32
Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes Olimar Flores-Júnior Dialogue / Volume 45 / Issue 04 / September 2006, pp 647 - 677 DOI: 10.1017/S0012217300001220, Published online: 27 April 2009 Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217300001220 How to cite this article: Olimar Flores-Júnior (2006). Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes. Dialogue, 45, pp 647-677 doi:10.1017/S0012217300001220 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 16 Nov 2013

Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

  • Upload
    olimar

  • View
    219

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Dialoguehttp://journals.cambridge.org/DIA

Additional services for Dialogue:

Email alerts: Click hereSubscriptions: Click hereCommercial reprints: Click hereTerms of use : Click here

Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniquesselon un poème de Cratès de Thèbes

Olimar Flores-Júnior

Dialogue / Volume 45 / Issue 04 / September 2006, pp 647 - 677DOI: 10.1017/S0012217300001220, Published online: 27 April 2009

Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217300001220

How to cite this article:Olimar Flores-Júnior (2006). Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème deCratès de Thèbes. Dialogue, 45, pp 647-677 doi:10.1017/S0012217300001220

Request Permissions : Click here

Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 16 Nov 2013

Page 2: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Dialogue

XLV (2006), 647-77© 2006 Canadian Philosophical Association

/

Association canadienne de philosophie

Khortos gasteri

ou le bonheur est dans le pré : éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

OLIMAR

FLORES

-

JÚNIOR

Université fédérale de Minas Gerais (Brésil)

Résumé : Partant d’un poème de Cratès de Thèbes transmis par Julien (dans ses dis-cours

Contre Héracleios le Cynique

et

Contre les cyniques ignorants

), cet articlese propose de revenir sur les notions de bonheur, de plaisir, de richesse et de justice,dans le cadre de la vie

kata phusin

telle que les cyniques l’ont conçue. L’«éthique duminimum» que ces philosophes ont proposée, et que la plupart des hommes qualifie-raient d’expérience volontaire de la souffrance, se révèle un chemin possible pouratteindre à la fois le bonheur individuel et la justice politique.

Abstract: This commentary on a poem of Crates of Thebes, which was transmittedin Julian’s Oration VII,

To the Cynic Herakleios

, and Oration IX [VI],

To theUneducated Cynics

, intends to rediscuss the notions of happiness, pleasure, wealth,and justice in the context of the

kata phusin

life as viewed by the Cynics. The “min-imal ethics” proposed by the cynic philosophers, which many would consider as akind of voluntary experience of suffering, appears as a possible way to secure bothindividual happiness and political justice.

Je me suis assis, j’ai porté au loin mon regard, détendu monâme; j’ai respiré à fond et dit à mon estomac : « — Digère à tonaise, mon vieux :

Deus nobis haec otia fecit

». Et pendant quel’estomac digérait, le cerveau ruminait, car — rien n’est plusvrai — en ce monde tout se résout dans la mastication.Joaquim Machado de Assis,

Philosophie d’une paire de bottes

Page 3: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

648

Dialogue

Cet article se propose de revenir sur quelques vers de Cratès de Thèbes,qui nous ont été transmis par deux citations de l’Empereur Julien, et dontj’ai essayé ailleurs de mettre en lumière certains aspects

1

. Ce poème (oufragment d’un poème plus long), connu sous le titre d’

Élégie aux Muses

,qui consiste en réalité en une parodie du poème de Solon pareillementintitulé, servira ici de point de départ pour une brève analyse des fonde-ments éthiques de la pensée cynique, une pensée qui manifestement visaità déranger les idées reçues et à renverser les principales valeurs ancréesdans la culture grecque dont Solon, d’une certaine manière, est le porte-parole. En un mot, le poète philosophe, en faisant sienne la devise deDiogène de Sinope,

falsifie la monnaie

du poète législateur

2

.Étant donné que la compréhension d’un texte qui en parodie un autre

ne peut pas être dissociée de la compréhension de son modèle — l’analysesera nécessairement comparative

3

—, et pour une simple question de com-modité, je donne tout de suite les deux ensembles de vers, dont je proposeaussi une traduction. D’abord, le début de l’élégie de Solon

4

, dont Cratèss’est inspiré :

1 Mnhmosuvnh" kai; Zhno;"

Olumpivou ajglaa; tevkna,Mou`sai Pierivde~, klu`tev moi eujcomevnwi:

o[lbovn moi pro;~ qew`n makavrwn dovte, kai; pro;~ aJpavntwnajnqrwvpwn aijei; dovxan e[cein ajgaqhvn:

5 ei\nai de; gluku;n w|de fivloi~, ejcqroi`si de; pikrovntoi'sin me;n aijdoi`on, toi`sin de; deino;n ijdei`n.

Crh`mata d

iJmeivrw me;n e[cein, ajdivkw~ de; pepa`sqaioujk ejqevlw: pavntw~ u{steron h\lqe divkh.

Plou`ton d

o}n me;n dw`si qeoi;, paragivgnetai ajndri;10 e[mpedo~ ejk neavtou puqmevno~ ej~ korufhvn:

o}n d

a[ndre~ timw`sin uJf

u{brio~, ouj kata; kovsmone[rcetai, ajll

ajdivkoi~ e[rgmasi peiqovmeno~oujk ejqevlwn e{petai, tacevw~ d

ajjnamivsgetai a[thi:

1 Filles illustres de Mnémosyne et de Zeus Olympien,Muses de Piérie, écoutez ma prière :

Donnez-moi le bonheur qui vient des dieux bienheureux, et que de la part de tousles hommes j’obtienne toujours une bonne renommée.

5 Que je sois de la sorte doux avec mes amis, amer à mes ennemis,que je sois respectable aux yeux des uns, terrible aux yeux des autres.

Des biens je désire en avoir, mais les acquérir injustementje ne le veux point : de toute façon plus tard vient la justice.

La richesse que donnent les dieux est pour l’homme un secours,10 inébranlable de la base au sommet;

en revanche celle que les hommes honorent sous l’effet de la démesure, ce n’est pas [selon le bon ordre

qu’elle arrive; mais, subornée par des œuvres injustes,elle les accompagne malgré elle et vite se mêle au malheur.

Page 4: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes

649

Et voici la réplique de Cratès, citée d’après l’édition de H. Lloyd-Jones etP. Parsons, dont je reproduis aussi quelques éléments de l’apparat cri-tique

5

:

1 Mnhmosuvnh~ kai; Zhno;~ ’Olumpivou ajglaa; tevkna,Mou`sai Pierivde~, klu`te moi eujcomevnw/:

covrton ejmh`/ sunecw`~ dovte gastevri, h{ tev moi aijei;cwri;~ doulosuvnh~ lito;n e[qhke bivon.

ã Ã5 wjfevlimon de; fivloi~, mh; glukero;n, tivqete.

crhvmata d

oujk ejqevlw sunavgein kluta;, kanqavrou o[lbonmuvrmhkov~ t

a[feno~ crhvmata maiovmeno~:ajlla; dikaiosuvnh~ metevcein kai; plou`ton ajgeivrein

eu[foron, eu[kthton, tivmion eij~ ajrethvn.10 tw`n de; tucw;n ÔErmh`n kai; Mouvsai~ iJlavsom

aJgnav~,ouj dapavnai~ truferai`~, ajll

ajretai`~ oJsivai~.

3

ejmh`/ sunech`

Iul. 213a :

ajei; sunecw`~

Iul. 199c.

h{ tev moi aijei; ktl

: ita Iul. 199c :

kai;dovte cwriv~

|

doulosuvnh~ h} dh; lito;n e[qhke bivon

Iul. 213a. 6

o[lbon

Iul. 213a :

oi\ton

199c. 7

kthvmata

coni. Diels. 8

ajgeivrein

Cobet :

ajgiei`n

Iul. 199c :

ajsinh`

Iul.213a :

ajginei`n

Petavius (Hes., Op. 576

karpo;n ajginei`n

). 10

aJgnw`~

Wilamowitz.

1 Filles illustres de Mnémosyne et de Zeus Olympien,Muses de Piérie, écoutez ma prière :

Chaque jour donnez à mon ventre sa pâture, à ce ventre qui toujoursbien loin de l’esclavage m’assure une vie frugale.

ã Ã

5 Rendez-moi utile à mes amis, non pas débonnaire

6

.Des biens somptueux, je ne veux point en accumuler, en cherchant avidement

ces biens qui font le bonheur de l’escarbot et l’aisance de la fourmi!Non! Je veux participer à la justice et recueillir la richesse

facile à porter et à se procurer, honorable pour atteindre la vertu.10 C’est lorsque j’aurai obtenu ces biens que je me concilierai Hermès et les

[chastes Musesnon grâce à des dépenses luxueuses, mais grâce aux saintes vertus.

Pour l’usage chez les cyniques de la parodie comme instrument philoso-phique et genre littéraire relevant du

kynikos tropos

7

, pour la place privi-légiée qu’elle occupe dans les compositions de Cratès, et pour un certainnombre de remarques générales sur les deux élégies, je renvoie à ce que j’aidéjà dit dans l’article précédemment cité et aux ouvrages qui y sontindiqués

8

. Il faudra néanmoins insister ici sur la différence de registre quel’on observe entre les vers de Cratès et ceux de Solon, différence fonda-mentale pour l’effet recherché par le mode parodique : l’élégie du cyniqueest très exactement une

contestation

des valeurs célébrées par le législateurathénien.

Page 5: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

650

Dialogue

1. Cratès de Thèbes et Solon d’Athènes

Si le premier distique se répète à l’identique dans les deux élégies — le faitqu’il soit la variation d’une formule traditionnelle ne pouvant pas êtreexclu

9

—, le début du troisième vers marque une rupture abrupte entre lesdeux textes : là où on lit, chez Solon, «le bonheur qui vient des dieux bien-heureux», Cratès demande aux Muses la pâture quotidienne de son ven-tre, un ventre que la discipline cynique entraîne à la frugalité, voire à laprivation, et qui lui garantit ainsi une vie exempte de tout esclavage.

L’opposition entre l’

o[lbo~ pro;~ qevwn makavrwn

solonien et le

covrto~gastevri

du philosophe cynique traduit en effet deux univers morauxdiamétralement opposés : tandis que les vers de Solon «élèvent» l’idéal debonheur par une référence aux dieux, ceux de Cratès semblent fairedescendre le bonheur des hommes au rang de la banale satisfaction desdésirs animaux. Ce

covrto~

, que le cynique demande aux Muses de luiassurer chaque jour, désigne précisément le fourrage ou la nourrituregrossière destinée normalement au bétail

10

; en plus, cette

pâture

, com-posée surtout d’herbe fraîche ou sèche

11

(

covrto~

désigne aussi le

pâturage

,c’est-à-dire un champ entouré d’arbres et de haies où pousse de l’herbe

12

,ainsi que les prairies où l’on peut trouver des bêtes sauvages

13

), évoquel’aliment

in natura

, que le feu de la cuisson n’a pas modifié. Dans le con-texte de la symbolique du sacrifice ancestral, les cyniques, en refusant lefeu prométhéen, semblent véritablement vouloir rompre de façon radicaleavec l’univers de l’homme civilisé

14

.Le second distique souligne encore davantage l’abîme qui sépare les

deux morales, car le

covrto~

évoqué par Cratès s’oppose non seulement àl’

o[lbo~

solonien mais aussi à la

dovxa ajgaqh; pro;~ aJpavntwn ajnqrwvpwn

,

unerenommée excellente venant de la part de tous les hommes

15

, qui constituela seconde partie du vœu formulé par le législateur d’Athènes dans les qua-tre premiers vers de son élégie. Quand Solon demande aux Muses le bon-heur qui vient des dieux

et

(

kaiv

) la réputation qui vient des hommes, lecynique insiste pour sa part sur la valeur de sa pâture, seule garante d’unevie frugale loin de tout esclavage. Face à Solon qui situe le bonheur entrele monde des dieux et celui des hommes, Cratès, qui passe sous silence la

doxa

, enseigne que le véritable bonheur de l’homme ne saurait être éloignéde celui des animaux

16

.En ne critiquant pas ouvertement la

doxa

, le poète Cratès supprime auplan textuel ce que Diogène avait déjà voulu supprimer de l’éthique tradi-tionnelle, à savoir le souci de la réputation qui consiste à substituer l’opi-nion d’autrui à sa propre raison et à son propre bon sens. Pour le cynique,celui qui s’occupe de la bonne renommée ne pourra jamais prétendre à laliberté

17

. Aussi Diogène préconise-t-il que la meilleure façon d’acquérir labonne renommée est de s’en occuper le moins possible (

h{kista dovxh~frontivzwn

) ou tout simplement de la mépriser (

katafronhvswn

)

18

et Antis-

Page 6: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes

651

thène considère-t-il la mauvaise réputation (

ajdoxiva

), que l’on pourraitcomprendre aussi comme l’absence de réputation, c’est-à-dire, l’obscuritédu nom, comme un bien (

ajgaqovn

)

19

. Pour les cyniques, la renommée, toutcomme la richesse, est un tyran que les hommes nourrissent en leur sein àleur insu et dont ils deviennent volontairement les esclaves

20

.Le poème de Cratès exprime en réalité le désir des cyniques de s’affran-

chir, autant que possible, de toute contrainte qui leur soit extérieure. Maispuisque la faim ne peut être assouvie par aucune

ceirourgiva

(cf. D.L.VI 46), l’homme sera toujours soumis au besoin alimentaire, il sera tou-jours, pour ainsi dire, dépendant de son ventre, une espèce de «Charybdequi engloutit la vie», comme l’appelait Diogène

(

ibid.

