207

La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling
Page 2: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

PaulaHawkins

LAFILLEDUTRAIN

Traduitdel’anglaisparCorinneDaniellot

Page 3: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Directeurdecollection:ArnaudHofmarcherCoordinationéditoriale:MarieMisandeau

Couverture:RémiPépin-2015

Photo©plainpicture/Bildhuset/ErikaStenlund

Titreoriginal:TheGirlontheTrainÉditeuroriginal:Doubleday(TransworldPublishers)

©PaulaHawkins,2015

©Sonatine,2015,pourlatraductionfrançaiseSonatineÉditions21,rueWeber75116Paris

www.sonatine-editions.fr

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction oudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»

ISBNnumérique:978-2-35584-357-0

Page 4: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Cherlecteur,Nous sommes tous des voyeurs. Les gens qui prennent le train tous les jours pour se rendre autravailsontlesmêmespartoutdanslemonde:chaquematinetchaquesoir,noussommesinstalléssurnotresiège,àlirelejournalouécouterdelamusique;nousobservonsd’unœilabsentlesmêmesrues,lesmêmesmaisonset,detempsàautre,nousapercevonsunéclairdelavied’uninconnu.Alorsonsetordlecoupourmieuxvoir.Ilyaquelquechosed’irrésistibledanscesbribesvoléesdelaviedesautres,cesinstantsfrustrants,trop brefs, et pourtant si révélateurs. Vous n’avez jamais rencontré les gens qui vivent dansl’appartementdudernierétagede l’immeuble situéàcôtédevotreavant-dernierarrêt.Vousne lesavezjamaisrencontrés,vousn’avezpaslamoindreidéedeceàquoiilsressemblent,maisvoussavezqu’ilsontunfaiblepourl’expressionnismeetlemobilierd’unegrandemarquescandinave,queleurfilsvoueunvéritableculteàRonaldoetqueleurfillepréfèrelesArcticMonkeysauxOneDirection.Vouslesconnaissez.Vouslesappréciez,même.Vousêtespresquesûrqu’ilsvousapprécieraient,euxaussi.Vouspourriezêtreamis.Toutcommelestrajetsentrain,lasolitudeetlaréclusionpeuventsouventêtrelelotdescitadins–c’estlecasdeRachel,laprotagonistedeLaFilledutrain.Sachuteaétésoudaine:elleabrutalementbasculédubonheuraudésespoir.Danssaquêtepourremplirlevidelaisséparsavied’autrefois,ellecommenceàs’inventerunerelationavecuncouplequ’elleaperçoittouslesjoursderrièrelavitredutrain. Ces inconnus lui deviennent si familiers qu’elle a le sentiment de les connaître, de lescomprendre;ellefabriquetouteunehistoireautourd’euxjusqu’às’enfairedesamisimaginaires.Enréalité,elleneconnaîtriendeleurvie,etelleignoredansquoiellemetlespiedslorsque,aprèsavoirvuunévénement inhabituel, choquant, elleprend ladécision fatidiquede franchir lepas :despectatricedeleurhistoire,ellevadeveniractrice.Maisellevaviteserendrecomptequ’iln’estpluspossiblederevenirenarrière.J’espèrequevousprendrezautantdeplaisiràlireLaFilledutrainquej’enaiprisàl’écrire.

PaulaHawkins

Page 5: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Elleestenterréesousunbouleauargenté,enbas,prèsdel’anciennevoieferrée,satombeindiquéeparuncairn.Cen’estguèreplusqu’unepiledecailloux,aufond.Jenevoulaispasattirerl’attentionsur sa dernière demeure, mais je ne pouvais pas la laisser disparaître. Ici, elle dormira en paix,personneneviendraladéranger,rienquelechantdesoiseauxetlegrondementdestrainsquipassent.

Page 6: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Passe,passe,passera,ladernièreyrestera.Jesuisbloquéelà,jen’arrivepasàallerplusloin.J’ailatêtelourdedebruits,labouchelourdedesang.Ladernièreyrestera.J’entendsleshirondelles,ellesrient, elles se moquent de moi de leurs pépiements tapageurs. Une marée d’oiseaux de mauvaisaugure.Jelesvoismaintenant,noiresdevantlesoleil.Maisnon,cenesontpasdeshirondelles,c’estautrechose.Quelqu’unvient.Quelqu’unquimeparle.«Tuvois?tuvoiscequetumefaisfaire?»

Page 7: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Vendredi5juillet2013

Matin

Une pile de vêtements repose au bord de la voie ferrée. Un tissu bleu clair – une chemise,j’imagine–entortillédansquelquechosed’unblancsale.Cesontprobablementdesvieuxhabitsàjeteréchappésd’unpaquetbalancédanslepetitboismiteuxunpeuplushaut,prèsdelaberge.Peut-êtrequecesontdesouvriersquitravaillentsurcettepartiedesrailsquilesontlaisséslà,ceneseraitpas la première fois. Peut-être que c’est autre chose. Ma mère répétait à l’envi que j’avais uneimaginationdébordante.Tomaussimeledisait.Jenepeuxpasm’enempêcher:dèsquej’aperçoisdeshaillonsabandonnés,unT-shirtsaleouunechaussureisolée,jepenseàl’autrechaussureetauxpiedsqu’ellesenveloppaient.Uncrissementstridentpuis le trains’ébranleet repart.LapetitepiledevêtementsdisparaîtdemavueetnousroulonspesammentversLondres,àlavitessed’unjoggeurbienentraîné.Quelqu’undanslesiègederrièrelemien,irrité,pousseunsoupirimpuissant;lalenteurdu8h04quivad’Ashburyàlagared'Eustonestcapabledefaireperdrepatienceaubanlieusard leplusdésabusé.En théorie, levoyagedurecinquante-quatreminutes.Enpratique,c’estuneautrehistoire:cetteportiondelavoiedecheminde fer estuneantiquitédécrépieenperpétuel chantier, émailléede feuxde signalisationdéfectueux.Auralenti,letrainpasseencahotantprèsd’entrepôts,dechâteauxd’eau,depontsetdecabanons,demodestesdemeuresvictoriennesquitournentfermementledosauxrails.La tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler cesmaisons, comme un travelling aucinéma.J’aiuneperspectiveuniquesurelles;mêmeleurshabitantsnedoiventjamaislesvoirsouscetangle.Deuxfoisparjour,jebénéficied’unefenêtresurd’autresvies,l’espaced’uninstant.Ilyaquelquechosederéconfortantàobserverdesinconnusàl’abri,chezeux.Un téléphonesonne,unechansonnette incongrue, tropenjouéepource trajet.Lapersonnemetdutemps à répondre et la sonnerie retentit longuement dans l’atmosphère. Autour de moi, mescompagnons de voyage remuent sur leur siège, froissent leur journal et pianotent sur leur clavierd’ordinateur.Letrainfaituneembardéeetpenchedanslevirageavantderalentirenapprochantdufeurouge.J’essaiedenepasleverlesyeux,demeconcentrersurlequotidiengratuitqu’onm’atendualorsque j’entraisdans lagare,mais lesmotssebrouillentdevantmoiet rienneparvientàcaptermon attention. Dans ma tête, je vois toujours cette petite pile de vêtements au bord des rails,abandonnée.

SoirMongintonicencanettefrémitquandjeleporteàmeslèvrespourenprendreunegorgée,fraîcheetacidulée:legoûtdemestoutespremièresvacancesavecTom,dansunvillagedepêcheurssurlacôtebasque,en2005.Lematin,onnageait lesseptcentsmètresquinousséparaientd’unepetite île

Page 8: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

pourallerfairel’amoursurdesplagessecrètes;l’après-midi,ons’asseyaitaubaretonbuvaitdesgintonicsamers,trèsalcoolisés,enregardantdesnuéesdefootballeursdudimanchefairedespartiesàvingt-cinqcontrevingt-cinqsurlesablemouillé.Jeprendsuneautregorgée,puisunetroisième;lacanetteestdéjààmoitiévidemaiscen’estpasgrave, j’en ai trois autres dans le sac en plastique àmes pieds.C’est vendredi, alors je n’ai pas àculpabiliserdeboiredansletrain.Super,c’estleweek-end.Enroutepourl’aventure.D’ailleurs,àencroirelamétéo,çavaêtreuntrèsbeauweek-end.Unsoleilradieuxdansuncielsansnuages.Avant,onauraitpeut-êtreprislavoiturejusqu’àlaforêtdeCorlyavecunpique-niqueetdesjournaux,etonauraitpassél’après-midiallongéssurunecouvertureàboireduvin,lapeautachetéeparlesrayonsdusoleils’insinuantentrelesfeuillesdesarbres.Onauraitpuorganiserunbarbecuedans le jardin avec des amis, ou aller auRose, sur les tables à l’extérieur, laisser la chaleur nousrougirlevisageaufildesheures,onseraitrentrésàpiedenzigzaguant,brasdessus,brasdessous,avantdes’endormirsurlecanapé.Unsoleil radieuxdansunciel sansnuages,personneàvoir, rienà faire.Vivrecomme je le fais,c’estplusdifficilel’été,aveccesjournéessilongues,sipeud’obscuritéoùsedissimuler,alorsquelesgenssortentsepromener,leurbonheurestsiévidentquec’enestpresqueagressif.C’estépuisant,etc’estàvousculpabiliserdenepasvousymettre,vousaussi.Leweek-end s’étire devantmoi, quarante-huit longues heures à occuper. Je porte de nouveau lacanetteàmeslèvres,maiselleestdéjàvide.

Lundi8juillet2013MatinQuelsoulagementd’êtrederetourdansletrainde8h04.Cen’estpasquejesoisparticulièrementimpatiente d’arriver à Londres pour commencer ma semaine – je n’ai même pas vraiment envied’êtreàLondresdutout.Non,j’aijusteenviedemecaleraufonddusiègeenveloursdoux,aveclatiédeurdusoleilàtraverslavitre, lavoiturequibalanced’avantenarrièreetd’arrièreenavant, lerythmerassurantdesrouessurlesrails.Quandjesuislà,àregarderlesmaisonsquibordentlavoie,iln’yapresquenullepartoùjepréféreraisêtre.Surcetronçon,ilyaunfeudesignalisationdéfectueux,àlamoitiédutrajet.Enfin,j’imaginequ’ildoitêtredéfectueux,parcequ’ilestpresquetoujoursrouge;ons’yarrêtequasimenttouslesjours,parfoisquelquessecondes,parfoisplusieursminutesd’affilée.Si jesuis installéedans lavoitureD(commepresqueàchaquefois)etsiletrains’arrêteaufeu(commepresqueàchaquefois),j’aiunevueparfaitesurmamaisonfavoriteprèsdesrails:cellequisetrouveaunuméroquinze.Elle ressemble à toutes les autres maisons qui longent la voie : c’est une demeure victoriennemitoyenneàunétage,avecunétroitjardinbienentretenuquis’étendsursixmètresjusqu’àunhautgrillage.Uncourtnoman’slandséparecedernierdesrails.Jeconnaiscettemaisonparcœur.J’enconnaischaquebrique,lacouleurdesrideauxdanslachambredupremier(beigeavecunmotifbleufoncé), je sais que la peinture du cadre de la fenêtre de la salle de bains s’écaille et qu’ilmanquequatretuilessuruneportiondutoit,côtédroit.Jesaisque,leschaudessoiréesd’été,leshabitantsdecettemaison,JasonetJess,sortentparfoisparlafenêtreàguillotinepourallers’asseoirsurunbalconimprovisé–unboutdetoitquiavancelàoùilsontfaitagrandirlacuisine.C’estuncoupleparfait,uncoupleenor.Luiadescheveuxbrunsetunecarruresportive,ilestfort,protecteuretdoux.Ilaunrirecontagieux.Elle,c’estunedecesfemmes

Page 9: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

minuscules,unevraiebeauté,trèspâle,avecdescheveuxblondscoupéscourts.Ellealevisagequ’ilfautpourça,avecdespommettessaillantesparseméesdepetitestachesderousseuretunemâchoirefine.Pendantqu’onestcoincésaufeu,j’essaiedelesrepérerchezeux.Lematin,Jessestsouventdehorspourprendre soncafé, surtout l’été.Parfois,quand je l’aperçois, j’ai l’impressionqu’ellepeutmevoir,elleaussi,qu’ellemeregardedroitdanslesyeux,etçamedonneenviedeluifairesigne.Maisjen’oseraisjamais.JevoismoinssouventJasonparcequ’ilestrégulièrementendéplacementpourletravail.Mêmequandilsnesontpaslà,jepenseàcequ’ilsdoiventêtreentraindefaire.Peut-êtreque,cematin,ilsonttouslesdeuxunjourdecongéetqu’ellefaitlagrassematinéeaulitpendantqu’ilpréparelepetitdéjeuner,oupeut-êtrequ’ilssontalléscourirensemble,parcequec’estuncoupleàfaire ce genre de choses (Tom et moi, on allait courir le dimanche, moi un peu plus vite qu’àl’accoutumée, et lui moitié moins, pour qu’on puisse rester côte à côte). Peut-être que Jess est àl’étage, dans la chambre d’amis, occupée à peindre, ou peut-être qu’ils prennent une doucheensemble,sesmainsàelleappuyéescontrelecarrelageaumur,tandisqueluiposelessiennessurseshanches.

SoirJetourneledosaurestedelavoitureetjemetournelégèrementverslavitrepourouvrirunedespetitesbouteillesdecheninblancquej’aiachetéesàlapetiteépiceriedelagared'Euston.Iln’estpasfrais,maisçaferal’affaire.J’enversedansungobeletenplastiqueavantderevisserlebouchonetderangerlabouteilledansmonsacàmain.C’estmalvudeboiredansletrainlelundi,àmoinsd’êtreaccompagné,cequin’estpasmoncas.Jeretrouvesouventdesvisagesfamiliersdansletrain,desgensquejevoistouteslessemaines,quivontetquiviennent,euxaussi.Jelesreconnaisetj’imaginequ’ilsmereconnaissentaussi.Cependant,jenesaispass’ilssontcapablesdesavoircequejesuis.C’estunesuperbesoirée,l’airestchaudsansêtreétouffant,lesoleilentamesadescenteparesseusevers l’horizon, les ombres s’agrandissent et la lumière commence tout juste à orner les arbres detracesdorées.Letrainrouleavecfracas,nouspassonsenunriendetempsdevantchezJasonetJess,ilssefondentdansuntourbillondesoleilcouchant.Parfois,maispassouvent,j’arriveàlesvoirdececôtédesrailsaussi.S’iln’yapasd’autretrainsurlavoieopposée,etsionavanceassezlentement,jepeuxparfoislesentrapercevoirdehors,surleurbalcon.Sinon,commeaujourd’hui,jelesimagine.Jessestassisesurlebalcon,lespiedssurlatableetunverredevinàlamain,Jasonderrièreelle,lesmainsposéessursesépaules.J’arriveàressentirlepoidsdesesmains,rassurant,protecteur.Parfois,jemesurprendsàessayerdemesouvenirdeladernièrefoisquej’aieuuncontactphysiqueuntantsoitpeusignificatifavecquelqu’un, ladernière foisqu’onm’aoffertunesimpleétreinteouqu’onm’aserrélamainavecaffection,etmoncœursecrispe.

Mardi9juillet2013MatinLa pile de vêtements de la semaine dernière est toujours là, plus poussiéreuse et mélancoliqueencore.J’ai luquelquepartque,quandonsefaitécraserparuntrain, lasimpleforceduchocpeutvousarrachervosvêtements.Cen’estpasunemortsiinhabituelle,d’ailleurs.Deuxàtroiscentspar

Page 10: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

an,ilparaît,cequifaitaumoinsunetouslesdeuxjours.Jenesaispascombiend’entreellessontdesaccidents.Quandle trainpasse lentementprèsde lapile, j’examineattentivement lesvêtementsà larecherched’unetracedesang,maisjenerepèrerien.Le train s’arrête au feu, comme à son habitude. Jess est debout sur la terrasse, devant la porte-fenêtre. Elle est pieds nus et elle porte une robe rose vif. Elle se retourne, vers l’intérieur de lamaison.J’imaginequ’elleparleàJason,quidoitêtreentraindepréparerlepetitdéjeuner.JegardelesyeuxfixéssurJessetsamaisontandisqueletrainredémarrelourdement.Jeneveuxpasvoirlesautresmaisons,surtoutpascellequiestquatreportesplusloin,cellequiétaitlamienne,autrefois.J’ai vécu cinq ans au numéro vingt-trois, BlenheimRoad, éperdument heureuse et complètementmisérable.Jenepeuxpluslaregarder.C’étaitmapremièremaison.Pascelledemesparents,pasunecolocationavecd’autresétudiants,monpremierchez-moi.Jesuisincapabledelaregarder.Enfin,si,j’enaienvie,maisjeneveuxpas,j’essaiedemeretenir.Chaquejour,jemedisdenepasregarderet,chaquejour,jeregarde.Jeneparvienspasàm’enempêcher,mêmes’iln’yarienquej’aieenviedevoir,mêmesicequejerisquedevoirnepourraquemefairedumal.Mêmesijemesouviensencoreclairementdeceque j’ai ressentiquand j’aivuque les rideauxcouleurcrèmedans la chambredupremieravaientdisparu,remplacésparuntissurosepâle;mêmesijemerappelleencoreladouleurquim’atraverséequandj’aivuAnnaarroserlesrosiersaccolésàlabarrière,danslejardin,sonT-shirt tenduaumaximumsursonventrerebondi.Jemesuismordulalèvresiviolemmentqu’elleasaigné.Jefermebienfortlesyeuxetjecomptejusqu’àdix,quinze,vingt.Voilà,c’estfini,plusrienàvoir.LetrainentreengaredeWitneypuisrepart,etprenddelavitessetandisquelabanlieuelaisseplaceau nord crasseux de Londres, les rangées de maisons remplacées par des ponts taggués et desbâtiments vides aux fenêtres cassées. Plus on se rapproche d'Euston, plus je suis angoissée, lapressionmonte:commentsepasseracettejournée?Ilyaunaffreuxentrepôtenbétonàdroitedesrails, à peu près cinq centsmètres avant d’entrer en gare. Sur le côté, quelqu’un a écrit : LAVIEN’ESTPASUNPARAGRAPHE.Jerepenseaupaquetdevêtementsauborddesrailsetmagorgeseserre.Lavien’estpasunparagrapheetlamortn’estpasuneparenthèse.

SoirLetrainquejeprendslesoir,celuide17h56,estunpeupluslentqueceluidumatin.Letrajetprenduneheureetuneminute,septminutesdeplusqueceluidumatinalorsqu’ilnemarqueaucunarrêtsupplémentaire.Çam’estégalparceque,sijenesuispasfranchementpresséed’arriveràLondreslematin,jenesuispaspluspresséederentreràAshburylesoir.Etcen’estpassimplementparcequec’estAshbury,mêmesiçapeutsuffire,ensoi–c’estunevillenouvelledesannéessoixantequis’estétalée comme un cancer au cœur duBuckinghamshire. Elle n’est nimieux ni pire qu’une dizained’autresvillessimilaires:uncentre-villebourrédecafés,deboutiquesdetéléphonesportablesetdemagasinsd’articlesde sport,quelquesquartiersd’habitationspériphériqueset, au-delà, le royaumedescomplexesdecinémasetdeshypermarchésgigantesques.J’habitedansunquartierélégant(sionveut),récent(sionveut),situéàlajonctionentrelecentreetlabanlieuerésidentielle,maiscen’estpas chezmoi. Chezmoi, c’est lamaison victoriennemitoyenne près de la voie ferrée, celle dontj’étaiscopropriétaire.ÀAshbury,jenesuispaspropriétaire,jenesuismêmepaslocataire–jesuishébergéedanslasecondepetitechambreduduplexinsipidedeCathy,assujettieàsabonnegrâce.Cathyetmoiétionsamiesàl’université.Enfin,plusoumoinscar,enréalité,nousn’avonsjamaisététrèsproches.Ellevivaitdanslachambreenfacedelamienneenpremièreannée,etnousavionslesmêmescours,noussommesdoncnaturellementdevenuesalliéespouraffronterl’épreuvedeces

Page 11: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

premièressemainesdefac,avantderencontrerdesgensavecquinousavionsplusencommun.Nousne nous sommes presque plus vues après la première année, et plus du tout une fois nos étudesterminées,saufpourunmariagedetempsàautre.Mais,quandj’aieubesoind’aide,ils’esttrouvéqu’elleavaitunechambreàlouer,etçam’aparulogique.J’étaiscertainequeçanedureraitpasplusdedeuxoutroismois,sixaumaximum,etjenesavaispasquoifaired’autre.Jen’avaisjamaisvécutouteseule–j’étaispasséedemesparentsàmescolocatairespuisàTom,etc’étaituneidéequimeterrifiait,alorsj’aiaccepté.C’étaitilyaprèsdedeuxans,maintenant.Cen’estpasnonplusaffreux.Cathyestquelqu’undegentil,maiselletientàcequ’onremarquesagentillesse,ducoup,elleenfaitdestonnes:c’estletraitdecaractèrequiladéfinit,etelleabesoindesel’entendrediresouvent,presquechaquejour,cequipeuts’avérerfatigant.Maiscen’estpassimal,il y a pire défaut chez un colocataire. Non, ce n’est pas Cathy, ce n’est même pas Ashbury quim’affecte leplusdansmanouvellesituation(et jecontinuededire«nouvelle»alorsquecela faitpresquedeuxans).C’estlapertedetoutcontrôle.Dansl’appartementdeCathy,jemesenstoujourscommeuneinvitéequineseraitpasloindecommenceràabuserdesonhospitalité.Jelesensdanslacuisine, quand on semarche sur les pieds aumoment de préparer le dîner. Je le sens dès que jem’assoisàcôtéd’ellesurlecanapéetquejelorgnesurlatélécommandebienancréedanssamain.Leseulespaceoùjemesensvraimentchezmoi,c’estdansmaminusculechambre,danslaquelleonaentassé un lit deux places et un bureau, avec à peine de quoi circuler entre les deux. C’est plutôtconfortable,maiscen’estpasunendroitdans lequelonaenviedepasserdu temps,alors je traînedanslesalonoulacuisine,malàl’aisemaisimpuissante.J’aiperdulecontrôled’absolumenttout,mêmedecequisepassedansmoncerveau.

Mercredi10juillet2013MatinLachaleurs’intensifie. Ilestàpeinehuitheuresetdemieet l’atmosphèreestdéjàétouffante, trophumide. J’aimerais bien qu’on ait un orage, mais le ciel est d’un bleu pâle insolent. J’essuie lapellicule de transpiration sur ma lèvre supérieure. Si seulement je m’étais rappelé d’acheter unebouteilled’eau.Je ne vois pas Jason ni Jess cematin, et c’est une vive déception.C’est bête, je sais. Je scrute lamaisonmaisiln’yarienàvoir.Lesrideauxsontouvertsaurez-de-chaussée,maislaporte-fenêtreestferméeetlesoleilsereflètesurlavitre.Lafenêtreàguillotinedupremierestfermée,elleaussi.Peut-être que Jason est en déplacement. Il est médecin, je crois, peut-être pour un grand organismehumanitaireinternational.Ilesttoujoursdegarde,avecunsacdevoyagetoutprêtrangéenhautdel’armoire ; s’il y a un tremblement de terre en Iran ou un tsunami enAsie, il laisse tout tomber,attrapesonsacet,enquelquesheuresàpeine,ilestàl’aéroportdeHeathrow,paréàembarquerpourallersauverdesvies.Jess,avecsesimprimésfantaisistesetsesConverse,avecsabeauté,sonallure,elletravailledanslamode.Ou peut-être pour un label demusique, ou dans la publicité – elle pourrait être styliste ouphotographe.Ellepeinttrèsbienaussi,elleaunexcellentsensartistique.Jelavoisdanslachambred’amis,aveclamusiqueàfond,lafenêtreouverte,unpinceauàlamainetuneénormetoileappuyéecontrelemur.Elleyrestejusqu’àminuit;Jasonévitedeladérangerquandelletravaille.

Page 12: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Évidemment,jenelavoispas.Jenesaispassiellepeint,ousiJasonaunrirecontagieux,ousiJessadespommettessaillantes.Jenepeuxpasvoirsonvisaged’icietjen’aijamaisentendulavoixdeJason.Jenelesaijamaisvusdeprès,ilsnevivaientpasdanscettemaisonquandj’habitaisplusbasdanslarue.Ilsontemménagéaprèsmondépart,ilyadeuxans,jenesaispasquandexactement.Jecrois que j’ai commencé à les remarquer au cours de l’annéedernière et, peu à peu, lesmois ontpasséetilssontdevenusimportantspourmoi.Jenesaispasnonpluscommentilss’appellent,alorsj’aidûlesbaptisermoi-même.Jason,parcequ’ilestbeaucommeunestardecinémabritannique,pasunJohnnyDeppouunBradPitt,maisunColinFirthouunJason Isaacs.Et Jess,çavabienavecJason,etçavabienavecelle.C’estparfaitpourelle, jolieet insouciante. Ilsvontensemble, ilssont faits l’unpour l’autre.Etçasevoitqu’ilssontheureux.Ilssontcommemoi,avant,commeTometmoiilyacinqans.Ilssonttoutcequej’aiperdu,toutcequejevoudraisêtre.

SoirMon chemisier est trop serré, les boutons sont tirés aumaximum devantma poitrine, et j’ai desauréolesdetranspirationsouslesbras.J’ailesyeuxetlagorgeirrités.Cesoir,jeneveuxpasquelevoyages’éternise;j’aienviederentrer,demedéshabilleretdesautersousladouche,pourêtrelàoùpersonnenemeverra.J’observel’hommeassisenfacedemoi.Ildoitavoiràpeuprèsmonâge,entretrenteettrente-cinqans,avecdescheveuxbrunsgrisonnants.Ilaleteintcireux.Ilporteuncostumemaisaenlevésavestepourlaposersurlesiègeàcôtédelui.IlaunMacBooktoutfinouvertdevantlui.Iltapelentement.Àsonpoignetdroitestaccrochéeunemontreargentéeaulargecadran–ellesembleonéreuse,peut-êtreune Breitling. Il se mordille l’intérieur de la joue. Stressé, peut-être ? Ou alors il réfléchitprofondément.Ilrédigeune-mailimportantàuncollèguedelabranchedeNewYork,ouilcomposeminutieusementunmessagederupturepoursapetiteamie.Illèvesoudainlesyeuxetnosregardssecroisent;ilm’étudierapidement,s’arrêtesurlapetitebouteilledevinposéesurlatablettequinoussépare.Ilsedétourneenfaisantlamoue,jecroisqu’ilestdégoûté.Ilmetrouverépugnante.Jenesuispluslafillequej’étais.Jenesuisplusdésirable,jesuisrepoussante,ilfautcroire.Cen’estpas seulement que j’ai pris du poids ou que mon visage est bouffi par l’alcool et le manque desommeil;c’estcommesilesgenspouvaientliresurmoilesravagesdelavie,ilsledécèlentsurmonvisage,àlamanièredontjemetiens,dontjemedéplace.Unsoir,lasemainedernière,jesuissortiedemachambrepourallermechercherunverred’eauetj’aientenduCathyparleràDamien,sonpetitami,dans lesalon.Jemesuisarrêtéedans lecouloirpourécouter.—C’estlasolitude,disaitCathy,jem’inquiètebeaucouppourelle.Etçan’aidepas,deresterseuletoutletemps.Puiselleaajouté:—Tunepourraispastrouverquelqu’un,autravailpeut-être,oudanstonclubderugby?EtDamienarépondu:—PourRachel?Jeneveuxpasêtreméchant,Cathy,maisjenesuispassûrdeconnaîtrequelqu’und’assezdésespérépourça.

Jeudi11juillet2013Matin

Page 13: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jetripotelepansementhumidequej’aisurl’index.Jel’aimouilléenlavantmatassedecaféaprèsle petit déjeuner ; ilmeparaît sale,mais il était encore propre cematin. Je ne veuxpas l’enlever,parce que la coupure en dessous est trop profonde.Cathy n’était pas là quand je suis rentrée hier,alors je suis sortieacheterdeuxbouteillesdevin. J’aibu lapremière,et jemesuisditque j’allaisprofiterdel’absencedeCathypourmepréparerunsteakauxoignonsetmangerçaavecunesaladeverte.Unbonrepaséquilibré.Jemesuiscoupélehautdudoigtenéminçantlesoignons.Jesuisalléedanslasalledebainspourmenettoyer,etpuisj’aidûm’allongeretperdrelanotiondutemps,parcequejemesuisréveilléeenentendantlesvoixdeCathyetDamien,ilss’écriaientquec’étaitdégoûtantque je me permette de laisser la cuisine dans cet état. Cathy est montée me voir, elle a frappédoucementàmaporteet l’aentrouverte.Elleapassé la têteetm’ademandésiçaallait.Jemesuisexcuséesansêtresûredesavoirdequoijem’excusais.Elleaditquecen’étaitpasgrave,maisest-cequejevoudraisbienallerrangerunpeu?Ilyavaitdusangsurlaplancheàdécouper,lapiècesentaitla viande crue, le steak était toujours sur le plande travail et il commençait à prendreunevilaineteintegrise.Damiennem’amêmepassaluée,ils’estcontentédesecouerlatêteenmevoyantavantdemonterdanslachambredeCathy.Quandilssontpartissecoucher,jemesuisrappeléquejen’avaispasbulasecondebouteille,alorsje l’aiouverte. Jemesuisassisesur lecanapéet j’aiallumé la télévisionavec lesonauminimumpourqu’ilsnel’entendentpas.Jenemesouvienspasdecequej’airegardémais,àunmoment,j’aidûmesentirtrèsseule,outrèscontente,parcequej’aieuenviedeparleràquelqu’un.Çaadûêtreunbesoinirrépressible,maisjen’avaispersonneàappeleràpartTom.Iln’yapersonneàquij’aienviedeparleràpartTom.Lejournald’appelsdemontéléphoneaffichequejel’aiappeléquatrefois:à23h02,23h12,23h54et0h09.Àenjugerparladuréedesappels,j’ailaissédeuxmessages.Ilapeut-êtremêmerépondu,maisjenemesouvienspasdeluiavoirparlé.Jemesouviensdupremiermessage,parcontre : jecroisque je luiai simplementdemandédemerappeler.C’estpeut-êtrecequej’aiditdanslesdeux,d’ailleurs,cequin’estpassigravequeça.Letrainsursauteavantdes’arrêteraufeurougeetjelèvelesyeux.Jessestassisesursonbalconetboitune tassedecafé.Lespiedsappuyéscontre le rebordde la table,ellea la têteenarrièrepourprendrelesoleil.Derrièreelle,jecroisvoiruneombre,quelqu’unbouger:Jason.J’aisoudainenviedelevoir,d’entrapercevoirsonbeauvisage.J’aienviequ’ilsorteetqu’ilviennesemettrederrièreelle,commeilfaitd’habitude,etqu’illuiembrasselehautducrâne.Ilnesortpas,etellebaisselatête.Ilyaquelquechosedanssamanièredesemouvoiraujourd’huiqui semble différent : elle est plus lourde, comme accablée. J’essaie d’encourager Jason à larejoindreparlaforcedemonesprit,mais,avecunsoubresaut,letrainrepartetiln’esttoujourspasapparu;elleestseule.Etvoilàque,sansypenser,jemeretrouveàregardermamaison,etjenepeuxdétournerlesyeux.Laportecoulissanteestouverteetlacuisineestbaignéeparlalumièredusoleil.Je suis incapable, vraiment, incapable de savoir si j’assiste réellement à cette scène ou si jel’imagine:est-cequ’elleestlà,devantl’évier,àfairelavaisselle?est-cequ’ilyabienunepetitefilleassisedansundecestransatspourbébé,posésurlatabledelacuisine?Je ferme les yeux et laisse les ténèbresm’envahir et grandir, puis se transformer ; la tristesse sechangeenquelquechosedepire:unsouvenir,unevisiond’hier.Jeneluiaipasseulementdemandédeme rappeler. Jemesouviens,maintenant, jepleurais. Je lui aiditque je l’aimaisencore,que jel’aimeraistoujours.«Jet’enprie,Tom,s’ilteplaît,j’aibesoindeteparler.Tumemanques.»Nonnonnonnonnonnonnon.

Page 14: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Mais il fautque je l’accepte, rienne sertdevouloir repousser ce souvenir. Jevaismesentirmaltoutelajournée,çaviendraparvagues–d’aborddeplusenplusfortes,puispluscalmes,puisplusfortes encore –, l’estomac qui se tord, l’angoisse de la honte, la chaleur quimemonte au visage,fermantlesyeux,fort,commesiçapouvaitsuffireàtoutfairedisparaître.Etjepasserailajournéeàmedire,cen’estpassigrave,hein?Cen’estpaslapiredeschosesquej’aifaites,cen’estpascommesij’étaistombéeenpublic,oucommesij’avaiscriésuruninconnudanslarue.Cen’estpascommesij’avaishumiliémonmariàunbarbecued’étéenhurlantdesinsultesàlafemmed’undesesamis.Cen’estpascommesions’étaitdisputésunsoiràlamaison,quejel’avaisattaquéavecunclubdegolfetquej’avaisfaitsauterunboutdeplâtresurlemurducouloirdevantlachambre.Cen’estpascommerevenirautravailaprèsunepause-déjeunerdetroisheures,detituberdanslesbureauxsousleregarddetoutlemonde,avecMartinMilesquim’entraîneàl’écart:«Jecroisquetudevraisrentrercheztoi,Rachel.»Unjour,j’ailulelivred’uneanciennealcooliquedanslequelelleracontelafoisoù elle a fait une fellation à deux hommes, deux inconnus qu’elle venait de rencontrer dans unrestaurantd’unerueaniméedeLondres.Enlelisant,jemesuisdit:«C’estbon,moi,jen’ensuispaslà.»Onserassurecommeonpeut.

SoirJen’aipascessédepenseràJessdelajournée.J’étaisincapabledemeconcentrersurquoiquecesoitàpartcequej’avaisvulematin.Qu’est-cequiapumefairecroirequ’ilyavaitunproblème?Jenepouvaispasdécelersonexpressionàunetelledistance,mais,enlaregardant,j’aieulesentimentqu’elleétaitseule.Plusqueseule:abandonnée.C’estpeut-êtrelecas–ilestpeut-êtreendéplacementdans un de ces pays exotiques où il se précipite pour sauver des vies. Et il lui manque, et elles’inquiète,mêmesiellesaitqu’iln’apaslechoix.Biensûrqu’illuimanque,ilmemanquemêmeàmoi.Ilestdouxetfort,commeunbonmari.Etilsformentunevraie équipe. J’en suis sûre, ça sevoit.La forceet ce côtéprotecteurqu’ildégagenesignifient pas pour autant qu’elle soit faible. Elle est forte à sa manière, elle fait des déductionslogiquesquilelaissentpantoisd’admiration.Ellesaitallerdroitaucœurduproblème,ledisséqueretl’analyserenmoinsdetempsqu’iln’enfautàd’autrespourdirebonjour.Quandilssontdesortie,illuiprendsouventlamain,pourtantcelafaitdesannéesqu’ilssontensemble.Ilsserespectentetilsneserabaissentjamais.Cesoir,jesuisépuisée.Jesuissobre,centpourcentàjeun.Ilyadesjoursoùjemesenstellementmal que j’ai besoin de boire ; d’autres où je me sens tellement mal que j’en suis incapable.Aujourd’hui,lasimpleidéedel’alcoolmeretournel’estomac.Etc’estundéfid’affronterlasobriétédans le train du soir, surtout en ce moment, par cette chaleur. Une fine pellicule de transpirationrecouvrechaquecentimètrecarrédemapeau,l’intérieurdelabouchemedémange,etj’ailesyeuxirrités,peut-êtreàcausedumascaraquiacoulédanslescoins.Montéléphonesemetàvibrerdansmonsacàmainetjesursaute.Deuxfillesassisesdel’autrecôtédelavoituremeregardentpuissetournentl’uneversl’autrepouréchangerdiscrètementunsourire.Jenesaispascequ’ellespensentdemoi,maisjemedoutequecen’estpastrèspositif.J’ailecœurquibatà toutrompreaumomentoùj’attrapele téléphone.Jesaisque,çaaussi,çaneserapas trèspositif:c’estpeut-êtreCathyquivamedemander–toujoursavecuneextrêmegentillesse–sijeveuxbienlaisserlabouteilledecôtécesoir.Oualorsmamère,pourm’annoncerqu’elleseraàLondreslasemaineprochaineetmeproposerdemerejoindreaubureaupourqu’onailledéjeuner.Jeregardel’écran.C’estTom.Jen’hésitequ’unesecondeavantdedécrocher.

Page 15: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Rachel?Pendant les cinq premières années où je l’ai connu, je n’ai jamais été « Rachel », seulement«Rach».Parfois«Shelley»,parcequ’il savaitque jedétestaisça,etça le faisait riredemevoirm’agacerpuispouffer–jenepouvaispasm’enempêcher,dèsqu’ilriait,jeriaisaussi.—Rachel,c’estmoi.Ilalavoixpesante,ilparaîtéreinté.—Écoute,ilfautquetuarrêtesça,d’accord?Jenerépondspas.Letrainralentitetnoussommespresqueauniveaudelamaison,demonanciennemaison.J’aienviedeluidire:«Sors,vatemettresurlapelousedanslejardin.Laisse-moitevoir.»—S’ilteplaît,Rachel,tunepeuxpascontinueràm’appelercommeçaenpermanence.Ilfautquetutesecoues.J’aiuneboulecoincéedanslagorge,aussidurequ’uncailloubienlisse.Jen’arrivepasàdéglutir.Jen’arrivepasàparler.—Rachel, tum’entends?Jesaisqueçanevapastrèsfortpourtoi,et j’ensuisdésolé,vraiment,mais…Jenepeuxpast’aider,ettouscesappelscommencentvraimentàcontrarierAnna.D’accord?Jenepeuxplus t’aider.VaauxAlcooliquesanonymes, jenesaispas.S’il teplaît,Rachel.Vas-ycesoir,aprèsletravail.J’enlèvelepansementdégoûtantduboutdemondoigtetj’observelapeauendessous,pâle,ridée,etle sang séchéécrasé auborddemonongle. J’enfonce lepoucedemamaindroite aucentrede lacoupureetjelasensserouvriravecunevivedouleur,commeunebrûlure.Jeretiensmonsouffle.Dusang commence à s’échapper de la plaie. De l’autre côté de la voiture, les filles me dévisagent,interdites.

Page 16: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGANunanplustôt

Mercredi16mai2012

Matin

J’entendsletrainquiapproche;unemusiquequejeconnaisparcœur.Ilprenddelavitessepoursortir de la gare de Northcote, puis, après avoir entamé le virage dans un bruit de ferraille, ilcommenceàralentir,passed’unfracasàungrondement,avecparfoisuncrissementdefreinspours’arrêter au feu de signalisation, à une centaine demètres de lamaison. Sur la table,mon café arefroidi,maisjesuissibienlà,auchaud,quejenemedécidepasàmeleverpourm’enfaireunautre.Parfois,jeneregardemêmepaspasserlestrains,jemecontentedelesécouter.Assiselàlematin,lesyeuxfermés,quandlesoleiln’estplusqu’une tacheorangederrièremespaupières, jepourraismecroiren’importeoù.Jepourraismetrouverdanslesuddel’Espagne,àlaplage;ouenItalie,auxCinqueTerre,aumilieudecesjoliesmaisonsauxcouleursvives,avecletrainquiemmèneetramènedesflotsdetouristes.JepourraisêtrederetouràHolkham,lescrisdesmouettesdansmesoreilles,leselsurmalangueetuntrainfantômequiempruntelavoierouilléeàmoinsd’unkilomètredelà.Aujourd’hui, le train ne s’arrête pas et il passe lentement. J’entends les roues claquer sur lestraverses,jelesenspresqueremuer.Jenepeuxpasvoirlesvisagesdespassagersetjesaisquecenesontquedesemployésquifontlanavettejusqu’àlagared’Euston,àLondres,pourserendreàleurbureau,maisj’aibienledroitderêver.Rêveràdesexcursionsexotiques,desaventuresquiattendentlesvoyageursauterminusetau-delà.Dansmatête,jenecessedereveniràHolkham;c’estétrangequej’ypenseencore,desmatinscommecelui-ci,avectantd’affection,deregretmême.Etpourtant.Leventdans l’herbe, l’immense ciel couleur ardoise surplombant lesdunes, lamaison infestéedesourisquitombaitenruine,avectoutessesbougies,sacrasseetsamusique.Maintenant,c’estcommeunrêve,pourmoi.Jesensmoncœurbattreuntoutpetitpeutropvite.J’entendslebruitdesespasdansl’escalierjusteavantqu’ilm’appelle:—Tuveuxunautrecafé,Megs?Lecharmeestrompu,jesuisréveillée.

SoirJ’ai froid dans la brise,mais les deuxdoigts de vodkadansmonMartinime réchauffent. Je suissortie sur lebalconet j’attendsqueScott reviennedu travail. Jevais le convaincredem’emmenerdînerchezl’italiendeKinglyRoad.Çafaituneéternitéqu’onn’estpassortisdecetrou.Jen’aipas faitgrand-choseaujourd’hui.J’étaiscenséefinirderemplirmondossierd’inscriptionpour les cours sur les supports textiles à la Saint Martins’ School, la prestigieuse école d'art deLondres. Et j’ai commencé, mais j’étais en train de travailler en bas, dans la cuisine, quand j’aientenduunefemmehurler,unbruithorrible,j’aicruqu’onétaitentraindel’assassiner.Jesuissortieencourantdanslejardin,maisjen'airienvu.

Page 17: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Par contre, je l’entendais toujours, des cris affreux quime transperçaient toute entière, une voixstridente,désespérée.—Qu’est-cequetufais?Qu’est-cequetuluiveux?Rends-lamoi,rends-lamoi!Çam’asemblésansfin,maisçan’aprobablementduréquequelquessecondes.Jemesuisprécipitéeàl’étageetj’aigrimpésurlebalcon.Delà,àtraverslefeuillagedesarbres,j’aivudeuxfemmesprèsdugrillage,quelques jardinsaprès lemien.L’uned’ellespleurait–peut-êtrelesdeux–etonentendaitaussiunbébés’égosiller.J’aihésitéàappelerlapolice,maisc’estalorsquetouts’estcalméd’uncoup.Lafemmequiavaitcrié est rentrée en courant dans lamaison, l’enfant dans les bras. L’autre est restée dehors. Elle acouruverslamaison,elleatrébuché,maiss’estrattrapée,puiselles’estmiseàerrerencerclesdanslejardin.Trèsbizarre.Dieusaitcequis’étaitpassé.Entoutcas,c’estletrucleplusexcitantquisoitarrivédepuisdessemaines.Mes journéesmeparaissentvidesmaintenantque jen’aiplus lagaleriepourm’occuper.Ellememanque.Etçamemanquedeneplusparlerauxartistes.Mêmelesjeunesmamansinsupportablesmemanquent,cellesqui,uncaféStarbucksàlamain,venaientfixerlestableauxdeleurregardmorneenchuchotantàleurscopinesquelepetitJessiefaisaitdéjàdeplusjolisdessinsquandiln’étaitencorequ’àlamaternelle.Parfois,j’aienviedevoirsijen’arriveraispasàretrouverdespotesd’avant,puisjemedemandedequoijepourraisleurparler,maintenant.IlsnereconnaîtraientpascettenouvelleMegan,heureuseenménage, dans sa petite banlieue tranquille. De toute façon, je ne peux pas prendre le risque deretomberdanslepassé,cen’estjamaisunebonneidée.Jevaisattendrequel’étésoitfini,etpuisjechercheraidu travail. Je trouveçadommagedegâcherces longues journéesestivales.Je trouveraiquelquechose,iciouailleurs,jefiniraibienpartrouverquelquechose.

Mardi14août2012MatinMevoilàplantéedevantmonarmoire,àexaminerpourlacentièmefoismapenderiepleinedejolisvêtements, la garde-robe parfaite de la gérante d’une galerie d’art petite mais branchée. Je n’aitoujoursrienlà-dedansquifasse«nounou».Putain,rienquecemotmefichelanausée.Commelesjoursprécédents,j’enfileunjeanetunT-shirt,etjem’attachelescheveux.Jenememaquillemêmepas.Franchement,quelintérêtd’êtreendimanchéepourallerpasserlajournéeavecunbébé?Jedescendsl’escalieravecunedésinvolturecalculée,j’aipresqueenviedeprovoquerunedispute.Scottpréparelecafédanslacuisine.Ilsetourneversmoi,souriant,etçamerendmabonnehumeuren un clin d’œil. J’arrête de bouder et, souriante, je prends la tasse qu’il me tend avant dem’embrasser.Jenevaispasluienvouloir,detoutefaçon,c’étaitmonidée.C’estmoiquimesuisproposéepourallerm’occuperdubébédesgensauboutdelarue.Jemesuisditqueçapourraitêtremarrant.Maisc’étaitidiot,jedevaisêtrecomplètementfolle.Morted’ennui,folle,oucurieuse.Jevoulaisallervoir.Jecroisquej’enaieul’idéeaprèsl’avoirentenduecrierdanslejardin.Jevoulaissavoircequisepassait.Mais jene leurai jamaisdemandé,évidemment.Cenesontpasvraimentdeschosesquisefont,si?Scottm’aencouragée–ils’estmontrétrèsenthousiasteaudébut,quandjeluienaiparlé.Ilpensequepasserplusde tempsavecdesbébésvamemettred’humeurpondeuse,moiaussi.Enfait,çaal’effet strictement inverse : quand je pars de là-bas, je cours jusqu’à chezmoi tant je suis pressée

Page 18: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

d’enlevermeshabitsetdesautersousladouchepourmedébarrasserdel’odeurdebébé.Jeregrettemesjournéesàlagalerie,oùapprêtée,coiffée,jediscutaisavecd’autresadultesd’art,defilmsouderiendutout.Etriendutout,voilàquiseraitdéjàmieuxqu’uneconversationavecAnna.Lapauvre,elleestd’unennui!Onal’impressionqu’elleavaitpeut-êtredeschosesàdire,ilyabienlongtemps,maisaujourd’hui tout tourneautourdesonenfant :est-cequ’elleaassezchaud?est-cequ’elleatropchaud?elleabuquellequantitédelait?Enplus,elleesttoujourslà,alorslaplupartdutempsj’ail’impressiond’êtrelacinquièmeroueducarrosse.Montravail,c’estdesurveillerlebébépendantqu’Annaserepose,pourqu’ellepuissesoufflerunpeu.Maisqu’est-cequ’ilyadefatigant,là-dedans?Etpuis,elleesttoutletempsstressée,c’estbizarre.Jelasensrôderenpermanenceautourdemoi, tressaillir pour un rien. Elle flanche dès qu’un train passe et sursaute chaque fois que letéléphone sonne. C’est qu’ils sont si fragiles, à cet âge-là, m’explique-t-elle, et je ne peuxqu’acquiescer.Jesorset,lesjambeslourdes,jeparcourslacinquantainedemètresquiséparenotremaisondelaleur dans Blenheim Road. Pas vraiment d’humeur à gambader. Aujourd’hui, ce n’est pas elle quim’ouvrelaporte,c’estlui,sonmari.Tom,encostume-cravateetchaussuresvernies,surledépart.Ilestbeau,danssoncostume.PasaussibeauqueScott–ilestpluspetitetpluspâle,etilalesyeuxunpeutroprapprochésquandonleregardedeprès–,maispasmal. Ilmefaitsongrandsourireà laTomCruiseavantdedisparaîtreetdenouslaisserentrenous,moi,elleetlebébé.

Jeudi16août2012Après-midiJ’aidémissionné!Jemesenstellementmieux,j’ail’impressionquetoutestpossible.Jesuislibre!Assise sur le balcon, j’attends la pluie. Au-dessus de moi, le ciel est d'un noir d’encre, leshirondellestournentetplongent, l’airestétouffantd’humidité.Scottdevraitêtrederetourdansuneheure.Ilvafalloirquejeleluidise.Ilneresterapasfâchéplusd’uneminuteoudeux,jesauraimefairepardonner.Et jenecomptepaspassermes journéesà tourneren rondà lamaison : j’aibienréfléchi.Jepourraisprendreuncoursdephotographie,ou tenirunétalageaumarchépourvendredesbijoux.Jepourraisapprendreàcuisiner.Unjour,quandj’étaisplusjeune,undemesprofsm’aditquej’étaispasséemaîtressedansl’artdemeréinventer.Àl’époque, jen’aipassaisidequoi ilvoulaitparler, j’aicruqu’ilvoulait fairesonintéressant, mais, depuis, je me suis prise d’affection pour cette idée. Fugueuse, amante, épouse,serveuse, gérante d’une galerie, nounou, et que sais-je encore. Alors, qui aurai-je envie d’être,demain?Jen’avaispasprévudedémissionner,lesmotssontsortistoutseuls.Nousétionsinstallésautourdela tablede lacuisine,Annaavec lebébésur lesgenoux,etTom,quiétait repasséparcequ’ilavaitoubliéquelquechoseetquiétaitrestéprendreuncafé.C’étaittoutàfaitridicule,commesituation,maprésencen’avaitpaslemoindreintérêt.Pire:j’étaismalàl’aise,commesijedérangeais.—J’aitrouvéunautretravail,ai-jeditsansréfléchir.Alorsjenevaispluspouvoirresteravecvous.Annam’adévisagée,et jenepensepasqu’ellem’ait cru.Ellea répondu«Oh,queldommage»,maisçasevoyaitqu’ellen’étaitpassincère.Elleavaitl’airsoulagé.Ellenem’amêmepasposédequestionssurcenouvelemploi,etheureusement,parcequejen’avaismêmepassongéàpréparerunmensongecrédible.Tomasemblélégèrementsurpris.Iladit:

Page 19: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Tuvasnousmanquer.Maisçanonplus,cen’estpasvrai.Laseulepersonnequiseravraimentdéçue,c’estScott,alorsilfautquejememetteàlarecherched’unebonneexcuse.Jevaispeut-êtreluidirequeTommedraguait,çarégleraleproblème.

Jeudi20septembre2012MatinIlestpeuaprèsseptheures,etilfaitfroidlà,dehors,maisc’esttellementbeau,commeça,touslesjardins,cesbandesvertesbiencolléeslesunesauxautres,quiattendentquelesdoigtsdesrayonsdesoleil surgissent de derrière la voie ferrée et viennent les réanimer.Ça fait des heures que je suisréveillée,jen’arrivepasàdormir.Jen’aipasdormidepuisdesjours.Iln’yariendepireaumondeque l’insomnie, je déteste ça, rester là avec le cerveauqui égrène chaque seconde, tic, tac, tic, tac.Moncorpsentiermedémange.J’aienviedemeraserlecrâne.J’ai envie de m’enfuir. De partir en road-trip en décapotable, les cheveux au vent, et de roulerjusqu’àlacôte–n’importelaquelle.J’aienviedemarchersuruneplage.Avecmongrandfrère,onvoulaitpassernotreviesurlesroutes.Onavaitdesprojetsgéniaux,Benetmoi.Enfin,c’étaitsurtoutles projets de Ben, c’était un grand rêveur. On était censés descendre enmoto de Paris à la Côted’Azur,oulongertoutelacôtepacifiquedesÉtats-Unis,deSeattleàLosAngeles;onvoulaitretracerleparcoursdeCheGuevaradeBuenosAiresàCaracas.Sij’avaisfaittoutça,peut-êtrequejenemeseraispasretrouvéeici,ànepassavoirquoifairedurestedemavie.Mais,sij’avaisfaittoutça,peut-êtrequejemeseraisretrouvéeexactementaumêmeendroit,etquej’enauraisétésatisfaite.Maisbiensûr, je n’ai rien fait de tout ça, parce que Ben n’a jamais pu atteindre Paris, il n’a même pas puatteindre Cambridge. Il est mort sur l’A10, entre Cambridge et Londres, le crâne écrasé sous lesrouesd’unsemi-remorque.Ilmemanquechaquejour.Plusquequiconque,jecrois.C’estlui,legrandvidedansmavie,letrouaubeaumilieudemonâme.Oupeut-êtren’enétait-ilquelecommencement.Jenesaispas.JenesaismêmepassitoutcelaavraimentàvoiravecBen,ouplutôtàvoiravectoutcequis’estpasséaprèsça,ettoutcequis’estpassédepuis.Toutcequejesais,c’estqueparmomentstoutroule,lavieestbelleetjesuiscomblée,etenl’espaced’unesecondelemondebascule,jemeursd’enviedem’enfuir,jesuisperdueetlesolsemblesedérobersousmespieds.Alors je vais aller voir un psychologue !Ça risque d’être un peu bizarre,mais ça sera peut-êtremarrant.J’aitoujourspenséqueçadevaitêtrepratiqued’êtrecatholique,depouvoiralleràconfessepour se libérer de toute sa culpabilité, d’avoir quelqu’unqui vous dit que vous êtes pardonné, quivousdébarrassedevospéchésetvouspermetderepartirdezéro.Maisévidemment,cen’estpas lamêmechose.Jesuisunpeunerveuse,mais jeneparvienspasàm’endormirdepuisquelquetemps,etScottmeharcèlepourquej’yaille.Jeluiaidit:—Jetrouvedéjàassezdifficiledeparlerdeceschoses-lààdesgensquejeconnais,j’arriveàpeineàt’enparler,àtoi.Ilm’arépondu:—Justement,c’estleprincipe,onpeuttoutdireàuninconnu.Saufquecen’estpasentièrementvrai.OnnepeutpasTOUTdire.PauvreScott.Iln’apasidée.Ilm’aimesifortqueçamefaitmal.Jenesaispascommentilyarrive.Àsaplace,jedeviendraisfolle,avecquelqu’uncommemoi.

Page 20: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Maisilfautbienquejefassequelquechoseet,aumoins,çamedonnel’impressiondemeremuer.Toutescesidéesquej’avais–lescoursdephotoetdecuisine–,enfindecompte,çameparaîtassezvain.Commesijejouaisàlavieaulieudevivrepourdevrai.Ilfautquejetrouveuntrucquimepassionneréellement,untrucessentiel.Jenepeuxpasn’êtrequ’uneépouse,cen’estpasmoi.Jenecomprendspascommentlesautresyarrivent;iln’yalittéralementriend’autreàfairequ’attendre.Attendre qu’un homme rentre à la maison et vous aime. Soit ça, soit partir à la recherche d’unedistraction.

SoirJ’attends. J’avais rendez-vous ilyaunedemi-heure, et je suisencore là,dans la salled’attente, àfeuilleterunexemplairedeVogueetàmedemandersijenedevraispaspartir.Jesaisqu’unrendez-vouschezlemédecinpeutsouvents’éterniser,maischezlepsy?Àforcederegarderdesfilms,jecroyaisqu’ilsvousmettaientàlaporteàl’instantmêmeoùvostrenteminutesétaientécoulées.Maisj’imaginequecenesontpaslespsysremboursésparlaSécuqu’onnousmontreàHollywood.Alorsquejem’apprêteàmeleverpourallervoirlaréceptionnisteetluidirequej’aisuffisammentattendu, la porte du cabinet du docteur s’ouvre, et un homme grand et dégingandé en sort, l’airdésolé,avantdemetendrelamain.—MadameHipwell,jesuisnavrédevousavoirfaitpatientersilongtemps.Jeluisouris,jeluidisquecen’estrienet,àcemomentprécis,jelesens,oui,quecen’estrien,quetoutirabien,parceque,mêmesiçanefaitqu’uninstantquejesuisensacompagnie,jemesensdéjàapaisée.Jepensequec’estdûàsavoix.Douceetgrave.Avecunlégeraccent,maisjem’yattendais,parcequ’il s’appelle Kamal Abdic. J’imagine qu’il doit avoir dépassé la trentaine, mais la couleurincroyabledesapeau–couleurmiel foncé– luidonne l’air très jeune. Iladesmainsque jepeuximaginermecaresser,desdoigtslongsetdélicats,jepeuxpresquelessentirsurmapeau.On ne parle de rien d’important, ce n’est qu’une séance d’introduction, pour « apprendre à seconnaître»;ilmedemandecequim’amèneetjeluiparledescrisesd’angoisse,demoninsomnie,dufaitquejeresteréveilléelanuitdansmonlitparpeurdem’endormir.Ilveutapprofondir,maisjene suis pas encore prête. Il me demande si je prends de la drogue, si je bois. Je lui dis que, cesdernierstemps,j’aid’autresvices,puisjecroisesonregardetjecroisqu’ilasaisicedontjeparle.Maisj’ail’impressionquejedevraisprendretoutçaunpeuplusausérieux,alorsj'évoquelagaleriequiafermé,cesentimentpermanentd’êtredésœuvrée,déboussolée,dufaitquejepassetropdetempsdansmatête.Ilneparlepasbeaucoup,justeunequestiondetempsentempspourmerelancer,maisj’aienvied’entendresavoix,alors,enpartant,jeluidemanded’oùilvient.—DeMaidstone,répond-il,dansleKent.MaisjemesuisinstalléàCorlyilyaquelquesannées.Ilsaitquecen’étaitpascequejedemandaisetm’adresseunsourirerusé.Quandj’arriveàlamaison,Scottm’attend,etilmeglisseunverredanslapaumedelamain.Ilveuttout savoir. Je luidisqueçava. Ilmeposedesquestionssur lepsychologue :est-ceque je l’aimebien, est-ce qu’il a l’air gentil ?Ça va, dis-je encore pour ne pas paraître trop enthousiaste. IlmedemandesionaparlédeBen.ScottcroitquetoutaàvoiravecBen.Ilapeut-êtreraison.Iln’estpasimpossiblequ’ilmeconnaissemieuxquejenelecrois.

Mardi25septembre2012Matin

Page 21: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jemesuisréveilléetôt,cematin,maisj’airéussiàdormirquelquesheures,cequiestdéjàpasmalparrapportàlasemainedernière.Quandjemesuislevée,jemesuissentiepresquereposée,alors,aulieudem’installersurlebalcon,j’aidécidéd’allermepromener.Avecletemps,jesorsdemoinsenmoins,presquesansm’enrendrecompte.J’ail’impressiondenejamaisallernullepart.Jevaisfairelescourses,àmoncoursdePilates,etchezlepsy.ParfoischezTara.Etlerestedutemps,jesuisàlamaison.Pasétonnantquejeruedanslesbrancards.Je sors, jeprendsàdroitedans la rue,puis àgauche surKinglyRoad. Jepassedevant lepub, leRose.Avant,onyallait tout le temps. Jenesaispaspourquoionaarrêté.Mais jen’ai jamais tropaiméça,iln’yavaitquasimentquedescouplesjusteendessousdelaquarantainequibuvaienttropetsemblaientàlarecherched’unemeilleurevie,àsedemanders’ilsauraientunjourlecouragedetoutplaquer.C’estpeut-êtrepourçaqu’onaarrêtédevenir,parcequeçanemeplaisaitpas.Lepub,puisdesboutiques.Jenecomptepasallerbienloin,jeveuxjustefaireunpetittourpourmedégourdirlesjambes.C’estagréabled’êtredehorsdesibonmatin,avantl’apparitiondesécoliersetdesvoituresdeceuxquipartent travailleràLondres ; les rues sontvidesetpropres, la journéepleinedepromesses. Jeprendsunenouvellefoisàgaucheetj'arriveauterraindejeux–leseulsemblantdeparcquenousavonsdanslequartier.Ilestdésert,maisd’iciquelquesheuresilserainvestipardesnuéesd’enfants,demamans,etdefillesetgarçonsaupair.LamoitiédesnanasdemoncoursdePilatesseralà,toutesensurvêtement tendanceetprêtesàfairedesétirementsense jaugeantducoinde l’œil,ungobeletStarbucksnichédansleursmainsmanucurées.JedépasseleparcetdescendslarueversRoseberryAvenue.Sijetournaisàdroite,jeverraismagalerie–enfin,c’étaitmagalerieautrefois,maintenantcen’estplusqu’unevitrinevide.Maisjen’enaipasenvie.C’estencore tropdouloureuxpourmoi. J’aibossé tellementdurpourqueçamarche.Mauvaisendroit,mauvaismoment–iln’yapasdemarchépourl’artdanslesbanlieues,pasdansuntelcontexteéconomique.Àlaplace,jeprendsàgauche,jepassedevantleTescoExpress,l’autrepub,celuioùvontlesgensdenotrelotissement,puisjemedirigeverslamaison.Jecommenceàavoirdespapillonsdansleventre,jesuisnerveuse.J’aipeurdecroiserlesWatson,c’esttoujoursgênantdeles voir. Je n’ai manifestement pas de nouvel emploi, ce qui signifie que j’ai menti parce que jen’avaispasenviedecontinueràtravaillerpoureux.Enfin,c’estsurtoutgênantquandjelacroise,elle.Tomsecontentedem’ignorer.MaisAnnasembleprendreçacommeunaffront.Detouteévidence,elleestpersuadéequemacourtecarrièredenounouaprisfinàcaused’elleoudesonenfant.Maisçan’arienàvoiravecsonenfant,vraiment,mêmesile fait qu’Evien’arrêtait pasdegeindrene facilitait pas les choses.C’est beaucoup, beaucouppluscompliquémais,biensûr,jenepeuxpasleluiexpliquer.Bref.C’estsûrementunedesraisonspourlesquelles jenesorsplus trop,pournepas tombersur lesWatson.Unepetitepartiedemoiespèrequ’ilsvontdéménager.Jesaisqu’ellen’aimepascetendroit :elledétestecettemaison,elledétestedevoirvivreparmilesaffairesdel’ex-femmedeTom,etelledétestelestrains.Jem’arrête au coin de la rue et je jette un coup d’œil dans le passage souterrain sous les rails.L’odeurdefroidetd’humiditémedonnetoujoursunfrissonlelongdelacolonnevertébrale,commesi je venais de retourner un caillou pour regarder ce qui se tapit en dessous : de la mousse, deslombrics,delaterre.Çamerappellequandj’étaispetite,quandjejouaisdanslejardinetqu’avecBenoncherchaitdesgrenouillesprèsdelamare.Jerepars.Lavoieestlibre–aucunetracedeTomoud’Anna–mais,aufonddemoi,laMeganquiadorecegenredescandalesdevoisinages’enretrouvetoutedésappointée.

Page 22: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

SoirScott vient d’appeler pour dire qu’il devait travailler tard, et ce n’est pas ce que j’avais envied’entendre.Jesuisàcran,jel’aiététoutelajournée.Jenetienspasenplace.J’aibesoinqu’ilsoitlà,qu’ilm’aide àme calmer,maismaintenant il ne rentrera pas avant des heures etmon cerveau vacontinuer de tourner et tourner et tourner encore, et je sais que c’est une nuit sans sommeil quim’attend.Jenepeuxpasresterassiselààregarderlestrains,jesuistroptendue,moncœurpalpitedansmapoitrine,commeunoiseauquichercheraitàs’échapperd’unecage.J’enfilemestongs, jedescendsl’escalieretjesorsparlaported’entréedansBlenheimRoad.Ildoitêtredix-neufheurestrente–ilrestequelquestraînardsquirentrentdutravail.Iln’yapersonned’autredanslarue,maisonentendlescrisdesenfantsquijouentdanslesjardinsderrièrelesmaisons,profitantdesderniersrayonsdusoleild’étéavantqu’onlesappellepourdîner.Je descends la rue vers la gare. Jem’arrête un instant devant le numéro vingt-trois, et j’hésite àsonner.Qu’est-cequejepourraisdire?Jen’aiplusdesucre?Jepassaisjustediscuter?Lesrideauxsontàmoitiéouvertsmaisjenelesvoispasàl’intérieur.Jereprendsmoncheminjusqu’aucoindelarueet,sansvraimentl’avoirdécidé,jecontinuedanslepassagesouterrain.J’enaiparcouruenvironlamoitiéquanduntrainpasseau-dessusdemoi,etc’estfabuleux:ondiraituntremblementdeterre,çarésonnejusqu’aucentredemoncorps,çafaitvibrermonsang.Jebaisselesyeuxetj'aperçoisquelquechoseparterre,unélastiqueàcheveux,violet,étiré,usé.C’estsûrementjusteunejoggeusequil’alaissétomber,maisilmedonnelachairdepouleetj’aisoudainenviedesortird’iciauplusvitepourretrouverlalumièredujour.Alorsquejereparsverschezmoi,ilmedépasseenvoiture,nosregardssecroisentetilmesourit.

Page 23: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Vendredi12juillet2013

Matin

Jesuisépuisée,latêteencoreassoupie,engourdie.Quandjebois,jenedorspresquepas,jefinisparm’effondreruneheureoudeuxavantdemeréveiller,maladedepeur,etdégoûtéedemoi-même.Et si je passe un jour sans boire, la nuit qui suit, jem'endors profondément, comme si je perdaiscomplètement connaissance. Le lendemain, je n’arrive pas à bien sortir du sommeil, ilm’accompagnedurantdesheures,parfoistoutelajournée.Il n’y aqu’unepoignéedegensdans lavoitureDcematin, et les siègesprèsdemoi sontvides.Personnenem’observe,alorsj’appuielatêtecontrelavitreetjefermelesyeux.Lecrissementdesfreinsmeréveille.Onestarrêtésaufeu.Àcetteheure-làlematin,àcetteépoquedel’année,lesmaisonsauborddesrailssontenvahiesdelumière.Jepeuxpresquesentirlachaleurdecesoleilmatinalsurmonvisageetsurmesbras,assiseàlatabledupetitdéjeuner,Tomenfacedemoi,mespiedsnusposéssurlessiens,pluschauds,etlesyeuxbaisséssurlejournal.Jelesensmesourire et une rougeur s’étend dema poitrine àmon cou, comme toujours quand ilme regardaitainsi.JeclignesoudaindesyeuxetTomadisparu.Noussommestoujoursarrêtés.JevoisJessdanssonjardinet,derrièreelle,unhommesortdelamaison.Ilaquelquechosedanslesmains–unetassedecafé,peut-être–et,auboutd’unmoment,jemerendscomptequecen’estpasJason.Cethommeestplusgrand,plusmince,plusfoncéaussi.C’estunamidelafamille;c’estsonfrèreàelleouceluideJason.Ilsepenchepourposerlestassessurlatableenmétaldelaterrasse.C’estuncousinaustralienquipassedeuxsemaineschezeux;c’estunvieilamideJason,témoinàleurmariage.Jesssedirigeverslui,l’enlaceparlatailleetl’embrasselangoureusement.Letrainrepart.Je n’arrive pas à y croire. Je prends une grande inspiration et jem'aperçois que je retenaismonsouffle.Pourquoi ferait-elleunechosepareille? Jason l’aime,ça sevoit, ils sontheureux. Jen’enrevienspasqu’ellepuisseluifaireça,ilneleméritepas.Jeressensunecruelledéception,commesic’étaitmoiqu’onavait trahi.Unedouleur familière resurgitdansmapoitrine. J’aidéjà ressenti çaauparavant. En plus fort, en plus intense, bien sûr, mais je n’ai pas oublié cette souffrance. C’estimpossibleàoublier.Jel’aidécouvertcommetoutlemondesembledécouvrircegenredechoses,denosjours:parvoieélectronique.Parfois,c’estuntextoouunmessagevocal;dansmoncas,c’étaitune-mail.Laversionmodernedurougeàlèvressuruncoldechemise.C’étaitunaccident,enplus;jen’étaispasentraindel’espionner.Jen’étaispascenséeutiliserl’ordinateurdeTom,parcequ’ilavaitpeurquej’effacequelquechosed’importantparmégarde,ouquejecliquesurlemauvaistrucetquejefasseentrerunvirusouunchevaldeTroie.—Latechnologie,cen’estpastonfort,hein,Rachel?m’a-t-ilditlafoisoùj’airéussiàeffacertouslescontactsdurépertoiredesaboîtemailparerreur.

Page 24: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ducoup,jen’étaispassupposéetoucheràl’ordinateur.Maisc’étaitpourluifaireplaisir,jevoulaismefairepardonnerd’avoirétéunpeutropdépriméeetdifficileàvivredepuisquelquetemps,alorsj’essayais d’organiser une escapade spéciale pour notre quatrième anniversaire de mariage, unvoyage pour nous rappeler comment c’était entre nous, avant. Je voulais que ce soit une surprise,alorsilfallaitquejejetteuncoupd’œilàsonemploidutempsprofessionnelencachette.Illefallait.Jen’étaispasentraindel’espionner,nidelepiégerouquoiquecesoit,cen’étaitpasmongenre.Jenevoulaispasêtreunedecesfemmessoupçonneusesquifouillentlespochesdeleurmari.Unefois,j’avais répondu à son téléphone pendant qu’il était sous la douche, et il s’était vraiment fâché, ilm’avait accusé de ne pas lui faire confiance. J’avais beaucoup culpabilisé, ce jour-là, il avait l’airtellementblessé.J’avaisdoncbesoindevérifiersonemploidutemps,etilavaitlaissél’ordinateurportablealluméparcequ’ilétaitenretardàuneréunion.C’étaituneopportunitéenor,alorsjesuisalléeregardersonagenda,j’ainotéquelquesdatespossibles,puisj’airefermélafenêtreducalendrieret,endessous,saboîte mail était ouverte, juste sous mes yeux. Tout en haut de la liste, il y avait un message [email protected]’aicliqué.«xxxxx».Riend’autre,justeunelignede«x».D’abord,j’aicruquec’étaitunspam,puisj’aicomprisquec’étaitdesbaisers.C’était une réponse à unmessage qu’il avait envoyé quelques heures auparavant, peu après septheuresdumatin,alorsquej’étaisencoreendormiedansnotrelit.«Cette nuit, jeme suis endormi en pensant à toi, j’ai rêvé que je t’embrassais la bouche, les seins, l’intérieur descuisses.Quandjemesuisréveillécematin,matêtedébordaitdetoi,etjen’avaisqu’uneenvie:tetoucher.Necompteplusmetrouversaind’esprit,cen’estpluspossibledepuisquetuesdansmavie.»

