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egende et rumeur publique du vivant de Jeanne d’Arc Olivier Hanne To cite this version: Olivier Hanne. egende et rumeur publique du vivant de Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc et la guerre de cent ans, SOTECA (Groupe Hommel), 2013, 3, pp.68-75. <halshs-00995823> HAL Id: halshs-00995823 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00995823 Submitted on 24 May 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

L egende et rumeur publique du vivant de Jeanne d’Arc · guerre de cent ans, SOTECA (Groupe Hommel), 2013, 3, pp.68-75. HAL Id: halshs-00995823 Submitted

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Legende et rumeur publique du vivant de Jeanne d’Arc

Olivier Hanne

To cite this version:

Olivier Hanne. Legende et rumeur publique du vivant de Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc et laguerre de cent ans, SOTECA (Groupe Hommel), 2013, 3, pp.68-75. <halshs-00995823>

HAL Id: halshs-00995823

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00995823

Submitted on 24 May 2014

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements d’enseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

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69novembre-décembre-janvier 2013

Légende

La rumeur publique à ParisDurant le conflit, Paris est farouchement hostile aux Armagnacs, plutôt passive

face aux Anglais et partisane du duc de Bourgogne. Le registre du Parlement de Paris,tenu par le greffier Clément de Fauquembergue, note de 1417 à 1435 les événementsquotidiens survenus dans la cité. Dès le 10 mai 1429, l’auteur commente la levée dusiège d’Orléans, soit vingt-quatre heures après les faits (orthographe modernisée) :

« Mardi dixième jour de mai, fut rapporté et dit à Paris publiquement que, diman-

che dernier, les gens du Dauphin, en grand nombre, après plusieurs assauts continuel-

Le surgissement de Jeanne d’Arc au sein de laguerre de Cent Ans a tellement frappé lesmédiévaux qu’il a nourri toutes sortes de rumeurs,de bruits colportés, partagés entre la convictiond’une mission divine et la crainte des agissementsd’une sorcière. Parmi la masse des sourcesconcernant Jeanne, certaines, procheschronologiquement, se prêtent mieux à l’analysede cette legenda, « ce qu’il faut lire », et donc « cequ’il faut croire » à son propos. Plus d’une quinzainede sources, administratives, narratives etépistolaires, ont été rédigées entre 1429 et 1431,soit à l’époque même de l’épopée, lorsque lespopulations tentaient de se faire une idée surelle, sans le poids des reconstructions postérieures (1).

Légende et rumeur

publique du vivant

de Jeanne

Charles VII remet undocument à Jeanned’Arc.Miniature tirée dumanuscrit « LeJouvencel » de JeanV de Bueil (1406-1477) compagnonde Jeanne d’Arcfaisant le récit dusiège d’Orléans.(Espagne,Bibliothèque royalede San Lorenzo del’Escorial). © Luisa Ricciarini /Leemage.

Par Olivier Hanne –

Agrégé et docteur en histoire médiévale

chercheur associé à l’université d’Aix-Marseille

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lement entretenus par la force des armes, étaient entrés

dans la bastide que tenaient Guillaume Glasdale [...],

et que, ce jour-là, les autres capitaines et gens d’armes

tenant le siège et les bastides de l’autre côté de la Loire,

devant la ville d’Orléans, étaient partis de ces bastides

et avaient levé leur siège pour aller renforcer ledit

Glasdale et ses compagnons et pour combattre les enne-

mis, qui avaient en leur compagnie une pucelle seule

ayant bannière au milieu des ennemis, ainsi qu’on le

disait [...]. »Le greffier reprend la rumeur publique qu’il entend

à Paris, sans parvenir à l’authentifier. Il s’agit de nou-velles des combats dans la vallée de la Loire, perçuescôté anglais, les armées de Charles VII étant les « enne-mis ». Le seul élément concret sur Jeanne d’Arc estqu’il s’agit d’une « pucelle portant bannière ». Il ignoretout de son rôle et se contente de souligner la dimen-sion inhabituelle voire suspecte du personnage. Lorsde l’assaut sur Paris, le 8 septembre 1429, il note qu’ellefut blessée et qu’elle conduisait l’armée. Le greffierreste en retrait sur la signification d’une telle inver-sion sociale et se borne à des éléments factuels. Jeannene représente qu’une bizarrerie, vite oubliée.