, VI 51).Face à cette situation, ce que proposent les cyniques est très clair : si

l’homme est contraint par sa nature à affronter ce

povno~

qui consiste àsatisfaire les besoins de son ventre, il peut en revanche s’entraîner — ou,suivant le contexte du poème de Cratès, entraîner son ventre — à se con-tenter de peu, et de ce qui est le plus simple à obtenir, en évitant de la sorteles

povnoi

inutiles (cf.

ibid.

, D.L. VI 71)

21

. L’éloge de la frugalité commenorme de vie constitue d’ailleurs le thème d’un autre poème de Cratès,connu sous le titre d’

Hymne à la Frugalité

où la «Frugalité» est une déesseque les hommes désireux d’être justes doivent honorer :

Je te salue, ô déesse puissante, que chérissent les hommes sages,Frugalité, descendante de l’illustre Tempérance,ils honorent ta vertu, ceux qui s’exercent aux choses justes. (

Anthologie palatine

X 104)

22

Chez Cratès, l’expression

covrto~ gastevri

représente en effet la doctrinediogénienne

in totum

: d’une part, le

covrto~

, cette nourriture composéed’herbe de laquelle se nourrissent les animaux, incarne la frugalité qui, entant que signe d’une vie vertueuse, ne peut plus être identifiée à la pauvretéou au manque de ressources. Au contraire, en réduisant ses besoins auminimum, le cynique se rapproche de la divinité, car les dieux, eux, n’ontbesoin de rien. Pour le cynique, l’homme qui veut atteindre «le bonheurqui vient des dieux» ne peut pas s’affranchir de son «animalité» et doit,non seulement l’accepter, mais se réjouir de son

covrto~

quotidien. D’autrepart, ce ventre, qui sait assurer une économie de vie fondée sur la

litovth~

,précisément parce qu’il sait se contenter d’un simple

covrto~

, est le résultatde l’ascèse cynique, une ascèse physique, certes, mais qui ne suppose paspour autant une véritable distinction entre le corps et l’âme

23

, et dont lebut était manifestement moral.

Pour inviter à cet

exercice

qui constitue la clef de voûte de tout le cynisme,Cratès reprend donc, non sans humour

24

, les armes de Solon, mais ilimpose une autre frappe aux idées morales du législateur. Solon sembleinsister sur le fait que les dieux sont les principaux responsables du mal-

Page 7: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

652

Dialogue

heur ou du bonheur des mortels, dont ils disposent au gré de leurs desseinsinsondables; il ne reviendrait à l’homme que le devoir d’agir justement, cequi n’est pourtant jamais une garantie pour atteindre le bonheur. Enrevanche, le cynique, qui se veut lui-même un ami des dieux

(cf. D.L. VI37; VI 72) prend davantage à son compte l’acquisition du bonheur : enréalité, c’est son ventre qui confère sa valeur au don des dieux. Exercé à secontenter de peu et de ce qui est le plus facile à obtenir, le ventre du cyniquen’est pas l’esclave de désirs intempérants et, par conséquent, il ne réduitpas à son tour le cynique lui-même à l’esclavage. En d’autres termes, si lesimple

covrto~

que les dieux offrent quotidiennement au cynique suffit àassurer son bonheur, c’est parce que le cynique possède déjà la force des’en contenter. La prière de Cratès prend donc une tournure inattendue,derrière laquelle on devine la dérision cynique : il ne nie pas l’existence nile pouvoir des dieux, mais il conçoit autrement les enjeux du bonheurhumain. C’est dans la nature qu’il reconnaît le vrai don divin, qui a étéoffert aux hommes depuis le début des temps. Partant, la richesse et le bon-heur ne sont plus l’affaire des dieux, mais des hommes eux-mêmes qui peu-vent toujours choisir, en fonction de la vie qu’ils mènent, entre la richesseet le bonheur véritables, et la richesse et le bonheur que véhiculent les opi-nions erronées. Pour un choix correct, les hommes disposent, outre leurpropre intelligence, de l’exemple éloquent des animaux :

Diogène se moquait des gens qui, quand ils ont soif, passent à côté des sourcessans s’arrêter et cherchent par tous les moyens où ils pourront acheter du vinde Chios ou de Lesbos. Ils sont, disait-il, beaucoup plus insensés que les bêtesdes pâturages. Celles-ci, en effet, quand elles ont soif, ne passent jamais sanss’arrêter à côté d’une source ou d’un ruisseau à l’eau pure et, quand elles ontfaim, elles ne dédaignent pas les feuilles très tendres ni l’herbe qui suffit à lesnourrir (Dion Chrystostome,

Or

. VI 13 =

SSR

V B 583)

25

.

Ainsi, de même que «la vieillesse, la pauvreté, le premier homme ren-contré, le jour, l’heure, le lieu»

26

, ne peuvent pas être tenus responsablesde ce qui arrive aux hommes, mais que les véritables responsables en sontplutôt le mauvais caractère (

dustropiva

) et la démence (

kakodaimoniva

) deceux-ci, les dieux ne sauraient être, eux non plus, la seule cause du bonheurou du malheur humains. Le poème de Cratès rejoint donc le raisonnementde Télès citant dans une de ses diatribes Diogène de Sinope qui disait avoirentendu le vice s’accusant lui-même : «Personne d’autre n’est la cause dece qui m’arrive, sinon moi-même»

27

. C’est donc en soi-même que le sagedoit puiser la force d’accepter la nature comme la véritable richesse queles dieux offrent aux hommes; dès lors qu’il participe à cette richesse ori-ginaire, il lui est inutile de chercher ailleurs l’aisance et l’opulence.

En ce sens, la comparaison entre les deux élégies peut être encore plusrévélatrice. Le début du poème de Solon adresse aux Muses une double

Page 8: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes

653

requête — le bonheur qui vient des dieux bienheureux (

o[lbo~ pro;~ qew`nmakavrwn

) et la bonne renommée qui vient de tous les hommes (

dovxaajgaqh; pro;~ aJpavntwn ajnqrwvpwn

) — que Cratès à sa manière récupère.Chez Solon, les sphères divine et humaine s’imbriquent pour construire lebonheur de l’homme : pour le législateur, aucun bonheur n’est concevablesans l’estime de ses semblables, de même que celui qui jouit de la faveurdes dieux aura forcément une bonne réputation; si ses deux vœux sontd’une certaine manière complémentaires, Solon suit néanmoins la hiérar-chie traditionnelle dieu-homme-animal, qui implique la primauté desdieux sur le destin des hommes.

L’élégie de Cratès renverse clairement la situation. Pour le cynique, lebonheur qui vient des dieux et qu’il identifie à la richesse de la nature, estdéjà là, à portée de main; il est inutile de le redemander. À l’instar deSolon, le cynique lui aussi, au tout début de sa prière, manifeste le désir derecevoir quelque chose de concret de la part des dieux. Mais c’est précisé-ment ce qu’il demande qui incarne le renversement moral qu’il propose. Ilfaut souligner le contraste entre la nature de l’objet demandé et les desti-nataires du vœu : solliciter auprès des Muses — ces déesses qui présidentà l’art sublime de la poésie et qui, avec leur chant et leur danse, procurentdu plaisir à Zeus lui-même

28

— un simple et vulgaire

covrto~

renforce larupture avec l’univers solonien. On doit ensuite remarquer que le cyniquene demande pas ce

covrto~

pour soi-même, mais pour son ventre. Lanuance n’est pas anodine, car c’est ce ventre qui le libère de tout désirintempérant et qui est, tout compte fait, le vrai responsable de son bon-heur; l’occurrence du pronom relatif (au v. 3) semble en effet réitérer cettesuggestion, les vers en cause pouvant être paraphrasés de la façonsuivante : «donnez sa pâture à mon ventre,

à lui

, car c’est lui qui, sans êtreun esclave et sans faire de moi un esclave, a toujours su m’assurer une viefrugale». Dès lors, on devine l’inversion — bien en accord avec l’esprit etla manière cyniques — que Cratès opère dans la relation ventre-nourriture : s’il est vrai que, d’un point de vue physiologique, tout êtrevivant, en tant que tel, doit, d’une façon ou d’une autre, se nourrir

29

, iln’est pas moins vrai que, dans une perspective éthique, ce n’est pas le ven-tre qui dépend de la nourriture, mais plutôt le contraire. D’une certainemanière, c’est le type de ventre qu’on a qui détermine le type de nourriturequ’on cherche. Autrement dit, pour se satisfaire d’un covrto~, il faut avoirprécisément un ventre «entraîné» qui sera capable d’assurer une vie fru-gale, cwri;~ doulosuvnh~.

En amplifiant le sens de la métaphore utilisée par Cratès, on pourraitétablir que le ventre de l’homme, comme celui de n’importe quel animal,n’est pas, à proprement parler, esclave de la nourriture du seul fait qu’ildoit se nourrir, pas plus, pourrions-nous dire, que ses poumons ne lesont de l’air du fait qu’ils doivent respirer; dès l’instant où la relationventre-nourriture est prescrite par la nature, il n’y a pas lieu de parler

Page 9: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

654 Dialogue

d’esclavage30. L’esclavage de l’homme commence lorsque, transformant enplaisir le dépassement de ses besoins, il corrompt et transgresse les pres-criptions de la nature.

2. Richesse, justice et bonheur individuel

En substituant à l’o[lbo~ pro;~ qew`n makavrwn solonien son covrto~ gastevri,Cratès enseigne que le vrai bonheur, celui que les dieux approuvent, con-siste à n’avoir que la nourriture frugale correspondant au strict nécessairedont a besoin un ventre qui refuse le luxe31. Dans sa parodie, le cyniquevise exactement à déplacer la notion de justice que préconise Solon : lelégislateur déclare en effet vouloir les richesses à la seule condition de nepas les acquérir de façon injuste (ajdivkw~), car, pour ceux qui les obtien-nent par la démesure (uJf’u{brio~), «de toute façon, plus tard, vient la jus-tice»; en outre, la richesse acquise injustement, celle qui «se laisse en-traîner par des œuvres injustes», se voit vite frappée par le malheur (a[th).La réflexion de Solon porte donc moins sur la possession de biens que surla façon de les acquérir32 (même si le poète ne donne aucune indicationexplicite sur la manière de se procurer de façon juste la richesse33); par con-séquent, un riche ne se verra pas adresser des reproches du seul fait de sarichesse, s’il l’a obtenue sans avoir eu recours à des œuvres injustes (ajdivkoi~e[rgmasi). D’autre part — et cela peut surprendre si l’on tient compte dufait que Solon faisait aussi œuvre de législateur et qu’il voulait précisé-ment établir la justice politique et économique à Athènes34 — on noterale caractère presque individualiste de la morale solonienne : l’injustice,qui peut certes entraîner la richesse, est à éviter non parce qu’elle portepréjudice à autrui, mais plutôt parce qu’en provoquant tôt ou tard le châ-timent de Zeus (Zhno;~ tivsi~, Solon, fr. 13 West, v. 25), elle attire le mal-heur sur l’homme injuste lui-même ou sur ses descendants (cf. ibid., v. 29-33)35. Même si Solon, tout en fondant sa morale sur un principe de causeà effet (Solon, fr. 9 West), reconnaît le caractère impénétrable des desseinsdes dieux et le fait que rien ne permet aux hommes de savoir par avancele résultat de leurs actions (fr. 16 et 17 West) — c’est la raison pour laquellecelui qui cherche à bien agir peut être frappé par l’infortune tandis quecelui qui agit mal progresse parfois (fr. 13 West, v. 65-70) —, l’injustice,dans ce poème, n’est pas envisagée selon le point de vue de celui qui lasubit, mais dans la perspective de l’agent. Pour Solon, la richesse n’est pasun mal si elle est obtenue justement.