J’ai lu ses messages, il y en avait des dizaines, cachés dans un dossier intitulé « Admin ». J’aidécouvertqu’elles’appelaitAnnaBoydetquemonmariétaitamoureuxd’elle.Illeluidisait,souvent.Illuidisaitqu’iln’avaitjamaisrienressentidetelauparavant,qu’ilavaithâted’êtreavecelle,qu’ellen’auraitplusàattendrelongtempsavantqu’ilspuissentêtreensemble.Jen’aipaslesmotspourdécrirecequej’airessenticejour-là,maisàcetinstant,dansletrain,jesuisfurieuse.J’ailesonglesenfoncésdanslespaumesetleslarmesmepiquentlesyeux.Unecolèreintensem’envahit.J’ail’impressionqu’onm’avoléquelquechose.Commenta-t-ellepu?CommentJesspeut-ellefairecela?C’estquoi,sonproblème?Quandonvoitlaviequ’ellea,commeelleestbelle, cette vie ! Je n’ai jamais compris ceux qui peuvent écarter sans lemoindre remords lemalqu’ilsfontautourd’euxensuivantleurcœur.Quiaditqu’ilétaitbondesuivresoncœur?C’estdel’égoïsmepur, unbesoin égocentriquede les avoir tous à ses pieds.Lahainemonte enmoi.Si jevoyaiscettefemmeencemomentmême,sij’avaisJessenfacedemoi,jeluicracheraisauvisage.Jeluiarracheraislesyeux.

SoirIlyaunproblèmesurmaligne.Ledirectde17h56àdestinationdeStokeaétéannulé,alorssespassagersontinvestimontrain,iln’yaplusquequelquesplacesdebout.Heureusement,j’aiunsiège,mais c’est côté couloir et non côté vitre, et des corps appuient contre mon épaule, mon genou,envahissantmonespace. Je réprime l’enviede les repousser, deme lever etde leurmettreunboncoup.Lachaleurn’a cesséd’augmenter toute la journée, j’ai l’impressionde respirer à traversunmasque. Toutes les fenêtres sont ouvertes, et pourtant, alors même qu’on avance, pas le moindrecourant d’air ne circule, cette voiture est une boîte enmétal hermétique. Je n’arrive pas à prendre

Page 25: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

suffisammentd’oxygènedansmespoumons.J’ailanausée.Jen’arrêtepasdemerejouerlascènedecematin,quandjesuisarrivéeaucafé,jenepeuxpasmedébarrasserdel’impressiond’êtretoujourslà-bas,faceàleursvisages.C’estlafautedeJess.Cematin,j’étaistellementobsédéeparJessetJason,parcequ’elleavaitfaitetcequ’ilallaitvivre,laconfrontationquisurviendraitquandildécouvriraitlavéritéetquesonmonde,comme le mien, serait détruit. Je suis sortie du train à Londres et j’ai commencé à déambuler,confuse,sansmeconcentrersurl’endroitoùmemenaientmespas.Sansréfléchir,jesuisentréedanslecaféoùvonttouslesemployésdeHuntingdonWhitely.J’avaisdéjàpassélaportequandjelesaivus, et à ce moment-là il était trop tard pour faire demi-tour. Ils m’ont dévisagée, les yeux trèslégèrement écarquillés, avant de se rappeler de sourire poliment. Martin Miles, Sasha et Harriet,triumviratdel’embarras,m’ontfaitsignedem’approcher.—Rachel!s’estexclaméMartinens’avançantpourm’étreindre.Jenem’yattendaispasetmesbrassesontretrouvéscoincésbêtemententrenousdeux,contresoncorps. Sasha et Harriet ont souri et semblé hésiter avant deme faire la bise, de loin, sansmêmem’effleurer.—Qu’est-cequetufaislà?areprisMartin.Jesuisrestéemuetteunlongmoment.Latêtebaissée,j’aisentilerougequimemontaitauxjoues,puisj’aicomprisquejenefaisaisqu’empirerleschoses,alorsj’aieuunpetitrirequisonnaitfauxetj’aidit:—Entretien.Unentretien.—Oh!afaitMartinsansparveniràcachersasurprise,tandisqueSashaetHarrietacquiesçaientensouriant.Avecqui?Je n’ai pas réussi à retrouver le nomd’une boîte de relations publiques. Pas une seule.Ni d’unesociété immobilière. Sans compter qu’il m’aurait fallu en trouver une vaguement susceptibled’embaucher en ce moment. Je suis restée plantée là, à me frotter la lèvre inférieure du bout del’indexensecouantlatêteet,aufinal,c’estMartinquiarepris:—C’esttopsecret,c’estça?Ilyadesboîtescommeça,unpeubizarres,hein?Ellesneveulentpasquetuparlesdequoiquecesoittantquerienn’estsignéetquecen’estpasencoreofficiel.C’étaitdesconneriesetillesavait,iln’aditçaquepourmesauverlamiseetpersonnen’yacru,maistoutlemondeajouélejeuenhochantlatête.HarrietetSashajetaientdescoupsd’œilpar-dessusmonépauleendirectiondelaporte,ellesavaienthontepourmoietcherchaientuneopportunitédes’échapper.—Jeferaisbiend’allercommandermoncafé,ai-jedit.Jenevoudraispasêtreenretard.Martinaposélamainsurmonavant-brasetaconclu:—Çamefaitvraimentplaisirdetevoir,Rachel.Sapitiéétaitpresquepalpable.Avantcesdeuxdernièresannées,jen’avaisjamaiscompriscommecelapouvaitêtrehumiliantdevoirquelqu’unavoirpitiédesoi.Aujourd’hui,j’avaisprévud’alleràlabibliothèquedeHolborndansTheobald'sRoad,mais,aprèscette scènemortifiante, c’était trop dur pourmoi.Alors je suis allée àRegent’s Park, un des plusbeauxparcsdeLondres. Je l’ai traversé en entier, jusqu’à arriverprèsduzoo. Jeme suis assise àl’ombre d’un figuier sycomore, j’ai songé à ces heures libres devant moi, je me suis rejoué laconversationquiavaiteulieudanslecafé,etj’airevul’expressionsurlevisagedeMartinquandilm’avaitditaurevoir.

Page 26: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jedevaisêtre làdepuismoinsd’unedemi-heurequandmonportableasonné.C’étaitencoreTomquim’appelaitdepuis lamaison. J’aiessayéde l’imagineren trainde travailler sur sonordinateurdans notre cuisine ensoleillée,mais sa nouvelle vie ne cessait d’empiéter sur cette image et de lagâcher.Elle était sûrementnon loinde là, à l’arrière-plan, àpréparerdu théouànourrir lapetitefille,sonombresurTom.Jen’aipasréponduetl’appelaétéredirigésurlamessagerie.J’airangéletéléphone dansmon sac et jeme suis efforcée de l’ignorer. Je ne pouvais en supporter plus, pasaujourd’hui;cettejournéeétaitdéjàassezcauchemardesquecommeça,etilétaitàpeinedixheuresetdemie.J’aitenuenvirontroisminutesavantdereprendreletéléphonepourcomposerlenumérodemaboîte vocale. Jeme suis préparée à l’épreuvedu sonde sa voix– cette voixqui nemeparlaitauparavantqu’avechumouretlégèretéetquidésormaisnem’adressaitqueréprimandes,consolationoupitié–,maiscen’étaitpaslui.—Rachel,c’estAnna.J’airaccroché.Jen’arrivaisplusàrespirerniàempêchermoncerveaudes’emballeroumapeaudemedémanger,alorsjemesuislevéeetjesuisalléeàl’épicerieaucoindeTitchfieldStreetpourm’acheterquatrecanettesdegintonicavantderevenirdansleparc.J’aiouvertlapremièrecanetteetjel’aibueaussivite quepossible, puis j’ai ouvert la deuxième. J’ai tourné le dos au cheminpour neplus voir lesjoggeurs, lesmères avec leurs poussettes et les touristes, et, comme je ne les voyais pas, alors jepouvaisprétendrequ’ilsnemevoyaientpasnonplus,commeuneenfant.J’airappelémamessagerie.—Rachel,c’estAnna.Unelonguepause,puisellearepris:—Ilfautquejeteparledecescoupsdetéléphone.Unenouvellepause–elle faisait autrechose,pleindechosesà la fois, comme lesépouseset lesmèrestrèsoccupéesàrangerouàmettrelelingedanslamachine.—Écoute,jesaisquec’estdifficilepourtoi,a-t-elledit,commesiellen’avaitrienàvoiravecmonmalheur.Maistunepeuxpasnousappelertoutletempslanuitcommeça.Elleparlaitsèchement,elleétaitagacée.—C’estdéjàpéniblequetunousréveilles,nous,maisturéveillesaussiEvie,etça,jenepeuxpasl’accepter.Onabeaucoupdemalàluifairefairesesnuits,encemoment.« On a beaucoup de mal à lui faire faire ses nuits. » On. Nous. Notre petite famille. Avec nosproblèmesetnotreroutine.Quelleconnasse.Sic’étaitunoiseau,ceseraituncoucou.Elleestvenuepondresesœufsdansmonnid.Ellem’atoutpris.Elleatoutpris,etmaintenantellem’appellepourmedirequemadétresseladérange?J’ai fini la deuxième canette et entamé la troisième.L’euphorie quim’a étreinte quand l’alcool apénétrédansmonsangn’aduréquequelquesminutes,puisj’aiétéprisedenausée.J’allaistropvite,mêmepourmoi,ilfallaitquejeralentisse;sijeneralentissaispas,ilallaitm’arriverdesbricoles.Jerisquaisdefairequelquechosequejeregretterais.Delarappeler.Deluidirequejemefoutaisd’elleetdesafamilleetquejem'encontrefoutaissisagaminen’avaitpasuneseulebonnenuitdesommeilde toute sa vie.De lui dire que la phrase qu’il lui avait écrite («Ne compte plusme trouver saind’esprit»),moiaussij’yavaiseudroit,quandonavaitcommencéàsefréquenter,ilmel’avaitécritedansunelettreoùilmedéclaraitsaflammeéternelle.Etcen’étaitmêmepasdelui:ill’avaitvoléeàHenryMiller.Toutcequ’ellea,c’estduréchauffé.Jevoudraissavoircequeçaluifait.J’avaisenviedelarappelerpourluidemander:«Qu’est-cequeçatefait,Anna,devivredansmamaison,entouréedesmeubles que j’ai choisis, de dormir dans le lit que j’ai partagé avant avec lui, de nourrir tonenfantsurlatablemêmeoùilm’afaitl’amour?»

Page 27: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jen’enrevienstoujourspasqu’ilsaientchoisideresterlà,danscettemaison,MAmaison.Jen’aipas réussiàycroire,quand ilme l’aannoncé. J’adoraiscettemaison.C’étaitmoiquiavais insistépourl’acheter,malgrésonemplacement.Çameplaisaitd’êtreprèsdelavoieferrée,devoirpasserles trains. J’aimais bien leur bruit, ce n’était pas le cri perçant d’un grande vitesse, mais lebrinquebalement désuet d’un train de marchandises. Tom m’avait prévenue : « Ça ne restera pascommeçapourtoujours,ilsfinirontparmoderniserlaligneettun’aurasplusqueleshurlementsdestrainsexpress»,maisj’aitoujoursrefusédecroirequeçaarriveraitunjour.Jeseraisrestéelà,jeluiauraisreprissapartsij’avaiseul’argent.Maisjen’avaispasassez,etonn’apasréussiàtrouverunacheteuràunprixcorrectaumomentdudivorce,alors,àlaplace,ilm’aditqueluirachèteraitmapartetqu’ilresteraitlàjusqu’àcequ’ilenobtienneunbonprix.Maisiln’ajamaistrouvéd’acheteur,il l’a installée là, et elle est tombée amoureuse de lamaison elle aussi, commemoi, alors ils ontdécidéd’yrester.Elledoitavoirsacrémentconfianceenelle–eneux–pourqueçaneladérangepasd’aller et venir dans les pas d’une autre.De toute évidence, elle neme considère pas comme unemenace.ÇamefaitpenseràTedHughes,l’hommequiaétémariéàlapoétesseSylviaPlath.Aprèslesuicidedesonex-femme,ila installésamaîtresseAssiaWevilldanslamaisonqu’ilavaitpartagéeavecPlath;elleportaitlesvêtementsdeSylvia,ellesebrossaitlescheveuxavecsabrosse.Cematin,j’aieuenviedetéléphoneràAnnapourluirappelerqu’Assiaaussiafinilatêtedanslefour,commeSylvia.J’aidûm’endormir,bercéeparleginetlachaleurdusoleil.Jemesuisréveilléeensursautetj’aiimmédiatementtâtonnéàcôtédemoipourcherchermonsac.Ilétaittoujourslà.J’avaislapeauquipicotait,jegrouillaisdefourmis,surmescheveux,moncou,mapoitrine,etj’aibondisurmespieds,enmegriffantpourlesenlever.Àunevingtainedemètresdelà,deuxadolescentsquiserenvoyaientunballondefootballsesontarrêtéspourmeregarder,pliésendeuxderire.Letrains’arrête.NoussommespresqueauniveaudelamaisondeJessetJason,maisjenepeuxrienvoir, il y a lewagon et la voie ferrée entre nous, et trop de gens quime bouchent la vue. Jemedemandes’ilssontlà,s’ilsait,s’ilestparti,ous’ilvitencoreuneviedontiln’apasencoredécouvertqu’ellen’estqu’unmensonge.

Samedi13juillet2013MatinJesaissansavoirbesoindel’horlogequ’ilestentreseptheuresquarante-cinqethuitheuresquinze.Jelesais,àcausedelalumièrequipénètredansmachambre,àcausedutumultedelaruesousmafenêtre, à cause du bruit de l’aspirateur que Cathy passe dans le couloir devant la porte de machambre.Touslessamedis,quoiqu’ilarrive,Cathyselèvetôtpournettoyerlamaison.Quecesoitsonanniversaireoul’apocalypse,Cathyselèveratoujourstôtlesamedipourfaireleménage.Elleditquec’estcathartique,queça lameten formepourpasserunbonweek-end,etvuque,pendantsonménage,ellefaitdesmouvementsd’aérobic,ellen’apasbesoind’alleràlasalledesport.Ça neme gêne pas vraiment, l’aspirateur de bonmatin, parce que de toute façon je ne suis pasendormie. Jenedorspas lematin, je suis incapabledeparesser au lit jusqu’àmidi. Jeme réveillebrutalement, lesoufflecourtet lecœurbattant, labouchesèche,et jesais immédiatementquec’estterminé. Je suis réveillée. Plus je voudrais oublier, moins j’y arrive. La vie et la lumière ne melaissentpasenpaix.Jeresteallongéeàécouterlesmouvementseffrénésd’uneCathyenjouée,et jerepenseauxvêtementssurleborddesrailsetàJessquiaembrassésonamantdanslesoleildumatin.Lajournées’étenddevantmoi,etchacunedesesminutesestvide.

Page 28: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jepourraisalleraumarchésurl’avenue;jepourraisacheterdugibieretdelapancetta,etpasserlajournéeàcuisiner.Jepourraism’asseoirsurlecanapéavecunetassedethéetregarderSamediCuisineàlatélé.Jepourraisalleràlasalledesport.JepourraismettreàjourmonCV.Je pourrais attendre que Cathy aille faire un tour, aller à l'épicerie et acheter deux bouteilles desauvignonblanc.Dans une autre vie, jeme réveillais tôt aussi, au bruit du train de 8 h 04 qui passait avec fracasdehors.J’ouvraislesyeuxetj’écoutaislapluietapoteràlafenêtre.Jelesentaisallongéderrièremoi,endormi, chaud, dur. Après, il allait chercher le journal et je faisais des œufs brouillés, et ons’asseyaitdanslacuisinepourprendrelethé.J’imaginequedésormais,pourlui,cen’estpluspareil,plusdesexeparesseuxlesamedinid’œufsbrouillésmais,àlaplace,unbonheurdifférent,unepetitefille calée entre lui et sa femme et qui babille gaiement. Elle doit commencer tout juste à parler,maintenant,«papa»et«mama»etcefameuxlangagesecretinconnudetousceuxquinesontpasparents.Unedouleurs’ancreaumilieudemapoitrine.VivementqueCathysorte.

SoirJevaisallervoirJason.J’ai passé la journée dansma chambre, à attendre queCathy s’en aille pour pouvoir prendre unverre.Mais elle est restée là. Elle s’est enracinée sur le canapé du salon pour «mettre à jour sapaperasse ». Au bout du compte, en fin d’après-midi, incapable de supporter plus longtempsl’enfermementnil’ennui,jeluiaiditquej’allaismepromener.JesuisalléeauWheatsheaf,legrospubsanspersonnalitéàcôtédeHighStreet,etj’aibutroisgrandsverresdevin.J’aiaussiprisdeuxshotsdeJackDaniel’s.Puis jesuisallée jusqu’à lagare, j’aiachetédeuxcanettesdegin tonicet jesuismontéedansletrain.JevaisvoirJason.Pas lui rendrevisite, jenecomptepasdébarquerdevantchez luiet frapperà laporte.Riendecegenre.Riendedingue.Jeveuxjustepasserdevantlamaison,entrain.Jen’airiend’autreàfaireetjen’aipasenviederentrer.Jeveuxjustelevoir.Lesvoir.Cen’estpasunebonneidée.Jesaisquecen’estpasunebonneidée.Maisquelmalya-t-ilàça?J’iraijusqu’àEuston,puisjeferaidemi-touretjereviendrai(j’aimelestrains,jenevoispasoùestleproblème!lestrains,c’estmerveilleux).Avant,quandj’étaisencoremoi,jerêvaisdefairedelongsvoyagesromantiquesentrainavecTom(la lignedeBergenpournotrecinquièmeanniversairedemariage, leTrainbleupoursesquaranteans).Attendez,onvapasseràcôté.Lalumièreestvive,maisjenevoispastrèsbien(jevoisdouble,fermeunœil,mieux).Lesvoilà!Est-cequec’estlui?Ilssontsurlebalcon.Non?Est-cequec’estJason?Est-cequec’estJess?Jeveuxmerapprocher,jenevoisrien.Jeveuxmerapprocherd’eux.Jenevaispasallerjusqu’àEuston.JevaisdescendreàWitney(jenedevraispasdescendreàWitney,c’esttropdangereux,etsiTomouAnnamevoient?).JevaisdescendreàWitney.

Page 29: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Cen’estpasunebonneidée.C’estunetrèsmauvaiseidée.Ilyaunhommedel’autrecôtédutrain,lescheveuxblondsquitirentsurleroux.Ilmesourit.Jeveuxluidirequelquechosemaislesmotsn’arrêtentpasdes’évaporer,dedisparaîtreduboutdemalangueavantque j’aieeu le tempsde lesprononcer.Jesens leurgoût,mais jenesauraisdires’ilssontdouxouamers.Est-cequ’ilmesourit,ouest-cequ’ilsemoquedemoi?Jen’arrivepasàvoir.

Dimanche14juillet2013MatinOndiraitquemoncœurbatfortaufonddemagorge,ilmegêne.J’ailabouchesèche.Jemetournesurlecôté,latêteverslafenêtre.Lepeudelumièrequifiltreàtraverslestoresuffitàmefairemalaux yeux. Je pose une main sur mon visage, les doigts appuyés sur mes paupières pour medébarrasserdeladouleur.J’ailesonglessales.Quelquechosenevapas.L’espaced’uneseconde,j’ail’impressiondetomber,commesilelitavaitdisparudesousmoncorps.Hiersoir.Ils’estpasséquelquechose.L’airrentrebrutalementdansmespoumonsetjemeredressetropvite,lecœurbattantlachamade,lamigrainecognantdansmoncrâne.J’attendsquelessouvenirsmereviennent.Parfoisçaprendunpeudetemps.Parfoisilssurgissentdevantmesyeuxenquelquessecondes.Parfoisilsnereviennentpasdutout.Ils’estpasséquelquechose.Quelquechosedegrave.Ilyaeuunedispute.Descris.Descoups?Jenesaispas, jenemesouvienspas.Jesuisalléeaupub,jesuismontéedansletrain, jesuisarrivéedanslagare,j’aimarchéjusquedanslarue.BlenheimRoad.JesuisalléeàBlenheimRoad.Unevaguemesubmergesoudain,uneffroisinistre.Ils’estpasséquelquechose,j’ensuissûre.Jeneretrouvepasquoiexactement,maisjelesens.J’aimal dans la bouche, comme si jem’étaismordu la joue, et j’ai le goûtmétallique du sang sur lalangue.J’ai lanausée, la têtequi tourne.Jepasselesmainsdansmescheveux,surmoncrâne,et jetressaille : sur le côté droit, j’ai une bosse, douloureuse au toucher.Mes cheveux sont emmêlés etpleinsdesang.J’aitrébuché,c’estça.DanslesescaliersdelagaredeWitney.Est-cequejemesuiscognélatête?Jeme souviens du voyage en train,mais, après ça, c’est un gouffre noir, un vide total. Je respireprofondémentpourtenterderalentirlesbattementseffrénésdemoncœur,decalmerlapaniquequienfledansmapoitrine.Réfléchis.Qu’est-cequej’aifait?Jesuisalléeaupub,jesuismontéedansletrain.Ilyavaitunhomme,jem'enrappellemaintenant,avecdescheveuxpresqueroux.Ilm’asouri.Jecroisqu’ilm’aparlé,maisjenesaispluscequ’iladit.Ilyaplusencore,d’autresinformationsàglanerdanslesouvenirdecethomme,maisjen’arrivepasàyaccéder.Jeneretrouveriendanslenoir.J’ai peur,mais je ne suis pas sûre de savoir pourquoi, ce qui contribue àma frayeur. Je ne saismêmepass’ilyaréellementdequoiavoirpeur.Jeregardeautourdemoi.Montéléphonen’estpassurlatabledechevet.Monsacàmainn’estpasparterre,niaccrochéaudossierdelachaise,làoùjele laissehabituellement.J’aidûrentreravec,cependant :si jesuisdanslamaison,c’estquej’avaismesclés.Jesorsdemonlit.Jesuisnue.Jem’aperçoisdanslemiroirenpiedaccrochéàlaporteduplacard.J’ailesmainsquitremblent,dumascaraétalésurlesjouesetunecoupureàlalèvreinférieure.J’aiaussidesbleussurlesjambes.J’aienviedevomir.Jemerassoissurlelitpourmettrelatêteentreles

Page 30: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

genouxetattendrequelanauséepasse,puisjemerelève,j’attrapemarobedechambreetj’entrouvrelaporte,àpeine.Lesilencerègnedansl’appartement.Pourjenesaisquelleraison,jesuiscertainequeCathyn’estpas là.Est-cequ’ellem’aditqu’elledormaitchezDamien,hier?J’ai l’impressionqueoui,maisimpossibledemesouvenirquand.Avantquejesorte?Est-cequ’onseseraitparléaprèsça? Jemarcheaussidoucementquepossibledans le couloir.Laportede la chambredeCathyestouverte.Jejetteuncoupd’œildedans:lelitestfait.Ilestpossiblequ’ellesoitdéjàlevéeetqu’elleaitdéjàfaitsonlit,maisjenepensepasqu’elleaitdormilàcettenuit,cequiestunsoulagementensoi.Siellen’estpaslà,alorsellenem’apasvuenientenduerentrerhiersoir,cequisignifiequ’ellenesait pas dans quel état j’étais. Ça devrait m’être égal, et pourtant ça ne l’est pas : la honte que jeressensaprèsunincidentdecegenreestdirectementproportionnelleàlagravitédelasituation,maissurtoutaunombredegensquienontététémoins.En haut des marches, le tournis me reprend et je dois m’agripper à la rampe. Tomber dans lesescaliers et me briser le cou, c’est une de mes plus grandes peurs (l’autre, c’est de faire unehémorragieinternequandmonfoiem’auraenfinlâchée).Rienqued’ypenser,lanauséeestderetour.J’ai enviede repartirm’allongermais il fautque je retrouvemon sacetmon téléphone. Il faut aumoinsquejevérifiequejen’aipasperdumescartesbancaires,ilfautquejesachequij’aiappeléetquand.Monsacàmainestabandonnédansl’entrée,justedevantlaporte.Àcôtéreposentmonjeanetma culotte, en pile chiffonnée ; je sens l’odeur de l’urine dès que j’arrive en bas desmarches. Jeprendsmonsacpourcherchermontéléphone–ilest là,Dieumerci,avecquelquesbilletsdevingtfroissésetunKleenex tachéde sang.Lanauséem’envahit ànouveau,plus fortecette fois ; labileremonte dans le fond de ma gorge et je cours vers le premier étage, mais je n’ai pas le tempsd’atteindrelasalledebainsetjevomissurletapisaumilieudel’escalier.Ilfautquej’aillem’allonger.Sijenem’allongepas,jevaism’évanouir,jevaistomber.Jenettoieraiplustard.Dansmachambre,jemetsmontéléphoneàchargeretjem’installesurmonlit.Jelèvelesmembresl’un après l’autre pour les inspecter attentivement : j’ai des bleus sur les jambes, au-dessus desgenoux,riend’inhabituelquandonabu–c’estlegenredebleusqu’onsefaitensecognantdanslesmeubles.Jetrouvedesmarquesplusétrangessurmesbras,desempreintesovales,sombres,commedestracesdedoigts.Çan’ariendetrèsalarmant,j’enaidéjàeudescommeça.Souvent,c’estquandjesuis tombéeetquequelqu’unaessayédem’aideràme relever.Lecoupsurma têtea l’airplusgrave,maisj’aipumelefairebêtement,enentrantdansunevoiture,parexemple.Peut-êtrequej’aiprisuntaxi.Je prends mon téléphone. J’ai deux messages. Le premier est de Cathy, reçu peu après dix-septheures,pourmedemanderoù je suis.Ellevapasser lanuitchezDamienetmeverrademain.Elleespèrequejenesuispasalléeboiretouteseule.LesecondestdeTom,àvingt-deuxheuresquinze.Jemanquedelâcherletéléphonedefrayeurquandj’entendssavoix:ilcrie.—BonDieu,Rachel!maisqu’est-cequinevapascheztoi,àlafin?J’enaiplusqu’assezdetoutesces conneries, d’accord ? Je viens de passer presque une heure en voiture à te chercher. Tu asvraimentfaitpeuràAnna,tut’enrendscompte?Elleacruquetuallais…elleacru…Jenesaispascomment j’ai réussi à la convaincredenepas appeler lapolice.Laisse-nous tranquilles.Arrêtedem’appeler,arrêtedevenirici,laisse-noustranquilles,point.Jeneveuxpasteparler.Tucomprends?Jeneveuxpasteparler,jeneveuxpastevoir,jeneveuxpasquetut’approchesdemafamille.Gâchetaviesiçatefaitplaisir,maisjenetelaisseraiplusgâcherlamienne.C’estfini.Jeneteprotégeraiplus,maintenant,compris?Fiche-nouslapaix.

Page 31: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jene sais pas ceque j’ai fait.Qu’est-ceque j’ai fait ?Entredix-sept heures et vingt-deuxheuresquinze, qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi Tom est-il partime chercher ?Qu’est-ce que j’ai fait àAnna ? Je tire la couette sur ma tête et je ferme les yeux. Je m’imagine aller jusqu’à la maison,remonterlepetitcheminquisépareleurjardindeceluidesvoisins,passerpar-dessuslabarrièreenbois.Jem’imagineouvrirlaportecoulissanteetentrerdiscrètementdanslacuisine.Annaestassiseàtable.Jel’attrapepar-derrière,jeglisseunemaindansseslongscheveuxblondsetjetiresatêteenarrière,jelafaistomberparterreetjeluiéclatelecrânecontrelescarreauxfroidsducarrelagebleu.

SoirQuelqu’uncrie.Vul’anglequefontlesrayonsdusoleilquientrentparlafenêtre,j’aidûdormirunbonmoment;ondoitêtreenfind’après-midi,voireendébutdesoirée.Matêtemefaitmal.Ilyadusangsurmonoreiller.J’entendsquelqu’unhurleraurez-de-chaussée.—Jen’enrevienspas,bonsang!Rachel!RACHEL!Je me suis endormie. Oh non… et je n’ai pas nettoyé le vomi sur les escaliers. J’ai laissé mesvêtementsdansl’entrée.Ohnon,ohnon.J’enfile un pantalon de jogging et unT-shirt.Quand j’ouvre la porte,Cathy vient d’arriver justederrière.Enmevoyant,elleprendunairhorrifié.—Maisqu’est-cequi t’estarrivé?s’exclame-t-elleavantde leverunemain.Enfait,non,Rachel,désolée,mais jen’aimêmepasenviedesavoir.Jenepeuxpastolérerçachezmoi.Jenepeuxpastolérer…Savoixs’éteint,maiselles’esttournéeversl’entrée,verslesmarches.—Jesuisdésolée,jebalbutie.Vraiment,jesuisdésolée,c’estjustequej’aiététrèsmalademaisjecomptaisnettoyer…—Saufquetun’étaispasmalade,pasvrai?Tuétaisivre.Tuavaislagueuledebois.Jesuisdésolée,Rachel,maiscen’estpaspossible.Jenepeuxpasvivrecommeça.Ilfautquetut’enailles,d’accord?Jevaistelaisserquatresemainespourtrouverunautrelogement,mais,aprèsça,ilfaudraquetut’enailles.Elletournelestalonsetpartverssachambre.—Etpourl’amourdeDieu,nettoie-moiça.Etelleclaquelaportederrièreelle.Une fois que j’ai fini de nettoyer, je retourne dansma chambre. La porte de Cathy est toujoursfermée,maisjesenssaragesilencieuseirradierjusqu’ici.Jenepeuxpasluienvouloir.Moiaussi,jeseraisfurieusesi,enrentrantchezmoi,jetrouvaisdessous-vêtementstrempésdepisseetuneflaquedevomidansl’escalier.Jem’assoissur le litet j’ouvremonordinateurportable.Jemeconnecteàmoncomptedemessagerieetjecommenceàrédigerune-mailàmamère.Jecroisque,cettefois,lemomentestvenu.Ilfautquejeluidemandedel’aide.Sijeretournaisvivreàlamaison,çanepourraitpas continuer comme ça, je serais bien obligée de changer, deme soigner.Mais je n’arrive pas àtrouver lesbonsmots, labonnefaçonde luiexpliquer toutcela.Jevoisdéjà la têtequ’elle feraenlisantmasupplication,sadéceptionamère,sonexaspération.Jepeuxpresquel’entendresoupirer.Montéléphoneémetunbip.Ilyaunmessage,reçudesheuresplustôt.C’estencoreTom.Jen’aipasenviedesavoircequ’ilaàmedire,mais jen’aipas lechoix, jenepeuxpas l’ignorer.Moncœurs’accélèretandisquejecomposelenumérodemaboîtevocale,m’attendantaupire.—Rachel,tupeuxmerappeler,s’ilteplaît?Ilnesembleplusaussifâchéquetoutàl’heureetmoncœurs’apaiselégèrement.—Jeveuxjustem’assurerquetuesbienrentréecheztoi.Tuétaisdansunsaleétat,hiersoir.

Page 32: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Unlongsoupircompatissant.—Écoute, je suis désolé d’avoir crié, hier, je suis désolé que ça soit allé…un peu loin. Je suisdésolépourtoi,Rachel,jet’assure,maisilfautvraimentqueças’arrête.J’écouteunesecondefoissonmessageetlabontédanssavoix,etleslarmescommencentàcouler.IlmefautunbonboutdetempsavantdepouvoirmecalmeretderéussiràcomposeruntextopourTom:«Jesuisdésolée,jesuisrentrée.»Jenepeuxriendiredeplusparcequejenesaismêmepaspourquoi je suis désolée. Je ne sais pas ce que j’ai fait à Anna, comment je lui ai fait peur. Trèshonnêtement,çam’estunpeuégal,mais jeneveuxpasfairedepeineàTom.Aprèstoutcequ’ilatraversé,ilmérited’êtreheureux.Jepréféreraisjustequeçapuisseêtreavecmoi.Jem’allongesurlelitetjemeglissesouslacouette.Jevoudraiscomprendrecequis’estpassé;siseulement je savais pourquoi je dois être désolée. J’essaie désespérément de trouver un sens à unmorceaufurtifdesouvenir.Jesuispresquesûrequejemesuisdisputéavecquelqu’un,ouquej’aivuunedispute.Est-cequec’étaitavecAnna?Jetâtelablessuresurmoncrâne,puislacoupuresurmalèvre.J’arrivepresqueàvoir,àdistinguerlesmots,maislesouvenirm’échappeunenouvellefois.Jesuis incapable de m’y accrocher. Chaque fois que je crois pouvoir le saisir, il recule dans lesténèbres,horsdeportée.

Page 33: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Mardi2octobre2012

Matin

Ilvabientôtpleuvoir.Jelesens.J’ailesdentsquiclaquentetleboutdesdoigtstoutblanc,avecunetouchedebleu.Jeneveuxpasrentrer.J’aimebienêtredehors,c’estcathartique,purifiant,commeun bain d’eau glacée. Scott va bientôt venir me porter jusqu’à la chambre, de toute façon. Ilm’envelopperadanslescouvertures,commeunenfant.J’aifaitunecrised’angoisseenrentrantàlamaison,hiersoir.Ilyavaitunemotoquin’arrêtaitpasdefairerugirsonmoteur,encoreetencore,etunevoiturerougequiroulaitlentementsurlarouteet,surletrottoir,deuxfemmesavecdespoussettesquimebloquaientlepassage.Jen’avaispaslaplacedelesdoubler,alorsjesuisdescenduesurlachausséeetj’aifailliêtrerenverséeparunevoiturequiarrivaitensensinverseetquejen’avaispasvue.Leconducteuraklaxonnéetm’acriéquelquechose.Jen’arrivaisplusàreprendremonsouffle,j’avaislecœurquibattaitàtoutrompreetj’aisentimonestomacsetordre,commequandonvientjustedeprendreuncachetonetqu’onsaitqu’onvabientôtplaner,cettepousséed’adrénalinequivousdonnelanausée,quivousrendàlafoisexcitéeteffrayé.J’aicourujusquechezmoi,j’aitraversélamaisonetjesuisalléeauboutdujardin,prèsdelavoieferrée,et jemesuisassise làpourattendre le train,attendrequesonvacarmemetraverseetbalaietous les autres bruits. J’ai attendu que Scott vienne me calmer, mais il n’était pas là. J’ai essayéd’escaladerlegrillage,j’avaisenviedem’asseoirdel’autrecôtéunpetitmoment,làoùpersonneneva jamais. Jeme suis coupée à lamain, alors je suis repartie à l’intérieur, et c’est làqueScott estrentréetqu’ilm’ademandécequis’étaitpassé.Jeluiaiditquej’avaislâchéunverreenfaisantlavaisselle.Ilnem’apascrueetils’estvraimentfâché.Jemesuisrelevéedanslanuitet,pendantqueScottdormait, jemesuisglisséesurlebalcon.J’aicomposésonnuméroetj’aiécoutésavoixquandilarépondu,d’abordtoutedouce,endormie,puisplus forte,méfiante, inquiète, exaspérée. J’ai raccroché et j’ai attendu de voir s’ilme rappelait. Jen’avais pas appelé en numéro caché, alors jeme suis dit que c’était possible.Mais non, alors j’airappelé, encore et encore et encore. J’ai fini par tomber sur sa messagerie où, avec sa voixmonocordedeprofessionnel,ilm’apromisdemerappelerdèsquepossible.J’aisongéàappelerlecabinet pour avancer mon prochain rendez-vous, mais je ne pense pas que le serveur vocal soitalluméenpleinenuit,alorsjesuisalléemerecoucher.Jen’aipasfermél’œil.Jevaispeut-êtreallerfaireuntourdanslaforêtdeCorlycematin,prendrequelquesphotos;danscetteambiance,aveclabrumeetl’obscurité,jedevraispouvoirréaliserdebonsclichés.J’aieul’idéede créer des cartes postales, peut-être, et d’essayer de les vendredans la boutiquede souvenirs deKinglyRoad.Scottn’arrêtepasdedireque jen’aipas àm’inquiéterpour le travail, que j’ai justebesoindemereposer.Commesi j’étaisinfirme!Mereposer,c’estbienladernièrechosedontj’aibesoin.J’aisurtoutbesoindetrouverdequoiremplirmesjournées.Jenesaispascequivasepassersijen’yarrivepas.

Page 34: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

SoirCetaprès-midi,leDrAbdic(Kamal,commeilm’aditdel’appeler)m’asuggérédecommenceràtenirun journal intime.J’ai failli répondre : jenepeuxpas, jesuissûrequemonmari le liradansmondos.Jemesuisretenueparcequeçamesemblait terriblementdéloyalenversScott.Maisc’estvrai.Jenepourraisjamaismettreparécritcequejeressensréellement,cequejepenseoucequejefais. La preuve : quand je suis rentrée, ce soir, mon ordinateur portable était tiède. Il sait effacerl’historiquedunavigateurInternetettoutça,ilsaitcouvrirsestraces,maisjesaisquej’avaiséteintl’ordinateuravantdepartir.Ilarecommencéàliremesmails.Ça m’est égal, en fait, il n’y a rien à trouver (un tas de réponses automatiques de sociétés derecrutement,etunmessagedeJenny,demoncoursdePilates,quimeproposedemejoindreàsonrendez-voushebdomadaireavecsescopines–ellesseretrouventtouslesjeudissoiretchacuneàsontourprépareàdînerpourlesautres–bref,plutôtmourir).Çam’estégal,parcequeçalerassuredevoirqu’iln’yarien,quejeneluicacheriendesuspect.Etça,c’estbonpourmoi–c’estbonpournous–,mêmesicen’estpasvrai.Etjenepeuxpasvraimentluienvouloir,parcequ’iladebonnesraisons de me soupçonner. Je lui en ai donné par le passé, et je risque fort de lui en donner denouvellesàl’avenir.Jenesuispasuneépousemodèle.Impossible.J’aibeaul’aimerénormément,ceneserajamaissuffisant.

Samedi13octobre2012MatinJ’aidormicinqheurescettenuit–unrecordcestemps-ci–etleplusbizarrec’estque,quandjesuisrentrée,j’étaistellementsurexcitéequej’étaiscertained'êtreincapablederesterenplacependantdesheures.Jem’étaispourtantditquejenerecommenceraispas,pasaprèsladernièrefois,puisjel’aivu,j’aieuenviedelui,etjemesuisdit:pourquoipas?Jenevoispaspourquoijedevraismeretenir,ilyadestasdegensquines’embêtentpasavecça.Leshommesnes’embêtentpasavecça.Jeneveuxpasfairedemalàquiquecesoit,maisilfautbienêtrefidèleàsoi-même,non?Jenefaisriendeplusqu’êtrefidèleàmoi-même,àcetteMeganquepersonneneconnaît–niScott,niKamal,personne.Hier, après mon cours de Pilates, j’ai proposé à Tara d'aller au cinéma avec moi la semaineprochaine,puisjeluiaidemandésielleétaitd’accordpourmecouvrircesoir.—S’iltetéléphone,est-cequetupeuxluidirequejesuisavectoi,quejesuisauxtoilettesetquejelerappelledèsquejesors?Ensuitetumepassesuncoupdefil,jelerappelle,etc’estréglé.Elleasouri,haussélesépaulesetdit:—D’accord.Ellenem’amêmepasdemandéoùj’allaisniavecqui.Elleavraimentenvied’êtremonamie.Je l’ai retrouvé à l’hôtel Swan, à Corly, il nous avait réservé une chambre. Il faut qu’on fasseattentionànepassefaireprendre.Ceseraittrèsgravepourlui,çaficheraitsavieenl’air.Pourmoiaussi,ceseraitundésastre.JeneveuxmêmepasimaginercommentréagiraitScott.Ilavaitenviequejeluiparle,après,decequis’étaitpasséquandj’étaisplusjeuneetquej’habitaisàNorwich.J’yavaisfaitallusionparlepassémais,hiersoir,ilvoulaitquejeluidonnedesdétails.Jeluiairacontéquelquestrucs,maispaslavérité.J’aimenti,j’aiinventédesbobards,jeluiaisortilegenred’histoiressordidesqu’ilavaitenvied’entendre.C’étaitmarrant.Çanemegênepasdementir,detoutefaçon,çam’étonneraitqu’ilaitcruàlamajoritédecequejeluiaidit.Etjesuisquasimentsûrequ’ilment,luiaussi.Quandjemesuisrhabillée,ilestrestéallongésurlelitàmeregarder.Iladit:

Page 35: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Ilnefautplusqueçasereproduise,Megan,tulesais.Onnepeutpascontinuer.Et il avait raison, je le sais.On ne devrait pas, on feraitmieux d’éviter,mais on recommenceraquandmême.Ceneserapasladernièrefois.Ilnemedirajamaisnon.J’yréfléchissaisenrentrant,etc’estcequej’aimeleplusdanstoutça,avoirdupouvoirsurquelqu’un.C’estça,leplusgrisant.

SoirJ’ouvreunebouteilledevindanslacuisinequandScottarrivederrièremoi,poselesmainssurmesépaulesetlesserregentimentenmedemandant:—Commentc’était,chezlepsy?Je lui dis que ça s’est bien passé, qu’on fait des progrès. Il a l’habitude que je ne donne pas dedétails,maintenant.Puis:—C’étaitsympa,avecTara,hiersoir?Jelui tourneledoset jen’arrivepasàsavoirs’ilestsincèreous’ilsoupçonnequelquechose.Jen’airienentendud’étrangedanssavoix.—Elleest trèsgentille,dis-je.Vousvousentendriezbien,elleet toi.Onvaaucinémalasemaineprochaine,d’ailleurs.Jepourraispeut-êtreluidiredevenirmangeravecnousaprès?—Jenesuispasinvitéaucinéma,moi?—Maissi,jerépondsavantdemeretournerpourl’embrassersurlabouche.Saufqu’elleaenviedevoircetrucavecSandraBullocket…—J’aicompris ! Invite-laàdîner iciaprès,alors,dit-il, lesmainsdoucementappuyéesenbasdemondos.Jeserslevinetnousallonsdehors.Ons’assoitcôteàcôteauborddelaterrasse,lesdoigtsdepieddansl’herbe.—Elleestmariée?demande-t-il.—Tara?Non.Célibataire.—Ellen’apasdepetitcopain?—Jenecroispas.—Unepetitecopine?ajoute-t-il,unsourcillevé,etjeris.Maiselleaquelâge?—Jenesaispas.Laquarantaine,jedirais.—Oh.Etellen’apersonne.C’estunpeutriste.—Mmm.Jepensequ’ellesesentseule.—Ilss’accrochenttoujoursàtoi,lesgensseuls,tuasremarqué?Ilsfoncentdroitsurtoi.—Ahoui?—Ellen’apasd’enfants,alors?demande-t-il.Jenesaispassic’estmonimagination,mais,dèsquelesujetdesenfantssurgit,j’entendscommeuneinsistancedanssavoixetjesensdéjàarriverladispute,etjeneveuxpas,jen’aipasenviedeçacesoir,alorsjemelèveetjeluidisdeprendrenosverresdevin,parcequ’onvadanslachambre.Ilmesuitetj’enlèvemesvêtementsenmontantl’escalieret,quandonarrive,aumomentoùilmepoussesurlelit,cen’estdéjàplusàluiquejepense,maisçan’aaucuneimportanceparceque,ça,ilnelesaitpas.Jesuisassezdouéepourluifairecroirequ’iln’yaquelui.

Page 36: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Lundi15juillet2013

Matin

Cathym’arappeléequandjepartaiscematinpourmeprendredanssesbras,unpeuraide.J’aicruqu’elleallaitmedirequ’ellenememettraitpasàlaporte,enfindecompte,maisaulieudeçaellem’aglisséunelettreimprimée,monpréavisd’expulsionofficiel,datededépartincluse.Ellen’apas réussi à me regarder dans les yeux. J’étais embêtée pour elle, vraiment, mais j’étais surtoutembêtéepourmoi.Ellem’asouritristement,etelleadit:—Çamedésolededevoirtefaireça,Rachel.C’étaittrèsgênant,commesituation.Onétaitdanslecouloiret,malgrél’huiledecoudeetlajavelemployéeslaveille,çasentaitencoreunpeulevomi.J’avaisenviedepleurer,maisjenevoulaispaslafaireculpabiliserdavantage,alorsjeluiaifaitungrandsourireetj’airépondu:—Pasdutout,jet’assure,cen’estpasunsouci.Commesiellem’avaitsimplementdemandédeluirendreunpetitservice.C’estdansletrainqueleslarmesviennent,etçam’estégalqu’onmeregarde;aprèstout,monchienpourrait avoir été renversé par une voiture. Peut-être qu’on vient de me déceler une maladieincurable.Peut-êtrequejesuisunealcooliquedivorcée,stérile,etbientôtàlarue.C’estridicule,quandj’ypense.Commentai-jefaitpourmeretrouverlà?Jemedemandequandçaacommencé,cedéclin,etàquelmomentj’auraispul’arrêter.Quelleaétémapremièreerreur?PasmarencontreavecTom,quim’asauvéedemonchagrinaprèslamortdepapa.Ninotremariagedejeunes amoureux insouciants et ivres debonheur, un jour demai très froid, il y a sept ans. J’étaisheureuse, mon compte en banque se portait bien, et j’avais une carrière. Ça n’a pas non plus étéd’emménager au numéro vingt-trois,BlenheimRoad, unemaison plus grande et plus belle que jen’aurais imaginéhabiteràseulementvingt-sixans.Jemerappelleparfaitementcespremiers jours,passésàmarcherpiedsnuspoursentirlachaleurduparquetsousmesorteils;jemedélectaisdecegrandespace,duvidedetoutescespiècesquin’attendaientqued’êtreremplies.Onfaisaitdesprojets,Tometmoi:cequ’onplanteraitdanslejardin,cequ’onaccrocheraitauxmurs,dequellecouleuronallaitpeindre la chambred’amis–mais,dès ledépart,dansmonesprit, c’étaitdéjà la chambredubébé.C’est peut-être ça. C’est peut-être à cemoment que les choses ont commencé à aller de travers,quandj’aicessédenousvoircommeuncouple,etquejenenousaiplusconsidérésquecommeunefamille.Aprèsça,unefoisque j’aieucette imageen tête,n’êtrequenousdeuxn’aplus jamaisétésuffisant.Est-cequec’estàpartirdelàqueToms’estmisàmeregarderdifféremment,sadéceptionréfléchissant lamienne ?Après tout ce qu’il a abandonné pourmoi, pour que nous puissions êtreensemble,jeluiailaissécroirequ’ilnemesuffisaitpas.Jelaisseleslarmescoulerjusqu’àNorthcote,puisjemereprends,jem’essuielesyeuxet,audosdelalettredeCathy,jecommenceàrédigerunelistedechosesàfaireaujourd’hui:–BibliothèqueHolborn

Page 37: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

–E-mailmaman–E-mailMartin,recommandation??–TrouvergroupeAA(centreLondres,Ashbury)–DireàCathypourletravail?Quand le train s’arrête au feu, je lève la tête et je vois Jason sur son balcon, face au train. J’ail’impressionqu’ilmeregardedroitdanslesyeuxet,c’esttrèsétrange,j’ailasensationqu’ilm’adéjàregardée ainsi, qu’il m’a déjà vue, vraiment vue. Je l’imagine me sourire et, sans comprendrepourquoi,celamefaitpeur.Ilsedétourneetletrainrepart.

SoirJe suis auxurgencesde l’hôpital universitaire. Jeme suis fait renverserparun taxi en traversantGray’sInnRoad.Etjetiensàpréciserquej’étaissobrecommeunchameau,mêmesijen’étaispasdansmonétatnormal : j’étaisdistraite,presquepaniquée. J’aiunecoupurededeuxcentimètresdelong au-dessus de mon œil droit, et un interne très beau est en train de me recoudre. Il est tropbrusque,tropfroidpourmoi.Quandilafini,ilremarquelabossesurmatête.—Ellen’estpasrécente,luidis-je.—Ellen’apasl’airbienvieille.—Non,maisellen’estpasd’aujourd’hui.—Vousétiezdanslestranchées,c’estça?—Jemesuiscognéeenentrantdansunevoiture.Ilm’examinelatêteunebonnepoignéedesecondesavantdecommenter:—Ahoui?Ilreculepourmeregarderdanslesyeux.—Çan’enapasl’air.Ondiraitplutôtquequelqu’unvousafrappéeavecquelquechose.Jemesenssoudainengourdie.Jemesouviensdem’êtrebaisséepouréviteruncoup,jemesouviensd'avoirlevélesbras.Est-cequec’estunvraisouvenir?Ledocteurserapprocheànouveauetobserveplusattentivementlablessure.—Unobjetaiguisé,dentelépeut-être…—Non,dis-je.C’étaitunevoiture.Jemesuiscognélatêteenentrantdansunevoiture.Jenesaispassic’estluiquej’essaiedeconvaincreoumoi.—D’accord.Ilmesouritetrecule,puissepenchepourtrouvermonregard.—Est-cequetoutvabien…Ils’interromptletempsdeconsultersafiche.—…Rachel?—Oui.Ilmedévisage longtemps ; il nemecroit pas. Il estpréoccupé. Il pensepeut-êtreque je suisunefemmebattue.—Bon,jevaisquandmêmenettoyerlaplaieparcequ’ellen’estpasjolieàvoir.Ya-t-ilquelqu’unquejepeuxappelerpourvous?Votremari?—Jesuisdivorcée.—Quelqu’und’autre,alors?Iln’enarienàfairequejesoisdivorcée.—Uneamie,oui,merci.Ellevas’inquiéter,sinon.

Page 38: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Je lui donne le nomdeCathy et son numéro.Cathy ne va pas s’inquiéter – je ne suismême pasencoreenretard–,maisj’espèreque,enapprenantquejemesuisfaitrenverserparuntaxi,elleaurapitié demoi et qu’elleme pardonnera pour hier.Mais elle va sûrement croire que, s’il y a eu unaccident, c’est parce que j’étais ivre. Je voudrais bien demander au docteur s’il peutme faire uneprisedesangouautrechosepourprouvermasobriété. Je lui sourismais ilneme regardepas, ilprenddesnotes.Detoutefaçon,c’estridiculecommeidée.C’étaitmafaute,lechauffeurdetaxin’yestpourrien.J’aifoncédevantletaxi–jemesuispresquejetéesoussesroues,d’ailleurs.Jenesaispasoùjepensaismeprécipiterainsi.Jenepensaispasdutout, j’imagine, en tout cas pas à moi. Je pensais à Jess. Qui ne s’appelle pas Jess, elle s’appelleMeganHipwell,etelleadisparu.J’étaisà labibliothèquedeTheobald’sRoad.Jevenaisd’envoyerune-mailàmamèreavecmoncompte Yahoo (je ne lui ai rien dit de significatif, c’était plutôt unmessage pour tâter le terrain,histoire d’évaluer ses sentimentsmaternels àmon égard en cemoment). Sur la page d’accueil deYahoo, on trouve des faits divers sélectionnés selon son code postal –Dieu seul sait comment ilsconnaissentmoncodepostal,maisbon.Etj’aivuunephotod’elle,deJess,maJess,laparfaitejeunefemmeblonde.Àcôté,ungrostitreannonçait:DISPARITIOND’UNEFEMMEÀWITNEY.Au début, je n’étais pas sûre que ce soit elle. Elle lui ressemblait, elle avait exactement lemêmevisagequ’elleadansmatête,maisjenemefaisaispasconfiance.Puisj’ailul’histoire,j’aivulenomdelarue,etj’enaieulaconfirmation.«L’inquiétudenecessedecroîtredans les locauxde lapoliceduBuckinghamshireau sujetde ladisparitiond’une femmedevingt-neufans,MeganHipwell,résidantBlenheimRoad,àWitney.MmeHipwellaétévuepourladernièrefoissamedisoirauxalentoursdedix-neufheuresparsonmari,ScottHipwell,alorsqu’ellequittaitledomicilepourserendrechezuneamie.D’aprèsM.Hipwell,unetelledisparition«n’estpasdutoutdansseshabitudes».MmeHipwellétaitvêtued’unjeanetd’unT-shirtrouge.Ellemesureunmètresoixante-deuxetestdecorpulencemince,avecdescheveuxblondsetdesyeuxbleus.NousdemandonsàtoutepersonnequiauraituneinformationconcernantMmeHipwelldecontacterlapoliceduBuckinghamshire.»

Elleadisparu.Jessadisparu.Meganadisparu.Depuissamedi.J’aifaitunerecherchesurGoogle,mais l’histoire n’apparaît que dans le Witney Argus, et ce dernier ne donne aucun détailsupplémentaire.J’airepenséàJason–àScott–cematin,sursonbalcon,quim’aregardée,quim’asouri.J’aiattrapémonsac,jemesuislevéeetj’aicouruhorsdelabibliothèque,surlaroute,surlechemind’untaxinoir.—Rachel?Rachel?Lebeaumédecinessaied’attirermonattention.—Votreamieestarrivée.

Page 39: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Jeudi10janvier2013

Matin

Parfois, jen’aienvied’allernullepart, j’ai l’impressionquejeseraisheureuseden’avoirplusjamais à remettre lespiedsdehors.Même le travail nememanquepas. J’ai juste enviede rester àl’abri,auchauddansmoncoconavecScott,sanspersonnepourvenirmedéranger.D’autantplusqu’ilfaitsombreetfroid,etquelamétéoestpourrie.Ilpleutsansinterruptiondepuisdessemaines–unepluiebattante,glaciale,amère,avecleventquihurledanslesarbres,sifortqu’ilen noie le bruit des trains. Je ne les entends plus passer sur les rails, à m’attirer avec ce rêved’horizonsinconnus.Aujourd’hui,jen’aienvied’allernullepart,jen’aipasenviedem’enfuir,jen’aimêmepasenvied’allerauboutdelarue.J’aienviederesterlà,enferméeavecmonmari,àmangerdelaglacedevantla téléaprès l’avoirappeléautravailpourqu’il rentreplus tôtetqu’onfasse l’amouraumilieudel’après-midi.Bien sûr, je seraiobligéede sortir tout à l’heurecar c’est le jourdema séanceavecKamal.Cesdernierstemps,jeluiparledeScott,detoutcequej’aifaitdemal,demeséchecsentantqu’épouse.Kamal dit qu’il faut que je trouve le moyen de me rendre heureuse, que j’arrête de chercher lebonheurailleurs.Etc’estvrai, je le saisbien,mais,dèsque jeme retrouve faceàune tentation, jepense:etpuismerde,lavieesttropcourte.JemerappellecettefoisoùonestallésenfamilleàSantaMargheritapourlesvacancesdePâques.Jevenaisd’avoirquinzeanset j’ai rencontréuntypesur laplage,beaucoupplusâgéquemoi– latrentaine, au moins, peut-être même quarante ans –, et il m’a invitée à aller faire du bateau lelendemain.Benétaitavecmoietilaétéinvité,luiaussi,mais(enbongrandfrèreprotecteur)ilm’aditqu’onferaitmieuxdenepasaccepterparcequ’ilnefaisaitpasconfianceàcetype,quec’étaitunvieux pervers. Il avait raison, évidemment, mais j’étais furieuse. Quand est-ce qu’on aurait denouveaulachancedenaviguersurlamerLigureàbordd’unyachtprivé?Benm’aréponduqu’onauraitdes tasd’opportunitésdecegenre,quenotrevie regorgeraitd’aventures.Aufinal,nousn’ysommespasalléset,cetétélà,Benaperdulecontrôledesamotosurl’A10.Nousnesommesjamaismontésensemblesurunbateau,luietmoi.Çamemanque,cettefaçond’êtrequandiln’yavaitquenousdeux,Benetmoi.Onn’avaitpeurderien.J’aiparlédeBenàKamal,maisoncommenceà se rapprocherdu reste,maintenant,de lavérité,toutelavérité–cequis’estpasséavecMac,avant,après.JenecoursaucunrisqueavecKamal,ilnepourrariendireàpersonneàcausedusecretmédical.Mais,mêmes’illepouvait,jenepensepasqu’illeferait.Jeluifaisvraimentconfiance.C’estdrôle,maiscequim’empêchedetoutluiraconter,cen’estpaslapeurdecequ’ilenferait,nilapeurqu’ilmejuge,non,c’estScott.J’auraisl’impressiondetrahirScottsijeconfiaisàKamalquelquechoseque je ne peux pas lui confier, à lui. Quand on pense aux autres choses que j’ai faites, toutes ces

Page 40: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

trahisons,çadevraitn’êtrequ’unegoutted’eau,etpourtant.D’unecertainemanière,çameparaîtpire,parcequeça,c’estlavraievie,c’estcequ’ilyaauplusprofonddemoi,etjenelepartagemêmepasaveclui.Jegardeencoredeschosespourmoiparceque,évidemment,jenepeuxpasexpliquertoutcequejeressens.Jesaisquec’estcenséêtreleprinciped’unethérapie,maisjen’yarrivepas.Jemeforceàrestervague,àmélangerleshommes,lesamantsetlesex-copains,maisjemerépètequecen’estpasgrave,parcequecen’estpaseux,l’important.L’important,c’estcequ’ilsprovoquentenmoi.Leurprésence me rend oppressée, fébrile, affamée. Pourquoi ne puis-je pas avoir ce que je veux ?Pourquoinepeuvent-ilspasmedonnercequejeveux?Parfois,ilsyparviennent.Parfois,jen’aibesoinquedeScott.Sij’apprendsàretenircesentiment,celuiquej’éprouveencemomentmême–sij’arriveàcomprendrecommentmeconcentrersurcebonheur-là, comment apprécier l'instant présent sans me demander d’où viendra la prochaineexcitation–,alorstoutirabien.

SoirQuandjesuisavecKamal,ilfautquejemeconcentre.J’aidumalànepaslaisservagabondermonespritquandilm’observeavecsesyeuxdefauve,quandiljointlesmainssursesgenoux,seslonguesjambescroiséesdevantlui.C’estdifficiledenepaspenseràcequ’onpourraitfaireensemble.Ilfautquejemeconcentre.Onaparlédecequis’estpasséaprèsl’enterrementdeBen,aprèsmafugue.JesuisrestéequelquetempsàIpswich,pastrèslongtemps.C’estlàquej’airencontréMac,lapremière fois. Il travaillait dansunpub, quelque chose commeça. Ilm’a ramassée en revenantduboulot.Ilaeupitiédemoi.—Ilnevoulaitmêmepas…vousvoyez,dis-je en riant.Onest allés à sonappartement, je lui aidemandédel’argent,etilm’aregardéecommesij’étaiscinglée.Jeluiaiditquej’avaisl’âge,maisilnem’apascrue.Alorsilaattendu,si,jevousjure,ilaattendumesseizeans.Entre-temps,ils’étaitinstallédansunevieillemaisonprèsdeHolkham.Unvieuxcottageenpierreauboutd’uncheminquinemenait nulle part, avec un petit terrain autour, à huit centsmètres de la plage.Une voie ferréedésaffectéelongeaitundescôtésdelapropriété.Lanuit,jerestaiséveillée–j’étaistoujoursdéfoncéeà cette époque, on fumait beaucoup– et j’imaginais que j’entendais les trains. J’en étais persuadéeparfois,aupointdemeleveretdesortirpourchercherleslumières.Kamalremuesursachaiseethochelentementlatête.Ilnerépondpas.Çaveutdirequ’ilveutquejecontinuedeparler.—J’étaistrèsheureuselà-bas,aufinal,avecMac.J’aivécuavecluipendant…àpeuprèstroisans,jecrois,entout.J’avais…dix-neufansquandjesuispartie.C’estça,dix-neufans.—Etpourquoiêtes-vouspartie,sivousétiezheureuse?medemande-t-il.Nous y voilà, on y est arrivés plus tôt que je ne le pensais.Mais je n’ai pas eu le temps de toutexaminer,dem’ypréparer.Jenepeuxpas.C’esttroptôt.—Macm’aquittée.Ilm’abrisélecœur,dis-je.Etc’estlavérité,maisc’estaussiunmensonge.Jenesuispasencoreprêteàdiretoutelavérité.Quandjerentre,Scottn’estpaslà,alorsj’ouvremonordinateurportableet,pourlatoutepremièrefois,jelecherchesurGoogle.Pourlapremièrefoisendixans,jechercheMac.Maisjeneletrouvepas. Il y ades centainesdeCraigMcKenzydans lemonde, et aucund’entre euxn’a l’air d’être lemien.

Vendredi8février2013

Page 41: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MatinJemarchedanslesbois,jemesuislevéebienavantlespremiersrayonsdesoleil,etl’aubeselèveàpeine.Ilrègneunsilencedemortàl’exceptiondessoudainsgazouillisdeshirondellesau-dessusdema tête, de temps en temps. Je les sensm’observer de leurs yeux perçants, calculateurs.Une nuéed’hirondelles.Passe,passe,passera,ladernièreyrestera.Nousl’attraperons,lap’titehirondelle…Iln’estpasné,celuiquim’attrapera.Scottn’estpaslà,ilestendéplacementquelquepartdansleSussexpourletravail.Ilestpartihiermatinetneserapasderetouravantcesoir.Jepeuxfairecequejeveux.Avantqu’ilparte,j’aiditàScottquej’iraisaucinémaavecTaraaprèsmaséance.Jeluiaiditquej’éteindraismon téléphone. J’aiprévenuTaraqu’il risquaitde l’appelerpourvérifieret, cette fois,ellem’ademandécequejefabriquais.Jemesuiscontentéd’unclind’œiletd’unsourire,etelleari.Ellem’al’airtrèsseule,jemesuisditqueçanepouvaitpasluifairedemal,unpeudemystère.PendantmaséanceavecKamal,onadiscutédeScott,del’incidentavecl’ordinateur.C’étaitilyaune semaine environ. J’ai fait des recherches pour trouverMac – plusieurs fois, je voulais justesavoiroùilsetrouvait,oùilenétaitdesavie.ToutlemondeasaphotosurInternet,denosjours,etj’avaisjusteenviedevoirsonvisage.Jen’aipasréussi.Jemesuiscouchéetôtcesoir-là.Scottestresté regarder la télévision, et j’avais oublié d’effacer l’historique demon navigateur.Une erreurstupide:d’habitude,c’estladernièrechosequejefaisavantd’éteindrel’ordinateur,quoiquej’yaiecherché.JesaisqueScottadestrucspourtrouvercequejefaisquandmême,vuqu’ils’yconnaîteninformatique,maisçaluiprendplusdetemps,alorsilatendanceàlaissertomber.Bref, cette fois-là, j’ai oublié. Le lendemain, on a eu une dispute. Une de celles qui laissent destraces. Il exigeait de savoir qui était Craig, depuis combien de temps je le voyais, où on s’étaitrencontrés, ce qu’ilm’apportait de plus que lui. Bêtement, je lui ai dit que c’était un ami demonpassé,maisçan’afaitqu’empirerleschoses.Kamalm’ademandésij’avaispeurdeScott,etçam’arenduefurieuse.—C’estmonmari,ai-jecraché.Biensûrquenon,jen’aipaspeurdelui!Kamalaeul’airchoqué.Aprèstout,jemesuischoquéemoi-même.Jen’avaispasimaginélaforcedemacolère,l’ampleurdemoninstinctdeprotectionenversScott.Çam’asurprise,moiaussi.—Malheureusement,ilexistebeaucoupdefemmesquiontpeurdeleurmari,Megan.J’aiessayédedirequelquechose,maisilalevéunemainpourm’arrêter.—Lecomportementquevousdécrivez, lirevosmails, regardervotrehistorique Internet…vousdécrivezçacommesic’étaitanodin,commesic’étaitnormal.Maisçanel’estpas,Megan.Unetelleintrusiondanslavieprivéedequelqu’und’autre,cen’estpasnormal.C’estsouventcompriscommeuneformedeviolencepsychologique.Àcemoment-là,j’airi,parcequec’étaitunpeutropmélodramatique.—Cen’estpasdelaviolence,ai-jedit.Pasquandons’enfiche.Etjem’enfiche.Complètement.Ilm’asouri.Unsouriretriste.—Vousnepensezpasquec’estdommage?J’aihaussélesépaules.—Si,peut-être,maislefaitestquejem’enfiche.Ilestjalouxetpossessif,c’estcommeça.Çanem’empêche pas de l’aimer, et ça ne vaut pas la peine de se disputer pour ces choses-là. Je faisattention–enfin,d’habitude.J’effacemestraces,alors,leplussouvent,leproblèmeneseposepas.Ilasecouélatêtepresqueimperceptiblement.—Jecroyaisquevousn’étiezpaslàpourémettreunjugement,ai-jeajouté.

Page 42: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Àlafindelaséance,jeluiaiproposédeprendreunverreavecmoi.Iladitnon,qu’ilnepouvaitpas,queceseraitdéplacé.Alors je l’aisuivi jusquechez lui. Ilhabitedansunappartement justeauboutdelaruedesoncabinet.J’aifrappéet,quandilaouvert,j’aidemandé:—Etça,c’estdéplacé?J’aiglisséunemainderrièresanuque,jemesuismisesurlapointedespiedsetjel’aiembrassésurlabouche.—Megan,a-t-ilmurmuré,savoixcommeduvelours.Non.Jenepeuxpas.Non.C’étaitundélice,cetteguerredel’attiranceetdelamorale,dudésiretdelaretenue.Jenevoulaispasperdrecesentiment,j’auraistantvoulupouvoirm’yaccrocher.Jemesuisréveilléetrèstôtcematin,aveclatêtequitournait,pleined’histoires.Jenepouvaispasrester allongée là avec mon esprit agité par toutes ces opportunités que je pouvais saisir ouabandonner,alorsjemesuislevée,jemesuishabillée,etjesuispartiemarcher.J’aifinipararriverici. Tout enmarchant, jeme suis rejoué la scène dansma tête – ce qu’il a dit, ce que j’ai dit, latentation, la libération.Si seulement je parvenais àmedécider sur quelque chose, à choisir demefixer,sansfuir.Etsicequejecherchaisétaitintrouvable?Sic’étaittoutbonnementimpossible?L’air est glacé dansmes poumons, le bout demes doigts commence à bleuir.Une partie demoivoudraits'étendrelà,parmilesfeuillesmortes,etlaisserlefroidm’emporter.Maisjenepeuxpas.Ilesttempsderepartir.IlestpresqueneufheuresquandjeretrouveBlenheimRoadet,alorsquejetourneaucoindelarue,jelavoisquiavancedansmadirection,lapoussettedevantelle.Pourunefois,l’enfantnefaitaucunbruit.Ellemeregardeetmefaitunsignedetêteavecunpauvresourire,maisjeneleluirendspas.Entempsnormal, jesimulerais lapolitesse,maiscematin jemesensauthentique, jemesensmoi-même.Jesuisexaltée,commesij’étaisdéfoncée,et,mêmesij’enavaisenvie,jeseraisincapabledefeindrelagentillesse.

Après-midiJemesuisendormiecetaprès-midi.Jemesuisréveilléeenfiévrée,enpanique.Coupable.Jemesenscoupable,vraiment.Maispasassez.Jemesuisrappeléequandilestpartiaumilieudelanuit,enmedisantencorequec’étaitladernièrefois,latoutedernière,qu’onnepouvaitpasrecommencer.Ilétaitentraindes’habiller,ilenfilaitsonjean.Allongée sur le lit, j’ai ri, parce que c’était déjà ce qu’il avait dit la dernière fois, et la foisd’avant,etlafoisd’avantencore.Ilm’ajetéunregard.Jenesaispascommentledécrire,cen’étaitpasdelacolère,pasexactement,nidumépris,non…C’étaitunavertissement.Jemesensmal. J’erredans lamaison, incapabledemeposerquelquepart, j’ai l’impressionquequelqu’un est venu pendant mon sommeil. Tout est à sa place, mais la maison semble différente,comme si on avait touché aux objets, qu’on les avait imperceptiblement déplacés, et, tandis que jemarche, j’ai la sensation qu’il y a quelqu’un avecmoi, qui ne cesse d’échapper àmon champ devision. Je vérifie trois fois les portes-fenêtres qui donnent sur le jardin, mais elles sont bienverrouillées.J’aihâtequeScottrentre.J’aibesoindelui.