Le Journal d’un bourgeois de Paris, rédigé par unchanoine de Notre-Dame, clerc de l’Université, est plus

friand en rumeurs sur la jeune fille. Chez lui, les ragotsles plus hasardeux sont pris avec autant de sérieux queles faits de guerre. Avant Orléans, l’homme n’a encorejamais entendu parler d’elle. L’auteur ouvre l’année1429 en déplorant l’augmentation des prix du vin, ladéfaite française de « la Journée des Harengs », et sur-tout en s’intéressant à l’arrivée du prédicateur corde-lier Richard, « homme de très grande prudence, semeurde bonne doctrine pour édifier son prône ».

Entre mars et avril, prêchant des heures entièresau cimetière des Innocents et à Boulogne, il attire descentaines de personnes, pousse les fidèles à la dévo-tion, à brûler leurs jeux de hasard, leurs beaux vête-ments, imitant les accents du messianisme juif. Le 26avril, citant l’Apocalypse, il va jusqu’à annoncer qu’en1430 « on verrait les plus grandes merveilles qu’on a

jamais vues ». La nouvelle de l’arrivée de Jeanne ausiège d’Orléans tombe ainsi sur une populace pari-sienne surchauffée par ses prêches :

« Item, à cette époque il y avait une Pucelle, comme

on disait, sur la rivière de Loire, qui se disait prophète

et disait : Telle chose adviendra pour vrai [...]. Et on dis-

ait que malgré tous ceux qui tenaient le siège devant

Orléans, elle entrerait en la cité à grande foison

d’Armagnacs et grande quantité de vivres [...]. Et ceux

qui aimaient les Armagnacs et non les Bourguignons

ni le régent de France [le duc de Bedford] racontaient

à son propos plusieurs autres choses ; ils affirmaient

que quand elle était bien petite elle gardait les brebis,

que les oiseaux des bois et des champs, quand elle les

appelait, venaient manger son pain en son giron. En

vérité, c’est faux ! »L’auteur apprend par la fama publica que Jeanne

est arrivée à Orléans avec les troupes du roi, quali-fiées d’« Armagnacs », c’est dire qu’elle représentepour lui la créature d’un camp. Il apprend sur ellequelques éléments : son surnom, sa virginité, sa jeu-nesse, une capacité à annoncer l’avenir. Le texte mon-tre plusieurs strates dans l’opinion. Le Bourgeois, quin’a aucune sympathie pour Jeanne, illustre l’avis desclercs lettrés et politisés. Le populaire, déjà bouleversépar le prédicateur Richard, semble hésitant, attiré parle merveilleux de l’affaire et moins par son interpré-tation politique. Enfin, un groupe favorable àCharlesVII est mêlé aux Parisiens et diffuse sa proprerumeur. L’auteur les a rencontrés ou connaît bien leuropinion. La mention des oiseaux n’est pas anecdo-tique, car elle fut colportée sciemment par la cour deCharles VII afin de rapprocher Jeanne de saint Françoisd’Assise. Mais si elle parle aux oiseaux, elle ne s’a-dresse pas aux hommes, ce qui passerait pour uneusurpation de l’office de la prédication.

Le 8 mai, la prophétie se réalise, le siège est levé :« Et partout allait cette Pucelle armée avec les Armagnacs

et portait son étendard, où était seulement écrit Jésus,

et on disait qu’elle avait dit à un capitaine anglais de

quitter le siège avec sa compagnie, ou mal leur vien-

drait et honte à tous [...]. » La ville de Paris ne manque pas d’informations

70

Légende

Jeanne d’Arc ausiège de Paris.Chromotypographie d’aprèsThéodore Lix in «Histoire de Jeanned’Arc » de LouisMoland.(Collection privéevers 1900) © Bianchetti /Leemage.

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sur l’action de Jeanne et sur les paroles échangées le5 mai avec William Glasdale, capitaine anglais noyépendant l’assaut des Tourelles. Le Bourgeois décrit àplaisir l’agressivité de la Pucelle, son équipement bel-liqueux qui tranche scandaleusement avec le nom deJésus sur son étendard.