Tout autre est l’opinion de Cratès; celui-ci est péremptoire dans son refusde toute accumulation de biens : «des biens somptueux, je ne veux point enramasser». Pour lui, il n’y a pas lieu d’évaluer les différentes façons dontquelqu’un peut acquérir la richesse, car, en elle-même, la richesse estcondamnable. On voit donc que, de Solon à Cratès, le problème de la «jus-tice de la richesse» glisse du comment on devient riche à l’idée même derichesse; autrement dit, la justice ou l’injustice de l’accumulation de biens

Page 10: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 655

ne dépend plus, chez Cratès, des actions qui l’ont engendrée, parcequ’aucun moyen, qu’il soit bon ou mauvais, juste ou injuste, ne sauraitlégitimer une fin qui, par définition, est déjà à éviter. En soi injuste, larichesse est en même temps cause d’injustice. Cratès se fait l’écho d’un desaspects les plus caractéristiques du cynisme, à savoir la doctrine selonlaquelle le sage qui vise l’autarcie doit être capable de faire correspondreses désirs à ses seuls besoins et de réduire ses besoins au juste minimum(cf. D.L. VI 37); en ce sens, la recherche de «biens somptueux», dans lamesure où elle implique un attachement à ce qui est extérieur au sage, seratoujours un obstacle à la liberté de celui-ci.

Pour démontrer la perversité de toute accumulation de richesses, la doc-trine cynique associe délibérément deux ordres de considération, à savoirla réflexion sur le rapport entre richesse et justice et celle sur le rapportentre richesse et liberté : pour les cyniques, la richesse est condamnable, àla fois parce qu’elle entraîne l’injustice et parce qu’elle est une entrave à laliberté de celui qui la recherche ou qui veut la conserver. Mais ces deuxordres de considérations se rejoignent sur un point : il s’agit, dans un cascomme dans l’autre, de tirer les conséquences de la transgression de ce quiest propre à chacun, c’est-à-dire, de la transgression de l’oijkei`on et del’i[dion36. Si l’homme s’attache à ce qui dépasse ce qui lui est propre, c’est-à-dire ce qui naturellement lui convient, il s’attache alors à ce qui ne luiappartient pas en propre : il renonce ainsi à sa liberté et agit en outre defaçon injuste, puisqu’il risque d’usurper ce qui appartient à autrui. Lerésultat en sera toujours une violence, et contre soi-même et contre autrui.

La doctrine cynique signifie non seulement que l’on doit reconnaîtredans la nature (fuvsi~) un critère et un modèle de conduite, mais aussi — etprincipalement — que l’on doit connaître sa propre nature (ta; i[dia, to;oijkeion)37. Le même Julien qui nous transmet le poème de Cratès rappelled’ailleurs que les deux principes fondamentaux du cynisme sont précisé-ment le «connais-toi toi-même», formule-clef de la morale socratique, et leprincipe novateur du «falsifie ta monnaie» (Julien, Or. IX [VI] 8, 187b-188c),le premier étant en fait le moyen indispensable pour parvenir au second :

Et le «connais-toi toi-même», de quel côté le rangerons-nous? Du côté de lamonnaie? Ou bien allons-nous admettre que cette prescription est le principemême de la vérité et que la pratique du «falsifie ta monnaie» est exprimée àtravers la sentence «connais-toi toi-même»? Car, de même que celui qui ne faitaucun cas de l’opinion des autres, mais qui parvient à la vérité elle-même, ne sejugera pas soi-même à partir de ces opinions mais à partir de ce qui est réelle-ment, de même moi, je pense que celui qui se connaît soi-même saura exactementce qu’il est et non ce qu’il est réputé être (ibid., VII 7, 211b-d = SSR V B 10).

C’est donc le fait de se connaître soi-même, de savoir distinguer, en seréférant à la nature, ce qui lui est nécessaire de ce qui ne l’est pas, qui amène

Page 11: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

656 Dialogue

le cynique à «falsifier la monnaie» et à refuser ce que la plupart des hommesconsidèrent à tort comme de vraies richesses et qu’ils vénèrent plus que lebien-être (eujdaimoniva) lui-même (cf. le pseudo-Diogène, Lettre XXXVII àMonime 6 = SSR V B 567). En méprisant la doxa et en plaçant la phusisau-dessus du nomos, le cynique rejette les richesses afin de garder son bon-heur et sa liberté, comme le fit Cratès, lorsqu’il embrassa la philosophie :

D’après les Successions d’Antisthène [de Rhodes], c’est pour avoir vu dans unetragédie Télèphe qui portait un petit panier et qui traînait par ailleurs un air demisère qu’il [Cratès] s’élança vers la philosophie cynique. Lorsqu’il eut convertises biens en argent — il faisait partie en effet des gens en vue — et qu’il en eutretiré dans les deux cents talents, il distribua la somme à ses concitoyens. Ils’adonnait à la philosophie avec tant de résolution que même Philémon lecomique fit mention de lui. Il dit en tout cas :

L’été, il portait un manteau épais, afin d’acquérir la maîtrise de soi et l’hiver des haillons.

Diogène, à ce que dit Dioclès, le persuada d’abandonner ses terres à la pâturedes moutons et de jeter à la mer l’argent qu’il pouvait avoir (D.L. VI 87 = SSRV H 4)38.

La possession de richesses est en quelque sorte une manière de perdre lapossession de soi, comme le montre Diogène dans le passage suivanttransmis par le pseudo-Maxime le Confesseur : «En voyant les domes-tiques d’Anaximène qui transportaient de nombreux meubles, Diogèneleur demanda : “à qui appartiennent toutes ces choses? — à Anaximène”,répondirent-ils. “Et en possédant toutes ces choses, n’a-t-il pas honte dene pas se posséder soi-même?”, rétorqua Diogène» (Loci communes c. 12.63/69, p. 308 Ihm)39.

De même, Dion Chrysostome parle de Diogène comme de quelqu’un quivivait la meilleure et la plus heureuse des vies sans avoir une drachme, et quin’aurait point échangé sa propre pauvreté contre la royauté d’Alexandreni contre la richesse des Perses et des Mèdes (cf. Dion Chrysostome, Or.IV 10 = SSR V B 582). Pour Diogène en fait, les hommes, surtout quandils sont stupides (ajnovhtoi), subissent davantage de maux à cause del’argent (uJpo; ajrgurivou) qu’à cause de la pauvreté (uJpo; peniva~, ibid.,X 14 = SSR V B 586) : «l’amour de l’argent, disait-il, est la métropole detous les maux» (D.L. VI 50). La façon dont Monime de Syracuse ex-prime cette croisade contre les richesses est particulièrement éloquente.Ce disciple de Diogène et de Cratès, qui avait été auparavant le serviteurd’un banquier de Corinthe et qui, après sa conversion au cynisme, se mità mépriser l’opinion (dovxh~ katafronei`n) et à rechercher avec passion lavérité (ajlhvqeia, D.L. VI 82-83), définissait la richesse (plou`to~) commeun vomissement (e[meto~) de la Fortune (Tuvch, Stobée IV 31, 89 = SSRV G 4)40. En gardant la force de la métaphore alimentaire, on pourrait

Page 12: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 657

dire que pour les cyniques la richesse est l’inverse exact de ce covrto~ quo-tidien que Cratès demande aux Muses, dont l’acceptation constitue laseule voie pour atteindre un bonheur qui soit irréprochable.

Il est une autre inversion que le cynisme opère à l’égard de la morale tra-ditionnelle et que Cratès reprend dans son poème : la pauvreté, au lieud’être considérée comme un mal à éviter, devient un bien que le sage doitvolontairement rechercher, car la pauvreté non seulement lui apporte lebonheur, mais elle entraîne aussi la justice. Pour le cynique, la pauvreté(peniva) apporterait donc un secours à la philosophie et compléterait celle-ci dans la mesure où l’une enseigne avec des discours (toi`~ lovgoi~) ce quel’autre impose dans les actes (ajnagkavzein ejn e[rgoi~, Stobée IV 32, 11 =SSR V B 223). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Diogène considéraitque la pauvreté était une vertu naturelle, c’est-à-dire qui enseigne d’elle-même (aujtodivdakto~, ibid., IV 32, 19). La richesse condamnée par lescyniques est celle à laquelle conduit la doxa et qui réside précisément,comme le dit Cratès, dans l’accumulation de biens (crhvmata sunavgein)que rien ne saurait justifier. Les cyniques prônent en fait une autre richesse,qui s’oppose franchement à celle que recherchent la plupart des hommes :«À quelqu’un qui lui demanda qui était riche parmi les hommes, Diogènerépondit : “celui qui se suffit à soi-même”» (Gnomologium Vaticanum 743,n. 180 = SSR V B 241). On raconte encore que le même Diogène répondità Aristippe qui lui demandait quel profit il avait retiré de la philosophie :«être riche sans avoir une obole» (ibid., 743, n. 182 = SSR V B 361).Puisqu’il s’agit d’un type de richesse qui ne dépend de rien d’autre que desvertus de l’âme, cette richesse, une fois acquise, ne pourra point être per-due ni volée. On trouve chez Sénèque, qui avait parmi ses relations le phi-losophe de tendance cynique Démétrius, une belle description de larichesse qu’étalait Diogène :

Mais, je l’ai dit, il est plus supportable et plus simple de ne pas acquérir que deperdre; aussi verra-t-on ceux que n’a pas favorisés la fortune plus joyeux queceux qu’elle a abandonnés. C’est ce qu’a vu Diogène, cette grande âme; et il fiten sorte que rien ne pût lui être enlevé. Appelle cet état pauvreté, misère, indi-gence; donne à cette sécurité le nom flétrissant que tu voudras; je cesseraid’estimer Diogène heureux, si tu peux me trouver un meilleur exemple del’homme qui n’a rien à perdre. Ou je me trompe, ou c’est être roi, au milieu degens avides et fourbes, de voleurs et de brigands, que d’être le seul à qui l’on nepuisse faire du mal. Si l’on doute de la félicité de Diogène, on peut se demanderaussi si, dans la condition où ils vivent, les dieux immortels sont heureux : carils n’ont ni biens-fonds, ni jardins, ni domaines mis en valeur par le travaild’autrui, ni bénéfices exorbitants à la banque. N’as-tu point honte de resterainsi bouche bée devant l’argent? Allons! contemple l’univers : tu y verras desdieux sans avoir, qui donnent tout sans rien posséder (Sénèque, De tranquilli-tate animi VIII 3-5)41.

Page 13: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

658 Dialogue

Concernant la richesse et les crhmatistikav le cynisme n’est donc qu’unemise en pratique radicale des propos d’Antisthène, que rapporte Xéno-phon dans son Banquet :

«Et toi», continua Socrate, «de quoi es-tu fier, Antisthène? — De ma richesse».Hermogène lui demanda s’il avait beaucoup d’argent. Il jura que non, «pasmême une obole. — Du moins possèdes-tu beaucoup de terre? — Peut-êtreautant qu’il faudrait à notre Autolycos pour se saupoudrer de poussière»(Xénophon, Symposium III 8)42.

Et plus loin :

«Je vois, en effet, nombre de particuliers qui, tout en possédant d’abondantesressources, s’imaginent être dans une telle pauvreté qu’ils assument toute sortede travaux et toute sorte de dangers afin d’acquérir encore davantage; je saisaussi des frères qui ont hérité à égalité, et dont l’un possède le nécessaire, etmême le superflu, tandis que l’autre manque de tout. Je vois encore que certainstyrans ont un tel appétit de richesses qu’ils commettent de bien plus grandscrimes que les derniers des gueux. Pressés par le besoin, on le sait, certains deceux-ci dérobent, d’autres percent les murailles, d’autres vendent commeesclaves des hommes libres; mais il y a des tyrans qui détruisent des famillesentières, massacrent une multitude de gens, et même souvent par cupidité rédui-sent des villes entières en esclavage. De ces hommes-là j’ai grandement pitiépour ma part, car ils sont terriblement malades. Leur maladie me paraît en effetressembler à celle d’un homme abondamment pourvu qui tout en mangeantbeaucoup ne serait jamais rassasié [. . .]. Mais voici parmi mes richesses le bienqui, à mon compte, a le plus de valeur : si l’on m’enlevait même ce que je pos-sède actuellement, je ne vois aucun travail, si humble soit-il, qui ne puisse meprocurer assez à manger [. . .]. J’ajoute qu’ils sont plus honnêtes — et c’estnaturel — ceux qui recherchent la simplicité de préférence à l’abondance; carmieux on se contente de ce que l’on a, et moins on convoite le bien d’autrui. Ilvaut aussi la peine de remarquer qu’une richesse de ce genre rend généreux [. . .].À mon tour maintenant je ne refuse rien à personne, mais j’étale aux yeux detous mes amis mon abondance, et je fais participer celui d’entre eux qui le désireaux richesses de mon âme». Tels furent les propos d’Antisthène (ibid., IV 35-37,40, 42-45).

