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La d´ emocratisation de l’entreprise dans la soci´ et´ e: pensons un capitalisme plus juste Virgile Chassagnon To cite this version: Virgile Chassagnon. La d´ emocratisation de l’entreprise dans la soci´ et´ e : pensons un capitalisme plus juste . Grenoble : Centre de recherche en ´ economie de Grenoble. 2016, 41 p. <halshs- 01346445> HAL Id: halshs-01346445 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01346445 Submitted on 19 Jul 2016 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

La d emocratisation de l’entreprise dans la soci et e ... · l’entreprise et l’avenir du capitalisme, une version électronique du recueil de ses travaux publiée en 2014 intitulé

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La democratisation de l’entreprise dans la societe :

pensons un capitalisme plus juste

Virgile Chassagnon

To cite this version:

Virgile Chassagnon. La democratisation de l’entreprise dans la societe : pensons un capitalismeplus juste . Grenoble : Centre de recherche en economie de Grenoble. 2016, 41 p. <halshs-01346445>

HAL Id: halshs-01346445

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01346445

Submitted on 19 Jul 2016

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements d’enseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

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Ladémocratisationdel’entreprisedanslasociété:

pensonsuncapitalismeplusjuste

Juillet2016

Pr.VirgileChassagnon

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Biographiedel’auteur

Virgile Chassagnon est docteur ès sciences économiques(2010) et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches(2013). Admis au premier concours national d’agrégation dusupérieur(2014),ilestactuellementProfesseurdesUniversitésen économie à l’Université Grenoble Alpes et chercheur auCentre de Recherche en Économie de Grenoble (CREG).Spécialiste notamment de l’économie industrielle et de lathéorie des organisations, ses travaux académiques mêlentégalement droit, management et philosophie et secaractérisent par la proposition d’une nouvelle approche enéconomieetengouvernancede l’entreprise: laThéoriede laFirmecommeEntitéfondéesurlePouvoir(TFEP).

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INTRODUCTION

Ledébutdu21esiècleaplongénosconcitoyensdansunenvironnementdecrises structurelles qui fait la part belle aux plus vives inquiétudessociétales. Dans ce contexte des plus incertains, les Français demandentintuitivementdesréformesstructurelles,desréformescapablesd’inverserdemanièrepérennecettedynamiqueéconomiquesombre.Pourcela, lescitoyens de notre Cité, gouverneurs et non-gouverneurs, doivent trouverde nouveaux compromis socio-économiques. Et l’entreprise, en tantqu’institution primaire du capitalisme, peut jouer un rôle majeur ens’affirmantcommeunacteurpolitiqueduchangementdémocratique.

C’estpourquoinousproposonsunessaideréflexionvisantàcomprendrecomment l’entreprise en tant qu’entité économique, sociale et politiquepeutcontribueràl’émergenced’unnouveaucapitalisme,d’uncapitalismeplusjusteetplusrespectueuxdenoscontrainteshumaines.Pourcefaire,nous devons nous doter d’une appréciation substantielle de ce qu’estl’entreprise capitaliste. Il ne s’agira pas dans cet essai de faire unerecensiondesdifférentesdéfinitionsélaboréesparleséconomistes1,maisde proposer une vision originale de sa nature 2 afin d’inscrire notreréflexiondansunsoclethéoriquebiendéfini.

Par-delà les débats universitaires s’affirme l’intrication de l’ordre privé(interne) et de l’ordre public (externe) de l’entreprise; cette intricationforme même la confluence des désirs de cohésion sociétale et desambitions de développement économique. Il apparaît que l’entrepriserepose sur un substrat institutionnel mêlant formalisme public (lapersonnalité légale reconnue internationalement) et régulation privée(normes sociales, dispositifs administratifs formels, conventions et autresdispositifs informels). L’entreprise est le lieu d’expression et de

1 Pour une synthèse des différentes approches économiques de l’entreprise, voirBaudryB. et ChassagnonV., Les théories économiques de l’entreprise, Paris, LaDécouverte,2014.2Pourdesdéveloppementsacadémiquessurlaquestiondelanaturedel’entreprise,voir2Pourdesdéveloppementsacadémiquessurlaquestiondelanaturedel’entreprise,voirChassagnon V., «Nature et ontologie sociale de la firme», Information de SciencesSociales, vol.51, n°1, pp.71-96, 2012. Pour accéder aux autres travaux de l’auteur surl’entrepriseetl’avenirducapitalisme,uneversionélectroniquedurecueildesestravauxpubliée en 2014 intitulé Entreprise, pouvoir et entreprise: pour un progressismeacadémiqueauservicedudéveloppementsocialdel’hommedansunsystèmeéconomiqueouvertestdisponiblesurdemande.

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développement de ces deux normativités complémentaires (etmutuellement «renforçantes») dans le processus de régulation interne.Autrementdit,l’entreprisereposetantsurdesordresformelsetétatiquesque sur des ordres spontanés internes; nous situerons donc l’objetd’analyse de cet essai dans le cadre du pluralisme normatif qui placel’entrepriseaucentredeladynamiquepolitique.

Unequestionliminaire,unprincipedebase

Lafirmeestuneentitéprivéecertes,maiselleaaussi lescaractéristiquesd’unbien commun. Les entreprises –personnesmorales – concernent lamajeure partie des personnes physiques. Elles sont au cœur de leursconditionsd’existenceetdereconstitutionphysiologique,ellescontribuentaupremierchefauproduitintérieurbrutetellesinfluentmassivementsurlesempreintesécologiquesdespaysoccidentaux;ensomme,l’entrepriseest une part de vie– sans doute de plus en plus proéminente – de laplupartdenosconcitoyens.

La question que l’on doit se poser est désormais la suivante: qui doitgouverner l’entreprisepourassureret sadurabilitéet celled’unesociétéprospèreetcohésive?Nouspouvonsdès lorsconsidérerque l’entrepriseest une entité de nature politique dont la finalité est de créer la valeurcollective, et ce à destination de la société. Mais comment réinterrogerefficacement cet aspect de l’entreprise comme un «commun», c’est-à-dire commeune institution collective au service de l’intérêt général– auservicedetous?Gardons-nousderépondretoutdesuiteàcettequestionmais affirmons d’emblée que le bien commun ne s’impose pas. Il seconstruit à partir des hommes de la Cité. L’entreprise naît de sesconstituants humains, de ses travailleurs tout particulièrement, qui sontautant de sujets éthiques guidés par les valeurs et les capacités dejugementquisontlesleurs.

Voilà lepointdedépartd’une réflexion longueet à l’issue incertainequidoit rassembler, entre autres, politiques, décideurs économiques etuniversitaires afin de trouver les bases d’un nouveau compromis social-productif, un compromis capable d’apaiser les maux de nos sociétés encrise, en crise de sens tout particulièrement. L’entreprise doit servir ledéveloppementd’uncapitalismedurablementjustequinousaideàpenserdifféremmentleprocessusdecréationdevaleurset lanotionderichesse

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elle-même. L’entreprise comme bien commun se dévoile comme unprincipe fondateur de ce nouveau capitalisme; elle est l’émergent desindividus acteurs qui se sont appropriés son espace d’influence et dedémocratisation.Lebiencommunnes’imposepas;ilestauto-crééparlescollectivitéshumainesquienfontlefondementd’administrationdelaCité.

Ainsi l’entreprise capitaliste deviendrait la figure oxymorique d’unenouvelle contingence de prospérité qui, par définition, s’imposera ou nes’imposerapas.Cardansl’immédiatcequicomptec’est,avanttouteautrechose, d’ajouter un soupçon d’idéal démocratique dans cette quête derassemblement de nos concitoyens, ne serait-ce que pour découvrir lesfacettes les plus positives mais guère exploitées d’un capitalismeraisonnable.Offrons-nous lachanced’espérer,enquerrons-nousdu juste,rien n’est chimérique en la matière; au contraire, tout repose sur desvolontés de libération collective. Parions sur un compromis non pas àsommenulle,maissuruncompromiscréateurde(nouvelles)richesses!

Cetessaisefixecommeobjectifd’éclaircircedébat,quiestàconstruiredemanière collégiale, en questionnant les fondements de l’union entre lalibérationdessujetséthiquesetladurabilitédel’ordresocialsansrompreaveclesimpératifsmorauxquenotreépoquemetenlumière.

Pour honorer cette ambition, l’argumentation se développe en quatretemps. Tout d’abord, une analyse desmaux actuels de notre société estproposée à l’aune des grands enjeux contemporains. Est ensuitequestionnée la nature du capitalisme afin de circonscrire son pouvoir derésilience et ses capacités de transformation. Un détour par la penséehumaniste progressiste du siècle dernier est alors suggéré afin demieuxréinterroger les fondements d’un capitalisme raisonnable et juste. Puisl’argumentation se fige sur le cœur de l’essai: le rôle de l’entreprisecomme «bien commun» dans la création d’un agir démocratique quiservirait le vivre-ensemble de la Cité. L’essai se termine par l’énoncéargumentéderecommandationsetdepistesdeprogrèsinstitutionnels.

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LANÉBULEUSEDENOSSOCIÉTÉSENCRISE

Les trente glorieuses marquent assurément une période prospère del’histoire. Cette prospérité nous avait permis de trouver un compromissocialpérenneentreletravailetlecapital:lefameuxcompromisfordistequis’associaitàuneformederégulationprotectricedusalariat.Laviedeshabitants des sociétés – déjà – développées s’était alors transformée augrédel’évolutionéconomiqueetduchangementtechnique,sibienqueleprogrès s’appréciait sur un horizon infini. La confiance des acteurs de laCitédansl’avenirpermettaitàl’économiedefonctionnersansgrippement.La confiance était l’essence dumoteur de nos économies modernes: lacroissance. Quarante années ont passé depuis les crises pétrolières etl’arrêt brutal de cemoteur qui fonctionnait à plein régime. Facile est deconstater le fait que la confiance n’est plus là et que le progrèséconomiquen’estplusl’opiumdupeupledansnossociétéscapitalistes.

Dufordismeàlasociétédedemain:l’énoncéduproblème

Depuisplusieursannées(disonsplutôtdepuisquelasituationéconomiquesedégradesansregaindurabledel’activitééconomique),unepartienon-négligeabledeséconomistesaffirmequecetteépoqueglorieuseque l’onavait assimilée au régime de croissance moderne n’était en fait qu’uneanomalie de l’histoire3, qui avait au demeurant suscité une forme deconsensus sociétal. Cette anomalie était le fruit de gains de productivitéglobaleélevés,d’une relation salariale sécurisée,d’unevolonté collectived’équipements techniques et d’un progrès technologique soutenu.Autrementdit,ceconsensusnepouvaitêtrequeprécaire,carilétaitbasésurdescyclesanormauxdecroissanceéconomique.Ilresteàcomprendrequellessontlesinfluencespossiblesquecettecroyancedansunmodèledecroissanceinfiniepeutavoirsurnossociétésmalades?

Permettons-nousdedélivrerdesélémentsderéponsehypothétiquesmaisréfléchis. Tout d’abord, ce régime de développement fordiste a instituéune foi généralisée dans le progrès, lui-même incarné par la fortecroissance de ces années glorieuses qui n’a connu aucune pareille

3Pourunelecturecomplémentairesurceconstat,nousconseillonsl’ouvragedeCohenD.,Lemondeestclosetledésirinfini,Paris,AlbinMichel,2015,ainsiqueceluideArtusP.etVirardM.-P.,Croissancezéro,commentéviterlechaos?,Paris,Fayard,2015.