La suite du récit inscrit la jeune fille dans un dérè-glement de la nature. Après la victoire de Patay, le pré-dicateur Richard, plutôt favorable à Jeanne, quitteParis au grand désespoir de ses ouailles. Aussitôt nais-sent deux enfants siamois à Aubervilliers, un veau àdeux têtes et un porc à deux têtes. La population, trou-blée par le retournement de la guerre, veut voir dansces anecdotes un signe divin qu’elle ne sait pas encoreinterpréter, mais qu’elle associe clairement à la Pucelle.La confusion déborde même sur un début de révolte :

« le mardi devant la Saint-Jean, fut une grande émeute

que les Armagnacs devaient entrer cette nuit à Paris,

mais il n’en fut rien. » Sur la foi d’un simple bruit eten raison de la révolte, on change le prévôt des mar-chands et les échevins, c’est-à-dire tout le gouverne-ment municipal ! De toute évidence, le climatd’effervescence à Paris, lié en partie à l’arrivée deJeanne, suscite les inquiétudes les plus folles. Pourtant,la jeune fille, présage néfaste, est bientôt vaincuedevant Paris, suscitant chez les soldats de Charles VIIune amertume dont le Bourgeois se fait l’écho : « Ilsmaudissaient beaucoup leur Pucelle, qui leur avait

promis que sans nulle faute ils gagneraient par cet

assaut la ville de Paris par force ».Afin d’encadrer l’opinion du populaire par un rituel

collectif dont la valeur médiatique est claire, les cha-

novembre-décembre-janvier 2013

L�gende et rumeur publique du vivant de Jeanne

Légende

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noines de Paris organisent une procession à Sainte-Geneviève le 7 septembre, « pour obtenir la cessationdes maux présents et de l’attaque des ennemis ». Peuaprès l’arrestation de la jeune femme, le clergé pari-sien renforce son contrôle de l’opinion publique pardes prêches qui diffusent la version officielle de cequ’il faut retenir de la Pucelle vaincue :

« Item, la vigile du Saint-Sacrement de cette année

[le 30 mai 1431], dame Jeanne ayant été prise devant

Compiègne, qu’on nommait la Pucelle, ce jour-là on

fit une prédication à Rouen, elle étant sur un échafaud

où chacun pouvait la voir bien clairement, vêtue en

habit d’homme, et là lui furent démontrés les grands

maux douloureux qui par elle étaient advenus dans la

chrétienté [...] ». Grâce à cette mise en scène parfaitement intégrée

dans la procédure inquisitoriale, Pierre Cauchon etles clercs lettrés de l’Université peuvent présenter leur

version auprès du peuple et marquer les esprits.Immédiatement après, le supplice public garantit unepublicité morbide mais efficace à la condamnation.Le fait qu’elle s’offre nue aux regards de tous sur lebûcher est aussi une manière d’imposer une imageforte et définitive sur ses crimes :

« [...] elle fut vue de tout le peuple toute nue et tousles secrets qui peuvent être ou doivent être dans une

femme, pour ôter les doutes du peuple. Et quand ils

l’eurent assez et à leur gré vue toute morte liée au poteau,

le bourreau ranima en grand le feu sur sa pauvre cha-

rogne qui fut bientôt toute consummée, et os et chair

mis en cendre. Il y en avait qui ici et ailleurs disaient

qu’elle était martyre pour son juste seigneur, et d’aut-

res qui disaient que non et qu’elle avait mal fait [...] ».La fin du texte montre ainsi que, malgré les ten-

tatives anglaises, les gens continuent de parler et dedouter de la justesse du verdict, débats que le Bourgeoisa l’honnêteté de rapporter.

L’écho lointain de la rumeurLes nouvelles de France intéressent aussi les cours

étrangères et les marchands italiens résidant dans leroyaume. La chronique du Vénitien Antonio Morosiniest riche d’informations, car elle recopie des courriersde compatriotes. Pancrazio Giustiniani, marchand àBruges, écrit à son père resté à Venise une lettre quilui parvient le 18 juin 1429, soit un peu plus d’un moisaprès la levée du siège d’Orléans :

« Avant cette nouvelle [de la libération d’Orléans],il y a quinze jours, et depuis encore, on n’a cessé de par-

ler de beaucoup de prophéties trouvées à Paris et d’au-

tres choses qui s’accordent pour annoncer que le

dauphin doit grandement prospérer ; et, en vérité, j’é-

tais d’une même opinion avec un Italien sur l’état des

choses, et beaucoup en faisaient les plus belles moque-

ries du monde, surtout d’une pucelle gardeuse de mou-

tons (una procela vardaresa de piegore), née devers la

Lorraine, venue il y a un mois et demi vers le dauphin

[...]. »Les premières prophéties sur Jeanne parviennent

dans Brabant à la mi-avril, mais Pancrazio n’en tientcompte qu’après la levée du siège, car elles ne pren-nent sens qu’avec la victoire. L’homme sait peu dechose sur elle : elle garde les moutons, elle vient deLorraine, c’est une pucelle, autant d’informations déjàconnues.

