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1 © Jean Dellemotte © Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit Karl Marx et la critique de l’économie politique Mots-clés matérialisme historique, mode de production, marchandise, valeur, travail abstrait / concret, circulation, production, force de travail, plus- value, exploitation, capital, baisse tendancielle du taux de profit 1. Introduction 1.1. Marx et son temps Karl Marx est né le 5 mai 1818 à Trèves, alors sous l’administration du régime absolutiste prussien. Son père, Heinrich, avocat issu d’une famille ashkénaze, du se convertir au protestantisme afin d’exercer sa profession. Le jeune Karl étudie d’abord le droit à l’université de Bonn, puis la philosophie à Berlin, où il soutient une thèse en 1841 consacrée aux différences entres les philosophies naturelles de Démocrite et Epicure. Comme beaucoup d’étudiants de sa génération, il est influencé par Hegel, et fréquente les « hégéliens de gauche » également appelés « jeunes hégéliens ». Son désir de faire carrière à l’université se soldant par un échec, il se tourne vers le journalisme dès 1842, et collabore à, puis finit par diriger, La Gazette rhénane (Rheinische Zeitung), et s’y distingue par de vives attaques envers le gouvernement prussien. Tant et si bien que la revue finit par être interdite en 1843. Marx décide cependant de poursuivre son combat politique, se sépare des « jeunes hégéliens » et s’établit en octobre à Paris, avec sa compagne Jenny von Westphalen, avec laquelle il vient de se marier. Le couple aura sept enfants, dont seules trois filles atteindront l’âge adulte.

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Karl Marx et la critique de

l’économie politique

Mots-clés

matérialisme historique, mode de production, marchandise, valeur, travail abstrait / concret, circulation, production, force de travail, plus-value, exploitation, capital, baisse tendancielle du taux de profit

1. Introduction

1.1. Marx et son temps

Karl Marx est né le 5 mai 1818 à Trèves, alors sous l’administration du régime absolutiste prussien. Son père, Heinrich, avocat issu d’une famille ashkénaze, du se convertir au protestantisme afin d’exercer sa profession. Le jeune Karl étudie d’abord le droit à l’université de Bonn, puis la philosophie à Berlin, où il soutient une thèse en 1841 consacrée aux différences entres les philosophies naturelles de Démocrite et Epicure. Comme beaucoup d’étudiants de sa génération, il est influencé par Hegel, et fréquente les « hégéliens de gauche » également appelés « jeunes hégéliens ».

Son désir de faire carrière à l’université se soldant par un échec, il se tourne vers le journalisme dès 1842, et collabore à, puis finit par diriger, La Gazette rhénane (Rheinische Zeitung), et s’y distingue par de vives attaques envers le gouvernement prussien. Tant et si bien que la revue finit par être interdite en 1843. Marx décide cependant de poursuivre son combat politique, se sépare des « jeunes hégéliens » et s’établit en octobre à Paris, avec sa compagne Jenny von Westphalen, avec laquelle il vient de se marier. Le couple aura sept enfants, dont seules trois filles atteindront l’âge adulte.

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A Paris, Marx fréquente les socialistes français (Paul Lafargue et Charles Longuet deviendront plus tard ses gendres), et participe à une nouvelle revue, les Annales franco-allemandes, dont un seul numéro paraît en 1844. La même année, il se lie d’amitié avec Friedrich Engels (1820-1895), fils d’un industriel allemand converti au communisme. En 1845, son activisme vaut à Marx d’être expulsé de Paris. Il se réfugie alors à Bruxelles. Il entreprend avec Engels la rédaction de L’idéologie allemande, qui ne trouvera pas d’éditeur et ne sera publiée qu’à titre posthume. Ouvrage cependant important, car les deux auteurs y posent les bases du matérialisme historique (voir plus bas). Fin 1847, ils rédigent le Manifeste du parti communiste (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »), publié à Londres en début de l’année suivante.

1848 est également l’année où éclate à Paris, après celles de 1789 et 1830, une troisième révolution qui débouche sur la proclamation de la deuxième République, le 24 février. Marx est expulsé de Bruxelles et se rend à Paris, puis en Allemagne (Cologne notamment) afin d’aider à propager les idées de la révolution. Le « Printemps des peuples » se solde cependant, un peu partout en Europe, par un échec. De retour à Paris, Marx est à nouveau expulsé en août 1849 et s’établit à Londres avec femme et enfants. Il y restera jusqu’à sa mort, et y mènera une existence plus ou moins précaire, alimentée par le soutien financier d’Engels qui abandonne ses propres recherches et reprend un emploi dans l’usine de textile familiale, située à Manchester. En 1864, se tient à Londres la Première Internationale des travailleurs, dont Marx rédige l’adresse inaugurale. Lors de ses années londoniennes, il collabore à plusieurs journaux, en particulier le New York Tribune dont il est le correspondant. Il publie plusieurs ouvrages importants, dont la Contribution à la critique de l’économie politique (1859) et, bien sûr, le premier livre du Capital, critique de l’économie politique (1867).

Marx meurt à Londres le 14 mars 1883, un peu plus d’an après son épouse Jenny, emportée en décembre 1881 par un cancer du foie. Le fidèle Engels réunit ses brouillons et publie les deuxième et troisième livres du Capital en 1885 et 1894. Un quatrième livre, intitulé Théories sur la plus-value sera publié de 1905 à 1910 par Karl Kautsky, ancien secrétaire d’Engels.

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1.2. Matérialisme historique et lutte des

classes

On reconnait généralement trois influences à Marx : la philosophie allemande (Hegel, Feuerbach), le socialisme français (Proudhon, Leroux, Fourrier…), et enfin l’économie politique britannique (Smith, Ricardo principalement). A travers son œuvre, Marx va à la fois s’inspirer de et critiquer ces trois courants de pensée.

Aux socialistes français, Marx et Engels reprochent un excès d’idéalisme, et de ne pas avoir saisi la véritable nature de la société capitaliste, en particulier l’importance la lutte des classes. Le socialisme de Marx et Engels se veut « scientifique », a contrario de celui, « utopique », de leurs prédécesseurs.

La critique formulée par Marx & Engels envers la philosophie Allemande, celle d’Hegel en particulier, est souvent résumée par l’opposition entre matérialisme et idéalisme. La philosophie de l’histoire en constitue l’épicentre (« nous ne connaissons qu'une seule science, celle de l'histoire » affirment les deux auteurs dans L’idéologie Allemande). La conception matérialiste de l’histoire n’est cependant pas une invention de Marx et Engels. On la trouve déjà à l’œuvre, sous une forme certes différente, à travers les essais d’ « histoire raisonnée » menés au XVIIIe siècle par des auteurs tels que Turgot ou Adam Smith. Ces derniers présentaient l’histoire de l’humanité comme la résultante de causes physiques ou matérielles, en découpant celle-ci en quatre stades successifs, correspondant aux différents modes par lesquels les sociétés humaines produisent leurs moyens de subsistance : chasse et pêche, élevage, agriculture et, enfin, commerce. La particularité de l’analyse de Marx et Engels est, quelque part, d’associer à cette grille de lecture l’apport de la dialectique hégélienne. C’est pourquoi on la présente souvent comme une relecture, en termes matérialistes, de la philosophie hégélienne de l’histoire.

Sans entrer dans les détails de celle-ci, l’essentiel ici est de souligner trois points :

► Hors le « communisme primitif » caractéristique des premières sociétés

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humaines, dans chacun des principaux modes de production qui se sont succédés en Europe deux classes se sont trouvées en opposition radicale : la classe exploitante, qui détient les moyens de production, et la classe exploitée, qui en est dépourvue. Dans le mode de production antique, les maîtres citoyens exploitaient les esclaves ; dans le mode de production féodal, les seigneurs exploitaient les serfs ; dans le mode de production capitaliste enfin, les capitalistes – ou bourgeois – exploitent les travailleurs – ou prolétaires.