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prospéritédansl’histoiremoderne.Puislespromessesdelamondialisationet du numérique4, voire de la finance elle-même (rappelons-nous del’euphoriecollectiveàpartirdelaquelles’enivraitMonsieurToutLeMondeavant que la bulle de l’internet n’explose, voir infra) et de l’idéalpropriétaireontpermisdeprolongercettecroyancejusqu’àcequelacrisedesSubprimessonnelafinprovisoiredel’opulenceirraisonnéedelaclassemondiale. Depuis lors, la vérité se résume pour beaucoup de nosconcitoyens à une succession de crises et/ou de graves perturbationsinhérentesau système-monde–braudélien5–envigueur.Ajoutonsenfinque ces crises ne sont pas exclusivement de nature économique, ellesempiètent bien évidemment sur les terrains social, culturel, religieux etdoncsociétal.

Nous vivons désormais dans une société en profonde mutation car lajuxtapositiondetoutescescrisess’estaccompagnéed’autantdecoupsdesemonce portés aux repères communs et au contrat social issu de lapériode fordiste. Autrement dit, c’est à une crise de sens, en tantqu’émergent de l’ensemble de ces crises et de ces perturbationssystémiques, que nous faisons face. Nous devons redonner les garantieséconomiques d’un nouveau pacte social, et ce avant que les mauxidentifiés ne se prolifèrent dans le cœur-même de notre modèledémocratique. La solution consiste à trouver les fondements d’unenouvelle émergence économique, d’une nouvelle reconstitution sociale,autrement-dit, d’une renaissance de notre modèle capitaliste. Le PrixNobel 2002 Joseph Stiglitz proposedans sondernier ouvrage6un agendapour l’économie américaine qui vise «une prospérité partagée»;partageons l’idéed’unenouvelle prospérité pour refonder l’entreprise etnosrégimesdedéveloppementéconomique.

4La baisse des taux d’intérêts issue de la grande crise économique post-Subprimes adécuplé les intérêtsfinancierspour lesentreprisesdunumérique,mêmenon-cotées(lesfameuses «licornes»), qui affichent des survalorisations impressionnantes faisantcraindreunnouveaukrachtechnologique,unkrachdeladigitalisationdel’économie.Bienentendu, une partie de ces start-ups d’un nouveau genre connaîtra des succèscommerciaux,maisd’autresnonetlesmouvementsderappelpourraientleurêtrefatals.Le numérique interroge donc l’économiste, y compris en termes de transformation del’entrepriseetdusalariat:voirBaudry,B.etChassagnon,V.L’ubérisationnesignepaslafindel’entrepriseetdusalariat,LeMonde,24février2016. 5 Braudel, F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme,XVe-XVIIIesiècle, Paris,ArmandColin,1979 6Stiglitz, J., Rewriting the Rules of the American Economy: An Agenda for Growth andSharedProsperity,NewYork,W.W.Norton&Company,2015.

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L’effritementprogressifdel’économieprospère

Durantlestrenteglorieuses,lafortecroissanceéconomique(environ5,5%decroissanceenmoyennesurlapériode1950-1973,voirlegraphiquequisuit)ad’unecertainemanière«acheté» lecompromisproductif fordistequi, lui, a servi notre vivre-ensemble, notre modèle d’intégration et lacroissance elle-même. Aussi la croissance fut incontestablement uningrédient de choix dans la cohésion de la société dans son tout, enapportantlesgarantiescrédiblesdupactesocial.

Pourrappeler lapenséedeRenéGirard7,arguonsque ledésirmimétiquedescitoyensdelaCité–cedésirdel’hommeselonledésirdel’autre–sefondaitgrandementsuruneformedeprospéritématérielleémancipatriceperçuecommeunepromesse.Cetteformedeprospéritéconstituait l’unedes racines profondes de ce compromis fordiste. Tant que la croissanceétaitforteetquechacunpouvaitrécupérerunepartiedesgainsassociés,cette opportunité devenait une connaissance commune, un critère deréférencepourlescitoyensquis’imitaient;ledésirnesetransformaitdoncpasenrivalitémimétique.

7GirardR.,Mensongeromantiqueetvéritéromanesque,Paris,Grasset,1961.

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En France, la période de forte croissance s’est manifestée dans un paysdéveloppéenreconstruction.Ilétaitrelativementévidentqu’unpaysaussiindustrialisé que le nôtre ne pourrait connaître à l’avenir les mêmesdécenniesdeprospéritééconomique.Lasituationmoderneapleinementrévélé l’acuité de cette dynamique nouvelle, quelque peu amorphe, dudéveloppementéconomique.Ilestfortprobableque,touteschoseségalespar ailleurs, la croissance dans nos pays occidentaux demeurerastructurellementmolle.Ilfaudradoncfaireaveccequel’onaet,pourcela,nous devons dès à présent contribuer à l’émergence d’une nouvelleprospérité capable de susciter un nouveau pacte social. Et ce dans uncontextedontlacomplexitéstructurelleparaîtinextricable.

Les Français semblent– consciemment ou inconsciemment– se préparerau-moinsàacceptercettenouvelledonnesociétale.Larepriseéconomiquene s’est jamais affirmée avec force depuis le début de la crise desSubprimes;elleesttrèsfragileàl’aubedecetteannée2016etilestfortàparier que les hommes de la Cité bercés par le dogme de la croissanceforte n’ont jamais envisagé pareil scénario. Ils accepteront petit-à-petitl’idée que cette reprise n’arrivera plus tout-à-fait comme prévue (étantsous-entendu une croissance de 4% tirant le chômage vers une baissedurable).Évidemment,lorsquel’environnementsefaitmenaçantdetoutesparts, ce n’est plus le progrès économique et social qui constitue lebaromètredupactesocialrépublicain.C’estlacraintedeperdredesacquisqui habite une partie de plus en plus grande de nos concitoyens. Ledéceptif influedirectementsur l’émotifdescitoyensdont lesperceptionset les représentations se trouvent, ce faisant, affectées. Pour le diresimplement, la peur fait loi, les victimes émissaires se dévoilent,l’intégrationne se fait plus et le relativismegénéraliséprogresse commejamais;derecheflacrisedupolitiqueseconfirmeets’affirme.Lesjeunes,qui seperçoiventparfois commeune«génération sacrifiée»et léséeenregarddesconditionsdeviede leurainés, sontparticulièrement touchésparlesvicissitudesdenossociétésquicompromettentleuravenir.

Le progrès semble désormais l’affaire d’une élite pour bon nombre deFrançais. Les années d’atonie économique que nous vivons actuellementn’ontnullementpermisderéduirelesinégalitésetdutravailetducapital(voir infra). Force est de constater que les inégalités de patrimoine

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progressentencoreplus viteque les inégalitésde revenus8etdonnent lesentimentquelescrisesquenousconnaissonsserventlesintérêtsdesplusforts.Commelemontreexplicitementleprochaingraphique, lesdonnéesen la matière sont extrêmement éloquentes et nous imposent de laclairvoyance:les10%desménageslesmieuxdotésdisposentde48%delamasse totale du patrimoine brut alors que les 5% lesmieux dotés endétiennentàeuxseuls35%(et1%decesménagesconcentredéjà17%de cettemasse de patrimoine, soit en sommeprès de 2millions d’euroschacun).Fatalement,del’autrecôté,leschiffressonttoutaussieffrayants:les 50% les moins dotés en patrimoine ne détiennent que 7% dupatrimoine brut (alors que les 10% les plus modestes n’ont quasimentrien,soit0,05%dupatrimoinetotal).

Champ:France.Source:Insee,enquêtePatrimoine2009-2010.

La croissance ou l’impératif écologique comme nouvelle normeéconomique?

IlfautrecréerenFrance–c’estsansdoutelecasdanslaplupartdespaysdu monde– les conditions d’émergence d’un nouveau pacte socialrépublicainrestaurantlarengained’un«jet’aimemoinonplus»entrele

8Voir,bienentendu,l’ouvragedePikettyT.,LecapitalauXXIesiècle,Paris,Seuil,2013.

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travailetlecapital9(voirinfra).Maisàyregarderdeplusprèsledogmedela croissance forte et infinie s’est propagé de manière éparse dans lesinterstices de l’esprit humain, compromettant avec efficacité ledéveloppement durable denos sociétés. Ce dogme s’est institutionnalisédansnospayspouruneseuleetuniqueraison:leshommesl’ontvécu,telun processus de création de connaissance commune qui devient unenorme pas seulement économique mais aussi culturelle. C’est cemouvementanthropologiqued’autoréflexivitéà la JürgenHabermas10quia fait que cette norme s’est imposée comme une situation, un point deréférence des citoyens de la Cité pour se repérer dans ce maquis devolontés,desentiments,d’aspirations,d’attentesetdefoidansleprogrès.Les hommes ont besoin de ces points de référence pour fonder leursdécisionsetnourrirleursmotivations.

L’économie comportementale tout comme l’économieexpérimentaleontmontréque leshommessur-agissaientnonpasauxgainspotentielsmaisauxrisquesdepertes(voirlathéoriedesperspectivesduPrixNobel2002Daniel Kahneman et d’Amos Tversky11). Or, comme nous l’avons écritprécédemment, nous sommes dans un contexte de peur lié à la pertepossibledesacquis,dontlacroissancefortefaisaitpartie–consciemmentouinconsciemment–dansl’espritoccidental.Noussommesengluésdansun mouvement de surinterprétation pouvant mener à des impassespolitiquesetàdeslogiquesdejustificationextrêmes.Voilàcommentsalerencore davantage l’addition déjà bien onéreuse laissée par nos crisesrépétées–etdoncpar le changementdepointde référence. L’enjeuestdésormais connu; il consiste à adjoindre à la croissance ou plusgénéralementà laprospéritééconomiqueunautrepointde référence. Ilfaut aider l’homme à mettre à jour son logiciel naturel tout enreconnaissant les chemins de progrès déjà empruntés. Nous pensons au

9Voir l’article de ChassagnonV. et Ferreras I., «Nous aussi, nous aimons l’entreprise:pourunnouveaucompromisproductifdémocratique»,LeMonde,14janvier2015.10VoirHabermasJ.,Connaissanceetintérêt,Paris,Gallimard,1979.11Sur ce sujet, un ouvrage pédagogique: Moureau N., Rivaud-DansetD., L’incertitudedans les théories économiques, Paris, La Découverte, 2004. Les travaux de DanielKahneman et Amos Tversky sont très souvent mobilisés pour analyser les problèmesmacroéconomiques contemporains. Par exemple,Daniel Cohen (op. cit.) les utilise pourexpliquer le rôle joué par les niveaux de croissance passés dans l’explication descomportementshumainsprésents.

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projet Europe 2020 autour d’une croissance durable et inclusive12 ouencoreàlaloidu13avril2015surlesnouveauxindicateurs13.

L’intuition que l’on doit nourrir est celle qui ambitionne de faire del’impératif écologique (et d’une conception noble et non-idéologique dudéveloppement durable) un nouveau point de référence, une nouvellenormedesoutenabilité.L’accorddeParisque l’onvientd’obtenirdans lecadre de la COP-21 est un succès onusien que l’on peut aussimettre aucréditdenotregouvernement.Siletexte14rappelle«l’actionmenéepourlimiterl’élévationdestempératuresà1,5°C.»,laraisonnousencourageraà davantage considérer– et c’est déjà beaucoup aux yeux de nombreuxscientifiques–l’objectifdecontenirl’élévationdelatempératuremoyennedelaplanèteà2°C.Mais,voilà,c’estlasacrosaintecroissancequisetrouvefatalement ébranlée. Pour ne pas augmenter de plus de 2% lestempératures de la période préindustrielle, le système-monde a besoind’appliquer une baisse des émissions de Carbonne du facteur 2,5 (bienentendu,ilyabienlongtempsquel’onarenoncéaufameuxfacteur4!)15,quine sauraitêtre respectéesi la croissance redevenait identiqueàcelledesTrenteGlorieuses.