« Et je me trouve avoir des lettres de marchands de

marchandises qui sont en Bourgogne, du 16 janvier

[sic : avril], qui parlent de ces faits et de cette damoi-

selle, et, le 28 [avril], cette nouvelle est rafraîchie par uneautre lettre, disant qu’elle a dit à des gens de haute condi-

tion que sous peu de jours le siège sera levé [...]. Et ondit que celui qui les écrit est un Anglais qui s’appelle

Lawrence ... [le nom manque], que Marino connaît

bien, honnête et discrète personne ; de sorte qu’il écrit

cette chose, voyant ce qu’en disent dans leurs lettres tant

d’hommes honorables et de grande foi : Cela me fait

devenir fou. Entre autres choses, il dit pour l’avoir vu

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Légende

Prise de Jeanne sousles murs deCompiègne.Aquarelle de O.D.VGuillonnet.(Collection privée)© Coll. part.

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par semblable cause que cela est si évident que beau-

coup de barons la tiennent en estime, et il paraît que

d’autres personnes du commun en font autant jusqu’ici,

et puis il dit que beaucoup de gens ont voulu s’en moquer,

qui sûrement sont morts de male mort. [...] Aux oreillesdes auditeurs tout cela paraît être plutôt fables qu’au-

tres choses ; comme je les ai achetées je vous les vends

[...]. »La lettre dévoile la vitesse de circulation de la

rumeur et ce à travers plusieurs vecteurs : lettres demarchands italiens en Bourgogne, Brabant et Val deLoire, conversations entre compatriotes, bruits de rue,ragots véhiculés par des « personnes du commun », etmême un Anglais dont on ignore l’identité.Sociologiquement, tout le monde participe aux dis-cussions, même si le texte s’intéresse plutôt aux réseauxaristocratiques, des clients des marchands de Venise.Pancrazio ne sait qu’en penser, mais se passionnepour le cas Jeanne d’Arc (« cela me tint en suspens

comme tous les autres ») et confronte les opinions (est-ce une nouvelle sainte Catherine ?), allant jusqu’à affir-mer qu’on ne peut se moquer d’elle sans mourir. Unde ses amis italiens en devient fou...

Une lettre d’un Vénitien vivant à Gênes est envoyéedans la cité maritime le 1er août 1429, un mois après

le sacre de Charles VII. Les nouvelles sont si étonnan-tes que leur contenu finit par échapper à toute ratio-nalité :

« Que la Pucelle fasse bien de nouveau très grandevictoire ! J’ai appris par la renommée (o abudo de fama)

que le dauphin est à Paris, que le régent est mort à la

bataille, et que le duc de Bourgogne est prisonnier. Il

paraît que ces choses se savent à Milan par un capi-

taine à la solde du dauphin, qui a nom Giorgio de

Valperga, et qu’il l’a écrit [...]. »La rumeur (fama), incontrôlable dans sa diffusion

et son contenu, atteint l’Italie grâce aux lettres d’unsoldat mercenaire dans l’armée de Charles VII. Maisl’homme se plaît à se faire l’écho d’informations erro-

novembre-décembre-janvier 2013 73

Légende

Jeanne d’Arc.Miniature tirée de « La vie desfemmes célèbres » d’AntoineDufour, 1505 environ.(Nantes, musée Thomas)© De Agostini / Leemage

Les Français lèvent le sièged’Orléans et entrent dans laville le 8 mai 1429.Manuscrit de Martiald’Auvergne. « Vigiles deCharles VII » ( Paris, BNF )© MP / Leemage.

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nées, lesquelles parcourent rapidement tout le nordde la péninsule, ici Milan, Gênes et Venise...