► l’exploitation n’est donc pas propre au mode de production capitaliste, puisqu’elle existait déjà dans les modes de production antique et féodal, mais sous une autre forme (l’esclavage puis le servage) ;

► le capitalisme n’est qu’un stade de l’histoire, voué comme ses prédécesseurs à être dépassé, et n’est ni la forme naturelle ni la forme définitive d’organisation des sociétés humaines.

1.3. La critique de l’économie politique

Marx distingue d’abord deux types d’économie politique :

• l’économie vulgaire, qui s’en tient à un discours portant sur les apparences et fait l’apologie du capitalisme en passant sous silence ses contradictions. Ses représentants, à l’instar d’un Jean-Baptiste Say, rejettent généralement l’explication de la valeur par le travail.

• L’économie politique classique, qui « cherche à pénétrer l’ensemble réel et intime des rapports de production dans la société bourgeoise » et dont la démarche peut à proprement parler être qualifiée de scientifique. Ricardo en est le représentant emblématique.

C’est naturellement ce second groupe d’auteurs que Marx critique. Cependant, quelque scientifique qu’elle soit, leur démarche et leur discours participe d’une représentation de la réalité consolidant la place de la bourgeoisie. Partie prenante de la superstructure idéologique, les économistes classiques sont les porte-paroles (conscients ou non) scientifiques de la classe dominante. Leur discours est donc avant tout un discours de légitimation. D’où un certain nombre de déformations.

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Marx remet par exemple en cause la conception individualiste de la société qui sous-tend d’après lui l’ensemble de l’idéologie bourgeoise. Chasseurs et pécheurs isolés échangeant castor contre daim, état de nature, contrat social lockéen, etc. ne sont d’après lui que des fictions (des « robinsonnades ») dont le but principal est de justifier la forme de propriété qui est à la base du capitalisme : la propriété privée qui se traduit avant tout dans la pratique par celle des moyens de production et leur concentration au profit d’une minorité. La déclaration des droits de l’homme de 1789 participe de cette entreprise de légitimation : prenant l’individu bourgeois pour modèle de l’homme en général, elle contribue à sceller la suprématie des valeurs individuelles (liberté, propriété) sur les valeurs collectives.

Un autre aspect de la critique de Marx consiste à dénoncer le « naturalisme » de la vision classique. Pour Ricardo notamment, les règles de l’échange et de l’accumulation capitaliste semblent relever d’un ordre naturel. Une telle approche, aveugle à l’histoire, interdit de saisir la véritable signification des catégories économiques aussi bien que le caractère historique du capitalisme. En particulier, marchandise, capital, salariat, échange marchand doivent être considérés comme des catégories historiques et transitoires et non comme naturelles et définitives. Si la démarche des économistes classiques est véritablement scientifique, Marx leur reproche de ne jamais expliquer ces concepts, qu’ils prennent comme donnés et qui constituent la base de leurs analyses. Mener à bien l’anatomie du mode de production capitaliste, c’est au contraire en faire la généalogie.

Le capitalisme s’appuie en particulier sur la généralisation de l’échange marchand, sa caractéristique principale, dont l’une des conséquences les plus remarquables est le salariat. Le rapport salarial suppose en effet que la capacité de travail de l’ouvrier (sa « force de travail ») devienne elle-même l’objet d’un rapport marchand. Or ce rapport contribue à masquer l’exploitation capitaliste : le fait qu’elle prenne racine dans un échange, impliquant l’égalité juridique et la liberté formelle des contractants, tend en effet à la rendre invisible auprès des acteurs économiques.

Cette généralisation de l’échange marchand implique la marchandise, concept central du capitalisme. La critique menée par Marx commence donc logiquement par son analyse.

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2. Marchandise et valeur

2.1. Double définition de la marchandise

La marchandise se présente sous un double aspect, selon qu’on la considère sous l’angle de la qualité ou sous celui de la quantité.

Elle peut d’abord être considérée comme « un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n'importe quelle espèce ». Cette première définition renvoie à un premier rapport, qualitatif , sous lequel la marchandise peut être envisagée : en tant que valeur d’usage, c’est-à-dire aptitude à satisfaire un besoin spécifique qui se réalise dans la consommation ou dans la production (puisque les moyens de production sont aussi des marchandises). Cependant les besoins tout comme les valeurs d’usages qui les satisfont sont incommensurables, et par conséquent incomparables. Ni les uns ni les autres ne peuvent par conséquent constituer la base de l’échange marchand.

La marchandise peut ensuite être définie comme un bien produit en vue d’être échangé. Sous un second rapport, quantitatif , elle est donc valeur d’échange, ou « proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèce différente s'échangent l'une contre l’autre ». Tandis que la reproductibilité des marchandises avait déjà été mis en avant par Ricardo, Marx en souligne une seconde caractéristique. Si le seul critère de la production était en effet suffisant pour définir ce qu’une marchandise est, alors tout produit serait marchandise. Ce qui n’est évidemment pas le cas. En effet :

« Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins ne crée qu'une valeur d'usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'usage pour d'autres, des valeurs d'usage sociales » (Capital, livre I, 1.i)

La marchandise, valeur d’usage sociale

Pour expliquer ce concept, prenons un contre-exemple trivial. Supposons qu’un individu prépare pour sa famille des pizzas à dîner, une par personne.

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Ses pizzas vont alors satisfaire un besoin privé et demeureront des valeurs d’usage privées sans jamais devenir valeurs d’échange, car elle seront consommées juste après avoir été produites. Or une marchandise, a contrario, doit passer par le circuit de l’échange avant d’échouer dans la sphère de la consommation privée.

Autrement dit, produire une marchandise c’est produire une valeur d’usage certes, car le bien doit être utile en lui-même sinon il ne saurait s’échanger, mais pour d’autres personnes que celui qui produit. Pour son producteur, la marchandise est par définition dépourvue d’utilité (sinon, il la consommerait lui-même), elle est essentiellement valeur d’échange. Mais elle n’est en retour valeur d’échange qu’à condition qu’elle soit valeur d’usage pour autrui, une valeur d’usage sociale.

Reprenons l’exemple précédent, et supposons que notre individu se mette à produire une centaine de pizzas par jour. A supposer qu’une dizaine d’entre elles satisfassent les besoins de sa famille, le surplus sur sa consommation privée, soit 90 pizzas, est évidemment dépourvu d’utilité pour le producteur et son entourage. C’est donc essentiellement en vue de leur valeur d’échange qu’il les produit. Le voici alors devenu producteur de marchandises, plus précisément restaurateur. Mais une telle opération n’est possible qu’à condition que l’usage de sa production soit validé socialement, c’est-à-dire qu’elle rencontre des besoins autres que les siens. En d’autres termes, qu’il existe d’autres amateurs de pizzas.

La marchandise est non seulement valeur d’usage, mais valeur d’usage sociale, condition nécessaire pour qu’elle soit valeur d’échange. Précision essentielle pour saisir la nature du mode de production capitaliste, et de sa catégorie centrale. La vocation première des marchandises, à la différence des simples produits, est d’être échangées avant d’être consommées. Et la généralisation de l’échange marchand suppose donc celle d’une production destinée prioritairement à la vente, et non à l’usage immédiat.