Lacritiquedelacritiquenaïveduprogrès

Lafragilitédenossociétésfaitdesraccourcisintellectuelsdesrefugestouttrouvésquiapaisentlesconsciences.Lesvictimesémissairesenlamatièresont le progrès et ses défenseurs. Il est sûrement trop aisé de faire duprogressismemoderne le coupable idéal. Cela étant dit, il n’est pas nonplus fallacieux d’émettre l’hypothèse que le progrès technologiqueséculaire a pu avoir une influence sur trois grandes tendances que nouscaractérisonscommesuit:

1. le renforcement dupenchant naturel de l’hommemodernepour lacroissance (au sens large). Le mouvement, l’évolution etl’émancipation sont nécessaires aux changements et donc aux

12http://ec.europa.eu/europe2020/index_fr.htm13http://www.strategie.gouv.fr/publications/indicateurs-de-richesse-rapport-gouvernement14http://sciences.blogs.liberation.fr/files/accord-de-paris-fran%C3%A7ais.pdf15Il s’agitdonc, à l’avenir,de réduiredeplusdemoitié lesémissionsdeCarbonne.Pouraller plus loin: http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/L_evaluation_economique_des_scenarios_energetiques.pdf

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aspirationsdeshommes.Ilestvraiquelefameuxascenseursocialdela régulation fordiste fonctionnait grâce à la croissance et que l’onpeutdoncidentifierlesraisonsdesondysfonctionnementactuel.

2.L’aveuglementde l’hommemodernepar ses croyances. Il n’aperçuquetardivementlaplausibilitéd’unémiettementdesacivilisationetn’a pas vu dans les progrès humains et relationnels – les raretéssociales–cequenousappelleronsdes«équivalentscertains».

3. L’institutionnalisation de la foi universelle dans les potentialitéspsychiques,techniquesetpolitiquesdel’hommemodernequiacrééunsentimentpartagé–mimétique–d’insubmersibilitédutype«ontrouvera/on inventera toujours des solutions». À l’inverse, enpériode de crise profonde, les citoyens développent une certainehabituded’immobilismecarnombreuxsontceuxquin’aspirentàriendeplusquedetrouverlessolutionsdemoindremalsansoserpenseretcontribuerauchangement,àl’émergencedenouvellessolidaritéscollectivesdanslaCité.

Mais,heureusement,latransformationdelasociétéseral’émergentsocialdeshommesetdeleursinteractionsaveclesinstitutionsqu’ilsontcréées;n’oublions jamais le fait que les hommes ont la faculté de s’unir et decoopérer pour défendre des buts communs dans les régimesdémocratiques. Mais quand les hommes le feront-ils pour asseoir laspécificitédenotremodèlesocioéconomiqueetremettrelasociétésurunsentier de nouvelles prospérités? Nous pensons que les hommes serontd’autantpluscapablesdelefairequelecapitalismeseresponsabilisera.Etc’estmaintenantque lecapitalismedoitdevenir responsablecar, commele disait dans d’autres circonstances Paul Ricoeur 16 ,le «fragile rendresponsable»!Nouscroyonsen l’idéeque lecapitalismes’enorgueilliraitdelaplusnobledesvertus–unevertu«plusadmirablemêmequel’étoiledusoiretquecelledumatin»pour lesaristotéliciens–,àsavoir le juste.Faisonsdu juste l’institutionmoraleducapitalismededemain.Maispourêtrejuste,lecapitalismedoitêtreraisonnable;end’autrestermes,ildoits’appuyer sur des aspirations de bon sens et de lamodération. Tout un(nouveau)programmepourlesystèmecapitaliste!Etcelatombebien,carcette critiquede la critiquenedoitpasnous rameneràunmomentpré-critiquemaisàuntempsnouveau.

16Ricoeur, P. «Fragilité et responsabilité», Autres Temps Cahiers d’Ethique Sociale etPolitique,vol.76,n°1,pp.127-141,1992.

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COMMENTNOTRESYSTÈMEDECRÉATIONDEVALEUR,LECAPITALISME,PEUT-ILNOUSAIDERÀDISSIPERCETTE

NÉBULEUSE?

Dans cette partie, nous allons défendre ce qui doit certainementconstituer, aux yeux de beaucoup de nos lecteurs, une étrangetéintellectuelle:lecapitalismepeutêtreunesolutionauxproblèmessérieuxqu’ilacausés.Pourcela,ilfautqu’ildivorcedulibéralismeéconomiqueetépouse ce que nous appellerions bien volontiers une social-démocratieproductive. L’idée est de faire du capitalisme, cette économie d’échangefondée sur un salariat sécurisé par un entrepreneuriat soucieux dudéveloppementpérennedesescapacitésdetransformation(production),une contingence de prospérité, de richesse nouvelle, non-basée sur laseule myriade d’indicateurs agrégatifs économiques qui jalonnent demanièrebientropmonopolistiquenosvieset l’évolutionde leursmodes.Nousutilisonsleterme«contingence»ausensdepossibilité,dechosequiarriveouquin’arrivepas–afindenepassombrerdansunirénismestérile.Carnous sommesplutôtd’accordavec le traitéde logiquephilosophiquedeLudwigWittgenstein17surcettepostureméthodo-logique:

«Lemondeesttoutcequialieu.Lemondeestlatotalitédesfaits,nondeschoses.Lemondesedécomposeenfaits.Quelquechosepeutisolémentavoir

lieuounepasavoirlieu,ettoutlerestedemeurerinchangé.»

Revenonsunsiècleenarrièrepour(re)créerdusens

Lelibéralismeamalorientélecapitalismeenl’éloignantdujuste.Lejustedoitêtrecompriscommeunprincipemoralquisertlacohésionsociétale.Ce principe de moralité doit exiger de nos systèmes institutionnels lerespect de nos droits et de nos devoirsmais aussi de remplir les pleinesconditionsd’éthiqueetd’équitééconomiqueetsociale.Lejusteestniplusni moins qu’un principe moral de l’altruisme (au sens positiviste et nonutilitariste) 18 qui plaide en faveur d’une mise au placard du fameuxhomoeconomicusquiapendanttroplongtempsguidélesrecherchesdelascienceéconomique.17 Wittgenstein L., (1922), Tractatus logico-philosophicus, (traduction française deG.-G.Granger),Paris,Gallimard,1993.18Lanotiongénétiquedel’altruismeestplusnoblequecelleproposéeparlesutilitaristesselonnous;elleémanesansdouteduCatéchismepositivisted’AugusteComte(1852).

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Ces précautions méthodologiques rappelées, intéressons-nous à présentaux fondements intellectuels d’un capitalisme juste. L’on a coutume dedirequelacrisequenousvivonsprésentedefortessimilitudesaveclacrisede 1929 née aux États-Unis. Mais la plus grande similitude entre lecontexteoccidental actuelet le contexteétats-uniende1930n’estpeut-êtrepastantlagravitéde«la»crisequelaquêtedesensetlarecherched’unnouveauparadigmeintellectuelhumaniste.Parexemple,c’estàcetteépoque que l’on a vu émerger l’idée d’un «social-libéralisme» (qui estbien différent de celui que l’on qualifie aujourd’hui dans les médiasfrançais) auxÉtats-Unisetque l’onapuapprécier ledéveloppementdescourantssolidaristes,qu’ilssoientissusdumouvementcatholiquesolidaireou des disciplines de l’humanisme universel émanant de la pensée dudéputé radical de la troisième République et PrixNobel de la Paix 1920,LéonBourgeois 19 . Emergera aussi quelques années après le courantpersonnalisteduPhilosopheEmmanuelMounier20pourmettrelapersonneau cœur d’un entre-deux théorique entre le socialisme marxiste et lelibéralismemarchand.

Cesparadigmesdephilosophiepolitiquene se sont jamais véritablementimposés dans les débats contemporains. L’on peut s’interroger sur lesraisonsdececonstatquitendànourrirl’idéequerienn’avraimentchangéetque rienn’avraimentétépenséenmatièrede«troisièmevoie/voix»depuisplusd’un siècle. La rechercheen sciences socialesabienentenduconsidérablement progressé pendant ce temps long,mais n’hésitons paspour autant à faire l’effort de revenir presqu’un siècle en arrière et,

19Voirl’ouvraged’AudierS.,LéonBourgeois,fonderlasolidarité,Paris,Michalon,2007.20Rappelonsalorscette formulede l’encycliquePopulorumProgressio sur lecapitalismelibéralpromulguéeparPaulVIen1967autourdudéveloppementintégraldel’hommeetde lanotiondeprogrès: «Un système s'estmalheureusementédifié sur ces conditionsnouvelles de la société, qui considérait le profit comme motif essentiel du progrèséconomique, la concurrence comme loi suprêmede l'économie, la propriété privéedesbiens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations socialescorrespondantes.CelibéralismesansfreinconduisaitàladictatureàbondroitdénoncéeparPieXIcommegénératricede"l'impérialismeinternationaldel'argent".Onnesauraittropréprouverdetelsabus,enrappelantencoreunefoissolennellementquel'économieestauservicede l'homme.Maiss'ilestvraiqu'uncertaincapitalismeaété lasourcedetropdesouffrances,d'injusticesetdeluttesfratricidesauxeffetsencoredurables,c'estàtort qu'on attribuerait à l'industrialisation elle-mêmedesmaux qui sont dus au néfastesystème qui l'accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l'apportirremplaçable de l'organisation du travail et du progrès industriel à l'œuvre dudéveloppement.»

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surtout, assumons tous ensemble ce flash-back utile à notredéveloppementcommun.