Enfin, en avril-mai 1429, un conseiller du duc deBrabant, le seigneur de Rosethlaer, membre de l’am-bassade du duc en France pour demander la main dela fille d’Yolande d’Aragon, quitte le Val de Loire pourLyon, d’où il envoie plusieurs lettres, conservées sousforme de compte-rendu :

« [Il] écrivit à quelques seigneurs du conseil du ducde Brabant des nouvelles qu’il tenait d’un chevalier,

conseiller de Charles de Bourbon, et maître de son hôtel.

[...] Une jeune fille, originaire de Lorraine, du nom de

Jeanne, âgée de dix-huit ans ou à peu près, se trouve

auprès dudit roi, et elle lui a dit qu’elle délivrerait

Orléans, et mettrait en fuite les Anglais qui l’assiègent

[...]. Tout ce qui est dit de cette Pucelle, ce qu’elle a pré-dit, s’est réalisé. »

Comme Pancrazio, le sire de Rosethlaer ne pos-sède que peu d’éléments précis, mais il les diffusepourtant. Le parcours de son information peut êtrereconstitué : un noble de l’entourage du duc deBourbon, proche des Orléans et du roi Charles, écrità Rosethlaer à Lyon, qui lui-même transmet ce qu’ilsait à ses pairs restés dans le Brabant. Ici, les élémentscirculent au sein du même milieu social nobiliaire etproche du pouvoir.

La cour de Chinon, à l’origine d’une cons-truction de l’opinion

L’arrivée de Jeanne d’Arc dans la vallée de la Loirese produit dans un fort contexte prophétique. Dèsmars 1429, un mois après sa venue à Chinon, la chan-cellerie royale et l’entourage clérical du roi compren-nent qu’ils doivent défendre la personnalité de la jeune

fille contre les attaques et critiques que sa missionsuscite, même dans leur propre camp. Gérard Machet,confesseur du roi, rassemble rapidement des recueilsde prophéties, colportées dans le royaume, et tented’en orienter l’interprétation en faveur de Jeanne. Onrédige aussi le poème Virgo puellares que l’on diffuseafin de s’assurer le soutien des lettrés :

« Une vierge délicate vêtue de vêtements d’homme,

par un ordre de Dieu, s’empresse de relever le roi des

fleurs de lys couché et surtout de détruire ses ennemis

maudits, ceux qui maintenant sont devant la ville

d’Orléans, qu’ils épouvantent par un siège ». [La suitedu poème annonce la fin de la guerre et le départ desAnglais.]

Entre 1429 et 1435, il est recopié dans le Brabant,à Leipzig par le dominicain Hermann Cornerius, et àMayence dans la chronique du clerc ÉberhardWindecke. Dans le même but, Jean Girard, serviteurde Charles VII, lieutenant général du Dauphiné et pro-che de Gérard Machet, rédige vers mars-avril 1429 uncourt portrait de Jeanne d’Arc. Il la décrit commeLorraine, gardant les moutons, chaste, sobre, pieuse,proche des animaux, et la compare aux femmesbibliques Esther, Déborah et Judith. Jean Girard accom-pagne ce portrait apologétique du dossier prophé-tique, de la conclusion des docteurs de Poitiers et dela lettre aux Anglais dictée par Jeanne, puis envoie letout dans le royaume et au-delà. En quelques semai-nes, des traces de ce dossier se retrouvent dans ungrand nombre de sources : dans le Val de Loire, enBretagne, dans le Brabant, à Spire, à Leipzig, à Venisedans une lettre de Pancrazio à son père datée du 9juillet, à Rome dans le Brevarium historiale rédigé àla cour du pape Martin V. Même l’ennemi en recopie

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Légende

Jeanne d’Arc auchâteau de Chinonavant sa rencontreavec le dauphin, elleest avec Jean de Metzet Bertrand dePoulengy.Enluminure extraitede « Les Vigiles deCharles VII » deMartial d’Auvergne,1484. © Mary Evans / Ruedes Archives.

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des détails retournés à charge contre Jeanne. La chan-cellerie tente de toute évidence de construire l’opi-nion, ce qu’elle parvient à faire avec une granderapidité, le dossier apologétique transitant par lesréseaux diplomatiques, les princes proches du roi etles marchands.