Page 43: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Mardi16juillet2013

Matin

Jesuisdansletrainde8h04,maiscen’estpasàLondresquejevais.C’estàWitney.J’espèrequ’être là-bas suffira à me rafraîchir la mémoire, qu’en arrivant dans la gare je verrai tout plusclairement, que je saurai. Je n’y crois pas trop,mais je ne peux rien faire d’autre. Je ne peux pasappelerTom,j’aitrophonte,etpuis,detoutefaçon,ilaététrèsclair:ilneveutplusavoiraffaireàmoi.Meganest toujoursportéedisparue :cela faitplusdesoixanteheures,maintenant,et les journauxnationaux commencent à relayer l’information.Cematin, les sites de laBBC et duDailyMail enparlaient,etd’autresjournauxl’ontmentionnéeenquelqueslignes.J’aiimprimélesarticlesdelaBBCetduDailyMail,etjelesaiemportésavecmoi.Voicicequej’enaitiré.MeganetScottsesontdisputéssamedisoir.Unvoisinaracontéavoirentendudeséclatsdevoix.Scottaadmisqu’ilsavaienteuunequerelleetqu’ilpensaitqueMeganétaitpartiepasserlanuitchezuneamiehabitantàCorly,TaraEpstein.Megan n’est jamais arrivée chez Tara. Tara dit que la dernière fois qu’elle l’avait vue, c’étaitvendrediaprès-midi,àleurcoursdePilates(j’étaissûrequeMeganfaisaitduPilates).D’aprèsMmeEpstein:«Elleavaitl’airbien,normale.Elleétaitdebonnehumeur,elleparlaitd’organiserquelquechosepoursestrenteans,dansunmois.»Megan a été aperçue par un témoin samedi soir, vers dix-neuf heures quinze, alors qu’elle sedirigeaitverslagaredeWitney.Megann’apasdefamilledanslarégion.Sesparentssontdécédés.Megan est sans emploi. Elle gérait une petite galerie d’art àWitney, mais elle a dû fermer l’andernier,enavril(jesavaisqueMeganavaitlafibreartistique).Scott est expert-conseil en informatique (je n’arrive pas à croire que Scott travaille dansl’informatique).Iltravailleenfree-lance.MeganetScottsontmariésdepuistroisans;ilsviventdansleurmaisondeBlenheimRoaddepuisjanvier2012.D’aprèsleDailyMail,leurmaisonestestiméeàquatrecentmillelivressterling.Enlisant,jecomprendsvitequetoutçanesentpasbonpourScott.Etpasuniquementàcausedeladispute:quandquelquechosearriveàunefemme,lapolices'intéressed’abordaumariouàl’amant.Saufque,ici,lapolicenepossèdepastouteslesinformations.Ilsnes'intéressentqu'aumari,etçadoitêtreparcequ’ilsignorentl’existencedel’amant.Jesuispeut-êtrelaseulepersonneàsavoirqu’ilyaunamant.Jefouilledansmonsacàlarecherched’unboutdepapier.Audosd’unticketdecaissepourl’achatde deux bouteilles de vin, je rédige une liste des explications les plus plausibles concernant ladisparitiondeMeganHipwell:

Page 44: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

1.Elles’estenfuieavecsonamant,quej’appelleraiA.2.Aluiafaitdumal.3.Scottluiafaitdumal.4.Elleasimplementquittésonmari,etelleestparties’installerailleurs.5.Quelqu’und’autrequeAouScottluiafaitdumal.Lapremièrepossibilitémeparaîtlapluscrédible,etlaquatrièmeestunecandidatesérieuseaussi,parcequeMeganest une femme indépendante et déterminée, j’en suis certaine.Et si elle avait uneliaison, elle aurait pu avoir besoin de prendre ses distances pour s’éclaircir les idées, non ? Lacinqièmemeparaîtplusdiscutable,parcequelesmeurtrescommisparuninconnusontplutôtrares.Labossesurmoncrânemelanceetjen’arrêtepasdepenseràladisputequej’aivue,ouimaginée,ou rêvée samedi soir. Quand nous passons devant la maison de Scott et Megan, je lève la tête.J’entendslesangbattrecontremestempes.Jesuisexcitée.Effrayée.Lesfenêtresdunuméroquinzereflètentlalumièredusoleil,telsdesyeuxaveugles.

SoirJeviensdem’asseoirsurmonsiègequandmontéléphonesonne.C’estCathy.Jenerépondspasetellemelaisseunmessage.—Salut,Rachel,jevoulaism’assurerquetoutallaitbien.Elles’inquiètepourmoidepuiscettehistoireavecletaxi.—C’étaitjustepourtedirequejesuisdésolée,tusais,pourl’autrejour,quandjet’aiditqu’ilfallaitquetudéménages.Jen’auraispasdû.Jemesuislaisséemporter.Tupeuxresteraussilongtempsquetulevoudras.Unlongsilence,puiselleajoute:—Rappelle-moi,d’accord?Etrentredirectementàlamaison,Rach,nevapasaupub.Jen’enaipasl’intention.J’avaisenvied’unverreàmidi;j’enmouraisd’envieaprèscequis’étaitpassé à Witney ce matin. Mais je n’ai rien pris, parce que je voulais rester lucide. Et cela faitlongtempsquejen’aipaseudebonneraisonderesterlucide.C’étaittellementétrange,cematin,mavisiteàWitney.J’avaisl’impressionqu'ilyavaituneéternitéquejen’yétaispasallée,alorsqueçanefaisaitquequelquesjours.Cependant,celaauraittoutaussibienpuêtreunautreendroit,uneautregaredansuneautreville.J’étaisunepersonnedifférentedecelle qui était là samedi soir.Aujourd’hui, j’étais crispée, sobre, consciente de chaque bruit, de lalumièreetdemapeurd’êtresurprise.Jebravaisuninterdit.C’estcequej'airessenticematin,parceque,désormais,c’estleurterritoireàeux,àTometAnna,àScottetMegan.C’estmoi,l’étrangère,jen’airienàfairelà,etpourtanttoutm’est si familier. Je descends lesmarches de la gare, je passe devant le kiosque à journaux avantd’arriver surRoseberryAvenue, jemarchemoins d’un pâté demaisons jusqu’à l’intersection – àdroite, le porche voûté qui marque l’entrée d’un passage souterrain froid et humide sous la voieferrée,et,àgauche,BlenheimRoad,unerueétroitebordéed’arbres,flanquéed’unerangéedebellesmaisons victoriennes. J’ai l’impression de rentrer chez moi, et pas uniquement de retrouver unemaison,maisderetrouverunemaisond’enfance,unendroitabandonnédansunevieantérieure.C’estla familiarité qu’on ressent lorsqu’on gravit un escalier en sachant à l’avance quelle marche vagrincer.

Page 45: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Et ce n’est pas seulement dansma tête, je le sens dansmes os, dansmesmuscles ; eux aussi sesouviennent.Cematin, enpassantdevant labouchenoiredu tunnel, l’entréedupassagesouterrain,monpas s’est fait plus rapide. Je n’ai pas eubesoin d’ypenser, jemarche toujours plus vite à cetendroit-là.Chaquesoir,enrentrant,surtoutenhiver,j’accéléraisenjetantunpetitcoupd’œilàdroite,pourmerassurer.Iln’yavaitjamaispersonne–nicessoirs-là,niaujourd’hui–etpourtant,cematin,jemesuisarrêtéenetdevantlesténèbresparceque,soudain,c’estmoiquej’yaivue.Jemesuisvuequelquesmètresplusloin,affaléecontrelemur,latêtedanslesmains,couvertesdesang.Le cœur battant dans la poitrine, je suis restée plantée là, bloquant le passage des habitants duquartier qui partaient au travail et se trouvaient obligés de me contourner pour poursuivre leurcheminverslagare.Unoudeuxd’entreeuxm’ontjetéuncoupd’œilcurieuxenpassantprèsdemoi,tandisquejerestaisimmobile.Jenesavaispas–jenesaistoujourspas–sicequejevoyaisétaitréel.Pourquoiserais-jealléedanslesouterrain?Quelleraisonaurais-jepuavoirdepénétrerlà-dedans,dansl’obscuritéhumideetlapuanteurd’urine?J’aifaitdemi-touretjesuisrepartieverslagare.Jenevoulaisplusresterlà,jenevoulaispasallerdevantchezScottetMegan.Jevoulaism’enallerloin.Quelquechosedegraveestarrivélà,jelesais.J’aiachetéunticket,j’aigravirapidementlesmarchesjusqu’auquai,etc’estlàqu’unautresouvenirm’est revenu : pas dans le passage souterrain, cette fois,mais dans un escalier. J’ai trébuché dansl’escalieretunhommem’aattrapéeparlebraspourm’aideràmeredresser.L’hommedutrain,celuiauxcheveuxpresqueroux.Jepouvaispresquelevoir,uneimageapproximative,sansleson.Jemesuissouvenueavoirri–peut-êtrequejeriaisdemamaladresse,oudequelquechosequ’ilavaitdit.Ilaétégentil,j’ensuiscertaine.Presquecertaine.Quelquechosedegraveestarrivé,maisjenecroispasqueçaavaitàvoiraveclui.J’aiprisletrainpourLondres.JesuisalléeàlabibliothèqueetjemesuisinstalléeàunordinateurpourtrouverdesarticlessurMegan.DansunentrefiletsurlesiteduTelegraph,unjournalisteécrivaitqu’«unhommed’unetrentained’annéesaidelapolicedanssonenquête».Scott,j’imagine.Jerefusedecroirequ’ilauraitpuluifairedumal.Jesaisqu’ilenseraitincapable.Jelesaivusensemble,jesaiscommentilssontl’unavecl’autre.L’articledonnaitégalementunnumérospécialàappelersiondisposaitd’autresinformations.Enrentrant,jel’appelleraid’unecabinetéléphonique.JeleurparleraideA,decequej’aivu.Monportablesonneaumomentoùnousentronsengared’Ashbury.C’estencoreCathy.Lapauvre,elles’inquiètevraimentpourmoi.—Rach?Tuesdansletrain?Tuesbientôtarrivée?Ellesembleangoissée.—Oui,j’arrive,dis-je.Jeserailàdansunquartd’heure.—Lapoliceestlà,Rachel.Moncorpsentierseglace.—Ilsontdesquestionsàteposer.

Mercredi17juillet2013MatinMegann’estpasréapparueetj’aimentiàlapolice.Plusieursfois.Letempsd’arriveràlamaison,hier,j’étaispaniquée.J’aiessayédemeconvaincrequ’ilsvenaientmeparlerdel’accidentavecletaxi,maisçan’avaitaucunsens.J’avaisparléàlapolicesurplace,etc’étaitclairementmafaute.Celadevaitêtreenrapportavecsamedisoir.J’aidûfairequelquechose.

Page 46: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

J’aidûcommettreunacteterriblequej’airefoulé.Jesaisqueçan’apasl’airtrèscrédible.Qu’est-cequej’auraispufaire?AllerdansBlenheimRoad,attaquerMeganHipwell,me débarrasser de son corps puis tout oublier ?Ça paraît ridicule.C’estridicule.Mais je sais qu’il s’est passé quelque chose samedi. Je l’ai su quand j’ai regardé dans cesouterrainsombresouslavoieferréeetquemonsangs’estglacédansmesveines.Celam’arrivedetoutoublier,etçan’arienàvoiraveccesfoisoùonn’estplustrèssûrdelafaçondontonest rentrédeboîtedenuit,ouqu’onnese rappelleplusce truc tellementdrôlequ’onaditquand on discutait au bar. Là, c’est différent. Le trou noir, des heures entières perdues et qui nereviendrontjamais.Tomm’aachetéunlivreàcesujet.Cen’estpastrèsromantique,maisilenavaitassezdem’écouterrépéteràquelpointj’étaisdésoléeenmelevantlematin,alorsquejenesavaismêmepaspourquoi.Je crois qu’il voulait que je comprenne les dégâts que je causais, le genre de choses dont j’étaiscapable.C’estunlivreécritparunmédecin,maisjenesaispassicequ’ilraconteestvrai:l’auteurprétendquele«trounoir»,cen’estpastantlefaitd'oubliercequis’estpassé,c’estsurtoutdenepasdisposer de souvenirs du tout. Sa théorie, c’est qu’on se met dans un état tel que la mémoireimmédiatedevientinopérante,etquelecerveausetrouveincapabledecréerdessouvenirs.Etpendantqu’onvitcemoment,dans lenoir total,onnesecomportepascommeon le feraithabituellement,parcequ’onnefaitqueréagiràlatoutedernièrechosequivientd’arriver–saufque,commeonnecréepasdesouvenirs,onnepeutmêmepasêtresûrdesavoirquelleestvraimentladernièrechosequivientd’arriver.Ilavaitdesexemples,aussi,desrécitsédifiantspourmettreengardelesbuveursqui vont jusqu’au trou noir : ainsi, un type dans le New Jersey qui s’était saoulé un soir de fêtenationale.Après,ilavaitprissavoitureetconduitplusieurskilomètresensensinversesurl’autorouteavantd’emboutirunfourgonavecseptpersonnesàsonbord.Lefourgonaprisfeuetsixpersonnesontpéri.L’ivrogne,lui,n’avaitrien.Euxn’ontjamaisrien.Ilnesesouvenaitmêmepasd’êtreentrédanssavoiture.Ilyavaitaussil’histoired’unautrehomme,àNewYorkcettefois,qui,ensortantd’unbar,s’étaitrendudanslamaisonoùilavaitgrandi,avaitpoignardéseshabitantspuisretirésesvêtementsavantdereprendresavoiturepourretournerchezluisecoucher.Lelendemainmatin,ilavaituneterriblegueuledeboisauréveiletétaitincapabledecomprendreoùétaientsesfringuesnicommentilétaitrentré chez lui.Cen’est qu’aumomentoù lapolice était venue le chercherqu’il avait apprisqu’ilavaitsauvagementassassinédeuxpersonnessansraisonapparente.Alorsc’estpeut-êtreridicule,maiscen’estpasimpossible,et,letempsquej’arriveàl’appartementhier soir, j’étaisparvenueàmeconvaincreque j’avaisquelquechoseàvoir avec ladisparitiondeMegan.Lesofficiersdepoliceétaientassissurlecanapédusalon,unhommed’unequarantained’annéesencivil et unplus jeuneenuniforme, avecdesboutonsd’acnédans le cou.Cathy se tenait prèsde lafenêtreetsetordaitlesmains,l’airterrifié.Lespolicierssesontlevés.Celuiencivil,trèsgrandetunpeuvoûté,m’aserrélamainets’estprésenté:capitaineGaskill.Ilm’aaussidonnélenomdel’agentqui l’accompagnait,mais je nem’en souviens pas. Je n’arrivais pas àme concentrer. J’arrivais àpeineàrespirer.—C’estàquelsujet?ai-jeaboyé.Ilestarrivéquelquechose?Est-cequec’estmamère?Tom?—Toutlemondevabien,madameWatson,nousavonsjustebesoindevousparlerdecequevousavezfaitsamedisoir,aréponduGaskill.C’estlegenredephrasequ’onentendàlatélévision,çanesemblaitpasréel.Ilsvoulaientsavoircequej’avaisfaitsamedisoir.Maisbonsang!qu’est-cequej’aifait,samedisoir?

Page 47: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Ilfautquejem’assoie,ai-jedit.Lecapitainem’afaitsignedeprendresaplacesurlecanapé,àcôtédeBoutons-dans-le-Cou.Prèsdela fenêtre,Cathy sedandinaitnerveusementen semordillant la lèvre inférieure.Elle semblaitdanstoussesétats.—Vousvousêtesfaitmal,madameWatson?m’ademandéGaskillendésignantlacoupureàmonarcade.—J’aiétérenverséeparuntaxi.Hieraprès-midi,àLondres.Jesuisalléeàl’hôpital,vouspouvezvérifier.—D’accord,a-t-ilditensecouantlégèrementlatête.Donc.Samedisoir.—JesuisalléeàWitney,ai-jeréponduentâchantdenepaslaissertransparaîtremonhésitation.—Pourquoifaire?Boutons-dans-le-Couavaitsortiuncalepinettenaitsoncrayonprêtàprendredesnotes.—Jevoulaisvoirmonmari.—Oh!Rachel!s’estécriéeCathy.Lecapitainel’aignorée.—Votremari?Vousvoulezdirevotreex-mari?TomWatson?Oui,jeportetoujourssonnom.C’étaitpluspratique,çam’évitaitdechangerd’adressee-mail,oudefairerefairemonpasseportetmescartesdecrédit,cegenredechose.—Oui.Jevoulaislevoirmais,ensuite,j’aidécidéqueceneseraitpasunebonneidée,alorsjesuisrentrée.—Etquelleheureétait-il?Gaskill parlait d’une voix égale, le visage indéchiffrable. Ses lèvres bougeaient à peine quand ils’exprimait. J’entendais le crissement du crayon de Boutons-dans-le-Cou sur le papier et le sangtambourinercontremestempes.—Ilétait…euh…jepensequ’ildevaitêtreautourdedix-huitheurestrente.Jeveuxdire,jecroisquej’aiprisletrainversdix-huitheures.—Etvousêtesrentréeà…?—Peut-êtredix-neufheurestrente?J’aijetéuncoupd’œilversCathy,j’aicroisésonregardet,àsatête,j’aibienvuqu’ellesavaitquejementais.—Ouunpeuplustard.Peut-êtrequ’ilétaitplusprèsdevingtheures.Oui,çayest,jemesouviens,jecroisquejesuisrentréejusteaprèsvingtheures.J’aisentilerougememonterauxjoues;sicethommenesedoutaitpasencorequejementais,alorsilneméritaitpasdetravaillerdanslapolice.Lecapitaines’estretournépourattraperunedeschaisesrepousséessouslatabledansuncoindelapièceet la tirer jusqu’à luienunmouvementrapide,presqueviolent. Il l’a installéepileenfacedemoi,àquelquesdizainesdecentimètres.Ils’estassis,aposélesmainssursesgenoux,latêteinclinéesurlecôté.—D’accord.Alorsvousêtespartieversdix-huitheures,cequisignifiequevousavezdûarriveràWitneyversdix-huitheurestrente.Etvousêtesrentréeàvingtheures,cequisignifiequevousavezdûpartirdeWitneyversdix-neufheurestrente.Est-cequec’estça?—Ilmesemble,oui,ai-jedit,trahieparletremblementquirevenaitdansmavoix.D’iciunesecondeoudeux, ilallaitmedemanderceque j’avais fabriquépendantuneheure,et jen’avaisrienàluirépondre.

Page 48: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Etvousn’êtesfinalementpasalléevoirvotreex-mari.Alorsqu’avez-vousfaitàWitneypendantcetteheure-là?—Jemesuisunpeupromenée.Ilaattendudevoirsijecomptaisdévelopper.J’aihésitéàluidirequej’étaisalléedansunpub,maisç’auraitétéidiot–c’estfacileàvérifier.Ilauraitvouluconnaîtrelenomdupub,etsij’yavaisparléàquelqu’un.Toutenréfléchissantàcequejedevraisluidire,jemesuisrenducomptequejen’avaismêmepassongéàdemanderpourquoiilvoulaitsavoiroùj’étaissamedisoir.Ensoi,çadevaitdéjàsemblersuspect.Çadevaitmedonnerl’aircoupabledequelquechose.—Est-cequevousavezparléàquelqu’un?m’a-t-ilinterrogécommes’illisaitdansmespensées.Est-cequevousêtesentréedansuneboutique,unbar…?—J’aiparléàunhommedanslagare!mesuis-jesoudainexclamée,presquetriomphante,commesicelaprouvaitquoiquecesoit.Maispourquoivoulez-voussavoirtoutça?Qu’est-cequisepasse?Lecapitainesemblasedétendresursachaise.—Vousavezpeut-êtreentenduparlerdecettejeunefemmequiadisparu,unehabitantedeWitney,BlenheimRoadpourêtreprécis,àquelquesmaisonsdecelledevotreex-mari.Nousavons faitduporte-à-portepourdemanderauxgenss’ilssesouvenaientdel’avoirvuecesoir-là,ous’ilsavaientvuouentenduquelquechosed’inhabituel.Etvotrenomasurgiaucoursdecetteenquête.Ilestrestéquelquesinstantssilencieux,letempsdemelaisserdigérerl’information.—OnvousaaperçuedansBlenheimRoadcesoir-là,vers l’heureà laquellemadameHipwell, lafemmedisparue,aquittésondomicile.MadameAnnaWatsonnousaditqu’ellevousavaitvuedanslarue,prèsdelamaisondemadameHipwell,etnonloindechezelle.Elleaajoutéquevousagissiezdemanièreétrange,etquecelal’avaitinquiétée.Tantinquiétée,d’ailleurs,qu’elleavaithésitéàappelerlapolice.Moncœurs’estemballételunoiseauprisaupiège.J’étaisincapabledeparlercar,àcemoment,jenevoyaisplusquemapropre image,à terredans lepassagesouterrain,dusangsur lesmains.Dusangsurlesmains!Lemien?C’étaitforcémentlemien.J’ailevélatêteet,encroisantleregarddeGaskill,j’aisuqu’ilfallaitquejedisequelquechosepourl’empêcherdeliredansmespensées.—Jen’airienfait,ai-jedit.Rien.Jevoulais…jevoulaisjustevoirmonmari.—Votreex-mari,m’adenouveaucorrigéeGaskill.Ilasortidesapocheunephotographiepourmelamontrer.C’étaitMegan.—Avez-vousvucettefemmesamedisoir?a-t-ildemandé.J’ailonguementexaminélecliché.C’étaitirréeldel’avoirainsisouslesyeux,lajolieblondequej’avaisobservée,dontj’avaisconstruitetdéconstruit laviedansmatête.C’étaitunportraitengrosplan,prisparunprofessionnel.Elleavaitdestraitsunpeuplusgrossiersquecequej’avaisimaginé,pasaussiraffinésquelaJessdemonesprit.—MadameWatson?Est-cequevousl’avezvue?Jenesavaispas.Honnêtement.Etjenesaistoujourspas.—Jenecroispas,ai-jerépondu.—Vousnecroyezpas?Alorsc’estpossible?—Je…jenesuispassûre.—Est-cequevousaviezbu,samedisoir?a-t-ildemandé.Avantd’alleràWitney,est-cequevousaviezbu?J’aisentilachaleurm’envahirànouveaulevisage.—Oui.

Page 49: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—MadameWatson–AnnaWatson–nousaracontéqu’ellepensaitquevousétiezivre,quandelleavousavuedevantchezelle.Est-cequec’étaitlecas?—Non,ai-jedit,enprenantsoindegarder lesyeuxfermementfixéssur lecapitainepournepascroiserleregarddeCathy.J’avaisprisunoudeuxverresdansl’après-midi,maisjen’étaispasivre.Gaskillasoupiré,commesijevenaisdeledécevoir.Ilajetéuncoupd’œilàBoutons-dans-le-Couavantdereveniràmoi.Avecunelenteurcalculée,ils’estlevéetarepoussélachaiseàsaplace,souslatable.—Si undétail sur la soiréede samedi vous revenait, quoi que ce soit qui puissenous être utile,appelez-moi,d’accord?a-t-ilreprisenmetendantunecartedevisite.Surledépart,GaskillasaluéCathyd’unsignedetête,l’airsombre,etjemesuislaisséeretombersur le canapé. Les battements de mon cœur ont commencé à se calmer, puis se sont à nouveauemballésquandjel’aientendum’interpellerunedernièrefois:—Voustravaillezdanslesrelationspubliques,c’estbiença?ChezHuntingdonWhitely?—Oui,c’estça,ai-jerépondu,HuntingdonWhitely.Ilvavérifier,etilvasavoirquej’aimenti.Jenepeuxpaslelaisserdécouvrirçalui-même.Ilfautquejeleluidise.Alorsc’estquejevaisfaire,cematin.Jevaismerendreaupostedepoliceetjevaistoutavouer.Jevaisluidirequej’aiperdumonemploiilyadesmois,quej’étaistrèssaoulesamedisoiretquejen’aiaucuneidéedel’heureàlaquellejesuisrentrée.Jevaisluidirecequej’auraisdûluidirehiersoir:qu’ilcherchedanslamauvaisedirection.JevaisluidirequejecroisqueMeganHipwellavaituneliaison.

SoirLapolicepensequejenesuisqu’unepetitefouineusefrianded’histoiressordides.Quejesuisuneharceleuse,unetarée,unemaladementale.Jen’auraisjamaisdûallerauposte.Jen’aifaitqu’empirermasituationetjenecroispasavoirétéd’unegrandeaidepourScott,alorsquec’étaitpourçaquej’yallais.Ilabesoindemonaide,parcequ’ilestévidentquelapolicelesoupçonned’avoirfaitquelquechoseàMegan,etjesaisquecen’estpasvrai,parcequejeleconnais.Jelesens,mêmesiçasembledingue.J’aivulamanièredontilsecomporteavecelle.Ilneluiferaitjamaislemoindremal.Bon,d’accord,cen’étaitpasuniquementpouraiderScottquejesuisalléeauposte.Ilyavaitcettehistoiredemensongeàdésamorcer–quandj’aiditquejetravaillaischezHuntingdonWhitely.Çam’aprisuntempsfoupourtrouverlecouraged’entrer.J’aimanquédefairedemi-touretrentrerchezmoi une bonne dizaine de fois,mais j’ai fini parme décider. J’ai demandé à l’agent assis àl’accueilsijepouvaisparleraucapitaineGaskill,etilm’aindiquéunesalled’attenteétouffante,oùj’aipatientéplusd’uneheureavantqu’onviennemechercher.Àcemoment-là,j’étaisensueuretjetremblaiscommequelqu’unquimonteàl’échafaud.Onm’aemmenéedansuneautrepièce,encorepluspetiteetétouffante,sansfenêtreetsansunbrind’air.Onm’alaisséeseuledixminutesdeplusavantqueGaskillarrive,accompagnéd’unefemme,elleaussiencivil.Gaskillm’asaluéepoliment;ilnesemblaitpassurprisdemevoir.Ilm’aprésentél’autrepersonne,l’inspectriceRiley.Elleestplusjeunequemoi,grandeetminceavecdescheveuxbruns,etjolieavecsestraitsbiendessinés,quiluifontcommeunetêtederenard.Ellenem’apasrendumonsourire.Nousnoussommesassistouslestroisetpersonnenedisaitrien–ilssecontentaientdemeregarderenattendantquejecommence.—Jemesuissouvenuedel’homme,ai-jedit.Jevousaiditquej’avaisparléàunhommeàlagare.Jepeuxvousledécrire.

Page 50: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Rileyalevétrèslégèrementlessourcilsetachangédepositionsursonsiège.—Ilétaitdetaillemoyenne,decorpulencemoyenne,avecdescheveuxquitiraientsurleroux.J’aiglissédansl’escalieretilm’arattrapéeparlebras.Gaskills’estpenchéenavant,lescoudessurlatable,lesmainscroiséesdevantsabouche.—Ilportait…jecroisqu’ilportaitunechemisebleue.Cen’estpastoutàfaitvrai.Jemesouviensbiend’unhomme,etjesuisquasimentsûrequ’ilavaitdescheveuxroux,et,quandj’étaisdansletrain,jecroisqu’ilm’asouri,peut-êtreunsourireméchant.Ilmesemblequ’ilestdescenduàWitney,etiladûmeparler.Ilestpossiblequej’aieglissésurunemarche. J’en ai le souvenir,mais je ne suis pas certaine que ce dernier appartienne à la soirée desamedi ou à un autremoment – au cours de ces dernières années, il y a eu beaucoupde chutes etbeaucoupd’escaliers.Jen’aiaucuneidéedecequ’ilportait.Les deux policiers n’ont pas eu l’air très convaincus par mon histoire. Riley a secouéimperceptiblementlatête.Gaskillaposésesmainsdevantlui,paumeverslehaut.—D’accord.C’estjusteçaquevousêtesvenuemedire,madameWatson?a-t-ildemandé.Iln’yavaitpasdetracedecolèredanssavoix,elleétaitmêmeplutôtencourageante.JepréféreraisqueRileys’enaille.Lui,j’arriveraisàluiparler,àluifaireconfiance.—JenetravaillepluschezHuntingdonWhitely,ai-jedit.—Ah?Ils’estmieuxinstallésursachaise,soudainintéressé.—Jesuispartieilyatroismois.Macolocataire,enfin,malogeuse…jeneluiaipasdit.Jesuisàlarecherched’unnouveautravail.Jenevoulaispasqu’ellesoitaucourantparcequejesavaisqu’elleseferaitdusoucipourleloyer.J’aiunpeud’argentdecôté,j’aidequoilepayer,mais…Bref,jevousaimentihierausujetdemontravail,etj’ensuisdésolée.Rileys’estpenchéeenavantetm’aadresséunsourirepincé.—Jevois.VousnetravaillezpluschezHuntingdonWhitely.Vousnetravaillezpas,donc?Vousêtessansemploi?J’aiacquiescé.—D’accord.Et…vousn’êtespasinscriteauchômage?—Non.—Etvotre…colocataire,ellen’apasremarquéquevousn’alliezplusautravailtouslesjours?—Non,j’yvais.Enfin,jenevaispasaubureau,maisjevaisàLondres,commeavant,àlamêmeheureettout,pourque…pourqu’ellenesedoutederien.Rileyajetéuncoupd’œilàGaskill,quiestrestéconcentrésurmonvisage,unlégerfroncementdesourcils.—Çaal’airbizarre,jesaisbien…Jen’aipasfinimaphraseparceque,quandonl’expliqueàvoixhaute,çan’apasl’airbizarre,non,çaal’airdément.—Bien.Doncvousfaitessemblantd’allerautravailtouslesjours?m’ademandéRiley.Elleavaitlessourcilsfroncés,elleaussi,commesielles’inquiétaitpourmoi.Commesiellepensaitquej’étaisfolleàlier.Jen’aipasrépondu,jen’aipashochélatête,rien,j’aigardélesilence.—Est-cequejepeuxvousdemanderpourquoivousavezquittévotreemploi,madameWatson?Ça n’aurait servi à rien dementir. S’ils n’avaient pas prévu de contactermon ancien employeuravantaujourd’hui,jepouvaisêtresûrequ’ilsallaientlefaireaprèscetteconversation.—Onm’avirée.—Vousavezétérenvoyée,aappuyéRiley,unenotedesatisfactiondanslavoix.

Page 51: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Detouteévidence,c’étaitlaréponseàlaquelleelles’attendait.—Etpourquelleraison?J’aipousséunpetitsoupir,etjemesuisadresséeàGaskill:—Est-cequec’estvraimentimportant?Quelintérêtdesavoirpourquoij’aiquittémontravail?Gaskilln’apasrépondu,tropoccupéàexaminerdesnotesqueRileyavaitglisséesdevantluisurlatable,maisilasecouétrèslégèrementlatête.Rileyachangédesujet.—MadameWatson,jevoudraisvousparlerdesamedisoir.J’aijetéuncoupd’œilàGaskill,commepourdire«Nousavonsdéjàeucettediscussion!»,maisilétaitencoreplongédanssespapiers.—D’accord,ai-jedit.Jen’arrêtaispasde lever lamain jusqu’àmatêtepour tâtermablessure.Jen’arrivaispasàm’enempêcher.—Dites-moipourquoivousêtesalléeàBlenheimRoadsamedisoir.Pourquoivouliez-vousparleràvotreex-mari?—Jenepensepasqueçavousregarde.Et,avantqu’elleaitletempsd’ajouterautrechose,j’airepris:—Est-cequejepourraisavoirunverred’eau?Gaskills’estlevéetaquittélapièce,cequin’étaitpasvraimentcequej’avaisespéré.Rileyn’ariendit,elleacontinuédemedévisager, l’ombred’unsouriresur les lèvres. Incapabledesoutenirsonregard,j’aibaissélesyeuxverslatable,puisj’aiexaminélapièceautourdemoi.Jesavaisquec’étaitunetactique:ellegardaitlesilencepourmemettresimalàl’aisequejemesentiraisobligéededirequelquechose,mêmesijen’enavaispasenvie.—Nousavionsdeschosesàrégler,ai-jerépondu.Desaffairesprivées.C’étaitbeaucoup troppompeux, j’avais l’air ridicule.Rileya soupiré. Jemesuismordu la lèvre,décidéeàneriendiredeplustantqueGaskillneseraitpasrevenudanslapièce.Aumomentoùilestentrépourposerunverred’eautroubledevantmoi,Rileyaprislaparole:—Desaffairesprivées?a-t-ellerépété.—Toutàfait.RileyetGaskillontéchangéunregard.Jenesavaispassic’étaitdel’irritationoudel’amusement.Jesentaislasueurs’accumulersurmalèvresupérieure.J’aiprisunegorgéed’eau;elleavaitungoûtdepoussière.Gaskillatriélespapiersdevantluiavantdelesmettredecôté,commes’iln’enavaitplusbesoin,oucommesicequiyfiguraitnel’intéressaitpastantqueça.—MadameWatson,la…hum…lanouvellefemmedevotreex-mari,madameAnnaWatson,nousacommuniquéson inquiétudeàvotresujet.Ellenousaconfiéquevous l’importunez,elle,quevousimportunezsonmari,quevousvenezchezeuxàl’improviste,qu’àuneoccasion…Gaskills’estànouveaupenchésursesnotes,maisRileyl’ainterrompu:—Qu’àuneoccasionvousêtesentréepareffractionchezmonsieuretmadameWatson,etquevousavezprisleurbébé,leurnouveau-née.Untrounoirs’estouvertaumilieudelapiècepourm’engloutir.—Cen’estpasvrai!mesuis-jeécriée.Jen’aipaspris…Çanes’estpaspassécommeça,c’estfaux.Jen’aipas…jenel’aipasprise.Mesnerfsontlâchéàcemoment-là,jemesuismiseàtrembleretàpleurer,etj’aiditquejevoulaispartir.Rileyarepoussésachaisepourselever,elleahaussélesépaulesàl’intentiondeGaskill,puiselleaquittélapièce.Gaskillm’atenduunmouchoir.—Vouspouvezpartirquandvousvoulez,madameWatson.C’estvousquiêtesvenuenousvoir.

Page 52: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ilm’asouri,unsouriredésolé.Jel’aibeaucoupaimé,àcetinstant, j’aieuenviedeluiprendrelamainpourlaserrer,maisjemesuisretenue,parcequeç’auraitétébizarre.—Jepensequevousavezencoredeschosesàmedire,a-t-ilajouté.Etjel’aiaiméencoreplus,parcequ’iladit«me»,etpas«nous».Ils’estlevéetm’aaccompagnéejusqu’àlaporte.—Vousdevriezpeut-êtrefaireunepause,vousdégourdir les jambes.Allezvousprendrequelquechoseàmanger.Quandvousserezprête,vouspourrezrevenirtoutmeraconter.Jecomptaislaissertomberetrentrerchezmoi.Enmarchantverslagare,j’étaisprêteàtournerledosàtoutecettehistoire.Puisj’airepenséàcetrajetentrainchaquejour,àcesallersetretourssurcette lignequi s’arrêtedevant leurmaison, lamaisondeMeganetScott.Et s’ilsne la retrouvaientjamais?Jepasserais le restantdemavieàmedemander (et jesaisquecen’estpas trèsprobable,maisquandmême)sij’auraispul’aiderenracontantcequejesavais.EtsiScottétaitaccusédeluiavoirfaitdumalparceque lapolicenedécouvrirait jamais l’existencedeA?EtsielleétaitencemomentmêmechezA,ligotéeàlacave,blessée,ensanglantée,oumêmeenterréeaufonddujardin?J’aifaitcequ’avaitproposéGaskill,j’aiachetéunsandwichjambon-fromageetunebouteilled’eaudans une épicerie, et je suis allée jusqu’au seul parc deWitney, unmisérable petit bout de terrainentourédemaisonsdesannéestrente,etpresqueexclusivementconstituéd’uneairedejeuxsurunsolbétonné. Jeme suis installée surunbanc aubordpour regarder lesmères et lesnounousgronderleursprotégésquandilsmettaientdusabledansleurbouche.Ilyaquelquesannées,c’étaitmonrêvede venir ici – pas pour avaler un sandwich jambon-fromage entre deux interrogatoires de police,évidemment–,jerêvaisdeveniravecmonbébé.Jepensaisàlapoussettequej’achèterais,auxheuresquejepasseraischezBabyGapouToys’R’Us,àexaminerlesvêtementsminusculessimignonsetlesjouets d’éveil. Je songeais au jour où je viendrais m’asseoir là, mon heureux événement sur lesgenoux.Mais ce jour n’est pas venu.Aucun docteur n’a sum’expliquer pourquoi je ne peux pas tomberenceinte.Jesuis jeune,enbonnesanté,et jenebuvaispastantqueçaà l’époqueoùonessayait.Lespermedemonmariétaitdynamiqueetabondant.Maisçan’estpasvenu.Jen’aipassubiladouleurd’unefaussecouche, jenesuis justepas tombéeenceinte.Nousavonsfaitune tentativedeFIV,uneseule, car nous n’avions pas les moyens de recommencer. Comme tout le monde nous en avaitavertis, c’était une expérience pénible, et ça a échoué.Mais personne ne m’avait dit que ça nousbriserait.Etpourtant.Ouplutôt,çam’abrisée,moi,etenretourjenousaibrisés.Quandoneststérile,onn’ajamaisleloisirdel’oublier.Pasquandonatteintlatrentaine.Mesamisavaientdesenfants,desamisd’amisavaientdesenfants,j’étaisconstammentassailliedegrossesses,denaissances,etdefêtesdepremieranniversaire.Onm’enparlaitenpermanence.Alors,quandest-cequeçaallaitêtreenfinmontour?Auboutd’unmoment,notreimpossibilitéd’avoirdesenfantsestdevenueunsujetnormalàaborderàtable,ledimanchemidi,etpasjusteentreTometmoi,maisdemanièregénérale.Cequ’onessayait,cequ’ondevraitfaire,est-cequejepensaisvraimentquec’étaitunebonneidéedereprendreunverredevin?J’étaisencorejeune, j’avaisencoredutempsdevantmoi, mais l’échec m’a enveloppée comme un linceul, il m’a submergée, m’a entraînée vers lesprofondeurs, et j’ai fini par abandonner tout espoir. Jeme suismise à en vouloir à ces gens quisemblaientestimerquec’étaitmafaute,quec’étaitmoiquifaillissaisàmondevoir.Mais,commel’amontrélavitesseàlaquelleTomestparvenuàmettreAnnaenceinte,iln’yajamaiseudesouciducôtédesavirilitéàlui.J’avaistortdesuggérerquenousétionstousdeuxresponsables;c’étaitmoi,leproblème.

Page 53: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Mameilleureamiedepuisl’université,Lara,aeudeuxenfantsenl’espacededeuxans,d’abordungarçon,puisunefille.Jenelesaimaispas.Jenevoulaispasentendreparlerd’eux.Jenevoulaispasêtredans lamêmepiècequ’eux.Auboutd’unmoment,Lara a cessédemeparler.Au travail, unecollèguem’araconté(nonchalamment,commesielleparlaitdesefaireenlever l’appendiceou lesdentsdesagesse)qu’elleavaitavortérécemment,unavortementmédicamenteux,etquec’étaitbienmoinstraumatisantquel’avortementchirurgicalqu’elleavaitsubiquandelleétaitàlafac.Aprèscela,jenepouvaisplusluiadresserlaparole,j’arrivaisàpeineàlaregarder.L’atmosphères’esttendueaubureau,lesgenss’ensontrenducompte.Tomnel’apasvécudelamêmemanière.Cen’étaitpasdesonfait,et,detoutefaçon,iln’avaitpaslemêmebesoind’enfantquemoi.Ilvoulaitêtrepère,oui;jesuissûrequ’ilrêvassaitparfoisàl’idéedejouerauballonavecsonfilsdanslejardin,oudeportersafillesursesépaulesensepromenantdansleparc.Maisilpensaitquenotrevieseraitformidable,mêmesansenfants.Onestheureux,medisait-il souvent, pourquoi ne pourrait-on pas continuer à être heureux, tout simplement ? Il acommencéàm’envouloir.Iln’ajamaiscompriscommentjepouvaisressentiràcepointlemanquedequelquechosequejen’avaisjamaiseu.Dansmonmalheur,jemesuissentietrèsseule.Jemesuisisolée,alorsj’aibu,unpeu,puisunpeuplus, et çam’a rendue plus solitaire encore, parce que personne n’aimepasser du temps avec unesaoularde.J’aibuetj’aiperdu,j’aiperduetj’aibu.J’aimaismontravail,maisjen’avaispasnonplusunmétierpassionnant,etmêmesiçaavaitétélecas…Soyonsfrancs,encoreaujourd’hui,lavaleurd’unefemmesemesureàdeuxchoses:sabeautéousonrôledemère.Jenesuispasbelle,etjenepeuxpasavoird’enfant.Jenevauxrien.Je ne peuxpas dire quemesproblèmesd’alcool ne viennent quede tout cela. Je ne peuxpas lesmettre sur le compte de mes parents ou de mon enfance, d’un oncle pédophile ou d’une terribletragédie.C’estmafaute.Jebuvaisdéjà,detoutefaçon,j’aitoujoursaiméboire.Maisjesuisdevenueplustriste,etlatristesse,auboutd’unmoment,c’estennuyeux–pourlapersonnequiesttristeetpourtousceuxquil’entourent.Puisjesuispasséedequelqu’unquiaimeboireàalcoolique,etiln’yariendeplusennuyeuxqueça.Çavamieux,maintenant,questionenfants,depuisquejesuisseule.J’aibienétéobligée.J’ailudeslivresetdesarticles,etj’aicomprisquejedevaisl’accepterpouravancer.Ilyadessolutions,ilyadel’espoir.Sijemereprenaisenmainetsij’arrêtaisdeboire,jepourraispeut-êtreadopter.Etj’aiàpeinetrente-quatreans,cen’estpasencorelafin.Jevaismieuxqu’ilyaquelquesannées,quandilpouvaitm’arriverdepartirdusupermarchéenabandonnantmonchariotdanslesrayonss’ilyavaittrop de mamans avec leurs enfants ; je n’aurais jamais pu venir dans un parc comme celui-ci,m’asseoirprèsduterraindejeuxetregarderdesbambinspotelésdescendreletoboggan.Ilyaeudesfois, quand j’étais au plus bas, quand l’envieme dévorait pire que jamais, où j’ai cru que j’allaisperdrelatête.Etc’estpeut-êtrecequis’estpassé,untemps.Lafoisdontilsm’ontparlé,auposte,j’étaispeut-êtrebien folle, ce jour-là. C’est quelque chose que Tom a dit qui m’a fait basculer dans une spiraleinfernale.Quelquechosequ’ilaécrit,d’ailleurs:jel’ailusurFacebookcematin-là.Cen’étaitpasunchoc,jesavaisqu’elleallaitavoirunbébé,ilmel’avaitdit,etjel’avaisvue,elle,etj’avaisaperçulefameux rideau rose dans la chambre d’amis. Alors je savais que ce jour viendrait. Mais j’avaistoujoursimaginécebébécommesonbébéàelle.Jusqu’aujouroùj’aivucettephotodeluiquitenaitsafilledanslesbrasetquiladévoraitdesyeuxensouriant.Souslaphoto,ilavaitécrit:«Alorsc’estpourçaquevousenfaitestouteunehistoire!Jenepensaispasêtrecapabled’aimerautant.C’estleplusbeaujourdemavie!»Jel’aiimaginéécrirecesmots–conscientquej’allaisvoircesligneset

Page 54: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

qu’ellesm’achèveraient,etlesécriretoutdemême.Ils’enfichait.Lesparentssefichentdetout,àpartdeleursenfants.Ceux-cisontpoureuxlecentredumonde,laseulechosequicomptevraiment.Pluspersonned’autren’ad’importance,nilasouffrance,nilebonheurdesautres,plusrienn’estréel.J’étais en colère. Désespérée. Peut-être que j’ai voulu me venger. Peut-être que j’ai voulu leurmontrerquemondésespoirétaitréel.Jenesaispas.J’aifaitquelquechosedestupide.Deuxheuresplustard, jesuisrevenueauposte.J’aidemandéàparleràGaskillseul,maisiladitqu’ilvoulaitqueRileysoitprésente.Jel'aiaiméunpeumoinsaprèsça.—Jenesuispasentréepareffraction,ai-jedit.J’ysuisallée,c’estvrai, jevoulaisparleràTom.Personnen’aréponduquandj’aisonné…—Alorscommentêtes-vousentrée?m’ademandéRiley.—Laporteétaitouverte.—Laported’entréeétaitouverte?J’aisoupiré.—Non,biensûrquenon.Laportedederrière,laportecoulissantequimèneaujardin.—Etcommentêtes-vousentréedanslejardin?—Jesuispasséepar-dessuslabarrière,jesavaisque…—Alorsvousêtespasséepar-dessuslabarrièrepouraccéderàlamaisondevotreex-mari?—Oui.Onavait…Avant,ilyavaittoujoursundoubledelaclécachéderrièrelamaison,aucasoùl’un de nous oublierait la sienne.Mais je ne voulais pas entrer par effraction, je vous assure, jevoulaisjusteparleràTom.J’aicruque…quelasonnettenemarchaitpas,peut-être.—C’étaitenpleinmilieudelajournée,unjourdesemaine,non?Pourquoicroyiez-vousquevotreex-mariseraitchezlui?Est-cequevousavieztéléphonéavant?ademandéRiley.—MaisbonDieu!vousallezmelaisserfinir,oui?mesuis-jeécriée.Elleasecouélatêteetreprislemêmesourirequ’avant,commesiellemeconnaissait,commesiellepouvaitlireenmoi.—Jesuispasséepar-dessuslabarrière,ai-jereprisentâchantdecalmermavoix.J’aifrappéàlaportevitrée,quiétaitentrouverte.Personnen’arépondu.J’aipassélatêteàl’intérieuretj’aiappeléTom.Encoreunefois,personnen’arépondu,maisj’aientenduunbébépleurer.Jesuisentréeetj’aivuAnna…—MadameWatson?—Oui.J’aivumadameWatsonendormiesurlecanapé.Lebébéétaitdanssanacelle,ellepleurait–ellehurlait,même,elleétaittouterouge.Detouteévidence,çafaisaitunbonmomentqu’ellepleurait.Enprononçantcesmots,jemerendscomptequej’auraisdûleurdirequej’entendaislebébépleurerdepuislarue,etquec’étaitpourçaquej’avaisfaitletourdelamaison.J’auraiseul’airmoinsfolle.—Alors,lebébéestentraindecrier,samèreestjusteàcôté,maiselleneseréveillepas?demandeRiley.—Oui.Elle a les coudes sur la table, ses mains devant la bouche, et je n’arrive pas à bien voir sonexpression,maisjesaisqu’ellepensequejemens.—Jel’aiprisedansmesbraspourlaréconforter.C’esttout.Jel’aiprisepourlacalmer.—Saufquecen’estpastout,n’est-cepas?Parceque,quandAnnas’estréveillée,vousn’étiezpluslà,n’est-cepas?Vousétiezauniveaudugrillage,prèsdelavoieferrée.—Ellenes’estpasarrêtéedepleurertoutdesuite,ai-jerépondu.Jel’aibercéemaisellecontinuaitdegeindre,alorsjesuisalléemarcherdehorsavecelle.—Prèsdelavoieferrée?

Page 55: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Danslejardin.—Est-cequevousaviezl’intentiondefairedumalàl’enfantdesWatson?Jemesuislevéed’unbond.Oui,jesais,c’étaitunpeuthéâtralcommegeste,maisjevoulaisqu’ilsvoient–queGaskillvoie–quej’étaisscandaliséeparcettesuggestion.—Jenesuispasvenuepourentendrecegenredechose,maispourvousparlerdel’autrehomme!Pourvousaider!Etmaintenant…Dequoiest-cequevousm’accusez,exactement?Dequoi?Gaskillestrestéimpassible,peuimpressionnéparmescris.Ilm’afaitsignedemerasseoiretaprislarelève:—MadameWatson–l’autre…euh…madameWatson,Anna–amentionnévotrenomaucoursdenotreenquêtesurMeganHipwell.Elleaditquevousaviezdéjàagidemanièreimprévisible,voireinstable, par le passé. Elle a mentionné cet incident avec son enfant. Elle nous a dit que vous lesharcelieztouslesdeux,sonmarietelle,etquevouscontinuiezd’appelerchezeuxrégulièrement.Ils’estpenchéuninstantsursesnotes.—Presquechaquesoir,d’ailleurs.Quevousrefusiezd’accepterlafindevotrerelation…—C’estcomplètementfaux!ai-jeinsisté.Et là, j’étaishonnête.Oui, j’appelaisencoreTomdetempsentemps,maispaschaquesoir,c’étaittrèsexagéré.MaisjecommençaisàmedirequeGaskilln’étaitpeut-êtrepasdemoncôté,aprèstout,etj’aisentileslarmesmemonterauxyeux.—Pourquoin’avez-vouspaschangédenom?m’aalorsdemandéRiley.—Pardon?—Vousporteztoujourslenomdefamilledevotremari.Pourquoi?Siunhommemequittaitpouruneautrefemme,jecroisquejevoudraismedébarrasserdesonnom.Jen’auraisaucuneenviedelepartageravecmaremplaçante…—Ehbien,jesuispeut-êtreau-dessusdeça,moi.Cequiestfaux.Jedétestequ’elles’appelleAnnaWatson.—Biensûr.Etlabague?Cellequevousavezautourducou,auboutd’unechaîne?Est-cequec’estvotrealliance?—Non,ai-jementi.C’est…elleappartenaitàmagrand-mère.—Ahoui?D’accord.Bon,jedoisvousdireque,encequimeconcerne,votrecomportementtendàsuggérer que, comme l’a sous-entendu madameWatson, vous refusez de passer à autre chose etd’accepterquevotreexaunenouvellefamille.—Jenevoispas…—… ce que ça a à voir avecMeganHipwell ? a complété Riley. Eh bien, voilà : le soir de ladisparitiondeMegan,vousavezétéaperçueparplusieurs témoinsdanslarueoùellehabite.Vous,une femme instablequiboit trop.Si ongarde à l’esprit qu’il y aune ressemblancephysique entreMeganetmadameWatson…—Ellesneseressemblentabsolumentpas!Cettesuggestionm’amisehorsdemoi.Jessn’arienàvoiravecAnna.Megann’arienàvoiravecAnna.—Ellessonttouteslesdeuxblondes,minces,petites,trèspâlesdepeau…—Alorsquoi?J’auraisattaquéMeganHipwellencroyantquec’étaitAnna?C’est l’idée laplusstupidequej’aiejamaisentendue,ai-jecraché.Maisjesenslabossesurmatêtemelancerànouveauetlasoiréedesamediresteunnoircomplet.—Est-cequevous saviezqu'AnnaWatson connaissaitMeganHipwell ?m’ademandéGaskill, etj’ensuisrestéebouchebée.

Page 56: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Je…quoi?Non,ellesneseconnaissentpas.Rileyasouriuninstantavantdereprendresonsérieux.—Etpourtantsi.MeganaétélanounoudesWatsonen…Ellejetteuncoupd’œilàsesnotes.—…enaoûtetseptembredel’annéedernière.Jenesaispasquoidire.Jen’arrivepasàl’imaginer:Megandansmamaison,avecelle,avecsonbébé.—Lacoupurequevousavezàlalèvre,est-cequeçadatedevotreaccidentdel’autrejour?aditGaskill.—Oui.Jemesuismordueentombant,jecrois.—Etças’estproduitoù,cetaccident?—ÀLondres,Theobald'sRoad.PrèsduquartierdeHolborn.—Etpourquoiétiez-vouslà-bas?—Pardon?—Quefaisiez-vousenpleincentredeLondres?J’aihaussélesépaules.—Jevousl’aidéjàdit,ai-jerépondufroidement.Macolocataireignorequej’aiperdumonemploi.Alors jevais àLondres, commed’habitude, et jepasse la journéeà labibliothèque, à chercherdutravailetàréécriremonCV.Rileyasecouélatête,peut-êtreincrédule,ousongeuse:commentpeut-ontomberaussibas?J’airepoussémachaisepourmeprépareràpartir.J’enavaisassezqu’onmeparleainsi,qu’onmefassepasserpouruneimbécile,ouunefolle.Ilétaittempsdejouermonjoker.—Jenesaisvraimentpaspourquoinousparlonsdetoutça,ai-jedéclaré.Jepensaisquevousauriezmieuxà faire,commed’enquêtersur ladisparitiondeMeganHipwell,parexemple.J’imaginequevousavezdéjàinterrogésonamant?Aucundesdeuxn’arépondu,ilssesontcontentésdemedévisager.Ilsnes’yattendaientpas,àcelle-là.Ilsnesavaientpas,pourA.—Vousn’étiezpeut-êtrepasaucourant,maisMeganHipwellavaituneliaison.Jemesuisdirigéeverslaporte,maisGaskillm’aarrêtée:ils’étaitdéplacésansunbruitetàunevitesseétonnante,et,avantmêmequej’aiepuposerlamainsurlapoignée,ilsetenaitdevantmoi.—JecroyaisquevousneconnaissiezpasMeganHipwell?—Etc’estvrai.J’aiessayédelecontourner,maisilm’abloquélepassage.—Asseyez-vous,m’a-t-ilintimé.Je leuraidit cedont j’avaisété témoindepuis le train :que jevoyais souventMeganprofiterdusoleildelafindejournéeouprendresoncafélematinsursonbalcon.Jeleuraiditque,lasemainedernière,jel’avaisvueavecquelqu’unquin’étaitdetouteévidencepassonmari,etquejelesavaisvuss’embrassersurlapelouse.—Etquandétait-ce?m’ademandéGaskill,agacé.Il semblaitm’envouloir,peut-êtreparcequec’étaitparçaque j’auraisdûcommencer,au lieudegaspillerleurjournéeàparlerdemoi.—Vendredi.C’étaitvendredimatin.— Alors, la veille de sa disparition, vous l’avez vue avec un autre homme ? a répété Riley,exaspérée.

Page 57: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Elle a refermé le dossier devant elle. Gaskill s’est laissé aller contre le dossier de sa chaise enm’étudiantduregard.Ellepensaitclairementquej’avaistoutinventé,maisluin’enétaitpassisûr.—Vouspouveznousledécrire?ademandéGaskill.—Grand,brun…—…ténébreux?ainterrompuRiley.J’aigonflélesjouesetj’aisoufflé.—PlusgrandqueScottHipwell.Jelesais,parcequejelesaidéjàvusensemble,Jesset…pardon,MeganetScottHipwell.Cethomme-làétaitdifférent.Plusmenu,plusmince,etlapeauunpeuplussombre.Ildevaitêtreasiatique.—Vousétiezcapablededéterminer sonappartenance racialedepuis le train?acommentéRiley.Impressionnant.Aufait,quiestJess?—Pardon?—Àl’instant,vousavezparléd’uneJess.J’aisentilerougememonterànouveauauxjouesetj’aisecouélatête.—Non,jenecroispas.Gaskills’estlevé.—Jecroisqueçasuffit.Jeluiaiserrélamain,j’aiignoréRileyetjemesuisapprêtéeàpartir.—N’allezplusducôtédeBlenheimRoad,madameWatson,m’aalorsavertieGaskill.N’essayezpasderentrerencontactavecvotreex-mari,saufurgence.Etnevousapprocheznid’AnnaWatson,nidesonenfant.Dansletrain,surlecheminduretour,alorsquejedissèquetoutcequiestallédetraversaucoursdecettejournée,jemerendscompteavecsurprisequejenemesenspasaussimalquejel’auraiscru.Enyréfléchissant,jesaisàquoic’estdû:jen’airienbuhier,etjen’aitoujourspasenviedeboirecesoir. Pour la première fois depuis bien longtemps, jem’intéresse à autre chose qu’àmon propremalheur.J’aiunbut.Ou,entoutcas,unedistraction.

Jeudi18juillet2013MatinJ’aiacheté trois journauxavantdemonterdans le traincematin :Meganadisparudepuisquatrejoursetcinqnuits,etl’affairecommenceàfairedubruit.Fidèleàsaréputationdepressedecaniveau,leDailyMailaréussiàdégoterdesphotosdeMeganenbikinimais,surtout,aréaliséleportraitlepluscompletquej’aielujusqu’àprésent.NéeMeganMillsàRochesteren1984,elleadéménagéavecsesparentsquandelleavaitdixans.C’étaituneenfantintelligente,extravertie,douéepourledessinetlechant.Unecamaraded’écoleditd’ellequ’elleétait«assezmarrante,superjolieetplutôtdélurée.»Cederniertraitsembleavoirétéexacerbépar ledécèsdeson frère,Ben,dontelleétait trèsproche. Il aété tuédansunaccidentdemotoquandilavaitdix-neufans,etellequinze.Elleafuguétroisjoursaprèsl’enterrement.Elleaétéarrêtéedeuxfois,lapremièrepourvoletlasecondepourracolage.Sarelationavecsesparentsnes’enest jamais remise,d’après leMail.Sesdeuxparents sontdécédés il y aquelques années, sansavoirpuseréconcilieravecleurfille–enlisantcela,jemesensterriblementtristepourMegan;jemerendscomptequ’aprèstoutellen’estpassidifférentedemoi:abandonnéeetseule,elleaussi.

Page 58: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

À seize ans, elle s’est installée avec un petit ami qui possédait une maison près du village deHolkham, dans le nord duNorfolk. Sa camarade ajoute : « Il était plus âgé,musicien ou quelquechose dans le genre. Il prenait de la drogue.On n’a plus trop vuMegan après qu’ils se sontmisensemble.»L’articlenefournitpaslenomdupetitami,alorsilsnel’ontprobablementpasretrouvé.Ou alors il n’existe pas. L’amie en question a peut-être inventé ça pour voir son nom dans lesjournaux.L’articlefaituneellipsedeplusieursannées:soudainMeganavingt-quatreans,ellevitàLondresettravaillecommeserveusedansunrestaurantdunordde lacapitale.C’est làqu’ellerencontreScottHipwell,unexpert-conseileninformatiquequiconnaîtbienlegérantdurestaurant.ScottetMeganseplaisentet,après«undébutderelationpassionné»,ilssemarient,lorsqu'elleavingt-cinqansetluitrente.Figurentaussid’autrescitations,dontunedeTaraEpstein,lafameuseamiechezquiMegandevaitallerlesoirdesadisparition.ElleditqueMeganétait«unefilleadorable,insouciante»,etqu’ellesemblait « très heureuse ». « Scott ne lui aurait jamais fait de mal, ajoute Tara. Il l’aimeénormément. » Le moindre mot qui sort de la bouche de Tara est un cliché. Mais la phrase quim’intéresseaétéprononcéeparunartistequiaexposésesœuvresdanslagaleriequeMeganagéréequelquetemps,uncertainRajeshGujral:ilditqueMeganest«unefemmemerveilleuse,futée,belleetdrôle,unepersonnetrèsréservéeaveclecœursurlamain».Àmonavis,Rajeshalebéguin.Ladernièrecitationestcelled’unhomme,DavidClark,un«anciencollègue»deScottquidit:«MegsetScottformentuncouplegénial.Ilssonttrèsheureuxensembleettrèsamoureux.»Ilyaaussiquelquesbribesd’informationsurl’enquête,maislesdéclarationsdelapolicenevontpasbienloin:lesinspecteursont«interrogéuncertainnombredetémoins»et«étudientdiversespistesd’investigation».LeseulcommentaireintéressantestceluiducapitaineGaskill,quiconfirmequedeuxhommesaidentlapolicedanssonenquête.Jesuispresquesûrequecelasignifiequ’ilssontsuspects.L’und’entreeuxestforcémentScott.Est-cequel’autrepourraitêtreA?Est-cequeRajeshestA?J’étais tellement absorbée par les journaux que je n’ai pas fait attention au trajet autant qu’àl’accoutumée;j’ail’impressionquejeviensàpeinedem’asseoirquandjesensletrainralentirpoursonarrêthabituelaufeudesignalisation.J’aperçoisdesgensdanslejardindeScott:deuxpoliciersenuniformeauniveaudelaportedederrière.Matêtesemetàtourner:est-cequ’ilsontdécouvertquelquechose?est-cequ’ils l’ont retrouvée?est-cequ’ilyauncadavreenterrédans le jardinoudissimulésousleparquet?Jen’arrêtepasdepenserauxvêtementsempilésauborddesrails,cequiestidiotparcequejelesavaisrepérésavantladisparitiondeMegan.Et,detoutefaçon,siquelqu’unluiafaitdumal,cen’estpasScott,impossible.Ilestfouamoureuxd’elle,c’estcequetoutlemondedit.La lumière n’est pas très bonne, aujourd’hui, le temps a changé, le ciel est gris, menaçant. Jen’arrivepasàvoirdanslamaison,àdistinguercequisepasse.C’esttropdifficile,jenesupportepasde resterà l’extérieur– je suis impliquéedanscettehistoire,àprésent,pour lemeilleuretpour lepire.Ilfautquejesachecequisepasse.Aumoins,j’aiunplan.D’abord,ilfautquejedécouvres’ilexisteunmoyendem’aideràretrouvercequis’estpassésamedisoir.Àlabibliothèque,jevaisfairedesrecherchespoursavoirsil’hypnosepourraitmerendremessouvenirs,s’ilestréellementpossiblederecouvrercetempsperdu.Ensuite–etjesuispersuadéequec’estimportant,parcequejenepensepasquelapolicem’aitcruequandjeleuraiparlédel’amantdeMegan–,ilfautquej’arriveàentrerencontactavecScottHipwell.Ilfautquejeluidise.Ilaledroitdesavoir.

Page 59: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

SoirLetrainestbondédegenstrempésparlapluie.Delavapeurs’échappedeleursvêtementspoursecondenser sur lesvitres,et l’odeurdescorps,desparfumsetdes lessives flotteau-dessusdes têtesencore humides.Les nuages quimenaçaient cematin se sont faits plus lourds et noirs au fil de lajournée,jusqu’àéclatercesoir,telleunemousson,justeàl’heuredepointe,alorsquelestravailleursquittaientleursbureaux,créantdesembouteillagesmonstressurlesroutesetauxentréesdesstationsdemétro,oùdesgenss’agglutinentpourouvriroufermerleurparapluie.Moi,jen’aipasdeparapluie,etjesuistrempéejusqu’auxos;j’ail’impressionqu’onm’arenverséunseaud’eausurlatête.Monpantalonencotonmecolleauxcuissesetmachemisebleudélavéestdevenue beaucoup trop transparente. J’ai couru tout le long du chemin entre la bibliothèque et lastation demétro en serrant mon sac à main contre ma poitrine pour me cacher dumieux que jepouvais.Jenesaispastroppourquoi,maisj’aitrouvéçadrôle–ilyaquelquechosederidiculeàseretrouver piégée par la pluie – et, arrivée en haut deGray’s InnRoad, je riais tellement fort quej’avaisdumalàreprendremonsouffle.Jenemesouvienspasdeladernièrefoisoùj’airiainsi.Jenerisplus:dèsquejemesuistrouvéunsiège,j’aiprismontéléphonepourvoirs’ilyavaitdesnouvellesconcernantMegan,etc’estcequejecraignais.«Unhommedetrente-cinqansaétéplacéengardeàvueaupostedepolicedeWitneypouryêtreinterrogéausujetdeladisparitiondeMeganHipwell,quin’estpasréapparueàsondomiciledepuissamedisoir.»C’estScott, j’ensuissûre.Jen’ai plus qu’à espérer qu’il a lu mon e-mail avant d’être arrêté, parce qu’une garde à vue, c’estsérieux:çaveutdirequ’ilspensentquec’estlui.Mêmesi,évidemment,restelaquestiondesavoirdequoionl’accuse.Peut-êtrequ’iln’estrienarrivédutout,etqueMeganvaparfaitementbien.Detempsentempssurgitdansmonespritl’idéequeMeganestenvie,enpleineforme.Qu’elleestassisesurunbalconavecvuesurlamer,lespiedssurlarambardeenfer,uneboissonfraîcheposéeprèsdesoncoude.Cetteimaged’elleainsimeravitetmedéçoità lafois,et jem’enveuxtoutdesuitedecesecondsentiment.Jeneluisouhaiteaucunmal,mêmesij’étaistrèsencolèrequandjel’aivuetromperScott,quandelleabrisémonillusionducoupleparfait.Non,c’estquej’ail’impressiondefairepartied’unmystère,d’êtreconnectée.Jenesuisplusjustelafilledutrain,quifaitsesallersetretourssansraisonetsansbut.JeveuxqueMeganreviennesaineetsauve.Vraiment.Maispastoutdesuite.J’aienvoyéune-mailàScottcematin.Jen’aipaseudemalàtrouversonadresse:j’aicherchésonnom sur Google et je suis tombée sur le site www.shipwellconsulting.co.uk, où il propose « unegammecomplètedeservicesInternet,d’expertiseetdecréationdecloudpourlesentreprisescommepour les organismes à but non lucratif ». J’ai su que c’était lui parce que l’adresse postale de sasociétéétaitcelledesondomicile.J’aienvoyéuncourtmessageàl’adressefourniesurlesite:CherScott,Jem’appelleRachelWatson.Vousnemeconnaissezpas.Jevoudraisvousparlerdevotrefemme.Jenedisposepasd’informations sur l’endroit où elle se trouve, je ne sais pas cequi lui est arrivé.Mais je penseêtre enpossessiond’informationsquipourraientvousêtreutiles.Sivousnesouhaitezpasmeparler,jelecomprendraitoutàfaitmais,danslecascontraire,vouspouvezmerépondreàcetteadresse.Cordialement,RachelWatson

Page 60: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Detoutefaçon,mêmes’ill’avaitlu,jenesaispass’ilauraitrépondu.Àsaplace,jenecroispasqueje l’aurais fait. Comme la police, il penserait que je suis une cinglée, ou une fille bizarre qui aentenduparlerdecetteaffairedanslesjournaux.Maintenant,jenesauraijamais–s’ilaétéarrêté,iln’aurapeut-êtreplusjamaisl’occasiondevoirmonmessage.S’ilaétéarrêté, lesseulespersonnesqui pourront le lire, ce seront les inspecteurs de police, ce qui ne sera pas bon pourmoi.Mais ilfallaitbienquej’essaie.Etmaintenant,jesuiscoincée,désespérée.Lafouledegensdansletrainm’empêchedevoirdeleurcôtédesrails–demoncôté.Mais,mêmes’iln’yavaitpersonne,ilpleutsifortquejen’arriveraispasàvoirau-delàdugrillage. Jemedemandesidespreuvessonteffacéespar lapluie,encemomentmême,sides indicescruciauxvontdisparaîtreà jamais :des tachesdesang,des tracesdepas,desmégotsdecigaretteetleurséchantillonsd’ADN.J’aitellementenvied’unverrequejepeuxpresquesentirlegoûtduvinsurmalangue.J’arriveàimaginerendétailcequejeressentiraiquandl’alcoolpénétreradansmonsangetmeferatournerlatête.J’enaienvieet,enmêmetemps,jen’enaipasenvieparceque,sijeneboispasaujourd’hui,çaferatrois jours, et je n’arrive pas àme souvenir de la dernière fois où je suis restée sobre trois joursd’affilée.Unautregoûtasurgidansmabouche,unentêtementlointain.Àuneépoque,j’avaisdelavolonté, jepouvaiscourirdixkilomètresavant lepetitdéjeuneret tenirdessemainesentièresavecmilletroiscentscaloriesparjour.Tomdisaitquec’étaitunedeschosesqu’ilaimait,chezmoi:maténacité,maforce.Jemesouviensd’unedenosdisputes,à la toutefin,quandnotrecoupleétaitauplusbas.Ils'étaiténervécontremoi:—Qu’est-cequit’arrive,Rachel?avait-ilcraché.Quandes-tudevenueaussifaible?Jenesaispas.Jenesaispasoùestpasséecetteforce,jenemesouvienspasdel’avoirperdue.Jecroisque,avecletemps,elleaétéérodéeparlavie,lesimplefaitdevivre,jusqu’àdisparaître.AufeudesignalisationjusteavantWitney,côtéLondres, le trains’arrêtebrutalementet lesfreinscrissent de façon inquiétante. La voiture s’emplit demurmures d’excuses tandis que les passagersdebouttrébuchent,secognentlesunsauxautresetsemarchentsurlespieds.Jerelèvelatêteet, là,j’aperçois l’hommedesamedisoir– l’hommeroux,celuiquim’aaidéequandjesuis tombée.Sesyeux trèsbleus sont fixés surmoi, et j’ai tellementpeurque j’en fais tombermon téléphone. Je leramasse,puisjemeredresseetjelechercheànouveau,discrètement.J’étudielerestedespassagers,j’essuie de mon coude la condensation sur la vitre pour observer le paysage, puis, enfin, je meretourneverslui.Ilmesourit,latêtelégèrementinclinéesurlecôté.Je sens la chaleur me monter au visage. Je ne sais pas comment réagir, car j’ignore ce que cesourire signifie. Est-ce un « Tiens ! bonjour, jeme souviens de vous ! », ou est-ce plutôt «Ah !revoilàl’excitéedel’autresoir,cellequiesttombéedansl’escalieretm’agueulédessus!»,ouest-ceencoreautrechose?Jenesaispas,mais,tandisquej’yréfléchis,j’ail’impressionderetrouverunebribedesouvenir,unsonquicolleàl’imagedemoiglissantsurlesmarches.C’estsavoixquimedit:«Toutvabien,mabelle?»Jemetourneànouveauverslavitre.Jesenssesyeuxposéssurmoi,j’aienviedemecacher,dedisparaître.Letrains'ébranleet,enquelquessecondes,ilestentréengaredeWitney.Labousculades’amorceentreceuxquicherchentunsiègeetceuxquirangentleurKindleou leur iPad pour s’apprêter à descendre. Je relève la tête et le soulagementm’envahit : il nemeregardeplus,ildescend,luiaussi.Soudain, jecomprendsque je suiscomplètement idiote : je feraismieuxdesortir etde le suivre,d’aller luiparler.Ilpourraitmedirecequis’estpassé,oucequines’estpaspassé; ilpourraitaumoinsm’aideràcomblercertainstrous.Jemelève.J’hésite.Jesaisqu’ilestdéjàtroptard:lesportessontsurlepointdeserefermeretjesuisaumilieudelavoiture,jen’arriveraisjamaisàmefrayerun

Page 61: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

cheminjusqu’àlasortieàtemps.Lesignalsonoreretentitetlesportesseferment.Encoredebout,jeme retournepour regarderpar la fenêtre tandisque le train redémarre. Il se tientaubordduquai,l’hommedesamedisoir,etilmesuitdesyeuxquandjepasseàcôtédelui.Plus le train se rapproche d’Ashbury, plus je m’en veux. J’hésite même à changer de train àNorthcote pour repartir àWitney et le chercher. C’est une idée ridicule, évidemment, et bien troprisquéesiontientcomptedufaitque,hier,Gaskillm’ademandédenepasvenirdanslequartier.Maisjesuisdécouragée:jecommenceàdésespérerdejamaismesouvenirdecequis’estpassésamedi.Quelques heures de recherches sur Internet cet après-midi (même si elles étaient loin d’êtreexhaustives)ontconfirmécequejesoupçonnais:l’hypnothérapieparvientrarementàretrouverdesheuresperdueslorsd’untrounoirdecetype,car,commelesuggéraitlelivredudocteur,onnecréepas de souvenirs dans cesmoments-là. Il n’y a rien à retrouver. Il y aura, à jamais, un vide dansl’histoiredemavie.