3. Richesse, justice et vertus politiques (1re partie)

Le long discours d’Antisthène chez Xénophon met en évidence un aspectde la pensée cynique que Cratès aussi, dans son poème — et à la différencede Solon —, fait apparaître. Antisthène insiste sur le fait que la richesseest non seulement un obstacle au bonheur de l’individu — ce que Callias,au cours du dialogue, avait déjà fait remarquer43 — mais qu’elle est aussila cause des maux les plus divers; son argument passe par l’affirmation de

Page 14: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 659

l’affinité très étroite qui existe entre l’appétit de richesses (peinh`ncrhmavtwn) et la tyrannie : certains tyrans, atteints, en réalité, d’une terri-ble maladie qui les pousse à vouloir acquérir toujours plus, sont prêts àaccomplir les actions les plus infâmes, tels que le vol et le meurtre, allantjusqu’à déclencher la guerre et à réduire en servitude des villes entières.Antisthène rappelle en revanche que ceux qui recherchent la simplicité(eujtevleian) à la place de l’abondance (polucrhmativan) sont beaucoupplus justes (polu; dikaiotevrou~), car, en se contentant de ce qui est là, àportée de main (ta; pavronta), ils ne convoitent pas les biens d’autrui (ajl-lotrivwn ojrevgontai). Chez Antisthène, le débat autour de la «justice de larichesse» revêt nettement un caractère politique qui est manifeste aussichez Diogène, avec le même type de rapprochement : «À quelqu’un qui seplaignait de sa propre pauvreté, Diogène dit : “malheureux! je n’ai jamaisvu quiconque devenir tyran à cause de la pauvreté, mais c’est à cause dela richesse que je les ai tous vus devenir tyrans!”» (Stobée IV 33, 26). Larichesse que célèbrent Antisthène et Diogène est une véritable force libéra-trice dans la mesure où elle vise à rendre leur liberté aux gens (parevcetaiejleuqerivou~, Xénophon, Symposium III 8; IV 34-44). Par conséquent,l’action du cynique, autarcique et libre, ne profite pas qu’à lui-même : ils’efforce aussi, en admonestant autrui et surtout en donnant l’exemple,d’affranchir ses concitoyens — autrement dit tous les hommes, dans laperspective du cosmopolitisme diogénien (D.L. VI 63; VI 93) — du jougde la doxa qui entraîne invariablement vices et excès. C’est, par exemple,ce que faisait Diogène, encore une fois avec les armes de la moquerie,quand il blâmait l’orateur Anaximène de Lampsaque44 : «Il [Diogène]s’approcha de l’orateur Anaximène qui était obèse et lui dit : “Donne-nous un morceau de ton ventre, à nous les mendiants. Toi, tu te sentirasplus léger et nous, tu nous rendras service”» (D.L. VI 57). La «richessecynique», à la différence de la richesse que convoitent les opinionserronées, a en quelque sorte un double volet, car elle représente un avan-tage pour celui qui la possède tout en assurant le bonheur d’autrui. Envisant l’obtention de ce seul type de richesse, le cynique met en pratiqueune forme de philanthropie, entendue au sens propre d’un amour del’humanité.

Cette forme de philanthropie, qui semble donc immanente à la concep-tion cynique de la richesse, est explicite dans le bref dialogue Le cyniquedu pseudo-Lucien de Samosate. Contre l’objection de Lycinus qui placel’abondance au cœur de la vie heureuse et qui estime qu’il serait stupideque l’homme ne profite pas de toute la richesse de la nature (th`~ fuvsew~polla; kajgaqav) mise par les dieux à sa disposition en vue de satisfaire sesbesoins mais aussi de lui procurer du plaisir (Pseudo-Lucien, Cynicus 5),le personnage désigné simplement comme «le Cynique» élabore l’allégoriedes deux convives à la table de l’hôte généreux. Une fois de plus, c’est le

Page 15: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

660 Dialogue

réseau lexical de la nourriture qui sert à traduire le problème de la justicede la richesse :

— Dis-moi une chose, Lycinus : imagine qu’un homme riche, avec bienveillanceet générosité, invite à sa table en même temps des personnes nombreuses et dif-férentes, les unes faibles et les autres fortes, et qu’il dispose ensuite devant cespersonnes les mets les plus variés; imagine aussi que, parmi ces convives, il y enait un qui attrape tout et dévore tout, non seulement ce qui est près de lui, maisaussi ce qui est éloigné, réservé aux personnes plus faibles, alors que lui, il esten bonne santé. Comment juges-tu un tel homme, qui n’a qu’un seul estomacet qui a besoin de peu pour se nourrir, mais que l’excès va bientôt détruire? Pru-dent? — Certainement non! — Quoi, donc? Sensé? — Non plus. — Très bien.Imagine maintenant qu’un autre convive, participant à la même table, négligela quantité et la variété des plats placés devant lui : il n’en choisit qu’un seul,celui qui se trouve tout près, à portée de main, mais qui suffit à ses besoins; ille mange avec modération et ne se sert que de celui-ci, sans même regarder lesautres. Ce convive-ci, ne trouves-tu pas que c’est un homme beaucoup plussensé et meilleur que l’autre? — Sans doute. — Alors, as-tu compris ou dois-jeencore parler? — Mais pour dire quoi au juste? — Que le dieu ressemble bienà cet hôte qui offre toutes sortes de choses, en quantité et en variété, afin quetous puissent en avoir la part juste : les unes à ceux qui sont en bonne santé, lesautres aux malades, les unes aux plus robustes, les autres aux plus faibles. Cen’est pas pour que nous tous nous nous servions de tout, mais c’est pour quechacun trouve ce qui lui convient et ce dont il a plus besoin (Pseudo-Lucien,Cynicus 6-7).

Puisque ces deux convives prennent part au même banquet, il ne s’agit pasde refuser le plaisir en soi, mais de condamner une certaine façon del’obtenir : préférer les choses étrangères (ta; xenikav) à celles du pays (ta;ejpicwriva), les plus difficiles à obtenir (ta; duspovrista) aux plus faciles (ta;eujpovrista) et les plus coûteuses (ta; polutelh`) aux plus simples (ta;eujtelh`) équivaut à choisir délibérément d’avoir des ennuis plutôt que demener une vie tranquille (a[neu pragmavtwn zh`n, ibid., 8). En effet, l’hôtegénéreux correspond au dieu et la table copieuse qu’il propose est unemétaphore de la richesse de la nature; quant au convive intempérant, ilest, lui, le portrait de l’homme qui, du seul fait de sa cupidité, mène unevie contraire à la nature (para; fuvsin). L’auteur du dialogue semble vou-loir souligner la double portée de la vie selon la nature (kata; fuvsin)réclamée par le Cynique : se borner à la richesse de la nature, tout en évi-tant de détourner l’usage des choses au nom de plaisirs exquis et sophis-tiqués, mais aussi ne prendre que ce qui convient le plus à soi-même et celaselon le juste besoin — ce qui montre, une fois de plus, que la vie selon lanature passe inévitablement par le gnw`qi sautovn. Une vie kata; fuvsin exigeun usage modéré et «naturel» de la nature (ibid., 10-11). On retrouve dans

Page 16: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 661

ce dialogue l’idée selon laquelle la vie simple et conforme à la nature suffitau bonheur de l’individu : elle lui épargne les peines et les efforts inutiles,elle évite les guerres et les disputes dont la cause est toujours un désir quin’est pas conforme à la nature, un désir qui peut d’ailleurs concerner tantla richesse proprement dite que les appétits sexuels (ibid., 10). L’auteur dudialogue montre que la doctrine morale cynique avait un triple objectif :le bonheur de l’individu qui, en suivant les seules prescriptions de lanature et en sachant se contenter d’un minimum qu’il détermine à partirde la connaissance de soi-même45, échappe à la spirale infinie des désirsintempérants; la philanthropie qui découle du bon usage des richesses dela nature et garantit à chacun ce dont il a besoin; et, finalement, sorted’extension de cette philanthropie, une politique qui, ancrée dans la vertuindividuelle, évite les querelles et les guerres46. En ce sens, le jugement duCynique est sans appel :

Toutes ces choses qui font votre bonheur, dont vous êtes si fiers et dont vousvous réjouissez, ce n’est qu’au prix de beaucoup de souffrances et de peines quevous les obtenez. Considère, si tu veux, l’or que tout le monde désire, considèrel’argent, considère les maisons coûteuses, considère les vêtements confectionnésavec soin, considère tout ce qui s’ensuit. Au prix de quels troubles, de quelsefforts, de quels dangers s’achètent-ils, ou plutôt de quel sang, de quelle mort,de quelle destruction pour l’humanité, non seulement parce que beaucoupd’hommes périssent en mer à cause d’eux, et souffrent des maux terribles, enleur courant après ou en les confectionnant, mais aussi, parce que, pour ces pro-duits, on se bat, on complote les uns contre les autres, les amis contre les amis,les enfants contre leurs pères, les femmes contre les maris. Je pense que c’étaitbien à cause de l’or qu’Ériphyle a trahi son mari (Pseudo-Lucien, Cynicus 8)47.

4. La philanthropie cynique et les remparts de la sagesse

Il est vrai que la façon dont les cyniques s’adressaient aux gens, une façonsouvent rude et grossière, voire agressive, suggère parfois une misan-thropie féroce (cf. par exemple D.L. VI 32; D.L. VI 59)48, mais nous nepouvons pas ignorer la méthode particulière adoptée par ces philosophesdans leur propagande : ils cherchaient à «réveiller» les gens en les secouantet non en leur adressant des discours empreints de douceur. C’est toujoursà l’image du chien, qui mord ses amis pour les secouer, que les cyniquesmettent en action leur philosophie. Mais la doctrine cynique ne sauraitêtre définie comme une simple pédagogie «négative» : en effet, les cyniquesne se limitent pas à montrer du doigt les faiblesses de l’homme et les vicesde leurs concitoyens; bien au contraire, en engageant leur propre vie dansla pratique de la vertu qu’ils prêchent, ils se portent eux-mêmes garants deleur philosophie. C’est ainsi que, se contentant du minimum, le cyniquepourra finalement, en tant qu’exemple de frugalité, être utile (wjfevlimo~)

Page 17: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

662 Dialogue

à ses amis. C’est ce même souci d’être utile en donnant l’exemple quipousse Diogène à manger de la viande crue, convaincu qu’il était quemême le feu de la cuisson devrait être considéré comme un faste superflu49.

En réalité, la «misanthropie» cynique a une fonction pédagogique; lamoquerie et l’insolence que Diogène et ses disciples maniaient avec unehabileté redoutable en sont les instruments. Cette forme de «misanthro-pie» sert par conséquent à l’exercice de leur philanthropie; le cynique sevoulait en effet un «libérateur des hommes et un médecin des passions, uninterprète de la vérité et de la franchise» (Lucien, Vitarum auctio 8)50. Il sereconnaît en toutes circonstances comme un «commandant des hommes»(D.L. VI 29-30; 36), qui se doit d’imiter les maîtres de chœur : ceux-ci don-nent le ton un ton plus haut afin que les autres trouvent le ton juste (D.L.VI 35)51. C’est d’ailleurs à cause des efforts que déployait Cratès pourmettre les gens dans le droit chemin qu’on l’appelait «Ouvreur de portes»(Qurepanoivkth~); il avait en effet l’habitude d’entrer dans toutes les mai-sons pour y dispenser ses admonestations (D.L. VI 86). Télès aussi faisaitremarquer la compétence pédagogique de Cratès qui était non seulementun modèle, mais un maître en la matière :

Et si quelqu’un veut lui-même être libéré du besoin et de l’indigence ou enlibérer autrui, qu’il ne recherche pas pour soi-même la richesse. Ce seraitcomme si, dit Bion, voulant détourner l’hydropique de sa soif, au lieu de soi-gner son hydropisie, on lui procurait des sources et des fleuves. Car il éclaterait,à force de boire, avant de mettre fin à sa soif, et notre homme, lui, ne pourraitjamais être satisfait, dès l’instant qu’il est un homme insatiable, avide d’hon-neur et superstitieux. C’est pourquoi de même, si tu veux détourner ton fils del’indigence et du besoin, ne l’envoie pas chez Ptolémée pour acquérir des biensmatériels. Sinon, il s’en retournera tout chargé de vantardise et il n’obtiendrarien. — Alors, à l’Académie? — Chez Cratès. Lui, il était capable, à partird’hommes insatiables et prodigues, de former des hommes libres et de mœurssimples. Le célèbre Métroclès par exemple disait, à ce qu’il paraît, que, quandil étudiait auprès de Théophraste et Xénocrate, il craignait de mourir de faim,alors qu’on lui envoyait de chez lui beaucoup de choses, et qu’il était constam-ment dans l’indigence et le besoin, mais qu’ensuite, étant passé chez Cratès, ilpouvait même nourrir quelqu’un d’autre, bien qu’on ne lui envoyât rien (Télès,dans Stobée IV 33, 31 p. 808-817 Hense [fr. IVA Fuentes González] 39-40)52.