Ne pouvant se contenter de ces quelques élémentsdéfensifs en faveur de Jeanne, la cour veut un argu-mentaire plus complet, de nature théologique, pro-pice à rassurer les clercs dubitatifs. À la demande deJean Girard, dont il est un ami, le juriste et théologienJacques Gélu, archevêque d’Embrun, est sollicité. Luiaussi est destinataire du dossier johannique au moisde mai. Dès juin 1429, quelques semaines après la vic-toire d’Orléans et de Patay, il envoie à Charles VII lerésultat de cette consultation sous forme d’un courttraité d’une vingtaine de pages intitulé De la venuede Jeanne (2). Lui aussi cloporte la rumeur : « les mer-

veilles [de Jeanne] ne cessent de retentir à toutes les

oreilles, et j’ai entendu que les savants avaient diffé-

rentes opinions à son sujet ». La rapidité d’exécutionde l’œuvre illustre la participation active de certainslettrés à la propagande royale, et leur tentative, à lademande du pouvoir, de convaincre les clercs duroyaume de la justesse du combat de Jeanne.

ConclusionLa legenda sur Jeanne d’Arc s’appuie entre mars

et mai 1429 sur quelques faits connus et banals : c’estune pucelle, elle porte bannière et veut libérer Orléans.Les détails originaux sont rares. À partir de juin, lesinformations sont plus nombreuses, leur propagationtouche tout l’ouest de l’Europe, mais elles sont aussi

d’une grande homogénéité dans les sources, signed’une uniformisation facilitée par la diffusion du dos-sier apologétique composé dans l’entourage royal.Les vecteurs de l’opinion publique sont les sermonsdes prêtres, les cérémonies religieuses, les correspon-dances entre membres des mêmes réseaux sociaux etgéographiques, la circulation des marchands et desaristocrates. Finalement, la rue est loin d’être l’uniquelieu du « bruit ».

Hostiles ou partisans de la Pucelle, tout le mondeparle d’elle et colporte les mêmes détails, seule variel’interprétation. À Paris, l’opinion populaire est dubi-tative, mais moins hostile que le clergé et les lettrés,plus politisés, qui tentent d’encadrer l’opinion par lesrituels collectifs et des spectacles publics, dont lebûcher est le plus emblématique. Dans un climat deferveur religieuse, l’homme de la rue s’intéresse à lajeune fille car elle participe d’une atmosphère inquiète,supertitieuse. L’opinion européenne semble rapide-ment acquise à la Pucelle, en partie grâce au travailde propagande de la cour de Chinon. Cependant, unefois lancée, la rumeur échappe à tout contrôle, débor-dant parfois dans le fantasme ou la révolte populaire.Comme dans les sociétés modernes, la guerre est unexercice médiatique.l

novembre-décembre-janvier 2013

L�gende et rumeur publique du vivant de Jeanne

Légende

1 Le Journal d’un Bourgeois de Paris est cité d’après l’édition de Colette

Beaune, Paris, Livre de Poche, 1989. Les autres sources sont traduites d’après

les éditions de Pierre Lanéry d’Arc et Jules Quicherat.

2 Cf. Jeanne d’Arc et la guerre de Cent ans, n° 1, mai-juillet 2012, p. 28-31.

Nous renvoyons à notre édition du traité, Jacques Gélu, De la venue de Jeanne.

Un traité scolastique en faveur de Jeanne d’Arc, Aix-en-Provence, Presses uni-

versitaires de Provence, 2012.

Bibliographie

-Beaune Colette, « La rumeur dans le Journal du Bourgeois

de Paris », in Actes des congrès de la SHMESP, 24e congrès,Avignon, 1993, p. 191-203.

-Fargette Séverine, « Rumeurs, propagande et opinion

publique au temps de la Guerre civile (1407-1420) », in LeMoyen Âge, n° 113, 2007, p. 309-334.

-Paul Jacques, « Le prophétisme autour de Jeanne d’Arc

et de sa mission », in G. L. Potestà (dir.), Il profetismo gioa-chimita tra Quattrocento e Cinquecento, Atti del III CongressoInternazionale di Studi Gioachimiti, S. Giovanni in Fiore, 17-21 settembre 1989, Marietti, p. 157-82.

-Vauchez André, « Jeanne et le prophétisme féminin des

XIVe siècle et XVe siècle », in Jeanne d’Arc ; une époque, un

rayonnement, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 159-68.

Représentation deJeanne d’Arc enprière.(huile sur toile)Par N.M Dyudin,1848.(Chadrinsk,Russie, Museumof RegionalStudies)© FineArtImages /Leemage