2.2. Le travail, substance de la valeur

L’expression du rapport quantitatif en lequel consiste la valeur d’échange

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pose d’emblée un premier problème : celui de la « substance de la valeur », c’est à dire du dénominateur commun qui serve de critère pour l’échange. Supposons, comme Marx, qu’une valeur d’usage s’échange contre une quantité d’une autre valeur d’usage, du froment contre du fer. On aura par exemple :

1 quarteron de froment = a kg de fer

Le simple fait de poser cette équivalence implique qu’il existe, entre le fer et le froment, quelque chose de commun qui permette qu’on les compare. Or la richesse des sociétés capitalistes consiste, rappelle Marx dès les premières lignes du Capital, en « une immense accumulation de marchandises », c’est-à-dire un nombre indéfini de produits aux propriétés différentes. Quoi de commun, dès lors, entre le fer, le froment, une paire de chaussures ou une pièce de tissu ? A bien y regarder, les marchandises n’ont que deux points communs : elles sont utiles (sinon elles ne s’échangeraient pas), et produites par du travail. Mais nous avons vu que l’utilité, en tant qu’elle exprime un rapport qualitatif non quantifiable, ne peut servir de base à la comparaison, ce d’autant plus que l’échange n’a de sens qu’à condition de permuter des marchandises aux valeurs d’usage différentes (« L'habit ne s'échange pas contre l'habit, une valeur d'usage contre la même valeur d'usage »).

« Leurs qualités naturelles n'entrent en considération qu'autant qu'elles leur donnent une utilité qui en fait des valeurs d'usage. Mais, d'un autre côté, il est évident que l'on fait abstraction de la valeur d'usage des marchandises quand on les échange et que tout rapport d'échange est même caractérisé par cette abstraction. (…) Comme valeurs d'usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d'échange, elles ne peuvent être que de différente quantité. » (ibid.)

Si l’on fait donc abstraction de l’utilité des marchandises lorsqu’on les échange, il ne leur reste qu’une propriété commune, celle d’être les produits d’un travail . Le travail est donc, contrairement à ce qu’ont pu penser certains « économistes vulgaires » (à commencer par Say), nécessairement la « substance » de la valeur, car lui seul permet aux produits privés de devenir des marchandises, des biens qui puissent être comparés sous un critère objectif (les rapports d’échange doivent être les mêmes pour tous) et donc échangés.

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2.3. Travail concret vs. travail abstrait

Le travail est donc la substance de la valeur. Mais, pour exprimer celle-ci, il faut raisonner en termes de « travail abstrait », par opposition au « travail concret ». Par ce distinguo, Marx vise la théorie ricardienne de la valeur, qui peut être résumée par l’équation simple suivante :

�� M

�� M′=

�� M

�� M′

En d’autres termes, et en paraphrasant Marx, la valeur d'une marchandise (VE M) est à la valeur de toute autre marchandise (VE M’), dans le même rapport que le temps de travail nécessaire à la production de l'une (Ql M) est au temps de travail nécessaire à la production de l'autre (Ql M’). Or l’écriture de Ql M et Ql M’ dans un même ratio suppose que le travail est quelque chose d’homogène. Mais les travaux concrètement dépensés dans la production de M et M’, par exemple le fer et le froment, sont justement de natures différentes puisqu’ils ne mobilisent pas les mêmes savoir-faire. Quoique Ricardo n’ai pas manqué de signaler le problème posé par l’ hétérogénéité des travaux, Marx lui reproche implicitement d’en avoir minimisé l’importance. Ql M et Ql M’ ne peuvent en réalité être immédiatement comparés, car ils sont qualitativement différents. On retrouve ainsi, au niveau du travail, le problème posé par le caractère incommensurable des valeurs d’usage et des besoins au niveau de la marchandise. En rester à la surface des travaux concrets, c’est s’interdire d’établir des ratios de valeur. Le travail concrètement dépensé à la production des marchandises renvoie en effet aux valeurs d’usage, à l’aspect qualitatif de l’échange, tandis que la substance de la valeur d’échange est un travail homogène et abstrait « cristallisé » ou « coagulé » dans la marchandise. Le travail, comme la marchandise, peut donc être envisagé sous deux rapports :

► en tant que travail utile , il se présente sous la forme, plurielle, de travaux concrets hétérogènes, particuliers et incomparables les uns par rapport aux autres, qui débouchent sur la production de valeurs d’usages elles même incommensurables et incomparables.

► en tant que travail en général, il apparaît comme travail abstrait

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homogène, impersonnel et mesurable. Et c’est ce travail au sens général et abstrait qui constitue la substance de la valeur d’échange.

Les travaux concrets sont le reflet d’activités individuelles hétérogènes, donnant aux marchandises leur dimension qualitative, leur utilité. Donc non comparables entre elles. Mesurer les valeurs d’échange suppose leur réduction à un travail homogène et indifférencié, le travail abstrait. Cette réduction a un caractère social (elle n’est pas inscrite dans la nature des choses) et la valeur d’échange elle-même est une représentation sociale car elle est l’expression d’un point de vue commun des hommes sur les choses. Et lorsqu’on considère les marchandises à travers cette représentation, sous le rapport de leur valeur, on fait abstraction des travaux concrets, de l’individualité du travailleur, de la particularité de son activité. L’expression de la valeur d’une marchandise, par exemple « un euro le croissant », ne dit rien du savoir-faire du boulanger, de l’intensité de son travail, ni de cette part de lui-même qu’il transfère à son produit, et qui fait que son croissant à un euro n’a pas forcément le même goût qu’un autre croissant à un euro. Cette expression n’indique pas plus le type de besoin que satisfait le croissant, son utilité, puisqu’on peut supposer qu’une canette de soda, un briquet, un quotidien, valent également un euro, alors qu’ils ne satisfont pas les mêmes besoins, et n’ont pas été produits avec le même travail utile. Mais en tant qu’elles valent toutes un euro, ces marchandises expriment la même quantité de valeur, de travail en général, indépendamment des formes particulières de mise en œuvre de celui-ci.

L’échange marchand, et le concept de marchandise même, supposent donc une double abstraction : abstraction des travaux concrets, abstraction des valeurs d’usage auxquelles ceux-ci donnent lieu. Abstraction donc, de tout ce qui est d’ordre qualitatif. On ne retient qu’un travail « en général », une dépense indifférenciée d’activité humaine, physique et intellectuelle. Remarquons enfin que les notions de valeurs d’usage et d’échange, de travail concret et abstrait, renvoient à des sphères différentes. Le travail concret renvoie à celle de la production privée, la valeur d’usage à celle de la consommation, également privée, tandis que valeur d’échange et travail abstrait renvoient à la sphère publique de l’échange. Ainsi le travail abstrait apparait comme le produit de la socialisation des travaux concrets.

2.4. Le travail socialement nécessaire

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Sur la base de cette distinction entre travail concret et abstrait, il est possible, selon Marx, de mesurer les valeurs. Il existerait en effet une unité de mesure, le « travail simple » (LS), que Marx définit comme « une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l'organisme de son corps ». Celui-ci peut certes changer de caractère selon les lieux et les époques, mais « est toujours déterminé dans une société donnée ». Et le travail « complexe » (LC), c’est-à-dire qualifié, n’est jamais qu’une puissance de travail simple, ou du travail simple multiplié par un coefficient, de sorte qu’il serait toujours possible de ramener n’importe quel travail complexe à une quantité de travail simple (en posant LC = λ (LS)α, avec λ et α supérieurs à l’unité) et d’exprimer la valeur de n’importe quelle marchandise dans les mêmes termes.

La valeur d’échange des marchandises reflète elle-même cette conversion : si une unité d’une marchandise s’échange contre deux unités d’une autre, c’est qu’elle est supposée « cristalliser » deux fois plus de travail simple. Malheureusement, Marx n’explique pas plus que Ricardo comment s’opère précisément une telle conversion du travail complexe en travail simple, et ne s’étend guère sur le sujet, évacué en un paragraphe.

Si l’on peut identifier ici l’une des principales difficultés posées par la théorie de la valeur travail – qui demeure cependant une grille de lecture fondamentale de la vie économique - il faut reconnaitre à Marx qu’il existe bien un phénomène qui fait du travail simple une réalité « concrète » dans le mode de production capitaliste. La division technique du travail dans la manufacture, en parcellisant le processus de production et en faisant du travail de l’ouvrier la répétition d’opérations élémentaires, réduit dans la pratique celui-ci à une dépense d’énergie brute et rend les ouvriers interchangeables, voire remplaçables par des machines.