Ces exemples montrent que le cynique, intraitable, refuse de transiger surla vertu53 dans le but d’améliorer les hommes; il s’agit donc d’une «misan-thropie» à fin philanthropique, un paradoxe apparent qu’Épictète aexprimé en ces termes : «Allons! Diogène n’aimait-il personne, lui qui étaitsi bon et si ami des hommes qu’il accueillit avec plaisir, dans l’intérêt com-mun, tant de travaux pénibles et de souffrances physiques?» (Épictète III24, 64 = SSR V B 290)54. Par ailleurs Cratès n’adhère pas à la morale tra-

Page 18: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 663

ditionnelle, qui s’exprime chez Solon, selon laquelle l’attitude de l’hommejuste envers ses amis doit s’opposer diamétralement à celle qu’il réserve àses ennemis; l’idée de la justice conçue comme le devoir d’être utile aux unset de nuire aux autres était en effet très courante chez les Grecs, et déjàSocrate voulait la combattre55. Si le poème de Cratès conserve l’idée qu’ilfaut être utile (wjfevlimo~) et rendre service à ses amis (wjfelei`n), tout enrappelant que pour cela la douceur et la tendresse (glukerov~) ne sont pasforcément de mise (cf. D.L. VI 4)56, il n’indique en revanche pas l’attitudeque l’on doit adopter à l’égard de ses ennemis. S’il est vrai que Cratès n’aévoqué explicitement que la façon dont le sage doit entretenir des rapportsavec ses amis, on pourrait tout de même admettre qu’il rompt avec le coupleami-ennemi, qui fournit sa base même à la notion de justice à laquelle ils’oppose57. Il s’agit certes d’un argument a silentio, mais d’autres témoi-gnages confirment cette attitude des cyniques envers leurs ennemis, et nouspermettent de mieux comprendre le souhait du philosophe de Thèbes :«À quelqu’un qui demandait : “comment puis-je écarter un ennemi?”,Diogène avançait une réponse qui était tout à fait philosophique et poli-tique : “en devenant toi-même bon et honnête”»58. Et de façon encore plusexplicite : «À quelqu’un qui lui demandait comment on peut écarter unennemi, Diogène répondit : “sois toi-même bon et honnête envers lui”»59.Face à ces témoignages, on serait tenté de dire que la philia attache le cyni-que non seulement à ses amis, mais à tous les hommes60. Or, si la perversité(ponhriva) n’est pas une arme utile (a[crhston o{plon) pour combattrel’homme pervers (ponhrovn), puisqu’elle rend pervers aussi celui quil’utilise61, le fait d’être bon et honnête avec ses propres ennemis signifiequ’on fait un effort pour les améliorer, ce qui n’est qu’une façon de leurrendre service et de leur être utile : «Diogène disait qu’il faut faire du bienà un ami, afin qu’il soit encore davantage un ami, et pareillement à unennemi, afin qu’il devienne un ami, car il est nécessaire de faire attentiontant au reproche des amis qu’au conseil des ennemis» (Cod. Vat. Gr. 633 f.121r = SSR V B 420). Il s’agit là aussi de la mission que le cynique s’arrogeet qui l’amène, plutôt qu’à écarter les pervers, à les approcher : «Un jourqu’on lui reprochait [à Antisthène] de fréquenter des scélérats, il dit : “lesmédecins eux aussi vivent en compagnie des malades et ils n’en ont pas defièvre pour autant”» (D.L. VI 6)62.

Ce comportement ne signifie évidemment pas que le cynique ignore niqu’il néglige la présence des pervers (ponhroiv) et des ennemis (ejcqroiv) ausein de la cité. Au contraire, il est impératif à ses yeux que les cités fassentle tri (diakrivnein) entre les bons (spoudaivoi) et les mauvais (fauvloi) sielles ne veulent pas se perdre (ajpovllusqai, D.L. VI 5). Tout en exhortantles hommes à faire le bien à leurs ennemis, plutôt que le mal, le cyniquereconnaît que l’existence des ennemis tout comme celle des amis peutprofiter à l’homme qui désire se préserver des dangers : «Diogène disaitqu’il sied à celui qui a besoin du salut de chercher soit un ami dévoué soit

Page 19: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

664 Dialogue

un ardent ennemi, de façon à ce qu’il puisse éviter le mal soit en étantréfuté soit en étant soigné» (Plutarque, De profectibus in virtutem 11,82a)63. En dernière analyse, le cynique n’ignore ni le monde dans lequel ilvit ni les sentiments qui gouvernent les gens qu’il côtoie. C’est pourquoiAntisthène, pour rappeler à quelqu’un les malheurs qu’entraîne le luxe,criait : «puissent les enfants de tes ennemis (ejcqrw`n) vivre dans le luxe!»(D.L. VI 8). De même, Diogène, en tirant parti de l’idée traditionnelleselon laquelle on doit faire du mal à son ennemi, reproche aux hommesleur comportement insensé : «À un traître qui parlait mal de lui, Diogènedit : “je me réjouis d’être devenu ton ennemi, car toi, ce ne sont pas tesennemis que tu maltraites, mais tes amis”» (Arsenius, Violetum, p. 208,21-23 = SSR V B 428). Selon Diogène, traiter de façon différente les amiset les ennemis est moins pire que de traiter les amis comme des ennemis.Autrement dit, pour le cynique, l’homme véritablement juste doit ren-verser la morale traditionnelle en adoptant envers ses ennemis une atti-tude proche de celle qu’il adopte envers ses amis, c’est-à-dire en leurfaisant du bien et en les aidant à s’améliorer. Le traître bouleverse l’ordreétabli dans le mauvais sens : certes, il se comporte de la même façon avecses amis et ses ennemis, mais il les traite tous comme des ennemis. Si lecynique n’éprouve pas le besoin de paraître terrible (deino;n ijdei`n) à sesennemis ni de manifester de l’aigreur à leur endroit en étant pikrov~ — saufbien sûr dans une perspective pédagogique —, il n’éprouve pas non plusde crainte face au mal qu’il pourrait subir de leur part.

Le fait que la richesse préconisée par les cyniques ne puisse pas, une foisacquise, leur être enlevée explique qu’ils proposent, comme Diogène le faitdans sa Politeia64, la suppression des armes, qu’ils jugent inutiles : si sarichesse appartient exclusivement au domaine de l’âme, le cynique necraint personne et n’éprouve pas le besoin de s’armer en prévision d’uneéventuelle attaque65. Ce pacifisme qui provient de l’autarcie de l’individugouverne aussi la cité que Cratès appelle de ses vœux, «où n’aborde ni para-site stupide, ni individu lubrique exultant devant les fesses d’une prosti-tuée» et où les hommes ne s’entre-tuent pas, car ils «ne prennent pas lesarmes pour de l’argent, ni pour la gloire» (D.L. VI 85). La vertu des indi-vidus garantit la paix à l’intérieur de la cité de la même façon qu’elle lesmet à l’abri de toute menace extérieure; les murailles tout autant que lesarmes sont inutiles : «Lorsqu’il vit les habitants de Mégare en traind’élever d’énormes murailles, Diogène s’exclama : “Malheureux! Ce n’estpas dans la hauteur des murailles qu’il faut investir, mais dans celles desgens qui se tiennent près de ces murailles!”» (Stobée III 7, 46). Selon Dio-clès, Antisthène affirmait déjà que «la vertu est une arme qu’on ne peutpas nous enlever» (D.L. VI 12) et que, par conséquent, les seuls remparts(teivch) qui peuvent assurer leur protection sont ceux que les hommes cons-truisent dans leurs âmes et dans leurs raisonnements : «Le rempart le plussûr, c’est la sagesse; en effet elle ne s’effondre pas et elle ne se laisse pas

Page 20: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 665

livrer par trahison. Il faut construire des remparts dans nos propres rai-sonnements afin de les rendre imprenables» (ibid.)66.

Dans la Politeia, Diogène recommandait encore de substituer à la mon-naie des osselets67 : pour remplacer l’argent, monnaie d’échange liée à lacivilisation et instrument facilitant l’accumulation de richesses, le philo-sophe de Sinope prônait le cours légal des osselets, des objets apparem-ment dérisoires que tout un chacun peut trouver n’importe où. Ainsi, demême qu’il est impossible d’usurper sa richesse, car celle-ci réside dans laforce de son âme, le cynique lui-même ne sera jamais tenté par la richessed’autrui, car tout ce dont il a besoin, il l’a déjà ou il peut facilement l’ob-tenir, sans avoir recours à aucun type de violence. Il s’ensuit que si leshommes parvenaient à se contenter de ce seul type de richesse, la cause dela plupart des conflits et des guerres, qui brisent les individus et détruisentles villes, disparaîtrait. Les richesses, au même titre que les plaisirs, consti-tuent aux yeux des cyniques une véritable menace pour le salut de la cité :«Selon l’opinion de Cratès, le bon ordre qui maintient les plaisirs dans deslimites bien précises sauve et les foyers et les cités» (Stobée III 4, 50 = SSRV H 49).

5. Richesse, justice et vertus politiques (2e partie)

S’il est vrai qu’Aristote pensait aux cyniques lors de l’élaboration de cer-tains passages de sa Politique68, force est de constater que le Stagirite n’apas été sensible à la portée politique de la philosophie que les cyniquesvoulaient mettre en pratique, même s’il était sur le fond en accord avecleurs idées à propos de la justice et des aptitudes de l’homme à acquérirla vertu :

S’il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n’est pas autosuffisant, il seradans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui quin’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parcequ’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soitune bête soit un dieu. C’est donc par nature qu’il y a chez tous <les hommes> latendance vers une communauté de ce genre, mais le premier qui l’établit <n’en>fut <pas moins> cause des plus grands biens. De même, en effet, qu’un hommeaccompli est le meilleur des animaux, de même aussi quand il a rompu avec loiet justice est-il le pire de tous. Car la plus terrible des injustices c’est celle qui ades armes. Or l’homme naît pourvu d’armes en vue <d’acquérir> prudence etvertu, dont il peut se servir à des fins absolument inverses. C’est pourquoi il estle plus impie et le plus féroce quand il est sans vertu et il est le pire <des animaux>dans ses dérèglements sexuels et gloutons. Or la <vertu de> justice est politique,car la justice <introduit> un ordre dans la communauté politique, et la justicedémarque le juste <de l’injuste> (Aristote, Les politiques I 2, 1253a26-42)69.

Page 21: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

666 Dialogue

L’importance accordée aux conséquences des actions de l’individu surl’ensemble de la cité, ce sur quoi Antisthène, Diogène et Cratès attirentl’attention, constitue un des aspects essentiels de la pensée politiquegrecque au IVe siècle av. J.-C. Celle-ci pourrait même être caractérisée àpartir des «allers-retours» entre l’individuel et le collectif. Ainsi, pourdéfinir ce qu’est la justice et ce qu’est le juste, il a fallu à Platon élaborertoute une Politeia, tandis qu’Aristote appelait politikè methodos ou poli-tikè epistèmè non pas l’investigation sur la nature de l’État ou sur le fon-dement politique de l’autorité, mais la théorie morale elle-même; saPolitique serait donc, comme lui-même semble le déclarer, une continua-tion de la réflexion morale qu’il avait accomplie antérieurement (Aristote,Éthique à Nicomaque 1181b12-13)70. En ce sens, c’est bien sur un «indi-vidualisme extrême» que le cynique bâtit sa doctrine politique : l’indivi-dualisme est d’une certaine manière la condition qui permet au cyniquede dépasser précisément l’individuel vers le collectif et le particulier versl’universel, constituant ainsi le fondement de son cosmopolitisme. Lors-que Diogène affirmait que «quand tu te préoccupes d’un autre, c’est làque tu te négliges toi-même»71, ce n’était pas pour faire montre d’un indivi-dualisme égoïste, mais, tout au contraire, pour rappeler les méfaits de ladoxa et réaffirmer encore une fois la richesse de l’âme comme seul moyende parvenir à la justice et de promouvoir la paix politique72.

À partir de ces considérations, on pourrait comprendre le sens del’expression plou`ton ajsinh` (une richesse qui ne cause pas de dommage)présente dans une des citations du poème que l’on trouve chez Julien(Or. VII 9, p. 213a, v. 8)73. S’il s’agit là vraiment d’une erreur dans latransmission du texte, comme l’a supposé Cobet, — due, par exemple, àune faute du copiste, à des versions manuscrites différentes qui circu-laient déjà au temps de Julien ou au fait que Julien lui-même citait ces versde mémoire — la variante donnée n’est pourtant pas tout à fait hasardeuse,car elle garde tout l’esprit de la philosophie cynique. Si l’on accepte cetteleçon du texte, qui a cependant l’inconvénient de rendre la syntaxe du pas-sage plus compliquée par l’absence d’un verbe à l’infinitif, on doit con-clure que les vers de Cratès insistent sur le fait que la seule richesse(plou`to~) qui soit honorable pour atteindre la vertu (tivmio~ eij~ ajrethvn) etqui permette de participer à la justice (dikaiosuvnh~ metevcein) est celle quine cause pas de dommage (ajsinhv~) à celui qui la possède (elle n’empêchepas son bonheur et elle ne l’asservit pas avec un désir insatiable), ni àautrui (elle ne provoque pas de disputes ni de guerres qui peuvent toujoursconduire à la perte de cités entières). Quoi qu’il en soit, la conciliationentre Hermès — ce héraut des dieux chargé d’annoncer l’ultimatum deZeus à Prométhée (cf. Eschyle, Prométhée, v. 944 sq.), le Titan qu’Héraclèsplus tard délivrera74 — et les Muses pourra se faire non point grâce à desdépenses hautaines, mais grâce aux saintes vertus que seule une âme capa-

Page 22: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 667

ble d’entraîner son ventre à se satisfaire jour après jour d’un simple cortov~saura pratiquer.