Page 62: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Jeudi7mars2013

Après-midi

L apièceestplongéedansl’obscurité,ellesentlefauve,ellesentnous.NoussommesdenouveauauSwan,danslachambresouslescombles.Maisc’estdifférent,carilestencorelà,etilmeregarde.—Oùas-tuenvied’aller?medemande-t-il.—Dansunemaisonsurlaplage,surlaCostadelaLuz,jeréponds.Ilsourit.—Etqu’est-cequ’onyfera?Jeris.—Tuveuxdire,àpartça?Sesdoigtsparcourentlentementlapeaudemonventre.—Oui,àpartça.—Onouvrirauncaféoùonexposeradesœuvresd’art,etonapprendraàfairedusurf.Ilm’embrasseausommetdel’osdelahanche.—PourquoipaslaThaïlande?Jefroncelenez.—Non, tropd’étudiantsenannéesabbatique.LaSicile.Les îlesÉgades.Onouvriraunbarsur laplage,oniraàlapêche…Ilritencorepuisvients’allongersurmoipourm’embrasser.—Irrésistible,murmure-t-il.Tuesirrésistible.J’aienviederire,j’aienviedecriertouthaut:«Tuvois?J’aigagné!Jetel’avaisdit,queceneseraitpasladernièrefois,cen’estjamaisladernièrefois.»Jememordslalèvreetfermelesyeux.J’avaisraison,jelesavais,maisçanem’apporterariendelerépéter.Jesavouremavictoireensilence.Ellemeprocurepresqueautantdeplaisirquesescaresses.Après, il me parle comme il ne l’a jamais fait auparavant. D’habitude il n’y a que moi quim’épanche,mais,cettefois,c’est luiquis’ouvreàmoi.Ilmeparledesonsentimentdevide,desafamillequ’ilnerevoitplus,delafemmeavantmoietdecelleencoreavant,cellequiluiaretournélatête et qui l’a détruit. Je ne crois pas aux âmes sœurs,mais il y a entre nous une compréhensioncomme jen’enai jamais ressentipar lepasséou,en toutcas,pasdepuis longtemps.Ellenaîtd’unvécupartagé,dedeuxpersonnesquisaventcequec’estdevivrebrisé.Levide:voilàbienunechosequejecomprends.Jecommenceàcroirequ’iln’yarienàfairepourleréparer.C’estcequem’ontapprismesséancesdepsy:lesmanquesdansmavieserontéternels.Ilfautgrandirautourd’eux,commelesracinesd’unarbreautourd’unblocdebéton;onsefaçonnemalgrélescreux.Jesaistoutcela,maisjen’enparlepasàhautevoix,paspourl’instant.—Quandest-cequ’onpart?jeluidemande.Maisilnerépondpas,puisjem’endorset,quandjemeréveille,iln’estpluslà.

Vendredi8mars2013

Page 63: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MatinScottm’apportemoncafésurlebalcon.—Tuasdormi,cettenuit,dit-ilensepenchantpourm’embrasserlefront.Ilsetientderrièremoi, lesmainssurmesépaules,chaud,solide.Jelaisseallermatêteenarrièrecontresoncorps, je ferme lesyeuxet j’écoute le trainbrinquebaler sur les railsavantdes’arrêterdevantlamaison.Audébut,quandons’estinstallésici,Scottfaisaitcoucouauxpassagers,etçamefaisaitrire.Ilpresselégèrementlesdoigtssurmesépaules,sepencheetm’embrassedanslecou.—Tuasdormi,répète-t-il.Çadoitvouloirdirequetuvasmieux.—C’estvrai,dis-je.—Tucroisqueçaamarché,alors?lathérapie?—Tuveuxdire:çayest,est-cequejesuisréparée?—Pas«réparée»,dit-il,etj’entendsdanssavoixquejel’aiblessé.Jenevoulaispas…—Jesais.Jelèveunemainpourprendrelasienneetlaserrer.—Jeplaisantais.Jecroisqueçademandedutemps.Cen’estpassimple,tuvois?Jenesaispassi,unjour,jeseraicapablededirequeçaamarché.Quejevaismieux.Unsilence.Ilserreencoreunpeuplusfort.—Alorstuveuxcontinuerd’yaller?demande-t-il,etjedisoui.Àuneépoque,j’aicruqu’ilpouvaitêtretoutcedontj’avaisbesoin,qu’ilpourraitmesuffire.Jel’aicrupendantdesannées.Jel’aimaisentièrement.Etjel’aimetoujours.Maisjeneveuxplusdetoutça.Lesseulsmomentsoùjemesensredevenirmoi-mêmesontlorsdecesaprès-midisecrets,enfiévrés,comme hier, quand je reprends vie dans cette semi-obscurité brûlante. Si je m’enfuis, qui peutaffirmeraveccertitudequeçanemesuffirapasnonplus?Etquipeutaffirmerquejenefiniraipasun jourparmesentirexactementcommeaujourd’hui?Pasà l’abri,non,maisétouffée?Peut-êtreque j’aurai envie de m’enfuir, encore et encore, et que, au bout du compte, je me retrouverai ànouveauprèsdecettevieillevoieferrée,parcequejen’auraiplusnullepartoùaller.Peut-être.Maispeut-êtrepas.C’estunrisqueàprendre,non?Jedescendsl’escalierpourluidireaurevoirquandilpartautravail.Ilglisselesbrasautourdematailleetm’embrasselehautducrâne.—Jet’aime,Megs,murmure-t-il.Et jemesensaffreusementmal, j’ai l’impressiond’être lapirepersonnedumondeentier.Jepriepourqu’ilrefermelaporteauplusviteparcequejesaisquejevaispleurer.

Page 64: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Vendredi19juillet2013

Matin

L etrainde8h04estpresquedésert.Lesfenêtressontouverteset,aprèsl’oraged’hier,l’airs’estrafraîchi.Meganadisparudepuisprèsdecenttrente-troisheureset,moi,celafaitdesmoisquejenemesuispassentieaussibien.Cematin,quandjemesuisregardéedanslaglace,j’aivuladifférencesurmonvisage:leteintplusclair,lesyeuxplusbrillants.Jemesenspluslégère.Jen’aipasperduungramme,ça,j’ensuissûre,maisjemesensmoinsalourdie.Jemesensmoi-même–lapersonnequej’étaisavant.Jen’aipaseuderéponsedeScott.J’aifouillélewebmaisjen’aipasnonplustrouvétraced’unearrestation, alors j’imagine qu’il a choisi d’ignorer mon message. Je suis déçue, mais c’était àprévoir.Gaskillm’a téléphoné,aumomentoù je sortaisde l’appartement,pourmedemandersi jepouvaispasseraupostedanslajournée.L’espaced’uninstant, j’aieutrèspeur,puisje l’aientenduajouter, de sa voix calme et tempérée, qu’il voulait simplement que je jette un œil à quelquesphotographies.JeluiaidemandésiScottHipwellavaitétéarrêté.—Personnen’aétéarrêté,madameWatson.—Maisl’homme,celuiquiestengardeàvue?—Jenesuispasenmesured’enparlerpourl’instant.Ilaunefaçondes’exprimersiapaisante,sirassurante,quejerecommenceàl’aimer.J’aipassélasoiréed’hierassisesurlecanapéavecunT-shirtetunpantalondejogging,àétablirdeslistesdechosesàfaire,desstratégiesenvisageables.Parexemple,jepourraismerendreàl’heuredepointe aux alentours de la gare deWitney et attendre de revoir l’homme roux de samedi soir. Jepourrais l’inviteràboireunverreetvoiroùçamemène,s’ilavuquelquechose,cequ’ilsaitsurcette soirée-là. Le problème, c’est que je risque de croiser Anna ou Tom et, si cela arrivait, ilsappelleraientlapolice,cequim’attireraitdesennuis–encoreplusd’ennuis.L’autreproblème,c’estquejerisquedememettreendanger.Ilmeresteencorelatraced’unedisputesurlatête–c’estpeut-êtreunepreuvematérielle,cequ’ilyasurmoncrâneetsurmalèvre.Etsic’étaitluiquim’avaitfaitdumal?Lefaitqu’ilm’asourietregardéenesignifierien,c’estpeut-êtreunpsychopathe,aprèstout.Mais je n’arrive pas vraiment à y croire. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je lui faisconfiance.JepourraistenterdecontacterScottànouveau.Maisilfautluidonneruneraisondemeparler,etj’aipeurquelaseulechosequej’aiàluiracontermefassepasserpourunefolle.Ilrisqueraitmêmedepenser que j’ai quelque chose à voir avec la disparition deMegan et d’appeler la police.Et là,j’auraisdevraisennuis.Jepourraismetournerversl’hypnose.Jesuispresquesûrequeçanem’aiderapasàmesouvenirdequoiquecesoit,maisjesuistoutdemêmecurieuse.Çanecoûteriend’essayer,detoutefaçon.J’étaisassiselà,àprendredesnotesetàétudierlesarticlesquej’avaisimprimés,quandCathyestrentrée. Elle revenait du cinéma, où elle était allée avec Damien. De toute évidence, elle étaitagréablement surprise de me trouver sobre, mais elle restait sur ses gardes, parce qu’on n’avait

Page 65: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

toujours pas eu l’occasion de discuter depuis la visite de la police,mardi soir. Je lui ai dit que jen’avaisrienbudepuistroisjoursetellem’aprisedanssesbras.—Jesuistellementcontentequetureviennesàlanormale!s’est-elleécriée,commesielleavaitunpointdecomparaison.—Etpourcettehistoireavec lapolice,ai-jeajouté,c’estunmalentendu. Iln’yaaucunproblèmeentreTometmoi,etjenesaisrienausujetdelafilledisparue.Tun’aspasàt’enfaire.Ellem’adenouveauprisedanssesbras,puiselleestalléenouspréparerduthé.J’aihésitéàprofiterde sabonnevolonté retrouvéepour lui parlerdema situationprofessionnelle,mais jen’avaispasenviedeluigâcherlasoirée.Elle était encorede très bonnehumeur cematin.Ellem’a étreinte unenouvelle fois avant que jem’enaille.—Je suis tellement contentepour toi,Rachel, a-t-elle répété.Que tu te reprennesenmain. Jemefaisaisdusoucipourtoi.Ensuiteelleaajoutéqu’elleallaitpasserleweek-endchezDamien,etlapremièrechosequim’estvenueà l’esprit,c’étaitque,cesoir, jepourrais rentreretprendreunverresanspersonnepourmecritiquer.

SoirCe que j’aime, dans un gin tonic bien froid, c’est le goût amer, un peu piquant, de la quinine.Normalement,onymetduSchweppes,sipossibled’unebouteilleenverre,pasenplastique.Cestrucstoutprêtsnesontpasterribles,maisfautedegrives…Jesaisquejenedevraispas,maisj’enaieuenvie toute la journée.Ce n’était pas juste par anticipation de la solitude, c’était aussi l’excitation,l’adrénaline.Jesuiscontente,j’ailapeauquifrémit.C’étaitunebonnejournée.Cematin,j’aipasséuneheureseuleàseulaveclecapitaineGaskill.Onm’aemmenéelevoirdèsquejesuisarrivéeauposte.Ons’estinstallésdanssonbureau,pasdanslasalled’interrogatoiredeladernièrefois.Ilm’aproposéducaféet,quandj’aiaccepté,j’aieulasurprisedelevoirseleverpourallerlepréparerlui-même.IlaunebouilloireetuneboîtedeNescafésurunpetitfrigo,dansuncoindesonbureau.Ils’estexcusédenepasavoirdesucre.J’ai bien aimé cemoment avec lui. J’ai bien aimé regarder sesmains remuer – il n’est pas trèsexpressif,mais il touchebeaucoupauxobjets.Jen’avais jamais remarquéçaavant,parcequ’iln’yavaitpasvraimentdeplacepourquoiquecesoitdanslasalled’interrogatoire,mais,là,ilnecessaitdedéplacersatassedecafé,sonagrafeuse,sonpotàcrayons,ouderefairedespilesdepapiers.Iladesgrandesmainsavecdeslongsdoigtsauxonglessoignés.Pasd’alliance.Ce n’était pas pareil, ce matin. Je n’avais plus l’impression d’être une suspecte, quelqu’un qu’ilessayaitdepiéger.Jemesuissentieutile.Surtoutquandilasortiundossierqu’ilaouvertdevantmoipourmemontrerunesériedephotographies.ScottHipwell,troishommesquejen’avaisjamaisvus,etenfinA.Audébut,jen’enétaispascertaine.J’aiexaminélaphotoentâchantdemereprésenterl’hommequej’avaisvuavecellecejour-là,latêteinclinéelorsqu’ils’étaitpenchépourl’embrasser.—C’estlui,ai-jedit.Jecroisquec’estlui.—Vousn’enêtespassûre?—Jecroisquec’estlui.Ilareprisleclichépourl’observeràsontouruninstant.—Vouslesavezvuss’embrasser,c’estcequevousnousavezdit?Vendredidernier,c’estça?Ilyaunesemaine?

Page 66: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Oui,c’estça.Vendredimatin.Ilsétaientdehors,danslejardin.—Etiln’estpaspossiblequevousayezmalinterprétécequevousavezaperçu?Çan’auraitpaspuêtre,mettons,uneaccolade?ouun…unbaiseramical?—Non.C’étaitunvraibaiser.Unbaiser…romantique.J’aivuseslèvresfrémir,àcetinstant,commes’ilvoulaitsourire.—Quiest-ce?ai-jedemandéàGaskill.Est-cequ’il…Vouspensezqu’elleestaveclui?Iln’apasrépondu,ils’estcontentédesecouerdoucementlatête.—Est-ceque…çavousaide?Est-cequej’aiétéaumoinsunpeuutile?—Oui,madameWatson.Vousnousavezaidés.Mercid’êtrevenue.Nousnoussommesserrélamainet,l’espaced’uneseconde,ilapresqueposésamaingauchesurmonépauledroite,etj’aieuenviedetournerlatêtepourembrassersamain.Celafaisaitlongtempsqu’onnem’avaitpastouchéeainsi,avecquelquechosequipourraitêtredelatendresse.Enfin,sionnecomptepasCathy.Gaskillm’aouvertlaporteetm’aguidéejusqu’àlapartieopenspaceduposte,oùilyavaitenvironunedouzained’officiersdepolice.Unoudeuxparmieuxm’ontrapidementobservée,avecpeut-êtreuneonced’intérêtoudedédain, jenesauraisdire.Nousavonstraversélepostedepolicejusqu’aucouloiret,là,jel’aivuquimarchaitversmoi,escortéparRiley:ScottHipwell.Ilvenaitdepasserlaporte principale.Malgré sa tête baissée, j’ai immédiatement su que c’était lui. Il a levé les yeux etsaluéGaskilld’unsignedumenton,avantdemeconsidérerbrièvement.Un instant,nos regardssesont croisés et j’aurais juréqu’ilm’avait reconnue. J’ai repensé à cematinoù je l’avais vu sur lebalcon,tournéverslavoieferrée,etoùj’avaissentiqu’ilmeregardait.Nousnoussommescroisésdanslecouloir.Ilestpassésiprèsquej’auraispuletoucher–ilétaitsibeau,enchairetenos,lestraits tiréset tenducommeun ressort, irradiantuneénergienerveuse.Alorsquenousarrivionsauhalld’entrée,jemesuisretournéepourlevoirànouveau,certained’avoirsentisesyeuxposéssurmoi,maisc’étaitRileyquim’observait.J’aiprisletrainpourLondresetjesuisalléeàlabibliothèque.J’ailutouslesarticlesquej’aiputrouversurcetteaffaire,maisjen’airienapprisdeplus.J’aicherchédesadressesdethérapeutesquipratiquentl’hypnoseàAshbury,sansallerplusloin–c’esttrèscheretrienneprouvequeçapuisseaideràretrouverdessouvenirs.Mais,àforcedelirelestémoignagesdegensquiprétendaientavoirrecouvrélamémoiregrâceàl’hypnose,jemesuisrenducomptequelaréussitem’effrayaitplusquel’échec.J’aipeurdecequejepourraisapprendreàproposdecefameuxsamedisoir,maisaussidetoutlereste.Jenesuispassûredepouvoirsupporterderevivretoutesleschosesidiotesetaffreusesquej’aifaites,d’entendreànouveaulesmotsquej’aiprononcéssouslecoupdelacolère,derevoirl’expressiondeTomlorsqu’illesaentendus.Jen’aipaslecouragedem’aventurerdanscesténèbres.J’aihésitéàenvoyerunnouvele-mailàScott,maisçaneserviraitàrien.MonentrevuedecematinavecGaskillm’aprouvéquelapolicemeprenaitausérieux.Jen’aiplusderôleàjouerdanscettehistoire,ilfautquejel’accepte.Etjepeuxmedireque,aumoins,j’auraiaidé,parcequejen’arrivepasàcroirequecesoitunecoïncidencequeMeganaitdisparu le lendemaindujouroùje l’aivueaveccethomme.Ausond’unclicetd’unpétillementjoyeux,j’ouvremadeuxièmecanettedegintonicet,avecunevaguedefierté,jeréalisequejen’aipaspenséàTomdelajournée.Enfin,jusqu’àmaintenant.J’aipenséàScott,àGaskill,àA,àl’hommedutrain.Tomestpasséencinquièmeposition.Jeprendsunegorgéeaveclesentimentquej'ai,enfin,quelquechoseàfêter.Jesaisquetoutvas’arranger,quejevaisêtreheureuse.Iln’yenapluspourlongtemps.

Page 67: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Samedi20juillet2013MatinJe suis irrécupérable. Jeme réveille avec la sensation écrasante d’un problème, un sentiment dehonte,et jecomprends immédiatementque j’ai faitunebêtise. Je retrouvemon rituel, ce rituelquim’esttristementfamilier: j’essaiedemesouvenirdecequej’aifait,exactement.J’aienvoyéune-mail.C’estça.Aucoursde lanuitdernière,Toma finipar remonteren têtede la listedeshommesauxquels jepense,etjeluiaienvoyéune-mail.Monordinateurportablem’attend,poséparterreàcôtédemonlit, accusateur. Je l’enjambe pour me rendre dans la salle de bains, où je bois au robinet enm’examinanthâtivementdanslaglace.Je n’ai pas l’air en forme. Mais bon, trois jours, ce n’est déjà pas si mal, et puis je vaisrecommencerdèsaujourd’hui.Jeresteuneéternitésousladouche,jebaisselatempératuredel’eauau fur et àmesure jusqu’à ce qu’elle soit glacée.On ne peut pas semettre tout de suite sous unedouche froide, c’est trop violent, trop brutal, mais, si on y va petit à petit, on s’en rend à peinecompte.C’estcommel’histoiredelagrenouilledansl’eaubouillante,maisàl’envers.L’eaufraîcheapaisemapeau;elleatténuelabrûluredescoupuressurmoncrâneetau-dessusdemonœil.J’emportemonordinateuraurez-de-chausséeetjemeprépareunetassedethé.Ilyauneminusculechancequej’aieécritune-mailàTometquejenel’aiepasenvoyé.Jeprendsunegrandeinspirationetj’ouvremaboîtederéceptionGmail.Jesuissoulagéedevoirquejen’aipasdenouveaumessage.Mais,quand jecliquesur ledossier«Élémentsenvoyés», lapreuveest là : je luiaieffectivementécrit,c'estjustequ'iln'apasrépondu.Pasencore.Lemessageestpartipeuaprèsvingt-troisheures,hiersoir.Àcemoment-là,çafaisaitplusieursheuresque jebuvais.L’adrénalineet lagaietéque jeressentaisaudébutavaientdûsedissiperdepuisunbonboutdetemps.Jecliquesurlemessage.Tuveuxbiendireà ta femmed’arrêterderaconterdesmensongesà lapoliceàmonsujet?C’estd’unebassesse,d’essayerdemecréerdesennuis,tunetrouvespas?Dedireàlapolicequejesuisobsédéeparelleetparsasalegamine?Cen’estpaslecentredumonde.Dis-luidemefoutrelapaix.

Je ferme les yeux et j’abaisse d’un coup sec l’écran de l’ordinateur. Je me recroquevillelittéralement,moncorpsserepliesurlui-même.Jevoudraisrapetisser,disparaître.Etj’aipeur,aussi,parceque,siTomdécidedemontrerçaàlapolice,alorsjerisquevraimentd’avoirdesproblèmes.SiAnna rassemble des éléments pour prouver que je suis vindicative et obsessionnelle, ce messagepourraitdevenirunepiècemaîtressedudossier.Etpourquoiai-jementionnéleurpetitefille?Quelgenredepersonneiraitfaireça?Jeneluisouhaiteaucunmal–jamaisjenesouhaiteraisdemalàunenfant,n’importelequel,encoremoinsceluideTom.Jenemecomprendspas,jenecomprendspaslapersonneque jesuisdevenue.Bonsang! ildoitmedétester.Jemedétestemoi-même, jedétestecetteversiondemoi,ou,entoutcas,cellequiarédigécete-mail,hiersoir.Onnediraitmêmepasquec’estmoi,parcequejenesuispascommeça,jenesuispashaineuse.À moins que… ? Je tâche de ne pas repenser aux pires fois, mais, dans ces moments-là, lessouvenirs s’accumulent dansma tête.Une autre dispute, vers la fin : après une fête, après que j’aiperduconnaissance,Tommeracontecommentj’aiagilaveille,commentjel’aiencorehumiliéeninsultant la femmed’unde ses collègues, en lui hurlant dessusparceque je croyaisqu’elle flirtaitavecmonmari.

Page 68: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Jeneveuxplusalleroùquecesoitavectoi,m’a-t-ildit.Tuveuxsavoirpourquoijen’inviteplusjamaispersonnecheznous,pourquoi jen’aiplusenvied’alleraupubavec toi?Tuveuxvraimentsavoirpourquoi?C’estàcausedetoi.C’estparcequej’aihontedetoi.J’attrapemonsacàmainetmescléspouralleraumagasinauboutdelarue.Çam’estégalqu’ilnesoitmêmepasneufheuresdumatin,j’aipeuretjeveuxarrêterdepenser.Sijeprendsunverreavecuneaspirine, jepeuxmerendormiret resterau lit toute la journée.Jem’occuperaideçaplus tard.J’arrivedevantlaported’entrée,j’ailamainsurlapoignéequandjem’interromps.Jepourraisluidemander pardon. Si je m’excuse maintenant, j’arriverai peut-être à me rattraper un peu. À lepersuaderdenepasmontrerlemessageàAnna,niàlapolice.Ceneseraitpaslapremièrefoisqu’ilmeprotègeraitdesacolère.Cejour-là,l’étédernier,lejouroùjesuisalléechezTometAnna,çanes’estpaspasséexactementcommejel’airacontéauposte.Jen’aipassonnéàlaporte,pourcommencer.Jen’étaispassûredecequejevoulais,d’ailleursjenesuistoujourspasclairesurmesintentions.J’aibienremontélecheminet je suis passée par-dessus la barrière.C’était très calme, je n’entendais aucun bruit. Je suis alléejusqu’auxportes coulissantes et j’ai regardé à l’intérieur.C’est vrai qu’Anna était endormie sur lecanapé.Jen’aipasappelé,niTom,nielle.Jenevoulaispaslaréveiller.Lebébénepleuraitpas,elledormaitprofondémentdanssanacelle,poséeàcôtédesamère.Jel’aiprisedansmesbrasetjel’aiemmenéedehorsaussivitequej’aipu.Jemesouviensd'avoircouruavecellejusqu’augrillage,etelles’estréveilléeetacommencéàgeindre.Jenesaispascequejepensaisfaire.Jenevoulaispasluifairedemal.Jesuisarrivéeaugrillage,et je laserraiscontremoi,maisellepleuraitpourdebon,maintenant,ellecommençaitàcrier.Jel’aibercéeenchuchotantdoucementpourlarassurer,etc’estlàquej’aientenduunautrebruit :untrainquiarrivait.J’ai tournéledosaugrillageet je l’aivue,Anna,quiseruaitversmoi,laboucheouvertecommeuneplaiebéante.Seslèvresremuaientmaisjen’entendaispascequ’elledisait.Ellem’a repris l’enfant, alors j’aivoulum’enfuir,mais j’ai trébuchéet je suis tombée.Elle s’esttenue au-dessus de moi, et elle m’a hurlé dessus, elle m’a dit de ne pas bouger, que, sinon, elleappelleraitlapolice.ElleatéléphonéàTom,quiestrentréetquiestallés’asseoiravecelledanslesalon.Elle était hystérique, elle pleurait, elle voulait toujours appeler la police etme faire arrêterpourenlèvement.Toml’acalmée, il l’asuppliéederenonceretdemelaisserpartir. Ilm’asauvée.Aprèscela,ilm’areconduitechezmoi.Aumomentoùj’allaisdescendredelavoiture,ilm’aprislamain.J’aicruquec’étaitungestedegentillesse,pourmerassurer,maisilaserré,fort,puisdeplusenplusfort,jusqu’àcequejepousseuncri.Levisageécarlate,ilm’aditqu’ilmetueraitsijefaisaisunjourdumalàsafille.Jenesaispascequejecomptaisfaire,cejour-là.Jenelesaistoujourspas.Devantlaporte,j’hésite,lesdoigtsenroulésautourdelapoignée.Jememordslalèvreinférieure.Jesaisque,sijecommenceà boire dèsmaintenant, ça iramieux pendant une heure ou deux, puis ce sera pire les six ou septsuivantes.Jelâchelapoignéeetjereparsdanslesalon,oùj’ouvreànouveaumonordinateur.Ilfautquejem’excuse,quejedemandepardon.Jemereconnecteàmoncomptedemessagerie,etjevoisunnouvele-mailreçu.Cen’estpasTom.C’estScottHipwell.ChèreRachel,Mercidem’avoircontacté.JenemesouvienspasqueMeganm’aitparlédevous,maiselleavaitbeaucoupdevisiteursréguliersàlagalerie,etjenesuispastrèsdouépourretenirlesprénoms.Jevoudraisvousparlerdecequevoussavez.Appelez-moiau97583-123657aussivitequepossible.Cordialement,ScottHipwell

Page 69: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

L’espaced’un instant, jepensequ’il s’est simplement trompéd’adresse.Cemessagenem’estpasdestiné.Çane dure qu’une seconde, puis jeme souviens. Jeme souviens.Assise sur le canapé, aumilieudemadeuxièmebouteille,jemesuisrenducomptequejen’avaispasenviequemonrôlesoitterminé.Jevoulaisêtreaucœurdecettehistoire.Alorsjeluiaiécrit.Jefaisdéfilerl’écranjusqu’aubasdesonmessage,oùjetrouvelemien.CherScott,Jesuisdésoléed’insister,mais jecroisqu’ilest importantquenousdiscutions.JenesaispassiMeganvousadéjàparlédemoi,jesuisuneamie,nousnoussommesrencontréesàlagalerie.JevivaisàWitney,àl’époque.Jecroisquejedisposed’informationsquipourraientvousintéresser.Mercidemerépondreàcetteadresse.RachelWatson

Jesenslachaleurmemonterauvisage,monestomacs’emplird’acide.Hier,rationnelle,lesidéesclaires, raisonnable, j’aidécidéque jedevaisaccepterquemonrôledanscetteaffairesoit terminé.Maislameilleurevolontédumonden’apassuffi,elleaétéanéantieparlaboisson,parlapersonnequejesuisquandjebois.Rachell’ivrognenemesureaucuneconséquence,elleestsoittropexpansiveet optimiste, soit pleine de haine. Elle n’a ni passé, ni avenir. Elle n’existe que pour le momentprésent.Rachell’ivrognevoulaitfairepartiedel’histoire,elleavaitbesoindepersuaderScottdeluiparler,alorselleamenti.J’aimenti.Jevoudraismetailladerlapeauavecdescouteaux,justepourressentirautrechosequedelahonte,mais je n’ai même pas le courage de faire ça. Je commence à écrire à Tom, à écrire et effacer,recommencereteffacer,pourtâcherdetrouvercommentdemanderpardonpourleschosesquej’aidites hier soir. Si je devais mettre par écrit toutes les transgressions pour lesquelles je devraism’excuserauprèsdeTom,ilyauraitdequoiremplirunlivreentier.

SoirIl y a une semaine, il y a presque exactement une semaine,MeganHipwell est sortie du numéroquinze, BlenheimRoad, et elle a disparu. Personne ne l’a vue depuis. Son téléphone et ses cartesbancairesn’ontpasétéutilisésdepuissamedi.Quandj’ailuceladansunarticle,aujourd’hui,jemesuismiseàpleurer.J’aihonte,maintenant,deceàquoi j’aisecrètementpensé.Megann’estpasunmystèreàrésoudre,cen’estpasunesilhouettequiapparaîtdansl’objectifaudébutd’unfilm,belle,diaphane,évanescente.Megann’estpasunmessagecrypté.Elleestréelle.Jesuisdansletrainpourallerchezelle.Jevaisrencontrersonmari.J’aibienétéobligéedel’appeler.Lemalétaitfait.Jenepouvaispasmecontenterd’ignorersone-mail,sinon,ilallaitenparleràlapolice.Non?Àsaplace,c’estcequejeferais,siuneinconnuemecontactaitenprétendantdisposerd’informations,puisnemerépondaitplusparlasuite.Ilapeut-êtremêmedéjàappelélapolice;etpeut-êtrequ’ilsserontlààm’attendrequandj’arriverai.Assiselà,àlamêmeplacequed’habitude,maispaslebonjour,j’ail’impressionquejefoncetoutdroit vers un précipice. C’est ce que j’ai ressenti ce matin, quand j’ai composé son numéro :l’impression d’être en pleine chute dans l’obscurité complète, incapable de savoir quand j’allaistoucherlesol.Ilm’aparléàvoixbasse,commes’ilyavaitquelqu’und’autredanslapièce,etqu’ilcraignaitqu’onnel’entende.—Est-cequ’onpeutsevoirenpersonne?a-t-ildemandé.—Je…non.Jenecroispas…

Page 70: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—S’ilvousplaît?Jen’aihésitéqu’uninstant,puisj’aiaccepté.—Vouspouvezvenirchezmoi?Pasmaintenant,ma…ilyadesgens.Cesoir?Ilm’adonnésonadresseetj’aifaitsemblantdelanoter.—Mercidem’avoircontacté,a-t-ilditavantderaccrocher.J’aisudèsquej’aidit«oui»quecen’étaitpasunebonneidée.CequejeconnaisdeScottd’aprèsles articles dans les journaux, ce n’est presque rien. Ce que j’ai appris de par mes propresobservations,jenepeuxpasvraimentm’yfier.JenesaisriensurScott.J’ensaisunpeusurJason,etjedoissanscessemerappelerqu’iln’existepas.Toutcequejesaisaveccertitude,àcentpourcent,c’estquelafemmedeScottadisparudepuisunesemaine.Jesaisaussiqu’ilestprobablementsuspect.Et,parceque j’aivucebaiser, jesaisqu’ilavaitunmobile.Biensûr, il ignorepeut-êtrequ’ilaunmobile, mais…Oh, à force d’y penser, je mélange tout.Mais comment pouvais-je laisser passerl’opportunitédem’approcherdecettemaisonquej’aiexaminéecentfoisdepuislesrailsetdepuislarue?Demarcherjusqu’àlaporte,derentrer,dem’asseoirdanssacuisine,sursonbalcon,làoùilssesontassis,oùjelesaiobservés?C’étaittroptentant.Alorsmevoilàassisedansletrain,lesbrascroisésetlesmainscoincéesdessouspourlesempêcherdetrembler.Jesuisaussiexcitéequ’unenfantembarquédansuneaventure.J’étaistellementcontented’avoirunbutquej’aiarrêtédepenseràlaréalité.J’aiarrêtédepenseràMegan.Maisjepenseàelle,maintenant.JedoisparveniràconvaincreScottquejelaconnaissais–unpeu,pasbeaucoup.Commeça,ilmecroiraquandjeluidiraiquejel’aivueavecunautrehomme.Sijecommenceparluiavouerquej’aimenti,ilnemeferajamaisconfiance.Alorsj’essaied’imaginercequeçapouvaitdonner,depasseràlagaleriepourbavarderavecelleautourd’uncafé.Est-cequ’elleboitducafé?Onauraitparléart,oupeut-êtreyoga,ouencoredenosmaris.Jen’yconnaisrienenart,jen’aijamaisfaitdeyoga.Jen’aipasdemari.Etelleatrahilesien.Jerepenseàcequesesvraisamisontditàsonsujet:«Merveilleuse,drôle,belle,uncœurd’or.»«Aimée.»Elleacommisuneerreur.Celaarrive.Personnen’estparfait.

Page 71: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Samedi20juillet2013

Matin

Evieseréveillejusteavantsixheures.Jesorsdulit,jemeglissedanssachambreetjelaprendsdansmesbras.Jeluidonneleseinetlaramèneavecmoidanslelit.Quand je me réveille à nouveau, Tom n’est plus à mes côtés, mais j’entends ses pas monterl’escalier. Il chanteàvoixbasseet avecbeaucoupde faussesnotes :« Joyeuxanniversaire, joyeuxanniversaire…»Jen’yaimêmepaspensétoutàl’heure,j’avaiscomplètementoublié;jenepensaisà rien d’autre qu’à aller chercherma petite fille et retournerme coucher. Etmaintenant je pouffealors que je ne suismême pas encore tout à fait réveillée. J’ouvre les yeux, je vois qu’Evie a lesourire,elleaussi,et,quandjelèvelatête,Tomsetientaupieddulit,unplateaudanslesmains.Ilportemontablierpréféréetrienendessous.—Petitdéjeuneraulitpourlastardujour,dit-il.Ilposeleplateauetsedépêchedevenirm’embrasser.J’ouvremes cadeaux. J’ai reçuun joli bracelet en argent incrustéd’onyxde lapart d’Evie, et undébardeur en soienoir avec la culotte assortie de la part deTom, et je n’arrête plusde sourire. Ilgrimpedans le lit etnous restons là, allongés,Evieentrenousdeux.Elle serre lesdoigts très fortautourdel’indexdesonpère,jeluitienssonpetitpiedparfait,toutrose,etj’ail’impressionqu’unfeud’artificeaexplosédansmapoitrine.Cen’estpaspossible,deressentirautantd’amour.Unpeuplustard,quandEvieenaassezd’êtrelà,jelaprendsetnousdescendonsaurez-de-chausséeen laissantTom se rendormir. Il lemérite. Jem’affaire, je fais du rangement. Je prendsmon cafédehors, sur la terrasse, en regardant les trains àmoitié vides passer avec fracas, et je réfléchis audéjeuner.Ilfaitchaud,tropchaudpourfaireunrôti,maisc’estcequejevaispréparerquandmême,parce que Tom adore le rôti de bœuf, et nous pourrons prendre de la glace après pour nousrafraîchir. Il faut juste que je ressorte acheter une bouteille de merlot, celui qu’il préfère, alorsj’habilleEvie,jel’installedanssapoussette,etnousvoilàsortiesfairelesmagasins.Toutlemondem’arépétéquej’étaisfolled’accepterd‘emménagerdanslamaisondeTom.Mais,aprèstout,toutlemondepensaitaussiquej’étaisfolled’entameruneliaisonavecunhommemarié,d’autantplusavecunhommedontl’épouseétaitaussidéséquilibrée,etjeleuraimontréqu’ilsavaienttort.Peuimportentlesproblèmesqu’ellenouscause,TometEvieenvalentlapeine.Maisc’estvrai,pourlamaison.Unjourcommecelui-ci,aveclesoleilquibrille,quandonmarchelelongdenotrepetiterue–unerueproprettebordéed’arbresqui,sansêtreuncul-de-sac,parvient toutdemêmeàfaire de nous une petite communauté –, cela pourrait presque être parfait. Le trottoir voit passernombredemèrescommemoi,lechienenlaisseetl’enfantperchésurunetrottinette.C’estpresqueidéal.Presqueparfait,sionoubliequ’onentendsansarrêtlecrissementdefreinsdestrains.Presqueidéal,tantqu’onneseretournepasverslenuméroquinze.Quand je rentre, Tom est installé à la table de la salle à manger et lit quelque chose sur sonordinateurportable.Ilesttorsenuavecunshort.Lesmusclessoussapeausaillentdèsqu’ilbouge.Çamedonnetoujoursdespapillonsdansleventre,delevoir.Jeluidisbonjour,maisilestplongédans

Page 72: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

sonmondeetsursautequandjepasselesdoigtssursonépaule.Ilrefermebrusquementl’ordinateur.—Salut,dit-ilenselevant.Ilsouritmaisilal’airfatigué,inquiet.IlmeprendEviedesbrassanscroisermonregard.—Quoi?dis-je.Qu’ya-t-il?—Rien.IlsedétourneetsedirigeverslafenêtreenfaisantdoucementbalancerEviecontresahanche.—Tom,qu’est-cequ’ilya?—Cen’estrien.Ilseretourne,etjesaiscequ’ils’apprêteàdireavantqu’ilaitouvertlabouche.—Rachel.Unnouvele-mail.Ilsecouelatête,l’airmeurtri,perturbé,etjedétesteça.Jenelesupporteplus.Parfois,j’aienviedetuercettefemme.—Qu’est-cequ’ellet’aécrit?Ilsecoueànouveaulatête.—Aucuneimportance.C’étaitjuste…Commed’habitude.Desconneries.—Jesuisdésolée.Jenedemandepasquellesconneries,précisément,parceque jesaisqu’il refuseraderépondre. Iln’aimepasmecontrarieravecceshistoires.— Ce n’est pas grave, ce n’est rien, reprend-il. Des délires incohérents d’ivrogne. Toujours lamêmechose.—Bonsang!est-cequ’ellevanousfoutrelapaix,unjour?Est-cequ’ellenenouslaisserajamaisêtreheureux?Ils’approcheet,notrefillecaléeentrenousdeux,ilm’embrasse.—Maisnouslesommes,mesouffle-t-il.Noussommesheureux.

SoirNoussommesheureux.Nousavonsdéjeuné,nousnoussommesallongéssurlapelouse,puis,quandil a commencé à faire trop chaud, nous sommes rentrés manger de la glace pendant que TomregardaitleGrandPrix.Evieetmoiavonsjouéavecdelapâteàmodeler,etellearéussiàenavalerdesquantités.Jepenseàcequisepasseauboutdelarueetjemedisquej’aibeaucoupdechance,quej’ai obtenu tout ce que je désirais. Quand j’observe Tom, je lui suis reconnaissante de m'avoirtrouvée,que j’aieété làpour le sauverdecette femme.Elleaurait finipar le rendre fou, j’en suispersuadée.Ellel’auraitécrasé,elleenauraitfaitunautrehomme,unhommequin’auraitpasétélui.TomestmontéavecEvieluidonnerlebain.J’entendssescrisderavissementd’enbas,etjesourisànouveau–un sourirequiaàpeinequittémes lèvresde la journée. Je fais lavaisselle, je range lesalon,etjeréfléchisaudîner.Ondevraitmangerléger.C’estdrôle,ilyaquelquesannées,j’auraisdétesté l’idée de rester à lamaison et de faire la cuisine pourmon anniversaire,mais, désormais,c’estparfait,c’estpilecequ’ilfaut.Noustrois,toutsimplement.Je ramasse les jouets d’Evie, étalés un peu partout sur le sol du salon, et je les remets dans leurcoffre.J’aihâtedelacouchertôt,cesoir,etd’enfilerl’ensemblequeTomm’aacheté.Lesoleilnesecouchera pas avant plusieurs heures, mais j’allume les bougies sur le manteau de la cheminée etj’ouvrelasecondebouteilledemerlotpourlaisserrespirerlevin.C’estalorsque,penchéeau-dessusducanapépour fermer les rideaux, j’aperçoisune femme, lementonbaissé contre lapoitrine, qui

Page 73: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

descendprécipitammentlaruesurletrottoiropposé.Ellenelèvepaslesyeux,maisc’estelle, j’ensuissûre.Jemepencheunpeupluspourmieuxl’examiner,maisjen’aipasunebonnevued’icietelleadéjàdisparu.Jemeretourne,prêteàfoncersurlaported’entréepourlapourchasserdanslarue,maisTomsetientenbasdel’escalier,avecEviedanslesbras,enveloppéedansuneserviettedebain.—Çava?demande-t-il.Qu’est-cequ’ilya?—Rien,dis-jeenfourrantlesmainsdansmespochespourqu’ilnelesvoiepastrembler.Iln’yarien.Riendutout.

Page 74: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche21juillet2013

Matin

Jemeréveillelatêteempliedelui.Çan’apasl’airvrai,riennemesembleréel.J’ailapeauquipicote.J’aimeraistellementboireunverre,maisjenepeuxpas.Ilfautquejegardelesidéesclaires.PourMegan.PourScott.Hier, j’aifaituneffort.Jemesuis lavélescheveuxetmaquillée.J’aiporté leseul jeanquimevaencore, une tunique en coton imprimé et des sandales à petit talon. Ce n’était pas trop mal. Jen’arrêtaispasdemerépéterquec’étaitridiculedemesoucierdeça,parcequeladernièrechosequidevaitintéresserScott,c’étaitmonapparence,maisjen’aipaspum’enempêcher.C’étaitlapremièrefoisquej’allaislerencontrer,c’étaitimportantpourmoi.Plusqueçan’auraitdû.J’aipris le trainquipartait d’Ashburyversdix-huitheures trente, et je suis arrivéeàWitneypeuaprèsdix-neufheures.J’aifaitmontrajethabituellelongdeRoseberryAvenueetàcôtédupassagesouterrain,mais,cette fois, jen’aipas levé lesyeux, jen’aipaspu.J’aipressé lepasauniveaudunumérovingt-trois,lamaisondeTometAnna,mentonbaisséetlunettesdesoleilsurlenez,enpriantpourqu’ilsnemevoientpas.Dehors,c’étaitcalme,iln’yavaitpersonne,justequelquesvoituresquiroulaientlentemententrelesrangéesdevéhiculesgarésdesdeuxcôtés.C’estunepetiteruetranquille,ordonnée,oùviventbeaucoupdejeunesfamilles;versdix-neufheures,ilsdoiventtousêtreàtable,ouinstalléssurlecanapé,lestout-petitscalésentrepapaetmaman,àregarderXFactor.Entrelenumérovingt-troiset lenuméroquinze, ilnedoitpasyavoirplusd’unecinquantaineousoixantaine de pas,mais ce trajet s’est étiré etm’a semblé durer une éternité ; j’avais les jambeslourdesetlepashésitantcommesij’étaisivre,commesijerisquaisdetrébuchersurletrottoir.Scottaouvertlaportepresqueavantquej’aiefinidefrapper,etj’avaisunemaintremblanteencoreen l’air lorsque je l’ai vu apparaître dans l’encadrement de la porte, dressé au-dessus de moi,emplissanttoutl’espace.—Rachel?a-t-ilditsanssourire,latêtebaisséepourm’observer.J’aiacquiescé.Ilm’atenduunemainquej’aiserrée,puisilm’afaitsigned’entrermais, l’espaced’uninstant,jen’aipasréagi.Ilmefaisaitpeur.Deprès,ilestimpressionnantphysiquement,grand,lesépauleslarges,lesbrasetletorsebiendessinés.Iladesmainsimmenses.J’aisongésoudainqu’ilpourraitmebroyer–mebroyerlanuque,lescôtes–sansbeaucoupd’effort.Jesuispasséedevantluipourallerdansl’entrée,monbrasaeffleurélesienetj’aisentilerougememonterauxjoues.Ilsentaitlatranspirationaigre,etsescheveuxbrunsétaientemmêléssursoncrâne,commes’ilnes’étaitpasdouchédepuisplusieursjours.C’estenarrivantdanslesalonquelasensationdedéjà-vum’afrappée,siviolemmentquec’enétaitpresque effrayant. Je reconnaissais la cheminée flanquéed’alcôves sur lemurdu fond, lamanièredontlalumièreentraitdepuislarueparlesraisdesstoresvénitiens;jesavaisque,sijemetournaisvers la gauche, je verrais une vitre, du vert, puis, au fond, la voie de chemin de fer. Je me suis

Page 75: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

retournéeet,oui,latabledelacuisine,lesportes-fenêtresderrièreet,dehors,unepelouseluxuriante.Jeconnaissaiscettemaison.J’avaislatêtequitournaitetjevoulaism’asseoir;j’airepenséàcetrounoir,samedi,àtoutescesheuresperdues.Cela ne voulait rien dire, évidemment. Je connais cettemaison,mais pas parce que j’y suis déjàvenue.Jelaconnaisparcequec’estexactementlamêmequelenumérovingt-trois:dansl’entrée,unescaliermèneàl’étageet,surladroite,ontrouvelesalon,quisefonddanslacuisine.Laterrasseetlejardinmesontfamilierscarjelesaivusdepuisletrain.Jenesuispasmontéeaupremier,maisjesaisque,sijel’avaisfait,jeseraisarrivéesurunpalieravecunegrandefenêtreàguillotine;sionpasseparcettefenêtre,onaccèdeaubalconimprovisé,surletoitdelacuisine.Jesaisqu’ilyauraiteudeux chambres, la chambre principale avec deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue, et unechambrepluspetite,aufond,au-dessusdujardin.Mais lefaitdeconnaîtrecettemaisonsur leboutdesdoigtsnesignifiepaspourautantquej’ysoisdéjàentrée.Cependant,jetremblaistoutdemêmequandScottm’aemmenéedanslacuisine.Ilm’aproposéduthé.Jemesuisassiseàlatable,enfacedesportes-fenêtres,etjel’airegardéfairebouillirdel’eau,lâcherunsachetdethédansunetasseetrenverserdel’eausurleplandetravailenmarmonnantdanssabarbe.Il régnaituneforteodeurdedésinfectantdanslapièce,maisScott lui-mêmeétaitdansunsale état.Une tache de sueur s’étalait dans le dos de sonT-shirt, son jean flottait sur ses hanches,commes’ilétaittropgrandpourlui.Jemesuisdemandédepuisquandiln’avaitpasmangé.Ilm’aapportématasse,puisilestallés’asseoirdel’autrecôtédelatable,enfacedemoi,lesmainscroiséesdevantlui.Lesilenceaduréunbonmoment,lourddansl’espacequinousséparait,danslapièceentière ; il résonnaitdansmesoreilles, j’aicommencéàavoir tropchaud,àmesentirmalàl’aise,etjenepensaisplusàrien.Jenesavaispascequej’étaisvenuefairelà.Maispourquoiétais-jevenue?Auloin,j’aientenduungrondementsourd–untrainquiarrivait.C’étaitrassurant,cebruitfamilier.—VousêtesuneamiedeMegan?a-t-ilfinipardire.Entendrecenomfranchirseslèvresm’amisunebouledanslagorge.J’aigardélesyeuxfixéssurlatable,lesdoigtsenroulésautourdematasse.—Oui.Jelaconnais…unpeu.Del’époqueoùelletenaitlagalerie.Ilm’observait,dansl’attente,pleind’espoir.J’aivulemuscledesamâchoiresecontracterquandilaserrélesdents.J’aicherchédesmotsquinevenaientpas.J’auraisdûmieuxmepréparer.—Vousavezeudunouveau?ai-jedemandé.Ilasoutenumonregardet,pendantuneseconde,j’aieupeur.J’avaisditcequ’ilnefallaitpas,çan’étaitpasmesaffaires,desavoirs’ilyavaitdunouveau.Ilallaitsefâcheretmedemanderdepartir.—Non,a-t-ilrépondu.Qu’est-cequevousvouliezmedire?Le train est passé lentement au fond du jardin, et j’ai tourné la tête en direction des rails. Jemesentaisétourdie,commesij’étaishorsdemoncorpsetquejepouvaismevoiragir.—VousavezditdansvotremessagequevousvouliezmedirequelquechoseausujetdeMegan.Savoixétaitdevenueuncranplusaiguë.J’aiprisunegrandeinspiration.J'étais terriblementmal.J'avaisconsciencequecequej’allaisexpliquerrisquaitdetoutempirer,etquecelaluiferaitdumal.—Jel’aivueavecquelqu’un.C’estsortitoutseul,abruptement,fort,sanspréparationetsanscontexte.Ilm’adévisagée.—Quand?Vousl’avezvuesamedisoir?Vousenavezparléàlapolice?—Non,c’étaitvendredimatin,ai-jedit.Sesépaulessesontaffaissées.

Page 76: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Mais…elleallaitbien,vendredi.Pourquoiest-ceimportant?Lemuscledesamâchoires’estcontractéànouveau,ils’énervait.—Vousl’avezvueavec…vousl’avezvueavecqui?Unhomme?—Oui,je…—Àquoiilressemblait?Ils’estlevéetsoncorpsm’abloquélalumière.—Vousenavezparléàlapolice?a-t-ilredemandé.—Oui,maisjenecroispasqu’onm’aitprisetrèsausérieux.—Pourquoi?—C’estjuste…jenesaispas…Jepensaisjustequevousdevriezêtreaucourant.Ils’estpenchéenavant,lesmainssurlatable,lespoingsserrés.—Qu’est-cequevousvoulezdire?Vousl’avezvueoù?Etqu’est-cequ’ellefaisait?J’aiprisuneautreinspiration.—Elleétait…dehors,danslejardin.Justelà.J’aidésignélapelouse.—Elle…jel’aivuedepuisletrain.Impossibled’ignorerl’expressiond’incrédulitésursonvisage.—JeprendsletrainpourLondresdepuisAshburytouslesmatins.Jepassetoujoursici.Jel’aivue,etelleétaitavecquelqu’un.Etce…cen’étaitpasvous.—Etcommentvoussavezça?Vendredimatin?Vendredi,laveilledesadisparition?—Oui.— Je n’étais pas là. J’étais en déplacement, à une conférence à Birmingham, et je suis rentrévendredisoir.Unpeudecouleurestalorsapparuetoutenhautdesesjoues;sonscepticismelaissaitplaceàautrechose.—Alorsvousl’avezvue,danslejardin,avecquelqu’un?Et…—Ellel’aembrassé,ai-jedit.Ilfallaitbienqueçafinisseparsortir.Ilfallaitquejeluidise.—Ilss’embrassaient.Ils’estredressé,lespoingsserréslelongdesoncorpstendu.Lestachesdecouleursursesjouessesontaccentuées,trahissantsacolère.—Jesuisdésolée,ai-jeajouté.Jesuisvraimentdésolée.Jesaisquec’estaffreuxàentendre…Ilalevéunemainpourmefairesigned’arrêter.Méprisant.Macompassionnel’intéressaitpas.Je sais ce que ça fait.Assise là, jeme souviens presque parfaitement de ce que j’ai ressenti à cemoment, assisedansmaproprecuisineàquatremaisonsd’ici, avecLara,monanciennemeilleureamie, installée en face de moi avec son nourrisson potelé qui se tortillait sur ses genoux. Je mesouviensquandellem’aditcombienelleétaitdésoléequemonmariages’écroule,etquandj’aiperdumonsang-froiddevantsesplatitudes.Ellenecomprenaitrienàmasouffrance.Jeluiaiditd’allersefairefoutreetellem’aditdenepasparlerainsidevantsonenfant.Jenel’aipasrevuedepuiscejour-là.—Àquoiressemblait-il,cethommequevousavezvu?ademandéScott.Ilmetournaitledosàprésent,ilregardaitdanslejardin.—Il étaitgrand,plusgrandquevous,peut-être.Lapeauplus sombre. Jecroisqu’il estpeut-êtreasiatique,indien,quelquechosecommeça.—Etilss’embrassaient,là,surlapelouse?

Page 77: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Oui.Ilapousséunlongsoupir.—Bonsang!j’aibesoind’unverre.Ils’esttournéversmoi.—Vousvoulezunebière?Oui, jemourais d’envie de boire,mais j’ai refusé. Je l’ai regardé prendre une bouteille dans lefrigo,l’ouvrir,etprendreunelonguegorgée.Jepouvaispresquesentirleliquidefraiscoulerdansmagorge,j’avaislamaindouloureusetantj’avaisenviedetenirunverre.Scotts’estappuyécontreleplandetravail,latêtebaisséepresquejusqu’àtouchersontorse.J’étaisauplusmal. Jene l’avaispasaidé, j’avais simplementaggravésonétat–et sadouleur. Jem’immisçaisdanssapeine,et j’avais tort.Jen’aurais jamaisdûaller levoir.Jen’aurais jamaisdûmentir.Évidemmentquejen’auraisjamaisdûmentir.Jem’apprêtaisàmeleverquandilareprislaparole:— Peut-être… je ne sais pas. Ça pourrait être une bonne chose, non ? Ça pourrait vouloir direqu’ellevabien.Qu’elles’estjuste…Ilaeuunpetitriresansjoie.—Qu’elles’estjusteenfuieavecquelqu’un.Dudosdelamain,ilaessuyéunelarmequicoulaitsursajoue,etmoncœurs’estserrétrèsfort.—Maisletruc,c’estquejen’arrivepasàcroirequ’ellenem’auraitpasappelé.Ilmefixaitcommesijepossédaistouteslesréponses,commesijepouvaissavoir.—Ellem’appellerait,non?Elledevrait sedouterdemonétatdepanique,de…dedésespoir.Cen’estpaselle,d’êtreaussirancunière,si?Ilmeparlaitcommeàquelqu’unàquiilpouvaitfaireconfiance–commeàl’amiedeMegan–etjesavais que ce n’était pas bien, mais ça me faisait plaisir. Il a repris une gorgée de bière et s’estretourné vers le jardin. J’ai suivi son regard jusqu’à une petite pile de pierres appuyée contre legrillage, un début de jardin de rocaille abandonné depuis longtemps. Il a levé la bouteille à mi-hauteurdesaboucheavantd’interrompresongeste.Ils’esttournéversmoi.—VousavezvuMegandepuisletrain?a-t-ildemandé.Alorsvous…vousavezjustejetéunœilparlafenêtreet,commeparhasard,elleétaitlà,cettefemmequevousconnaissez?L’atmosphèredanslapièceachangé.Iln’étaitplustrèssûrdesavoirsij’étaisunealliée,s’ilpouvaitsefieràmoi.Uneombrededouteatraversésonvisage.—Oui,je…jesaisoùellehabite,ai-jedit,etj’airegrettécesmotsdèsl’instantoùilsontquittémeslèvres.Oùvoushabitez,jeveuxdire.Jesuisdéjàvenue.Ilyalongtemps.Alors,parfois,enpassant,jeregardesijelavois.Ilmedévisageait,etj’aisentilerougememonterauxjoues.—Elleétaitsouventdehors.Ilaposésabouteillevidesurleplandetravail,puisilafaitquelquespasversmoiets’estassisàlatable,surlachaiseàcôtédelamienne.—Alorsvouslaconnaissiezplutôtbien?Enfin,assezbienpourveniràlamaison?Jesentaislesangcognerdansmestempesetlatranspirations’accumulerdanslebasdemondos,lanauséegrisantedel’adrénaline.Jen’auraispasdûdireça,jen’auraispasdûcompliquerencoremonhistoire.—Justeunefois,maisje…jesaisoùsetrouvelamaisonparcequejenevivaispastrèsloind’ici,avant.Ilalevéunsourcil.

Page 78: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Auboutdelarue.Auvingt-trois.Ilaacquiescélentement.—Watson…Alors,quoi,vousêtesl’ex-femmedeTom?—Oui.J’aidéménagéilyadeuxans.—MaisvousalliezquandmêmevoirMeganàlagalerie?—Detempsentemps.—Etquandvouslavoyiez,est-cequevous…est-cequ’ellevousparlaitdechosespersonnelles,demoi?Ilavaitlavoixrauque.—Oudequelqu’und’autre?J’aisecouélatête.—Non,non,c’étaitsimplement…histoiredepasserletemps,voussavez.Ilyaeuunlongsilence.Lapiècem’asembléseréchaufferbrusquement,etl’odeurdedésinfectanta surgi de tous côtés. Jeme suis soudain sentie faible.Àma droite se dressait une petite table oùétaientposéesdesphotosdansdescadres.Megansouriaitgaiement,commepourm’accuser.—Jedevraisyaller,ai-jedit.Jevousaisuffisammentdérangé.J’aicommencéàmelever,maisilatenduunbraspourm’attraperparlepoignet,sesyeuxrivéssurmonvisage.—Nepartezpastoutdesuite,a-t-ilsoufflé.Je ne me suis pas levée, mais j’ai retiré ma main de la sienne ; ça me donnait la sensationinconfortabled’êtreprisonnière.— Cet homme, a-t-il repris, l’homme avec qui vous l’avez vue, vous pensez pouvoir lereconnaître?Sionvouslemontrait?Jenepouvais pas lui répondreque je l’avais déjà identifié pour le comptede la police.La seuleraisonquej’avaisdel’avoircontacté,c’étaitquelapolicen’étaitpascenséeavoirprismonhistoireausérieux.Sijeluiavouaislavérité,saconfiances’évanouirait.Alorsj’aiencorementi.—Jen’ensuispassûre…maispeut-être,oui.J’aiattenduuninstantavantdepoursuivre:—Danslesjournaux,j’ailuuneinterviewd’unamideMegan,uncertainRajesh.Jemedemandaissi…Scottsecouaitdéjàlatête.—RajeshGujral?Çam’étonnerait.C’estundesartistesquiexposaientàlagalerie.C’estuntypeplutôtgentilmais…ilestmarié,iladesenfants.Commesiçaempêchaitquoiquecesoit.—Attendezuneseconde,a-t-ilditenserelevant.Jecroisqu’onaunephotodeluiquelquepart.Il adisparuà l’étage.Mesépaules se sont affaisséeset jemesuis renducompteque,depuismonarrivée, j’étais figéepar le stress. J’ai ànouveau regardé les cadres avec leurs clichés :Meganenrobed’étésuruneplage;ungrosplansursonvisage,sesyeuxd’unbleuprofond.RienqueMegan.Pasdephotosd’euxdeuxensemble.Scottestréapparuetm’amontréundépliant.C’étaitunprospectuspouruneexpositionàlagalerie.Ill’aretourné.—Là,c’estRajesh.Unhommesetenaitprèsd’unepeintureabstraiteauxcouleursvives:ilétaitplusâgé,petitettrapuavecunebarbe.Cen’étaitpasl’hommequej’avaisvu,celuiquej’avaisdésignéàlapolice.—Cen’estpaslui,ai-jedit.

Page 79: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Scottétaitdeboutàcôtédemoi,étudiantlepapier,puisils’estretournébrusquementpourressortirde la pièce et remonter l’escalier. Quelques instants plus tard, il est revenu avec son ordinateurportableets’estrassisàlatabledelacuisine.—Jecrois…a-t-ilcommencéenouvrantlamachinepourl’allumer.Jecroisquejepeux…Puis il est resté silencieux, et je l’ai observé, le visage très concentré, lemuscle de samâchoirecrispé.—Meganvoyaitunpsy,m’a-t-ilexpliqué.Ils’appelle…Abdic.KamalAbdic.Iln’estpasasiatique,ilvientdeSerbie,oudeBosnie,quelquechosecommeça.Maisilalapeaumate.Deloin,ilpourraitpasserpourindien.Ilatapotésursonclavier.—Ilyaunsite,ilmesemble.J’ensuissûr.Jecroisqu’onyvoitunephoto…Ilatournél’ordinateurversmoipourmemontrerl’écran.Jemesuispenchéepourmieuxvoir.—C’estlui,ai-jeconfirmé.C’estlui,c’estcertain.Scottarefermésonportabled’uncoupsec.Pendantunlongmoment,iln’ariendit.Ilestrestéassis,lescoudessurlatable,lefrontappuyésurleboutdesesdoigts,lesbrastremblants.—Elleavaitdescrisesd’angoisse, a-t-il finipardire.Dumalàdormir, cegenredechose.Çaacommencél’andernier,jenesaisplusquandexactement.Ilparlaitsansmeregarder,commes’ilseparlaitàlui-même,commes’ilavaitcomplètementoubliémaprésence.—C’estmoiquiluiaisuggérédeconsulter.Jel’aiencouragéeàyallerparcequejen’arrivaispasàl’aider.Savoixs’estfêlée.—Jenepouvaispasl’aider.Etellem’aditqu’elleavaitdéjàeucetypedeproblèmesparlepassé,etqu’ilsfiniraientpars’enallerd’eux-mêmes,maisjel’ai…jel’aiconvaincued’allervoirunmédecin.Onluiarecommandécetype.Ilatoussotépours’éclaircirlagorge.—Lathérapieavaitl’airdeluifairedubien,elleétaitplusheureuse.Ilaeuunpetitriretriste.—Maintenant,jecomprendsmieuxpourquoi.J’aitenduunemainpourluitapoterlebras,ungestederéconfort,maisils’estécartébrusquementets’estlevé.—Vous devriez y aller, a-t-il repris.Mamère ne va pas tarder à revenir, elle n’arrive pas àmelaisserseulplusd’uneheureoudeux.Àlaporte,alorsquejem’apprêtaisàsortir,ilm’aattrapélebras.—Jevousaidéjàvuequelquepart?Uninstant,j’aisongéquejepourraisluirépondre:«Peut-être,oui.Vousm’avezpeut-êtrevueaupostedepolice,oulà,danslarue.J’étaislàsamedisoir.»J’aisecouélatête.—Non,jenepensepas.J’aimarchéverslagareaussivitequepossible.Àlamoitiéducheminenviron,jemesuisretournéepourregarderenarrière.Ilétaittoujourssurlepasdelaporte,àm’observer.

SoirJen’arrêtepasd’allervoir si j’aidesnouveauxmessages,maispasdenouvellesdeTom.Laviedevait être tellement plus simple pour les alcooliques jaloux avant les e-mails, les textos et lestéléphonesportables,avantl’èredel’électroniqueettouteslestracesquecelalaisse.

Page 80: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Aujourd’hui,iln’yavaitpresquerienausujetdeMegan.Onestdéjàpasséàautrechose,etlauneétaitconsacréeàlacrisepolitiqueenTurquie,lafillettedequatreansmutiléepardeschiensàWigan,etladéfaitehumiliantedel’équipedefootd’AngleterrecontrecelleduMonténégro.OnadéjàoubliéMegan,etçanefaitqu’unesemainequ’elleadisparu.Cathym’a invitée à déjeuner. Elle était toute perdue :Damien est parti rendre visite à samère àBirmingham,etellen’apasétéconviée.Çafaitpresquedeuxansqu’ilssortentensemble,maisellenel’atoujourspasrencontrée.OnestalléesauGiraffe,surHighStreet,unrestaurantquejedéteste.Unefoisqu’onnouseutinstalléesaumilieud’unepiècequivibraitdeshurlementsdesmoinsdecinqans,Cathys’estmiseàmeposerdesquestions.Elleétaitcurieusedesavoiroùj’étaishiersoir.—Tuasrencontréquelqu’un?a-t-elledemandé,lesyeuxbrillantsd’espoir.C’était assez touchant. J’ai presquedit oui, parce que, après tout, c’est la vérité,mais c’était plussimpledementir.Jeluiaiditquej’étaisalléeàuneréuniondesAlcooliquesanonymesàWitney.—Oh,a-t-ellecommenté.Gênée,elleaplongélesyeuxdanssasaladegrecqueflasque.—J’aicruquetuavaisfaitunepetiterechute.Vendredi.—Oui.Çanevapasêtredetoutrepos,tusais,Cathy,ai-jerépondu.Je me sentais très mal, parce qu’elle donnait vraiment l’impression de se préoccuper de monsevrage.—Maisjefaisdemonmieux.—Situasbesoin,jenesaispas,quejet’accompagne…—Paspourl’instant.Maismerci.—Onpourraitpeut-êtrefairequelquechosed’autreensemble,commealleràlasalledesport?J’aiéclatéderirepuis,quandj’aicomprisqu’elleétaitsérieuse,jeluiaiditquej’yréfléchirais.Elle vient de sortir –Damien a appelé pour dire qu’il était rentré de chez samère, alors elle estpartieleretrouver.J’aienviedeluifaireuneremarque(«Pourquoitucourslerejoindrechaquefoisqu’iltesiffle?»),maisjenesuispaslamieuxplacéepourdonnerdesconseilsenmatièred’histoiresdecœur–nidequoiquecesoitd’autre,d’ailleurs–etpuisj’aienvied’unverre(j’ypensaisdepuislemomentoùons’estassisesauGiraffe,quandleserveurboutonneuxnousademandésionvoulaitunverredevinetqueCathyarépondutrèsfermement«non,merci»).Alorsjemecontentedeluifaireunsignedelamainquandelles’enva,puisjesenslefrissond’anticipationhabituelfrémirsurmapeautandisquejerepousselespenséespositives(«Nefaispasça,tuessibienpartie»).Jesuisentraind’enfilermeschaussurespourallerfaireuntouràl'épiceriequandmontéléphonesonne.Tom.C’est forcémentTom. Je sors le portable demon sac, je regarde l’écran etmon cœur tambourinedansmapoitrine.—Allô?Unsilence.Jedemande:—Çava?Aprèsunecourtepause,Scottrépond:—Oui,oui.Çava.J’appelaisjustepourvousremercier,pourhier.D’avoirprisletempsdemeteniraucourant.—Oh,cen’étaitrien.Vousn’étiezpasobligéde…—Jevousdérange?—Non,pasdutout.Encoreunsilencedel’autrecôtédelaligne,alorsjerépète:—Pasdutout.Vous…Est-cequ’ils’estpasséquelquechose?Vousavezparléàlapolice?

Page 81: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—L’agentquimetientaucourantdesévolutionsdel’enquêteestvenucetaprès-midi.Lesbattementsdemoncœurs’accélèrent.—L’inspectriceRiley.JeluiaiparlédeKamalAbdic.Jeluiaiditqueçavalaitpeut-êtrelecoupdeluiparler.—Vous…vousluiavezditquenousavionsdiscuté?J’ailabouchecomplètementsèche.—Non.Jepensaisque…Jenesaispas.Jepensaisqueceseraitmieuxsij’avaistrouvésonnomtoutseul.J’aidit…Jesaisquec’estunmensonge,maisj’aiditquejem’étaiscreusélatêtepourmettreledoigtsurundétailsignificatif,etquej’avaissongéqueçapourraitêtreintéressantdeparleràsonpsy.J’aiditqueleurrelationm’avaitdéjàpréoccupéparlepassé.J’arrivedenouveauàrespirer.—Etqu’est-cequ’elleadit?—Elleaditqu’ilsluiavaientdéjàparlé,maisqu’ilsallaientrecommencer.Ellem’aposéuntasdequestionspoursavoirpourquoijenel’avaispasmentionnéavant.Elleest…jenesaispas.Jeneluifaispasconfiance.Elleestcenséeêtredemoncôté,mais,chaquefois,j’ail’impressionqu’elleveutfourrersonnezpartout,commesielleessayaitdemeprendreenfaute.C’estbête,maisçame faitplaisirqu’ilne l’aimepasnonplus : c’estunautrepointcommun,unautrelientisséentrenous.—Bref, je voulais juste vous diremerci. Dem’avoir contacté. Et puis, c’était…Ça va semblerétrange,maisc’étaitagréabledediscuteravecquelqu’un…quelqu’undontjenesuispasproche.J’aieul’impressionqueçamepermettaitdepenserplusrationnellement.Aprèsvotredépart,jen’arrêtaispasderepenseràlapremièrefoisqueMeganestalléelevoir–Abdic–etàcommentelleétaitenrevenant.Elleavaitquelquechosed’inhabituel,unelégèreté.Ilexpirebruyamment.—Jenesaispas.Peut-êtrequecen’estquemonimagination.Jeretrouvelesentimentquej’avaishier,qu’iln’estdéjàplusentraindemeparler,àmoi,maisqu’ilparle,toutcourt.Jenesuisplusqu’uneoreilleattentive,etçameconvient.Jesuiscontentedeluiêtreutile.—J’ai encorepassé la journée à fouiller dans les affairesdeMegan. J’avaisdéjà retournénotrechambreettoutelamaisonunebonnedemi-douzainedefois,àlarecherchedumoindreindicequantàl’endroitoùellepourraitêtre.Quelquechosequiviennedelui,peut-être.Maisrien.Pasd’e-mails,pasdelettres,rien.J’aipenséàlecontacter,maissoncabinetestferméaujourd’hui,etjen’arrivepasàtrouverunnumérodetéléphoneportable.—Vousêtessûrquec’estunebonneidée?jedemande.Jeveuxdire,vousnepensezpasquevousdevriezlaisserçaàlapolice?Jeneveuxpasfinirmaphraseàvoixhaute,maisonlepensesûrementtouslesdeux:cethommeestdangereux.Ou,entoutcas,ilpourraitl’être.—Jenesaispas,jenesaispasdutout.Ilyadanssavoixunenotededésespoirquifaitpeineàentendre,maisjen’aipasderéconfortàluioffrir.Sarespirationesttroprapideàl’autreboutdufil;ilalesoufflecourt,commes’ilavaitpeur.J’aienviedeluidemanders’ilaquelqu’unpourluitenircompagnie,maisjenepeuxpas:çaseraitmalcompris,commesijeluifaisaisdesavances.—J’aicroisévotreex,aujourd’hui,reprend-il.Lespoilsdemesbrassedressent.—Ah?