Au final, la plus ou moins grande valeur d’une marchandise dépend selon Marx du « temps de travail socialement nécessaire » pour la produire dans des circonstances sociales données. En effet, le fait que plusieurs entreprises produisent des marchandises similaires n’implique pas que celles-ci soient produites dans les même conditions. Techniques de productions utilisées, formes prises par la division du travail, cadences ou intensités du travail varient généralement selon les unités de production. Quel unité prendre alors pour référence pour déterminer la valeur d’un produit déterminé ?

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Marx propose de n’en choisir aucune et de raisonner par la moyenne :

« Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu'exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d'habileté et d'intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. Après l'introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il fallut peut-être moitié moins de travail qu'auparavant pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la moitié d'une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la valeur première. » (Capital, livre I, 1.i)

Ceci explique pourquoi des techniques de production tendant à être obsolètes, et n’étant tout simplement plus rentables, finissent par disparaître et être remplacées au fur et à mesure que les techniques les plus modernes tendent à se généraliser. Elle explique également la mesure dans laquelle les entreprises utilisant des techniques de pointe, permettant de produire à moindre coût, tendent à dégager provisoirement des profits exceptionnels - que Marx appelle « plus-value extra » - sur lesquels nous reviendrons :

« Les marchandises dont la valeur individuelle est au-dessous de leur valeur de marché réalisent une plus-value extra ou surprofit, tandis que celles dont la valeur individuelle est au-dessus de la valeur de marché ne parviennent pas à réaliser toute la plus-value qu’elles contiennent » (Capital, livre III).

3. Plus-value et exploitation

Nous avons vu qu’un produit n’était marchandise qu’à condition d’être destiné à l’échange. Ceci nous renvoie à la question de l’échange, insuffisamment explicitée par les classiques selon Marx. L’enjeu d’une telle analyse est essentiel à double titre : d’abord, nous l’avons déjà souligné, parce que le mode de production capitaliste se caractérise par la généralisation de l’échange marchand ; ensuite, parce que la sphère de l’échange constitue le soubassement du rapport d’exploitation capitaliste, ce qui contribue à son opacité.

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Marx amorce donc logiquement son analyse de la répartition, c’est-à-dire de l’exploitation, par celle de l’échange, qu’il appelle également « circulation ». Dans la sphère de la circulation des marchandises et de l’argent, on observe deux types de mouvements distincts, la circulation « de l’argent en tant que monnaie » et la circulation « de l’argent en tant que capital » - ou « formule générale du capital » -, que pratiquement tout oppose, excepté le fait que la loi de l’équivalence des valeurs échangées est dans les deux cas respectée (3.1). Mais le respect de cette loi dans le cadre de la « formule générale du capital » pose un problème logique : comment une plus-value peut-elle naître de la circulation seule, si les marchandises sont vendues et achetées précisément ce qu’elles valent (3.2) ? C’est afin de résoudre cette apparente contradiction que Marx introduit le concept de force de travail, seule marchandise susceptible de créer de la valeur lorsqu’on l’utilise (3.3). Cette marchandise particulière est achetée par « l’homme aux écus » (le capitaliste potentiel) dans la circulation, mais c’est son détour et sa consommation dans la sphère de la production qui crée la plus-value. Cette dernière est ensuite réalisée dans la circulation, au moment de la vente des marchandises produites par le travailleur. L’introduction du concept de force de travail permet ainsi de dévoiler la forme capitaliste de l’exploitation, masquée par le rapport salarial, c’est-à-dire l’illusion selon laquelle le salaire serait le prix du travail effectif fourni par l’ouvrier (3.4).

3.1. Circulation de l’argent en tant que

monnaie et en tant que capital

Le premier type de circulation, la circulation de l’argent en tant que monnaie, se présente de prime abord sous la forme M-A-M (M pour marchandise et A pour argent). Il s’agit de « vendre pour acheter ». Un individu, possesseur de marchandise, vend dans un premier temps celle-ci contre de l’argent, et avec l’argent de cette vente achète dans un second temps une marchandise. M, la marchandise, se trouve ainsi au point de départ et au point d’arrivée du cycle, tandis que A, l’argent, sert d’intermédiaire. L’argent est ici dépensé : une fois le cycle accompli, il est définitivement converti en marchandise qui va servir de valeur d’usage, c’est-à-dire sortir de la circulation et être consommée par son possesseur. L’objectif de cette circulation est évidemment qualitatif : il s’agit de

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satisfaire un besoin dans la consommation. Sa véritable formule doit donc s’écrire M-A-M’ , qui signifie qu’on s’est défait d’une valeur d’usage d’une certaine qualité pour en obtenir une autre, par exemple, du froment contre un habit. Cette circulation est limitée par la satisfaction des besoins, et l’argent n’y sert que d’intermédiaire. L’argent est ici monnaie, c’est-à-dire qu’il en accomplit les trois fonctions classiques : numéraire, intermédiaire des échange, et bien entendu réserve de valeur, sans quoi notre possesseur de marchandises ne pourrait boucler le cycle en réalisant l’achat A-M’. Enfin, tous les échanges réalisés respectent la loi de l’équivalence des valeurs échangées : M à la même valeur que la somme d’argent A obtenue lors de la phase de vente, et A la même valeur que la marchandise M’ obtenue lors de la phase d’achat, de sorte que, par transitivité, M à la même valeur que M’ : les marchandises au début et en fin de mouvement sont de qualités différentes, mais cristallisent la même quantité de valeur.

Le second type de circulation, circulation de l’argent en tant que capital ou « formule générale du capital », se présente a priori sous la forme A-M-A . Il s’agit désormais d’« acheter pour vendre » : un possesseur d’argent, que Marx appelle « l’homme aux écus », achète une marchandise avec une somme d’argent, puis vend dans un second temps cette marchandise contre une autre somme d’argent. Les phases de vente et d’achat, première différence par rapport au premier type de circulation, sont donc inversées. Désormais A, l’argent, est en début et en fin de cycle tandis que M, la marchandise, sert d’intermédiaire entre deux quantités d’argent. Ici l’argent n’est pas simplement dépensé, mais avancé : il reflue en fin de mouvement vers son premier possesseur, qui l’a injecté dans la circulation « avec l’arrière-pensée perfide de le rattraper ». Le but de cette seconde circulation ne peut-être qualitatif, étant donné que l’argent n’a pas de valeur d’usage en soi, ou plutôt est « l’aspect transformé des marchandises dans lequel leurs valeurs d’usage particulières sont éteintes ». Il ne peut donc être que quantitatif, et viser à obtenir plus de valeur. Sa formule s’écrit donc en réalité, non pas A-M-A qui paraîtrait a priori « vide de sens » (pourquoi risquer 100 euros dans la circulation pour récupérer la même somme, alors que le même résultat s’obtient en thésaurisant ?), mais A-M-A’ , avec A’-A = ΔA. Et l’excèdent de valeur ΔA sur la somme A primitivement avancée est appelé par Marx « plus-value ». Désormais l’argent est toujours monnaie, mais assure en outre un second rôle, celui de capital : « argent qui

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pond de l’argent, monnaie qui fait des petits ». Au contraire du premier, ce second type de circulation est illimité , car il n’existe aucune limite à l’obtention d’une plus-value. Une fois un premier cycle A-M-A’ achevé, rien n’empêche l’homme aux écus d’en enclencher un deuxième, A’-M-A’’, avec A’’- A’ = ΔA, puis un troisième, et ainsi de suite : c’est « par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n’a donc pas de limite ». Enfin, et c’est pratiquement le seul point commun entre les deux types de circulation, tous les échanges sont toujours des échanges d’équivalents : A à la même valeur que la marchandise M obtenue lors de la phase de vente, et M a en retour la même valeur que somme d’argent A’ réalisée lors de la phase d’achat.