Refaisonsl’histoired’uneraisonnabilité

Durant lesannées1930,outre l’influencekeynésienneet leNewDealdeRoosevelt,degrandspenseursalimententencoulisseledébatpolitiqueetsemêlentaucombatintellectuel.L’undecescontributeursmajeursestlephilosophe (-psychologue) John Dewey21. Pour ce défenseur d’un social-libéralismeouvert,lemoteurdelasociétéestsanscontesteladémocratiecréatrice; une forme de démocratie qui dépasse le système degouvernementpolitiquepour s’enracinerdansunmonde libéréde vivre-ensemble qui fait de l’expérience collective un lieu de partage,d’épanouissement et de rassemblement républicain22. Dans son ouvragede1935LiberalismandSocialAction23, il livreunevivecritiqueàl’endroitdeslibérauxdel’époque,quipourraits’appliqueravecacuitéetpertinenceaux néo-libéraux contemporains mais aussi à notre modèle économique(encore)enplace:

«Ils(leslibéraux)pensaientqueleprogrèssocialnepouvaitadvenirquedel’entrepriseprivéeauplanéconomique,nondirigéeauplansocial,avecpourfondementetpouraboutissementlecaractèresacrédelapropriétéprivée,i.e.l’absencedecontrôlesocial.Ilsattribuentàceseulfacteurtouslesprogrès

sociauxquionteulieu,commel’augmentationdelaproductivitéetl’améliorationdesconditionsdevie.[…]Ilsonttentédefairesuivreauprogrès

unetrajectoireuniquequ’ilsvoulaientrendreimmuable»

La posture deweyenne consiste donc à faire de la démocratie et de sadiffusionàtouslescorpsorganisésdelasociétéunidéalnormatiféthique.En cela, Dewey rejoint un autre grand penseur américain, l’économisteJohn Commons 24 ; les deux partagent la volonté de poser les bases

21Avec Charles Peirce et William James, John Dewey est un penseur du pragmatismeméthodologique.Voirl’ouvragecollectif:James,Peirce,Dewey...TraditionetVocationduPragmatisme,Paris,ArtdeComprendre,2007.22Pour une littérature secondaire sur l’auteur, voir ZaskJ., Introduction à John Dewey,Paris,LaDécouverte,2015.23Dewey J., Après le libéralisme? Ses impasses, son avenir, (1935, traduction de N.Ferron),Paris,Climats,2014.24 Un des rares travaux de Commons traduit en français: CommonsJ. «Droit etéconomie», Économie et Institutions, n°8, pp.119-132, 2006. Pour une littératuresecondaire pertinente, voir Bazzoli L. et Dutraive V., «D’une démocratie créatrice à un

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intellectuellespermettantdecomprendrecommentlecapitalismepeutsetransformer. Commons, représentant de l’école du Wisconsin, incarnetout-à-fait l’èreprogressisteétats-uniennedesannées1930.L’unedesesquêtes est explicite; il l’exprime en ces termes: proposer un cadred’analysefaisantdusystèmemarchandun«capitalismeraisonnable».Uncapitalismequiconstitueraituneformedecontrôlesocialdel’économie.Ilse justifie dans son livre de 1934 25 : le capitalisme raisonnable«permettrait d’atteindre un idéal supérieur en faisant que la naturehumaine s’améliore». En d’autres termes, l’ambition assumée est demettre le capitalisme sous contrôle démocratique afin de développer lacommunautéhumaineetd’accroîtresescapacitésd’émancipation.Surcepoint,nousadhéronspleinementà lathèsecommonsienneet lamettonsaucœurdesréflexionsàmenerpourproposerunereprisedurable(cequeles américains nomment «the real recovery») du développementéconomiqueetsocialdenossociétésmalades.

Lapraticitédelaraisonnabilités’affirmeraautraversd’unenjeupolitiquequi devient un idéal normatif: l’objectif ultime est en effet de bâtir uncompromis pour réduire les conflits (ou les rendre acceptables), uncompromispérennecommesolutionsociétale raisonnableà lacontinuitédudéveloppementdelacommunautéhumaine.C’estdanscetespritainsiretranscrit queDewey se situait; il écrivit que «le caractère raisonnableréside dans l’adaptation des règles aux compromis». Derechef, laraisonnabilité est tout à la fois performative (une valeur est raisonnableseulementpourunepériodedonnée)etévolutive(commelaprospérité,laraisonnabilitéest liéeauchangement institutionnelalorsque le juste, lui,nechangepas«ontologiquement»).Unfaitnouveauquenousajoutonsatrait au changement institutionnel qui apparaît comme un idéalisme enactionquivise,pourciterCommons,«lebutéthiqueleplusélevéquisoitatteignable».

Il est fort enrichissant de reconsidérer ces penseurs de l’ère progressisteétats-unienne pour éclairer nos consciences, parfois atteintes par cetteonce de fatalisme, voire d’immobilisme irrémédiable offertegénéreusement par les crises de ce début de troisième millénaire

capitalismeraisonnable,lecturecroiséedelaphilosophiedeJ.Deweyetdel’économiedeJ.R.Commons»,RevueEconomique,vol.65,n°2,pp.357-372,2014.25Commons J.R., Institutional Economics. Its Place in Political Economy, Madison, TheUniversityofWisconsin,1934.

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grégorien.Cettepenséeparallèleincroyablementimbriquéequiémanedudéveloppementintellectueldecesvirtuosesdel’analysedeladémocratieérigecettedernièreenvéritablefoisociétale:ladémocratiecréatricedoittransformer de manière radicale la société et avec elle les modesd’associationhumaine.

Commecesauteurs,nouspensonsqu’ilestfondamental,pournepasdireurgent,de(re)penserlecontratsocialmondialquinousunitdansungrandtoutmalléablemaisvital.Pourrendrehommageà lapenséedeweyenne,disonsquel’objectifultimeàcourttermeestde«fairetenirensembledesindividusdansunmêmetoutéthique».

Cetteaffairedemeureintrinsèquementpolitiqueetdemeuredoncsujetteaux incohérences temporelles que l’horizon présidentiel impose. Il fauttrouver des solutions pour remédier à une crise de sens extrêmementviolente qui menace nos attributs républicains les plus précieux alorsmême que l’agir démocratique et sa diffusion aux corps constitutifs denotre Cité appellent bien sûr un horizonplus long. Il ne s’agit pas d’êtrenaïfetd’embrasserun irénisme intellectuelqui serait, in fine, gravementcontreproductif. Non; soyons plus modeste et plus lucide. La premièretâchequiincombeàquiconquepartageraitnotreanalyseestdeparticiperàceprocessusde transformationdesmentalitésencréant les conditionsd’émergence d’une croyance altruiste dans les possibilités des êtreshumains. L’urgence est bien d’aider les hommes à développer leursCapacitésdeparticipationàlaviecommune,àlaviedelaCité,àlaviedenotreCité.

Raisonnabilitéducapitalismeetentreprise

La pensée intellectuelle sur laquelle nous nous sommes basé pourinterroger ce que serait un capitalisme juste n’a jamais vraiment étéutilisée pour faire de l’entreprise en tant que telle un acteur duchangementsociétal.Sanstrahir leursocleréflexif,nouspensonspouvoirpoursuivre le raisonnement proposé jusque-là pour introduire dansl’analysecetteinstitutionprimaireducapitalismequ’estl’entreprise.

Troisargumentsdoiventalorsêtreprécisés.Toutd’abord,uncapitalismeraisonnabledoitpermettred’orienterlepouvoiréconomiqueendirectionde la recherche du bien commun public, en sus des intérêts privés et

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cedans un esprit de responsabilité sociale. Ensuite, une démocratieéconomiquecollectiveetéthiquefondéesurlesaspirationsorganiséesdoitémerger et, pour cela, une représentativitééconomique à même derévélerlesvaleursraisonnablesdoitêtretrouvée.Enfin,pourcréerl’actioncollective conjointe il faut indéniablement rééquilibrer les pouvoirs deshommes via la négociation collective pour faire émerger un contrôlepartagéetunespritcollectifdecoopérationetdeconfiance.L’analysedel’entreprisequel’onsauraitdèslorsproposernepeutentrerendissidenceà l’endroit ne serait-ce que de l’un de ces trois principes du juste et duraisonnable.

Lesannées1930nefurentd’ailleurspassilencieusesenmatièred’analysedel’entreprisecapitaliste.Lesjuristes,enfinlespartisansd’unevisiondelafirme comme entité sociale réelle, qui s’opposent aux visionsréductionnistes–souventlibérales–detypecontractuel26,onteul’audacedevoirdansl’entrepriseuncorpssocialorganisé.Dès1932,dansunarticlescientifique des plus audacieux, le juristeMerrickDodd27n’hésitait pas às’opposer à un autre très grand penseur progressiste de l’épopée deRoosevelt,AdolfBerle,pourmettrel’entrepriseauservicedelasociété(etassigner les actionnaires à leur simple rôle contractuel) et pourquestionneravecincrédulitél’intérêtsocialdel’entreprise.28

26 Voir Chassagnon V., «Une analyse historique de la nature juridique de la firme.Dunœuddecontratsàl'entité(collective)réelle»,RevuedelaRégulation,n°12,pp.1-16,2012.27Dodd E.M., «ForWhom Are CorporateManagers Trustees?»,Harvard Law Review,vol.45,n°7,pp.1145-1163,1932.28Àtitrepersonnel,nousnoussommesimprégnédecesauteursprogressistesdesannées1930 et surtout du climat intellectuel et des engagements humains associés pourdévelopper, auniveauuniversitaire, la Théorie de la Firme commeEntité Fondée sur lePouvoir (TFEP). Depuis l’origine, nos efforts de réflexion n’ont pour objectif que deproposer une approche académique de l’entreprise qui s’inscrit dans une forme decapitalisme raisonnable prônant la libération sociale de l’homme dans un systèmeéconomiqueouvert.Ainsi,danscettethéorie,l’entreprise,entantqu’entitééconomique,s’apprécieontologiquementcommeunémergentsocialetpolitique(aussiunordreprivénormatifencastrédanset(re)constitutifd’unordrepublic):elleestdoncaussiuneentitésocialeréelle,àlafoisorganisationetinstitution,dotéed’unecapacitéàs’auto-créeretàs’auto-reproduireendépitdesperturbationsendogènes.Voirlechapitresurlathéoriedela firme comme entité fondée sur le pouvoir dans Baudry et Chassagnon, Les théorieséconomiquesdel’entreprise,op.cit.VoiraussiChassagnonV.,«TowardaSocialOntologyof the Firm: Reconstitution, Organizing Entity, Institution, Social Emergence andPower»,JournalofBusinessEthics,vol.124,n°2,pp.198-207,2014.

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Uncapitalismeraisonnabledoitnouspermettredevaincrelesautocratiesfinancières qui nous empêchent d’être juste, car être juste c’est êtrecapable de catalyser le changement social qui fragilise les plus faibles etqui, a contrario, renforce les plus forts. De même, un capitalismeraisonnable doit nous permettre de transformer de l’intérieur lesinstitutionséconomiquesetlescomportementshumainsenselibérantdemanière discrétionnaire des règles du capital (dont la propriété):combattonslelibéralismeetémancipons-nousducapitalismesauvage!Uncapitalisme raisonnable doit donc créer les conditions propices audéveloppementleplusefficacepossibledessystèmesdefinancementdesentreprises tout en faisant de celles-là non pas des automates de court-termequicracheraientducashmaisdesacteursduchangementstructurel.

L’entreprisenedoitpasêtrequ’uneinstitutionducapitalisme;ellesedoitaussid’êtreuneinstitutiondenossociétésmodernes,uneinstitutiondontlamission«publique» seraitd’allierprospéritéet justice.Nous sortironspar lehautdecettepériodedetumultesociétalenfaisantduprogrèsenfaveur de la justice sociale et de la transition écologique le pendant duprogrès économique et technologique, lequel ne peut plus tirer seul lacroissance et donc la prospérité de nos Cités dans cette période demutation du capitalisme mondial. Le New Deal de Roosevelt29est sansdoute l’une des dernières transformations majeures d’une sociétédéveloppéeencriseenfaveurd’uneplusgrandejusticesociale.

Mais l’État nepourraplus être le seul acteurdu changement; les tempsont changédepuis lors et les entreprisesdoivent êtreun relais des Étatsdanscettetransitiondémocratiquedésormaisglobale.

29L’Institut Roosevelt propose aux États-Unis de nombreuses études académiques etappliquéesdequalitévisantàrecréer lesconditionsd’émergencedenouvellesrèglesderégulation du capitalisme. Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz participe à cetteaventureintellectuellequisedonnepourobjectifcollectifderé-imaginerlesrègles(«let’sreimagine the rules») de nos économies de marché. Pour suivre leurs travaux:http://rooseveltinstitute.org/

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L’ENTREPRISECOMMEACTEURDÉMOCRATIQUEDUCHANGEMENT:UNENOUVELLEBOUSSOLEPOURLAJUSTICE

SOCIALE?

