs caractéristiques de cette cité. Pour Nietzsche,
la raison d’être de l’Etat, garant de l’ordre social, réside dans un « écrit secret » : toute la société
doit tendre à favoriser le « génie artistique », dont la personnalisation, le philosophe-artiste est
portée au pinacle, alors même que personne n’en n’a conscience (Haar, 1998). L’état est né de
la Volonté de puissance, dont l’essence est « artistique quel que soit son domaine d’application
» (Haar 1998, p 243). De même, selon Kremer-Marietti (1957, p 68) « il est possible, en ce qui
concerne une délimitation de sa propre notion de l’Etat, de discerner dans son œuvre la morale
conçue par lui et en particulier son application politique, qui constitue la moralité politique elle-
même ». Et d’ajouter « l’Etat de Nietzsche semble donc avant tout être l’Etat de la culture,
c’est-à-dire un Etat aristocratique et artistique » (ibid, p 74).
Ainsi, le système issu de la philosophie nietzschéenne, par sa structure, ne peut être
considéré comme une cité complémentaire de l’herméneutique proposée par Boltanski et
Thévenot. Suffisant, il est par essence hermétique à toute critique qui pourrait lui être opposée.
Cependant, s’il diffère des systèmes philosophiques existants qui servent de support aux
principes supérieurs communs des différentes cités, il n’est pour autant pas fondamentalement
étranger à la logique à l’œuvre dans les cités existantes. Ainsi, l’étude de la littérature sur la
philosophie nietzschéenne permet de considérer à minima, de manière suffisamment certaine,
que le système nietzschéen puise l'encre de la cité idéale dans le lavis de la cité inspirée. De
cette double considération découlent des conséquences théoriques et managériales. Sur le plan
théorique, il peut être pertinent de réétudier les manifestations supposées de la cité inspirée dans
l’univers contemporain. Si, tel qu’il est défendu dans cette communication, une logique
nietzschéenne convoque la logique de la cité inspirée pour soutenir « ses justifications », dès
lors certains objets, ou certains individus, qui portent, a priori, la marque de l’influence de la
cité inspirée devraient être « déconstruits » comme des objets ou personnes relevant de la
logique nietzschéenne. Cette proposition est d'ailleurs loin d’être révolutionnaire. Dans la
description de la « critique artiste » du capitalisme contemporain, particulièrement agissante au
cours des années 1960, Boltanski et Chiapello (1999) saisissent l’influence nietzschéenne à
l’œuvre dans ce mouvement, tout en considérant que celle-ci ne fait que renouveler les
caractéristiques déjà existante de la cité inspirée : « ces thèmes, qui renouvellent la vieille
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critique artiste en la traduisant dans un langage inspiré de Marx, de Freud, de Nietzsche ainsi
que du surréalisme, ont été développés dans les petites avant-gardes politiques et artistiques dès
les années 50 (…) avant d’exploser au grand jour dans la révolte étudiante de Mai 68 (…) »
(Boltanski et Thévenot 1999, p 264). Cependant, les conclusions des deux sociologues
pourraient être discutées. Aussi, est-il possible de poser comme hypothèse, sur la base des
résultats exploratoires obtenus dans cette communication, que la critique artiste qui s’exprime
depuis les années 1960 n’est pas un « renouvellement » d'un principe de justification ancien,
revigoré par la pensée nietzschéenne, comme Boltanski et Chiapello le suggèrent, mais au
contraire une mobilisation inédite du vocabulaire des principes de la cité inspirée par la pensée
nietzschéenne érigée en système de justification. Corolaire de ce constat, il convient de
considérer qu’une philosophie morale négative, totale, mais « pas achevée » (en apparence ?)
puisse être suffisamment convaincante pour servir de support à un système de justification
supplétif des cités identifiées par Boltanski et Thévenot et être à l’œuvre dans l’élaboration des
objets et des sujets de la société contemporaine, dans ou hors les marchés de consommation.
En cela, notre questionnement des cités de Boltanski et Thévenot rejoint et complète celui de
Juhem (1994, p 96). Si la monade nietzschéenne n’est « pas achevée », celle-ci peut toutefois
perdurer comme mode de justification « illégitime » - si toutefois une pensée peut être
ontologiquement « légitime » - sur une longue période. Sur le plan managérial, il peut être
intéressant de mobiliser les principes de cette « monade du Grand Midi » dans des objets de
consommation qui engagent tant le dépassement de soi (1) qu’une dimension artistique (2). La
salle de sport qui modèle le corps, les vidéos de looping en BMX qui pullulent sur Youtube
engagent des principes nietzschéens. Chaque marketeur peut dans son domaine construire en
connaissance de cause une offre se référant à cette monade.
Cette étude exploratoire est perfectible. Elle n’intègre pas la cible féminine des salles de
sport par manque de magazines de référence disponibles. Intégrer un corpus se référant à ce
segment de marché important pourrait pourtant enrichir les conclusions de cette étude. Enfin,
des recherches ultérieures pourraient conforter ou infirmer les résultats de cette recherche en
étudiant l’existence ou le fonctionnement de cette « monade du Grand midi » en relation avec
les principes supérieurs communs mis à jour par Boltanski et Thévenot (1991) sur d’autres
offres de consommation.
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