Le tableau synthétique suivant rappelle les principales caractéristiques de ces deux types de circulation :

Circulation de l’argent en tant que

monnaie

Circulation de l’argent en tant que capital

ou

« formule générale du capital »

M – A – M’ A – M – A’

vendre pour acheter acheter pour vendre

M est en début et fin de cycle

A est l’intermédiaire

A est en début et fin de cycle

M est l’intermédiaire

l'argent est dépensé l’argent est avancé

objectif qualitatif : obtenir une VU pour

satisfaire un besoin

objectif quantitatif : obtenir une plus-value

(pv = A’ – A ˃ 0)

A est monnaie A est monnaie ET capital

Circulation limitée par la satisfaction des

besoins

Circulation illimitée car dictée par la

recherche de plus-value

échanges d’équivalents échanges d’équivalents

Figure 8.1 : caractéristiques des circulations simple et complexe

3.2. Contradiction de la formule générale du

capital

On constate d’abord de l’étude précédente que l’argent à deux rôles : dans le cycle M-A-M’, il fait office de numéraire, d’intermédiaire entre deux marchandises, et de réserve de valeur. Il est donc monnaie. Dans le cycle A-M-A’, il assure toujours ces trois fonctions, mais possède en outre la

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propriété de créer de la valeur. Il est alors monnaie et capital.

Cependant, l’apparition d’une plus-value au terme du mouvement A-M-A’ pose un évident problème logique. Si les phases d’achat (A-M) et de vente (M-A’) respectent la loi de l’équivalence des valeurs échangées (A=M et M=A’), alors on devrait - par transitivité mathématique - obtenir A=A’, le reflux vers l’homme aux écus de la même quantité de valeur sous forme argent. Or au contraire, au terme du cycle, A’ est supérieur à A. C’est que l’on appelle la « contradiction de la formule générale du capital », et c’est cette dernière que Marx va s’appliquer à résoudre.

« La forme de circulation par laquelle l’argent se métamorphose en capital contredit toutes les lois développées jusqu’ici sur la nature de la marchandise, de la valeur, de l’argent et de la circulation elle-même. Ce qui distingue la circulation du capital de la circulation simple, c’est l’ordre de succession inverse des deux mêmes phases opposées, vente et achat. Comment cette différence purement formelle pourrait-elle opérer dans la nature même de ces phénomènes un changement aussi magique ? » (Capital, livre I, 5)

Puisque l’échange d’équivalents semble interdire l’apparition d’une plus-value, supposons, suggère Marx, qu’il y ait échange entre non-équivalents. Imaginons que, « par on ne sait quel privilège mystérieux », l’homme aux écus réussisse à revendre M au-dessus de sa valeur, 110 euros alors qu’il l’avait achetée 100 euros, soit un gain de 10%. De deux choses l’une :

• soit tout le monde fait la même chose, c’est-à-dire vend les marchandises qu’il possède 10% au-dessus de leur valeur. Devenu acheteur, l’homme aux écus trouvera bientôt un autre vendeur qui lui vendra également des marchandises 10% plus cher, de sorte que ce qu’il a gagné d’un côté sera perdu de l’autre. Le résultat sera une hausse générale des prix de 10%, mais les rapports de valeurs demeureront identiques, et cette variation nominale ne saurait en aucun cas être assimilée à une création de valeur.

• Soit cet échange de non-équivalents est un accident non-répercuté sur les transactions futures. Le résultat sera un simple transfert de valeur de la poche de l’acheteur vers celle du vendeur, 10 euros changeant de propriétaire. A nouveau, la perte de l’un annule le gain de l’autre, et il n’y aura nulle création globale de valeur. Il suffirait d’ailleurs de sommer les

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possessions des deux protagonistes avant et après la transaction pour le confirmer : on retrouverait au début comme à la fin la même quantité de marchandises et la même quantité d’argent. Seule leur distribution entre les deux agents se trouverait modifiée. Voilà qui explique pourquoi la plus-value commerciale n’est pas une plus-value au sens propre.

La plus-value ne résulte donc pas d’un échange de marchandises au-dessus de leur valeur, et l’on ne peut s’arrêter à la circulation pour comprendre sa formation. En effet, l’argent ne faisant que réaliser la valeur des marchandises qu’il achète, l’échange - c’est-à-dire les actes d’achat et de vente - ne saurait créer de la valeur par lui-même. Comme le résume Marx, « la somme des valeurs jetées dans la circulation n’y peut s’augmenter (…) par conséquent, en dehors d’elle, il doit se passer quelque chose qui rende possible la formation d’une plus-value ». La plus-value doit donc se former dans une autre sphère. Elle demeure toutefois nécessaire, car elle seule permet à la plus-value de devenir réalité. C’est dans la circulation seule, dans la phase de revente M-A’, que l’homme aux écus récupère la somme A’ et fait valoir sa valeur. Comme le pose Marx de façon énigmatique :

« La transformation de l’argent en capital doit être expliquée en prenant pour base les lois immanentes de la circulation des marchandises, de telle sorte que l’échange d’équivalents serve de point de départ. Notre possesseur d’argent, qui n’est encore capitaliste qu’à l’état de chrysalide, doit d’abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, retirer plus de valeur qu’il en avait avancé. La métamorphose de l’homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s’y passer. Telles sont les conditions du problème. » (ibid.)

3.3. La force de travail, marchandise

spécifique

Nous venons de voir que l’accroissement de valeur par lequel l’argent se transforme en capital ne peut provenir de l’argent lui-même, en d’autres termes que la plus-value ne peut se créer lors de la phase d’achat (A-M), ni lors de la phase de vente (M-A’). Il ne reste alors qu’une solution : que cette création ait eu lieu entre l’achat et la vente, et qu’elle provienne de la

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marchandise. Il faudrait pour cela qu’existe à la disposition de l’homme aux écus, dans la circulation même, une marchandise spécifique qui crée de la valeur quand on la consomme où, ce qui revient au même, dont la valeur d’usage est de créer de la valeur échangeable, « de sorte que la consommer, serait réaliser du travail et par conséquent, de la valeur ». Or cette marchandise existe, et Marx l’appelle « force de travail ». Par ces termes, il faut entendre « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles [qu’un homme] doit mettre en mouvement pour créer des choses utiles ».

La force de travail n’est pas le travail. On peut la définir, pour simplifier les termes de Marx, comme la capacité à travailler. Or d’une capacité à sa mise en œuvre effective, il y a évidemment un pas : tous les étudiants sont capables de travailler, mais on constate hélas, lorsqu’on corrige des copies, que cette capacité n’est pas uniformément mise en œuvre. Lorsqu’un individu dort ou se repose, sa force de travail, qui est indissociable de sa personne, est présente, mais aucun travail n’est – évidemment - réalisé. La force de travail est donc au travail ce qu’est la puissance à l’acte. Comme le note Marx, elle « se distingue de sa fonction, le travail, tout comme une machine se distingue de ses opérations ».