1972, cette date symbolise le début de l’engagement universitaire enfaveurde lapréservationde l’environnementavec lepremier rapportduClubdeRomedontletitreestsanséquivoque:TheLimitsofGrowth(Leslimitesdelacroissance).Impossibledésormaisdepenserl’entrepriseetlecapitalisme indépendamment de ces enjeux vitaux. Pourtant, lesconsidérationsenvironnementalesn’ontétéintégréesquetrèsrécemmentdans les travaux académiques sur la nature et le rôle de l’entreprisecapitaliste(osonsajouterquenombreuxsontceuxquiréfléchissentencoredansunmondederessourcesinfinies).

L’écodéveloppementreposesurlesystèmequeconstituentlesentrepriseset leurs relations d’échange avec les autres acteurs constitutifs de notresociété. Et il est gravement erronéde réduire le développement durableauxstrictsenjeuxécologiques.Commel’expliquetrèsbienIgnacySachs30,le développement durable c’est avant toute chose un modèle decroissance nouveau qui repose sur l’articulation efficace des dimensionséconomique, sociale et environnementale. L’entreprise capitaliste génèredes profits, contribue à l’émancipation sociale des travailleurs et doitœuvrer pour limiter les impacts nuisibles de sa production surl’environnement. L’entreprise doit innover pour que nos sociétés et queleurs citoyens réduisent leurs empreintes écologiques. Voilà pourquoil’entreprise sera un moteur puissant d’une reprise durable de noséconomiesincluantdemanièresérieuse,cettefois-ci,lajusticesociale.

Ouvronslaboîtenoirenéo-libérale

Cette idée d’une entreprise au service de la société et de sondéveloppementdurablen’estpastrèsintuitivepourunegrandepartiedel’opinionpublique.Pendanttrèslongtemps,l’entreprisen’aétéconsidéréeen économie qu’à travers son rôlesupposé socialement optimal detransformation et d’allocation des ressources «rares». La scienceéconomique a ainsi d’abord vu en l’entreprise un outil conceptuel et30SachsI.,Latroisièmerive.Àlarecherchedel’écodéveloppement,Paris,BourinEditeur,2007.

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rhétoriquepermettantde construiredesmodèlesmathématiques censésdécrirelefonctionnementdel’économiefondésurunéquilibregénéral(etoptimal)desmarchés.Danscetesprit,l’entreprisen’existepasentantquetelle; elle n’est qu’un paramètre (une fonction de production) dans unemodélisation extrêmement simplifiée de l’économie réelle. Ainsi étaitdépeintel’entreprisedanslascienceéconomiqueauXIXesiècle.

Même si depuis le début du XXe siècle et les travaux séminaux de FrankKnight(1921)31etdeRonaldCoase(1937)32lesmodèlesmicroéconomiquesnéoclassiques font l’objet de vives critiques, force est de constater quel’ubiquitédumarchéest toujoursaussimanifestedans lesdiscoursd’unemajoritéd’économistes,ycomprislorsquel’entrepriseestl’objetmêmedudébat.Certeslemarchénedoitpasdevenirlaboîtenoiredel’économiedel’entreprise, mais, pour autant, il ne doit pas non plus contraindre lechercheuràocculterlaréalitésocialedel’entreprisecapitaliste.Ils’estagide penser l’entreprise ailleurs que dans des représentations libérales etfinancièresducapitalismeenmettantensoncentrelapersonne,l’homme.

L’économiepolitiqueinstitutionnalisteissuedel’èreprogressisteévoquéeprécédemment propose une théorie alternative aux paradigmesnéoclassiquesenscienceséconomiquesenfaisantdesinstitutionslecœurdesrelationsdeproduction.Maissaformemoderneestsansdouteencoreàconstruire,etceàl’échelleinternationale.Nouspensonsquel’économiepolitiquedel’entreprisesedoitd’utilisercommeunitéd’analyseungrandoubliédelascienceéconomique:lepouvoir.Unpouvoirstructurantmaisnondéterministe.Un pouvoir souvent sous l’emprise des plus fortsmaispastoujours.Unpouvoirparfoisconservateuretrétrogrademaissouventtransformatifetprogressiste.Partant,laquestiondupouvoirappellecellede la naturedu régimepolitique en vigueur et, par conséquent, celle dugouvernementd’entreprise. Lepolitiqueet l’économiquene sontque lesdeuxfacesd’unemêmepièce–incarnéeparl’entreprisecapitaliste.

L’onentendsouventparlerdesenjeuxdegouvernancedel’entreprisedansl’opinionpubliquemaisceux-làselimitentbientropsouventetdemanièrespécieuse aux débats portant sur l’antagonisme d’intérêt entre les

31Voir Les théories économiques de l’entreprise, op. cit., pour une présentation destravauxdeF.Knight.32Voir Les théories économiques de l’entreprise, op. cit., pour une présentation destravauxdeR.Coase.

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actionnaires et les dirigeants. Raisonnabiliser l’entreprise c’est donc ladoterd’unestructuredegouvernancedurable!

Démocratisationdespouvoirsetnouveaucontrôleproductif

Autonomisation et responsabilisation, voilà la règle d’or des nouvellespratiquesdemanagementquipermettentd’accroître lepouvoirde factodes travailleurs– très qualifiés surtout– dans nos économies demarchéfondées sur la connaissance. Le message managérial est clair, du type:«salariés, responsabilisez-vous et soyez créatifs, vous êtes desentrepreneursdeetdansl’entreprise,nousvouslaissonscepouvoir(sansjamaisledéfinir);nenousdécevezpas,nousavonsbesoindevous».Soit.Siceconstatthéoriquebasésurlalogiqueditedel’empowermentestsansdoute éclairant, il n’empêche qu’un regard critique sur tout cela paraîtnécessairecarnouspensonségalementquecerégimemanagérialsefondesur une certaine démocratisation du pouvoir mais dont les finalitésdemeurentlecontrôledelaforceproductive.Lepouvoirdefactosuppléel’autorité hiérarchique et la relation de subordination juridique dansl’entreprisemoderne.

Partant, il devient loisible de s’interroger sur la finalité même del’équilibrage des relations de pouvoir et, par conséquent, sur le soupçond’instrumentalisation et de manipulation qui pourrait accompagner cespratiqueséconomico-managériales.C’estcequenousqualifionsdansnosécrits à travers le néologismede«contrôlation»33. Il existe en effet unerelation Janus extrêmement complexe entre les pratiques managérialesdites de marché qui suivent le mouvement de la financiarisation deséconomies et celles qui se fondent au contraire sur un managementparticipatifetrelationnelprônantunenrichissementduetpar letravail–suivant les préceptes rhétoriques désormais bien éprouvés de la«responsabilité sociale de l’entreprise». Il faut donc aller au-delà desdiscours de «marketing interne» et des tactiques marchandes pourquestionnerlanaturedel’intérêtgénéraldesentreprises.

Cesmodèlesmodernesdecoordinationde ladivisiondu travail reposentsurunesortedegouvernementparambivalence.Cetteidéenousprojetteaucentredesenseignementsfondamentauxdel’économieexpérimentale,33ChassagnonV.,«Contrôleetmanipulationaucœurdelafirme-monde?»,Revuedelarégulation,n°14,pp.2-12,2013.

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qui constituent un élément fort de pluralisme intra-disciplinaire etpluridisciplinaire:l’intégrationdespréférencespro-sociales,laréciprocité,l’identité et les motivations intrinsèques (non basées sur le seul salairemais aussi sur le développement de soi et l’accomplissement personnel)danslacompréhensiondescomportementshumains34.Maiscettevolontéaffichéed’uneentrepriselibéréecôtoieégalementlesépineusesquestionsde la souffrance au travail, du stress professionnel, voire même lesdémotivationsintrinsèqueslatentes.Laquestiondudéveloppementd’uneforme de contrôlation (qui consiste finalement à obtenir le contrôle enoctroyantdupouvoirmaissansjamaisledireainsi)nousconduitainsisurleterraindelamoralité.Cetteformedepouvoirest-elle immorale?Sert-elle ou asservit-elle les travailleurs? Pis, le nouveau management neservirait-ilpaslestravailleursetenn’asservirait-ilpasd’autresenfonctiondesfrontièresgéographiquesetdesdroitsetcoutumesassociés?

La culture et l’histoire de la constitution desmodèles socioéconomiquesd’un pays influent bien entendu sur les perceptions et donc sur lescomportements (y compris «proactifs») des citoyens. Aussi les Françaisqui sont connus pour leur pessimisme – un pessimisme accentué par lescrisesàrépétition–développentdespropensionsàcoopérerenentrepriseplus faibles que dans d’autres pays développés. Penser le chemin dedémocratisation de l’entreprise à emprunter, c’est aussi développer lacoopérationvolontaireet lesmotivations intrinsèquesdes travailleurs. Ladémocratie d’entreprise est le levier principal de la création de sens autravail;elledonnemêmeforceetcohérenceàcettenotioncontemporainedu«travail»35(qui,rappelons-le,renvoyaitoriginellementàlasouffrance,autourmentdel’effortdansl’ancienfrançais).

La logique de gouvernement des grandes entreprises modernes prônefinalement la démocratisation du pouvoir sans pour autant encouragervéritablement la démocratisation des entreprises elles-mêmes. Il fautrompreaveccette«démocratiedefaçade»qu’onteutendanceàinstituerlesnouvellespratiquesdemanagement.C’estbien ladémocratisationdel’entité collective que l’on doit chercher et trouver pour faire ducapitalismeunsystème justeet raisonnableauservicede la sociétédans

34Voir Tirole J., «Rationalité, psychologie et économie», Revue Française d’Économie,vol.28, n°2, pp.9-33, 2013 ou Bowles, S. et Gintis, H., A Cooperative Species. HumanReciprocityandItsEvolution,Princeton,PrincetonUniversityPress,2011.35IssudulatinTripalium(instrumentdetortureutiliséparlesRomains).

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sonentièreté.Gouverneretparticipersont lesdeuxprincipesdebasedecettedémocratisation.

Démocratisationdelagouvernanceetparticipationdestravailleurs

Quelle ineptie de penser qu’une action donne un droit de propriété surl’entreprise.Nullepartunsystème juridiquen’aproclaméun teldroit.Etd’ailleurs l’entreprise n’existe pas dans le droit, alors comment celui-ciferait-il pourdéfinir undroit depropriété surquelque chosequi n’existepas?Enréalité,cettequestionn’estpasnouvelle.Saréponsenonplus.LePrix Nobel d’économie 2013 Eugène Fama lui-même– défenseur dulibéralismeéconomiqueetde laprimautéactionnariale–écrivaitnoirsurblanc dès la fin des années 1970 que les actionnaires ne sont pas lespropriétaires de la firme. Cette curiosité intellectuelle nous prouve qu’ilfautenfinirauplusviteaveclemythedutoutpropriétaireetdonneràlapropriété ce qu’elle est vraiment: un droit sur des actifs physiquesaliénableset,cefaisant,undroitqui,danscertainescirconstances(àsavoirun environnement accordant un intérêt légal au bien aliénable sous-jacent), donne un pouvoirde jure et permet de coordonner les rapportsd’échange.