Page 82: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Oui,jesuissortiprendrelejournaletjel’aivudanslarue.Ilm’ademandécommentj’allais,etsij’avaisdesnouvelles.—Ah,dis-jeencore.C’esttoutcequejeparviensàprononcer,lesmotsneseformentpasdansmabouche.Jeneveuxpasqu’il discute avec Tom. Tom sait que je ne connais pas Megan Hipwell. Tom sait que j’étais àBlenheimRoadlesoirdesadisparition.—Jen’aipasparlédevous.Jene…vousvoyez.Jenesaispassij’auraisdûluidirequ’ons’étaitrencontrés.—Non,jenepensepas,enfin,jenesaispas.Ceseraitpeut-êtrebizarre.—D’accord.Aprèsça,unlongsilences’installe.J’attendsquemoncœursecalme.Aumomentoùjecroisqu’ilvaraccrocher,ilmedemande:—Elleneparlaitjamaisdemoi,alors?—Biensûr…biensûrquesi.Enfin,onnebavardaitpassisouventquecela,mais…—Maisvousêtesvenueàlamaison.Megann’invitepresquejamaissesamisàpasser.Elleesttrèsréservée,ellenepartagepassonespacepersonnelavecbeaucoupdegens.Jechercheunebonneraison.Jeregrettedeluiavoirditquej’étaisvenue.—J’étaisjustepasséeluiemprunterunlivre.—Ahbon?Il neme croit pas. Elle ne lit pas. Je repense à leurmaison, et il n’y avait pas de livres sur lesétagères.—Quelgenredechoseselledisait?Àmonsujet?—Euh,elleétaittrèsheureuse.Avecvous,jeveuxdire.Dansvotrecouple.Toutenparlant, jemerendscomptequec’estunpeubizarre,commephrase,maisjenepeuxpasêtreplusprécise,alorsj’essaiedemerattraper:—Pourêtrehonnête,leschosesn’allaientvraimentpasbienentremonmarietmoi,àcetteépoque,alorsc’étaitsurtouthistoiredecomparernosrelations.Elles’illuminaitdèsqu’elleparlaitdevous.Quelclichéridicule.—Ahoui?Ilnesemblepasl’avoirremarqué,etilyamaintenantunetouchedenostalgiedanssonton.—Çafaitplaisiràentendre.Ilsetait,etj’entendssarespirationsaccadéeàl’autreboutdelaligne.—Ona…onaeuunedisputeterrible,dit-ilalors.Lesoiroùelleestpartie.Jenesupportepasdepenserqu’elleaitpum’envouloirquand…Savoixs’éteint.— Je suis sûre qu’elle ne vous en a pas voulu longtemps. Dans un couple, on se dispute, c’estcommeça.Onsedisputetoutletemps.—Maisc’étaitunegrossedispute,affreuse,etjenepeuxpas…J’ail’impressionquejenepeuxpasenparleràquiquecesoitparceque,sinon,onvameregardercommesij’étaiscoupable.Savoixachangé:désormais,elleparaîthantée,lourdedeculpabilité.—Jenemesouvienspasdecommentçaacommencé,continue-t-il.Surlecoup,jenelecroispas,puisjerepenseàtouteslesdisputesquej’aioubliéesetjememordslalangue.

Page 83: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Letonestmonté.J’aiététrès…j’aiétécruelavecelle.Unconnard.Unvraiconnard.Elleétaittrès affectée, alors elle estmontéemettre des affaires dans un sac. Je ne sais pas quoi exactementmais,plustard,j’airemarquéquesabrosseàdentsavaitdisparu,c’estcommeçaquej’aisuqu’ellenecomptaitpasrentrer.J’aicru…jemesuisditqu’elleavaitdûpartirpasserlanuitchezTara.Ellel’avaitdéjàfaitunefois.Justeune.Cen’estpascommesiçaarrivaittoutletemps.«Jeneluiaimêmepascouruaprès.Unenouvelle fois, je suis frappéepar cette impressionqu’ilnemeparlepasvraiment,non, il seconfesse.Ilestassisd’uncôtéduconfessionnalet,moi,jesuisdel’autrecôté,sansvisage,invisible.—Jel’ailaisséepartir.—Etc’étaitsamedisoir?—Oui.C’estladernièrefoisquejel’aivue.Untémoinl’avue(ouavu«unefemmecorrespondantàsadescription»)sedirigerverslagaredeWitneyversdix-neufheurestrente,c’estcequej’ailudanslesarticlesdesjournaux.C’estladernièrepersonneàl’avoirvue.Personnenesesouvientdel’avoirvuesurlequaioudansletrain.Iln’yapasdecaméradesurveillanceàWitney,et lescamérasàCorlyne l’ontpasnonplussur leursbandes,mais,d’aprèslesarticles,celaneprouverienparcequ’ilya«d’importantsanglesmorts»danscettegare.—Etquelleheureétait-ilquandvousavezessayédelacontacter?jedemande.Unautrelongsilence.—Je…jesuisalléaupub.LeRose,vousvoyezlequel,aucoindeKinglyRoad?J’avaisbesoindeme reprendre, de remettre de l’ordre dansmes idées. J’ai bu deux pintes, puis je suis rentré à lamaison.C'étaitunpeuavantvingt-deuxheures. Jecroisque j’espéraisqu’entre-tempselle se seraitcalmée,etqu’elleseraitrentrée.Maisellen’étaitpaslà.—Alorsilétaitenvironvingt-deuxheuresquandvousavezessayédel’appeler?—Non.Savoixestàpeineplusaudiblequ’unmurmure,àprésent.—Non,j’aiencorebuuneoudeuxbièresàlamaison,j’airegardéunpeulatélé,etpuisjesuisallémecoucher.Jerepenseàtouteslesdisputesquej’aieuesavecTom,toutesleschosesaffreusesquejepouvaisluidirequandj’avaistropbu,touteslesfoisoùjesuispartieenclaquantlaporteetenluihurlantquejenevoulaisplusjamaislerevoir.Malgrétoutcela,ilnemanquaitjamaisdem’appeler,dem’aideràmecalmer,demecajolerpourquejerentreàlamaison.—Jem’imaginaisqu’elleétaitavecTara,danssacuisine,voussavez,àluiraconterquelsaleconj’étais.Alorsj’ailâchél’affaire.Ila« lâché l’affaire».Àentendre ladureté, l’indifférencedecettephrase,çanemesurprendpasqu’iln’enaitparléàpersonne.D’ailleurs,çamesurprendqu’ilm’enparle,mêmeàmoi.Cen’estpasleScottquej’imaginais,leScottquejeconnaissais,celuiquisetenaitderrièreMegansurlebalcon,sesgrandesmainsposéessurlesfinesépaulesdesafemme,prêtàlaprotégerdetout.Jem’apprêteàraccrocher,maisScottn’apasfini.—Jemesuisréveillétôt.Jen’avaispasdemessagesurmaboîtevocale.Jen’aipaspaniqué,j’enaijuste déduit qu’elle devait être avec Tara et qu’ellem’en voulait encore. Je l’ai appelée et je suistombé sur son répondeur, mais je n’ai toujours pas paniqué. Je me suis dit qu’elle devaitprobablement encore dormir, ou qu’elle m’ignorait. Je n’ai pas trouvé le numéro de Tara, maisj’avaissonadressesurunecartedevisitesurlebureaudeMegan.Alorsj’aiprislavoitureetjesuisallélà-bas.

Page 84: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jemedemandepourquoiilaressentilebesoind’allerjusquechezTaras’iln’étaitpasinquiet,maisjeneveuxpasl’interrompre.Jelelaisseparler.—Jesuisarrivéunpeuaprèsneufheures.Taraamisdutempsàvenirm’ouvriret,unefoislà,ellea eu l’air vraiment surprise de me voir. De toute évidence, j’étais la dernière personne qu’elles’attendaitàtrouversurlepasdesaporteàcetteheure-là,etc’estlàquej’aisu…C’estlàquej’aisuqueMegann’étaitpaslà.Etquej’aicommencéàpenser…Quej’aicommencé…Savoixs’étrangledanssagorgeetj’aihonted’avoirdoutédelui.—Ellem’aditqueladernièrefoisqu’elleavaitvuMegan,c’étaitàleurcoursdePilatesdevendredisoir.Etlà,j’aicommencéàpaniquer.Après avoir raccroché, je songe que, pour quelqu’un qui ne le connaîtrait pas, quelqu’un quin’auraitpasvulamanièredontilsecomportaitavecellecommej’aipulevoir,beaucoupdecequ’ilm’aditnesembleraitpastoutàfaitvrai.

Lundi22juillet2013MatinJ’ailesidéesembrouillées.Aprèsunsommeilprofondmaispleinderêvescettenuit,j’aidumalàme réveiller complètement.Les hautes températures sont de retour et il fait une chaleur étouffantedansletrain,mêmes’iln’estqu’àmoitiépleinaujourd’hui.Jemesuislevéeenretardcematinetjen’aipaseu le tempsde regarder les infos sur Internetavantdequitter lamaison,nideprendreunjournalsurlechemin,alorsj’essaiedemeconnecterausitedelaBBCavecmontéléphone,maisiln’arrivepasàcharger,jenesaispaspourquoi.ÀNorthcote,unhommeavecuniPadmonteàbordets’assoitàcôtédemoi.Luin’aaucunproblèmeàallervoirlesdernièresnewsetarrivesansdélaisurlesiteduDailyTelegraph.Là,jevoisletitredutroisièmearticledelapage,étaléengrandeslettresengras:DISPARITIONDEMEGANHIPWELL:UNHOMMEENÉTATD’ARRESTATION.Une telle paniqueme prend que j’en oublie la bienséance et que jeme penche pourmieux voir.L’hommemeregarde,offusqué,presqueeffrayé.—Désolée,dis-je.Jelaconnais.Lafemmedisparue,jelaconnais.—Oh,commec’estaffreux,dit-il.C’estunhommed’âgemoyen,élégammentvêtu,etquis’exprimebien.—Voulez-vouslirel’article?—Oui,s’ilvousplaît.Jen’arrivepasàaccéderausiteavecmonportable.Ilmesouritgentimentetmetendsatablette.Jetapoteletitreetl’articleapparaît.«Unhommedetrente-sixansaété interpelléenlienavecladisparitiondeMeganHipwell,unehabitantedeWitneydevingt-neufansportéedisparuedepuislesamedi13juillet.Lapolicen’apasétéenmesuredeconfirmers’ils’agitdeScottHipwell,lemarideMeganHipwell,quiaétéplacéengardeàvuevendredi.Unporte-paroledelapoliceafaitunedéclarationcematin:“Nouspouvonsconfirmerl’arrestationd’unhommeenlienavecladisparitiondeMegan.Aucunechargenepèsepourl’instantcontrelui.NouscontinuonsderechercherMegan,etnousfouillonsencemomentmêmeunlogementquenoussoupçonnonsêtreunescènedecrime.”»

Letrainpassedevantlamaisonet,pourunefois,ilnes’estpasarrêtéaufeu.Jemetournevivementvers lavitre,maisc'est trop tard.Lenuméroquinzeadéjàdisparu. J’ai lesmainsqui tremblentenrendantl’iPadàsonpropriétaire.Ilsecouelatête,l’airtriste.—Jesuisdésolé.—Ellen’estpasmorte,dis-jed’unevoixrauque.

Page 85: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Je n’arrive même pas à me croire moi-même. Des larmes me piquent les yeux. J’étais dans samaison.J’étaislà.Jemesuisassiseenfacedelui,àcettetable,jel’airegardédanslesyeux,etj’aisentiquelquechose.Jerepenseàcesmainsimmensesetaufaitque,s’ilpeutmebroyer,moi,ilauraitpul’anéantir–minusculeMegan,fragileMegan.LesfreinscrissenttandisquenousapprochonsdelagaredeWitney,etjemelèvebrusquement.—Ilfautquej’yaille,dis-jeàl’hommeàcôtédemoiqui,malgrésasurprise,hochelatêted’unairgrave.—Bonnechance,dit-il.Jecours le longduquaietdans lesescaliers. Jevaisàcontre-courantdu flotdesgens,et je suispresquearrivéeenbasquandjetrébucheetqu’unhommes’écrie:—Attention!Mais je l’ignore,parceque j’ai leregardfixésur lerebordd’unemarche, l’avant-dernière. Ilyaune tache de sang. Jeme demande depuis combien de temps elle est là.Aurait-elle une semaine ?Serait-cemonsang?lesien?Est-cequ’ilyadusangdanslamaison,jemedemande,est-cequec’estpourçaqu’ilsl’ontarrêté?J’essaiederevoirlacuisine,lesalon.L’odeur:trèspropre,uneodeurdedésinfectant.Était-ceuneodeurd’eaudeJavel?Jenesaispas,jen’arriveplusàm’ensouvenir,toutcequejemerappelleclairement,c’estlatranspirationdanssondosetlesrelentsdebièredanssonhaleine.Je passe en courant devant le souterrain, je trébuche en tournant au coin de Blenheim Road. Jeretiensmarespirationtandisquejemeprécipitesurletrottoir,latêtebaissée,tropeffrayéepouroserlarelever.Pourtant,quandjem’yrésous,iln’yarienàvoir.PasdecamionnettegaréedevantchezScott,pasdevoituresdepolice.Est-cequ’ilsauraientdéjàfinidefouiller lamaison?S’ilsavaienttrouvéquelquechose, ilsyseraientsûrementencore ;çadoitprendredesheuresde toutexaminer,d’analyser chaque preuve. J’accélère encore.Quand j’arrive devant le numéro quinze, jem’arrêtepourreprendremonsouffle.Lesrideauxsonttirés,aurez-de-chausséeetàl’étage.Ceuxdesvoisinsfrémissent:onm’observe.Jem’avancesurleseuildelaporte,unemainlevée.Jenedevraispasêtreici.Jenesaispascequejefaislà.Jevoulaisjustevoir.Jevoulaissavoir.Uninstant,jesuistirailléeentremondésird’allercontremoninstinctetdefrapperàlaporte,etmonenviedetournerlestalons.Jefaisdemi-tour,etc’estàcemomentquelaportes’ouvre.Avantquej’aieletempsdebouger,sesmainssurgissent, ilm’agrippel’avant-brasetmetireverslui. Ses lèvres ne forment plus qu’une lignemenaçante, et il a les yeux fous. Il est désespéré. Lafrayeuretl’adrénalinem’envahissent,etjevoislesténèbressurvenir.J’ouvrelabouchepourcrier,maistroptard,ilm'attirebrutalementàl’intérieuretclaquelaportederrièremoi.

Page 86: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Jeudi21mars2013

Matin

Jeneperdsjamais.Ildevraitlesavoir,ça.Jeneperdsjamaisàcegenredejeu.L’écran de mon téléphone est vierge. Obstinément, insolemment vierge. Pas de texto, pas d’appelmanqué.Chaquefoisquejeleregarde,j’ail’impressionderecevoirunegifle,etmacolèregranditencore.Qu’est-cequim’estarrivé,danscettechambred’hôtel?Qu’est-cequejemesuisimaginé?Quenousavionsuneconnexion,qu’ilyavaitunvrailienentrenous?Iln’ajamaiseul’intentiondes’enfuiravecmoi.Mais,l’espaced’uneseconde(plusd’uneseconde!),jel’aicru,etc’estçaquimerendvraimentfurieuse.J’aiétéridicule,crédule.Etils’estmoquédemoitoutdulong.S’ilcroitquejevaisresterlààpleurersurmonsort, ilsefourreledoigtdansl’œil.Jepeuxtrèsbienvivresanslui,aucunproblème,maisjenesupportepasdeperdre.Cen’estpasmoi.Çan’arienàvoiravecmoi.Onnemequittepas.C’estmoiquidécidequandpartir.Çamerendfolle,maisjenepeuxpasm’enempêcher.Jen’arrêtepasdereveniràcetaprès-midiàl’hôtel,derepenserencoreetencoreàcequ’ilm’adit,àcequeçam’afait.L’enfoiré.S’ilcroitquejevaismecontenterdedisparaîtresansunmot,ilseplante.S’ilnerépondpasbientôt,ce n’est plus sur sonportable que je vais appeler,mais directement chez lui. Je ne le laisserai pasm’ignorer.Pendantlepetitdéjeuner,Scottmedemanded’annulermonrendez-vouschezlepsy.Jenerépondspas.Jefaissemblantdenepasavoirentendu.—Davenousainvitésàdîner,ajoute-t-il.Çafaituneéternitéqu’onn’estpasalléslesvoir.Tunepeuxpasdéplacertonrendez-vous?Ilgardeuntonléger,commesic’étaitunedemandeanodine,maisjelesensquim’observe,ilalesyeuxbraquéssurmoi.Nousapprochonsdangereusementd’unedispute.—Jenepeuxpas,Scott,c’esttroptard,dis-jeprudemment.PourquoituneproposeraispasplutôtàDaveetKarendevenirdînericisamedi?L’idéededevoirrecevoirDaveetKarenceweek-endm’épuised’avance,mais ilvafalloirquejefassedescompromis.—Cen’estpastroptard,dit-ilenreposantsatassedecafésurlatabledevantmoi.Ilposeuninstantlamainsurmonépauleetconclut:—Annule,d’accord?Puisils’enva.À la seconde où la porte d’entrée se referme, j’attrape la tasse de café et je la jette violemmentcontrelemur.

Soir

Page 87: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jepourraismedirequ’ilnem’apasvraiment rejetée.Jepourraismepersuaderqu’ilessaie justed’agirdefaçonraisonnable,d’unpointdevuemoraletprofessionnel.Maisjesaisquecen’estpasvrai. Ou, en tout cas, ce n’est pas toute la vérité, parce que, quand on a suffisamment envie dequelqu’un,lamoralenefaitpaslepoids–etleprofessionnalismeencoremoins.Onferaittoutpouravoircettepersonne.Alors,c’estqu’iln’apassuffisammentenviedemoi.J’aiignorélesappelsdeScotttoutl’après-midi,jesuisarrivéeenretardàmonrendez-vous,etjesuisentréedirectementdanssoncabinetsansunmotàlaréceptionniste.Ilétaitinstalléàsonbureau,entraind’écrirequelquechose.Ilm’ajetéuncoupd’œilquandjesuisentrée,sansunsourire,puisilestrevenuàsespapiers.Jemesuiscampéedevantsonbureauetj’aiattenduqu’ilmeregarde.Çam’asembléprendreuneéternité.—Toutvabien?m’a-t-ilenfindemandé,etilsouriait,àprésent.Vousêtesenretard.Larespirationcoincéedanslagorge,jen’arrivaisplusàparler.J’aifaitletourdesonbureauetjemesuisappuyéedessus,etmajambeaeffleurésacuisse.Ilareculésachaise.—Megan,vousallezbien?J’aisecouélatête.Jeluiaitendulamainetill’aprise.—Megan,a-t-ilrépété,non.Jen’airiendit.—Vousnepouvezpas…Vousdevriezvousasseoir,a-t-ildit.Parlons-en.J’aisecouélatête.—Megan.Chaquefoisqu’ilrépétaitmonnom,ilnefaisaitqu’empirerleschoses.Ils’estlevépourfaireletourdesonbureau,pourmettredeladistanceentrenous.Ils’esttenuaumilieudelapièce.—Allons,a-t-ildit,lavoixprofessionnelle–brusque,même.Asseyez-vous.Jel’aisuivi jusqu’aumilieudelapièce, j’aiposéunemainsursatailleet l’autresursontorse.Ilm’asaisilespoignetsets’estéloigné.—Non,Megan.Vousnepouvezpas…nousnepouvonspas…Ils’estdétourné.—Kamal,ai-jedit,lavoixséductrice–etj’aidétestém’entendreainsi.Jet’enprie…—Ça…là.C’estdéplacé.C’estnormal,bienévidemment,mais…Jeluiaiditquejevoulaisêtreaveclui.— C’est un transfert, Megan, a-t-il dit. Ça arrive de temps en temps. Ça m’arrive à moi aussi,d’ailleurs.J’auraisdûabordercesujetladernièrefois.Jesuisdésolé.Alors j’ai eu enviedehurler.À l’entendre, ça semblait tellementbanal, tellement froid, tellementcommun.—Tuveuxdirequetuneressensrien?ai-jedemandé.Tuveuxdirequec’estmoiquiimaginetoutça?Ilasecouélatête.—Megan,jen’auraisjamaisdûlaisserleschosesalleraussiloin.Jemesuisrapprochéedelui,j’aimislesmainssurseshanchespourlefairepivoterversmoi.Unenouvellefois,ilm’aattrapée,etseslongsdoigtssesontreferméssurmespoignets.—Jepourraisperdremontravail,a-t-ildit,etc’estlàquejemesuisvraimenténervée.Jemesuisécartée,commeenragée.Ilaessayédemeretenir,maisenvain.Jeluiaihurlédessus,jeluiaiditquejen’enavaisrienàfoutredesonputaindeboulot.Ilessayaitdemecalmer–ildevaits’inquiéter de ce qu’allaient penser la réceptionniste ou les autres patients. Il m’a attrapée par les

Page 88: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

épaules, ses pouces se sont enfoncés dans la chair en haut demes bras, et ilm’a ordonné demecalmer, d’arrêter d’agir commeune enfant. Ilm’a secouée très fort ; l’espaced’un instant j’ai cruqu’ilallaitmegifler.Jel’aiembrassésurlaboucheetj’aimordusalèvreinférieureaussifortquej’aipu;j’aisentilegoûtdusangsurmalangue.Ilm’arepoussée.J’aipassétoutlecheminduretouràconcoctermavengeance.J’airéfléchiàtoutcequejepourraisluifaire.Jepourraislefairevirer,oupire.Maisjen’enferairien,jel’apprécietroppourça.Jeneveux pas lui faire de mal. Ce n’est même plus tant le fait d’avoir été rejetée qui me dérange,maintenant.Cequimedérange,c'estquejen’aipaspufinirderacontermonhistoire,etjenepeuxpasrecommencerdepuisledébutavecquelqu’und’autre,c’esttropdifficile.Etmaintenant,jen’aipasenviederentrerparcequejenesaispascommentjevaisexpliqueràScottlesbleussurmesbras.

Page 89: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Lundi22juillet2013

Soir

E t maintenant, j’attends. C’est insoutenable, cette incertitude, la lenteur avec laquelle tout estdestinéàsemouvoir.Maisiln’yariendeplusàfaire.J’avaisraison,cematin,quandj’aisenticeteffroi.Maisj’ignoraisdequoijedevaisavoirpeur.Pas de Scott.Quand ilm’a attirée à l’intérieur, il a dû voir la terreur dansmes yeux, car ilm’apresqueaussitôt lâchée.Avecsesyeuxfousetsescheveuxenbataille, ilasembléserecroquevillerpouréchapperàlalumière.—Qu’est-ce que vous faites là ? Il y a des photographes et des journalistes partout autour de lamaison.Jenepeuxpaslaissern’importequivenirchezmoi.Ilsvontraconter…ilsessaieront…Ilsferonttoutpouravoirdesimages,pourpouvoir…—Iln’yapersonnedehors,ai-jedit.Pourêtrehonnête, jen’avaispasvraiment regardé. Ilauraitpuyavoirdes journalistes tapisdansleursvoitures,àl’affûtdumoindremouvement.—Qu’est-cequevousfaiteslà?a-t-ilrépété.—J’ai appris lanouvelle…C’était dans le journal cematin. Jevoulais juste savoir…Est-cequec’estlui?l’hommequ’ilsontarrêté?Ilahochélatête.—Oui.Tôtcematin.Lapolicièrequimetientaucourantdel’avancementdel’enquête,Riley,elleestvenuemeledire,maisellen’avaitpasl’autorisationde…Ilsn’ontpasvoulumedirepourquoi.J’imaginequ’ilsontdécouvertquelquechose,mais ilsneveulentpasmedire cequec’est. Je saissimplementquecen’estpaselle.Jesaisqu’ilsnel’ontpastrouvée.Ils’estassisdansl’escalieretaserrésesbrasautourdelui.Soncorpsentiers’estretrouvéprisdetremblements.—Jenesupportepasça.D’attendreque le téléphonesonne.Quandilsonnera,qu’est-cequ’onvam’annoncer?Lepire?Est-cequ’onmedira…Savoixs’estéteinte,etilarelevélesyeuxcommes’ilserendaittoutjustecomptedemaprésence.—Pourquoiêtes-vousvenueici?—Jevoulais…jepensaisquevousnevoudriezpasêtreseul.Ilm’aregardéecommesij’étaisfolle.—Jenesuispasseul.Ils’est levéetm’abousculéepourrejoindrelesalon.Jesuisrestéelàuninstant,sanssavoirsi jedevaislesuivreoupartir,jusqu’àcequ’ilmecrie:—Vousvoulezuncafé?Ilyavaitunefemmedanslejardin,entraindefumer.Grande,avecdescheveuxpoivreetsel,elleétaitélégammentvêtued’unpantalonnoiretd’unchemisierblancboutonnéjusqu’aucol.Ellefaisaitlescentpassurlaterrasse,mais,dèsqu’ellem’aaperçue,elles’estarrêtée,ajetéd’unechiquenaudesacigarettesurlesdalles,puisl’aécraséeduboutdupied.

Page 90: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Vousêtesdelapolice?m’a-t-elledemandé,dubitative,enrentrantdanslacuisine.—Non,je…—Maman,jeteprésenteRachelWatson,estintervenuScott.C’estlafemmequim’acontactépourmeparlerd’Abdic.Elleaacquiescélentement,commesil’explicationdeScottnelarenseignaitpasvraiment;ellem’aexaminéerapidementdelatêteauxpiedspuisdespiedsàlatête.—Oh.—Jevoulais,euh…Je n’avais pas de bonne raison d’expliquerma venue. Je ne pouvais pas non plus lui dire : « Jevoulaisjustesavoir.Jevoulaisvoir.»—Ehbien,Scottvousesttrèsreconnaissantdevousêtremanifestée.Commevousvousendoutez,maintenant,nousattendonsqu’onnousexpliqueexactementcequisepasse.Elleafaitunpasversmoi,m’apriseparlecoudeetgentimentfaitpivoterverslaported’entrée.J’aijetéunregardàScott,maisilétaittournéverslejardin,lesyeuxfixéssurquelquechosedehors,au-delàdelavoieferrée.—Mercid’êtrepassée,madameWatson.Nousvoussommesvraimenttrèsreconnaissants.Puisjemesuisretrouvéesurlepasdelaporte,etcettedernières’estrapidementreferméederrièremoi.C’estenlevantlesyeuxquejelesaivus:Tompoussantunlandau,avecAnnaàsescôtés.Ilssesont arrêtés net enm’apercevant. Anna a levé unemain à sa bouche puis s’est vite penchée pourprendresonenfantdanssesbras.Lalionneprotégeantsonpetit.J’aieuenviederire,deluidire:«Jenesuispaslàpourtoi,jen’enairienàfaire,detafille.»Onm’achassée.LamèredeScottaétéclaire.Onm’achassée,etj’ensuisdéçue,maisçanedevraitpasêtre important,parcequ’ilsontattrapéKamalAbdic.Ils l’ontattrapé,et je lesaiaidés.J’ai faitquelquechosedebien. Ils l’ontattrapéet,maintenant,cen’estplusqu’unequestionde tempsavantqu’ilsretrouventMeganetqu’ellerentrechezelle.

Page 91: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Lundi22juillet2013

Matin

Tomm’aréveilléetôtavecunbaiseretunsourirecoquin.Saréunioncommencetard,cematin,alorsilaproposéqu’onailleprendrelepetitdéjeuneraucaféducoindelarueavecEvie.C’estundesendroitsoùonseretrouvaitsouventquandonacommencéàsefréquenter.Ons’asseyaitprèsdelafenêtre–commeelle travaillaitàLondres, iln’yavaitpasderisquequ’ellepassepar làetnoussurprenne.Mais,malgré tout, il restaitcefrissondudanger.Peut-êtrequ’elleallait rentrerplus tôt,pour une raison quelconque : si elle ne se sentait pas bien, ou si elle avait oublié des papiersimportants.J’enrêvais.Jevoulaisqu’ellepassedevantnous,unjour,qu’ellemevoieaveclui,qu’ellecomprenneenuninstantqu’ilneluiappartenaitplus.Aujourd’hui,c’estdifficiled’imaginerqu’ilfutuntempsoùj’espéraislavoirapparaître.DepuisladisparitiondeMegan,j’éviteaumaximumdemeretrouverdevantchezeux–çamedonnelachairdepouledepasserdevantcettemaison–mais,pouralleraucafé,c’estleseulchemin.Tommarchequelquespasdevantmoiaveclapoussette;ilchantonnequelquechoseàEviequilafaitrire.J’adorequandonsortcommeça,touslestrois.Jevoisbienlamanièredontlesgensnousregardent,jelesentendspenser:«Quellebellefamille!»Etj’ensuisfière,plusfièrequejenel’aiétédequoiquecesoitdanstoutemavie.Me voilà donc qui marche gaiement dans ma petite bulle de bonheur, et nous sommes presquedevant le numéro quinze quand la porte s’ouvre. L’espace d’un instant, je crois avoir unehallucination,parcequec’estellequiensort.Rachel.Ellefranchit laporteet reste làuneseconde,puis elle nous aperçoit et s’immobilise. C’est affreux. Elle nous fait un sourire des plus étranges,presque une grimace, et je ne peux pasme retenir : je plonge et j’attrape Evie dans sa poussette.Effrayée,ellesemetàpleurer.Rachelrepartets’éloignerapidementverslagare.Toml’appelle:—Rachel!qu’est-cequetufaislà?Rachel!Maisellecontinuesonchemin,deplusenplusvitejusqu’àpresquecourir,etnousrestonsplantéslàtouslesdeux,àlasuivredesyeux,puisTomsetourneversmoiet,dèsqu’ilvoitmonexpression,ildit:—Bon,rentronsàlamaison.

SoirQuandnous sommes rentrés, nous avons apprisquequelqu’unavait été arrêté en rapport avec ladisparitiondeMeganHipwell.Untypedont jen’avais jamaisentenduparler,unpsyqu’ellevoyait,apparemment. Ça a été un soulagement, je suppose, parce que je m’imaginais un tas de choseshorribles.

Page 92: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Jet’avaisbienditqueceneseraitpaslefaitd’uninconnu,m’aditTom.Çan’arrivejamais,n’est-cepas?Detoutefaçon,onnesaitmêmepascequis’estpassé.Siçasetrouve,ellen’ariendutout.Elles’estjusteenfuieavecquelqu’und’autre.—Alorspourquoiauraient-ilsarrêtécethomme?Ilahaussélesépaules.Ilétaitdistrait,iln’arrêtaitpasdetirersursaveste,deresserrersacravatepourseprépareràsaréunion.—Qu’est-cequ’onvafaire?ai-jerepris.—Qu’est-cequ’onvafaire?a-t-ilrépété,perplexe.—Pourelle.PourRachel.Qu’est-cequ’elle faisait là ?Pourquoi était-elle chez lesHipwell ?Tupenses… tu penses qu’elle essayait d’entrer dans notre jardin ? Tu sais, en passant par ceux desvoisins?Tomaeuunriresinistre.—J’endoutefort.Enfin,c’estdeRachelqu’onparle!Ellen’arriveraitjamaisàsouleversongroscul par-dessus tant de barrières. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle faisait là. Peut-être qu’elle étaitbourréeetqu’elles’esttrompéedeporte?—End’autrestermes,ellevoulaitvenirici?Ilasoupiré.—Jenesaispas.Écoute,ilnefautpasquetut’enfasses,d’accord?Gardelesportesfermées.Jeluipasseraiuncoupdefilpoursavoircequ’ellefabriquait.—Jecroisqu’ondevraitappelerlapolice.—Etleurdirequoi?Ellen’arienfait…—Ellen’arienfait…cesderniersjours.SionnetientpascomptedesaprésencelesoiroùMeganHipwelladisparu,luiai-jerappelé.Onauraitdûenparleràlapolicedepuislongtemps.—Anna,voyons.Ilapasséunbrasderrièremataille.—Çam’étonneraitqueRachelaitquelquechoseàvoiravecladisparitiondeMeganHipwell.Maisjevaisluiparler,d’accord?—Maistum’avaisditqu’aprèsladernièrefois…—Jesais,a-t-ilsoufflé.Jesaiscequej’aidit.Ilm’aembrasséepuisaglisséunemaindansl’élastiquedemonjean.—Onnevapasmêlerlapoliceàtoutçatantquecen’estpasnécessaire.Moi,jepensequec’estnécessaire.Jen’arrêtepasdepenseràcesourirequ’ellenousafait,cerictus.Elleavaitpresquel’airtriomphant.Ilfautqu’onparteloind’ici.Ilfautqu’onparteloind’elle.

Page 93: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Mardi23juillet2013Matin

Ilme faut un bonmoment avant de comprendre ce que je ressens àmon réveil.Une euphoriesoudaine, tempérée par autre chose : un effroi sans nom. Je sais que nous ne sommes pas loin dedécouvrirlavérité.Maisjenepeuxpasm’empêcherdepressentirquelavéritévaêtreterrible.Je m’assois dans mon lit, j’attrape mon ordinateur, je l’allume et j’attends impatiemment qu’ilcharge et se connecte à Internet. Ça me paraît interminable. J’entends Cathy remuer dansl’appartement,fairelavaisselledesonpetitdéjeunerpuiscouriràl’étagesebrosserlesdents.Ellehésitequelquesinstantsdevantmaporte.Jel’imagine,ledoigtlevé,prêtàtoquer.Finalement,elleseraviseetredescend.La page d’accueil du site de la BBC apparaît. La une est consacrée aux baisses des prestationssociales,ledeuxièmearticleàunestardesannéessoixante-dixaccuséed’agressionsexuelle–encoreune.RiensurMegan,riensurKamal.Jesuisdéçue.Jesaisquelapoliceavingt-quatreheurespourinculperunsuspectet,àprésent,ellessontécoulées.Mais,danscertainescirconstances, ilspeuventaussigarderquelqu’undouzeheuresdeplus.Jesaistoutcelaparcequej’aipassélajournéed’hieràfairedesrecherches.Aprèsavoirétémiseàla porte de chez Scott, je suis revenue à lamaison, j’ai allumé la télévision, et j’ai passé la plusgrandepartiedelajournéeàregarderlesinformationsetliredesarticlesenligne.Àattendre.Àmidi, lapoliceavaitdonnélenomdesonsuspect.Auxinformations, ilsontparléde«preuvesdécouvertesaudomiciledudocteurAbdicetdanssavoiture»,sanspréciserdequoiils’agissait.Dusang,peut-être?LetéléphonedeMegan,quin’atoujourspasétéretrouvé?Desvêtements,unsac,sabrosseàdents?IlsmontraientrégulièrementdesphotosdeKamal,desgrosplansdesonbeauvisageténébreux. Ce n’était pas une photo de la police qu’on voyait le plus souvent, mais un cliché aunaturel:ilestenvacancesquelquepart,ilnesouritpasvraiment,maispresque.Ilal’airtropdoux,tropbeaupourêtreunassassin,maislesapparencespeuventêtretrompeuses.IlparaîtqueTedBundy,letueurensérie,ressemblaitàCaryGrant.Toute la journée, j’ai guetté l’annonce officielle des charges qui pesaient sur lui : enlèvement,agression,oupire.J’aiattenduqu’onnousdiseoùelleétait,oùill’avaitenfermée.Ilsontmontrédesimages de Blenheim Road, de la gare, de la porte d’entrée de chez Scott. Les commentateurs seperdent en conjectures pour savoir pourquoi ni le téléphone de Megan ni ses cartes bancairesn’avaientétéutilisésdepuisplusd’unesemaine.Tomm’aappeléeplusd’unefois.Jen’aipasdécroché.Jesaiscequ’ilmeveut.Ilveutmedemanderpourquoij’étaischezScottHipwellhiermatin.Jevaislelaisserseposerdesquestions.Çan’arienàvoir avec lui. Tout ne tourne pas autour de lui. En plus, j’imagine que c’est elle qui le pousse àm’appeler.Etjeneluidoisaucuneexplication,àcelle-là.J’ai attendu, et attendu encore, et toujours rien : à la place, on a beaucoup parlé de Kamal, ceprofessionneldesantéquiaécoutélessecretsetlessoucisdeMegan,quiagagnésaconfiancepourenabuserensuite,quil’aséduitepuis…Dieusaitquoi.

Page 94: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

J’aidécouvertqu’ilétaitmusulman,bosniaque,unsurvivantdelaguerred’ex-YougoslaviearrivéenGrande-Bretagneàquinzeans,entantqueréfugié.Loind’avoirétéépargnéparlabrutalité, ilaperdusonpèreetdeuxfrèresplusâgésaucoursdumassacredeSrebrenica.Ilaétécondamnépourviolenceconjugale.Plusj’enapprenaissurKamal,plusjesavaisquej’avaiseuraison:j’avaiseuraisondeparlerdeluiàlapolice,etdecontacterScott.Cematin, jeme lèveet j’enfilema robedechambre,puis jedescends rapidement l’escalierpourallumerlatélé.Jen’aipasl’intentiondesortiraujourd’hui.SiCathyrentreinopinément,jeluidiraiquejesuismalade.Jemeprépareuncafé,jem’assoisdevantleposteetj’attends.

SoirVers quinze heures, j’ai commencé à m’ennuyer ferme. J’en avais assez d’entendre parler desprestations sociales et des acteurs télépédophiles, j’en avaismarredene rien entendre au sujetdeMegan,ausujetdeKamal,alorsjesuisalléeàl'épicerieacheterdeuxbouteillesdeblanc.Jesuispresqueàlafindelapremièrequandçaarrive.Ilyaautrechoseàl’écranàcemoment-là,lesimagestremblotantesd’unbâtimentencoursdeconstruction(oudedestruction)avecdesbruitsd’explosionsauloin.LaSyrie,l’Égypte,peut-êtreleSoudan?J’ailevolumeauminimumetjen’yprête pas vraiment attention. Puis je le vois : le bandeau des informations de dernièreminute quidéfile en bas de l’écranm’apprend que le gouvernement tente avec peu de résultats de réduire lessommesallouéesauxaidesjuridiquesetqueFernandoTorresaunedéchiruremusculaireetseradansl’incapacitédejouerpendantquatresemainesetqueleprincipalsuspectdansladisparitiondeMeganHipwellaétélibérésansavoirétéinculpé.Jereposemonverreetj’attrapelatélécommande,jemontelesonplusfort,plusfort,plusfort.C’estforcément une erreur. Le reportage de guerre continue, il dure une éternité, et je sensma tensionmonterau furetàmesure,mais il s’achèveenfinet lachaîne revientaustudio,où laprésentatricereprend l’antenne : « Kamal Abdic, le suspect interpellé hier dans l’affaireMegan Hipwell, a étélibéré sans avoir été inculpé.Abdic, le psychologue demadameHipwell, était en détention depuishier, mais il a été libéré ce matin car les preuves dont dispose la police sont insuffisantes pourl’inculper.»Jen’entendspaslasuite.Jeresteassiselà,mavisionsebrouille,etunevaguedebruitemplitmesoreilles.Jesonge:«Ilsl’avaient.Ilsl’avaient,etilsl’ontlaisséfiler.»Àl’étage,unpeuplustard.J’aitropbu,jeneparvienspasàdiscernercequis’affichesurl’écrandemonordinateur,jevoisdouble,triple.J’arriveàliresijeposeunemainsurunœil.Çamedonnelamigraine.Cathyestrentrée,ellem’aappeléedepuislerez-de-chaussée,alorsjeluiaiditquej’étaisaulitetquejen’allaispasbien.Ellesaitquej’airecommencéàboire.J’ail’estomacpleind’alcool.Jemesensmal.Impossiblederéfléchir.J’auraispasdûcommenceràboiresitôt.J’auraispasdûcommenceràboiretoutcourt.J’aiappelélenumérodeScottilyauneheure, et encore une fois il y a quelquesminutes.Ça aussi, j’aurais dû éviter. Je veux simplementsavoir:qu’est-cequeKamalleuraraconté?Quelsmensongesont-ilsétéassezidiotspourgober?Lapoliceatoutfoutuenl’air.Quelsabrutis.C’estcetteRiley,c’estsafaute,j’ensuissûre.Les journaux n’aident pas : maintenant, ils disent qu’il n’y a jamais eu de condamnation pourviolenceconjugale.C’étaituneerreur.Etilslefontpasserpourlavictime.Plusenviedeboire.Jesaisquejedevraisviderlerestedansl’évierparceque,sinon,ceseraencorelàdemainmatinquandjemelèveraiet,dèsquejeserairéveillée,jeleboirai.Etunefoisquej’auraicommencé,jenepourraiplusm’arrêter.Jedevraisleviderdansl’évier,maisjesaisquejen’enferai

Page 95: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

rien.Çamefaitaumoinsuneperspectiveagréablepourdemainmatin.Ilfaitsombre,etj’entendsquelqu’unl’appeler.Unevoix,basseaudébut,puisplusforte.Encolère,désespérée,unevoixquiappelleMegan.C’estScott,iln’estpascontent.Ill’appelleencoreetencore.C’estunrêve,jecrois.J’essaieàplusieursreprisesdelesaisir,dem’yaccrocher,maisplusjelutte,plusils’éloigne,avantdes’évanouir.

Mercredi24juillet2013MatinUn petit coup à la porte me réveille. La pluie tambourine contre ma fenêtre ; il est huit heurespasséesmaisondiraitqu’il faitnoirdehors.Cathyouvredoucementet jetteuncoupd’œildans lapièce.—Rachel?toutvabien?Elleaperçoitlabouteilleàcôtédemonlitetsesépauless’affaissent.—Oh,Rachel.Elleentreets’approchepourlaramasser.J’aitrophontepourdirequoiquecesoit.—Tunevaspasautravail?demande-t-elle.Tuyesallée,hier?Ellen’attendpasmaréponse,ellesecontentedetournerlestalonsetdepartirenlâchant:—Tuvasfinirpartefairevirersitucontinuescommeça.Jedevraisleluidire,là,elleestdéjàfâchéedetoutefaçon.Jedevraislarattraperetluidire:j’aiétéviréeilyadesmoisquandjesuisrevenueaubureaucomplètementivreaprèsundéjeunerdetroisheuresavecunclient,oùj’aiétésimalpolieetincompétentequ’ilaquitténotrefirme.Enfermantlesyeux, je revois lesderniers instantsdecedéjeuner, l’expressionsur levisagede laserveusequandelle me tend ma veste, le moment où je reviens en titubant au bureau, avec les collègues qui seretournent pourme regarder.MartinMiles quim’entraîne à part. « Je crois que tu devrais rentrercheztoi,Rachel.»Uncoupdetonnerre,unéclair.Jemeredressebrusquement.Àquoiai-jepensé,cettenuit?J’ouvremonpetitcarnetnoir,mais jen’yairienécritdepuishiermidi : j’aiprisdesnotessurKamal,sonâge,sesorigines,sacondamnationpourviolenceconjugale.Jeprendsunstyloettireuntraitsurcettedernièreligne.Enbas,jemefaisuncaféetj’allumelatélévision.LapoliceatenuuneconférencedepressehieretlachaîneSkyNewsenmontredesextraits.LecapitaineGaskillest là,pâle,émacié,avecunairdechien battu comme s’il s’était fait réprimander. Il nementionne pas une fois le nom deKamal, ildéclaresimplementqu’unsuspectétaitendétentionpourêtre interrogé,maisqu’ilaété libérésansqu’aucunechargepèsesurlui,etquel’enquêtecontinue.Lescamérass’éloignentpours’intéresseràunScottassis,voûtéetmalàl’aise,etquiclignedesyeuxdevantlesflashsdesappareilsphoto.Sonvisageexprimeuneangoisseterrible.J’enaimalaucœur.Ilparledoucement,lesyeuxbaissés.Ilditqu’iln’apasperduespoir,quepeuimportelesdéclarationsdelapolice,qu'ils’accrochetoujoursàl’idéequeMeganfiniraparrentreràlamaison.Sesmotssonnentvides,faux,mais,sansvoirsesyeux,jenesuispascapabledesavoirpourquoi.Jen’arrivepasàdéfinirlaraisonpourlaquelleilnesemblepasréellementcroirequ’ellerentreraàlamaison ; est-ce parce que toute la foi qu’il possédait lui a été arrachée par les événements de cesderniersjours,ouparcequ’ilsaitdéjà,lui,qu’ellenerentrerajamais?

Page 96: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

C’estalorsqueçamerevient:lesouvenird’avoirappelésonnumérohier.Unefois,deux?Jecoursàl’étagepourprendremontéléphone,quejetrouvesurlelit,prisdanslesplisdesdraps.J’aitroisappelsmanqués:undeTometdeuxdeScott.Pasdemessage.L’appeldeTomaeulieudanslasoiréed’hier,etlepremierappeldeScottaussi,maisplustard,peuavantminuit.Sonsecondappelétaitcematin,ilyaàpeinequelquesminutes.Mon cœur retrouve un peu de légèreté. C’est positif :malgré la réaction de samère,malgré cequ’ellealourdementsous-entendu(«Mercidevotreaide,etmaintenant,dubalai!»),Scottatoujoursenviedemeparler.Ilabesoindemoi.Jeressensuneboufféed’affectionsoudainepourCathy,uneprofondegratitudepourmacolocatairequiavidédansl’évierlerestedelabouteilledevin.Ilfautquejegardelesidéesclaires,pourScott.Ilabesoinquejesoisenétatderéfléchir.Jeprendsunedouche,jem’habilleetjemefaisunautrecafé,puisjevaismerasseoirdanslesalon,moncarnetnoirprêtàl’emploi,etjerappelleScott.—Vousauriezdûmeledire,lâche-t-ilàlasecondeoùildécroche.Medirecequevousétiez.Ilparled’untonneutre,froid.Monventresetordinstantanément.Ilsait.—L’inspectriceRileyestvenuemeparler justeaprèssa libération. Ilaniéavoireuuneaventureavecelle.Etellem’aexpliquéquele témoinquiasuggéréqu’ilsepassaitquelquechoseentreeuxn’étaitpasquelqu’undefiable.Quec’étaitunealcoolique.Quiavaitpeut-êtredesproblèmesmentaux.Ellenem’apasdonnésonnom,maisj’imaginequec’estdevousqu’elleparlait?—Mais…non,jebalbutie.Non.Jenesuispas…jen’avaisrienbuquandjelesaivusensemble.Ilétaithuitheuresetdemiedumatin.Commesiçaprouvaitquoiquecesoit.—Etilsonttrouvédespreuves,jel’aientenduauxinformations.Ilsonttrouvé…—Despreuvesinsuffisantes.Lacommunicationestcoupée.

Vendredi26juillet2013MatinJenefaisplusallers-retoursàmontravailimaginaire.J’aiabandonnémoncinéma.Jefaisàpeinel’effort de sortir demon lit. Je crois que la dernière fois que jeme suis brossé les dents, c’étaitmercredi.Jefeinstoujoursd’êtremalade,maisjecroisbienquepersonnen’estdupe.Rienquel’idéedemelever,dem’habiller,deprendreletrainetd’alleràLondrespourerrerdansles ruesme paraît insurmontable. C’est déjà suffisamment difficile quand le soleil brille,mais ceseraitimpossiblesouscedéluge.Celafaittroisjoursqu’ilpleutdescordes,unepluiefroide,battanteetincessante.J’aidumalàdormiretcen’estplusseulementunequestiond’alcool :cesont lescauchemars.Jesuiscoincéequelquepart,etjesaisquequelqu’unapproche,etqu’ilyaunesortie,jelesais,jesaisquejel’aivuejusteavant,maisjeneparvienspasàretrouvermonchemin,et,quandilm’attrape,jen’arrivepasàhurler.J’essaie,jeprendsdel’airdansmespoumonsetjel’éjecte,maisiln’yaaucunbruit,rienqu’unfiletd’airgémissant,commeunepersonneàl’agoniequitentederespirer.Parfois,dansmescauchemars,jemeretrouvedanslepassagesouterrainàcôtédeBlenheimRoad,maislecheminderrièremoiestcondamné,etjenepeuxplusavancerparcequ’ilyaquelquechose,quelqu’unquim’attend,etjemeréveilleprised’uneterreurpanique.

Page 97: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ils ne la retrouveront jamais.Chaque jour, chaqueheure qui passe renforcema certitude.Elle vadevenirundecesnoms,unedeceshistoiresqu’onentend:disparue,recherchée,soncorpsjamaisretrouvé.EtScottn’obtiendrajamaisnijustice,nipaix.Ilnepourrajamaispleurerunemorte;ilnesaura jamais ce qui lui est arrivé. Il n’aura ni conclusion, ni résolution. Ces pensées me tiennentéveillée,lanuit,etj’aimalpourlui.Iln’yariendepire,jen’imaginepasplusdouloureuxquedenepassavoir,etcelanes’arrêterajamais.Je lui ai écrit. J’ai admis que j’avais un problème, puis j’aimenti à nouveau, je lui ai dit que jem’étais prise enmain, et que jeme faisais soigner. Je lui ai dit que je n’avais pas de problèmesmentaux.Jen’arriveplusàsavoirsic’estvraioupas.Jeluiaiditquejen’avaisaucundoutesurcequej’avaisvu,etquejen’avaisrienbuaumomentdecettescène.Aumoinsça,c’estvrai.Ilnem’apasrépondu.Jen’ycroyaispasvraiment,detoutefaçon.Leslienssontrompus,onm’aexclue.Peuimporte ce que je veux lui dire, je ne le pourrai jamais. Et je ne peux pas l’écrire, ça sembleraitbizarre.Jeveuxqu’ilsacheàquelpointjesuisdésoléequeçan’aitpassuffiquejelesorienteversKamal,quejeleurdise:«Regardez,ilestlà.»J’auraisdûvoirquelquechose.Cesamedi-là,j’auraisdûgarderlesyeuxouverts.

SoirJesuiscomplètementtrempée,mortedefroid,j'aileboutdesdoigtsblanchietridé,latêtequimelanceàcaused’unegueuledeboisquiadémarréversdix-septheurestrente.Riend’anormal,vuquej’aicommencéàboireavantmidi.Jesuissortiem’acheteruneautrebouteille,maismesplansontétécontrariés par le distributeur, qui m’a opposé un obstacle auquel je m’attendais depuis un petitmoment:«Votrecomptenedisposepasdesfondssuffisantspourcetteopération.»Après cela, jeme suismise àmarcher. J’ai erré sans but pendant plus d’une heure sous la pluiebattante.Lequartierpiétond’Ashburym’appartenaitàmoiseule.Aucoursdecettepromenade,j’aidécidéquejedevaisagir.Ilfautquejemerachète.J’aiétéendessousdetout.Maintenant,ruisselanteetpresquesobre,jevaisappelerTom.Jen’aipasenviedesavoircequej’aifait, ce que j’ai dit ce fameux samedi, mais il faut que je le découvre. Ça pourrait stimuler mamémoire.Jenesauraispasexpliquerpourquoi,maisj’ailacertitudequ’ilmemanquequelquechose,unindicevital.Peut-êtrequ’ilnes’agitqued’uneautreillusion,unedernièretentativedemeprouverquejepeuxêtreutile.Maispeut-êtrequec’estréel.—J’essaiedet’avoirautéléphonedepuislundi,ditTomquandildécroche.Puisilajoute:—J’aiappelétontravail.Illaissecettedernièrephrasefairesonchemin.Jesuisdéjàsurladéfensive,gênée,honteuse.—Ilfautquejeteparledesamedisoir,dis-je.L’autresoir,tuvoislequel.—Qu'est-cequeturacontes?Moi,j’aibesoindeteparlerdelundi,Rachel.Qu’est-cequetufichaischezScottHipwell?—Çan’apasd’importance,Tom…—Si,bonsang!Qu’est-cequetufaisaislà-bas?Tuterendscompte,quandmême,qu’ilestpeut-être…jeveuxdire,onn’ensaitrien,pasvrai?Illuiapeut-êtrefaitquelquechose,finalement.Àsafemme.—Iln’arienfaitàsafemme,dis-jeavecassurance.Cen’estpaslui.—Etqu’est-cequetuensais?Rachel,qu’est-cequisepasse?

Page 98: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—J’aijuste…Tudoismecroire.Cen’estpaspourçaquejet’appelle.J’aibesoindeteparlerdecesoir-là,dusamedienquestion.Dumessagequetum’aslaissé.Tuétaisencolère.Tuasditquej’avaisfaitpeuràAnna.—Oui, tu lui as fait peur.Elle t’a croiséedans la rue, tu titubais, et tu t’esmise à lui hurler desinsultes.Elleétaitterrifiée,aprèscequis’étaitpasséladernièrefois.AvecEvie.—Est-cequ’elle…est-cequ’elleafaitquelquechose?—Commentça?—Est-cequ’ellem’afaitquelquechose,àmoi?—Quoi?—J’avaisunecoupure,Tom,àlatête.Jesaignais.—Tuesentraind’accuserAnnadet’avoirfaitdumal?Ilcrie,ilestfurieux.—Nonmaisfranchement,Rachel.C’enestassez!J’airéussiàconvaincreplusd’unefoisAnnadenepasallervoirlapoliceàtonsujet,maissitucontinuescommeça,situcontinuesdenousharceler,d’inventerdeschoses…—Jenel’accusederiendutout,Tom.J’essaiejustedecomprendre.Jeneme…—Tunetesouvienspas!Évidemment.Rachelnesesouvientpas.Ilpousseunsoupirdelassitude.—Écoute,Annat’avue,tuétaisivreetagressive.Alorsjesuissortitechercher.Tuétaisdanslarue.Jecroisquetuavaisdûtomber.Tuétaisdanstoustesétats.Tut’étaiscoupéeàlamain.—Jenem’étaispas…—Bon,tuavaisdusangsurlamain,entoutcas.Jenesaispascommentilestarrivélà.Jet’aiditquej’allaisteramenercheztoi,maistunem’écoutaispas.Tuétaisincontrôlable,tutenaisdesproposincohérents.Tut’eséloignéeetjesuisalléprendrelavoiture,mais,quandjesuisrevenu,tun’étaispluslà.J’airouléjusqu’àlagare,maisjenet’aipasvue.J’aitournéencoreunpeu–Annaavaittrèspeurque tusois restéedans lesparagesetque tureviennes,que tuessaiesd’entrerdans lamaison.Moi,j’avaispeurquetufassesunemauvaisechuteouquetut’attiresdesennuis…Jesuisalléjusqu’àAshbury. J’ai sonné,mais tu n’étais pas là. J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois. Je t’ai laissé unmessage.Et,oui,j’étaisencolère.J’étaistrèsénervé,àcemoment-là.—Jesuisdésolée,Tom.Jesuisvraimentdésolée.—Jesais.Tuestoujoursdésolée.—Tuasditquej’avaiscriésurAnna…Jemecrispeàcetteidée,maisjevaisauboutdemaphrase:—…qu’est-cequejeluiaidit?—Jenesaispas,répond-ilsèchement.Tuveuxquej’aillelachercher?Tuvoudraispeut-êtreluientoucherunmot?—Tom…—Franchement,qu’est-cequeçachange,maintenant?—Est-cequetuasvuMeganHipwell,cesoir-là?—Non.Savoixsefaitsoudaininquiète.—Pourquoi?Tul’asvue,toi?Tuneluiasrienfait,hein?—Non,biensûrquenon.Ilgardelesilenceuninstant,puisreprend:—Alors,pourquoitumeposescettequestion?Rachel,situsaisquelquechose…

Page 99: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Jenesaisrien,dis-je.Jen’airienvu.—PourquoituétaischezScottHipwell,lundi?Dis-moiaumoinsça,s’ilteplaît,quejepuisseenfinrassurerAnna.Elleesttrèsinquiète.—J’avaisquelquechoseàluidire.Jepensaisqueçapourraitluiêtreutile.—Tun’aspasvuMeganHipwell,maistuavaisquelquechosed’utileàraconteràsonmari?J’hésite.Jenesaispascequejepeuxluiconfier,ousijedoistoutgarderpourScott.—C’estausujetdeMegan,dis-jeenfin.Elleavaitunamant.—Attends…tulaconnaissais?—Untoutpetitpeu.—Comment?—Jel’avaisrencontréeàlagalerie.—Oh.Etletype,c’étaitqui?—Sonpsy.KamalAbdic.Jelesaivusensemble.—Ahbon?letypequ’ilsontarrêté?Jecroyaisqu’ilavaitétérelâché.—Oui.Etc’estmafaute,parcequejenesuispasuntémoinsuffisammentfiable.Tomrit,maisc’estunriredoux,amical,pasunrirepoursemoquerdemoi.—Allons,Rachel.Tuasbienfaitd’enparleràlapolice.Jesuissûrqu’ilsavaientd’autresraisons.Derrièrelui,j’entendssonenfantgazouiller,etTomparleàl’intentiondequelqu’und’autre,jenecomprendspascequ’ildit.—Jedoisyaller,reprend-il.Jel’imaginereposerletéléphone,attrapersapetitefillepourl’embrasser,etprendresafemmedanssesbras.Et,danslaplaie,lecouteaucontinuederemuer,encoreetencoreetencore.

Lundi29juillet2013MatinIlesthuitheuresseptetjesuisàborddutrain.Retourautravailimaginaire.Cathyapasséleweek-end avec Damien et, quand je l’ai croisée hier soir, je ne lui ai pas laissé l’opportunité de meréprimander:j’aicommencétoutd’abordparm’excuser,jeluiaiditquejen’allaispasbiendutout,maisquej’essayaisdemereprendreetquejevoulaisrepartirdezéro.Elleaacceptémesexcuses–ou,entoutcas,elleafaitsemblantdelesaccepter–etm’aprisedanssesbras.Lagentillesseincarnée.OnneparlepresqueplusdeMeganauxinformations.Hier,dansleSundayTimes,une tribunesurl’incompétencepolicièreyabrièvementfaitallusion–unesourceanonyme,émanantduservicedespoursuites judiciaires de la Couronne, l’a citée en exemple comme « une de ces nombreusesoccasionsaucoursdesquelleslapoliceprocèdeàunearrestationhâtivefondéesurdesélémentsdepreuvefragiles,voireerronés».Nousarrivonsauniveaudufeu.Jesenslebrinquebalementfamilierdutrainquiralentit,etjelèvelesyeux, jenepeuxpasm’enempêcher, ce serait tropdur,mais iln’yaplus rienàobserver.Lesportessont fermées, les rideaux tirés. Iln’yarienàvoir,àpart lapluie,des trombesd’eau,etdestraînéesboueusesquis’accumulentaufonddujardin.Sur un coup de tête, je descends à Witney. Tom n’a pas pu m’aider, mais peut-être que l’autrehomme le pourrait, l’hommeaux cheveux roux. J’attendsque les autres passagers sortis avecmoiaientdisparuenbasdesescaliersetjevaism’asseoirsurleseulbancàl’abrisurlequai.Quisait,je

Page 100: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

pourraisavoirdelachance.Jepourraislevoirmonterdansuntrain.Jepourraislesuivre,luiparler.C’est tout ce qu’ilme reste,ma dernière carte. Si ça ne donne rien, il faudra que j’abandonne. Jen’auraipluslechoix.Unedemi-heurepasse.Chaque foisque j’entendsdespas sur lesmarches,mon rythmecardiaques’accélère.Chaquefoisquedestalonsclaquentsurlesol,jesuisprised’inquiétude.SiAnnamevoitici,jerisqued’avoirdesennuis.Tomm’aprévenue.Ilaréussiàl’empêcherdemêlerlapoliceàtoutçajusqu’ici,maissijecontinueainsi…Neufheuresetquart.Àmoinsqu’ilnecommence le travail très tard, je l’aimanqué. Ilpleutplusfort,désormais,et jen’aipas lecouraged’affronterunenouvelle journéevaineàLondres.Jen’aiplusdansmonportefeuillequ’ununiquebilletdedixlivresquej’aiempruntéàCathy,etilfautqu’ilme dure jusqu’à ce que je trouve le courage de demander de l’argent à ma mère. Je descendsl’escalieravecl’intentionderejoindrel’autrequaipourrentreràAshburyquand,soudain,j’aperçoisScottquisortdechezlemarchanddejournauxenfacedel’entréedelagare,lecolremontépourseprotégerlevisage.Jeluicoursaprèsetlerattrapeaucoindelarue,devantlepassagesouterrain.Jeleprendsparlebrasetilseretournevivement,surpris.—S’ilvousplaît,dis-je,jepeuxvousparler?—Putain!crache-t-il,maisqu’est-cequevousmevoulez,maintenant?Jerecule,lesmainsenl’air.—Jesuisdésolée,dis-je,jesuisdésolée.Jevoulaisjustem’excuser,etvousexpliquer…Lestrombesd’eausesonttransforméesenunvéritabledéluge.Noussommeslesseulespersonnesdanslarue,tousdeuxtrempésjusqu’auxos.Scottsemetàricaner,puislèvelesbrasetéclatederire.—Venezàlamaison,dit-ilalors.Onvasenoyersionrestelà.Enattendantquel’eaubouille,Scottmonteaupremiermechercheruneserviette.Lamaisonestunpeu plus en désordre que la semaine dernière, et l’odeur de désinfectant a été remplacée par uneodeurplusnaturelle.Desjournauxsontempilésdansuncoindusalon,etplusieurstassestraînentsurlatablebasseetlemanteaudelacheminée.Scottréapparaîtàcôtédemoietmetenduneserviette.—Jesais,c’estundépotoir.Mamèremerendaitdingueàforcedenettoyeretderangerderrièremoi.Ons’estunpeudisputés.Çafaitquelquesjoursqu’ellen’estpasvenuemevoir.Sontéléphoneportablesemetàsonner.Ilyjetteuncoupd’œilpuislerangedanssapoche.—Quandonparleduloup…Ellenes’arrêtejamais,celle-là.Jelesuisdanslacuisine.—Jesuisdésoléepourcequis’estpassé,dis-je.Ilhausselesépaules.—Jesais.Cen’estpasvotrefaute,toutça.Enfin,ç'auraitétéplusefficacesivous…—…sijen’étaispasuneivrogne?Ledostourné,ilverselecafé.—Oui,voilà.Mais,detoutefaçon,ilsn’avaientpasassezd’élémentspourl’inculperdequoiquecesoit.Ilmetendmatasseetnousnousasseyons.Jeremarquequ’undescadresphotoestmaintenantfacecontrelapetitetable.Scottcontinuedeparler:— Ils ont trouvé des trucs dans samaison, des cheveux, des cellulesmortes,mais il ne nie pasqu’elleestvenuechezlui.Enfin,audébut,ill’anié,maisensuiteilaadmisqu’elleavaitdéjàétélà-bas.

Page 101: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Maispourquoicommencerparmentir?—Exactement.Ilaadmisqu’elleétaitvenuedeuxfoischezlui,maisjustepourparler.Ilrefusededire de quoi – encore cette histoire de secret médical. Les cheveux et les cellules mortes ont étéretrouvésaurez-de-chaussée.Riendans lachambre.Il jurepar tous lessaintsqu’ilsn’entretenaientpasdeliaison.Maisvuquec’estunmenteur…Il se passe une main sur les yeux. On dirait que son visage s’apprête à sombrer, ses épauless’affaissent,ilestramassésurlui-même.—Ilyavaitunetracedesangdanssavoiture.—Oh!monDieu.—Ouais.Lemêmegroupe sanguinqu’elle. Ilsne saventpas s’ilspourront en tirerunmarqueurADNparcequel’échantillonest tropfaible.Et ilsn’arrêtentpasdedirequecen’estsûrementrien.Maiscommentpeuvent-ilsdirequecen’estriens'ilsonttrouvédusangdeMegandanssavoiture?Ilsecouelatête.—Vousaviezraison.Plusj’enapprendssurcetype,plusj’ensuissûr.Ilmeregardedroitdanslesyeuxpourlapremièrefoisdepuisquenoussommesarrivés.— Il la sautait, elle a voulu le quitter, alors il… il lui a fait quelque chose. C’est tout. J’en suispersuadé.Ilaperdutoutespoir,etjenepeuxpasluienvouloir.Celafaitplusdedeuxsemaines,maintenant,etellen’apasallumésontéléphone,ellen’apasutilisésacartebancaire,etellen’apasretiréd’argentàundistributeur.Personnenel’avue.Elleadisparu.—Iladitàlapolicequ’elleestpeut-êtrepartie,reprendScott.—LedocteurAbdic?Scottacquiesce.—Iladitàlapolicequ’ellen’étaitpasheureuseavecmoietqu’elleauraitpupartir.—Ilessaiedefairepeserlessoupçonssurvous,pourquelapolicecroiequec’estvousquiluiavezfaitquelquechose.—Jesais,ça.Maisondiraitqu’ilsgobenttoutcequeleurracontececonnard.C’estcetteRiley,çasevoitàlamanièredontelleparledelui.Elleletrouvesympathique.Lepauvreréfugiéopprimé.Ilbaisselatête,fourbu.—Ilapeut-êtreraison.Ilyaeucettehorribledispute,aprèstout.Maisjen’arrivepasàcroireque…C’estfaux,ellen’étaitpasmalheureuseavecmoi.C’estfaux.C’estfaux.Àlatroisièmefois,jemedemandesic’estlui-mêmequ’ilchercheàconvaincre.—Maissielleaeuunamant,c’estqu’elledevaitbienêtremalheureuse,non?reprend-il.—Pasnécessairement,dis-je.C’étaitpeut-êtresimplementundeces…Commentilsappellentça?Untransfert.C’estlemot,non?Quandunpatientcommenceàavoirdessentimentspourlemédecinqui le traite – ou qu’il croit avoir des sentiments. Mais le psychologue est censé résister à cessentiments,etmontreraupatientqu’ilsnesontpasréels.Ilmeregardetoujoursdanslesyeux,maisjesensqu’ilnem’écoutepas.—Qu’est-cequis’estpassé?demande-t-ilsoudain.Pourvous.Vousavezquittévotremari.C’étaitàcausedequelqu’und’autre?Jesecouelatête.—Non,l’inverse.IlarencontréAnna.—Désolé.Ils’interrompt,etjesaiscequ’ilvamedemander,alorsjeledevance.

Page 102: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Çaacommencéavant,quandonétaitencoremariés.Lesproblèmesd’alcool.C’estcequevousvouliezsavoir,non?Ilacquiesceànouveau.—Onessayaitd’avoirunenfant,dis-je,maismavoixmetrahit.Encoreaprèstoutcetemps,chaquefoisquej’abordelesujet,leslarmesmemontentauxyeux.—Désolée.—Cen’estrien.Il se lève, va jusqu’à l’évier et emplit un verre d’eau qu’il pose devant moi sur la table. Jem’éclaircislagorge,etj’essaiederesteraussiobjectivequepossible.—Onessayaitd’avoirunenfant,maisçanemarchaitpas.J’étaisdeplusenplusdéprimée,etj’aicommencé à boire. Je suis devenue extrêmement difficile à vivre et Tom est parti chercher duréconfortailleurs.Ellen’aétéquetropheureusedeleluiapporter.— Je suis vraiment désolé, c’est affreux. Je sais… Je voulais un enfant. Megan me répondaittoujoursqu’ellen’étaitpasencoreprête.C’estàsontourd’essuyerseslarmes.—C’estunedeschoses…Onsedisputaitparfoisàcausedeça.—C’estàcesujetquevousvousêtesdisputés,lesoiroùelleestpartie?Ilsoupire,repoussesachaiseetselève.—Non,répond-ilavantdesedétourner.C’étaitautrechose.