Quant au travail, on estimera avec Marx qu’il est la valeur d’usage de la force de travail, ce que l’on tire de sa consommation. Mais la consommation de la force de travail ne peut avoir lieu dans la circulation, où il n’y a par définition que des échanges. Il faut donc quitter la circulation, changer de sphère, et entrer dans le « laboratoire secret de la production »

« La consommation de la force de travail est en même temps production de marchandises et de plus-value. Elle se fait comme la consommation de toute autre marchandise, en dehors du marché ou de la sphère de circulation. Nous allons donc, en même temps que le possesseur d'argent et le possesseur de force de travail, quitter cette sphère bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous, pour les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production, sur le seuil duquel il est écrit : No admittance except on business. Là, nous allons voir non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est produit lui-même. La fabrication de la plus-value, ce grand secret de la société

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moderne, va enfin se dévoiler. » (Capital, livre I, 6)

3.4. Consommation de la force de travail et

création de plus-value

L’homme aux écus achète donc la force de travail de l’ouvrier dans la circulation, mais c’est la consommation de celle-ci dans la production qui génère de la plus-value. En réalité, notre capitaliste en devenir n’achète évidemment pas que de la force de travail. Il fait l’acquisition, dans la circulation, d’une combinaison productive : matières premières, capital fixe et force de travail. Pour produire des marchandises et de la valeur, la force de travail doit en effet s’exercer sur une matière, et bénéficier de l’apport de machines et d’outils. Mais la valeur des moyens de production au sens large (dont font partie les matières premières dans la terminologie de Marx) ne fait que se transmettre, telle quelle, à la production de l’ouvrier. Seule la force de travail (FDT) de ce dernier possède la propriété de générer une valeur additionnelle, de sorte que le produit fini (M’) qu’il réalise dans la production cristallise plus de valeur que la combinaison productive (M) achetée dans la circulation par son employeur. Et c’est évidemment ce produit réalisé par l’ouvrier que l’homme aux écus revend, et non la force de travail de l’ouvrier en elle-même. La véritable formule générale du capital, qui permet d’expliquer le phénomène global de la plus-value (PV) tout en respectant la loi de l’échange d’équivalents, n’est donc pas A-M-A’, mais A-M M’-A’. La conversion de M en M’, de la combinaison productive achetée par l’employeur capitaliste en marchandises produites par l’ouvrier s’effectuant dans le laboratoire de la production, comme le synthétise le schéma ci-dessous :

circulation A – M M’-A’ achat de FDT vente du produit de FDT

et réalisation de PV

production

consommation de FDT : production

de marchandises M’et génération de PV

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Figure 8.2 : La formule générale du capital revisitée

Reste à préciser comment, et dans quelle mesure, la force de travail de l’ouvrier crée de la valeur, et de la plus-value. Comme toutes les marchandises, la force de travail a une valeur d’usage et une valeur d’échange. Sa valeur d’échange, comme celle de toute marchandise, est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production (travail nécessaire désormais), c’est-à-dire à sa reproduction :

« la force de travail (…) n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. L'individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour son entretien ou pour sa conservation, il a besoin d'une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance. (…) Les forces de travail, que l'usure et la mort viennent enlever au marché, doivent être constamment remplacées par un nombre au moins égal. La somme des moyens de subsistance nécessaires à la production de la force de travail comprend donc les moyens de subsistance des remplaçants, c'est à dire des enfants des travailleurs, pour que cette singulière race d'échangistes se perpétue sur le marché. » (Capital, livre I, 6)

Marx reprend donc à son compte la théorie ricardienne du salaire de subsistance, et insiste comme lui sur le fait que son montant doit prendre en compte l’entretien de la descendance des travailleurs. A cette différence prêt, mais tout-à-fait essentielle, que ce salaire est la contrepartie de la mise à disposition de la capacité à travailler de l’ouvrier, et non du travail effectif réalisé par celui-ci.

La valeur d’échange de la force de travail étant posée, arrêtons-nous sur sa valeur d’usage, dont nous avons dit qu’on pouvait la définir comme le travail en soi (« La valeur d'usage de la force de travail, c'est-à-dire le travail… », affirme Marx). Consommer ou utiliser la force de travail d’un ouvrier, c’est en effet lui faire réaliser un travail, produire des marchandises et créer de la valeur. Nous proposons donc la simplification suivante : en supposant comme Marx la productivité du travail constante, la valeur

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d’usage de la force de travail peut être considérée – pour le capitaliste qui l’emploie - comme égale ex-post1 à la valeur totale qu’elle crée lorsqu’on la consomme, c’est-à-dire à la valeur correspondant à la quantité de travail effectif fournie par le travailleur. A considérer qu’il produise autant de valeur en début qu’en fin de journée, le faire travailler deux fois plus de temps, c’est en effet lui faire produire deux fois plus de marchandises et de valeur. Cette simplification permet de souligner une seconde spécificité de la force de travail : alors que pour toutes les autres marchandises, la valeur d’usage est l’expression d’un rapport qualitatif incommensurable, celle de la force de travail peut-être quantifiée, puisqu’on peut la mesurer ex-post par le temps de travail effectif de l’ouvrier, ou bien par la quantité de valeur qu’il crée. Et si la valeur d’usage de la force de travail est quantifiable, on peut alors établir une relation entre celle-ci et sa valeur d’échange, et cette relation est tout simplement la plus-value. Cette interprétation ne fait pas l’unanimité parmi les commentateurs, mais est suggérée dans le Capital :

« Mais le travail passé que la force de travail recèle et le travail actuel qu'elle peut exécuter, ses frais d'entretien journaliers et la dépense qui s'en fait par jour, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Les frais de la force en déterminent la valeur d'échange, la dépense de la force en constitue la valeur d'usage. Si une demi-journée de travail suffit pour faire vivre l'ouvrier pendant vingt-quatre heures, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse travailler une journée tout entière. La valeur que la force de travail possède et la valeur qu'elle peut créer, diffèrent donc de grandeur. C'est cette différence de valeur que le capitaliste avait en vue, lorsqu'il acheta la force de travail. (…) ce qui décida l'affaire, c'était l'utilité spécifique de cette marchandise, d'être source de valeur et de plus de valeur qu'elle n'en possède elle-même. (...) En effet le vendeur de la force de travail, comme le vendeur de toute autre marchandise, en réalise la valeur échangeable et en aliène la valeur usuelle.» (Capital, livre I, 7)

Nous poserons par conséquent - dans le contexte spécifique de l’exploitation

1 Ex-post compte tenu de l’incertitude sur l’exécution effective du contrat de travail - et sur les débouchés - qui fait que la « mesure » de la valeur d’usage de la force de travail ne peut être établie ex-ante.

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capitaliste - les équivalences suivantes :

VU ex-post de FDT - VE de FDT = plus-value

travail effectif - travail nécessaire = surtravail

valeur crée par FDT - valeur de FDT (salaire) = plus-value

Une partie du temps de travail de l’ouvrier (le « surtravail ») ne trouve donc pas de contrepartie dans le salaire qu’on lui verse, et c’est cette partie qui correspond à la plus-value. Il y a donc exploitation. Pour obtenir une plus-value, le capitaliste n’a qu’à employer la force de travail au-delà du temps de travail nécessaire pendant lequel l’ouvrier produit l’équivalent de son salaire : en raisonnant en « travail simple », si la journée de travail est de 12 heures et que la valeur journalière de la force de travail est produite en 6 heures, l’homme aux écus s’approprie gratuitement 6 heures de surtravail, ou de plus-value, par jour et par ouvrier.

La distinction de Marx entre travail et force de travail constitue un point saillant de sa critique de l’économie politique. Cette dernière se décline à la fois sur un plan logique et idéologique. D’un point de vue logique, Marx remarque d’abord que Ricardo commet une faute en affirmant, d’une part, que le salaire est le prix du travail réalisé et, d’autre part, que ce même travail est le déterminant de la valeur. Si l’ouvrier était réellement payé pour tout le travail qu’il accomplit, la valeur de son travail serait égale à celle de son produit (défalquée du coût des matières premières et de l’usure des bâtiments et outils) ; alors « il ne produirait pas un brin de plus-value pour l'acheteur de son travail (…) et la base de la production capitaliste disparaîtrait ». D’un point de vue idéologique ensuite, l’assimilation opérée par les classiques entre salaire et travail effectif empêche ces derniers de distinguer deux temps de la journée de travail : celui où l’ouvrier produit l’équivalent de la valeur de son salaire, et celui où il produit de la plus-value pour son employeur.