6. Conclusion

Formant contraste avec la morale traditionnelle que véhicule Solon,l’idéal philosophique de Cratès devient parfaitement clair : d’une part, ilrefuse d’amasser des biens somptueux (crhvmata klutav) qui selon lesfausses opinions procurent le bonheur (o[lbo~); en revanche, au nom de lajustice (dikaiosuvnh), il cherche une richesse (plou`to~) qui profite en faità tous les hommes, une richesse que l’on peut trouver n’importe où(eu[kthto~), qui ne dépasse guère la simple pâture (covrto~) qu’il con-somme chaque jour (sunecw`~) et qu’il peut facilement, en bon mendiant,porter dans sa besace (eujforei`n); il s’agit donc d’un type de richesseémanant de la vertu (ajrethv) de l’âme que le cynique aura toujours sur soiet que nul ne pourra lui enlever. D’autre part, il oppose à l’effort insenséet inutile qui consiste à accumuler (sunavgein), la tâche quotidienne —mais libre de toute contrainte (cwri;~ doulosuvnh~), à part celle qu’imposeun ventre (gasthvr) modeste et discipliné — qui consiste à recueillir ou àquêter au hasard (ajgeivrein) ou, si l’on préfère, à mendier le strict mini-mum nécessaire pour vivre. Finalement on pourrait dire que Cratès, endétournant la voix de Solon, érige comme métaphore de l’idéal cyniquela simple pâture qui remplit le ventre, et élève au rang de matière poétique,digne du chant des Muses, l’«éthique du minimum» que prônait Diogène.

En outre, le poème de Cratès suggère un autre thème de réflexion quirevient aux fondements de la doctrine cynique : sa parodie ratifie le prin-cipe diogénien de la falsification de la monnaie. En reprenant un poème deSolon comme point de départ pour ses propres vers, le poète-philosophede Thèbes revendique sa participation à l’héritage commun de la littéra-ture grecque; mais, tout comme Diogène, qui entrait au théâtre par laporte de sortie, Cratès participe à la tradition par le biais de la subversion.Puisque falsifier n’est pas la même chose qu’éliminer, Cratès «falsifie»Solon au lieu de l’ignorer. Les cyniques ont compris que les vrais change-ments ne passent pas par la destruction : Diogène, en menant une vie selonla nature, n’a jamais abandonné les villes pour s’installer dans le désert oudans les bois, et n’a jamais invité les hommes à le faire. Il n’a jamais nonplus prêché la démolition des temples et des portiques; au contraire, il s’enservait comme abris (cf., par exemple, D.L. VI 22), détournant l’œuvre deses concitoyens tout comme Cratès a détourné l’œuvre de Solon. Les phi-losophes cyniques nous ont appris qu’il revient au sage non pas de nier ceque produit la déraison humaine, mais de lui trouver un sens en le frap-pant d’une autre effigie75.

Page 23: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

668 Dialogue

Notes1 O. Flores-Júnior, «Cratès, la fourmi et l’escarbot : les cyniques et l’exemple

animal», Philosophie Antique, 2005, vol. 5, p. 135-171.2 Cf. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI 20.

Toutes les citations de l’œuvre de Diogène Laërce sont empruntées à DiogèneLaërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction française sous ladirection de Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Hachette, 1999 (ci-après D.L.).Sur l’idée de «falsification de la monnaie» comme clef d’interprétation dumessage cynique, voir l’avant-propos de M.-O. Goulet-Cazé, «Les cyniques etla “falsification de la monnaie”», dans L. Paquet, dir., Les Cyniques grecs.Fragments et témoignages, Paris, 1992, p. 5-24. En effet, les cyniques pensaientque l’exercice de la philosophie devait perturber l’ordre établi; cf., par exem-ple, le jugement que Diogène portait sur Platon : «De quelle utilité est pournous un homme qui, bien que pratiquant la philosophie depuis longtempsdéjà, se trouve n’avoir dérangé personne?» (Stobée, III 13, 68; trad. parM.-O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, Paris, Vrin, 1986, p. 69; cf. égalemmentPlutarque, De virtute morali 12, 452d = SSR V B 61). De même, dans le por-trait littéraire que Lucien trace du philosophe cynique, Ménippe est dépeintcomme un «casse-pieds» accompli (o{lw~ luphrov~) : cf. Lucien, Dialogi mor-tuorum 3 (2).

3 Cette étude porte sur l’éthique et la politique du cynisme ancien en général et,de façon plus précise, sur le cynisme qu’exprime l’élégie de Cratès, celle deSolon étant examinée uniquement dans la mesure où elle peut nous éclairersur la pensée et sur les procédés du cynique. Les problèmes relatifs spécifique-ment au poème de Solon, dont je ne cite que les 13 premiers vers, sur un total de76, ne seront donc pas abordés ici; pour une vision d’ensemble sur ce poème,je renvoie au commentaire de M. Noussia dans Solone. Frammenti dell’operapoetica, Milano, Biblioteca Universale Rizozzoli, 2001, p. 187-222, et à l’articletrès suggestif de K. Stoddard, «Turning the Tables on the Audience : DidacticTechnique in Solon 13W», American Journal of Philology, 2002, vol. 123,p. 149-168, qui offrent, tous les deux, une bibliographie très utile. La thèseavancée par K. Stoddard, selon laquelle «the first half of the poem, and mostespecially the prayer itself, is “ironic” and sets forth for the purpose ofinstructing the audience that the mindset it depicts represents a dangeroustrap for mortals» (p. 152), ne me paraît pourtant pas convaincante : outre cer-tains éléments de l’économie du texte solonien, qui ne me semblent pasautoriser une telle interprétation, le fait de concevoir l’existence d’une «ironicpersona» (p. 160) dans les premiers vers de l’élégie de Solon viderait le poèmede Cratès de son indiscutable caractère parodique. Je me permets encore dedire un mot sur un aspect de l’élégie de Solon qui a déjà fait couler beaucoupd’encre : la question de l’unité thématique du texte qui nous est parvenu, sou-levée par la complexité de son style parataxique. Sur ce point, il n’y a pas deconsensus entre les commentateurs, les opinions allant de celles qui ne voientpas dans le poème beaucoup plus qu’un ramassis de réflexions philosophiques

Page 24: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 669

plus ou moins consistantes, malgré l’unité de l’esprit qui l’anime (I. Linforth,Solon the Athenian, Berkeley et Los Angeles, University of California Press,1919, p. 112-113), jusqu’à celles qui considèrent les 76 vers, d’un point de vueconceptuel, comme un tout cohérent (cf. Stoddard, «Turning the Tables on theAudience», p. 149-150). À partir de là, c’est l’authenticité même du poème quiest mise en doute : G. Perrota, «L’elegia di Solone alle Muse», Atene e Roma,1924, vol. 5, p. 251-260, ne retient comme authentique que les 10 premiersvers; A. Maddalena, «Per l’interpretazione dell’elegia di Solone alle Muse»,Rivista di Filologia e d’Istruzione Classica, 1942, vol. 20, p. 182-192, rejette lesvers 63-76; tandis que pour C. Del Grande, «Solone : l’elegia alle Muse», dansFilologia Minore, Milano, R. Ricciardi, 1956, seuls les vers 67-70 ne seraientpas authentiques. En revanche, la plupart des auteurs considèrent que les 76vers qui constituent l’Élégie aux Muses (ou Élégie à soi-même, titre sous lequelce poème est également connu) non seulement sont authentiques (cf. l’articlede K. Stoddard) mais qu’ils ont été en plus très bien conservés et transmis (cf.A. Loeffler, «La valeur argumentative de la perspective énonciative dansSolon fr. 1 G.-P.», Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 1993, vol. 45, p. 23-36), l’explication de leur unité et de leur cohérence variant d’un auteur à l’autre(cf. le bilan de J. Christes, «Solons Musenelegie (Fr. 1G.-P. = 1D = 13W)»,Hermes, 1986, vol. 114, p. 1-19, et celui de H.-G. Nesselrath, «Göttliche Ge-rechtigkeit und das Schicksal des Menschen in Solons Musenelegie», MuseumHelveticum, 1992, vol. 49, p. 91-104). L’élégie de Cratès devrait s’imposerdans ce débat comme un élément important, mais la plupart des commen-tateurs ne la prennent pas en considération. Or, s’il est vrai qu’une parodien’est pleinement éclairée qu’à lumière de sa source, il n’est pas moins vrai que,dans certains cas, le procédé inverse peut s’avérer tout à fait utile; en ce sens,un texte parodique peut fournir pour son modèle des informations — et aussides possibilités de lecture et d’interprétation — qui, pour des raisons diverses,ne sont plus directement (c’est-à-dire, sans la médiation de la parodie) saisis-sables. Cette méthode a pourtant ses limites : G. Perrota est à ma connaissancele seul qui, dans son analyse du poème de Solon, considère de façon systéma-tique la parodie de Cratès (cf. «L’elegia di Solone alle Muse», p. 257-260) —il en lit d’ailleurs correctement les v. 6-7 (p. 258), vers que je commente dansmon «Cratès, la fourmi et l’escarbot : les cyniques et l’exemple animal» (cf.notamment les p. 149-155). Il appuie sur sa lecture de la parodie de Cratèsl’athétèse des v. 11-76 de l’Élégie aux Muses; quelques objections peuventpourtant être avancées à l’encontre de son hypothèse : d’abord il n’est pasexclu que Julien n’ait cité qu’une partie de la parodie de Cratès, même si c’estle même ensemble de vers, avec de très légères variations, qui apparaissentdans ses deux citations; de même, il n’est pas exclu non plus que Cratès n’aitparodié que quelques vers d’un poème plus long. G. Perrota rappelle encore(p. 258), pour conforter son interprétation, une autre parodie de Cratès, laPera, qui joue sur un passage homérique (cf. D.L. VI 85); mais cet argumentne sert pas plus à son hypothèse qu’il ne sert à la réfuter, car il est très peu

Page 25: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

670 Dialogue

probable que Cratès ait parodié toute l’Odyssée (!), ou même tout le passageoù Ulysse fait à Pénélope le récit d’une histoire inventée (Od. XIX , v. 172 sq.).

4 Fr. 13 West (fr. 1 Diehl) : M.L. West, Iambi et elegi Graeci ante Alexandrumcantati, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 1992. Ici, comme ailleurs,sauf indication contraire, les traductions du grec ont été faites par moi-même.

5 Crates Thebanus 359 (10 Diels; 1 Diehl) : Supplementum Hellenisticum, éditépar Hugh Lloyd-Jones et Peter Parsons, Berlin, De Gruyter, 1983, p. 168-169.Cf. Julien, Or. VII 9, 213a-214a; Or. IX [VI] 17, 199c-200b = SSR V H 84.

6 Pour la traduction de ce vers, j’utilise le vocabulaire adopté par E. Talbot,Œuvres Complètes de l’Empereur Julien, Paris, Plon, 1863, p. 174 et 185.

7 Voir sur le sujet J. Roca Ferrer, Kynikòs trópos. Cinismo y subversión literariaen la antigüedad, Barcelona, Bolletin des Instituto de Estudios Helénicos(VIII), 1974.

8 Cf. Flores-Júnior, «Cratès, la fourmi et l’escarbot».9 Cf. Clément d’Alexandrie, Stromata VI 2, 11, 1-4.

10 Cf. Hérodote IX 41; Hipponax, fr. 26 Masson; Xénophon, Cyropaedia VIII6, 12; et Plutarque, Adversus Colotem; Anthologie Palatine XI 413.

11 Cf. Hésiode, Opera et dies, v. 606.12 Cf. Il. XI, v. 773; XXVI, v. 640.13 Cf. Pindare, Olympia XIII, v. 43.14 Voir, sur le sujet, le chapitre de M. Detienne, «Ronger la tête de ses parents»,

dans Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1998, p. 133-160.15 Cf. une expression similaire dans Euripide, Heraclidae, v. 625.16 En suivant la suggestion de Perrota, «L’elegia di Solone alle muse», qui essaie

de définir le rôle des Muses et de leur relation avec le poète dans l’élégie deSolon par rapport à l’épopée homérique et aux poèmes d’Hésiode, on pour-rait dire que Cratès renoue ici avec les poimevne~ a[grauloi, kajk’ejlevgcea,gastevre~ oi\on de la Théogonie d’Hésiode (v. 26). Toutefois, il ne s’agit pas,pour Cratès, de faire l’éloge d’une «rusticité» qui, étrangère à toute formed’intelligence ou, comme dans le cas d’Hésiode, à tout esprit poétique, imposeaux hommes le seul souci alimentaire; il s’agit, bien au contraire, de montrerque toute vertu dépend, pour une bonne part, d’un ventre discipliné. Alorsque les Muses d’Hésiode proposent au poète, à travers l’expérience même duchant, de l’élever au-dessus des besoins prosaïques que sa condition animalelui impose, afin de lui apprendre, en le rapprochant de l’ordre divin de l’uni-vers, la justice qui doit régner parmi les hommes, celles que le cynique invoqueconfirment que vertu et justice peuvent être atteintes uniquement par l’accepta-tion de ce qui, dans l’homme, revient à l’animal.