SoirQuandj’arriveàlamaison,Cathym’attenddanslacuisine.Elleboitunverred’eau,l’airfurieux.—Bonnejournéeaubureau?lâche-t-elle,leslèvrespincées.Ellesait.—Cathy…—Damienavaituneréunionducôtéd'Euston,cematin.Ensortant,ilesttombésurMartinMiles.Ilsseconnaissentunpeu,tuterappelles?QuandDamienbossaitpourLaingFundManagement,c’étaitMartinquiétaitchargédegérerleursrelationspubliques.—Cathy…Ellelèveunemainetreprendunegorgéed’eau.—Çafaitdesmoisquetunetravaillespluslà-bas,Rachel!Desmois!Tuimaginescommejemesensbête,encemoment?EtDamien?Jet’enprie,jet’ensupplie,dis-moiquetuasunautretravailetquetuassimplementoubliédem’enparler.Dis-moiquetunefaisaispassemblantd’allerautravail.Quetunem’aspasmenti,jouraprèsjour,toutcetemps.—Jenesavaispascommentteledire…—Tunesavaispascommentmeledire?Pourquoipas:«Cathy,jemesuisfaitvirerparcequejemesuispointéeivremorteauboulot»?Qu’est-cequetuenpenses?Jetressaille,etsonvisageseradoucit.—Jesuisdésolée,maistoutdemême,Rachel.Elleestvraimenttropgentille.—Maisqu’est-cequetufabriques?Oùtuvas,qu’est-cequetufais,toutelajournée?—Jemarche.Jevaisàlabibliothèque.Parfois…—Tuvasaupub?—Çaarrive.Mais…—Pourquoitunem’enaspasparlé?

Page 103: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Elles’approchepourposerlesmainssurmesépaules.—Tuauraisdûm’enparler.—J’avaistrophonte,dis-je.Et jememets à pleurer. J’ai envie de rentrer sous terre,mais les larmes coulent. Je sanglote etsanglote,etcettepauvreCathymeprendcontreelle,mecaresselescheveux,meditqueçavaalleretquetoutvas’arranger.Jesuisaufonddutrou.Jenemesuispresquejamaisautantdétestée.Unpeuplustard,Cathyetmoisommesassisessurlecanapéavecunetassedethé,etellemedonneleprogramme:jevaisarrêterdeboire,jevaisreprendremonCV,etjevaisrappelerMartinMilespourlesupplierdemerédigerunelettrederecommandation.JenevaisplusgaspillermonargentàfairedesallersetretoursentrainàLondrespourrien.—Franchement,Rachel, je ne comprends pas comment tu as pu continuer cettemascarade aussilongtemps.Jehausselesépaules.—Lematin,jeprendsletrainde8h04.Lesoir,jeprendsceluide17h56.C’estmontrain.C’estceluiquejeprends.C’estcommeça.

Jeudi1eraoût2013MatinMon visage est recouvert par quelque chose, je n’arrive pas à respirer, je suffoque. Quand jeretrouve lecheminvers l’éveil, je respirepéniblementet j’aimalà lapoitrine. Jemeredresse, lesyeuxgrandsouverts,et jevoisquelquechosesemouvoirdansuncoinde lapièce,une tached’unnoirprofondquinecessedecroître,etjemanquedecrier–puisjesuisenfinréveilléepourdebonetil n’y a rien dans ce coin dema chambre,mais je suis bien assise dansmon lit etmes joues sontbaignéesdelarmes.Le jour est presque levé, la lumière dehors commence tout juste à se teinter de gris, et la pluietambourine contrema fenêtre. Je ne peuxplusme rendormir, pas avecmon cœur qui bat à cent àl’heure,sifortquej’enaiencoremal.Jecroisqu’ilmeresteduvinenbas,maisjen’ensuispassûre.Jenemesouvienspasd’avoirfinilasecondebouteille.Ilseratiède–jenepeuxpaslelaisserdanslefrigo,parceque,siCathyletrouve,elle le videradans l’évier.Elle a tellement envieque j’aillemieux,mais, jusqu’àprésent, çane sepassepascommeprévu.Ilyaunpetitplacardsousl’escalierquiabritelecompteuràgaz.S’ilresteduvin,ceseralàquejel’auraicaché.Je sors discrètement sur le palier et descends les marches sur la pointe des pieds dans la semi-obscurité.J’ouvrelepetitplacardetjesoupèselabouteille:c’estdécevant,elleesttrèslégère,ilnedoitpasyavoirplusd’unverre.Maisc’estmieuxquerien.Jeleversedansunetasse(commeça,aucasoùCathyselèverait,jepourraisluifairecroirequec’estduthé)etjemetslabouteillevideàlapoubelle(enprenantbiensoindeladissimulersousunebriquedelaitetunpaquetdechips).Danslesalon,j’allumelatélé,jecoupelesonetjem’assoissurlecanapé.Je zappede chaîne en chaîne – je ne tombeque sur des émissions pour enfants et des publicités,jusqu’aumomentoùjereconnaissoudaindesimagesdelaforêtdeCorly,quiestjusteauboutdelaroute;onlavoitdepuisletrain.LaforêtdeCorlysouscettepluiebattante,leschampsentrel’oréeduboisetlavoieferréesubmergésparlesprécipitations.

Page 104: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jenesaispaspourquoijemetsautantdetempsàcomprendrecequisepasse.Dixsecondes,quinze,vingt,jeregardedesvoitures,desrubansdepolicebleuetblanc,unegrandetenteblancheàl’arrière-plan,etmarespirationsefaitdeplusenpluscourtejusqu’àcequejelaretiennetotalementetquejenerespireplusdutout.C’estelle.Elleétaitdanslesbois,toutcetemps,justeàcôtédelavoieferrée.Jesuispasséedevantceschamps,chaquematinetchaquesoir,jefaisaismontrajetsansmedouterderien.Dans les bois. J’imagine une tombe creusée sous des buissons fournis, camouflée à la hâte.J’imagine le pire, l’impossible – son corpspendu à une corde, dansun coin reculé au cœurde laforêt,oùpersonnenes’aventurejamais.Cen’estpeut-êtremêmepaselle.Peut-êtrequec’estautrechose.Jesaisquecen’estpasautrechose.Unjournalisteapparaîtàl’écran,sescheveuxbrunslisséscontresoncrâne.Jemontelevolume,etjel’écoutemedirecequejesaisdéjà,cequejesensenmoi–quecen’étaitpasmoiquin’arrivaispasàrespirer,cematin,c’étaitMegan.— Oui, dit-il en réponse à quelqu’un au studio, la main appuyée contre l’oreille. La police adésormaisconfirméque lecorpsd’une jeunefemmeaétéretrouvé immergédans leseauxquiontinondéunchampauborddelaforêtdeCorly,situéeàprèsdehuitkilomètresdudomiciledeMeganHipwell.Commevouslesavez,madameHipwelladisparudébutjuillet–letreize,pourêtreprécis–etpersonnenel’arevuedepuis.Lapoliceprécisequelecorps,découverttôtdanslamatinéepardesgensquipromenaient leurchien,n’apasencoreétéofficiellement identifié.Cependant, ilsestimenteuxaussiqu’ildoits’agirdeMegan.LemaridemadameHipwelladéjàétéinformé.Il cessedeparlerquelques instants,pendantque laprésentatrice luiposeunequestion,mais jenel’entendspas à causedu sangqui rugit dansmesoreilles. Je porte la tasse àmes lèvres et la videjusqu’àladernièregoutte.Lejournalisteareprislaparole:—Oui,Kay,c’estexact.Ilsemblequelecorpsaétéenterréici,danslesbois,probablementdepuisuncertaintemps,etquecesontlesrécentespluiesdiluviennesquil’ontmisaujour.C’estpire,c’estbienpirequecequej’imaginais.Jelavois,désormais,jevoissonvisagegâtéparlaboue,sesbraspâlesàlalumièredujour,tendusversleciel,commesielleavaittentédesefrayeruncheminhorsdelatombeavecsesseulsongles.Jesensunliquidechaudremonterdansmabouche,mélangeamerdebileetdevin,etjecoursàl’étagepourvomir.

SoirJ’ai passé lamajeure partie de la journée au lit. J’ai essayé de remettremes idées en ordre. J’aiessayédereprendrechaquesouvenir,chaqueimage,chaquerêve,etdereconstituercequis’estpassécesamedisoir.Pourytrouverunsens,pouryvoirmieux,j’ai toutmisparécrit.Lecrissementdemonstylosur lepapiermedonnait l’impressionqu’onmemurmuraitdeschoses,etçamerendaitnerveuse. Je n’arrêtais pas de songer qu’il devait y avoir quelqu’un d’autre dans l’appartement,derrièremaporte,etjenepouvaispasm’empêcherd’imaginerquec’étaitelle.J’avais presque trop peur pour ouvrir la porte de ma chambre, mais évidemment il n’y avaitpersonne.Jesuisdescendueetj’airallumélatélévision.Lesmêmesimagesquecematintournaientenboucle : la forêtsous lapluie,desvoituresdepolicesuruncheminboueux,cetteaffreuse tenteblanche,toutçaenunmagmagrisâtre,puissoudainMegansouriantàl’objectif,toujoursaussibelle,intacte.Puisc’estScott,têtebaissée,quirepousselesphotographespoursortirdechezlui,Rileyàsescôtés.PuislecabinetdeKamal.Maisaucunsignedelui.

Page 105: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jen’avaispasenvied’avoirleson,maisj’aibienétéobligéederemonterlevolume–pourneplusentendrelesilencerésonnerdansmesoreilles.Lapoliceditquelafemme,quin’atoujourspasétéofficiellementidentifiée,estmortedepuisquelquetempsdéjà,peut-êtreplusieurssemaines.Ilsdisentquelacausedudécèsn’apasencoreétéétablie.Ilsdisentqu’iln’yapasdepreuvequ’ils’agissed’uncrimeàcaractèresexuel.Çameparaîtuneremarquetrèsidiote.Jesaisbiencequ’ilsveulentdire:ilsnepensentpasqu’elleaétéviolée,etc’esttantmieuxévidemment,maisçanesignifiepaspourautantqu’iln’yavaitpasdecaractèresexuel.Ilmesemble,àmoi,queKamallavoulait,qu’iln’apaspul’avoirparcequ’elleadûessayerdelequitter,etqu’ilnel’apassupporté.C’estuncaractèresexuel,ça,non?Jen'enpeuxplusdevoirtoutça,alorsjereparsàl’étagemeréfugiersousmacouette.Jevidemonsac àmain, j’examine chacune demes notes gribouillées sur un bout de papier, toutes ces bribesd’informationquej’airassemblées,cessouvenirsquinecessentdesetransformer,tellesdesombres,etjemedemande:pourquoiest-cequejefaistoutça?àquoicelapeut-ilmeservir?

Page 106: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Jeudi13juin2013

Matin

Jen’arrivepasàdormiraveccettechaleur.Jesensdesinsectesinvisiblescourirsurmapeau,j’aiune rougeur sur la poitrine, je ne parviens pas à bien m’installer. Et Scott semble irradier de lachaleur;j’ail’impressiond’êtreallongéeprèsd’unfeu.J’essaiedem’éloignerlepluspossible,maisçanesuffitpas,mêmeàl’extrémitédulit,lesdrapsrepoussés.C’estinsupportable.J’aihésitéàallermecouchersurlefutondanslachambred’amis,maisildétesteça,quandilseréveilleetquejenesuis pas là, on finit toujours par se disputer pour une choseouune autre.Leplus souvent, c’est àproposdecequ’onpourrait faired’autredecettechambred’amis,oude lapersonneà laquelle jepensaispendantquej’étaislà,touteseule.Parfois,j’aienviedeluihurler:«Maislaisse-moipartir,laisse-moi partir ! Laisse-moi respirer ! » Alors je n’arrive pas à dormir, et je lui en veux. J’ail’impressionqueladisputeadéjàcommencé,mêmesiellen’alieuquedansmespensées.Etdansmatête,lesidéestournentettournentettournentencore.J’ail’impressiond’étouffer.Est-cequecettemaisonatoujoursétéaussiminuscule?Etmavie,a-t-elletoujoursétésiminable?Est-ce que c’est ça dont je rêvais ? Je nem’en souviens plus. Tout ce que je sais, c’est qu’il y aquelques mois j’allais mieux et, aujourd’hui, je n’arrive plus à réfléchir, à dormir, à dessiner, etl’enviedem’échapperdevientinsurmontable.Lanuit,allongéelà,réveillée,j’entendscettevoixdansmatêtequirépètesansrelâche,unmurmure:«Disparais.»Quandjefermelesyeux,jevoissurgirdesimagesdemesviespasséesetfutures,detoutcequejerêvais,deschosesquej’aieuesetquej’aijetées.Sijen’arrivepasàm’installerconfortablement,c’estque,partoutoùjeregarde,jenetrouvequ’unmur : la galerie fermée, lesmaisonsde cette rue, les velléités d’amitié envahissantes de cesfemmes ennuyeuses demon cours de Pilates, la voie ferrée au bout du jardin avec ses trains quiemmènentconstammentdesgensailleursetquimerappellentunedouzainedefoisparjourque,moi,jenebougepas.J’ail’impressiondedevenirfolle.Quandjepensequ’ilyaàpeinequelquesmoisj’allaismieux,j’étaisentraind’allermieux.J’allaisbien.Jedormais.Jenevivaispasdans lacraintedescauchemars.J’arrivaisà respirer.Oui, j’avaisquandmêmeenviedem’enfuir.Parfois.Maispastouslesjours.ParleràKamalm’aidait, jenepeuxpasprétendrelecontraire.J’aimaisça.Jel’aimaisbien,lui.Ilmerendaitplusheureuse.Etmaintenant, toutcelamesembleterriblementinachevé–jen’aipaspualleraubout.Etc’estmafaute,jelesais,parcequej’aiagibêtement,commeunegamine,parcequeje n’ai pas apprécié qu’on me dise non. Il faudrait que j’apprenne à perdre. J’en suis gênée,maintenant, la hontememonte aux joues dès que j’y repense. Je ne veux pas que ce soit ça, sonderniersouvenirdemoi.Jeveuxqu’ilmerevoie,etqu’ilvoieque jesuismieuxqueça.Et jesuissûreque,sij’allaislevoir,ilm’apporteraitsonaide.Ilestcommeça.

Page 107: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ilfautquej’arriveauboutdemonhistoire.Ilfautquejelaraconteàquelqu’un,justeunefois.Direlesmotsàvoixhaute.Siçanesortpasdemoi,çafiniraparmedévorerdel’intérieur.Levideenmoi,celuiqu’ilsontlaissé,continueradegrandiretgrandirencorejusqu’àmeconsumerentièrement.Jevaisdevoirravalermafiertéetmahonte,etallerlevoir.Ilfaudrabienqu’ilm’écoute.Jeferaitoutpourqu’ilm’écoute.

SoirScott pense que je suis au cinéma avec Tara. Je suis devant la porte de l’appartement de Kamaldepuisunquartd’heure,àmepréparermentalementàfrapper.J’aitellementpeurdelafaçondontilva me regarder, après ce qui s’est passé la dernière fois. Je vais devoir lui montrer que je suisdésolée,alorsjemesuishabilléeenconséquence:trèssimplement,unjeanetunT-shirt,etpresquepasdemaquillage.Jenesuispaslàpourleséduire,ilfautqu’ilmecroie.Jesensmoncœurs’emballertandisquejem’approchedesaportepoursonner.Personnenevient.Ilyadelalumièreàl’intérieur,maispersonnenevient.Peut-êtrequ’ilm’avuerôderdehors;peut-êtrequ’ilestàl’étageetqu’ilespèreque,s’ilm’ignore,jefiniraiparpartir.Maisilatort.Ilnesaitpasladétermination dont je peux faire preuve. Une fois que j’ai décidé quelque chose, je peux êtreredoutable.Jesonneunenouvellefois,puisunetroisièmeet,enfin,j’entendsdespasdansl’escalieretlaportes’ouvre.IlporteunpantalondejoggingetunT-shirtblanc.Ilestpiedsnus,lescheveuxhumidesetlevisagerougi.—Megan?Ilestsurpris,maispasencolère,c’estunbondébut.—Vousallezbien?Toutvabien?—Jesuisdésolée,dis-je,etils’écartepourmelaisserentrer.Une vague de gratitude m’envahit, si intense qu’on pourrait la prendre pour de l’amour. Il meconduitdanslacuisine.Ellen’estpasrangée:ilyadelavaissellesaleempiléesurleplandetravailet dans l’évier, des cartons de nourriture à emporter vides qui débordent de la poubelle. Je medemandes’ilestdépressif.Jerestesurlepasdelaporte;ils’appuiesurleplandetravailfaceàmoi,lesbrascroiséssurlapoitrine.—Quepuis-jefairepourvous?demande-t-il.Sonvisagearboreuneexpressionparfaitementneutre ;c’est l’expressiondupsychologue.Çamedonneenviedelepincer,justepourlefairesourire.—Jevoulaisvousdire…Jecommence,puisjem’arrête.Jesuisincapabled’allerainsidroitaubut,j’aibesoind’unpréambule.Alorsjechangedetactique.—Jevoulaism’excuser,dis-je,pourcequis’estpasséladernièrefois.—Cen’estpasgrave,dit-il,nevousenfaitespas.Sivousdésirezparleràquelqu’un,jepeuxvousrecommanderunautremédecin,maisjenepeuxplus…—S’ilvousplaît,Kamal.—Megan,jenepeuxplusêtrevotrepsychologue.—Jesais.Jelesais.Maisjenepeuxpasrecommenceravecquelqu’und’autre.Jen’yarriveraipas.Nousavonstantavancé.Nousétionssiprèsdubut.Ilfautquejevousracontelafin.Justeunefois.Ensuite,jedisparaîtrai,promis.Etjenevousembêteraiplusjamais.Il incline la tête de côté. Il neme croit pas, ça se voit. Il pense que, s’ilme redonne une chanceaujourd’hui,ilnepourraplusjamaissedébarrasserdemoi.

Page 108: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

— Laissez-moi vous raconter, je vous en prie. Ça ne durera pas, mais j’ai juste besoin qu’onm’écoute.—Etvotremari?suggère-t-il,maisjesecouelatête.—Jenepeuxpas…jenepeuxpasluidire.Pasaprèstoutcetemps.Ilneseraitpluscapablede…demevoirtellequejesuis.Jeseraisunetoutautrepersonneàsesyeux.Ilnesauraitpascommentmepardonner.Jevousenprie,Kamal.Sijenerecrachepascepoison,jecroisquejenedormiraiplusjamais.Jevousledemandecommeàunami,pascommeàunmédecin.Écoutez-moi,s’ilvousplaît.Sesépauless’affaissentlégèrementtandisqu’ilsedétourne,etjesongequeçayest,c’estterminé.Moncœurseserre.Puisilouvreunplacardetensortdeuxgrosverres.—Commeunami,alors.Unpeudevin?Je le suis dans le salon. Il a la même apparence négligée que la cuisine, faiblement éclairé parquelques lampes. Nous nous asseyons chacun d’un côté d’une table en verre recouverte de hautespilesdepapiers,magazinesetmenusdeplatsàemporter.J’agrippemonverreentremesmains.Jeprendsunegorgée.C’estunvinrougemaisilestfroid,poussiéreux.J’avale,puisjeprendsuneautregorgée.Ilattendquejecommence,maisc’estdifficile,encoreplusdifficilequejenelecroyais.J’aigardécesecretsilongtemps–unedécennie,plusd’untiersdemavie.Cen’estpassisimple,delelaissers’évadermaintenant.Maisjesaisqu’ilfautquejeparlemaintenant.Sinon,jen’auraipeut-êtrejamais le courage de dire cesmots à voix haute, je risquemême de les perdre, ils pourraient secoincerdansmagorgeetm’étoufferdansmonsommeil.— Après avoir quitté Ipswich, je me suis installée avec Mac, dans son cottage à la sortie deHolkham,auboutduchemin.Jevousl’avaisdit,ça,non?C’étaitunendroittrèsisolé,levoisinleplusprocheétaitàtroisouquatrekilomètres,etlaboutiquelaplusprocheàencoretroiskilomètresde là.Audébut, on abeaucoup fait la fête, il y avait toujoursdes tasdegensqui squattaient notresalon,ouquidormaientdanslehamacdehors,l’été.Maisonenaeumarreauboutd’unmoment,etMac a fini par s’embrouiller avec tout le monde, alors les gens ont arrêté de venir, et on s’estretrouvésjustetouslesdeux.Desjournéesentièrespassaientsansqu’onvoiepersonne.Onfaisaitnoscoursesaumagasindelastation-service.C’estbizarre,quandj’yrepense,maisjecroisquec’estcedontj’avaisbesoinàcemoment-là,aprèstoutlereste–aprèsIpswichettousceshommes,leschosesquej’avaisfaites.Çameplaisaitden’êtrequeMacetmoi,aveclavoieferréedésaffectée,l’herbe,lesdunesetlamer,sesvaguesgrisesetimpétueuses.Kamalpenchelatêtesurlecôtéavecundemi-sourire.Jesensmonestomacseretourner.—Çaavait l’airagréable.Maisvousnepensezpasquevous idéalisezcetendroit?«Lesvaguesgrisesetimpétueuses»?—Laisseztomber,dis-jeenbalayantsaquestiond’unreversdemain.Etpuis,non,jen’idéalisepas.VousêtesdéjàallédanslenordduNorfolk?Cen’estpasl’Adriatique.C’estunemerimpétueuse,etterriblementgrise.Illèvelesmainsensouriant:—D’accord.Je me sens instantanément mieux, et la tension quitte ma nuque et mes épaules. Je prends unenouvellegorgéedevin.Ilmesemblemoinsamer,àprésent.—J’étaisheureuseavecMac.Jesaisqueçan’apasl’airdugenred’endroitquimeplairait,maislà,aprèslamortdeBenet toutcequis'estensuivi,çal’était.Macm’asauvée.Ilm’ahébergée, ilm’aaimée, ilm’aprotégée.Et il n’était pas ennuyeux.Etpuis, pour être tout à fait honnête, onprenaitbeaucoupdedrogue,etilfautlevouloirpours’ennuyerquandonestdéfoncéenpermanence.J’étaisheureuse.Vraimentheureuse.

Page 109: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Kamalacquiesce.—Jecomprends,maisjenesuispassûrqueç’aitétéunbonheurtrèsauthentique,dit-il.Legenredebonheurquipeutdurer,quivousépaulevéritablement.Jeris.—J’avaisdix-septans.J’étaisavecunhommequimegrisaitetquim’adorait.Jem’étaisenfuiedechezmesparents,delamaisonoùtout,absolumenttout,merappelaitmonfrèremort.Jen’avaispasbesoinqueçadure,niqueçam’épaule.J’enavaisbesoinàcemoment-là,c’esttout.—Alors,qu’est-cequis’estpassé?Ilmesemblequelapièces’assombritsoudain.Nousyvoilà,aupassagequejeneracontejamais.—Jesuistombéeenceinte.Ilhochelatêteetattendquejecontinue.Unepartiedemoiaenviequ’ilmeposedesquestions,maisnon,ilsecontented’attendre.L’atmosphères’assombritencore.— Quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard pour… pour m’en débarrasser. Medébarrasserd’elle.C’estcequej’auraisfaitsijen’avaispasétésibête,siinconsciente.C’estqu’ellen’étaitpasdésirée,niparlui,niparmoi.Kamalselève,vaàlacuisineetrevientavecunrouleaud’essuie-toutpourquejesèchemeslarmes.Ilme le tend et retourne s’asseoir. Ilme faut unmoment avant de pouvoir reprendre.Kamal resteassis,commependantnosrendez-vous, lesyeuxdans lesmiens, lesmainsrepliéessursesgenoux,patient, immobile.Çadoitdemanderunself-control incroyable,cetteimmobilité,cettepassivité.Çadoitêtreépuisant.J’ai les jambes tremblantes, legenouqui tressautecommes’il était commandépar la ficelled’unmarionnettiste.Jemelèvepourl’arrêter.Jemarchejusqu’àlaportedelacuisine,puisjereviens.Jemegrattenerveusementlapaumedesmains.—Onaététellementbêtes,touslesdeux,luidis-jeenfin.Onn’amêmepasassumécequisepassait,on a continué comme si de rien n’était. Je ne suis pas allée voir lemédecin, je n’ai pas fait plusattentionàcequejemangeais,jen’aipasprisdevitaminesprénatales,jen’airienfaitdecequ’onestcenséfairedanscescas-là.Onacontinuénotrepetitevie.Onfaisaitcommesirienn’avaitchangé.J’étaisdeplusenplusgrosse,deplusenplus lente,deplusenplus fatiguée,onétait tous lesdeuxirritablesetonpassaitnotretempsàs’engueuler,maisrienn’avraimentchangéavantqu’ellearrive.Ilmelaissepleurer.Pendantce temps, ilvients’asseoirsur lachaiseàcôtédemoietsesgenouxfrôlentmacuisse.Ilsepencheenavant.Ilnemetouchepas,maisnoscorpssontsiprochesquejesenssonodeur,uneodeurpropredanscettepiècesale,uneodeurnette,âpre.Mavoixsetransformeenmurmure,çamedérangedeprononcercesmotsàvoixhaute.—J’aiaccouchéàlamaison.C’étaitidiot,maisj’avaisuntruccontreleshôpitauxàcetteépoque,parce que la dernière fois que j’avais été dans un hôpital, c’était quandBen étaitmort. Et puis jen’étaisalléefaireaucuneéchographie.J’avaisfumé,unpeubu,jen’avaispasenviequ’onmefasselaleçon.Jenem’ensentaispascapable.Jecroisque…jusqu’auderniermoment,çanem’ajamaisparutrèsréel,commesijenepensaispasvraimentqueçaallaitarriver.« Mac avait une amie infirmière, ou qui avait suivi une formation d’infirmière, quelque chosecommeça.Elleestvenue,etças’estbienpassé.Cen’étaitpassimal.Jeveuxdire,c’étaithorrible,évidemment,douloureuxetterrifiant,mais…ensuite,elleétaitlà.Toutepetite.Jenemesouvienspasexactementdupoidsqu’ellefaisait.C’estterrible,non?Kamalneditrien,ilnebougepas.—Elleétaitadorable.Elleavaitdesyeuxnoirsetdescheveuxblonds.Ellenepleuraitpasbeaucoup,etelleafaitsesnuitsdèsledébut.C’étaitungentilbébé.Unegentillefille.

Page 110: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Là,jedoism’arrêteruninstant.—Jem’attendaisàcequetoutsoittrèsdur,maispasdutout.Ilfaitencoreplussombre,j’ensuissûre,mais,quandjerelèvelesyeux,Kamalestlà,ilmeregarde,l’aircompatissant.Ilm’écoute.Ilveutquejeluiraconte.J’ailagorgesèche,alorsjeprendsuneautregorgéedevin.Çamefaitmald’avaler.—Nousl’avonsappeléeElizabeth.Libby.C’esttellementétrange,deprononcersonnomàvoixhauteaprèstoutcetemps.—Libby,jerépète.J’aime la sensationde sonnomdansmabouche. J’ai enviede le répéterencoreet encore.Enfin,Kamaltendunemainetprendlamienne,sonpoucecontremonpoignet,surmonpouls.—Unjour,ons’estdisputés,Macetmoi.Jenemesouvienspasàproposdequoi.Çaarrivaitdetempsàautre,depetitesdisputesquiexplosaientengrossesengueulades,riendeviolent,riendecegenre,maisonsehurlaitdessusetjemenaçaisdelequitter,oualorsc’étaitluiquisortaitetjenelevoyaispaspendantquelquesjours.«C’était lapremièrefoisqueçaarrivaitdepuissanaissance–lapremièrefoisqu’ilpartaitetmelaissait touteseuleaveclapetite.Elleavaitàpeinequelquesmois.Letoitfuyait.Jemesouviensdubruitdel’eauquigouttaitdansdesseaux,danslacuisine.Ilfaisaitunfroidglacial,avecleventquichassaitviolemment lesvaguessur lamer ; ilpleuvaitdepuisdes jours.J’aialluméunfeudans lesalon,maisiln’arrêtaitpasdes’éteindre.J’étaisfatiguée.J’avaisunpeubu,pourmeréchauffer,maisçanemarchaitpas,alorsj’aidécidédeprendreunbain.J’aiemmenéLibbyavecmoi,jel’aiposéesurmapoitrine,latêtejustesousmonmenton.La pièce s’assombrit plus encore et je me retrouve là-bas, allongée dans l’eau, son petit corpsappuyésurlemien,laflammed’unebougievacillantjustederrièremoi.J’entendslacirecouler,sonodeurdansmonnez,etuncourantd’airfroidvientsoufflersurmanuqueetmesépaules.Jemesenslourde,moncorpss’enfoncedanslachaleurdel’eau.Jesuisépuisée.Et,soudain,labougieestéteinteetj’aifroid.Trèsfroid,j’ailesdentsquiclaquentdansmoncrâne,lecorpstoutentierquitremble.Lamaisonmesembletrembleraussi,leventhurleets’engouffresouslestuilesdutoit.—Jemesuisendormie,dis-je.Puisjenepeuxplusriendired’autre.Jelasensencore,ellen’estplussurmapoitrine,soncorpsestcoincéentremonbrasetleborddelabaignoire,sonvisagedansl’eau.Nousétionssifroides,touteslesdeux.Pendantunmoment,aucundenousnebouge.J’oseàpeineleregarder,mais,quandj’essaie,ilnesedétournepas.Ilneprononcepasunmot.Ilpasseunbrassurmesépaulesetm’attireàlui,monvisagecontre son torse. J’inspire son odeur et j’attends deme sentir différente, plus légère, deme sentirmieuxoupiremaintenantqu’uneautreâmesurcetteterresait.Jesuissoulagée,jecrois,parcequesaréactionmeprouvequej’aibienfait.Iln’estpasencolèrecontremoi,ilnepensepasquejesuisunmonstre.Jesuisensécurité,parfaitementensécuritéaveclui.Jenesaispascombiendetempsjeresteainsi,danssesbras,mais,quandjereviensàmoi,j’entendsmon téléphonequi sonne. Jene répondspasmais, peuaprès,unbipmeprévientde l’arrivéed’untexto.C’estScott.«Tuesoù?»Et,quelquessecondesplustard,letéléphoneseremetàsonner.Cettefois,c’estTara.JemedépêtredesbrasdeKamaletjeréponds.—Megan,jenesaispascequetufabriques,maisilfautquetuappellesScott.Ilm’adéjàtéléphonéquatrefois.Jeluiaiditquetuétaissortienousracheterduvin,maisjepensequ’ilnem’apascrue.Ilditquetunedécrochespastonportable.Elleal’airénervéetjesaisquejedevraislarassurer,maisjen’enaipasl’énergie.

Page 111: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—D’accord,dis-je.Merci.Jelerappelletoutdesuite.—Megan…Maisjeraccrocheavantd’entendreunmotdeplus.Ilestdixheurespassées,jesuislàdepuisplusdedeuxheures.JecoupemontéléphoneetmetourneversKamal.—Jeneveuxpasrentrerchezmoi,dis-je.Ilhochelatêtemaisnemeproposepasderester.Aulieudecela,ilselèveetdit:—Tupeuxrevenir,situenasenvie.Uneautrefois.Jefaisunpasverslui,jerefermelefosséentrenosdeuxcorps,jemedressesurlapointedespiedsetj'embrasseseslèvres.Ilnesedérobepas.

Page 112: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Samedi3août2013

Matin

Cettenuit,j’airêvéquej’étaisdanslesboisetquejemarchais,touteseule.C’étaitl’aube,oulecrépuscule,jenesaisplustrèsbien,maisilyavaitquelqu’und’autreavecmoi.Jenelevoyaispas,maisjesavaisqu’ilétaitderrièremoi,etqu’ilgagnaitduterrain.Jenevoulaispasqu’onmevoie,jevoulaism’enfuir,mais, impossible, j’avais les jambes trop lourdeset,quand j’essayaisdecrier, jen’émettaispaslemoindreson.Àmonréveil,lesrayonsdusoleilpénètrentdanslapièceentreleslamellesdustore.Lapluies’enestallée,sontravailaccompli.Ilfaitchauddanslachambre,çasentlefauve–jel’aiàpeinequittéedepuis jeudi. J’entends lesgémissements et lesvrombissementsde l’aspirateur, dans l’appartement.Cathy fait leménage.Un peu plus tard, elle ira faire un tour, et j’en profiterai pourme risquer àsortir. Je ne suis pas sûre de ce que je ferai, je n’arrive pas àme reprendre enmain. Encore unejournéeàboire,peut-être,etdemainj’arrêterai.Montéléphonevibrebrièvement:plusdebatterie.Jeleprendspourlebrancherauchargeur,maisjeme rends compte que j’ai deux appels manqués, datant d’hier soir. J’appelle ma boîte vocale. Unmessage.— Rachel, coucou, c’est maman. Écoute, je dois aller à Londres demain. Samedi. J’ai quelquescoursesàfaire.Onpourraitseretrouverpourprendreuncafé?Machérie,cen’estpasvraimentlebonmomentpourquetuviennespasserdutempsàlamaison.Ilya…bon,j’aiunnouvelami,ettusaiscommentc’est,audébut.Elleglousse,puisreprend:—Mais,entoutcas,çameferaplaisirdeteprêterunpeud’argentpourtedépannerdeuxoutroissemaines.Onenreparledemain.Allez,aurevoir,machérie.Ilvafalloirquejesoisfrancheavecelle,quejeluiexpliqueavechonnêtetélasituationdanslaquellejesuis.Maisça,cen’estpasuneconversationque jepeuxavoircentpourcentsobre.Jem’extraispéniblementdemonlit:jepeuxallerfaireuntourausupermarchéetprendreunoudeuxverresavantdepartir.Histoiredemedétendre. Je regarde ànouveaumon téléphoneet jevaisdans la listedesappelsmanqués.Le secondestdeScott.Àuneheuremoins lequartdumatin. Je resteassise là, leportableàlamain,àpeserlepouretlecontre:est-cequejedoislerappeler?Pastoutdesuite,ilesttroptôt.Peut-êtreunpeuplustard?Aprèsunseulverre,parcontre,pasdeux.Jebrancheletéléphoneauchargeur,j’ouvrelestoreetlafenêtre,puisjevaisdanslasalledebainspourprendreunedouchefroide.Jemefrottelapeau,jemelavelescheveux,etjetâchedefairetairelapetitevoixdansma têtequimerépètequec’estunpeuétrange, toutdemême,qu’ilappelleuneautrefemmeaumilieude lanuit,àpeinequarante-huitheuresaprès ladécouverteducorpsdesonépouse.

Soir

Page 113: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

L’aversevientdes’arrêter,et le soleilestpresque ressortidesous lesépaisnuagesblancs. Jemesuisachetéunedecesbouteillesdevinminiatures–uneseule.Jen'auraispasdû,maisundéjeunerencompagniedemamèreéprouveraitladéterminationduplusferventdesabstinents.Maisbon,elleapromisdemefaireunvirementde troiscents livressurmoncomptebancaire,alorscen’étaitpasjusteunepertedetemps.Jeneluiaipasexpliquélagravitédemasituation.Jeneluiaipasditquej’avaisperdumontravaildepuisdesmois,niquej’avaisétévirée(ellepensequesonargentvameservirà tenir lecoup, letemps que ma prime de licenciement à l’amiable arrive). Je ne lui ai pas parlé non plus de mesproblèmesd’alcool,etellen’arienremarqué.Cathy,elle,remarque.Quandjel’aicroiséeaumomentoùjesortais,cematin,ellem’ajetéunregardetaaussitôtcommenté:—Pourl’amourdeDieu,Rachel!Déjà?Jen’aiaucuneidéedecommentellefait,maisellesaittoujours.Mêmequandjen’aibuqu’unverre,illuisuffitd’unesecondepoursavoir.—Çasevoitàtesyeux,dit-elle.Maisquand jem’examinedans lemiroir,moi, je trouveque j’ai lamême têtequed’habitude.Sapatienceadeslimites,sacompassionaussi.Ilfautquej’arrête.Maispasaujourd’hui.Jenepeuxpasaujourd’hui.C’esttropduraujourd’hui.C’étaitàprévoir, j’auraisdûm’endouter,etpourtantçaaété lasurprise.Quand jesuismontéeàborddutrain,elleétaitpartout,sonvisageenjouéàlaunedetouslesjournaux:Megan,belle,blonde,heureuse,leregardrivésurl’objectif–rivésurmoi.Quelqu’unalaisséunexemplaireduTimessurunsiège,alorsj’enprofitepourlireleurarticle.Lecorps a été officiellement identifié hier soir, et l’autopsie a lieu aujourd’hui. L’article cite ladéclaration d’unporte-parole de la police : «La cause dudécès demadameHipwell risque d’êtredifficileàétablir,carsoncorpsestrestéuncertaintempsàl’extérieur,etilaétéimmergéaumoinsquelquesjours.»C’estaffreux,quandj’ypense,avecsaphotojustesouslesyeux.Dequoielleavaitl’airavant,etàquoielledoitressembleraujourd’hui.LejournalistementionnebrièvementKamal,sonarrestationetsalibération,puisestretranscrituncommuniquéducapitaineGaskilldisantque«lapolicesepenchesurdiversespistes»,cequisignifieprobablementqu’ilsn’ontpasledébutd’unepiste.Jerefermelejournalet leposeparterre,àmespieds.Jenesupporteplusdevoirsonvisage.Jeneveuxpluslirecesmotssansespoir,videsdesens.J’appuielatêtecontrelavitre.Onpasserabientôtdevantlenuméroquinze.Jejetteunrapidecoupd’œil,mais,dececôtédesrails,jesuistroploinpourdistinguerquoiquecesoit.Jen’arrêtepasdepenseraujouroùj’aivuKamal,àlafaçondontill’aembrassée,àmacolère.JevoulaisallervoirMeganetavoirunesérieuseexplicationavecelle.Etsi je l’avaisfait?Queseserait-ilpassési j’yétaisallée,quej’avaistambourinéàlaportepourluidemandercequ’elleétaitentraindefabriquer?Est-cequ’elleseraitencorelà,sursonbalcon?Jefermelesyeux.ÀNorthcote,quelqu’unmonteetvients’asseoiràcôtédemoi.Jen’ouvrepaslesyeux,maisjesongequec’estunpeuétrange,parcequelavoitureestàmoitiévide.Lespoilssurmesbrassehérissentsoudain.Jerespireunparfumd’après-rasagesousuneodeurdecigarette,etjesaisquej’aidéjàsenticetteodeur.—Salut.Jetournelatêteetjereconnaisl’hommeauxcheveuxroux,celuidelagare,celuidecesamedisoir-là. Ilme sourit etme tend lamain.Trop surprise pour réfléchir, je la serre. Il a la paumedure etcalleuse.—Tutesouviensdemoi?

Page 114: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Oui,dis-jetoutenhochantlatête.Oui,ilyaquelquessemaines,àlagare.Ilacquiesce,toujourssouriant.—J’étaisunpeubourré,ajoute-t-ilavantd’éclaterderire.Maistoiaussi,non,mabelle?Ilestplusjeunequejenelecroyais,iln’amêmepastrenteans.Ilaunjolivisage,pasforcémentbeau,mais joli. Un large sourire avenant. Il a un accent cockney, ou peut-être de Cornouailles. Ilm’observecommes’ilsavaitunsecretàmonsujet,commes’ilmetaquinait,commes’ilyavaituneconnivence entre nous. Il n’y en a pas. Je détourne la tête. Je devrais lui parler, lui demander :«Qu’est-cequetuasvu?»—Tuvasbien?demande-t-il.—Oui,çava.Je regarde à nouveau dehors,mais je sens ses yeux posés surmoi et je ressens soudain l’envieétrange deme retourner vers lui, de sentir la fumée de cigarette sur ses vêtements et son haleine.Quandons’estrencontrés,Tomfumait.J’enprenaisunedetempsentemps,quandonsortaitboiredesverres,ouaprèsl’amour.C’estdevenuuneodeurérotique,pourmoi;çamerappelledesinstantsde bonheur. Ma lèvre inférieure effleure mes dents, et je me demande un instant quelle serait saréactionsijevenaisl’embrassersurlabouche.Jesenssoncorpsremuer.Ilsepenchepourramasserlejournalàmespieds.—C’est terrible, hein ?Pauvre fille.C’est bizarre, parcequ’ony était, ce soir-là.C’était bien cesoir-là,non?Qu’elleadisparu.On dirait qu’il lit dansmes pensées, et cela me fait un choc. Je tourne vivement la tête pour leregarder.Jeveuxvoirl’expressiondesesyeux.—Pardon?— Le soir où je t’ai rencontrée, dans le train. C’est le soir où cette fille a disparu, celle qu’ilsviennent de retrouver. Et il paraît que la dernière fois qu’on l’a vue, c’était pas loin de la gare.J’arrête pas deme dire, tu sais, que je l’ai peut-être aperçue.Mais je neme souviens pas. J’étaisbourré.Ilhausselesépaules.—Ettoi,tutesouviensd’untruc?Aumomentoùilprononcecesmots,jeressensquelquechosedebizarre,quejenemerappellepasavoirdéjàressenti.Jesuisincapabledeluirépondre,carmonesprits’estenfuiautrepartet,detoutefaçon, ce ne sont pas sesmots, c’est son après-rasage. Sous l’odeur de cigarette, ce parfum frais,citronné,aromatique,m’évoquelesouvenird’êtreassisedansletrain,àcôtédelui,toutcommeencemoment,maisnousallonsdans l’autresenset j’entendsquelqu’unrire fort. Ilaunemainsurmonbrasetmeproposed’allerboireunverre,mais,brusquement,çanevaplus.J’aipeur,jesuisperdue.Quelqu’unessaiedemefrapper.Jevoislepoingarriverversmoietjeplongepourl’éviter,lesmainssur la tête pourme protéger. Je ne suis plus dans le train,mais dans la rue. J’entends des rires ànouveau,oudescris.Jesuissurlesmarches,jesuissurletrottoir,c’esttrèstroublant,j’ailecœurquibatàcentàl’heure.Jeneveuxplusêtreprèsdecethomme.Jeveuxm’enaller.Jemelèvevivementetjedis«Excusez-moi»bienfortpourquelesautrespassagersm’entendent,mais il n’y a presque personne dans la voiture et les gens ne lèvent pas les yeux. L’homme meregarde,surpris,etdéplacesesjambessurlecôtépourmelaisserpasser.—Désolé,mabelle,dit-il.Jenevoulaispast’embêter.Je m’éloigne aussi vite que possible, mais le train tressaute et tangue et j’en perds presquel’équilibre.Jemerattrapeàundossierpourm’empêcherdetomber.Lesgensmedévisagent.Jemeprécipite jusqu’à la voiture suivante, que je traverse pour atteindre celle d’après, et ainsi de suite

Page 115: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

jusqu’àcequej’arriveauboutdutrain.J’aidumalàreprendremonsouffle,jesuiseffrayée.Jenepeux pas l’expliquer, je n’arrive pas à me souvenir de ce qui s’est passé, mais je ressens encoreclairementlapeuretlaconfusion.Jem’assoissurunsiègequifaitfaceàlaportedesortie,aucasoùildécideraitdemesuivre.J’appuielespaumescontremesyeuxetjetâchedemeconcentrer.J’essaiederetrouvercequej’aivu. Jememaudis d’avoir bu. Si seulement j’avais les idées claires…Mais revoilà la scène. Il faitsombre,etunhommes’éloignedemoi.Unefemme?Unefemme,vêtued’unerobebleue.Anna.Lesangcognecontremestempesetmoncœurbattrèsfort.Jenesaispassicequejevois,cequejeressens,estvraiounon,imaginationousouvenir.Jefermelesyeuxaussifortquepossibleetj’essaiedeleressentirànouveau,derevoirlascène,maiselles’estévanouie.

Page 116: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Samedi3août2013

Soir

Tomest alléprendreunverreavec sescopainsde l’armée, etEvie fait la sieste. Je suis assisedanslacuisine,portesetfenêtresferméesmalgrélachaleur.Lapluies’estenfinarrêtée;maintenant,l’atmosphèreestétouffante.Jem’ennuie.Jen’arrivepasàtrouverquelquechoseàfaire.J’aienvied’allerfairedushopping,dedépenserunpeud’argentpourmoi,mais,avecEvie,c’estsansespoir.Elles’énervetrèsvite,etcelamestresse.Alors je resteà lamaison.Jenepeuxni regarder la télévision,ni lire le journal.Jeneveuxpaslirelesarticles,jeneveuxpasvoirlevisagedeMegan,jerefused’ypenser.Maiscommentpuis-jem’empêcherd’ypenseralorsquenoussommeslà,àquatremaisonsdechezelle?Jepassedescoupsdefilpourvoirsijenepourraispasinviterd’autresparentsavecleursenfantsàvenir jouer, mais tout le monde a déjà des choses prévues. J’appelle même ma sœur maisévidemment,avecelle,ilfauttoujourss’yprendreunesemaineàl’avance.Detoutefaçon,ellemeditqu’ellealagueuledeboisetqu’ellenesevoitpaspasserdutempsavecEviedanscetétat.Jeressensunecruellemorsuredejalousie,àcemoment-là,jeregrettelessamedispassésallongéesurlecanapéaveclejournaletriend’autrequ’unvaguesouvenird’êtrerentréedeboîtelaveille.C’estidiot,vraiment,parcequelaviequej’aiaujourd’huiestunmilliondefoismieux,etj’aifaitdessacrificespouryparvenir.Maintenant,jen’aiplusqu’àlaprotéger.Alorsjeresteassisedansmamaison,danscettechaleuraccablante,etj’essaiedenepaspenseràMegan.J’essaiedenepaspenserà« elle » non plus, et je sursaute chaque fois que j’entends un bruit, je tressaille dès qu’une ombrepassedevantlafenêtre.C’estintolérable.Surtout, je n’arrive pas àm’empêcher de songer au fait que Rachel était là le soir oùMegan adisparu, qu’elle titubait dans les parages, complètement ivre, puis qu’elle s’est volatilisée.Tom l’acherchéependantdesheures,maisiln’apasréussiàlatrouver.Jen’arrêtepasdemedemandercequ’ellefabriquait.Iln’existeaucunlienentreRacheletMeganHipwell.J’enaiparléà l’inspectricedepolice,Riley,aprèsqu’oneutvuRachelsortirdechezlesHipwell,etellearéponduqu’iln’yavaitpasdequois’enfaire.—C’estunepetitecurieuse,a-t-elledit.Unefemmeisolée,unpeudéboussolée.Ellea justeenviequ’ilsepassequelquechosedanssavie.Elle a probablement raison. Mais c’est alors que je repense au jour où elle est entrée dans mamaisonetqu’elleaprismonenfant,jemesouviensdelaterreurquej’airessentieenlavoyant,avecEvie,aufonddujardin.Jerepenseàcetaffreuxpetitsourirequ’ellem’afaitquandjel’aivuedevantchezlesHipwell.L’inspectriceRileyn’apasidéed’àquelpointRachelpeutêtredangereuse.

Page 117: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche4août2013

Matin

L ecauchemardontjemeréveillecematinestdifférent:danscelui-là,j’aifaitquelquechosedemal,maisjenesaispascequec’est,toutcequejesais,c’estquec’estirréparable.Toutcequejesais,c’estqueTommedéteste,qu’ilneveutplusmeparler,qu’ilaracontéàtouslesgensquejeconnaisleschosesterriblesquej’aifaites,etque,maintenant,ilsonttousprisparticontremoi:mesancienscollègues,mesamis,mêmemamère.Ilsm’observentavecdégoût,mépris,etpersonnenem’écoute,personnenemelaissel’opportunitédedireàquelpointjesuisdésolée.Jemesensaffreusementmal,coupable,maisjesuisincapablederetrouvercequej’aipufaire.Auréveil,jesaisquecerêvedoitvenird’unanciensouvenir,d’unetransgressionpassée–peuimportelaquelle,désormais.Hier,aprèsêtredescenduedutrain,jesuisrestéedanslesalentoursdelagarependantquinzebonnesminutespourvérifiers’ilétaitsortidutrainavecmoi(l’hommeauxcheveuxroux),maisjenel’aipas vu. Je n’arrêtais pas de penser que je l’avais sûrement manqué, qu’il était là, quelque part, àguetter le moment où je repartirais chez moi pour pouvoir me suivre. Je songeais à quel pointj’auraisaimépouvoircourirà lamaison,etqueTomsoit lààm’attendre.Quequelqu’unsoit lààm’attendre.Surlecheminduretour,jemesuisarrêtéeacheterduvin.Quand je suis rentrée, l’appartement était vide, et j’ai eu le sentiment qu’on venait de le quitter,commesij’avaisfaillicroiserCathyàquelquesminutesprès,maisunpetitmotsurleplandetravailm’annonçait qu’elle était sortie déjeuner avec Damien à Henley et qu’elle ne rentrerait pas avantdimanchesoir.J’étaisnerveuse,effrayée.Jemesuismiseàpasserdepièceenpiècepourprendredesobjets puis les reposer.Quelque chosene tournait pas rond, et j’ai fini parme rendre compte quec’étaitmoi.Lafaçondontlesilencerésonnaitdansmesoreillesressemblaitàdesvoix,alorsjemesuisservieunverredevin,puisunautre,etj’aitéléphonéàScott.Jesuistombéetoutdesuitesursamessagerie:uneannoncevenued’uneautrevie,lavoixassuréed’unhommeactifavecuneépousemagnifiquequil’attendàlamaison.Aprèsquelquesminutes,j’airappelé.Onadécroché,maissansdireunmot.—Allô?—Quiest-ce?—C’estRachel.RachelWatson.—Oh.Dubruitderrièrelui,desvoix,unefemme.Samère,peut-être.—Vous…j’aimanquévotreappel,ai-jeajouté.—Non…non.Jevousaitéléphoné?Oh.Parerreur.Ilsemblaitagité.—Non,mets-lelà.Ilm’afalluuninstantpourcomprendrequecen’étaitpasàmoiqu’ils’adressait.—Jesuisdésolée,ai-jerepris.

Page 118: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Oui.Ilparlaitd’untonplat,égal.—Vraimentdésolée.—Merci.—Est-ceque…est-cequevousaviezbesoindediscuter?—Non,j’aidûvousappelerparerreur,a-t-ilrépondu,avecplusdeconviction,cettefois.—Oh.Jesentaisbienqu’ilavaitenviederaccrocher.Jesavaisquej’auraisdûlelaisseràsafamille,àsonchagrin.Jelesavais,maisjen’enairienfait.—VousconnaissezAnna?ai-jedemandé.AnnaWatson?—Quiça?Lafemmedevotreex?—Oui.—Non.Enfin,pasvraiment.Megan…Meganafaitunpeudebaby-sittingpourelle, l’andernier.Pourquoivousmedemandezça?Jenesaispaspourquoij’aidemandéça.Jenesaispas.—Pourrait-onsevoir?ai-jeencoredit.Jevoudraisvousparlerdequelquechose.—Dequoi?a-t-ildit,agacé.Cen’estpaslemomentidéal.Blesséeparsonsarcasme,jem’apprêtaisàraccrocherquandilarepris:—Lamaisonnedésemplitpas,pourl’instant.Demain?Passezchezmoidemainaprès-midi.

SoirIls’estcoupéenserasant:iladusangsurlajoueetlecol.Ilalescheveuxmouillésetsentlesavonetl’après-rasage.Ilmesalued’unhochementdetêteetmefaitsigned’entrer,maisilneprononcepasunmot.Danslamaisonplongéedansl’obscurité,ilfaitchaud,lesvoletssontfermésdanslesalonetlesrideauxsonttirésdevantlesportes-fenêtresquimènentaujardin.IlyadesTupperwareentasséspartoutdanslacuisine.—Toutlemondem’apporteàmanger,expliqueScott.Ilm’indiqueunechaisepourquejem’assoieàlatable,maisluirestedebout,lesbrasballants.—Vousvouliezmedirequelquechose?Ilestenpilotageautomatique,ilnemeregardepasdanslesyeux.Abattu.— Je voulais vous parler d’AnnaWatson, de… Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous savez de sarelationavecMegan?Est-cequ’elless’appréciaient?Ilfroncelessourcils,poselesmainssurledossierdelachaisedevantlui.—Non.Jeveuxdire…cen’estpasqu’ellesnes’appréciaientpas.Maisellesneseconnaissaientpastrèsbien.Ellesn’avaientpasderelation.Sesépaulessemblents’affaisserencoreplus,ilestépuisé.—Pourquoivousmeposezcesquestions?Ilfautquejeluiavoue.—Jel’aivue.Jecroisquejel’aivue,àlasortiedupassagesouterrain,prèsdelagare.Jel’aivuecesoir-là…lesoiroùMeganadisparu.Ilsecouelégèrementlatêtecommepourcomprendrecequejeviensdedire.—Pardon?Vousl’avezvue.Vousétiez…Oùétiez-vous?—J’étaislà.J’allaisvoir…voirTom,monex-mari,maisje…Ilfermelesyeuxetsefrottelefront.

Page 119: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Attendezuneminute.VousétiezlàetvousavezvuAnnaWatson?Et…?Jesaisqu’Annaétaitlà.Ellehabiteàquelquesmaisonsd’icietelleaditàlapolicequ’elleétaitalléeàlagareversdix-neufheures,maisqu’ellenesesouvenaitpasd'avoirvuMegan.Sesmainsagrippentledossieretjesensqu’ilestentraindeperdrepatience.—Qu’est-cequevousvoulezdire,exactement?—J’avais bu, je réponds, le visage rougissant d’une honte familière. Je neme rappelle pas tout,maisj’ailasensationque…Scottlèveunemain.—Ça suffit. Je n’ai pas envie d’entendre la suite.Vous avez un problème avec votre ex, avec lanouvellefemmedevotreex,c’estclair.Etçan’arienàvoiravecmoi,niavecMegan,pasvrai?BonDieu!etvousn’avezpashonte?Voussavezquelapolicem’aencoreinterrogécematin,auposte?Ilappuiesifortsurlachaisequejecrainsqu’ellenesebrise,etjemeprépareaucraquement.—Etvous,vousvenezmeracontervosconneries.Jesuisdésoléquevotreviesoitunetellemerde,mais,croyez-moi,àcôtédelamienne,c’estunepartiedeplaisir.Alors,siçanevousennuiepas…Etd’unmouvementsecdelatête,ilmedésignelaported’entrée.Jemelève.Jemesensbête,ridicule.Et,oui,j’aihonte.—Jevoulaisjustevousaider,jevoulais…—Vousnepouvezrienfaire,d’accord?Rien.Personnenepeutm’aider.Mafemmeestmorte,etlapolicepensequejel’aituée.Savoixenfle,etdestachesdecouleurapparaissentsursesjoues.—Ilspensentquejel’aituée.—Mais…KamalAbdic…Lachaiseheurtelemurdelacuisinesifortqu’undespiedsvoleenéclats.Effrayée, jebondisenarrière,maisScottaàpeinebougé.Sesbrasont repris leurplace le longdesoncorps, lespoingsserrés.Jedistinguelesveinessoussapeau.—KamalAbdic,répond-ilentresesdents,n’estplusconsidérécommeunsuspect.Bienqu’ilparled’untonégal,jevoisqu’illuttepoursecontenir.Jesenslacolèrevibrerdanstoutsoncorps.Jevoudraismedirigerverslaporte,maisilsetiententreelleetmoi,etilbloquelepeudelumièrequientredanslapièce.—Voussavezcequ’illeuradit?demande-t-il,alorsqu’ilseretournepourramasserlachaise.Biensûrquenon,jesonge,maisunenouvellefoisjemerendscomptequecen’estpasvraimentàmoiqu’ilparle.—Kamal a plein d’histoires à raconter.Kamal a dit queMegan étaitmalheureuse, que j’étais unmari jaloux qui la gardait sous sa coupe, que je…Comment il a tourné ça, au fait ?Ah oui, quej’exerçaisune«violencepsychologique»surMegan.Ilcrachecesmotsd’unairdégoûté.—KamalditqueMeganavaitpeurdemoi.—Maisilest…—Etcen’estpasleseul.Sacopine,là,Tara.ElleaditàlapolicequeMeganluidemandaitparfoisde la couvrir, queMegan voulait qu’ellememente au sujet de l’endroit où elle se trouvait, de cequ’ellefaisait.Il repose la chaise à saplace, devant la table,mais elle tombe. Je fais unpasvers l’entrée,mais,soudain,ilmeregarde.— Je suis un homme coupable, dit-il, le visage pétri d’angoisse. Je suis pratiquement déjàcondamné.

Page 120: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ildonneuncoupdepieddanslachaisecasséeets’assoitsurunedestroisrestantes.Jerestedebout,hésitante.Metaireourelancer?Ilreprendlaparole,lavoixsibassequejepeuxàpeinel’entendre.—Elleavaitsontéléphonedanssapoche.Jem’approchedelui.—Ilyavaitunmessagededans,que je luiavaisécrit.Ladernièrechoseque je luiaurai dite, lesderniersmotsqu’elleauralus,c’était:«Vatefairefoutreavectesmensonges,salope.»Illaisseretombersonmentonsursapoitrine,etsesépaulescommencentàsesoulever.Jesuisassezprèspourletoucher.Jelèveunemainet,tremblante,jeposedoucementlesdoigtssursanuque.Ilnesedégagepas.—Jesuisdésolée,dis-je.Etc’estsincère,car,sijesuischoquéeparcesmots,choquéed’imaginerqu’ilapuluiparlerainsi,je sais ce que c’est que d’aimer quelqu’un et demalgré tout lui dire des choses terribles, dans unaccèsdecolèreoud’angoisse.—Untexto,dis-je,cen’estpassuffisant.Sic’esttoutcequ’ilsont…—Maiscen’estpastout,pasvrai?Ilseredresseetsedébarrassedemamaind’unmouvementd’épaules.Jerefais le tourdelatablepourmerasseoirenfacedelui.Ilnemeregardepas.—J’aiunmobile.Jenemesuispascomporté…jen’aipasréagidelabonnemanièrequandelleestpartie.Jen’aipaspaniquéasseztôt.Jenel’aipasappeléeassezvite.Ilaunrireamer.—D’aprèsKamalAbdic,jeprésentaislessignesavant-coureursd’unmariviolent.C’estàcemomentqu’illèvelesyeux,qu’ilmevoit,etqu’unelueurapparaît.Unespoir.—Vous…vouspouvezparleràlapolice.Leurdirequec’estunmensonge,qu’ilment.Vouspouvezaumoinsdonnerunautrepointdevue,leurdirequejel’aimais,quenousétionsheureux.Jesensunevaguedepaniquem’envahir.Ilpensequejepeuxl’aider.Ilplacesesespoirsenmoi,ettoutcequej’aiàluioffrir,c’estunmensonge,rienqu’unesaletédemensonge.—Onnemecroirapas,dis-jefaiblement.Onnemecroitpas.Jenesuispasuntémoinfiable.Lesilenceentrenousenfleetemplitlapièce.Unemouchefuribondevolecontrelesportes-fenêtres.Scotttripotelapetitecroûtedesangsursajoue,j’entendssesonglesgrattersapeau.Jerepoussemachaise,lespiedscrissentsurlecarrelage,etilmeregarde.—Vousétiezlà,dit-il,commesi l’informationqueje luiaidonnéeilyaunquartd’heurevenaitseulementd’arriveràsoncerveau.VousétiezàWitneylesoirdeladisparitiondeMegan?Savoixpeineàpasserpar-dessuslevacarmedusangquitapecontremestempes.J’acquiesce.—Pourquoivousnel’avezpasditàlapolice?Samâchoireseremetàtressauter.—Ilslesavent.Jeleleuraidit.Maisjen’étaispas…Jen’airienvu.Jenemesouviensderien.Il se lève et se dirige vers les portes-fenêtres pour ouvrir les rideaux. La lumière du soleil estaveuglante.Scottmetourneledos,lesbrascroisés.—Vous étiez ivre, reprend-il d’un ton détaché.Mais vous devez bien vous souvenir de quelquechose.Forcément.Etc’estpourçaquevousrevenezsanscesseici,n’est-cepas?Ilseretournepourmefaireface.—C’estça,non?Laraisonpourlaquellevousn’arrêtezpasdemecontacter.Voussavezquelquechose.Ilprononcecesderniersmotscommeunfait:pasunequestion,niuneaccusation,niunethéorie.

Page 121: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Est-cequevousavezaperçusavoiture?demande-t-ilalors.UneOpelCorsableue.Vousl’avezvue?Jesecouelatêteetillèvelesbrasauciel,frustré.— Pas si vite ! prenez le temps de réfléchir. Qu’est-ce que vous avez vu ? Vous avez vu AnnaWatson,maisçaneveutriendire.Vousavezvu…Allez!quiavez-vousvu?Je cligne des yeux, éblouie par le soleil, et je tâche désespérément de remettre lesmorceaux dupuzzle en place, mais rien ne me revient. Rien de réel, rien qui puisse aider. Rien que je puisseénonceràvoixhaute.Jemesuisdisputée.Oupeut-êtrequej’aiététémoind’unedispute.J’aiglissésurlesmarchesdelagare,etunhommeauxcheveuxrouxm’arelevée.Jecroisqu’ilaétégentilavecmoi,maismaintenantj’aipeurquandjepenseàlui.Jesaisquejemesuisouvertlefront,quej’avaisune coupure sur la lèvre et des bleus sur les bras. Je croisme souvenir que je suis allée dans lepassage souterrain. Il y faisait sombre. J’étais effrayée, perdue. J’ai entendu des voix. J’ai entenduquelqu’unappelerMegan.Non, ça, c’étaitun rêve.Cen’étaitpas réel. Jeme souviensdu sang.Dusangsurmatête,dusangsurmesmains.Jemesouviensd’Anna.JenemesouvienspasdeTom.JenemesouviensnideKamal,nideScott,nideMegan.Ilm’observeetattendquej’aiequelquechoseàdire,unemiettederéconfortàluijeter,maisjen’airien.—Cesoir-là,ajoute-t-il.Lemoment-clé.Il se rassoit à la table, plus près de moi, dos à la fenêtre. Je distingue une fine pellicule detranspirationsursonfrontetsalèvresupérieure,etilfrissonne,commes’ilavaitdelafièvre.—C’estàcemoment-làqueças’estpassé.Lapolicepensequec’étaitàcemoment-là.Ilsn’ontpaslesmoyensd’enêtresûrs…Savoixs’éteint,puisilreprend:—Ilsn’ontpaslesmoyensd’enêtresûrs,àcausedel’étatdu…ducorps.Ilprendunegrandeinspiration.—Maisilspensentqueçaaeulieucesoir-là.Oupeuaprès.Ilestdenouveauenpilotageautomatique,àparleràlapiècecommesijen’étaispaslà.J’écouteensilence tandisqu’ilexplique lacausedudécès,un traumatismecrânien.Soncrâneaété fracturéendiversendroits.Pasd’agressionsexuelle,entoutcasilsn’ontpaspuledéceleraveccertitude,comptetenudel’étatdanslequelonl’aretrouvée.Tropabîmée.Quandilrevientàlui,àmoi,c’estlapeurquejelisdanssesyeux,ledésespoir.—Sivousvousrappelezquoiquecesoit,ilfautmeledire.Essayezdevoussouvenir,Rachel,s’ilvousplaît.Entendremonnomfranchirseslèvresmeretournel'estomac,jemesensterriblementmal.Dansletrain,surlecheminduretour,jerepenseàcequ’iladit,etjemedemandesic’estvrai.Est-ceque la raisonpour laquelle jen’arrivepasà abandonnercettehistoire estquelquepartdansmatête?Yaurait-iluneinformationquej’aidésespérémentbesoindetransmettre?Jesaisquejeressensquelquechosepourlui,quelquechosequejenepeuxpasnommeretquejenedevraispasressentir.Maisest-cequ’ilyauraitplus?S’ilyaquelquechosedansmatête,alorspeut-êtrequequelqu’unpeutm’aider à l’en faire sortir. Quelqu’un comme un psychiatre. Un psychologue. Quelqu’un commeKamalAbdic.

Mardi6août2013Matin

Page 122: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

J’aiàpeinedormi.Jesuisrestéeéveilléetoutelanuitàypenser,àtourneretretournerl’idéedanstouslessensdansmonesprit.Est-cebête,inconscient,inutile?Dangereux?Jenesaispascequejefais.J’aiprisrendez-voushiermatinpourvoirledocteurKamalAbdic.J’aiappelésoncabinet,j’aieu une réceptionniste à qui j’ai demandé à le voir lui, personnellement. Peut-être que c’est monimagination,mais j’ai trouvéqu’elle semblait surprise.Elle adit qu’il pouvaitme recevoirmardi,aujourd’hui,àseizeheurestrente.Sivite?Labouchesèche,j’airéponduquecelameconvenait.Laséance coûte soixante-quinze livres. Les trois cents livres demamère ne vont pasme durer bienlongtemps.Depuis que j’ai pris rendez-vous, je n’arrive plus à penser à autre chose. J’ai peur,mais je suisexcitée,aussi.Jenepeuxpaslenier:unepartiedemoitrouvel’idéederencontrerKamalpalpitante.Aprèstout,toutcelaacommencéaveclui:jenel’aiqu’entraperçu,etmavieaprisuntourinattendu,elleestsortiedesesrails.Aumomentoùjel’aivuembrasserMegan,toutachangé.Etj’aibesoindelevoir.J’aibesoindefairequelquechose,parcequelapolicenes’intéressequ’àScott.On l’a encore interrogé hier.Bien sûr, la police refuse de confirmer,mais, sur Internet, ontrouvedes imagesdeScott entrant dans le commissariat, samère à ses côtés.Sa cravate était tropserrée,onauraitditqu’ellel’étranglait.Tout le monde y va de son hypothèse. Les journaux estiment que la police essaie d’être plusprudente, qu’ils ne peuvent pas se permettre une nouvelle arrestation précipitée. On parle d’uneenquête bâclée, on suggère qu’un changement d’équipe est nécessaire. Sur Internet, on raconte deschoses terribles sur Scott, des théories dingues, immondes. On voit des captures d’écran de sapremière intervention télévisée où, en larmes, il demandait le retour de sa femme, et, à côté, desimagesd’assassinsquisontégalementapparusauxinformations,enpleurs,lorsqu’ilssemblaienteuxaussidésemparésparladisparitiond’unêtrecher.C’esthorrible,inhumain.Jenepeuxqueprierpourqu’ilnetombejamaissurceschoses-là.Çaluibriseraitlecœur.Alors,c’estpeut-êtrebêteouinconscient,maisjevaisrencontrerKamalAbdic,car,contrairementàtousceuxqui tirentdesconclusionshâtives,moi, j’aivuScott. J’aiétéassezprochede luipour letoucher,jeleconnais,etcen’estpasunmeurtrier.

SoirJechancelleenmontantlesmarchesdelagaredeCorly.Çafaitdesheuresquejetrembleainsi,çadoitêtrel’adrénaline,moncœurrefusederalentir.Letrainestbondé.Jen’aipaslamoindrechancedetrouverunsiègelà-dedans,cen’estpascommed’embarqueràEuston,alorsjemetiensdebout,aumilieu de la voiture.C’est de la torture. Jem’applique à respirer calmement, en fixantmes pieds.J’essaied’analysercequejeressens.Del’exultation,delapeur,delaconfusion,etdelaculpabilité.Surtoutdelaculpabilité.Cen’étaitpascequej’avaisimaginé.Letempsdemerendreaucabinet,j’avaisréussiàmemettredansunétatdeterreurabsolue.J’étaisconvaincue qu’un seul regard lui suffirait pour savoir que je savais, pour me voir comme unemenace. J’avais peur de dire ce qu’il ne fallait pas, peur de ne pas parvenir à m’empêcher deprononcerlenomdeMeganpouruneraisonouuneautre.Puisjesuisentréedansunesalled’attente,banale, ennuyeuse, et j’ai parlé à une réceptionniste d’une trentaine d’années qui a noté mescoordonnéessansvraimentmeprêterattention.Jesuisalléem’asseoiretj’aiattrapéunexemplairedeVogue que j’ai feuilleté demes doigts tremblotants. J’essayais deme concentrer sur l’épreuve quim’attendait,toutenm’attachantàmanifesterlamêmelassitudequelesautrespatients.