Rappelons à ce moment de la réflexion que la question n’est pasfinalementquipossèdel’entreprisemaisquidoitlagouverner.Cefaisant,le pouvoir apparaît comme unmécanisme institutionnel de gouvernancecentral qui sert le processus de création collective et de coopérationproductive.Cenouveauprismed’analysenousobligeàrepenserlerôledesemployés au sein des instances décisionnelles des entreprises. Instaurerplus de démocratie implique de tendre vers un gouvernementpolyarchique de l’entreprise faisant une «vraie» place aux travailleursdans l’activité de production certes,mais aussi dans la prise de décisioncollective.

Toute organisation humaine est composée d’au-moins deux, voire troisentités(deuxentitésphysiquesplusl’entitétierceémergentequiluidonneson enveloppe, son existence); elle est donc un collectif fondé sur desrelations socialesquiexistedépendammentmais irréductiblementdesespropriétés locales, de ses hommes. Ce sont les interactions entre les

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hommes qui constituent la médiation donnant existence à l’entitécollective, à l’entreprise qui bénéficie alors d’une capacitéd’autoreproduction dans le temps (ce que l’on nomme l’autopoïèse). Laparticipation est donc une propriété émergente, constitutive d’uneentreprisedémocratique.

Plusieurs études ont montré l’influence positive de la participation dessalariés sur la performance économique de l’entreprise. Leséconomistes 36 n’hésitent plus à faire entrer les mécanismesd’autonomisation-participation ainsi que les enjeux de responsabilitésocialedel’entrepriseaucœurdeleurreprésentationthéorique.

Le débat sur la participation s’est tout particulièrement développé enFrance au cours des derniersmois avec le fameux rapport Gallois37maiségalement avec la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 quipréconiseunecertaine formedecodéterminationà la française intégrantaux questions de compétitivité une reconfiguration des rapportsprofessionnels.CetteloisuitladeuxièmepropositiondurapportGalloisquidessinait les contours d'une véritable cogestion à la française, enproposant d'instaurer dans les grandes entreprises une représentationsalarialequidemeuremalheureusement inférieureàcellepréconiséeparle Pacte pour la compétitivité des entreprises françaises (deuxreprésentants dans la loi contre quatre administrateurs représentant lessalariés, sans dépasser le tiers du conseil d'administration ou desurveillancedanslerapportGallois).

Toujours est-il que, désormais, la gouvernance des grandes entreprises–nousinsistonssurlequalificatifutilisé–neserésumeplusauconcoursdesapporteurs en capital (actionnaires) et de leurs dirigeants. Les grandesentreprisesfrançaisesviventdésormaisdemanièreallégéel’expériencedelagouvernanceàl'allemande(lecélèbremodèledelacodétermination)quiimpliquedemanièreplutôtefficace,depuisunecinquantained'années,lessalariésdans lagouvernancede leurentreprise.Quoideplusnormalquedefaireparticiperlessalariésquiconstituentlaprincipaleforceproductiveetcréatricedenosentreprisesàleurgouvernance?

36Bénabou,R.etTirole,J.,«IndividualandCorporateSocialResponsibility»,Economica,vol.77,n°1,pp.1-19,2010.37 Rapport disponible à cette adresse: http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/124000591.pdf

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Force est deconstaterqu'en dépit du volontarisme qui caractérise sonmodèlesocioéconomique, la France s'est toujours montrée frileuse surcette question de la participation des salariés à la gouvernance del'entreprise38. Les médias – au sens large – n’ont cessé de présenter lacompétitivité prix et hors-prix de l’Allemagne mais ont mis un certaintempsavantdes’intéresseraumodèledegouvernanceallemand.Danscepays pourtant, les salariés sont obligatoirement représentés dans lesorganes de gouvernance et participent de manière équilibrée à ladéfinition et à la construction de la stratégie et du développement desentreprisesconcernées.

Dans un contexte où les négociations entre organisations patronales etsyndicales tendent à se crisper, ce type d’avancée recèle une vraiesignification. Mais pour faire des entreprises les moteurs dudéveloppement durable du tissu économique, beaucoup reste à faire entermes de participation des salariés à la gouvernance des entreprisesfrançaises (ne serait-ce que pour revenir au niveau de ce que proposentcertains voisins européens), et l'on ne saurait oublier que cettereprésentativitédutravaildanslesinstancesdegouvernanceneconcernequelesconseilsd'administrationdesgrandesentreprises.Lagouvernancedesentreprisesdoitévoluerensuivantunchemindedémocratisation«surmesure»afindemieuxrégulerlesrelationsentrepatronatetsyndicatsetde mieux retranscrire dans les conseils d'administration le besoin d'unrééquilibragedupouvoir entre le capital et le travail, et ce à des fins decompétitivitéetdecohésionsociétale.

LeMitBestimmung– le droit de la codétermination allemand– présentedes limites et n’est pas suffisamment protecteur pour beaucoupd’observateurs. Il ne faut pas non plus se laisser aveuglé par unmodèleancrédansun contexte institutionnelbien spécifique; dont acte,mais ledécrochagedelaFrancedanslesannées2000etplusencoreautournantdesannées2010en regardde ladynamiqueallemandeposequestionetun nouveau modèle industriel appelle une réflexion en matière degouvernance. Il est vrai qu’en termes de compétences, de coopérationinterne, de rémunération et de représentations les économies socialesdémocrates peuvent constituer des pistes de réflexion à adapter et à

38ChassagnonV.etHollandtsX.,«Unerupturedanslagouvernancedesentreprises»,LeMonde,sérieÉconomieetEntreprise,18février2013.

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affiner en matière de politique économique en lien avec notre histoire,notreculture,cequenoussommes.

Ajoutons que dans une période qui exige le rassemblement de nosconcitoyenset l’ententecordialeentrelecapitalet letravail– lafameusecoopétition productive–, les volontés d’accroissement du rôle desapporteurs en capital humain dans les entreprises suscitent un certainconsensuset fontmontred’unpluralisme intellectuel rarementobservé:d’ATTAC au Parti Communiste Français en passant par Terra Nova et lesministres de l’ex-Président Sarkozy, du Général de Gaulle au PrésidentHollandesansoublierJeanJaurès,nombreusesetpluriellessontlesvoixàavoir enjoint le pouvoir politique de permettre aux salariés d’être plusentendus mais aussi écoutés dans les processus de prise de décisionstratégiquedesentreprises.

Pour résumer, la participation pourrait restaurer la paix sociale et faireémerger de nouvelles solidarités productives entre le travail et le capitalpourpeuque la reprisedurableen fasse son ferde lancede reconquêtedes espaces démocratiques de la vie économique; il faut inclure ledéveloppementhumaindestravailleursdanslesmodèleséconomiquesetdanslesstratégiesdel’entreprisemoderne.

Alorsl’entrepriseestunbiencommunprivé!

Lelongprocessusdedémocratisationdesentreprisesdoitcommencerdèsmaintenant car il est urgent de raisonner notre capitalisme et d’engagerunereprisedurabledeséconomiesetdesprogrèssociauxassociés.Pourcefaire,ilfautcesserdecroireàlasuprématiedesmodèleséconomiquesdetype néoclassique et réinterroger les enjeux de gouvernance dans uneperspective à la foismicroetmacro-institutionnelle. La gouvernancequenousappelonsplusvolontierslerégimedegouvernementdel’entreprise–leterme«gouvernance»renvoyanttropexclusivementauxdébatsanglo-saxons historiques sur les seuls conflits entre les dirigeants et lesactionnaires–doitdoncstructurerlesrelationsdepouvoirentrelecapitalet le travaildemanièreàancrer leprocessusdedémocratisation tantauniveaudel’organisationelle-mêmequ’auniveaudelasociété.

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Le régime de gouvernement interne doit être polyarchique (cela signifiequ’auniveauhiérarchiqueleplusbasdemeurentdesrelationsdepouvoir).IldoitsefondersurcequeMichelFoucault39appréciaitcomme:

«unagonisme,unerelationquiestenmêmetempsunelutteetuneincitationréciproque,moinsuneconfrontationquiparalyselesdeuxcôtésqu’une

provocationpermanente.»

La clé de réussite du processus démocratique est là; il ne s’agit pas dechercher un consensus irréalistemais un compromis susceptible de faireémerger un agir collectif qui sert l’administration de notre Cité. Pasd’irénisme,maisde l’agonismepourcaractériser ladualitétransformativeentreletravailetlecapital!

Cette notion de compromis fait partie de ces concepts absolumentcruciaux–commeletemps–enéconomie,quisonttroprarementintégrésdans les analyses académiques alors qu’ils permettraient de mieuxcomprendre lesenjeuxdecréationetdecoordination interindividuelleetcollective.Malgrécela,ilfautdéjàallerplusloinetinscrirecettevolontédecompromis dans une économie humaniste. Pour citer l’économisteFrançois Perroux, une idée forte de l’économie de l’homme et pour leshommes,uneéconomiedetoutl’hommedoitirriguernosreprésentationsdel’entreprise.

Pourqu’une logiquedecompromisagonalesoiteffectiveetgénéralisée–chose nécessaire pour faire se développer les Capacités humaines et lajusticesociale(deuxconcepts,deuxengagementschersàAmartyaSen40)–,il faut, au préalable, forger les décisions réformistes à l’aune de lacomplexitédelanaturehumaine:

«l’êtrehumainentierestaccueilliavecsesmobilesallocentriquesetsesmobileségocentriques,dansdesstructuresentièrementouvertesetnon

prédéterminéesmaistellesqu’enaucundeleursaspectsnienaucunpointdeleurstransformations,ellesnefassentobstacleàlaréalisationparlapersonnedecequ’elleconsidèrecommesesultimesvaleurs»,écrivaitbienjustement

Perroux41.

39FoucaultM.,«TheSubjectandPower»,CriticalInquiry,vol.8,n°4,pp.777-795,1982.40SenA.,L’idéedejustice,Paris,Flammarion,2010.41PerrouxF.,PouvoiretÉconomie,Paris-Bruxelles-Montréal,Bordas,1973.

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Il reste à proposer une définition sociétale de l’entreprise permettantd’ériger son intérêt social en fer de lance d’une nouvelle dynamiquecapitaliste.Nouspensonsqu’il fautapprécier l’entreprisecommeunbiencommun privé– une vision de l’entreprise conforme à son «ontologiesociale» 42 . L’entreprise est: (1) un espace de transformation et decoopération volontaire qui sert les intérêts de la société dans sonentièreté; (2) une communauté organisée demanière privée qui s’ancredans un ordre public qu’elle sert par rétroaction en préservant ladémocratie économique. Qui doit gouverner? Tous les constituants del’entreprisequiadministrentlaCité.Maisgouvernerc’estaussiaccepteretmême souhaiter être orienté de manière sure par ungouvernail(gubernare) – un décideur; participer au gouvernement c’esticicompterdanslesdécisionsconcernantl’entreprise,toutenétantguidéparuneentitéhiérarchiquequi rendceprocessusdémocratiquepossibleetsouhaitable.

L’entrepriseestdoncunbienrare(commelesontsesrelationssocialesetses idéaux d’émancipation) qui permettra de construire un imaginairedémocratiquepartagé,unavenirfaitdejusticesilesinstitutionsorganiséescommel’Étatenfontunerèglemorale,unidéaldémocratiqueetéthique.Aprèsquoi,cettevisionde l’entreprisecapitalistecomme«biencommunprivé»impliquedeuxnotionsconstitutives:(1)l’inappropriabilitéet(2)lepartage,quielles-mêmesdonnentsensàlacommunautéhumaineetàuneformedegouvernementparticipatifquis’affranchitdumécanismedesprixautorégulateur. On pourrait bien entendu ajouter le progrès social et lacatalyseduchangementsociétalen«surplombmacro-institutionnel».