17 Cf. en guise d’exemple D.L. VI 45 : «À qui proclamait Callisthène bienheu-reux sous prétexte qu’il avait part aux magnificences d’Alexandre, Diogènedit : “il est malheureux, lui qui déjeune et dîne quand il plaît à Alexandre”».

18 Cf. Théon, Progymnasmata V = SSR V B 388; Lucien, Pro imaginibus 17; etJulien, Or. VII 7, 211b-d = SSR V B 10. L’affirmation de Diogène pose évidem-ment un problème : le cynique, en méprisant la doxa, vise-t-il au bout du

Page 26: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 671

compte son acquisition? La question mériterait un examen plus approfondi.Je signalerai seulement que, pour les cyniques, la doxa, c’est-à-dire le jugementdont ils pouvaient être l’objet, n’importe que dans la mesure où il correspondà une certaine pédagogie qui, en se fondant sur l’action — ou, plus exacte-ment, sur la mise en pratique, au grand jour, d’une pensée — plutôt que surles discours, relève essentiellement de l’exemplum. C’est ce que suggère, parexemple, me semble-t-il, le passage rapporté par Diogène Laërce, selon lequelDiogène entrait au théâtre à contre-courant des gens qui sortaient, en ajou-tant le commentaire suivant : «tout au long de ma vie c’est ce que je m’efforcede faire» (D.L. VI 64). C’est ce qu’on dégage aussi de la «leçon» de Cratès àMétroclès, rapportée également par Diogène Laërce (D.L. VI 94), qui auravalu aux cyniques la réputation de péteurs (povrdwne~, cf. Épictète III 22, 80 =SSR V B 290).

19 Cf. D.L. VI 11. L’ajdoxiva, comprise comme l’absence de réputation ou commel’obscurité du nom, serait donc une notion à rapprocher de l’idée d’ajtufiva :pour Antisthène, cf. Clément d’Alexandrie, Stromata II, XXI, 130, 7;Théodoret, Græcarum affectionum curatio XI 8 = SSR V A 111.

20 Cf. le pseudo-Diogène, Lettre VII à Hicétas 1 = SSR V B 537; Lettre XXXVIIà Monime 6 = SSR V B 567. Sur le problème des lettres cyniques, voir Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, p. 19, n. 8.

21 Sur ce point, voir ibid., p. 53-71. 22 Cf. Julien, Or. IX [VI] 16, 198d, et Clément d’Alexandrie, Paedagogus III 6,

35, 3 = SSR V H 77.23 Cf. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, p. 210-213.24 En effet, à en croire D.L. II 117, Cratès n’était pas tout à fait convaincu de

l’utilité des «génuflexions et des prières». En tout cas, suivant toujours lesprincipes de la parodie, le cynique s’approprie l’«imaginaire populaire» et lesformes d’expression traditionnelles pour communiquer son enseignementmoral novateur.

25 Trad. de Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, p. 64.26 Télès, dans Stobée III 1, 98 p. 37-49 Hense (fr. II Fuentes González).27 Ibid., 8. Trad. par P. P. Fuentes González, Les diatribes de Télès, Paris, Vrin,

1998, p. 137.28 Cf. Hésiode, Théogonie, v. 1-120. Que Solon demande aux Muses non pas l’inspi-

ration, mais richesse et bonne réputation a surpris plus d’un commentateur :cf. Stoddard, ««Turning the Tables on the Audience», p. 152-154.

29 Il est utile de rappeler, encore une fois, la célèbre anecdote à propos deDiogène de Sinope : «Un jour qu’il se masturbait sur la place publique, il dit :“si seulement en se frottant aussi le ventre, il était possible de calmer safaim!”» (D.L. VI 46; 69).

30 Pour le cynique, c’est la notion même d’esclavage qui doit être remise en ques-tion; cf. D.L. VI 55 : «Aux gens qui lui conseillaient de rechercher son esclavequi avait pris la fuite, [Diogène] rétorqua : “il serait plaisant que Manès puissevivre sans Diogène et que Diogène ne puisse vivre sans Manès”». La même

Page 27: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

672 Dialogue

anedocte est aussi racontée par Stobée IV 19, 47; Télès, p. 41, 13-15 Hense (fr.IVA Fuentes González); Sénèque, De tranquillitate animi 8, 3-7; et Élien, Varia his-toria XIII 28 (ces passages ont été rassemblés dans SSR V B 441). Pour un com-mentaire de cet épisode voir J.-M. García González, «Diógenes y el esclavo : unapropuesta de interpretación», Sodalitas, 1981, vol. 2, p. 49-68; et M.-O. Goulet-Cazé, «Le livre VI de Diogène Laërce : analyse de sa structure et réflexionsméthodologiques», ANRW II 36.6, p. 3880-4048 (voir les p. 4037-4039).

31 Le refus de l’excès est prôné aussi par d’autres écoles philosophiques, entreautres celle d’Épicure (cf., par exemple, D.L. X 12; X 144), mais chez les cyni-ques il se radicalise : Antisthène déjà (cf. Xénophon, Symposium IV 35-44)considérait la polucrhmativa comme le symptôme d’une terrible maladie(caleph; novso~) qui découle précisément de l’impossibilité de se rassasier(ejmpivmplasqai); de même, Diogène comparait ceux qui aiment l’argent auxhydropiques : cf. Stobée III 10, 45 = SSR V B 229; III 6, 40 = SSR V B 182.Sur ce thème voir, pour Antisthène, A. Brancacci, «Érotique et théorie duplaisir chez Antisthène», dans M.-O. Goulet-Cazé et R. Goulet, dir., Le cynismeancien et ses prolongements, Paris, Presses Universitaires de France, 1993,p. 35-55, et, pour la tradition cynico-stoïcienne en général, R. Nickel, «DasVerhältnis von Bedürfnis und Brauchbarkeit in seiner Bedeutung für daskynostoische Ideal der Bedürfnislosigkeit», Hermes, 1972, vol. 100, p. 42-47.

32 Solon reconnaît pourtant, à la fin du poème, la tendance des hommes àl’insatiabilité : «Pour la richesse il n’est pas de limite avouée, /car ceux quimaintenant parmi nous possèdent le plus de moyens/s’efforcent de lesdoubler : qui pourrait tous les satisfaire?» (v. 71-73).

33 Selon L. D. Ferreira, Sólon. Ética e política, Lisbonne, Fundaçâo CalousteGulbenkian, 2001, p. 434, l’élégie de Solon ne consiste pas seulement dans uneréflexion sur la richesse, elle exprime aussi le problème du destin humain et del’impénétrabilité des desseins divins, ce qui pourrait expliquer l’absence detoute prescription en vue de l’acquisition d’une richesse juste.

34 Cf. G. Vlastos, «Solonian Justice», dans D. W. Graham, dir., Studies in GreekPhilosophy, vol. 1, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 32-56. Àl’opposé de M. Croiset, «La morale et la cité dans les poésies de Solon»,Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres,1903, p. 581-596, qui attribuait à l’immaturité du premier Solon la visionplutôt traditionaliste de la justice exprimée dans le fr. 13, Vlastos considèreque celui-ci présente en fait les fondements de la justice of wealth solonienneet de sa conception des classes sociales dans leurs rapports mutuels àl’intérieur de l’État : cf. Vlastos, «Solonian Justice», p. 47, n. 82.

35 Le vers 31 explicite qui sont les innocents (ajnaivtioi), mentionnés au versantérieur, qui peuvent payer (tivnousin) pour des fautes commises : ce sont lesfils ou les descendants de ceux qui les ont commises (h] pai`de~ touvtwn h] gevno~ejxopivsw) et qui ont pu, à leur tour, échapper au châtiment. Je ne vois pas com-ment ce passage pourrait suggérer, comme l’a affirmé C. Darbo-Peschanski,«Condition humaine, condition politique. Fondements de la politique dans la

Page 28: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 673

Grèce archaïque et classique», dans L’invention du politique, Annales, 1996,vol. 51, no 4, p. 711-732, que «les coupables en question ne se réduisent pas aupetit groupe qui, un jour, commet un forfait, mais correspond [sic] à l’ensem-ble des hommes, dans l’ensemble des activités qui les font vivre» (p. 715-716,je souligne).

36 Cet aspect du cynisme sera développé plus tard dans le système stoïcien : cf.D.L. VII 85-57. Si l’on applique rétrospectivement au cynisme le modèle descercles concentriques par lequel Hiéroclès, dans Stobée IV 27, 33, traduit lathéorie stoïcienne de l’oikeiôsis, on devrait localiser la vertu — et par là mêmele bonheur et la justice — dans l’espace compris à l’intérieur du cercle le pluspetit.

37 Cf. D.L. VI 5 : «“De même”, disait [Antisthène], “que le fer est rongé par larouille, de même les envieux le sont par leur propre caractère (tou` ijdivouh[qou~)”»; D.L. VI 27 : «Il s’étonnait de voir les grammairiens faire des recher-ches sur les malheurs d’Ulysse, tout en ignorant les leurs propres (ta; i[dia)».Cf. également : D.L. VI 6; Bion de Borysthène, F 5 A Kindstrand; Julien, Or.VII 2, 22; Télès, dans Stobée III 1 98, p. 37-49 Hense (fr. II Fuentes González);et Épictète III 24, 67-69 = SSR V B 22. On voit ici une certaine continuitéentre la philosophie du langage d’Antisthène — la théorie de l’oikeios logos —et la doctrine éthique des cyniques postérieurs : voir A. Brancacci, «Askesis elogos nella tradizione cinica», Elenchos, 1987, vol. 8, p. 439-447, et Oikeioslogos : la filosofia del linguaggio di Antistene, Napoli, Bibliopolis, 1999, 304 p.

38 Cf., pour Diogène, D.L. VI 71.39 Pseudo-Maxime Confesseur, Loci communes c. 12. 63/69, p. 308 Ihm (= XII

43, p. 797 Migne; Arsenius 8-11, p. 197 Walz; SSR V B 507).40 Cf. aussi Arsenius, p. 209, 11 Walz = SSR V B 220, où la même comparaison

est attribuée à Diogène de Sinope.41 Trad. É. Bréhier, dans P.-M. Schuhl, dir., Les stoïciens, vol. 2, Paris, Galli-

mard, 1962.42 Trad. F. Ollier, dans Xénophon, Banquet. Apologie de Socrate, Paris, Les

Belles Lettres, 1971.43 Charmide illustre, avec sa propre expérience, le fait que la pauvreté l’emporte

sur la richesse lorsqu’il s’agit de l’acquisition et de la conservation dubonheur : cf. Xénophon, Symposium IV 29-33. En fait, le riche est prisonnierdu souci d’augmenter sa richesse et de la peur de la perdre.

44 Sur ce personnage, voir M.-O. Goulet-Cazé, «Anaximène de Lampsaque», A167, DPhA, 1989, vol. 1, p. 194.

45 Cf. Goulet-Cazé, «Le cynisme à l’époque impériale», p. 2787.46 Concernant la philanthropie cynique, le cas le plus curieux est de loin celui

de Sostrate, philosophe obscur que les Grecs surnommaient «Héraclès» etque Lucien rapproche de Démonax; voir M.-O. Goulet-Cazé, «Répertoire desphilosophes cyniques», dans L’ascèse cynique, p. 231-248 (p. 244 pour Sostrate),révisé dans une version en anglais, sous le titre «Catalogue of Known CynicPhilosophers», dans M.-O. Goulet-Cazé et R. B. Branham, dir., The Cynic

Page 29: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

674 Dialogue

Movement in Antiquity and Its Legacy, Berkeley, University of CaliforniaPress, 1996, p. 389-413 (p. 408 pour Sostrate). Selon Lucien, ce Sostrate-Héraclès, comme le héros mythique qui lui prête son nom, avait accompli denombreux travaux, éliminant des truands, construisant des routes là où il n’yen avait pas et élevant des ponts sur des passages difficiles : Lucien, Demonactisvita 1. Voir également J. F. Kindstrand, «Agathon (ou Sostratos)», A 35,DPhA, 1989, vol. 1, p. 66-67.

47 Trad. par Goulet-Cazé, dans «Le cynisme à l’époque impériale», p. 2762.L’anaphore du verbe skopei`n rappelle d’ailleurs une autre fonction que le phi-losophe cynique s’arroge, à savoir celle du surveillant (katavskopo~) des fauteshumaines : cf. les passages rassemblés dans SSR V B 27.