« La forme salaire, ou payement direct du travail, fait donc disparaître toute trace de la division de la journée en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et non payé, de sorte que tout le travail de l'ouvrier libre

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est censé être payé. » (Capital, livre I, 19)

Une telle illusion contribue à faire dériver l’origine du profit du capital lui-même, et à faire du capitaliste le personnage central du processus de production. Le concept de force de travail permet a contrario de mettre en évidence l’exploitation capitaliste, et de replacer l’ouvrier au cœur du système. Lui seul génère dans la production une valeur additionnelle (ce que Smith, déjà, avait anticipé) mais, une partie de son travail lui étant extorquée par le capitaliste via le rapport salarial, il n’en récolte pas les fruits.

L’exploitation n’est toutefois pas un vol, au sens juridique du terme. Dans la sphère de la circulation, il y a échange d’équivalents. L’homme aux écus a donc acheté la force de travail de l’ouvrier à sa valeur, et en est devenu le propriétaire légal pour un temps déterminé. Il s’en approprie alors en toute légitimité l’usage et les résultats, donc les marchandises crées par l’ouvrier pendant la journée de travail, et la plus-value qui leur est associée :

« Le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l'usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d'un cheval qu'il a loué à la journée. » (Capital, livre I, 7)

« En achetant la force de travail de l'ouvrier et en la payant à sa valeur, le capitaliste, comme tout autre acheteur, a acquis le droit de consommer la marchandise qu'il a achetée ou d'en user. On consomme la force de travail d'un homme ou on l'utilise en le faisant travailler, tout comme on consomme une machine ou on l'utilise en la faisant fonctionner. Par l'achat de la valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail de l'ouvrier, le capitaliste a donc acquis le droit de se servir de cette force, de la faire travailler pendant toute la journée ou toute la semaine. » (Salaire, prix et profit)

Pour que la force de travail de l’ouvrier soit disponible au titre de marchandise dans la circulation, et donc que l’exploitation capitaliste soit possible, une condition historique doit être remplie, que Marx appelle le « travailleur libre » : il est libre à double sens.

► Liberté positive : le travailleur est un homme libre, au sens philosophique et juridique : il dispose à son gré de sa propre personne, donc de sa force de

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travail dont il est l’unique propriétaire. A ce titre, celle-ci ne peut être mise à disposition du capitaliste que de manière temporaire : il y a à proprement parler location et non vente de la force de travail (sinon le travailleur deviendrait esclave au moment de la vente). Ce qui implique une égalité juridique entre capitalistes et travailleurs : la location de la force de travail s’effectue par contrat.

► Liberté négative : le travailleur doit d’autre part être « libre de tout », c’est-à-dire dépourvu des moyens de production - qui lui permettraient de valoriser lui-même sa force de travail et de vendre ses propres produits – aussi bien que des moyens de subsister seul. La seule marchandise qu’il possède est sa force de travail. Il est donc contraint de louer celle-ci pour survivre, « comme quelqu'un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s'attendre qu'à une chose : à être tanné ».

Cette « liberté » du travailleur permet à Marx de souligner le caractère historique et selon lui transitoire du capitalisme. La liberté des personnes suppose la disparition des relations de dépendance personnelle qui prévalaient dans les systèmes antique et féodal : alors que l’esclave appartenait à son maître, et que le serf était personnellement lié à la terre de son seigneur, le travailleur salarié, quoiqu’il ne puisse se soustraire à l’exploitation, peut louer ses services à n’importe quel capitaliste. La forme capitaliste de l’exploitation est aussi la conséquence de la perte des moyens matériels de subsistance de la classe exploitée. Le serf cultivait la terre et produisait sa propre subsistance. Déliquescence du féodalisme, généralisation des enclosures – c’est-à-dire de la privatisation des terres communales - et exode rural massif ont ôté au travailleur cette possibilité. Il existe alors dans la circulation une main d’œuvre disponible pour le salariat (« armée de réserve industrielle ») qui n’existait pas dans les modes de production antérieurs.

4. Formes de la plus-value et baisse

tendancielle du taux de profit

Le profit du capitaliste correspond donc à la plus-value générée par l’usage

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de la force de travail, un travail non-rémunéré. Conception sensiblement différente de celles des classiques pour lesquels le profit rémunérait un risque (Smith le présentait toutefois comme un prélèvement sur le produit du travail) ou un travail préalable (selon notre interprétation de Ricardo).

4.1 Taux de profit et taux d’exploitation

Il convient de distinguer taux de profit et de plus-value. Le taux de profit est le rapport de la plus-value, ou ce qui revient au même du surtravail, sur l’ensemble du capital engagé dans la production. Marx décompose ce dernier en capital constant (c) et capital variable (v). Ainsi :

taux de profit = plus-value

�� � ������é =

pl

c+v

Capital constant et capital variable

Marx utilise une terminologie différente de celle des classiques. Là où les seconds distinguent entre capital fixe (immobilisé pendant plusieurs périodes de production) et capital circulant (consommé en une période de production), le premier distingue capital constant et capital variable. Le capital constant correspond à la valeur des moyens de production au sens large (bâtiments, machines, matières premières, etc.) qui ne fait que se transmettre au produit fini. Le capital variable correspond à la valeur de la force de travail employée dans la production (équivalente au « travail nécessaire »), qui seule peut – potentiellement - générer de la plus-value.

Pour résumer, le capital variable de Marx, que l’on peut assimiler au fonds de salaire, c’est le capital circulant des classiques moins les matières premières. Et le capital constant, c’est le capital fixe plus les matières premières.

Le taux de plus-value est le rapport de la plus-value sur le capital variable, en d’autres termes le rapport entre la valeur du travail « gratuit » (surtravail) et celle du travail « payé » (travail nécessaire). C’est pourquoi on l’appelle également « taux d’exploitation ». Ainsi :

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taux de plus-value = plus-value

�� � ������ =

pl

v

= surtravail

travail nécessaire

Le taux de plus-value est donc en général supérieur au taux de profit : le numérateur est le même (pl), mais le dénominateur du premier (v) est inférieur à celui du second (c+v).

4.2. Plus-value absolue, relative et extra

Ceci posé, il existe trois modalités d’augmentation de la plus-value :

► Une augmentation absolue de plus-value s’obtient principalement par l’allongement de la durée de la journée de travail. La valeur de la force de travail – ou du travail nécessaire – restant constante, on joue ainsi uniquement sur le numérateur du taux de plus-value. En partant de notre exemple numérique précédent (journée de travail simple de 12 heures réparties en 6 heures de travail nécessaire et 6 heures de surtravail, soit un taux d’exploitation de 100%), supposons que l’on allonge la journée de travail de 3 heures pour la faire passer à 15 heures. La valeur de la force de travail restant inchangée, on a désormais, pour chaque journée, 6 heures de travail nécessaire et 9 heures de surtravail. De sorte que :

taux de plus-value = pl

v =

surtravail

travail nécessaire =

� = 1,5

Le taux d’exploitation passe alors de 100% à 150%. Ce procédé se heurte toutefois à des limites temporelles et physiologiques (les journées ne font que vingt-quatre heures, et les travailleurs ont besoin d’un temps de repos pour reconstituer leur force de travail), et à l’opposition potentielle des travailleurs.