Ainsidevons-nousenconclurequelebiencommunnes’imposequesilesacteurs du changement s’approprient l’espace démocratique de l’entitécollectivequ’ilscréent.Reconnaître lanaturepolitiquedel’entreprise(entantqu’espaceauto-crééetauto-constituéderelationsdepouvoirprivéesencastréesdansunenvironnementinstitutionnelpublic)pourtransformerla société n’est rien d’autre qu’un prérequis à notre proposition deconstruction d’un agir démocratique émanant de l’entreprise commeinstitutiond’uncapitalismejuste.

42ChassagnonV.,«TowardaSocialOntologyoftheFirm»,op.cit.

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Lechemindedémocratisationquenousenjoignonsdesuivrepeutdoncsesituer dans une volonté de réformisme humaniste qui n’est ni uneambition utopique ni une mince affaire. Pour penser le juste dansl’entreprise et faire de la transition écologique un nouveau prismed’influenceinternational(etuneactionpubliquemondialeeffective),nousavons besoin d’un «social-réformisme» des statuts de l’entreprise,laquellen’existepasdans ledroit (sicen’estàtravers ledroitsocial43). Ilfautundroitde l’entrepriseetnondes sociétés,undroitéconomiqueetsocialde l’entreprisequi codifiepourdebonsonstatutd’intérêtgénéral(voirinfra).

Nos sociétés ont besoin d’un regain de démocratie pour interroger unenouvelleprospéritéconnectéeàuncapitalismeraisonnable.Carlemalaiseactuel est profond et semble pouvoir être saisi, in fine, à l’aune de ladéconstructionprogressive(enlienavec l’atonie/agoniedelacroissance),depuis plusieurs décennies d’un compromis social productif fordiste. Enrestaurantcepactesocialdeproductionetdecréationquiviseàsatisfairedes besoins finaux individuels et collectifs essentiels, l’entreprisedeviendraitl’acteurmajeurd’uneéconomiedurableetresponsable.

L’idéal démocratique pour que les travailleurs recouvrent la sécuritééconomique

Comment démocratiser l’entreprise? Cela passe forcément par unnouveau régime de gouvernement mais aussi par l’émergence d’unenormativitédémocratiquedanslesprocessusdecréationetderépartitionde la valeur créée. L’idée est que chaque constituant s’approprie uneparcelledepouvoirluidonnantledroitàunpartageéquitableetjustedelarichesse créée. La recherche d’une forme d’humanisme dans la vieéconomique et la volonté de création de valeurs doivent se renforcermutuellement. La seulemanièred’arriverà cetteosmosecontre-intuitivepour lecapitalismecourt-termisteestde lier laquestiondupartagede lavaleurajoutéeà celledu régimedegouvernementdes firmesmodernes.Pourquoi?Carilfautincontestablementappréhendercettequestiondelarelation entre le régime de gouvernement et la répartition de la valeur

43VoirChassagnonV.,«Uneanalysehistoriquedelanaturejuridique»,op.cit.

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ajoutée dans une perspective systémique pour interroger le rôle del’entreprisedanssonécosystèmeetdanslaviedelaCité.

D’un point de vue économique, la rémunération des actionnaires sejustifiaitsouvent(audébutdesannées1980)parlecritèredel’assomptiondu risque. Mais avec la hausse de la liquidité des marchés financiers etl’institutionnalisation de l’EVA, la «valeur ajoutée économique»– quipermetd’intégrerunerémunérationminimaleducapital–,lesactionnairesnesontplusdescréanciersrésiduelsmaisdescréanciersabrités.L’opinionpublique est bien sûr majoritairement critique à l’égard du capitalismeactionnarialmais trop rares sont les commentateurs à observer cet effetcollatéral pourtant logique: si les actionnaires supportent de moins enmoinslerisquec’estbienparcequed’autrespartiesprenantesinterneslesubissentdeplusenplus.L’accentuationdelasuprématieactionnarialevadepairaveclafindelafonctionprotectriceducapitalismeetdesaraisond’êtreinterne,lerapportsalarial.

Ce sont les employés qui jouent désormais, demanière exposée, ce rôled’assomption du risque de l’activité de production– une conclusion quitord le cou aux travaux fondateurs de Frank Knight, le premier à avoirexpliquélanaturedel’entreprisemoderneàpartirdelanatureprotectricedurapportsalarial44.Lasécuritén’estpluslependantdelasubordination,dansetentre lesentreprises.La légitimation (ycompriscontractuelle)del’autorité hiérarchique s’en trouve fatalement amoindrie; pourquoi lessalariésaccepteraient-ilsvolontairementd’êtresubordonnésàleurpatronsi celui-ci ne leur garantit plus la sécurité en contrepartie de sonengagement?Voilàunequestionquenousdevonsdésormaisnousposersi l’on veut vraiment comprendre l’influence actuelle de la primautéactionnarialesurlegouvernementinternedesentreprises.

Laquestiondelarémunérationsalarialeestfondamentalepourrecouvrerunedynamiquede compromisproductif carelle cristallise les sentimentsles plus acerbes d’injustice, voire de mépris. Comment expliquer auxnouveauxchômeursfraîchementdépossédésdeleurtravailquelessalairesdesdirigeantsontenmoyenneaugmentéde6%aucoursdel’année2014

44Knight F., Risk, Profit and Uncertainty, New York, Cornell University, 2010. Pour uneanalysedudélitagedelarelationd’emploifondéesurlasécurité,voirSupiotA.,L’espritdePhiladelphie:Lajusticesocialefaceaumarchétotal,Paris,ÉditionsduSeuil,2010.

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(l’inflationdupaysétant12fois inférieureen2014)45? Ilnes’agitpasdepenser expressément et sans discernement que ces rémunérations sontd’emblée injustifiables et incompréhensibles – bien que l’on puissequestionneretcritiquerbiendespratiquesexcessivesenlamatière.Maislà n’est pas la question.Non, il s’agit de comprendre pourquoi une telledonnéenepeutguère susciter l’acceptationdes salariés lesplusexposésauxrisquesdenotrepériode.Commentexpliquerauxplus fragilesque larémunération des dirigeants s’élève souvent lorsque les résultats del’entreprisesontbonsmaisnebaissepaslorsqu’ilsdeviennentmauvaisetcompromettentlapérennitédeleuremploi?

La démocratie salariale est sans doute une condition d’avènement d’uncapitalisme justemais, pour cela, les disparités entre les premiers et lesdernierscentilesdoiventêtreréduites(voirlegraphiquequisuitpourunephotographie des disparités salariales au tout début la grande criseéconomiquedesannées2010),plusjustesetpluséquitables.

Source:Insee,DADSexhaustif.

L’idéaldémocratiqueaucœurdelacréationetdupartagedelavaleur

Une gouvernance durable source de valeur partagée doit explicitementinterroger les critères de répartition de la valeur ajoutée. L’on évoquesouvent la règle des trois tiers en matière de répartition du profit (le

45Chassagnon,VetChapas,B.(2016),«Pourunerémunérationdesdirigeantsfondéesurle long-termisme»,LesEchos.http://business.lesechos.fr/directions-generales/metier-et-carriere/remuneration/021972944751-pour-une-remuneration-des-dirigeants-fondee-sur-le-long-termisme-210952.php

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bénéfice des entreprises devant se diviser en trois parts égales entre lessalariés,lesactionnairesetlesinvestissements)maisrienn’avraimentétéproposé pour aboutir à ce résultat, et ce d’autant moins que les fortesdifférences intersectorielles rendent les termes de l’équation difficiles àtrouverdansunenvironnementdeconcurrencemondialisé.

Cette règle des trois tiers apparaît donc malheureusement comme unegageure, pour lemoment. Les actionnaires continuent à s’accaparer unepart des bénéfices bien plus grande que celle qui revient aux salariés(l’autofinancement et les besoins de trésorerie expliquant la majeurepartiedesbénéficesrépartis).DifficilepourunpayscommelaFrancedenepas être compétitif en matière de rémunération du capital, car il doitcapter des capitaux pour financer son économie et donc proposer desrémunérations proches de celles des pays voisins. Sinon le risque dedélocalisation des capitaux serait extrêmement fort, ce qui provoqueraitdesdifficultésdefinancement.

Lesentreprisesdoiventviseruneperformancesociétale,subtilalliagedesperformanceséconomique,socialeetenvironnementale.Ladurabilitédesentreprisespasseraparunpartageresponsabledelarichesseproduiteenleur sein. Il s’agit là d’une condition nécessaire à l’émergence d’unecoopération plus proactive des parties prenantes– notamment desapporteursentravail–dansunmodèleélargidecréationdevaleur.Ils’agitmêmed’uneconditionsinequanonpourque l’entreprisepuisse jouirdevaleursetdebénéficesraisonnablesenmatièredebien-êtrecollectif.Aussila grande firme multinationale, que nous qualifions de «firme-monde»dans nos travaux académiques, doit jouer un rôle moteur dans lechangement,danslarégulationd’unnouveaucapitalismequiviendraitsesubstituer au capitalisme financier qui a très clairement favorisél’enrichissement de quelques parties prenantes bien identifiées audétrimentdudéveloppementhumaindenombreusesautres.

Depuis le début des années 1980, nous observons en réalité plus qu’undéséquilibrecroissantentrelecapitaletletravail(dontl’interprétationfaitpolémiqueentreéconomistes),undéséquilibrecroissantentrelapartdesdividendes dans le capital (et ce en dépit de la crise ou d’une baisse deprofit)etlapartdeshautsrevenusdansletravail(etceendépitdelacriseoud’unebaisseduprofit).

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La hausse de la part des dividendes dans la répartition du profit estconstantedepuis ledébutdesannées1980.Elleacontinuéàs’intensifierdans les années 2000. Pis, en France les dividendes ont fortementaugmentéentre2009et2014,endépitdelacrise.Mêmesilesinstitutsdeconjoncture économique et les institutions financières proposent desanalyses très contrastées en la matière, toutes montrent une évolutionpositivedesdividendesversésauxactionnaires.Enlamatière,laFrancesesituemême, surcettepériode,parmi les touspremiersmondiaux.Quantau travail, les deux dernières décennies ontmontré que les revenus des1%lesplusrichesontprogressébienplusvite(jusqu’à5fois)queceuxde90% des travailleurs. L’écart devient abyssal lorsque l’on s’intéresse au0,01%dessalariéslesplusaisés.

Ce déséquilibre fragilise le compromis social productif moderne et nouséloigned’ungouvernementdetouspartousenaugmentantsensiblementles inégalités.Commenttrouver lesbasesd’uncompromisproductif justesilefosséentrelesplusrichesetlespluspauvresnecessedes’accentuer?Depuis la crise des Subprimes, les taux de marge des entreprises sestabilisentautourde31%mais les inégalitésprogressentet larépartitiondelavaleurajoutéen’estpassuffisammentéquitableentreletravailetlecapital:unmodèledegouvernementresponsabledoits’inscrireaussidansunevolontéplus largequi chercherait à introduireplusde justice sociale(etd’humanisme)danslarépartitiondelavaleurajoutéeenjouantsurlesdisparitésderevenusd’unepart,et,dansl’espritdeThomasPiketty46,surlasurvalorisationducapitald’autrepart.