Page 123: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Il y en avait deux autres : un homme d’une vingtaine d’années qui lisait quelque chose sur sontéléphone,etunefemmeplusâgéequiregardaitsespiedsd’unairsombre,sansjamaisleverlesyeux,mêmequandlaréceptionnistel’aappelée.Elles’estlevéeetestpartied’unpastraînant,ellesavaitoùaller. J’ai attenducinqminutes,dix. Je sentaisma respiration se faireplusdifficile. Il faisait chauddanslasalled’attente,etiln’yavaitpaslemoindrecourantd’air,cequimedonnaitl’impressionquejen’avaispasassezd’oxygènepouremplirmespoumons.J’aicruquej’allaism’évanouir.Puisuneportes’estouvertebrusquementetunhommeestentré,et,avantmêmed’avoireuletempsdebienlevoir,j’aisuquec’étaitlui.Jel’aisudelamêmemanièrequej’avaissuquecen’étaitpasScottlapremièrefoisquejel’avaisvu,quandiln’étaitriendeplusqu’uneombrefondantsurelle–unesimpleimpressiondegrandetaille,demouvementsamples,mesurés.Ilm’atenduunemain.—MadameWatson?J’ai levé les yeux pour croiser son regard, et j’ai senti une décharge électrique me parcourirjusqu’en bas du dos. J’ai glissémamain dans la sienne. Elle était chaude, sèche et immense, elleenveloppaitentièrementlamienne.—S’ilvousplaît,a-t-ilditenmefaisantsignedelesuivredanssonbureau.Jemesuisexécutéeet,surcecourttrajet,jemesuissentiemal,prisedevertiges.Jemarchaisdansses pas. Elle avait fait tout cela. Elle s’était assise en face de lui dans le fauteuil qu’il venait dem’indiquer,ilavaitprobablementcalélesmainssoussonmentoncommeillefaisaitcetaprès-midi,etilavaitprobablementhochélatêtedelamêmemanièreenluidisant:—Bien,dequoiavez-vousenviedemeparler,aujourd’hui?Toutenluidonnaituneimpressiondechaleur:samain,quandjel’avaisserrée,sesyeux,letondesa voix. J’ai examiné son visage à la recherche d’indices, de signes de la brute sauvage qui avaitouvertlecrânedeMegan,del’ombreduréfugiétraumatiséquiavaitperdusafamille.Jen’airienvu.Et,uninstant,jemesuisoubliée.J’aioubliéd’avoirpeurdelui.Assiselà,jenepaniquaisplus.J’aidégluti,j’aiessayédemesouvenirdecequej’avaisàdire,etjel’aidit.Jeluiairacontéquej’avaisdesproblèmesdeboissondepuisquatreans,quemonalcoolismem’avaitcoûtémonmariageetmonemploi, que, de toute évidence, ilme coûtaitma santé, et que je craignais qu’il ne finisse parmecoûterlaraison.—Jenemesouvienspasdecertaineschoses,ai-jedit.Jeperdsconnaissanceetj’oublieoùjesuisalléeetcequej’aifait.Parfois,jemedemandesij’aifaitouditdeschosesaffreuses,etjenem’ensouvienspas.Etsi…siquelqu’unmeditquelquechosequej’aifait,çanemeressemblepas.Jen’aipasl’impressionqueçaaitpuêtremoiquiaiefaitceschoses-là.Etc’est tellementdurdesesentirresponsabledequelquechosedontonnesesouvientpas.Alorsjenemesensjamaisassezcoupable.Je me sens mal, mais ce que j’ai fait, c’est… c’est en dehors de moi. C’est comme si ça nem’appartenaitpasvraiment.J’ai sorti ces mots, j’ai étalé toute cette vérité à ses pieds après quelquesminutes à peine en saprésence. J’étais prête à en parler, j’attendais de pouvoir confier tout cela à quelqu’un. Mais çan’aurait pas dû être lui. Ilm’a écoutée, ses yeux ambrés posés surmoi, lesmains jointes, sans unmouvement. Il n’a pas balayé la pièce du regard, il n’a pas pris de notes. Il a écouté. Puis,imperceptiblement,ilahochélatêteetadit:—Vousvoudriezassumercequevousavezfait,maisc’estdifficile,parcequevousavezdumalàvoussentirresponsabledequelquechosedontvousnepouvezpasvoussouvenir?—Oui,c’estça,c’estexactementça.

Page 124: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Bien.Quelssontlesmoyensquenousavonsd’assumerlesconséquences?Vouspourriezvousexcuser;mêmesivousnevousrappelezpasavoircommislesfautesenquestion,çanesignifiepasquevosexcuses,etlesentimentquimotivevosexcuses,neseraientpassincères.—Maisjevoudraisleressentir.Jevoudraismesentir…plusmal.C’estétrangeàdire,maisc’estpourtantcequejeressens.Jenemesenspasassezmal.Jesaisdequoijesuisresponsable,jesaisleschosesterriblesquej’aifaites,mêmesijenemesouvienspasdesdétails,maisjemesensdétachéedecesactes.Enmarge.—Vouspensezquevousdevriezvoussentirplusmalquevousnevoussentezdéjà?Quevousnevoussentezpassuffisammentcoupabledevoserreurs?—Oui.Kamalasecouélatête.— Rachel, vous m’avez dit que vous aviez perdu votre mariage, que vous aviez perdu votreemploi…Vousnepensezpasquec’estunepunitionsuffisante?J’aisecouélatêteàmontour.Ils’estlégèrementredressédanssonfauteuil.—Jecroisquevousêtespeut-êtretropdureenversvous-même.—Non.— D’accord. Très bien. Est-ce qu’on pourrait revenir un peu en arrière ? Au moment où vosproblèmesontcommencé.Vousavezditqueçaavaitdémarréilya…quatreans?Vouspouvezmeparlerdecetteépoque?J’ai résisté. Je n’étais pas complètement envoûtée par la chaleur de sa voix, la douceur de sonregard.Jen’étaispascomplètementfichue.Jen’allaispasmemettreàluiracontertoutelavérité.Àluidireàquelpointj’avaisvouluunenfant.Jeluiaiditquemoncouples’étaiteffondré,quej’étaisdéprimée,etquej’avaistoujoursbufacilement,maisque,là,çaavaitdégénéré.—Votrecouples’esteffondré,c’est-à-dire…vousavezquittévotremari,ouilvousaquitté,ou…vousvousêtesquittés?—Ilaeuuneaventure,ai-jedit.Ilarencontréuneautrefemmeetilesttombéamoureuxd’elle.Ilahochélatêteetattenduquejecontinue.—Maiscen’étaitpassafaute.C’étaitlamienne.—Pourquoidites-vouscela?—Ehbien,messoucisdeboissonontcommencéavant…—Alorscen’estpasl’infidélitédevotremariquilesadéclenchés?—Non,j’avaisdéjàcommencé,etc’estçaquil’apousséàpartir,c’estpourçaqu’ilaarrêtéde…Kamaln’arienditpourm'inciteràfinir,ilm’alaisséetranquille,etaattenduquejediselesmotsàvoixhaute:—C’estpourçaqu’ilaarrêtédem’aimer.Jemedétested’avoirpleurédevantlui.Jenecomprendspaspourquoij’aisifacilementbaissémagarde. Je n’aurais pas dû aborder de vrais sujets. J’aurais dû venir avec de faux problèmes à luiservir,unpersonnageimaginaire.J’auraisdûmieuxmepréparer.Jemedétested’avoircru,l’espaced’uninstant,qu’ilcompatissait.Parcequ’ilm’aregardéecommesic’étaitlecas,pascommes’ilavaitpitiédemoi,maiscommes’ilmecomprenait,commesij’étaisquelqu’unqu’ilvoulaitaider.—Maisalors,Rachel,vousavezcommencéàboireavantquevotremariages’effondre.Est-cequevousarriveriezàmettreledoigtsuruneraisonsous-jacente?Biensûr,toutlemondenelepeutpas.Pourcertainespersonnes,iln’yaqu’unesortedeglissementversladépressionoul’addiction.Est-cequec’étaitquelquechosedeprécis,encequivousconcerne?undeuil,uneépreuveparticulière?

Page 125: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

J’aisecouélatêteethaussélesépaules.Jenecomptaispasluiparlerdeça.Jeneluiparleraipasdeça.Ilapatientéquelquesinstantspuisjetéunrapidecoupd’œilàl’horlogeposéesursonbureau.—Nousreprendronslaprochainefois,peut-être?a-t-ildit.Puisilm’asourietcelam’aglacée.Toutenluiestchaud,sesmains,sesyeux,savoix,toutsaufsonsourire.Ondécèleletueurenluidès qu’ilmontre les dents. Des nœuds dans l’estomac, le pouls battant à une vitesse effrénée, j’aiquittésonbureausansserrersamaintendue.Jenepouvaissupporterl’idéedeletoucher.Je comprends, vraiment. Je vois ce queMegan a vu en lui, et ce n’est pas seulement sa beautésaisissante.Ilestcalmeetrassurant,unedoucepatienceémanedesapersonne.Quelqu’und’innocent,detropconfiantoutropperdupourraitnepasvoiràtraverstoutcela,nepasserendrecompteque,souscettesurfacepaisible,unloupesttapi.Jecomprends.Pendantprèsd’uneheure,j’aiétésoussoncharme. Jeme suis laissée aller àm’ouvrir à lui. J’ai oublié qui il était. J’ai trahi Scott, j’ai trahiMegan,etjem’ensenscoupable.Mais,plusquetout,jemesenscoupableparcequej’aienvied’yretourner.

Mercredi7août2013MatinJel’aiencorefait,lerêveoùj’aifaitquelquechosedemal,oùtoutlemondeseliguecontremoi,serangeducôtédeTom.Oùjesuisincapabledem’expliqueroudem’excuser,parcequejenesaispascequej’aifait.Danscesquelquesinstantsentrelerêveetl’éveil,jerepenseàunevraiedisputed’ilya longtemps– quatre ans –, après l’échec de notre première et seule tentative deFIV, alors que jevoulaisréessayer.Tomm’avaitréponduquenousn’avionspasassezd’argent,etjen’avaispasremisen cause son argument. Je savais qu’il avait raison : nous avions un important prêt immobilier àrembourser,etilavaitdesdettesàéponger,àcaused’unmauvaisinvestissementdanslequelsonpèrel’avaitentraînéquelquesannéesplustôt.Jedevaism’yrésoudre.Ilnemerestaitqu’àespérerqu’unjour nous aurions assez d’économies pour un nouvel essai et, entre-temps, ravaler les larmesbrûlantesquimemontaientinstantanémentauxyeuxchaquefoisquejevoyaisuneinconnueauventrerond,ouqu’onm’annonçaitl’heureuxévénementdequelqu’und’autre.C’estàpeuprèsdeuxmoisaprèsavoirdécouvertque laFIVavaitéchouéqu’ilm’aparlédesonweek-end.LasVegas,quatrenuits,pourallervoiruncombatdeboxeetrelâcherlapression.Rienquelui et deux ou trois copains d’avant, des gens que je n’avais jamais rencontrés. Ça coûtait unefortune;jelesaisparcequej’aivulereçudubilletd’avionetdelachambred’hôteldanssaboîtederéception.Jen’aiaucuneidéeduprixqu’avaientcoûtélesbilletspourlematch,maisj’imaginequeçanedevaitpasêtredonné.Çan’auraitpassuffiàpayerunedeuxièmeFIV,maisç'auraitétéundébut.Onaeuuneaffreusedisputeàcesujet.Jenemesouvienspasdesdétails,parcequej’avaisbutoutl’après-midi pourmepréparer à cette discussion et, quand elle a enfin commencé, forcément, elles’est terriblement mal déroulée. Je me souviens de sa froideur, le lendemain, de son refus dem’adresserlaparole.Jemesouviensqu’ilm’araconté,d’untonplatetdéçu,cequej’avaisfaitetdit,quej’avaisbrisénotrephotodemariagedanssoncadre,quejeluiavaishurléqu’ilétaittropégoïste,quejel’avaistraitédemariraté,deminable.Jemesouviensàquelpointjemesuisdétestée,cejour-là.

Page 126: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

J’aieutort,évidemmentquej’aieutortdeluidireceschoses-là,maisaujourd’hui,cequimevientàl’esprit,c’estquemacolèren’étaitpasinjustifiée.J’avaistouslesdroitsd’êtreencolère,non?Nousessayionsd’avoirunbébé,n’aurions-nouspasdûaccepterdefairedessacrifices?J’auraisdonnéunbraspouravoirunenfant.N’aurait-ilpaspusepasserd’unweek-endàLasVegas?Jeresteallongéeunmomentdansmonlit,àrepenseràtoutça,puisjemelèveetjedécidedepartirme promener, parce que, si je ne fais rien, je vais avoir envie d’aller à l’épicerie. Je n’ai pas budepuisdimancheetjesenslaluttequecelaengendreenmoi:ledésird’unpeud’euphorieetlebesoindemechangerlesidéesaffrontentlevaguesentimentquej’aidéjàaccompliunepartiedutravailetqueceseraitdommaged’abandonnermaintenant.Ashburyn’estpasl’endroit idéalpoursebalader, iln’yaquedesboutiquesetdesrésidences,pasmêmeunparcdignedecenom.Jemedirigeverslecentre-ville,quin’estpassimalquandiln’yapersonne.Letruc,c’estd’arriveràsepersuaderqu’onvaquelquepart:choisirunlieuetcommencerà marcher. J’ai choisi l’église au bout de Pleasance Road, qui doit être à trois kilomètres del’appartementdeCathy.JesuisalléeàuneréuniondesAlcooliquesanonymes,unjour,là-bas.Jen’aipasvoulualleràcelleorganiséeplusprès,parceque jenevoulaispas tombersurdesgensque jerisquaisdecroiserdanslarue,ausupermarchéoudansletrain.Quandj’arriveàl’église,jefaisdemi-touretjerepars,àgrandspas,avecl’objectifderentrerchezmoi,commeunefemmequiadeschosesàfaireetunendroitoùaller.Normale.Jeregardelesgensquejecroise,lesdeuxhommesquicourentavecleursacàdosetquis’entraînentpourlemarathon,lajeunefemmeavecunejupenoireetdesbasketsblanches,seschaussuresàtalonsdanssonsac,surlechemindesontravail.Jemedemandecequ’ilscachent,eux.Est-cequ’ilsbougentpourarrêterdeboire, est-ce qu’ils courent pour rester à leur place ? Est-ce qu’ils pensent à l’assassin qu’ils ontrencontréhier,celuiqu’ilsprévoientderevoir?Jenesuispasnormale.Jesuispresquerentréequand je levois.J’étaisperduedansmespensées, jepensaisàcequemesséancesavecKamalétaientcenséesaccomplir:est-cequejecomptefouillerdanslestiroirsdesonbureaus’ilquitteinopinémentlapièce?essayerdelepiégerpourqu’ildiseunephraserévélatrice,desmotsquilemènerontsurunterraindangereux?Ilestbienplusintelligentquemoi,c’estcertain;ilmeverravenir.Aprèstout,ilsaitquesonnomestapparudanslesjournaux,ildoitsedouterqu’ilyadesgensquiessaientderecueillirdeshistoiressurlui,oudesinformationsàsonsujet.C’estàcelaquejepenselorsque,latêtebaisséeetlesyeuxrivéssurletrottoir, jepassedevantlapetiteépiceriesurmadroiteentâchantdenepasregarderàl'intérieur,parcequeçaéveilleraittropdepossibilités,mais,ducoindel’œil,jevoissonnom.Jelèvelesyeuxetilestlà,dansuntitreétaléengrosseslettresàlauned’unjournal:MEGANA-T-ELLETUÉSONENFANT?

Page 127: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Mercredi7août2013

Matin

J’étais auStarbucks avec les copinesdemoncoursdepréparationà l’accouchementquandças’estpassé.Nousétionsànotretablehabituelle,prèsdelafenêtre,lesenfantsavaientétaléleursLegoparterre,Bethessayaitunefoisencoredemepersuaderdemejoindreàsonclubdelecture;c’estlàqueDianeestarrivée.Elleavaitcetteexpressionsurlevisage,cettesuffisancedecellequis’apprêteàfournirunragotparticulièrementcroustillant.Ellepeinaitàdissimulersonexcitation tandisqu’elles’efforçaitdefairepassersapoussettedoubleparlaporteducafé.—Anna,a-t-ellecommencé,levisagegrave,tuasvuça?Etellealevédevantmesyeuxl’éditiondujourdeTheIndependentavec,enune, le titresuivant :MEGANA-T-ELLETUÉSONENFANT?J’ensuisrestéesansvoix.J’aigardélesyeuxrivéssurlejournalet,bêtement,j’aifonduenlarmes.Horrifiée,Evies’estmiseàhurler.C’étaitaffreux.Jesuisalléeauxtoilettespournousrafraîchir,Evieetmoi,et,quandjesuis revenue,ellesétaientplongées dans une discussion animée à voix basse. Diane m’a jeté un regard furtif avant de medemander:—Çava,machérie?Ellejubilait,c’étaitévident.Ilafalluquejem’enaille, jenepouvaispasrester làunesecondedeplus.Ellesrivalisaientdeminesinquiètes,ellesrépétaientqueçadevaitêtreterriblepourmoi,maisjevoyaisclairementsurleurvisages’afficherunreprocheàpeinemasqué.Commentas-tupuconfiertonenfantàcemonstre?Tudoisêtrelapiremèredumonde.J’aiessayédetéléphoneràTomsurlecheminduretour,maisjesuistombéesurlaboîtevocale.Jeluiailaisséunmessagepourluidiredemerappeleraussivitequepossible–jemesuisappliquéeàgarderuntonléger,égal,maisjetremblaisdetousmesmembresetj’avaisdumalàtenirdebout.Jen’aipasachetélejournal,maisjen’aipaspurésister:jesuisalléelirel’articlesurInternet.Toutçameparaîtplutôtvague:«Dessourcesprochesdel’affaireHipwell»prétendentqu’ilyaeudesallégationsconcernantMeganet«sonimplicationdanslepossiblehomicidedesonpropreenfant»,ilyaseptans.Lesfameuses«sources»ontaussiémisl’hypothèsequecelapourraitêtrelemobiledumeurtredeMegan.Lecapitainechargédel’enquête,Gaskill(celuiquiestvenunousparleraprèssadisparition),n’afaitaucuncommentaire.Tomm’arappelée–ilétaitentredeuxréunionsetnepouvaitpasrentreràlamaison.Ilaessayédemecalmer,m’aécoutéecommeilfallait,etm’aditquec’étaitprobablementn’importequoi.—Tusaisbienqu’onnepeutpascroirelamoitiédecequ’onlitdanslesjournaux.Jen’aipasinsistéparceque,l’andernier,c’estluiquiaproposéqu’elleviennemedonneruncoupdemainpourEvie.Ildoitsesentirterriblementmal.Etpuis,ilaraison.Sicelasetrouve,cen’estmêmepasvrai.Maisoùseraient-ilsalléspêcherunehistoirecommeça?Quiiraitinventercegenredechose?Etjenepeuxpasm’empêcherdepenserquejelesavais.J’aitoujourssuqu’ilyavaitquelquechosedebizarrechezcettefemme.Audébut,je

Page 128: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

me disais qu’elle était un peu immature, mais ce n’était pas juste ça, elle était un peu… absente.Égocentrique.Jevaisêtrehonnête:jesuiscontentequ’ellesoitmorte.Bondébarras.

SoirJesuisàl’étage,danslachambre.TomestenbasavecEvie,devantlatélé.Onneseparleplus.C’estmafaute.Ilavaitàpeinefranchilaportequejeluiaisautédessus.C’étaitmontéaufildela journée.Jenepouvaispasm’enempêcher, j’étais incapablede l’éviter :elleétaitpartoutoùjeposaislesyeux.Ici,dansmamaison,elletenaitmonenfantdanssesbras,ellelui donnait à manger, elle la changeait, elle jouait avec elle pendant que je faisais une sieste. Jen’arrêtais pas de repenser à toutes les fois où j’avais laisséEvie seule avec elle, et çame rendaitmalade.Puislaparanoïas’yestmise,elleaussi,cesentimentquej’aieudepuismonemménagementdanscette maison, cette impression que quelqu’un m’espionne. Avant, je mettais ça sur le compte destrains:toutescessilhouettessansvisagequiregardentparlesfenêtres,quiontvuedirectementcheznous,çamedonnaitlachairdepoule.C’étaitunedesnombreusesraisonspourlesquellesjen’avaispasvoulum’installerlà,audébut,maisTomrefusaitdepartir.D’aprèslui,sionvendaitlamaison,onyperdraitauchange.D’abordc’étaitlestrains,puisçaaétéRachel.Rachelquinousobservait,quidébarquaitdansnotrerue,quinoustéléphonaitenpermanence.EtpuismêmeMegan,aprèsça,quandelleétaitlàavecEvie:j’avaistoujoursl’impressiondesentirsonregardsurmoi,commesiellemejugeait,qu’ellejugeaitmescapacitésdeparent,qu’ellemereprochaitsilencieusementd’êtreincapabledem’ensortirtouteseule.C’estridicule,jesais.PuisjerepenseàcejouroùRachelestvenuecheznousetqu’elleaprisEvie,moncorpsentierseglaceetjesonge:non,çan’arienderidicule.Bref,quandTomestenfinrentré,j’étaisprêtepourladispute.Jeluiaiposéunultimatum: ilfautqu’ons’enaille,ilesthorsdequestionquejerestedanscettemaison,danscetterue,avectoutcequis’est passé ici. Quel que soit l’endroit où je pose les yeux, désormais, il faut que je voie nonseulementRachel,maisMeganaussi.Ilfautquejepenseà toutcequ’ellea touché.C’est troppourmoi.Jeluiaiditquejemefoutaisqu’ontireunbonprixdelamaisonoupas.—Tu t’en fouterasmoinsquandondevra emménagerdansun endroit beaucoupmoinsbienquecelui-là,ouquandonn’arriveraplusàrembourserleprêt,a-t-ilfaitremarquer,rationnel.J’aiémisl’idéequ’ildemandedel’aideàsesparents(jesaisqu’ilsontdel’argent),maisilarefusétoutnet,et ilaajoutéqu’ilne leurdemanderaitplus jamaisrien,puis ils’estfâchéetaditqu’ilnevoulait plus en discuter. C’est à cause de lamanière dont ses parents l’ont traité quand il a quittéRachelpourmoi.Jen’auraispasdûaborderlesujet,çalemettoujoursencolère.Maisjenepeuxpasm’enempêcher.Jesuisàbout.Désormais,chaquefoisquejefermelesyeux,jelavoisassiseàlatabledelacuisineavecEviesurlesgenoux.Ellejouaitavecelle,ellesouriait,ellebavardait,maiscelasonnait toujoursfaux,ellen’avait jamaisl’airdevraimentvouloirêtrelà.EllesemblaittoujourssicontentedemeremettreEvieaumomentdes’enaller.C’étaitpresquecommesiellen’aimaitpassentirlepoidsd’unenfantdanssesbras.

Page 129: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Mercredi7août2013

Soir

L achaleurestintenable,ellenecessed’empirer.Aveclesfenêtresdel’appartementouvertes,jesenslemonoxydedecarbonequimontedepuislebitumedelarue.J’ailagorgequimedémange.Jesuisentraindeprendremadeuxièmedouchedelajournéequandletéléphonesonne.Jeneréagispas,puisilsonneànouveau.Etencore.Letempsquejesorte,onm’appellepourlaquatrièmefois,etjeréponds.Ilsemblepaniqué,lesoufflecourt.Savoixmeparviententrecoupée.—Jenepeuxpasrentrerchezmoi.Ilyadescaméraspartout.—Scott?—Jesaisque…quec’estbizarre,maisj’aijustebesoind’unendroitoùaller.Quelquepartoùilsnem’attendrontpas.Jenepeuxpasallerchezmamère,nichezdesamis.Je…jeroule.Jesuisenvoituredepuisquej’aiquittélepostedepolice…Savoixs’étrangle.— J’ai juste besoin d’une heure ou deux, pour pouvoirm’asseoir et réfléchir. Sans eux, sans lapolice, sans ces gens qui me posent leurs putains de questions. Je suis désolé, mais est-ce que jepourraisvenirchezvous?Je répondsoui,bien sûr.Pas seulementparcequ’il estbouleversé,désespéré,maisparceque j’aienviedelevoir.Del’aider.Jeluidonnemonadresseetilmeditqu’ilseralàdansunquartd’heure.Dixminutesplustard,lasonnetteretentitenunerafaledetintementspressants.—Jesuisdésolédevousfaireça,dit-ilquandj’ouvrelaporte.Jenesavaisplusoùaller.Ilal’airtraqué:ilestsecoué,pâle,lapeauluisantedetranspiration.—Cen’estpasgrave,jelerassure,enm’écartantpourlelaisserentrer.Jel’emmènedanslesalonet luiproposedes’asseoir,puis jeparsà lacuisine luiservirunverred’eau.Ill’engloutitpresqueenunegorgée,ets’assoit,courbé,lesbrasappuyéssurlesgenoux,latêtebaissée.Je reste debout, j’hésite : je ne sais pas si je dois parler ou non. Je reprends son verre pour leremplir,sansunmot.Enfin,ilcommence.—Oncroitquelepireestarrivé,dit-ildoucement.Jeveuxdire,c’estcequ’oncroirait,non?Ilmeregarde.—Mafemmeestmorteetlapolicepensequejel’aituée.Qu’est-cequipourraitêtrepire?Ilparledesnouvelles,decequ’onracontesurelle.L’articledujournal,prétenduefuited’unesourcedans la police, à propos du rôle de Megan dans la mort d’un enfant. Une histoire glauque, desracontars,unevéritablecampagnedediffamationvisantunefemmedécédée.C’esthonteux.—Maiscen’estpasvrai,luidis-je.C’estimpossible.Ilmedévisagesanscomprendre.—C’estl’inspectriceRileyquimel’aannoncécematin.Cequej’aitoujoursvouluentendre.Iltousse,s’éclaircitlagorge.

Page 130: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Vousnepouvezpasimaginer,continue-t-il,lavoixàpeineplusaudiblequ’unmurmure,combienje l’avais espéré. Je passais des journées à en rêver, à imaginer la tête qu’elle ferait, son souriretimideetcomplice,quandellemeprendraitlamainpourlaporteràseslèvres…Ilestperdu,ilrêve,etjen’aiaucuneidéedecedontilparle.—Aujourd’hui,dit-il,aujourd’huij’aiapprisqueMeganétaitenceinte.Ilsemetàpleurer,etmoiaussi,jepleureunbébéquin’ajamaisexisté,l’enfantd’unefemmequejen’ai jamais connue. Mais cette horreur est presque trop dure à supporter. Je ne comprends pascommentScottarriveencoreàrespirer.Çaauraitdûl’achever,luienleverjusqu’àsonderniersouffledevie.Etpourtant,ilestencorelà.Je ne peux ni parler, ni bouger. Il fait chaud dans le salon, il n’y a pas un brin d’airmalgré lesfenêtresouvertes.J’entendslesbruitsdelarue,plusbas:unesirènedepolice,desjeunesfillesquicrientetquirient,desbassesquirésonnentdepuisunevoiturequipasse.Unevienormale.Mais,ici,c’estlafindumonde.C’estlafindumondepourScott,etjeneparvienspasàprononcerlemoindremot.Jerestelà,muette,impuissante,inutile.Jusqu’àcequej’entendedespasdevantlaporte,etlescliquetisfamiliersdeCathyquifouilledanssonimmensesacàmainàlarecherchedesesclés.Celameramèneàlaréalité.Ilfautquejefassequelquechose:j’attrapeScottparlamainetillèvelatête,affolé.—Venezavecmoi,dis-jeenl’aidantàserelever.Ilmelaissel’entraînerjusqu’aucouloiretenhautdesmarchesavantqueCathyouvrelaporte.Jerefermecelledelachambrederrièrenous.—C’estmacolocataire,dis-jepourm’expliquertantbienquemal.Elle…ellerisquedeposerdesquestions.Jesaisquevousn’avezpasenviedeçaaujourd’hui.Ilacquiesce.Ilexaminemaminusculechambre,lelitdéfait,lesvêtementspropresetsalesempiléssurmachaisedebureau, lesmursnus, lemobiliermodeste.J’aihonte.Voilàcequ’estmavie :undésordremiteux.Riendetrèsenviable.Toutenpensantça,jemedisquejesuisvraimentridicule,àm’imaginerqueScottpuisseenavoirquelquechoseàfairedel’étatdemavieencemoment.Jeluifaissignedes’asseoirsurlelitetilobtempèreenessuyantseslarmesdureversdelamain.Ilexpirelonguement.—Vousvoulezquelquechose?—Unebière?—Jenegardepasd’alcooldanslamaison,dis-je,etjemesensrougiràcesmots.Scottneserendcomptederien,ilnelèvemêmepaslesyeux.—Jepeuxvousfaireunetassedethé?Ilacquiesceànouveau.—Allongez-vous,dis-je.Reposez-vous.Ils’exécute,sedébarrassedeseschaussuresets’étendsurledos,dociletelunenfantmalade.Enbas,pendantquejefaischaufferdel’eau,jefaislaconversationàCathy,elleestintarissableausujetdunouveaurestaurantqu’elleadénichéàNorthcotepoursapause-déjeuner(«ilsfontdesupersalades»)etdesanouvellecollèguequil’agace.Jesouris,jehochelatête,maisjenel’écoutequ’àmoitié.Moncorpssetientprêt:jeguettelemoindrecraquement,lemoindrebruitdepas.C’estirréeldelesavoirici,dansmonlit,àl’étage.J’enailetournis,j’ail’impressionquec’estunrêve.Auboutd’unmoment,Cathyarrêtedeparleretmedévisage,circonspecte.—Çava?Tun’aspasl’airdanstonassiette.—Jesuisjusteunpeufatiguée,jeréponds.Jenemesenspastrèsbien.Jecroisquejevaisallermecoucher.

Page 131: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ellemelanceunregardsuspicieux.Ellesaitquejen’aipasbu(ellearrivetoujoursàlevoir),maisellepenseprobablementquejem’apprêteàcommencer.Çam’estégal,jen’aipasletempsdem’enpréoccuper.JeprendslethédeScottetjeluidisquejelaverraidemainmatin.Jem’arrêtedevantmaportepourécouter.Pasunbruit.Jetournedoucementleboutonetjepousse.Ilest toujours étendu là, dans lamêmepositionquequand je suis descendue, les bras reposant à sescôtés,lesyeuxfermés.J’entendssarespirationfaible,irrégulière.Ilprendlamoitiédelaplacesurlelit,mais jesuis tentéed’allerm’allongeràcôtédeluietdeposermonbrassursapoitrinepourleréconforter.Aulieudecela,jetoussoteetluitendslatasse.Ilseredresse.—Merci,dit-ild’untonbourruenmeprenantlatassedesmains.Mercide…medonnerunrefuge.C’est…Jenepeuxpasdécrirecommentc’est,depuisquecettehistoireestsortie.—Cellequiseseraitpasséeilyadesannées?—Oui.Ilyadesdébatshouleuxautourdelamanièredontlesjournauxsesontemparésdecettehistoire.Lesrumeursvontbontrain,onaccuselapolice,KamalAbdic,Scott.—C’estunmensonge,luidis-je.N’est-cepas?—Évidemmentquec’estunmensonge,mais çadonneraitunmobile àquelqu’un,non?C’est cequ’on raconte : que Megan a tué son bébé, ce qui fournirait à quelqu’un – le père de l’enfant,j’imagine–unmobilepourl’assassiner.Desannéesetdesannéesplustard.—C’estridicule.—Maisvoussavezaussicequetoutlemondedit.Quej’aiinventécettehistoiredetoutespièces,passeulement pour la faire passer pour une mauvaise personne, mais surtout pour faire peser lessoupçonssurquelqu’und’autrequemoi,suruninconnu.Untypedesonpassédontpersonnen’auraitjamaisentenduparler.Jem’assoisprèsdeluisurlelit.Noscuissessetouchentpresque.—Etqu’est-cequ’enpenselapolice?Ilhausselesépaules.—Pas grand-chose. Ilsm’ont demandé ce que je savais au sujet de tout ça. Est-ce que je savaisqu’elleavaiteuunenfant?Est-cequejesavaiscequis’étaitpassé?Est-cequejesavaisquiétaitlepère?Jeleurairéponduquenon,quec’étaitdesconneries,qu’ellen’avaitjamaisétéenceinte…Savoixs’étrangleànouveau.Ils’interromptpourprendreunegorgéedethé.—Jeleuraidemandéd’oùvenaitcettehistoireetcommentelleétaitarrivéedanslesjournaux.Ilsontditqu’ilsnepouvaientpasenparler.C’estlui,j’imagine.Abdic.Ilpousseunlongsoupirtremblotant.—Jenecomprendspaspourquoi.Jenecomprendspaspourquoiiliraitracontercegenredechosesurelle.Jenesaispascequ’ilchercheàaccomplir.Detouteévidence,ilestcomplètementdérangé.Untaré.Jerepenseàl’hommequej’airencontréilyaquelquesjours:sesmanièrescalmes,savoixdouce,lachaleurdanssesyeux.Trèsloindel’imagequ’onseferaitd’unhommedérangé.Maiscesourire…—C’estscandaleuxqu’onpuissepubliercegenredechose.Ildevraityavoirdeslois…—Onnepeutpasdiffamerlesmorts,dit-il.Ilrestesilencieuxuninstant,puisreprend:—Ilsm’ontassuréqu’ilsnecommuniqueraientpas l’informationauxmédias.Pour sagrossesse.Pasencore.Peut-êtremêmepasdutout.Entoutcas,pasavantqu’ilssoientcertains.—Certainsdequoi?

Page 132: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Quelebébén’estpasd’Abdic.—IlsontfaitlesanalysesADN?Ilsecouelatête.—Non,maismoi,jelesais.Jenepeuxpasl’expliquer,maisjelesais.Cebébé,c’est…Ilétaitdemoi.—Maiss’ilpensaitquec’étaitlui,lepère,çaluidonneunmobile,non?Ceneseraitpaslepremierhommeàsedébarrasserd’unenfantnondésiréensedébarrassantdelamère–,maisjegardecettepartie-làpourmoi.JegardeaussipourmoiqueceladonneégalementunmobileàScott:s’ilpensaitquesafemmeétaitenceinted’unautrehomme…maisc’estimpossible.Sastupeur,sadétresse,jesuissûrequ’ellessontréelles.Personnenepourraitêtresibonacteur.Scottnesembleplusm’écouter.Ilfixelaportedelachambred’unregardvitreux,etondiraitqu’ilsombrepeuàpeudanslematelascommedansdessablesmouvants.—Vousdevriezresterunpeu,dis-je.Etessayerdedormir.Ilsetournealorsversmoi,etparvientpresqueàsourire.—Çanevous embêtepas ?Ce serait… jevous en serais reconnaissant. J’ai dumal à trouver lesommeil,àlamaison.Cen’estpasseulementàcausedesgensdehors,decesentimentqu’ilsessaienttousdemefairesortirdemesgonds.Cen’estpasseulementça.C’estelle.Elleestpartout,jen’arrivepas à arrêterde lavoir. Jedescends l’escalier et jeme force ànepas regarder,mais, dèsque j’aidépassélafenêtre,jedoisfairedemi-tourpourallervérifierqu’ellen’estpaslà,surlebalcon.Jesensleslarmesmepiquerlesyeuxenl’écoutant.—Elle aimait bien aller s’asseoir là, vous voyez… sur notre balcon, sur le toit. Elle aimait s’yasseoirpourvoirpasserlestrains.—Jesais,dis-jeenposantunemainsursonbras.Jel’yvoyais,parfois.— Je n’arrête pas d’entendre sa voix. Sa voix quim’appelle. Je suis dansmon lit et je l’entendsm’appelerdedehors.Jen’arrêtepasdemedirequ’elleestlà,quelquepart.Iltrembledetoussesmembres.—Allongez-vous,jemurmure,enluiprenantlatassedesmains.Reposez-vous.Quandjesuissûrequ’ilestendormi,jem’allongedanssondos,levisageàquelquescentimètresdesesépaules.Jefermelesyeuxetj’écoutemoncœurbattre,lapulsationdusangdansmestempes.Jerespiresonodeur,latristesseetlasueur.Desheuresplustard,quandjemeréveille,iln’estpluslà.

Jeudi8août2013MatinJesuisunetraîtresse.Ilm’aquittéilyaàpeinequelquesheures,etvoilàquejeretournevoirKamal,retrouver l’homme dont il pense qu’il a assassiné sa femme. Son enfant. Je suis écœurée. Je medemandesijen’auraispasdûluiparlerdemonplan,luiexpliquerquec’estpourluiquejefaistoutcela.Saufquejenesuispassûrequecesoitréellementlecas,etjen’aipasdevraiplan.Jevaispartagerunmorceaudemoi,aujourd’hui.C’estmonplan,parlerd’unsentimentauthentique.Jevaisluiparlerdemondésird’enfant.Jeverraisicelaprovoquequelquechoseenlui,uneréponsetropaffectée,lamoindreréaction.Jeverraioùcelamemène.Çanememènenullepart.Ilcommenceparmedemandercommentjemesens,etquandj’aibumondernierverre.—Dimanche.

Page 133: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Bien.C’estbien.Ilcroiselesmainssursesgenoux.—Vousavezl’aird’allermieux.Ilmesourit,etjenevoispasapparaîtreletueur.Maintenant,jemedemandecequej’aivu, l’autrejour.Est-cequec’étaitmonimagination?—Ladernièrefois,vousm’avezdemandécommentmesproblèmesd’alcoolavaientcommencé.Ilacquiesce.—J’étaisdéprimée,dis-je.Nousessayions…j’essayaisdetomberenceinte.Jen’aipasréussi,etçam’aplongéedansunedépression.C’estàcemoment-làqueçaacommencé.Enunriendetemps,merevoilàenpleurs.C’estimpossiblederésisteràlagentillessedesétrangers.Àquelqu’unquivousregardesansvousconnaîtreetquivousrépètequeçavaaller,quoiquevousayezfait,quellesquesoientvoserreurs:vousavezsouffert,vousavezétémeurtri,etvousméritezd’êtrepardonné.Jemeconfieàluiet,unenouvellefois,j’oubliecequejesuisvenuefaireici.Jenesurveillepassonvisageàl’affûtd’uneréaction,jen’étudiepassesyeuxàlarecherched’unsignedeculpabilitéoudeméfiance.Jelelaissemeréconforter.Ilestgentil,rationnel.Ilparledecommentfairefaceauxobstacles,ilmerappellequel’âgeestdemoncôté.Alorspeut-êtrequeçanememènepasnullepart, parceque,quand jequitte le cabinetdeKamalAbdic, jeme sens plus légère, plus optimiste. Ilm’a aidée. Jem’assois dans le train et j’essaie deretrouver l’imagedu tueurque j’ai vu,mais jen’yparviensplus. J’aidumal à levoir commeunhommecapabledefrapperunefemme,deluiouvrirlecrâne.Une imageaffreusesurgitdansmonesprit,etelleme faithonte :Kamal, sesmainsdélicates, sesmanières rassurantes, ses douces paroles, et, à côté, en contraste, Scott, immense et puissant,volcanique, désespéré. Je doisme rappeler queScott est comme ça,maintenant. Jeme force àmeremémorer comment il était avant toute cette histoire. Puis je dois admettre que je ne sais pascommentétaitScottavanttoutecettehistoire.

Vendredi9août2013SoirLetrains’arrêteaufeu.Jeprendsunegorgéerafraîchissantedemacanettedegintonicetj’observeleurmaison,sonbalcon.J’étaisvraimentbienpartie,mais là, j’enaibesoin.Unpeudecourageenbouteille. Je suis en route pour aller voir Scott,mais, avant cela, je vais devoir affronter tous lesrisquesdeBlenheimRoad :Tom,Anna, lapolice, lapresse.Lepassagesouterrainetsesbribesdesouvenirsdeterreuretdesang.Maisilm’ademandédeveniretjenepouvaispasrefuser.Ilsontretrouvélapetitefillecettenuit.Cequ’ilenrestait.Enterréesurlapropriétéd’unefermeprèsdelacôteduNorfolk,exactementoùonleuravaitditdechercher.C’étaitdanslesjournauxcematin:«Lapoliceaouvertuneenquêtesurlamortd’unenfantsuiteà la découverte d’un corps enterré dans le jardin d’unemaisonsituéeprèsdeHolkham,danslenordduNorfolk.Lapoliceavaitétéinforméed’unpossiblehomicideaucoursdesonenquêtesur lamort deMeganHipwell, une habitante deWitney, dont le cadavre a été retrouvé dans les bois de Corly la semainedernière.»

J’ai appelé Scott cematin, dès que j’ai vu les infos. Il n’a pas répondu, alors je lui ai laissé unmessagepourluidirequej’étaisdésolée.Ilm’arappeléecetaprès-midi.—Est-cequeçava?ai-jedemandé.

Page 134: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Pasvraiment,a-t-ilrépondu,lavoixavinée.—Jesuisvraimentdésolée…Vousavezbesoindequelquechose?—J’aibesoindequelqu’unquinemerépètepas:«Jetel’avaisbiendit.»—Pardon?—Mamèreapassél’après-midiici.Et,apparemment,ellel’atoujourssu:«Ilyavaituntrucpasclair,quelquechosedebizarreaveccettefillesansfamilleetsansamis,quisortaitdenullepart…»C’estàsedemanderpourquoiellenem’enavaitjamaisparléavant.Unbrisdeverre,unjuron.—Est-cequeçava?ai-jeencoredit.—Vouspouvezvenirici?—Chezvous?—Oui.—Je…Aveclapolice,lesjournalistes…jenesuispassûreque…—S’il vous plaît. J’ai juste besoin d’un peu de compagnie.Quelqu’un qui connaissaitMegs, quil’aimait.Quelqu’unquinecroitpasàtoutça…Ilétaitivre,jelesavais,etj’aiquandmêmeaccepté.Maintenant, assise dans le train, je bois, moi aussi, et je repense à ses dernières phrases :«Quelqu’unquiconnaissaitMegs,quil’aimait.»Jenelaconnaissaispas,etjenesuisplussûredel’aimer.Jefinismacanetteaussivitequepossibleetj’enouvreunedeuxième.Je descends àWitney.Me voilà dans l’essaim du vendredi soir, une esclave salariée comme uneautredanscetroupeauépuisé,quin’auraitqu’unehâte,rentrerchezellepours’asseoirdanslejardinavecunebière,dîneraveclesenfantspuisallersecoucher tôt.C’estpeut-êtreàcausedugin,maisc’estfoucommec’estagréabledese laisserentraînerpar lafoule,aumilieudecesgens, lesyeuxrivéssurleurtéléphone,cherchantleurcartedetransportdansleurspoches.Celameramènedansunpassé lointain, le premier été après notre installation dans Blenheim Road, quand je rentraisprécipitammentdutravailchaquesoir,impatientededévalerl’escalieretdesortirdelagare,courantpresquedanslarue.Tomtravaillaitàdomicile,etj’avaisàpeinepassélaportequ’ilm’arrachaitmesvêtements.Encoreaujourd’hui,lesouvenirdecetteanticipationmedonnelesourire:lerougequimemontaitauxjouestandisquejedescendaisgaiement larueenmemordillant la lèvrepourcontenirma joie,ma respiration qui s’accélérait rien qu’en pensant à lui, consciente que lui aussi comptaitchaqueminutequileséparaitdemonretour.J’ailatêtequidéborded’imagesdecesmomentsetj’enoubliedem’inquiéterdeTometd’Anna,delapoliceetdesphotographes,et,sansmêmem’enêtreaperçue,jesuisdevantchezScottetjesonne,etlaportes’ouvre,etjesuisexcitée,etjenedevraispasmaisjenem’ensenspascoupable,parcequeMegann’estpascellequejecroyais,enfindecompte.Cen’étaitpasunebellefilleinsouciantesursonbalcon.Cen’étaitpasuneépouseaimante.Cen’étaitmêmepasunebonnepersonne.C’étaitunementeuse,unefemmeinfidèle.Unemeurtrière.

Page 135: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Jeudi20juin2013

Soir

Jesuisassisesurlecanapédanssonsalon,unverredevinàlamain.L’appartementn’estpasplusrangé que la dernière fois. Je me demande si c’est ainsi qu’il vit en permanence, comme unadolescent.Puisjemerappellequ’ilaperdusafamillequandilétaitadolescent,alorspeut-êtrequeoui.Jesuistristepourlui.Ilsortdelacuisineets’installeàcôtédemoi,toutproche.Sijelepouvais,jeviendraistouslesjoursici,justeuneheureoudeux.Jem’assoiraislàpourboireduvin,etsentirsamaineffleurerlamienne.Maisjenepeuxpas.Jesuislàpourunebonneraison,etilveutquejem’yattelle.—Bien,Megan.Est-ceque tu tesensprête,àprésent?Àfinirceque tumeracontais ladernièrefois?Jem’appuie un peu contre lui, contre son corps chaud. Il me laisse faire. Je ferme les yeux et,rapidement,merevoilà là-bas,dans la salledebains.C’estbizarre, j’aipassé tellementde tempsàessayerdenepasypenser,ànepaspenseràcesquelquesjours,cesnuits,etmaintenantilmesuffitdefermer les yeux pour m’y retrouver presque instantanément, c’est comme s’endormir et arriveraussitôtenpleinmilieud’unrêve.Ilfaisaitsombreettrèsfroid.Jen’étaisplusdanslebain.—Jenesaisplusexactementcequis’estpassé.Jemesouviensdem’êtreréveillée,jemerappelleavoirétéconscientequequelquechosen’allaitpas,puisplusrienjusqu’aumomentoùMacestrentré.Il m’a appelée. Je l’entendais crier mon nom depuis le rez-de-chaussée, mais j’étais incapable debouger.J’étaisassisesurlesoldelasalledebainsetelleétaitdansmesbras.Lapluiemitraillaitlamaison,lespoutresdutoitn’arrêtaientpasdecraquer.J’avaistellementfroid.Macamontél’escaliertoutencontinuantàm’appeler.Ilestarrivésurlepasdelaporteetaallumélalumière.Etjelasensencore,lalumièrequimebrûlelarétine,cettedésolation,ceblancterrifiant.—Jemesouviensquejeluiaihurléd’éteindrelalumière.Jerefusaisderegarder,jenevoulaispaslavoircommeça.Jenesaispas…jenesaispluscequis’estpassé,après.Ilm’acriédessus,ilhurlaitdeschoses.Jelaluiaidonnéeetjesuispartieencourant.J’aicourudehors,souslapluie,jusqu’àlaplage. Jeneme souviensplusde ceque j'ai fait après.Aubout d’un longmoment, il est venumechercher.Ilpleuvaitencore.J’étaisdanslesdunes,jecrois.J’aivouluallerdansl’eau,maisj’avaistroppeur.Etpuis,àlafin,ilestvenumechercher.Ilm’aramenéeàlamaison.«Onl’aenterréelelendemainmatin.Jel’aienveloppéedansundrapetMacacreusélatombe.Onl’a ensevelie au fondde la propriété, prèsde l’anciennevoie ferrée.On aposédespierres dessuspourmarquerl’endroit.Onn’enapasparlé,onn’aparléderien,onnes’estpasregardés.Cesoir-là,Macestsorti.Iladitqu’ildevaitretrouverquelqu’un.J’aicruque,peut-être,ilvoulaitallervoirlapolice.Jenesavaispasquoifaire.Alors j’aiattenduqu’ilrentre.Quen’importequirentre.Mais iln’estpasrevenu.Iln’estplusjamaisrevenu.ConfortablementassisedanslesalondeKamal,lachaleurdesoncorpscontrelemien,jefrissonne.

Page 136: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—J’arriveencoreàlasentir,luidis-je.Lesoir,j’arriveencoreàlasentir.C’estçaquimeterrorise,c’estçaquimetientéveillée:lasensationd’êtreseuledanscettemaison.J’avaistellementpeur–troppeur pour m’endormir. Alors j’allais errer dans toutes ces pièces plongées dans l’obscurité et jel’entendaispleurer,jesentaisl’odeurdesapeau.Jevoyaisdeschoses.Jemeréveillaisaumilieudelanuit et j’étais certainequ’ily avaitquelqu’un–quelquechose– avecmoidans lamaison. J’ai crudevenirfolle.J’aicruquej’allaismourir.Jemesuisditquejepouvaispeut-êtreresterlà,etque,unjour,onmeretrouverait.Etaumoins,commeça,jenel’auraispasquittée.Jerenifleetmepenchepourtirerunmouchoirdelaboîtesurlatablebasse.Kamalfaitcourirunemainlelongdemacolonnevertébralejusqu’aubasdemondos,oùillalaisse.—Mais, au final, jen’aipaseu le couragede rester. J’aidûattendreenvirondix jours, je crois,jusqu’àcequ’iln’yaitplusrienàmanger–mêmeplusuneconservedeharicots,rien.J’aiprismesaffairesetjesuispartie.—Est-cequetuasrevuMac?—Non,jamais.Ladernièrefoisquejel’aivu,c’étaitcesoir-là.Ilnem’apasembrassée,ilnem’amêmepasvraimentditaurevoir.Ilajusteditqu’ildevaitsortirunmoment.Jehausselesépaules.—Etc’esttout.—Tuasessayédelecontacter?Jesecouelatête.—Non.J’avaistroppeur.Jenesavaispascequ’ilferaitsijedécidaisdelecontacter.Etjenesavaispasoùilsetrouvait,iln’avaitmêmepasdetéléphoneportable.J’aicessédefréquenterlesgensquileconnaissaient. Ses amis étaient tous du genre nomade.Des hippies, des voyageurs. Il y a quelquesmois, après qu’on a parlé de lui, je l’ai cherché sur Google. Mais je ne l’ai pas trouvé. C’estétrange…—Quoidonc?—Audébut, je levoyaispartout.Danslarue,oualors jevoyaisunhommedansunbaret j’étaistellementpersuadéequec’étaitluiquemoncœurs’emballaitsur-le-champ.J’entendaissavoixdanslafoule.Maisçanemelefaitplusdepuislongtemps.Maintenant…maintenantjepensequ’ildoitêtremort.—Pourquoiest-cequetupensesça?—Jenesaispas.C’est…uneimpression.J’ail’impressionqu’ilestmort.Kamalseredresseetéloignedoucementsoncorpsdumien.Ilsetournepourmeregarderenface.—Jepensequelà,c’esttonimagination,Megan.C’estnormaldecroirequ’onvoitlesgensquiontfaitpartieintégrantedenotrevielongtempsaprèsqu’ilsn’ysontplusprésents.Audébut,j’apercevaismon frèrepartout,moi aussi.Quant à ton impressionqu’il estmort, c’estprobablementdûau faitqu’iladisparudetaviedepuissilongtemps.Dansuncertainsens,ilneteparaîtplusréel.Ilaréendossésoncostumedepsy,nousnesommesplusdeuxamisassissurlecanapé.J’aienviedel’attraper et de le ramener contre moi, mais je ne veux pas dépasser les limites. Je repense à ladernièrefois,quandjel’aiembrasséavantdepartir,l’expressionsursonvisage,unmélangededésir,defrustrationetdecolère.—Maintenantqu’onaparlédeça,quetum’asracontétonhistoire,jemedemandesiçanet’aideraitpasd’essayerdecontacterMac.Pourpouvoirenfintournerlapage,scellercechapitredetonpassé.Jemedoutaisqu’ilallaitmesuggérerça.—Non,dis-je,jenepeuxpas.—Réfléchis-yuninstant.

Page 137: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Jenepeuxpas.Ets’ilmedétesteencore?Siçanefaitqueremuerdesdouleurspassées,ets’ildécided’allervoirlapolice?Etsi…Jepeuxàpeinecontinueràvoixhaute,j’aimêmedumalàmurmurer:—…s’ildévoileàScottcequejesuisréellement?Kamalsecouelatête.—Peut-êtrequ’ilne tedétestepasdu tout,Megan.Peut-êtrequ’ilne t’a jamaisdétestée.Peut-êtrequ’ilaeupeur,luiaussi.Peut-êtrequ’ilsesentcoupable.D’aprèscequetum’asraconté,cen’étaitpasunhommequiagissaitdemanièreresponsable.Ilahébergésoussontoitunefilletrèsjeune,trèsvulnérable,puis il l’a laisséeseuleàunmomentoùelleavaitbesoindesoutien.Peut-êtrequ’ilsaitque la responsabilitédecequis’estpassé incombeautantà l’unqu’à l’autre.Peut-êtrequec’estçaqu’ilafui.Jenesaispass’ilpensecequ’ilditous’ilessaiesimplementdemeréconforter.Toutcequejesais,c’estquecen’estpasvrai.Jenepeuxpasrejeterlaresponsabilitésurlui.C’estunfardeauquejedoisaccepterdeporterseule.—Jeneveuxpasteforceràfairequelquechosequetuneveuxpasfaire,ditKamal.JeveuxjustequeturéfléchissesàlapossibilitéquecontacterMacpuisset’aider.Etcen’estpasparcequejepensequetuluidoisquoiquecesoit.Tucomprends?Jepensequec’estluiquitedoitquelquechose.Jecomprendstaculpabilité,vraiment.Maisilt’aabandonnée.Tuétaisseule,terrifiée,paniquéeetmortedechagrin.Ilt’alaisséelivréeàtoi-mêmedanscettemaison.Cen’estpasétonnantquetunepuissespas dormir. Évidemment que l’idéemême te terrorise : tu t’es endormie et il t’est arrivé quelquechosedeterrible.Etlapersonnequiauraitdûêtrelàpourtoit’aabandonnée.AumomentoùKamalmeditceschoses,çan’apas l’airmal.Tandisquecesparoles séduisantesfranchissentseslèvres,tièdes,mielleuses,j’arrivepresqueàycroire.J’arrivepresqueàcroirequ’ilyaunmoyendelaissertoutceladerrièremoi,d’ymettrefin,derentrerretrouverScottetvivremaviecommelefontlesgensnormaux,sansregarderpar-dessusmonépauleniattendredésespérémentlavenuedequelquechosedemieux.Est-cequec’estçaquefontlesgens?—Tuveuxbienyréfléchir?demande-t-ilenm’effleurantlamain.Jeluifaisungrandsourireetjeluidisqueoui.Etquisait?jesuispeut-êtremêmesincère.Ilmeraccompagne jusqu’à la porte, un bras autour de mes épaules, j’ai envie de me retourner pourl’embrassermaisjemeretiens.Àlaplace,jedemande:—Est-cequec’estladernièrefoisquejetevois?Ilacquiesce.—Onnepourraitpas…?—Non,Megan.Onnepeutpas.Ilfautprendrelabonnedécision.Jeluisouris.—Jenesuispastrèsdouéepourça.Jenel’aijamaisété.—Pourtant,tupeuxl’être.Tuyarriveras.Allez,rentrecheztoi.Varejoindretonmari.Jerestesurletrottoirdevantchezluiunlongmomentaprèsqu’ilarefermélaporte.Jemesenspluslégère,jecrois,pluslibre–maisplustriste,aussi,et,soudain,jen’aiqu’uneenvie:rentrerretrouverScott.Jemetournepourmarcherendirectiondelagarequandunhommearrivesurletrottoir,enpleinjogging,lesécouteurssurlesoreilles,latêtebaissée.Ilsedirigedroitsurmoi,et,tandisquejereculepourm’écarterdesonchemin,jeglissesurleborddutrottoiretjetombesurlachaussée.

Page 138: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

L’hommenes’excusepas,ilnemeregardemêmepas,et,souslechoc,jenecriepas.Jemerelèveet je reste là, appuyée contre une voiture, à essayer de reprendre ma respiration. La paix que jeressentaischezKamalaexploséenmillemorceaux.Cen’estqu’unefois rentréechezmoique jemerendscomptequ’en tombant jemesuiscoupé lamainetque,àunmoment,j’aidûmefrotterlabouche.J’aileslèvrestachéesdesang.

Page 139: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Samedi10août2013

Matin

Jemeréveilletôt.J’entendslecamiondurecyclageremonterlentementlarueetlapluietapotercontrelavitre.Lestoreestàmoitiéremonté–onadûoublierdelefermerhiersoir.Jesouris.Jelesensderrièremoi, endormi, tout chaud, et dur. Je tortille des hanches pourme serrer un peu pluscontrelui.Bientôt,ilvas’étirer,m’attraperetmetirerverslui.—Rachel,ditunevoix,non.Cesmotsmeglacent.Jenesuispaschezmoi,cen’estpaschezmoi.Cen’estpasnormal.Jemeretourne.Scotts’estassis.Ilfaitglissersesjambeshorsdulit,dosàmoi.Jefermefort lesyeux pour tâcher de me souvenir, mais tout est trop flou. Quand je les ouvre, j’arrive à pensercalmement,parcequec’estlapiècedanslaquellejemesuisréveilléeunmillierdefoisouplus:lelitestàsaplace, lapièceest lamême.Si jemeredresse, jepourraiapercevoir lacimedeschênesdel’autrecôtédelarue;là,surmagauche,laportedelasalledebainset,àdroite,l’armoireencastréedanslemur.C’estlachambrequejepartageaisavecTom.—Rachel,dit-ilencore.Jetendsunemainpourluieffleurerledos,maisilselèverapidementpourmefaireface.Ilsembleinhabité, comme lapremière fois que je l’ai vude près, au commissariat – comme si on lui avaitretirétoutesasubstancepournelaisserqu’unecoquillevide.CettepièceestlamêmequelachambrequejepartageaisavecTom,maisc’estcellequ’ilpartageaitavecMegan.Cettechambre,celit.—Jesais,dis-je.Jesuisdésolée.Vraiment.Cen’étaitpasbien.—Non.Ilrefusedecroisermonregard.Ilvadanslasalledebainsetfermelaportederrièrelui.Jemerallonge,fermelesyeuxetmelaisseenvahirparl’effroiquimerongelesentrailles.Qu’ai-jefait?Jemesouviensqu’iln’arrêtaitpasdeparlerquandjesuisarrivée,unflotdeparoles.Ilétaitencolère.Contre samère, qui n’avait jamais aiméMegan ; contre les journaux, à cause de ce qu’ilsécrivaientsurelle,àinsinuerqu’elleméritaitcequiluiétaitarrivé;contrelapolice,pouravoirbâclél’enquête,pouravoir failli à samissionenverselle, envers lui.Ons’est assisdans lacuisinepourboireunebièreetjel’aiécouté,puis,quandonaeufini,onestalléss’installersurlaterrasseet,là,ilacesséd’êtreencolère.Onabuenregardantpasserlestrains,enparlantdetoutetderien:latélé,letravail, l’universitéoùilavait faitsesétudes,commedesgensnormaux.J’aioubliéderessentirceque j’aurais dû ressentir. Nous l’avons tous les deux oublié. Je m’en souviens maintenant. Je mesouviensquandilm’asouri,quandilaeffleurémescheveux.Çamefrappecommeuntsunami,etlesangmemonteauvisage.Jemesouviensdumomentoùj’aiacceptécetteidée.Oùj’aiformulécettepenséesanslarepousser,oùjel’aiaccueillieàbrasouverts.J’enavaisenvie.J’avaisenvied’êtreavecJason.DeressentircequeJess ressentaitquandelleétaitassiselàavecluilesoir,avecunverredevin.J’aioubliécequej’étaiscenséeressentir.J’aiignorélefaitque,aumieux,Jessn’estriendeplusquelefruitdemonimaginationetque,aupire,Jessn’estpas rien, elleestMegan,une femmedisparue,battueàmort,qu’ona laisséepourrirdans lesbois.

Page 140: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Pire : je n’ai pas oublié.Çam’était égal.Çam’était égal parce que j’avais commencé à croire cequ’ondisaitsurelle.Est-ceque,moiaussi,neserait-cequ’uninstant,j’aipenséqu’elleméritaitcequiluiétaitarrivé?Scottressortdelasalledebains.Ilaprisunedouche,ils’estdébarrassédemonsouvenir.Çasembleluiavoirfaitdubien,maisilnemeregardepasdanslesyeuxquandilmeproposeuncafé.Cen’estpascequejevoulais,çanevapasdutout.Jeneveuxpasfaireça.Jeneveuxpasperdreànouveaulecontrôle.Jemerhabillerapidementetvaisà lasalledebainspourmepasserde l’eaufroidesur levisage.Monmascaraacoulé,ilfaitdespaquetsauxcoinsdemesyeux,etj’aileslèvressombres.Mordues.J’aidestachesrougessurlevisageetlecou,làoùlespoilsdesonmentonm’ontirritélapeau.Uneimagedelanuitdernièremerevientsoudain,sesmainssurmoi,etmonestomacbondit.Jem’assoisauborddelabaignoirepourfairepassermonvertige.Lasalledebainsestplussalequelerestedelamaison:ilyadelacrasseautourdulavaboetdudentifriceétalésurlemiroir.Unetasse,avecunebrosseàdents.Pasdeparfum,pasdecrèmehydratante,pasdemaquillage.Jemedemandesielleatoutemportéenpartantousic’estluiquiatoutjeté.Deretourdanslachambre,jechercheunepreuvedesaprésence–unerobeaccrochéederrièrelaporte, une brosse à cheveux sur la commode, un pot de baume à lèvres, une paire de bouclesd’oreilles–maisnon,rien.Jetraverselapièceversl’armoireetjem’apprêteàl’ouvrir,lamainsurlapoignée,quandlavoixdeScottmefaitsursauter:—Lecaféestprêt!En bas, ilme tend une tasse, toujours sansme regarder, puis il se détourne et se poste devant lafenêtre, dos àmoi, les yeux fixés sur les rails, ou autre chose. D’un coup, jem’aperçois que lescadresphotoàmadroiteontdisparu.Tous. J’ai soudaindes fourmisdans lanuque,et lespoilsdemesbrassehérissent.Jeprendsunegorgéedecaféquejepeineàavaler.Çanevapasdutout.Peut-être que c’est samèrequi a tout enlevé.Elle n’aimait pasMegan, il n’apas arrêté deme lerépéter.Maisjerepenseàhier.Toutdemême,quelgenredepersonneferaitunechosepareille?Quelgenredepersonnebaiseraitune inconnuedans le litconjugalalorsquesafemmeestmortedepuismoinsd’unmois ? Il se retournealorspourme faire faceet j’ai l’impressionqu’il a ludansmespensées,parcequ’ilauneexpressionsingulière–dumépris,oudelarépulsion–et,moiaussi,ilmerévulse.Jereposematasse.—Jeferaismieuxd’yaller.Ilnemeretientpas.Lapluie s’est arrêtée.Dehors, le soleil brille, et je dois plisser les yeuxdans la brume claire dumatin.Unhommes’approchedemoi–ilvientseposteràquelquescentimètresdemonvisagedèsl’instantoùjeposelepiedsurletrottoir.Jelèvelesmains,tourneet,d’uncoupd’épaule,ledégagede mon chemin. Il me dit quelque chose, mais je n’entends pas quoi. Les mains levées et la têtebaissée, cen’est que lorsque je suis àmoinsdedeuxmètresd’elle que j’aperçoisAnna, devant savoiture,lesmainssurleshanches,quim’observe.Quandellecroisemonregard,ellesecouelatête,puis tourne les talons pourmarcher jusqu’à sa porte d’entrée, presque au pas de course. Je resteimmobileuneseconde,àsuivresasilhouettelégèrevêtued’unleggingnoiretd’unT-shirtrouge.J’aiuneforteimpressiondedéjà-vu.Cen’estpaslapremièrefoisquejelavoiss’éloignerainsidemoi.C’étaitjusteaprèsmondéménagement.J’étaisvenuevoirTom,récupérerquelquechosequej’avaisoublié.Jenemesouvienspasdequoi,çan’avaitaucuneimportancedetoutefaçon,jevoulaisjustepasserà lamaisonet levoir. Jecroisquec’étaitundimanche,et j’avaisdéménagé levendredi,çafaisaitdoncquarante-huitheures.Arrivéedanslarue,j’aivuAnnaquitransportaitdesaffairesd’une

Page 141: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

voiturejusquedanslamaison.Elleemménageait,alorsquej’étaisàpeinepartie.Ellenedevaitpass’inquiéterduqu’en-dira-t-on.Ellem’aaperçueetjemesuisdirigéeverselle.Jenesaispascequejecomptaisluidire–riendetrèsrationnel,c’estcertain.Jepleurais,ça,jemelerappelle.Et,commeaujourd’hui,elleestpartieencourant.Àcemoment-là, jenesavaispas lepire, lagrossessenesevoyaitpasencore.Dieumerci.Jecroisquejeseraismortesurplace.Tandisquej’attendsletrainsurlequai,jesuisprised’unvertige.Jevaism’asseoirsurunbancetj’essaiedemerassurer:cen’estqu’unegueuledebois.Cinqjourssansboirepuisunecuite,etvoilà.Maisjesaisquecen’estpasuniquementça.C’estAnna.Cetteimaged’elle,etcequej’airessentienlavoyants’éloignercommeça.Delapeur.

Page 142: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Samedi10août2013

Matin

Cematin, j’ai pris la voiture pourme rendre àmon cours de spinning à la salle de sport deNorthcote,puisjesuispasséechezMatchessurlecheminduretouretmesuisoffertuneravissanteminirobeMaxMara(Tommepardonneraquandilmeverraavec).Jepassaisunetrèsbonnematinée,mais,quandj’aigarélavoiture,j’airemarquéqu’ilyavaitdel’agitationdevantchezlesHipwell–maintenant,lesphotographesystationnentenpermanence–etc’étaitelle.Encore!J’arrivaisàpeineà y croire.Rachel, qui fonçait droit sur un photographe, débraillée. J’étais quasiment sûre qu’ellesortaitdechezScott.Çanem’amêmepasénervée.J’étaissurtoutstupéfaite.Etquandj’enaiparléàTomcommesiderienn’était,calmement,ilaeul’airaussidécontenancéquemoi.—Jevaisluiparler,a-t-ildit.Jefiniraibienparsavoircequisepasse.—Tuasdéjàessayé,ai-jeréponduaussigentimentquepossible.Çan’arienchangé.J’ai suggéré qu’il était peut-être temps de demander conseil, de se renseigner sur lesmesures àprendrepourimposeruneordonnancerestrictive,cegenredechose.—Saufqu’ellenenousharcèlepas,si?a-t-il fait remarquer.Ellenenous téléphoneplus,ellenes’approcheplusdenous,ellenevientplusàlamaison.Net’enfaispas,machérie,jevaisréglerça.Il a raison, au sujet du harcèlement.Mais çam’est égal. Il se tramequelque chose, et je n’ai pasl’intentionde l’ignorer. J’en ai assezqu’onmedisedenepasm’en faire. J’en ai assezd’entendrequ’ilva réglerça,qu’ilva luiparler,qu’elle finirabienpars’enaller. Jepenseque lemomentestvenupourmoideprendreleschosesenmain.Laprochainefoisquejelavois,j’appellel’inspectricedepolice,Riley.Elleal’airgentille.Compréhensive.JesaisqueTomadelapeinepourRachel,mais,franchement, je crois qu’il est temps que jeme débarrasse de cette connasse une bonne fois pourtoutes.