48 La «misanthropie» cynique ne pourra donc pas être rapprochée de celle d’unTimon (cf. D.L. I 107; IX 109-116) qui voulait «vivre seul comme les loups»et pour qui «la compassion pour celui qui pleure, le secours apporté à celuiqui en a besoin devaient être considérés comme une transgression de la loi etune subversion des mœurs» (cf. Lucien, Timon s. misanthropos 42, trad. parJ. Bompaire, dans Lucien, Œuvres, vol. 3, Paris, Les Belles Lettres, 2003,p. 317) ou de celle d’un Héraclite qui, selon Diogène Laërce, «prit les hommesen haine (misanqrwphvsa~) et vécut à l’écart dans les montagnes, se nourrissantd’herbes et de plantes» (D.L. IX 3); pour une comparaison entre la penséecynique et les idées d’Héraclite, voir J. F. Kindstrand, «The Cynics and Hera-clitus», Eranos, 1984, vol. 82, p. 149-178. Les invectives de Diogène n’avaientpour cible que la façon dont la plupart des hommes pratiquaient leur«humanité»; c’est cela que semble évoquer l’anecdote rapportée D.L. VI 43 :«Comme à Olympie le héraut proclamait : “Vainqueur catégorie hommes :Dioxippe”, Diogène dit : “lui, c’est catégorie esclaves; catégorie hommes, c’estmoi”». Cf. également D.L. VI 24; 27; 33; 41; et comparer D.L. VI 47 avecGnomologium Vaticanum 743, n. 195 = SSR V B 180.

49 Cf. Plutarque, De esu carnium 995 c-d : «Diogène osa manger un poulpe cruafin de rejeter la préparation des viandes par la cuisson au feu. Alors quebeaucoup d’hommes l’entouraient, il s’enveloppa de son manteau et, portantla viande à sa bouche, il dit : “c’est pour vous que je risque ma vie, que je coursce danger”». Sur ce thème, voir M. Detienne, Dionysos mis à mort, surtout lesp. 153-154. Sur le problème du philosophe comme exemple exceptionnel, voirl’ouvrage de F. de Luise et G. Farinetti, Felicità socratica : immagini di Socratee modelli antropologici ideali nella filosofia antica, Hildesheim, Olms Verlag,1997 (voir les p. 87-105 sur Diogène de Sinope).

50 La comparaison du philosophe avec un médecin est fréquente chez lescyniques : cf. par exemple D.L. VI 4; 30; 36, et Stobée III 13, 43 = SSR V B281. À propos de la mission du cynique, voir Giannantoni, SSR IV, p. 507-512.

51 Sur le témoignage de Télès à propos de Cratès, Fuentes González, Les dia-tribes de Télès, p. 203 écrit : «C’est là, dans l’attitude intérieure (trovpo~ ou ca-ractère), que se trouve la différence entre l’homme commun et l’homme sage,c’est là que réside la supériorité de celui-ci, c’est-à-dire sa vertu. Dans la pau-

Page 30: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 675

vreté, par exemple, le rôle de la philosophie est de préparer à la frugalité,pour laquelle Cratès était aux yeux de Télès non seulement un modèle, maisun maître : “lui, il était capable à partir d’hommes insatiables et prodigues deformer des hommes libres et de mœurs simples” (fr. IV A 40, 3 sq.)».

52 Trad. par Fuentes González, Les diatribes de Télès, p. 369.53 Antisthène, par exemple, affirmait qu’il faut «faire plus de cas de l’homme

juste (to;n divkaion) que d’un parent (tou` suggenou`~)» (D.L. VI 12).54 Trad. par Bréhier, dans Les Stoïciens, vol. 2, p. 1027.55 Cf. ce que dit Polémarque chez Platon, République I 334b : «Pourtant, la jus-

tice m’apparaît toujours, à moi, comme le fait de rendre service à ses amis etde nuire à ses ennemis». Traduction de G. Leroux, dans Platon, La République,Paris, Flammarion, 2002, p. 84. Sur le problème de la philia chez les philo-sophes cyniques, on pourra consulter P. P. Fuentes González, «Necesitabande un amigo los cínicos antiguos?», Bitarte. Revista Cuatrimestral de Humani-dades, 2003, vol. 31, p. 51-72.

56 Voir aussi Excerpta e Ms. Flor. Ioann. Damasc. II 31,22 = SSR V B 313. Dansl’évolution du cynisme, même si Cratès affirme que l’utilité et l’efficacitédoivent l’emporter sur la gentillesse dans les rapports concernant la philia, ondoit néanmoins remarquer que Cratès semble introduire une «note de ten-dresse» dans la pédagogie de Diogène : cf. l’anecdote racontée par Plutarqueselon laquelle Démétrios de Phalère, lors de son exil à Thèbes, rencontre unjour Cratès; s’attendant au franc-parler cynique (parrhsivan kunikhvn) et à desparoles rudes (lovgou~ tracei`~), il est frappé par la douceur (pravw~) aveclaquelle le philosophe l’approche et lui explique que l’exil n’est point un mal(Plutarque, Quomodo adulator ab amico internoscatur 27, 69c-d, fr. 58 Wehrli= SSR V H 34). Il ne s’agirait pourtant pas d’une divergence essentielle entrele cynisme de Cratès et celui pratiqué par Diogène, mais plutôt d’une dif-férence de caractère entre les deux philosophes : cf. Fuentes González,«Necesitaban de un amigo los cínicos antiguos?», p. 60-63.

57 Mais si l’on considère le parallélisme très étroit qui existe entre le poème deCratès et celui de Solon qu’il parodie, la lacune entre les vers 4 et 5 dans lacitation de Julien suggère que le cynique a dû aborder, de façon explicite, lecomportement du sage face à ses ennemis éventuels : cf. Perrota, «L’elegia diSolone alle Muse», p. 257-258.

58 Plutarque, De capienda ex inimicus utilitate 4, 88a = SSR V B 421.59 Gnomologium Vaticanum 743, n. 187 (cf. SSR V B 421).60 Le fait que Julien ait cité le poème de Cratès semble confirmer ce point de vue.

À ce propos, D. Micalella, «Giuliano e l’eudaimonia», Rudiae, 1998, vol. 10,p. 174, écrit : «Invero, per Giuliano ogni uomo — e non solo egli stesso inquanto imperatore — raggiunge la felicità piena quando sviluppa anche il suoaspetto relazionale, cioè quando riesce ad essere utile agli altri uomini».

61 Cf. Plutarque, Quomodo adulescens poetas audire debeat 4, 21e = SSR V B 421.62 Cf. aussi, à propos de Diogène, D.L. VI 63 : «À qui lui reprochait d’entrer

dans des lieux impurs, il dit : “le soleil pénètre bien dans les latrines et pour-

Page 31: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

676 Dialogue

tant il ne se souille pas!”». Un autre passage, que l’on trouve dans le Gnomo-logium Vaticanum 743 n. 197 et dans le Cod. vat. gr. 742 f. 65r = SSR V B 415,semble en revanche transmettre un message contradictoire de la penséecynique : «Ayant appris qu’une de ses connaissances s’entretenait avec deshommes pervers (mocqhroi`~ ajnqrwvpoi~), Diogène dit : “il est bien étrange quel’on choisisse les meilleurs matelots lorsqu’on veut naviguer, alors que quandon décide de vivre correctement (biou`n ojrqw`~) on prend au hasard noscompagnons de vie”». Il faut pourtant tenir compte de ce que le cynique neconfond pas sa mission avec celle des autres hommes; tandis que le cyniquedoit guérir les hommes de leur folie, l’homme commun qui veut devenir unhomme de bien (kalo;~ kajgaqov~) doit, lui, apprendre de ceux qui s’y connais-sent (para; tw`n eijdovtwn) : cf. D.L. VI 8. En tout cas, ce que Diogène souligneici c’est avant tout l’incohérence qui domine l’action humaine et qu’Antis-thène avait déjà remarquée : «“Il est anormal”, disait-il, “que du bon grainl’on sépare l’ivraie et qu’à la guerre on laisse de côté les bons à rien, mais quedans la vie politique on n’écarte pas les scélérats”» (D.L. VI 6).

63 Cf. aussi Plutarque, Quomodo adulator ab amico internoscatur 36, 74c et Gnomo-logium Monacense Latinum V 2 p. 21 = SSR V B 420. Concernant Antisthène,cf. D.L. VI 5 : «Un jour que des scélérats (ponhroiv) faisaient sa louange, il dit :“je crains d’avoir fait quelque chose de mal”» et, dans un contexte similaire,D.L. VI 8.

64 Cf. Philodème, De stoicis 6, col. XVI Dorandi (T. Dorandi, «Filodemo. Glistoici», Cronache Ercolanesi, 1982, vol. 12, p. 91-133). Sur les problèmes liésau texte de Philodème en tant que source de la pensée cynico-stoïcienne, voirl’ouvrage récent de M.-O. Goulet-Cazé, Les kynika du stoïcisme, Stuttgart,Franz Steiner Verlag, 2003, 198 p.

65 Les nombreuses anecdotes mettant en évidence le courage et l’audace deDiogène face à Philippe ou à Alexandre montrent bien que le cynique prati-quait réellement ce principe : cf. les fragments rassemblés par Giannantonidans SSR V B 25-49.

66 Cf. égalemment Épiphane, Adversus haereses III 2, 9; III 26 = SSR V A 107.67 Cf. Philodème, De stoicis, ch. 6, col. XVI Dorandi; Athénée, Deipnosophistes

IV, 159c = SSR V B 125. Voir Goulet-Cazé, Les kynika du stoïcisme, p. 35-36.68 C’est ce que suggère Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, p. 65, n. 157.69 Trad. par P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, p. 92-93.70 Pour une étude générale de ce sujet, voir C. C. W. Taylor, «Politics», dans

J. Barnes, dir., The Cambridge Companion to Aristotle, London, CambridgeUniversity Press, 1995, p. 233-258, et R. Höistad, Cynic Hero and Cynic King,Uppsala, Lund, 1948, p. 103-104. Dans ce contexte, on a souvent considéréque la morale d’Antisthène et des cyniques était marquée par un fort indivi-dualisme (que corrobore le fait que le cynisme ne constitue pas une traditionphilosophique homogène et que l’école cynique, dans le sens matériel duterme, n’a certainement jamais existé) incompatible avec l’élaboration d’unevéritable doctrine politique. C’est la position que soutiennent, parmi d’autres,

Page 32: Khortos gasteri ou le bonheur est dans le pré: éthique et politique cyniques selon un poème de Cratès de Thèbes

Cratès de Thèbes 677

W. Windelband, A History of Philosophy, New York, Russell Sage Founda-tion, 1923, p. 84-85; Höistad, Cynic Hero and Cynic King, p. 103-149; etJ. F. Kindstrand, Bion of Borysthenes, Uppsala, Lund, 1976, p. 11. Les proposde D. R. Dudley, A History of Cynicism from Diogenes to the 6th Century AD,Cambridge, Cambridge University Press, 1937, p. 37, sur la pensée politiquede Diogène fournissent un résumé exemplaire : «It is the extreme of indivi-dualism. To call it a political system at all is doubtless a contradiction, unlesswe are prepared to admit with Blake the possibility of a benevolent anarchy».Sur la portée politique du mode de vie cynique, on pourra consulterC. A. Tezas, «’Arethv and kakiva as Political Concepts in the Cynic Tradition»,Dodone, 1986, vol. 15, p. 65-84 (en grec moderne avec un résumé en anglais),et S. Husson, «La Politeia de Diogène le Cynique», dans G. Romeyer Dherbeyet J.-B. Gourinat, dir., Socrate et les socratiques, Paris, Vrin, 2001, p. 411-430.

71 Stobée II 31, 61 = Excerpta e Ms. Flor. Ioann. Damasc. II 13, 74; SSR V B 315.72 C’est en ce sens que doivent être interprétés des propos comme ceux

d’Épictète qui, dans ce cas précis, semble être fidèle à la pensée cynique, mêmes’il utilise une terminologie de facture stoïcienne pour l’exprimer : cf. ÉpictèteIII 24, 67-69. En fait, pour Épictète, la philosophie de Diogène et de Cratèstouchait à «la plus haute politique» : cf. Épictète III 22, 83-85.

73 Cf. l’apparat critique de H. Lloyd et P. Parsons cité plus haut.74 Cf. Hésiode, Théogonie 526, et Eschyle, Prométhée délivré, fr. 200-201 Nauck.75 Ce travail a été élaboré dans le cadre d’une bourse d’études financée par le

CNPq (Brésil), que je remercie. Je voudrais, encore une fois, exprimer mareconnaissance à Marie-Odile Goulet-Cazé et à Richard Goulet qui ont eu lagénérosité de relire ces pages et de me faire part de leurs remarques, m’évitantainsi bien des erreurs; celles qui persistent sont évidemment de mon proprefait. Je remercie aussi Pedro Pablo Fuentes González qui n’a pas hésité à mecommuniquer le manuscrit de sa propre traduction du poème de Cratès queje commente ici et dont les indications bibliographiques m’ont été très utiles.