Enliantlaquestiondurégimedegouvernementàcelledelarépartitiondelavaleurajoutée, l’on inscritbien laquestionde la«gouvernance»dansuneperspectivemacro-sociétale(luttecontrelesinégalitésetcontributionà la croissance, molle mais mieux partagée, tant par l’offre que par lademande)etdans lecadredesenjeuxdudéveloppementdurable. Il fautquel’évolutiondesinégalitéscessed’annihilerlesconditionsdecréation–que l’on a connues durant la période fordiste– d’une relation du typelutte/concours ou conflit/coopération (pour reprendre la distinction dePerroux)entreletravailetlecapital.

Sansentrerdanslesdébatssurlaraisonnabilitéfiscale,lesensdelajusticeimpliquedemanière simpleunpartageéquitablede la valeur ajoutéeet46Op.cit.

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donc une augmentation cohérente de toutes les rémunérations enfonctionde l’évolutiondesprofits (le raisonnementdemeuresimilaireentermesd’appréciationdurapportcapital/travail),cequin’exclutpasdelierlesrevenusducapitaletceuxdutravailpourlaRessourceHumaine.

La volonté de lier la démocratisation de l’entreprise via son régime degouvernementà l’émergenced’uncapitalismedurableet justeimposedetendreverscequenousappellerionsbienvolontiersunevaleurajoutéeàpartager (une VAP!), une nouvelle référence normative permettant autravaildelutteretdecoopéreraveclecapital.Sommedoutes’agit-ild’unecondition de vie de l’«agonisme», ce conflit-coopération de naturetransformative qui nous aiderait à voir se co-construire un compromissocial-productif durable, un néo-post-fordisme humain. L’enjeu se décritsous les traits de l’invention d’une troisième voix/voie qui, en «bonneraisonnabilité»eten«bonpersonnalisme»,dépasseraitlesimpassesdanslesquelles le libéralisme tend à nous enfermer, et qui entendrait donnertoute sa place à l’entreprise capitaliste dans la construction d’unmondeplusjuste.

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CONCLUSION

DESORIENTATIONSSOCIAL-PROGRESSISTES

Dansl’espritdesintellectuelsprogressistesaméricains,uncapitalismejuste(et raisonnable) implique une éthique du compromis social et un agirdémocratiquediffuséàl’ensembledescorpsorganisésdelasociété.Cetteéthique appelle une logique de négociation et de résolution des conflitsguidée par la recherche du bien commun et par la recherche desinstitutions (les règles) lesplusappropriéesà cettequêtehumaniste. Lescompromis doivent donc être justes et équilibrés pour enclencher unenouvelle dynamique de raisonnabilité du capitalisme, une dynamiquecapablederemédieràlacrisedesensactuellequiexpliquebiendesmauxdenossociétésmodernes.

Histoirede complexifier lesdonnéesduproblème,nousavons rappelé lanécessité de trouver les clés de ce compromis social-productif dans deséconomies développées soumises à des régimes de croissancemolle, delimiterlapolarisationdesprofits,delesredistribuerdemanièrejusteetdeles réinvestir utilement notamment dans la santé et l’environnement–deux raresdomainesàpouvoirencoresusciterdessourcesdecroissanceéconomique tout endéveloppant la conditionhumaine. La croissancenepourrapas,nepeutplus,seule,restaurerlapaixsociale;enrevanche,uncapitalismeplusjuste,unsystèmedecréationdevaleurpourleplusgrandnombre,peut sansdoutenousaideràpacifier les rapports sociauxet leséchangeséconomiques.

L’espéranceest sansdouteunevaleur cardinaledenotrevivre-ensembleet,pluslargement,denosdémocraties.Commel’écrivaitHenriAtlan47,enmatière de démocratie,«garder l’espoir qu’une solution reste de l’ordredu possible, sans savoir à l’avance comment, préserve pourtant d’unscepticisme nihiliste qui favorise le plus souvent les régressions les plusoppressives».

Lesrelationssocialesetlesconditionsd’émancipationsocialedescitoyenssont des biens rares, tout comme doivent l’être les entreprises ducapitalisme juste. Des lieux d’intégration, d’équité, de mixité, de47Atlan,H.,Tout.Non.Peut-être,Paris,Seuil,1991.

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transmissionetde transformationproductive.Voilàaussi cequepeuventêtre les entreprises capitalistes si elles se responsabilisent et si ellesfondent leur modèle de développement tant sur le progrès et lesinnovations techniques que sur l’homme et sa Ressource Humaine. Lesrèglesdeconstitutionducapitalismejustedemeurenttrèslargemententreles mains du politique qui doit avoir le courage de se prononcersérieusementsursesvolontésenlamatière.

En attendant l’émergence d’un droit de l’entreprise spécifique, unemodification du droit des sociétés participerait d’un véritable progrèssociétaldontlaportéenormativesupplanteraitdeloinl’article225delaloiGrenelle2du12juillet2010imposantauxgrandesentreprisesunrapportsur les données sociétales ou encore la norme ISO26000 donnant demanièrenon-certifiable«deslignesdirectricesauxentreprisespouropérerdemanièresocialementresponsable».Lamodificationdel’article1833enfaveur de la reconnaissance d’un intérêt général des entreprisespermettraitparexempleauxpartenairessociauxdeprogresserdansleursnégociationsencontribuantàl’émergenced’uncompromissociétal.

Comme le rappelait déjà Commons– quoique différemment–, lecapitalisme a besoin d’être régulé demanière raisonnable en équilibrantles rapports de pouvoir dans la société et donc en transformant larépartitiondespouvoirsetdeleursmodesd’exercicedansl’évolutiondeséconomiesdemarché. Ledialogue social joueraun rôleessentieldans lacréationdenouvelles règles,denouvelles institutions capablesdeporteruneéthiquehumanisteauservicedelacréationderichesses.

ForceestdeconstaterqueledialoguesocialenFrancenes’exercepasdemanièreoptimale;derrièreceteuphémisme,nousnevisonsaucunepartieprenante en particulier mais nous pensons que les instances dereprésentation des entreprises– du «patronat»– peuvent jouer un rôlecrucial, un rôle majeur pour une nouvelle prospérité économique àdestinationde tous leshommes. Lamodeest certainementpassée,maisun Grenelle du dialogue social 48 – en sus des conférences sociales –pourraitêtreutilepouramorcerunnouveaucadrededéveloppementdesrelationsindustriellesenFrance.

48Notonségalementqueledialoguesocialconstitueunlevierdedémocratisationdesterritoires(voirGazieretBruggeman,TripartismeetDialogueSocialTerritorial,BureauInternationalduTravail).

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Le développement du numérique et l’émergence de nouvelles formesd’organisationdutravailhorssalariatrenforcentégalementcettenécessitédu dialogue et de la régulation intelligente. La plate-formisation deséconomiesnedoitpas rendre les libertéset lesdroitsde ces travailleursindépendants et/ou «nomades» aussi virtuels que ne le sont lesinterfacesdecoordinationdeleursactivités.Cephénomèned’ubérisation,trèsdéveloppédanslesactivitésdeservice,trouverasansaucundouteunéchodansleprocessusderobotisationdel’économiequis’affirmeavecdeplus en plus d’acuité et nécessite, par conséquent, de poser, dèsmaintenant, le cadre régulatoire et préventif de cette destructiond’emplois annoncée et du mouvement associé de reclassement et demobilitéprofessionnelle.

Mais l’entreprise ne se réduit pas à son organisation interne mais elleinclutsonorganisationavecsespartiesprenantesexternes.Surcetaspect,le développement des grandes firmes-réseaux s’accompagne d’unetransformation des frontières traditionnelles– capitalistiques– desentreprises,sibienquel’onnesaitplustoujoursquiest lepatrondequi,quifaitquoipourquiou,pis,quiestresponsabledequoi.Danscetteautrenébuleuse, il fautsansdouteétendredefaitouplutôt,modifier, lestatutjurisprudentiel de «l’unité économique et sociale» pour l’appliquerexplicitementàcesfirmes-réseauxmultinationales.

L’idée est de reconnaître une logique de facto dedécomposition/recomposition pour lutter contre la subversion de larégulation protectrice du travail et la dilution des responsabilitéscollectivesdecesfirmes-monde.L’enjeu,lui,consisteàreconstituerdejureles communautés de travail, imputer les responsabilités légales à l’entitécollective, engager la solidarité des employeurs joints, ou bien encoreaméliorerlesconditionsdetravailinter-firmes.

Danscetesprit,ilfautnoterqueleschosesontévoluérécemmentdanslesdébatspublics. Laprisede consciencedes risquesque fontpeserparfoiscertains grands groupes sur leurs travailleurs en contournant–légalement!– les règles de protection du salariat s’est développéeconcomitammentauxnombreusescritiquesforgéesparl’opinionpubliqueà l’égard dudramedu Rana Plaza. Pour preuve, une proposition de loi(n°3239) relative au devoir de vigilance des sociétés mères et desentreprisesdonneusesd'ordreaétéadoptéeparl'AssembléeNationaleet

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rejetée par le Sénat en novembre 2015. Cette loi engagerait uneperspectivenormativeextrêmementlarge.Ils’agitenréalitéd’apporteruncadre normatif de jure à la responsabilisation des chaînes de valeurorchestréesparlesgrandesfirmes.

Ces grandes initiatives politiques doivent s’apprécier en lien avecl’ensembledesautresenjeuxinstitutionnelsquenousavonsrappelésdanscet essai. Demanière non-exhaustive, nos institutions soutenues par undialoguesocialrenouvelédoiventnouspermettrede:

1.développerlesrèglesdeparticipationdestravailleurs(voired’autresparties prenantes) aux processus décisionnels et aux réflexionsstratégiques (revenons aumoins aux recommandations du rapportGallois!);

2. encadrer les règles de gouvernance des entreprises (y compris lesmissions des dirigeants) afin d’éviter la polarisation des profits,d’encourager le partage équitable des bénéfices, de favoriser latransitionécologiqueetdevaloriserl’investissementproductif;

3. créer de nouvelles institutions de régulation du travail capables derépondre aux défis majeurs de notre époque (dislocation desfrontières protectrices de la relation salariale, ubérisation del’économieetdutravail,mutationencoursdelagestiondesservicesvialarobotisation);

4.intégrercesréflexionsdansunedémocratieéconomiqueplusglobale(justice fiscale, lutte contre les inégalités, taxation des activitésspéculatives,luttecontrelacorruptionetl’évasionfiscale).

Dans cet essai, notre ambition consistait à aider à poser les termes d’undébat d’avenir permettant de faire de l’entreprise le moteur d’uncapitalisme juste, d’un capitalisme «raisonnabilisé». Arguons, pourconclure par une noble ouverture, que l’éducation au sens noble– cellequ’a toujours défendu LéonBourgeois– est un média crucial dansl’avènement de ce nouveau capitalisme et mérite une attention touteparticulière.

Nousnedevonspasattendrelesprochainesgénérationspourimpulsercechangement et lancer une dynamique de rassemblement démocratiqueencourageant la responsabilisation des entreprises et l’avènement d’uncapitalisme juste, d’unmeilleurmonde. Penser les conditions de vie des

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générationsdedemain,c’estpanseraujourd’huilesmauxissusdupasséetinscrirelesenjeuxdesoutenabilitéetlesvolontésdenouvellesprospéritésau centre de l’économie politique de l’entreprise. Il reste entendu quenousdevonsencoreettoujoursquestionneretréinventerl’éducationdansunespritd’ouverturequinouspermettrade lutter contre lesvicissitudesde notre époque mais aussi de faire émerger de la transmission desconnaissances une éthique démocratique nouvelle, capable de pensercommeuntoutl’ordresociétaletlalibérationdeshommes.