► Une augmentation relative de plus-value s’obtient en diminuant la valeur de la force de travail. Notamment grâce au progrès technique qui permet de réaliser des gains de productivité dans le secteur des biens de consommation ouvrière et offre ainsi la possibilité de produire ceux-ci à

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moindre coût. On joue alors à la fois sur le dénominateur et sur le numérateur du taux de plus-value en baissant le temps de travail nécessaire à la reproduction la force de travail, sans modifier la durée de la journée de travail. En partant du même exemple numérique que précédemment, supposons que des gains de productivité permettent de baisser la valeur journalière de la force de travail de 6 heures à 4 heures. A durée de la journée de travail (12h) inchangée, on a désormais, pour chaque journée, 4 heures de travail nécessaire et 8 heures de surtravail, de sorte que :

taux de plus-value =pl

v =

surtravail

travail nécessaire=

�= 2

Le taux d’exploitation passe ainsi de 100 à 200%, sans « user » davantage le propriétaire de la force de travail, et sans que son employeur ne s’expose à d’éventuels conflits sociaux. Un partage plus équitable des gains de productivité pourrait consister à augmenter le niveau de vie du travailleur en se contentant d’une moindre hausse des taux de profit et d’exploitation (compromis fordiste des « Trente Glorieuses »). Ce mode d’augmentation de la plus-value est cependant, contrairement au premier (qui reste tributaire, dans nos sociétés, des conventions collectives et de la législation sur la durée légale du travail) inaccessible aux capitalistes individuels puisqu’il dépend du « travail socialement nécessaire » dans le secteur des biens de consommation ouvrière. Au contraire du dernier.

► La plus-value extra est obtenue par un capitaliste individuel dès lors qu’il réalise – via des innovations techniques ou organisationnelles – des gains de productivité lui permettant de produire les mêmes biens en moins de temps de travail que ses concurrents.

Par exemple, un producteur arrive à produire les mêmes marchandises que la concurrence en deux fois moins de temps que le temps de travail socialement nécessaire en moyenne. S’il choisit de vendre ses marchandises au même prix que la concurrence, alors que la valeur de la force de travail est restée inchangée, son taux d’exploitation sera multiplié par deux (puisqu’il faudra verser moitié moins de salaires pour fabriquer une unité de marchandise, ou la même quantité de salaires pour fabriquer deux fois plus de marchandises) … Pas son taux de profit en revanche, puisque ce dernier prend en compte le capital constant, et qu’il faut peu ou

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prou deux fois plus de matières premières pour fabriquer deux fois plus de produit. La plus-value extra apparaît alors comme une rente technologique. Le producteur qui en bénéficie peut également profiter de son avantage pour tenter de gagner des parts de marché en vendant ses marchandises moins cher que la concurrence, ce qui lui permet d’augmenter son profit global (le volume de ventes étant plus grand) tout en rognant sur ses taux de profit et d’exploitation. Cependant, une telle attitude se traduira à moyen terme par une baisse de la valeur moyenne des marchandises en question - i.e. du temps de travail socialement nécessaire en moyenne pour les produire – donc des recettes. Et ce, d’autant plus que notre producteur gagnera de parts de marché. La plus-value extra est donc par nature éphémère. D’abord, parce que sa recherche tend à faire baisser la valeur moyenne des produits. Ensuite, parce qu’un producteur n’en bénéficie plus dès lors que ses méthodes de production sont diffusées et généralisées. D’où l’incitation à innover à nouveau. Ce qui nous amène à la question de la baisse tendancielle du taux de profit.

4.3. La baisse tendancielle du taux de profit

Bien saisir la nature cette baisse tendancielle chez Marx nécessite de modifier l’expression du taux de profit. Nous avons précédemment posé celui-ci de la façon suivante :

taux de profit =plus-value

�� � ������é=

pl

c+v

Si l’on divise numérateur et dénominateur par v, on peut alors réécrire le taux de profit :

taux de profit =�� �⁄

(��) �⁄=

� !⁄

(" !⁄ )�#

Le ratio " !⁄ , exprimant la part relative du capital constant c par rapport au capital variable v, est appelé par Marx « composition organique du capital ». Selon lui, la tendance des capitalistes à utiliser des machines toujours plus complexes et coûteuses afin de réaliser des gains de productivité se traduit par la hausse de la composition organique du capital

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c/v. Ce qui tend à terme à hausser le dénominateur du taux de profit reformulé (c/v)+1, et donc à faire baisser le taux de profit. En substituant la machine à l’homme, les capitalistes tuent en quelque sorte la poule aux œufs d’or. D’autant plus que cette substitution tend à générer du sous-emploi, donc à baisser le pouvoir d’achat des classes laborieuses, et in fine à contracter les débouchés. Enfin Marx voit dans la paupérisation croissante du prolétariat les germes de la révolte et du renversement du système. Le capitalisme porterait ainsi dans la logique même de son fonctionnement les contradictions qui amèneront à sa disparition future.

Il existe cependant des contre-tendances à cette baisse du taux de profit, qui expliquent pourquoi elle n’est pas « absolue » mais bien « tendancielle ». Par exemple, la substitution de l’homme par la machine implique que la valeur du capital global consacré aux salaires diminue, et donc que le dénominateur du quotient pl/v baisse. Cet effet secondaire tend à augmenter le numérateur du taux de profit reformulé, et donc à compenser la hausse du dénominateur dans la formule complète (pl/v)/(c/v)+1. Le recours au commerce extérieur, l’allongement de la durée du travail ou, à défaut, l’intensification du travail (accélération des cadences) qui produit les mêmes effets, la dépréciation de la valeur du capital constant constituent d’autres facteurs de nature à contrarier l’action de la loi générale.

5. Conclusion. Le capital, rapport social

Le capital peut être entendu au sens de capital physique ou monétaire comme c’est généralement le cas aujourd’hui, et comme le faisait déjà Ricardo en l’assimilant à un stock de marchandises nécessaires à la production. Mais Marx l’entendait avant tout, et c’est l’un de ses principaux apports, comme un rapport social. Généralisation des relations marchandes, propriété privée des moyens de production, double liberté du travailleur, égalité juridique mais inégalité matérielle entre capitalistes et prolétaires... sont des rapports sociaux spécifiques, propres au capitalisme et à son fonctionnement, et à la base du rapport d’exploitation qui le caractérise. La norme sociale du rapport salarial est elle-même un produit de la généralisation de l’échange marchand et présuppose la séparation des travailleurs de leurs moyens de production et de subsistance. Dans le mode

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de production capitaliste à l’exclusion de tout autre, la capacité de travail de l’ouvrier se présente comme une marchandise que le capitaliste peut louer. Et c’est précisément parce qu’elle s’enracine dans un échange reposant sur la liberté et l’égalité formelles des contractants que l’exploitation est rendue opaque aux yeux des acteurs sociaux.

Marx compare à cet égard les trois principaux modes de production qui se sont succédés en Europe. Dans le système féodal, le plus transparent, « le travail du corvéable pour lui-même et son travail forcé pour le seigneur sont nettement séparés l'un de l'autre par le temps et l'espace ». Dans l’Antiquité, l’esclave sait qu’il est exploité mais croit que tout son travail est non rémunéré. Ce qui est faux, puisqu’il produit la valeur du gîte et de la subsistance fournis par son maître pendant une partie de la journée. C’est l’inverse dans le système capitaliste, où l’expression du salaire comme prix du travail laisse à penser que l’ensemble du travail est rémunéré : « là le rapport de propriété dissimule le travail de l'esclave pour lui-même, ici le rapport monétaire dissimule le travail gratuit du salarié pour son capitaliste.»

Rappelons pour conclure que la pertinence de l’analyse de Marx ne doit pas être jugée au regard des expériences politiques de « démocraties populaires » qui prétendent s’en être inspiré. Marx fournit une grille d’analyse qui demeure actuelle sur bien des points, et ne doit pas être confondue avec une conception bureaucratique du socialisme qu’il dénonçait lui-même. Dans sa Critique du programme de Gotha – rédigée en 1875 et publiée à titre posthume en 1891 - il rappelait que l’un des objectifs majeurs du communisme demeurait l’abolition de l’Etat, non son hypertrophie. Et à propos des travaux de son gendre Paul Lafargue et de Jules Guesde, il déclarait : « si c'est cela le marxisme, ce qui est certain c'est que moi, je ne suis pas marxiste ».