Page 143: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Lundi12août2013

Matin

N oussommessurleparkingdulacWilton.Onvenaitnagerlàtouslesdeux,avant,lesjoursoùilfaisaittrèschaud.Aujourd’hui,noussommesassiscôteàcôtedanslavoituredeTom,vitresbaisséespourprofiterde labrise. J’ai enviedeme laisseraller contre l’appuie-tête,de fermer lesyeux,desentirl’odeurdespins,d'écouterlesoiseaux.J’aienviedeluiprendrelamainetderestericitoutelajournée.Ilm’aappeléehier soirpourmedemander si onpouvait sevoir. J'ai voulu savoir si ça avait unrapportavecAnna,aveclefaitqu’ellem’avaitvuedansBlenheimRoad.Jeluiaiassuréqueçan’avaitrienàvoiraveceux,que jen’étaispasvenue lesdéranger. Ilm’acrue, en tout casc’est cequ’il aprétendu,maisilsemblaitméfiant,unpeunerveux.Iladitqu’ilavaitbesoindemeparler.—S’ilteplaît,Rach.Et voilà. À la façon dont il a dit ça, comme au bon vieux temps, j’ai cru que mon cœur allaitexploser.—Jepasseraiteprendre,d’accord?Jemesuisréveilléeavantl’aubeet,àcinqheures,j’étaisdanslacuisineàmefaireuncafé.Jemesuislavélescheveux,rasélesjambesetmaquillée,etj’aichangéquatrefoisdetenue.Etjemesentaiscoupable.C’est idiot, je sais,mais j’ai repensé à Scott, à la nuit qu’on avait passée et à ce que çam’avait fait éprouver…Et j’ai eu des remords, parce que ça ressemblait à une trahison.De Tom.L’hommequim’aquittéepouruneautrefemmeilyadeuxans.C’estcequejeressens,jen’ypeuxrien.Tomestarrivéunpeuavantneufheures.Jesuisdescendueetilétaitlà,appuyésursavoiture,avecunjeanetunvieuxT-shirtgris–assezvieuxpourquejemesouvienneexactementdelasensationdutissucontremajouequandjeposaislatêtesursapoitrine.—J’aiprismamatinée,a-t-ilannoncéenmevoyant.Jepensaisqu’onpourraitallerquelquepart.Nousn’avonspasditgrand-chosependantletrajetjusqu’aulac.Ilm’ademandécommentj’allais,etm’aditque j’avais l’airenforme. Il s’estgardédementionnerAnna jusqu’àmaintenant,alorsquenoussommesassisdansleparkingetquejesongeàluiprendrelamain.—Alors,bon,Annaaditqu’ellet’avaitvue…etqu’ellepensaitquetusortaisdechezScottHipwell.C’estvrai?Ilesttournéversmoi,maisilnemeregardepas.Ilsemblepresquegênédemeposercettequestion.—Tun’aspasàt’enfaire,jeréponds.J’aivuScottplusieursfoiscesderniersjours.Enfin,jel’aivu…Onestamis,plusoumoins.C’esttout.C’estdifficileàexpliquer.Jel’aideunpeu,voilà.Tutedoutesquec’estunepériodeterriblementdifficile,pourlui.Tomhochelatête,maistoujourssansmeregarder.Aulieudequoiilsemetàsemordillerl’ongledel’indexgauche,preuvequ’ilestanxieux.—MaisRach…

Page 144: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jepréféreraisqu’ilarrêtedem’appelercommeça,parceque,chaquefois,j’enailatêtequitourneetj’aienviedesourire.Çafaittellementlongtempsquejenel’aipasentenduprononcermonnomdecettemanière,etçamedonnedel’espoir.Peut-êtrequeçanevapasfortavecAnna,peut-êtrequ’ilsesouvientdesbonsmomentsentrenous,peut-êtrequ’aufondjeluimanqueunpeu.—C’estjusteque…jesuisvraimentinquiet.Ilme regardeenfin, sesgrandsyeuxmarron rivés sur lesmiens,et il remue lamaincommes’ilvoulaitprendrelamienne,puisilseraviseetlareposesursesgenoux.—Jesais…enfin,non,jenesaispasgrand-chose,maisScott…Jesaisqu’ilal’aird’untypetrèsbien,maisonnepeutêtresûrderien,tuvois?—Tupensesquec’estlui?Ilsecouelatêteetdéglutitpéniblement.—Non,non.Cen’estpascequejeveuxdire.Jesais…bon,Annaditqu’ilssedisputaientsouvent.QueparfoisMegansemblaitavoirunpeupeurdelui.—C’estAnnaquit’aditça?Monpremierinstinctestd’ignorertoutcequecetteconnepourraitavoiràdire,maisjenepeuxpasmedébarrasserdusentimentquej’aiéprouvéquandj’étaischezScott,samedi.Lesentimentqu’ilyavaitquelquechosedepasnormal.Ilacquiesce.—Meganafaitunpeudebaby-sittingpournousquandEvieétaittoutepetite.Bonsang!jen’aimepasypenser,maintenant,avectoutcequ’onlitdanslesjournaux.Mais,tuvois,çaprouvebienqu’onpenseconnaîtrequelqu’un,etenfait…Ilsoupirelonguement.—Jeneveuxpasqu’ilt’arrivequelquechose.Puisilmesouritet,avecunlégerhaussementd’épaules,ilajoute:—Tucomptesencorebeaucouppourmoi,Rach.Àcet instant, jedoisdétourner lesyeuxparceque jeneveuxpasqu’ilvoie les larmesquiysontapparues.Maisilsaitqu’ellessontlà,alorsilposeunemainsurmonépauleetajoute:—Jesuisvraimentdésolé.Nous restons assis quelque temps comme ça, en silence. Je me mords la lèvre pour arrêter depleurer.Jenetienspasàrendreleschosesplusdifficilesqu’ellesnelesontdéjàpourlui.—Çava,Tom.Jevaismieux,tusais.—Jesuiscontentdel’entendre.Vraiment.Ettu…—Jeboismoins.Çavamieux.—Bien.Tuasl’airenforme.Tues…jolie.Ilmesouritànouveauetjemesensrougir.Ilsedétournerapidement.—Est-ceque…commentdire…est-cequetut’ensors?Financièrement?—Jem’ensors.—Tuenessûre?Ilfautquetumeledises,Rachel,parcequejeneveuxpasquetu…—Oui,oui.—Jepeuxtefileruncoupdemainsituveux.Putain,jedoisavoirl’aird’unabruti,maisdis-moisijepeuxt’aider!Histoiredetedépanner.—Çava,jet’assure.C’estalorsqu’ilsepencheau-dessusdemesgenoux,etj’arriveàpeineàrespirertantj’aienviedeletoucher.J’aienviedesentirl’odeurdesoncou,d’enfouirmonvisagedanslecreuxmuscléentresesépaules.Ilouvrelaboîteàgants.

Page 145: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Laisse-moijustetefaireunchèque,hein?Tun’espasobligéedel’encaisser.Jeris.—Tugardesunchéquierdanstaboîteàgants?Ilsemetàrire,luiaussi.—Onnesaitjamais.—Onnesaitjamaisàquelmomentonrisquededevoirrenflouersacingléed’ex-femme?Ilmefrottelapommettedupouce.Jeluiprendslamainpourluiembrasserlapaume.—Promets-moi,dit-ild’untonbourru.Promets-moiquetunet’approcheraspasdeScottHipwell.D’accord,Rach?—Promis.Etc’estentoutesincéritéquejeréponds,presqueaveugléeparlajoie,parcequejemerendscomptequ’iln’estpassimplementinquietpourmoi.Ilestjaloux.

Mardi13août2013Tôtlematin

Jesuisàborddutrain,etjeregardeunepiledevêtementsauborddelavoieferrée.Untissubleufoncé.Unerobe, jecrois,avecuneceinturenoire.J’aidumalàcomprendrecommentelleapuseretrouverlà.Cenesontcertainementpasdesouvriersquil’ontoubliée.Letrainavance,maisàunealluresilentequej’aitoutmontempspourl’observer,etj’ail’impressiond’avoirdéjàvucetterobequelquepart, j’aidéjàvuquelqu’un laporter. Jeneme souvienspasquand. Il fait très froid.Tropfroidpourcegenrederobe.Jepensequ’ilvabientôtneiger.J’aihâtedevoirlamaisondeTom,mamaison.Jesaisqu’ilseralà,assisdanslejardin.Jesaisqu’ilseraseul,àm’attendre.Quandnouspasserons,ilse lèverapourmefaireunsignedelamainetunsourire.Jesaistoutcela.Cependant, nous nous arrêtons d’abord devant le numéro quinze. Jason et Jess sont là, sur leurbalcon,ilsboiventunverredevin,cequiestétrangeparcequ’iln’estmêmepashuitheuresetdemiedumatin. Jess porte une robe à fleurs rouges et des petites boucles d’oreilles en argent avec desoiseauxdessus,jelesvoissebalancerd’avantenarrièrependantqu’elleparle.Jasonsetientderrièreelle,lesmainsposéessursesépaules.Jeleursouris.J’aienviedeleurfairecoucou,maisjeneveuxpasquelesautrespassagersmetrouventbizarre.Alorsjemecontentedelesregarderetdesongerquejeneseraispascontreunverredevin,moinonplus.Celafaituneéternitéqu’onestlà,etletrainn’esttoujourspasreparti.J’aienviequ’onredémarreparceque,sinon,Tomneserapluslàetjerisquedelemanquer.Maintenant,jedistinguelevisagedeJess,bienplus clairement qu’à l’accoutumée– ça a à voir avec la lumière, très vive, qui l’éclairedirectement, tel un projecteur. Jason est toujours derrière elle, mais il n’a plus les mains sur sesépaules,ellessontsursoncou,etJesssemblemalàl’aise,effrayée.Ill’étrangle.Jevoissonvisagedevenirtoutrouge.Ellepleure.Jebondissurmespieds,etjememetsàtambourinercontrelavitreetàluihurlerd’arrêter,maisilnem’entendpas.Quelqu’unm'agrippelebras:l’hommeauxcheveuxroux.Ilmeditdem’asseoir,etajoutequenousnesommesplustrèsloinduprochainarrêt.—Maisceseratroptard,dis-je.Etilrépond:—Ilestdéjàtroptard,Rachel.Jemeretourneverslebalcon:Jessestdebout,maintenant,Jasonaattrapésescheveuxblondsdanssonpoingserréetilvaluiéclaterlecrânecontrelemur.

Page 146: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MatinÇafaitdesheuresquejesuisdebout,maisjesuisencoresecouée,etc’estlesjambestremblantesquejem’installesurmonsiège.Jemesuisréveilléepleined’effroi,habitéeparlesentimentquetoutcequejepensaissavoirétaitfaux,toutcequej’avaisvu,deScott,deMegan;quej’avaistoutfabriquédansma tête,querienn’était réel.Mais,simonespritme jouedes tours,ne serait-cepasplutôt cerêve,l’illusion?CeschosesqueTomm’aconfiéesdanslavoiture,mélangéesàlaculpabilitédecequis’estpasséavecScottl’autrenuit…Cerêve,cen’étaitquemoncerveauquitâchaitdedécortiquertoutcela.Mais cette sensation familière d’effroi s’accroît encore lorsque le train s’arrête au feu, et j’aipresque trop peur pour lever les yeux. La fenêtre est fermée, il n’y a rien à voir. C’est calme,tranquille.Ouabandonné.LachaisedeMeganesttoujourslà,surlebalcon,vide.Ilfaitbon,maisjenepeuxpasm’arrêterdefrissonner.Ilne fautpasque j’oubliequecequeTomm’a racontésurScottetMegan, il le tenaitd’Anna,etpersonnenesaitmieuxquemoiqu’onnepeutpasfaireconfianceàcettefemme.Cematin, l’accueil duDrAbdicmeparaît peu enthousiaste. Il se tientpresquevoûté, comme s’ilavaitmalquelquepart,et,quandilmeserrelamain,sapoigneestplusfaiblequeladernièrefois.Jesais que Scott m’a dit que la police ne dévoilerait pas l’information de la grossesse, mais je medemandesionleluiaappris,àlui.Jemedemandes’ilpenseàl’enfantdeMegan,encemoment.J’ai enviede lui parler demon rêve,mais je n’arrivepas à trouverune façonde le décrire sansdévoilermonjeu,alors,aulieudecela, je luidemandesonavissurlerecouvrementdesouvenirs,surl’hypnose.—Ehbien,commence-t-ilenétalantsesdoigtssursonbureau,ilyadespsychologuesquicroientqu’on peut se servir de l’hypnose pour faire resurgir des souvenirs refoulés, mais c’est trèscontroversé. Pour ma part, ce n’est pas quelque chose que je fais, ni que je recommande à mespatients.Jenesuispascertainquecelapuisseaideret,danscertainscas,jepensemêmequecelapeutêtrenocif.Ilesquisseunsourire.— Je suis désolé. Je me doute que ce n’est pas ce que vous vouliez entendre. Mais, pour lesafflictionsdel’esprit,jenepensepasqu’ilexistedesolutionmiracle.—Est-cequevousconnaissezdespsychologuesquipratiquentl’hypnose?Ilsecouelatête.—Navré,maisjenepourraispasvousenrecommander.Vousdevezgarderàl’espritquelessujetssoushypnosesontextrêmementinfluençables.Onnepeutpastoujoursfaireconfianceàcessouvenirs«retrouvés»(ilmimedesguillemetsduboutdesdoigts).Cenesontjamaisdevraissouvenirs.C’estunrisquequejenepeuxpasprendre.Jenepourraissupporterd’ajouterdenouvellesimagesdansma tête,denouveauxsouvenirs instables,qui semeuvent, se transformentet sedéplacent,mepoussentàcroirelefauxdanslevraietm’entraînentsurunevoiequandjedevraisplutôtexplorerladirectionopposée.—Alors,qu’est-cequevoussuggérez?Ya-t-ilquelquechosequejepuissefairepouressayerderetrouvercequej’aiperdu?Ilsefrotteleslèvresdeseslongsdoigts.— C’est possible, oui. Le simple fait de parler d’un souvenir en particulier peut vous aider àclarifiercertainsaspects,àexaminerchaquedétaildansuncadreoùvousvoussentezensécurité,etàl’aise…—Ici,parexemple?

Page 147: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ilsourit.—Parexemple,oui,sivousvousysentezeffectivementensécuritéetàl’aise…La fin de sa phrase monte, comme une interrogation à laquelle je ne réponds pas. Son sourires’évanouit.—Celaaideaussideseconcentrersurd’autressensquelavue.Lessons,lessensations…L’odoratestsingulièrementimportantquandils’agitdemémoire.Lamusiquepeutaussiêtreunoutilpuissant.Sivouspensezàuncasprécis,unejournéeenparticulier,vouspouvezenvisagerderefairelecheminemprunté.Revenirsurlelieuducrime,commeondit.C’estuneexpressionbanale,maisleduvetsurmanuquesehérisseet j’aidespicotementsdanslecrâne.—Est-cequevousvoulezparlerd’unincidentprécis,Rachel?Oui,évidemment,mais jenepeuxpas luiparlerdeça,alors je luiparlede lafoisoù j’aiattaquéTomavecleclubdegolfaprèsunedispute.Je me souviens de m’être réveillée ce matin-là emplie d’une terrible angoisse, consciente qu’ils’étaitpasséquelquechosedegrave.Tomn’étaitpasàcôtédemoidanslelit,etj’enaiétésoulagée.Jesuisrestéeallongéesurledos,àmerefairelefilmdelaveille.Jemesouvenaisd'avoirbeaucouppleuré, de lui avoir dit que je l’aimais. Il était en colère etm’ordonnait d’allermecoucher ; il nevoulaitplusm’entendre.J’aiessayéderepenseràcequiétaitarrivéavant,quandladisputeavaitdébuté.Nouspassionsunetrèsbonnesoirée.J’avaisfaitgrillerdescrevettesavecpleindechilietdecoriandre,etonbuvaituneexcellentebouteilledecheninblancquiluiavaitétéofferteparunclientreconnaissant.Nousavonsdînédehors,surlaterrasse,enécoutantTheKillersetlesKingsofLeon,lesCDquenousmettionsenbouclelorsqu’onavaitcommencéàsortirensemble.Jeme souviens qu’on riait, qu’on s’embrassait. Jeme souviens que je lui ai raconté une histoirequelconque,maisqu’ilnel’apastrouvéeaussidrôlequemoi.Jemesouviensqueçam’aagacée.Puisje nous vois nous crier dessus, jeme vois trébucher sur le pas de la porte coulissante en voulantrentrerdanslamaison,etj’étaisfurieusequ’ilneseprécipitepaspourm’aider.Maisvoilàleproblème:— Quand je me suis réveillée, ce matin-là, je suis descendue au rez-de-chaussée. Il refusait dem’adresser la parole, ilme regardait à peine. J’ai dû le supplier demedire ce que j’avais fait. Jen’arrêtaispasde lui répéter combien j’étaisdésolée. J’étais enpanique,désespérée. Jenepeuxpasl’expliquer, je sais que ça n’a pas vraiment de sens,mais, quandonne peut pas se souvenir de cequ’onafait,l’espritessaiedecomblerlesblancs,etonimaginelespireshorreurs…Kamalacquiesce.—Jecomprends.Continuez.—Au final, pour que je le lâche, il m’a raconté. Voilà, j’ai été vexée par une remarque, et j’aicontinuéàm’énerver,àchercher lapetitebête,à l’emmerderavecça, je refusaisdepasseràautrechose.Ilaessayédemecalmer,dem’embrasserpournousréconcilier,maisjenevoulaispas.Alorsil a décidé deme laisser toute seule et de partir se coucher, et c’est là que ça s’est passé. Je l’aipoursuivijusqu’enhautdel’escalieravecunclubdegolfàlamainetj’aiessayédeluifracasserlecrâne.Heureusement,jel’airaté.J’aijustearrachéunmorceaudeplâtreaumurducouloir.L’expressiondeKamalnechangepas.Iln’apasl’airchoqué.Ilsecontentedehocherlatête.—Doncvoussavezcequis’estpassé,maisvousn’arrivezpasàlesentirvraiment,c’estça?Vousvoudriezpouvoirvousensouvenirvous-même,levoiret levivredansvotrepropremémoireafinque…Commentaviez-vousformuléça,lorsdenotrepremièreséance?Afinquecesouvenirvous

Page 148: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

«appartienne»?Ainsi,vousvoussentirezenfinentièrementresponsable?—Ehbien…Jehausselesépaules.—Oui,enpartie,oui.Maiscen’estpastout.C’estarrivébeaucoupplustard,dessemainesoupeut-êtremêmedesmoisaprès.Jepensaissanscesseàcesoir-là.Chaquefoisquejepassaisdevantcetroudanslemur,j’yrepensais.Tomdisaittoutletempsqu’ilallaitleréparer,maisilnel’avaittoujourspas fait, et vous imaginez bien que je n’avais pas l’intention de l’embêter avec ça.Un jour, jemetenais là…C’était le soir et je sortais de la chambre, et jeme suis arrêtéenet, parceque çam’estrevenu.J’étaisassiseparterre,dosaumur,et jesanglotais,avecTomdeboutau-dessusdemoiquimesuppliaitdemecalmer,et leclubdegolfsurlamoquette,àmespieds,et jel’aisenti,vraimentsenti.J’étaisterrifiée.Etcesouvenirnecollepasaveclaréalité,parcequejenemesouvienspasdecolèrenoire,nidefureur.Jenemesouviensquedemapeur.

SoirJ’airéfléchiàcequeKamalasuggéré,derevenirsurlelieuducrime,alors,plutôtquederentrer,jesuisalléeàWitney,etaulieudemehâterpourdépasserlepassagesouterrain,jemarchelentement,etjemedirigedélibérémentverssagueulenoire.Jeposelesmainssurlabriquefroideetrugueuseàl’entrée,et je ferme lesyeux. Je laissemesdoigtscourir sur lemur.Riennemevient. J’ouvre lesyeuxpourexaminercequim’entoure.Larueesttrèscalme:iln’yaqu’unefemmeàunecentainedemètresdemoiquimarchedansmadirection,personned’autre.Pasdevoituresurlachaussée,pasdecrisd’enfants,justeunesirèneàpeineaudible,auloin.Lesoleilsecachederrièreunnuageet,glacée,jem’immobiliseauseuildutunnel,incapabled’avancerplus.Jefaisdemi-tour.Lafemmequej’aivuesedirigerversmoiuninstantauparavanttourneaucoindelarue;elleestvêtued’unimperméablebleufoncé.Ellemejetteuncoupd’œilenpassant,etc’estàcemoment-làqueçamerevient.Unefemme…dubleu…danscettelumière…Jemesouviens:Anna.Elleportaitunerobebleueavecuneceinturenoire,etelles’éloignaitdemoi,rapidement,presquecommel’autrejour, mais cette fois-là elle s’est retournée, elle a regardé par-dessus son épaule, puis elle s’estarrêtée.Unevoitureestvenuesegareràcôtéd’elle,prèsdutrottoir.Unevoiturerouge,lavoituredeTom.Elles’estpenchéepourluiparlerparlavitre,puiselleaouvertlaportièreetelleestmontée,etlavoitureestpartie.Jem’en souviens.Ce samedi, là, jeme tenais à cet endroit, dans le passage souterrain, et j’ai vuAnnamonterdanslavoituredeTom.Maisjenedoispasbienmerappeler,parcequeçan’aaucunsens.Tommecherchaitenvoiture,maisAnnan’étaitpasaveclui,elleétaitchezeux.C’estcequelapolice m’a dit. Ça n’a aucun sens, et ça me donne envie de hurler de frustration contre monignorance,contremoncerveauinutile.JetraverselarueetjemarchelelongdeBlenheimRoad.Jeresteunlongmomentsouslesarbresenfacedunumérovingt-trois.Ilsontrepeintlaported’entrée.Elleétaitvertfoncéquandj’habitaislàet,maintenant,elleestnoire.Jenemesouvienspasdel’avoirdéjàremarqué.Jelapréféraisenvert.Jemedemandecequiachangé,àl’intérieur.Lachambredubébé,biensûr,maisjemedemandes’ilsdormenttoujoursdanslemêmelit,siellesemetdurougeàlèvresdevantlemiroirquej’aiaccrochéaumur. Jemedemande s’ils ont repeint la cuisine, ou colmaté le troudans leplâtredu couloir, àl’étage.J’aienviedetraverseretd’allercogner leheurtoircontre lapeinturenoire.J’aienviedediscuteravecTom,de luiparlerdusoiroùMeganadisparu.J’aienviede luiparlerd’hier,dumomentoùnousétionsdanssavoiture,quandjeluiaiembrassélamain,jeveuxluidemandercequ’ilaressenti.

Page 149: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Àlaplace,jeresteencorelàuninstant,lesyeuxrivéssurlafenêtredemonanciennechambrejusqu’àcequejesenteleslarmesmepiquerlesyeux,etc’estlàquejesaisqu’ilesttempsdepartir.

Page 150: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Mardi13août2013

Matin

JeregardaisTomsepréparerpourletravailcematin,mettresachemiseetsacravate.Ilsemblaitunpeudistrait,ildevaitsongeràsonemploidutempsdelajournée–lesréunions,lesrendez-vous,qui,quand,où.Etj’étaisjalouse.Pourlatoutepremièrefois,jeluienviaisleluxededevoirs’habillercorrectement et quitter la maison pour s’affairer çà et là avec un but précis et la promesse d’unsalaire.Cen’estpasletravailenlui-mêmequimemanque.J’étaisagentimmobilier,pasneurochirurgienne,cen’estpasvraimentlegenredeboulotdontonrêve,gamine.Cequej’aimais,c’étaitdéambulerdansles demeures très chères en l’absence des propriétaires, faire courir mes doigts sur les plans detravailenmarbre,jeteruncoupd’œildanslesimmensesdressings.J’imaginaiscequeseraitmaviesi j’habitais là, je me demandais quel genre de personne je serais. Je suis bien consciente qu’iln’existepastravailplusimportantqued’éleverunenfant,mais,leproblème,c’estquecen’estpasuntravailvalorisé.Entoutcas,pasausensquim’importeencemoment:lesensfinancier.Jeveuxquenousayonsplusd’argentpourpouvoirquittercettemaison,cetterue.C’estaussisimplequeça.Peut-êtrepassisimplequeça,àyréfléchir.QuandTomestpartiautravail, jemesuisassiseà latabledelacuisinepourentamerlecombatquotidienqu’estlepetitdéjeunerd’Evie.Ilyadeuxmois,ellemangeaitdetout,rienàdire.Maintenant,ellen’accepteriend’autrequ’unyaourtàlafraise.Jesais que c’est normal.C’est ce que je n’arrête pas deme répéter quand j’essaie d’enlever le jauned’œufdemescheveux,ouquandjesuisàquatrepattessurlecarrelageàramasserunecuillèreouunbolrenversé.C’estcequejen’arrêtepasdemerépéter:c’estnormal.Pourtant,quandonenaenfineuterminéetqu’elles'estmiseàjouerpaisiblementtouteseule,jemesuis laissée aller à pleurer uneminute. Je nem’autorise ces larmesque très rarement, quandTomn’estpaslà,justequelquesinstants,pourrelâcherlapression.Unpeuplustard,alorsquejemelavaislevisage,j’aivucombienj’avaisl’airfatigué,j’aivumesyeuxbouffis,mescheveuxenbatailleetmestraitstirés,etj’aiànouveauressenticetteenvie,cebesoindemettreunerobe,destalonshauts,demecoifferetdememaquiller,d’allermarcherdanslarueetdevoirdeshommesseretournersurmonpassage.Letravailmemanque,mais,cequimemanque,c’estaussicequ’ilsignifiaitpourmoiladernièreannée où j’ai eu un emploi rémunéré, l’année où j’ai rencontré Tom. Le statut de maîtresse memanque.Çameplaisait.J’adoraisça,même.Jenemesuispassentiecoupableuneseconde.Jeprétendaislecontraire,évidemment.J’étaisbienobligée,avecmesamiesmariées,cellesquiviventdanslaterreurdeleurjoliepetitejeunefilleaupair,oudelacollèguemignonneetrigolote,cellequiparledefootaubureauetquipasse lamoitiéde savieà la sallede sport. J’étaisbienobligéede leurdireque,évidemment,j’avaisdesremordsetque,évidemment,j’étaisembêtéepoursafemme,maisjen’avaisrienprémédité,nousétionssimplementtombésamoureux,quepouvions-nousyfaire?

Page 151: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Sauf qu’en vérité je n’ai jamais été embêtée pour Rachel, même avant d’apprendre pour sesproblèmesd’alcool,avantdesavoircombienelleétaitdifficileàvivreetcombienellefaisaitdelaviedeTomunenfer.Ellen’étaitpasréellepourmoiet,detoutefaçon,jem’amusaisbeaucouptroppourm’enpréoccuper.Êtrel’autrefemme,c’estmerveilleusementexcitant,c’estindéniable:onestcellepourlaquelleilnepeuts’empêcherdetrahirsonépouse,mêmes’ill’aime.Onestunefemmeirrésistible–littéralement.Je travaillais sur la vente d’une propriété. Trente-quatre, Cranham Road. Elle se révélait pluscompliquéeàvendrequeprévu,parcequeledernieracheteurintéressés’étaitvurefusersonprêtparlabanque.Unproblèmeavecl’évaluationdubien.Onavaitdoncfaitappelàunexpertindépendant,pours’assurerquetoutétaitenrègle.Lesancienspropriétairesavaientdéjàdéménagé,lamaisonétaitvide,alorsjedevaisêtreprésentepourlavisitedel’expert.Dèsl’instantoùj’aiouvertlaporte,çaaétéclairqueçaallaitarriver.Jen’avaisjamaisfaitcegenredechose,jen’enavaismêmejamaisrêvé,maisilyavaitquelquechosedanslamanièrequ’ilavaitdemeregarder,demesourire.Onn’apaspus’enempêcher–onl’afaitlà,danslacuisine,surleplandetravail.C’étaitdingue,maisc’étaitcommeçaentrenous.C’estcequ’ilm’écrivait:«Necompteplusmetrouversaind’esprit,cen’estpluspossibledepuisquetuesdansmavie.»JeprendsEvieet je l’emmènedans le jardin.EllepoussesonpetitCaddie sur lapelouseen rianttouteseule,lacolèredecematinestdéjàoubliée.Chaquefoisqu’ellemesourit,j’ail’impressionquemoncœurvaexploser.Letravailmemanque,maisça,çamemanqueraitmillefoisplus.Etpuis,detoutefaçon,jen’accepteraijamais.Ilesthorsdequestionquejelalaisseànouveauentrelesmainsd’unenounou,quellesquesoientsesqualificationsouses références. Jene la laisseraiplus jamaisentrelesmainsdequiconque,pasaprèsMegan.

SoirTomm’aenvoyéuntextopourmeprévenirqu’ilauraitunpeuderetardcesoir,iladûemmenerunclientprendreunverre.Evieetmoiétionsdansnotrechambre,celledeTometmoi,etonsepréparaitpour notre promenade du soir. J’étais en train de la changer. La lumière dehors était fabuleuse ;l’orangeducielquiemplissaitlamaisons’estsoudainchangéenbleu-grisquandlesoleiladisparuderrièreunnuage.J’avais laissé lestoreàmoitiébaissépourqu’ilne fassepas tropchauddans lapièce,alorsjesuisalléelerouvriretc’estlàquej’aivuRachel,deboutdel’autrecôtédelarue,quiregardaitnotremaison.Etpuiselles’enestallée,elleestrepartieverslagare.Assise sur le lit, je tremblede rage, etmesongles s’enfoncentdansmespaumes.Eviedonnedescoupsdepieden l’airet je suis tellement furieuseque jeneveuxpas laprendredansmesbras, jerisqueraisdel’écraser.Ilm’a dit qu’il avait réglé ça. Ilm’a dit qu’il l’avait appelée dimanche, qu’ils avaient discuté, etqu’elle avait admis être devenueplus oumoins amie avecScottHipwell,mais qu’elle ne comptaitplus le revoir,etqu’elleneviendraitplusdans lequartier.Tomaditqu’elle le luiavaitpromis,etqu’il l’avait crue. Tom a dit qu’elle était lucide, qu’elle ne semblait pas ivre, qu’elle n’était pashystérique, qu’elle ne l’avait ni menacé, ni supplié de revenir. Il m’a dit qu’il avait l’impressionqu’elleallaitmieux.Aprèsplusieursprofondesinspirations,jeprendsEviesurmesgenoux,jel’allongesurmescuissesetjetienssespetitesmainsdanslesmiennes.—Jepensequec’enestassez,àprésent,pastoimachérie?C’estépuisant:chaquefoisquejecroisqueleschosess’améliorent,quenousenavonsenfinfiniavecceshistoiresdeRachel,larevoilà.Parfois,jemedisqu’ellenes’enirajamais.

Page 152: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Dansuncoindemonesprit,unegrainepourrieagermé.QuandTommeditquec’estbon,quetoutvabien,qu’ellenevaplusnousennuyer,etqu’ellerecommencequandmême,jenepeuxm’empêcherde me demander s’il a vraiment tout essayé pour se débarrasser d’elle, ou si, au fond de lui, iln’aimeraitpasunpeul’idéequ’ellen’arrivepasàpasseràautrechose.Jedescendsetjefouilledansletiroirdelacuisinejusqu’àretrouverlacartequel’inspectriceRileym’alaissée.Jecomposerapidementsonnuméro,pournepasavoirletempsdechangerd’avis.

Mercredi14août2013MatinAu lit, sesmains surmes hanches, son haleine chaude contremon cou, sa peaumoite contre lamienne,ilmedit:—Onnefaitplusçaassezsouvent.—Jesais.—Ilfautqu’onprenneunpeuplusdetempspournous.—C’estvrai.—Tumemanques,ajoute-t-il.Ça,çamemanque.J’enveuxplus.Jemetournepourl’embrassersurleslèvres,lesyeuxfermés,enessayantd’ignorerlaculpabilitéquejeressensdepuisquej’aicontactélapolicederrièresondos.—Jecroisqu’ondevraitpartirquelquepart,murmure-t-il,rienquetouslesdeux.Prendrel’air.EtquigarderaitEvie?ai-jeenviededemander.Tesparents,àquituneparlesplus?oumamère,quiestsifragiledésormaisquec’estdéjààpeinesiellepeuts’occuperd’elle-même?Maisjeneledispas,jenedisrien,jel’embrasseencore,pluspassionnément.Sesmainsdescendentjusqu’àl’arrièredemescuissesetillesagrippe,fort.—Qu’est-cequetuenpenses?Oùest-cequetuvoudraisaller?Bali?l’îleMaurice?Jeris.—Jesuissérieux,dit-ilenmerepoussantlégèrementpourmeregarderdanslesyeux.Onlemérite,Anna.Tulemérites.Onaeuuneannéedifficile,non?—Mais…—Maisquoi?Ilmefaitsonsouriredetombeuravantd’enchaîner:—OntrouverabienunesolutionpourEvie,net’enfaispas.—Tom,l’argent.—Onsedébrouillera.—Mais…Jeneveuxpasfinirmaphrase,maisillefaut.—Nousn’avonspasassezd’argentpourneserait-cequesongeràdéménager,maisnousenavonsassezpourprendredesvacancesàBaliouàl’îleMaurice?Il gonfle les joues et soupire longuement en s’écartant. J’aurais dû garder ça pour moi. Descraquementsprovenantdubabyphonenousinterrompent:Evieestréveillée.—Jem’enoccupe,dit-il,puisilseredresseetsortdelachambre.Pendantlepetitdéjeuner,Eviefaitsoncinémahabituel.C’estdevenuunjeupourelle,maintenant,derefuser lanourriture :ellesecouela tête, lementonlevé, les lèvresscellées,etdesespetitspoingsellerepousselebolposédevantelle.Tomperdvitepatience.—Jen’aipasletemps,melance-t-il.Jetelaissefaire.

Page 153: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ilselèveetmetendlapetitecuillère,uneexpressionagacéesurlevisage.Jeprendsunegrandeinspiration.Cen’estrien,ilestjustefatigué,ilabeaucoupdetravail,ilestdemauvaisehumeurparcequejen’aipasvoulujouerlejeuquandils’estmisàrêvasserdevacances,cematin.Saufquecen’estpasrien,parceque,moiaussi,jesuisfatiguée,etjevoudraisavoirunediscussionsérieuse au sujet de notre argent, une discussion qui ne s’arrête pas simplement quand monsieurdécidedequitterlapièce.Mais,biensûr,jenedisrien.Aulieudeça,jerompslapromessequejemesuisfaiteàmoi-mêmeetjemelance:jeluiracontepourRachel.—Jel’aiencorevuedanslesparages,alorsjenesaispascequetuluiasditl’autrejour,maisçan’apassuffi.Ilmeregarde,surpris.—Qu’est-cequetuveuxdire,«danslesparages»?—Elleétaitlàhiersoir,danslarue,ellesetenaitpileenfacedelamaison.—Avecquelqu’un?—Non.Elleétaitseule.Pourquoitumedemandesça?—Faitchier,grommelle-t-il,etsonvisages’assombritcommelesfoisoùilestvraimentencolère.Jeluiaiditdenousfoutrelapaix.Pourquoitunem’enaspasparléhiersoir?—Jenevoulaispast’embêter,dis-jedoucement.Jeregrettedéjàd’avoirabordélesujet.—Jenevoulaispast’inquiéter.—Putaindemerde!s’exclame-t-ilenlâchantsatassedecafédansl’évier.Ellerebonditbruyamment.Eviesursaute,effrayée,etsemetàpleurer–cequin’arrangerien.—Jenesaispasquoi tedire, jenesaisplus.Quand je luiaiparlé,çaallait.Elleaécoutécequej’avaisàdire,ellem’apromisqu’elleneviendraitplusdanslequartier.Elleavaitl’aird’allerbien.Elleavaitbonnemine,même,elleétaitpresquenormale…—Bonnemine…?jedemande.Et,avantqu’ilaiteuletempsdesedétourner,jelissursonvisagequ’ilacomprisqu’ilvenaitdesetrahir.—Tum’asditquetuluiavaistéléphoné.Il prend une profonde inspiration, soupire longuement, puis se tourne à nouveau vers moi,impassible.—Oui,c’estvrai,c’estcequejet’aidit,machérie,parcequejesavaisquetuneseraispascontentequejelavoie.Alorsvoilà,j’avouetout:j’aimenti.J’aichoisilafacilité.—Tutefichesdemoi?Ilmesouritets’avanceversmoiensecouantlatête,lesmainslevéesensignedesupplication.—Jesuisdésolé, jesuisdésolé.Ellevoulaitqu’ondiscuteenpersonneet j’aipenséqueceseraitpeut-êtremieux.Jesuisdésolé,d’accord?Onaparlé,c’esttout.Ons’estretrouvésàAshbury,dansuncafémiteux,etonadiscutéunquartd’heure.Vingtminutes,maximum.D’accord?Ilpasselesbrasautourdemoietm’attirecontresontorse.J’essaiedeluirésister,maisilestplusfortquemoiet il sentbon,et jen’aipasenviedemedisputer. J’aienviequ’onsoitdans lemêmecamp.—Jesuisdésolé,souffle-t-ilencoredansmescheveux.—C’estbon,jeréponds.

Page 154: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Je le laisse s’en tirer parce que, maintenant, c’est moi qui ai pris tout ça en main. J’ai parlé àl’inspectrice Riley hier soir et, dès le début de la conversation, j’ai su que j’avais pris la bonnedécision. Quand je lui ai dit que j’avais vu Rachel sortir de chez Scott Hipwell « à plusieursoccasions»(unelégèreexagération),celaasemblévivementl’intéresser.Ellevoulaitsavoirladateetl’heurepourchaquefois(j’aipuluienfournirdeux,etjesuisrestéevagueausujetdesautres),etellem’ademandés’ilsseconnaissaientavantladisparitiondeMeganHipwelletsijepensaisqu’ilsavaiententaméunerelationd’ordresexuel.Jedoisdirequel’idéenem’avaitpastraversél’esprit–jen’imagine pas qu’on puisse passer deMegan àRachel. Et, de toute façon, sa femmevient à peined’êtreenterrée.J’ai aussimentionné à nouveau les histoires avecEvie (la tentative d’enlèvement), au cas où elleauraitoublié.—Elleesttrèsinstable,ai-jeinsisté.Vousdevezvousdirequejedramatise,maisjeneveuxfairecouriraucunrisqueàmafamille.—Pasdutout,m’a-t-ellerassurée.Mercibeaucoupdem’avoirappelée.Sivousvoyezautrechosequivousparaîtsuspect,n’hésitezpasàm’enparler.Jen’aipaslamoindreidéedecequ’ilsvontfaire.Ilsvontpeut-êtresimplementl’avertirqu’ellen’aplusàvenirdanslecoin?Quoiqu’ilensoit,çanousserautilesionsedécideàserenseignerpouruneordonnancerestrictive.Maisj’espèrepourTomquenousn’auronspasàenarriverlà.AprèsledépartdeTom,j’emmèneEvieauparc.Onjouesurlesbalançoiresetleschevauxdeboisàbasculeet,dèsquejelaréinstalledanslapoussette,elles’endort.C’estmonsignalpourpartirfairelescourses.NousprenonslespetitesruespourrevenirverslegrandSainsbury’s–çanousfaitfaireundétour,maisc’estcalme,iln’yapresquepasdevoitureset,enplus,çanousdonnel’occasiondepasserdevantletrente-quatre,CranhamRoad.Encoreaujourd’hui, çamedonnedes frissonsdecroiser cettemaison. J’ai soudaindespapillonsdans le ventre, un sourire s’étale surmes lèvres et le rougememonte aux joues. Jeme souviensquandjemeprécipitaispourmonterlesmarchesduperronenespérantqu’aucunvoisinnemeverraitentrer.J’allaisensuitemepréparerdanslasalledebains,jemettaisduparfumetdessous-vêtements,le genre de sous-vêtements qu’on enfile pour ne les garder que cinqminutes. Puis je recevais untexto,etilétaitàlaporte,etnousavionsuneheureoudeuxpournousdanslachambre,àl’étage.IlracontaitàRachelqu’ilétaitavecunclientouqu’ilbuvaitunebièreavecdesamis.—Tun’aspaspeurqu’elleviennevérifier?Ilsecouaitlatêteetbalayaitmaquestiond’unreversdemain.—Jesaismentir,m’a-t-ilditunefoisavecunsourireespiègle.Uneautrefois,ilm’arépondu:—Mêmesiellevientvérifier, le truc,avecRachel,c’estquedemainellenese le rappelleradéjàplus.C’estàcemoment-làquej’aicommencéàcomprendreàquelpointçan’allaitpas.Cependant,repenseràcesconversationsfinitpareffacermonsourire.RepenseràcesmomentsoùTomriaitavecunairdeconspirateurtoutencaressantmonbas-ventreduboutdesdoigts,oùilmesouriaitenmedisant:«Jesaismentir.»C’estvraiqu’ilsaitmentir,ilesttrèsdouépourça.Jel’aivuenaction:convaincrelepersonneld’unhôtelquec’estnotrelunedemiel,parexemple,ouéchapperàdesheuressupplémentairesauboulotenprétextantdesproblèmesfamiliaux.Toutlemondefaitcegenredechose,évidemment,mais,quandc’estTom,onycroit.

Page 155: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Jesongeaupetitdéjeunerdecematin,maisjustement,là,jel’aiprissurlefait,etill’atoutdesuiteadmis.Jen’aiaucunsouciàmefaire.IlnevoitpasRachelderrièremondos!C’estuneidéeridicule.Elleétaitjolie,avant–j’aivudesphotosd’elle,dequandilssesontrencontrés,etelleétaitvraimentbelle,avecsesgrandsyeuxnoirsetsescourbesgénéreuses–,mais,maintenant,elleestjustegrosse.Detoutefaçon,ilneretourneraitjamaisavecelle,pasaprèstoutcequ’elleluiafait,cequ’ellenousafait : le harcèlement, les coups de téléphone au milieu de la nuit, les fois où elle raccrochaitimmédiatement,lestextos.Jesuisdanslerayondesconserveset,parchance,Eviedortencoredanssapoussette.Jememetsàrepenseràcescoupsdefil,àcettefois(cesfois,peut-être?)oùjemesuisréveilléeetquelalumièrede la salledebains était allumée. J’entendais lavoixdeTom,douceet apaisante,derrière laportefermée.Illacalmait,jelesais.Ilm’aconfiéunjourque,parfois,elleétaittellementfurieusequ’ellemenaçaitdeveniràlamaison,d’alleràsontravail,desejetersousuntrain.Ilsaitmentir,trèsbienmême,mais,moi,jesaisquandilditlavérité.Jenem’ylaissepasprendre.

SoirSaufque, ày réfléchir, jem’y suispourtant laisséprendre,non?Quand ilm’adit qu’il avait euRachelautéléphone,qu’elleavaiteul’airbien,mieux,presqueheureuse,jen’aipasdoutédeluiuninstant.Etquand ilest rentré lundisoir,que je luiaidemandécomments’étaitpasséesa journéeetqu’ilamentionnélaréunionpéniblequ’ilavaiteuelematin,jel’aiécouté,compatissante,etjen’aipassoupçonnéunesecondequ’iln’yavait jamaiseuderéunionetque,pendant toutce temps-là, ilétaitenréalitéàAshbury,dansuncafé,avecsonex-femme.C’estàçaquejepensetandisquejevidelelave-vaisselleavecbeaucoupdeprécautions,parcequeEviefaitlasiesteetquelebruitdescouvertssurlesassiettesrisqueraitdelaréveiller.Jem’ylaisseprendre,moiaussi.Jesaisqu’iln’estpastoujourshonnêteàcentpourcentavecmoi.Jemerappellecettehistoireausujetdesesparents–qu’illesasoi-disantinvitésaumariage,maisqu’ilsontrefuséde venir parce qu’ils lui en voulaient encore trop d’avoir quitté Rachel. J’ai toujours trouvé çaétrange,parceque,lesdeuxfoisquej’aieusamèreautéléphone,elleavaitl’airvraimentcontentedemeparler.Elleétaitgentille,elles’intéressaitàmoi,àEvie.—J’espèrequ’onpourralavoirbientôt,m’a-t-elleditunjour.Mais,quandj’enaiparléàTom,iln’arienvouluentendre.—Elle temanipule pour que je les invite, pourmieux refuser ensuite.Elle veutmemontrer quidétientlepouvoir.Decequej’enavaisentendu,ellen’avaitpasl’airdevouloirmemanipuler,maisjen’aipasinsisté.C’est tellement difficile de comprendre comment fonctionne la famille des autres. Il doit avoir debonnesraisonsdelesmainteniràdistance,j’ensuissûre,etc’estforcémentpournotrebien,àEvieetàmoi.Alors pourquoi suis-je soudain en train deme demander si c’est vrai ? C’est cettemaison, cettesituation,toutcequis’estpasséici,çamefaitdouterdemoi,denous.Sijenefaispasattention,çavafinirparmerendrefolle,etjevaisfinircommeelle.CommeRachel.Jesuisassise,j’attendsquelesèche-lingeaitfinidetournerpoursortirlesdraps.Jesongeàallumerlatélévisionpourregarders’iln’yauraitpasunépisodedeFriendsquejen’aipasdéjàvutroiscentsfois.Jesongeàfairemesétirementsdeyoga.Jesongeàallerprendrelelivresurmatabledenuit,unroman dont j’ai lu douze pages au cours des deux dernières semaines. Je songe à l’ordinateurportabledeTom,surlatablebassedusalon.

Page 156: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Etlà,jefaiscequejen’auraisjamaispenséfaireunjour.Jeprendslabouteilledevinrougequ’onaouvertehierpourledîner,etjem’ensersunverre.Puisj’attrapesonordinateurpourm’installeràlatabledelacuisine,jel’allumeetjecommenceàessayerdedevinerlemotdepasse.C’estcequ’ellefaisait:boireseuleetl’espionner.Cequ’ellefaisaitetqu’ilnesupportaitpas.Maisrécemment – ce matin, à vrai dire – tout a changé. S’il commence à me mentir, alors je vaiscommencerà fouiller.Çameparaîtéquitable,et j’estimeque jeméritedesavoir.Alors j’essaiedetrouversonmotdepasse.J’essaiedesnomsavecdescombinaisonsdifférentes:lemienetlesien,lesien et celui d’Evie, le mien et celui d’Evie, les trois ensemble, à l’endroit, à l’envers. Les datesimportantes:nosanniversairesdanstouslessenspossibles,lapremièrefoisqu’ons’estvus.Trente-quatre,pour lamaisondeCranhamRoad ;vingt-trois,pourcelle-ci. J’essaiedemeservirdemonimagination–laplupartdeshommesprennentlenomdeleuréquipedefootfavoriteenmotdepasse,jecrois,maisTomn’estpasvraimentfootball;parcontre,ilsuitlecricket.JetapeBoycott,Botham,Ashes1,maisjenevoispasquoimettred’autre.Jevidemonverreetm’enressersunautre.Aufinal,jem’amusebienàessayerderésoudremapetiteénigme.Jeréfléchisauxgroupesqu’ilécoute,auxfilmsqu’ilregarde,auxactricesqu’ilpréfère.Jerentre«motdepasse»,«1234».Un affreux crissement retentit dehors tandis que le train de Londres s’arrête au feu, comme desongles sur un tableau noir. Je serre les dents et reprends une longue gorgée de vin, et c’est à cemoment-làquejeremarquel’heure.Ohlàlà! ilestpresquedix-neufheures,Eviedortencoreet ilsera là d’uneminute à l’autre, et c’est littéralement à la seconde où jeme dis qu’il sera là d’uneminuteàl’autrequej’entendslaclétournerdanslaserrure,etmoncœurs’arrête.Jerefermel’ordinateurd’uncoupsecetjebondissurmespieds,mais,cefaisant,jefaistomberlachaiseavecfracas.Evieseréveilleetsemetàpleurer.Jereposel’ordinateursurlatablebasseavantqu’ilsoitentrédanslapièce,maisilsedoutequ’ilsepassequelquechoseetmedemande:—Qu’est-cequit’arrive?Jeréponds:—Rien,rien,j’aifaittomberunechaisesansfaireexprès.IlsortEviedesonberceaupourlaréconforteretj’aperçoismonrefletdanslemiroirdel’entrée:jesuistoutepâleetj’aileslèvresrougefoncé,àcauseduvin.

1.GeoffreyBoycottetIanBothamsontdeuxjoueursdecricketlégendairesenAngleterre.TheAshes(«LesCendres»)estunesérieannuelledecinqmatchsdisputésentrel’Australieetl’Angleterre.(N.d.T.)

Page 157: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Jeudi15août2013

Matin

Cathym’adégotéunentretiend’embauche.Unedesesamiesvientdemontersaboîtederelationspubliquesetelleabesoind’uneassistante.Concrètement,c’estunboulotdesecrétaireavecun titreronflant et la paie est minable, mais ça m’est égal. Cette femme a accepté de me recevoir sansrecommandations (Cathy luia racontéque j’avais faitunedépressionnerveusemaisque toutallaitmieuxmaintenant).L’entretienauralieudemainaprès-midi,chezelle–elletientsonentreprisedansunbureaudejardinqu’elleafaitinstallerderrièresamaison–,etilsetrouvequ’ellehabiteàWitney.J’étaiscenséepasser la journéeàpeaufinermonCVetà répéter.C’estcequiétaitprévu, saufqueScottm’atéléphoné.—J’espéraispouvoirdiscuter,a-t-ilcommencé.—Nous n’avons pas… je veux dire, tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit. C’était… noussavonstouslesdeuxquec’étaituneerreur.—Jesais,a-t-ildit.Ilavaitl’airtellementtriste,pascommeleScottfurieuxdemescauchemars,plutôtcommeleScottbriséquis’étaitassissurmonlitetm’avaitparlédesonenfantmort.—Maisj’aivraimentenviedeteparler.—Biensûr,ai-jedit.Biensûrqu’onpeutdiscuter.—Enpersonne?—Oh.Retournerdanscettemaisonétaitladernièrechosedontj’avaisenvie.—Jesuisdésolée,maiscen’estpaspossibleaujourd’hui.—S’ilteplaît,Rachel?C’estimportant.Il semblait désespéré et, malgrémoi, il me faisait de la peine. J’essayais de trouver une excusequandilarépété:—S’ilteplaît?Alorsj’aiditoui,etjel’airegrettédèsl’instantoùlemotafranchimeslèvres.Ilyaeuunarticlesurl’enfantdeMegandanslesjournaux–sonpremierenfant,cellequiestmorte.Enfin, c’était au sujet du père, en réalité. Ils l’ont retrouvé : il s’appelaitCraigMcKenzie et il estdécédé il y a quatre ans d’uneoverdosed’héroïne enEspagne, ce qui l’exclut de la liste.De toutemanière,çanem’ajamaissembléunepistetrèscrédible:siquelqu’unavaitvoululapunirpourcequ’elleavaitfaitàcetteépoque,cettepersonnel’auraitfaitilyadesannéesdéjà.Alorsquicelanouslaisse-t-il?Toujours lesmêmes: lemari, l’amant.Scott,Kamal.Oualorsunhommevenudenullepartquil’auraitenlevéeenpleinerue,untueurensérieendébutdecarrière?Est-cequeMegann’étaitquelapremièred’unesérie,uneWilmaMcCann,unePaulineReade2?Etpuis,aprèstout,quinousditquel’assassinestforcémentunhomme?MeganHipwelln’étaitpasbiengrande.Menue,unpetitoiseau.Onn’auraitpaseubesoindebeaucoupdeforcepourlamaîtriser.

Page 158: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Après-midiLapremièrechosequejeremarquelorsqu’ilouvrelaporte,c’estl’odeur.Lasueuretlabière,unmélangeaigre,nauséabond, et, endessous,quelquechosedepire.Uneodeurdemoisi. Il porteunpantalondejoggingetunT-shirtgristouttaché,ilalescheveuxgrasetlapeauluisante,commes’ilavaitdelafièvre.—Çava?jeluidemande.Ilmesourit.Ilabu.—Oui,entre,entre.Jen’en ai aucune envie,mais jem’exécute.Les rideauxdes fenêtres côté rue sont fermés et celaplongelesalondansunepénombrerougeâtrequivaaveclachaleuretl’odeur.Scottsetraînejusqu’àlacuisine,ouvrelefrigoetensortunebière.—Vienst’asseoir,dit-il.Boisuncoup.Ilaunsourirefigé,sansjoie,macabre.Ilyaunetouchedecruautédanssonvisage.Leméprisquej’yaivusamedi,aprèsquenousavonscouchéensemble,ceméprisesttoujourslà.—Jenepeuxpasrester longtemps,dis-je.J’aiunentretiend’embauchedemain, il fautque jemeprépare.—Ahoui?Illèveunsourcil,puiss’assoitetpousseunechaiseversmoid’uncoupdepied.—Assois-toietboisuncoup.C’estunordre,pasune invitation.Jem’assoisenfacede luiet il faitglisser labouteilledebièredevantmoi.J’enprendsunegorgée.Dehors,j’entendsdescris–desenfantsquijouentdansunjardin–et,plusloin,leroulementfamilierdutrain.—IlsonteulesrésultatsdestestsADN,m’annonceScott.L’inspectriceRileyestvenuemevoirhiersoir.Ilattendmaréponse,maisj’aitroppeurdenepasdirecequ’ilfaut,alorsjegardelesilence.—Cen’estpaslemien.Cen’étaitpaslemien.Mais,leplusdrôle,c’estquecen’étaitpasceluideKamalnonplus.Ilrit.—Alorsellesetapaituntroisièmetype.Tuycrois?Ilaencorecethorriblesourire.—Tunesavaispas,pasvrai?pourcetautregars?Ellenet’apasfaitdeconfidencesausujetd’unautrehomme,si?Lesourires’évanouitpeuàpeuetjecommenceàavoirunmauvaispressentiment,untrèsmauvaispressentiment.Jemelèveetfaisunpasverslaporte,maisilsetientdéjàdevantmoi,ilm’attrapelesbras,etilmeforceàmerasseoir.—Resteassise.Ilm’arrachemonsacàmaindel’épauleetlejettedansuncoindelapièce.—Scott,jenesaispascequisepasse…—Maisenfin!crie-t-il,penchésurmoi.Si,Meganettoi,vousétiezd'aussibonnesamies!tudevaistoutsavoirsursesamants!Ilsait.Et,tandisquej’enprendsenfinconscience,çadoitsevoirsurmonvisagecarilapprochelesienplusprèsencore,etjesenssonhaleinerancesurmoiquandilajoute:—Allez,Rachel.Dis-moitout.Jesecouelatêteetsamainpartbrusquementsurlecôté,etvafrapperlabouteilledebièredevantmoi.Elletombe,roulejusqu’auborddelatableetexplosesurlecarrelage.

Page 159: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Tunel’asjamaisvuedetavie!hurle-t-il.Toutcequetum’asraconté,c’étaitdesmensonges.Latêterentréedanslesépaules,jemelèveenmarmonnant:—Jesuisdésolée,jesuisdésolée.Je tente de faire le tour de la table pour reprendre mon sac à main, mon téléphone, mais ilm’agrippeànouveaulebras.—Pourquoituasfaitça?Qu’est-cequit’apousséeàfaireça?C’estquoi,tonproblème?Ilmeregarde,sesyeuxbraquéssurlesmiens,etjesuisterrifiéemais,enmêmetemps,jesaisquesesquestionssontjustifiées.Jeluidoisuneexplication.Alorsjen’essaiepasd’enlevermonbras,jelaissesesdoigtss’enfoncerdansmachair,etjem’efforcedeparlerclairementetcalmement.Jemeretiensdepleurer.Jetâchedenepaspaniquer.—Jevoulaisque tu saches,pourKamal. Je les aivus ensemble, comme je te l’aidit,mais tunem’auraispaspriseausérieuxsijen’avaisétéqu’unefilledansletrain.J’avaisbesoin…—Besoin?Ilmelâcheetsedétourne.—Tudisquetuavaisbesoin…Savoixs’estadoucie,ilsecalmepeuàpeu.Jerespireprofondémentpourralentirlesbattementsdemoncœur.—Jevoulaist’aider,jereprends.Lapolicesoupçonnetoujourslemari,etjevoulaisquetusaches…quetusachesqu’ilyavaitquelqu’und’autre…—Alorstuasinventéunehistoirecommequoituconnaissaismafemme?Tuterendscomptequec’estdingue,tontruc?—Oui.Jevaisdanslacuisineprendreuntorchonsurleplandetravail,puisjemepenchepournettoyerlabièrerenversée.Scotts’assoit,lescoudesposéssurlesgenoux,latêtebaissée.—Cen’étaitpas la femmeque jepensaisconnaître,dit-il. Jen’aipas lamoindre idéedequielleétait.J’essoreletorchonau-dessusdel’évieretjelaissecoulerdel’eaufroidesurmesmains.Monsacàmainn’estpasbienloin,aucoindelapièce.Jefaisunmouvementverslui,maisScottlèvelesyeuxetjem’immobilise.Jerestelà,dosauplandetravaildontj’agrippelebord.J’aibesoindesastabilité.Deréconfort.— C’est l’inspectrice Riley qui me l’a dit, reprend-il. Elle me posait des questions sur toi. Ellevoulaitsavoirsionavaituneliaison.Ilrit.—Une liaison ! Et puis quoi encore. Je lui ai répondu : « Vous avez vu à quoi ressemblaitmafemme?Quitomberaitsibasaussivite?»Monvisagemebrûle,etdelasueurfroides’accumulesousmesaissellesetenbasdemondos.—Apparemment,Annas’estplainte.Ellet’avuetraînerdanslesparages.C’estcommeçaqu’ilsontsu.Jeleuraidit:«Cen’estpasuneliaison,c’estuneamiedeMegan,ellem’aide…»Ilritànouveau,doucement,unriresansjoie.—Etellem’adit:«ElleneconnaîtpasMegan.Cen’estqu’uneminablepetitementeuse,unefemmequin’apasdevie.»Sonsourires’estévanoui.—Vousn’êtesquedesmenteuses.Toutesautantquevousêtes.Montéléphoneémetunbip.Jefaisunpasversmonsacàmain,maisScottmedevanceetl’attrape.—Uneminute,onn’enapasencorefini.

Page 160: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Il vide le contenu demon sac sur la table : téléphone, portefeuille, clés, rouge à lèvres, tampon,reçusdecartebancaire.—Jeveuxsavoirprécisémentsurquoitum’asracontédesconneries.Ilprendmonportablepourexaminerl’écran,puislèvelesyeuxversmoi,l’airglacial.Illitàvoixhaute:—«Ceci estunmessagedeconfirmationdevotre rendez-vousavec leDrAbdic, lundidix-neufaoûtàseizeheurestrente.Sivousnepouvezpasvousprésenteràcerendez-vous,mercidenousenavertirauplustardvingt-quatreheuresàl’avance.»—Scott…—Maisqu’est-cequec’estqueça?demande-t-ild’unevoixéraillée,àpeineaudible.Qu’est-cequetuasfait?Qu’est-cequetuluiasraconté?—Jen’airienracontédutout…Il laisse tomber le téléphonesur la tableet foncesurmoi, lespoingsserrés. Je recule jusqu’àuncoindelapièceetjemetasseentrelemuretlaportevitrée.—Jevoulaisdécouvrir…Jevoulaist’aider.Il lève une main et je me recroqueville, la tête rentrée dans les épaules ; j’attends qu’arrive ladouleuret,àcemoment,jesaisquej’aidéjàfaitcelaauparavant,quej’aidéjàressentitoutcela,maisjenemesouvienspasquand,et jen’aipas le tempsd’yréfléchirparceque,mêmes’ilnem’apasfrappée,ilm’amissesmainssurlesépaulesetilm’agrippefort,sespoucesappuientsurmapoitrineetj’aitellementmalquejepousseuncri.—Toutce temps,dit-il, lesdentsserrées,pendant toutce temps j’aicruque tuétaisdemoncôté,alorsquetutravaillaiscontremoi.Tuluiasdonnédesinformations,c’estça?Tuluiasracontédestrucssurmoi,surMegs.C’étaittoiquivoulaisquelapolices’enprenneàmoi.C’étaittoi…—Non,jet’enprie,non.C’estfaux.Jevoulaist’aider!Samaindroiteremontejusqu’àmanuque,ilattrapemescheveuxettire.—Scott,jet’enprie,non,s’ilteplaît.Tumefaismal.Jet’enprie.Ilmetraîneverslaported’entrée.Unevaguedesoulagementm’envahit.Ilvamejeterdehors.Dieumerci.Saufqu’ilnemejettepasdehors,ilcontinuedemetraînerderrièreluienmecrachantdesinsultes.Ilm’emmèneàl’étageetj’essaiederésister,maisilesttropfortetjen’yarrivepas.Jepleure.—Jet’enprie,non,jet’enprie!Jesaisqu’ilvam’arriverquelquechosedeterrible,jeveuxhurler,maisimpossible,çanevientpas.Jesuisaveugléepar les larmeset la terreur. Ilmepousseviolemmentdansunepièceetclaque laportederrièremoi.J’entendslaclétournerdanslaserrure.Unebiletièderemontedansmagorgeetjevomissurlamoquette.J’attends,j’écoute.Ilnesepasserien,etpersonnenevient.Je suisdans la chambred’amis.Dansmamaison, c’était lebureaudeTom–maintenant, c’est lachambredubébé, lapièceavec les rideauxrosepâle. Ici,c’estuncagibi remplidepaperasseetdedossiers,avecuntapisdecoursepliableetunvieilordinateurApple.Ilyauncartonpleindepapiersrecouvertsdechiffres–delacomptabilité,peut-êtrepourl’entreprisedeScott–etunautreavecdespilesdecartespostalesvierges,avecdesrestesdePatafixaudos,commesiellesavaientétéaffichéessurunmur:lestoitsdeParis,desenfantsquifontduskateboarddansunepetiterue,destraversesdechemin de fer recouvertes de mousse, une vue sur la mer depuis l’intérieur d’une grotte. Je meplonge dans l’examen des cartes postales – je ne sais pas pourquoi, ni ce que je cherche, j’essaiesimplement de ne pas me laisser envahir par la panique. J’essaie de ne pas penser au reportagemontrantlecorpsdeMeganqu’onextirpaitdelaboue.J’essaiedenepaspenseràsesblessures,àla

Page 161: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

frayeurqu’elleadûressentirquandelleacompriscequiallaitluiarriver.Jefouilledanslecartonet,soudain,quelquechosememordledoigtetjebasculeenarrière,surmestalons,avecunpetitcri.J’aiunecoupurebiennetteauboutdemonindexetdusangcoulesurmonjean.J’arrêtelesaignementaveclebasdemonT-shirt,puisjemeremetsàfouiller,plusattentivement.Jerepèreimmédiatementlecoupable:ilyalàunephotodansuncadrecassé,etunmorceaudeverremanquanttoutenhaut,oùmonsangestétalé.Jen’aijamaisvucettephotoauparavant.C’estunephotodeMeganetScottensemble,leursvisagesprèsdel’objectif.Elleritetillaregardeavecadoration.Àmoinsquecenesoitdelajalousie?Leverreestbriséenétoiledepuislecoindel’œildeScott,alorsj’aidumalàinterprétersonexpression.Jeresteassiseparterreaveclaphotodevantmoietjepenseàcesobjetsqu’oncasserégulièrementetque,parfois,onnetrouvepasle tempsderéparer.JepenseàtouteslesassiettesquiontétébriséeslorsdemesdisputesavecTom,àcetroudansleplâtreducouloir,aupremierétage.Quelquepart,derrièrelaporte,j’entendsleriredeScott,etmoncorpsentierseglace.Jemerelèvetantbienquemalpourmeprécipiteràlafenêtre,jel’ouvre,jemepencheàl’extérieuret,mesdoigtsdepiedtouchantàpeinelesol,j’appelleàl’aide.J’appelleTom.C’estsansespoir,pathétique.Mêmesi,parchance,ilsetrouvaitdanssonjardin,quelquesmaisonsplusloin,ilnem’entendraitpas,c’esttroploin.Jejetteuncoupd’œilenbasetjesuisprisedevertige,alorsjerentre,l’estomacretourné,dessanglotsdanslagorge.—S’ilteplaît,Scott!jecrie.Jet’enprie…Jedétestelesondemavoix,sontonenjôleur,désespéré.Maisuncoupd’œilàmonT-shirtcouvertdesangmerappellequejenesuispasencoreàcourtderessources.Jeprendslecadrephotoetjeleretourne sur la moquette, puis je choisis le plus long des morceaux de verre et je le glisseprécautionneusementdanslapochearrièredemonjean.J’entendsalorsdespasmonterlesmarches.Jemeplacedosaumur,leplusloinpossibledelaporte.Laclétournedanslaserrure.Scottamonsacàlamainetlelanceàmespieds.Dansl’autremain,iltientunpapier.—Maisc’estmadameColumbo!dit-ilavecunsourire.Ilprendunevoixefféminéeetlitàvoixhaute:—Megan«s’estenfuieavecsonamant,quej’appelleraiA».Ilaunriremoqueur.—«Aluiafaitdumal…Scottluiafaitdumal…»Ilchiffonnelepapierenbouleetlejetteparterre.—Bonsang!t’esvraimentridicule,tusais?Ilexaminelapièce,etaperçoitlevomisurlamoquetteetlesangsurmonT-shirt.—Maisputain,qu’est-cequet’asfabriqué?Tuveuxtefoutreenl’air?Tuvasfaireleboulotàmaplace?Ilritencore.—Jedevraist’éclaterlatête,mais,tusaisquoi,tunevauxpaslapeinequejemefatigue.Ils’écarte.—Fouslecampdechezmoi.Jesaisismonsacetmejettesurlaporte,mais,aumêmemoment,ilfaitminedes’avancerpourmefrapper et, l’espace d’un instant, je crois qu’il va m’arrêter, m’attraper à nouveau. Il doit voir laterreurdansmesyeuxcarils’esclaffe,iléclated’unriresonore.Jel’entendsencorequandjeclaquelaported’entréederrièremoi.

Page 162: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Vendredi16août2013MatinJ’aiàpeine fermé l’œil. J’aibuunebouteilleetdemiedevinpour tâcherde trouver le sommeil,pour empêchermesmains de trembler, pour cesser de sursauter aumoindre son,mais ça n’a pasvraimentfonctionné.Chaquefoisquejecommençaisàsombrer,jemeréveillaisbrusquement.J’étaiscertaine qu’il était dans la pièce, avecmoi. J’allumais la lumière et je restais assise, à écouter lesbruitsde la rue, lesbruitsquotidiensdeshabitantsde l’immeuble.Cen’estque lorsque la lueurdujouracommencéàparaîtrequej’airéussiàmedétendresuffisammentpourdormir.J’aiencorerêvéquej’étaisdanslesbois.Tométaitlà,maisj’avaisquandmêmepeur.J’ai laissé un petitmot à Tom, hier soir. Quand je suis sortie de chez Scott, j’ai couru jusqu’aunumérovingt-troiset j’ai tambourinéà laporte.J’étais tellementpaniquéequeçam’étaitbienégalqu’Annasoitlà,etqu’ellesoiténervéedemevoirdevantchezelle.Personnen’estvenuouvrir,alorsj’aigribouilléquelquesphrasessurunboutdepapierquej’aiglissédanslaboîteauxlettres.Jem’enfichequ’ellelevoie–jecroismêmequ’aufondj’aienviequ’ellelevoie.Jesuisrestéevague:jeluiaiditquej’avaisbesoindeparlerdel’autrejour.Jen’aipasmentionnéScott,parcequejenevoulaispasqueTomaillelevoirpours’expliquer–Dieusaitcequipourraitarriver.J’aiappelélapolicepresqueàl’instantoùjesuisrentrée.J’aid’abordbudeuxverresdevinpourme calmer. J’ai demandé à parler au capitaine Gaskill, mais on m’a répondu qu’il n’était pasdisponible,etjemesuisretrouvéeàparleràRiley.Cen’étaitpascequejevoulais.JesaisqueGaskillauraitétéplusgentilavecmoi.—Ilm’aretenueprisonnièrechezlui,ai-jeexpliqué.Etilm’amenacée.Ellem’ademandépendantcombiendetempsj’avaisété«retenueprisonnière».Mêmeautéléphone,jel’entendaismettredesguillemetsautourdesmots.—Jenesaispas,ai-jedit.Unedemi-heure,peut-être.Ilyaeuunlongsilence.—Etilvousamenacée.Pouvez-vousmedirelanatureexactedecesmenaces?—Iladitqu’ilm’éclateraitlatête.Iladit…iladitqu’ildevraitm’éclaterlatête.—Qu’ildevraitvouséclaterlatête?—Iladitquec’étaitcequ’ilferaitmaisqueçalefatiguait.Unsilence.Puis:—Est-cequ’ilvousafrappée?Est-cequevousêtesblessée?—Desbleus.Justedesbleus.—Ilvousafrappée?—Non,ilm’aagrippée.Nouveausilence.Puis:—MadameWatson,pourquoiétiez-vouschezScottHipwell?—Ilm’ademandédevenirlevoir.Iladitqu’ilavaitbesoindemeparler.Elleapousséunlongsoupir.—Nous vous avons avertie de rester en dehors de tout cela.Vous lui avezmenti, vous lui avezraconté que vous étiez une amie de sa femme, vous lui avez raconté tout un tas d’histoires, et…laissez-moifinir.Etils’agitdequelqu'unqui,aumieux,subitencemomentuneénormepressionetestterriblementsecoué.Aumieux.Aupire,ilpourraits’avérerdangereux.—IlESTdangereux,c’estcequejesuisentraindevousdire,bordel!

Page 163: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Vous ne rendez service à personne, en allant là-bas, en luimentant et en le provoquant.Noussommesaumilieud’uneenquêtepourmeurtre,nous. Il serait tempsquevous lecompreniez.Vousmetteznosprogrèsenpéril,vousrisquez…—Quelsprogrès?l’ai-jesèchementinterrompue.Vousnefaitespaslemoindreprogrès.Ilatuésafemme, jevous ledis.J’ai trouvéuncadre,unephotod’euxdeux,brisée.C’estunhommeenragé,instable…— Oui, nous avons pris connaissance de cette photo. Toute la maison a déjà été fouillée. Jen’appelleraispasçaunepreuveformelle.—Alorsvousnecomptezpasl’arrêter?Unenouvellefois,elleapousséunlongsoupir.— Venez au poste demain faire une déposition. Nous nous chargerons du reste. Et… madameWatson?NevousapprochezplusdeScottHipwell.Cathyestrentréeetm’atrouvéeentraindeboire.Ellen’étaitpascontente.Qu’est-cequej’auraispuluidire?Jenepouvaispas luiexpliquer.Jemesuiscontentéededirequej’étaisdésoléeet jesuismontée dansma chambre, comme une adolescente qui s’enferme pour bouder. Puis je suis restéeéveillée,àessayerdedormir,àattendreunappeldeTom.Unappelquin’estpasvenu.Je me lève de bonne heure, je regarde mon téléphone (pas d’appels manqués), je me lave lescheveuxetjem’habillepourmonentretien,lesmainstremblantes,desnœudsdansl’estomac.Jedoispartirtôtpourpasserd’abordaupostedepolicefairemadéposition.Jenem’attendspasàcequeçachange quoi que ce soit. Ils nem’ont jamais prise au sérieux, ce n’est pasmaintenant qu’ils vontcommencer. Je me demande ce qu’il leur faudrait pour qu’ils arrêtent de me voir comme uneaffabulatrice.Sur le chemin de la gare, je n’arrête pas de jeter des coups d’œil par-dessus mon épaule ; lehurlementsoudaind’unesirènedepolicemefaitlittéralementbondirdefrayeur.Unefoissurlequai,jemarcheaussiprèsquepossibledugrillage,lesdoigtsglissantlelongdesfilsdeferentrelacés,aucasoù jedevrais subitementm’yagripper. Jeme rendsbiencomptequec’est ridicule,mais jemesensaffreusementvulnérablemaintenantque j’aiaperçu l’hommequ’ilest ;maintenantqu’iln’yaplusdesecretsentrenous.

Après-midiJen’aiplusqu’àmettretoutecetteaffairederrièremoi.Pendanttoutcetemps,j’aicruqu’ilyavaitquelquechoseàretrouverdansmessouvenirs,quelquechosequimanquait.Maisnon.Jen’airienvud’important, je n’ai rien fait de terrible. Jeme trouvais simplement dans lamême rue. Je le sais,désormais, grâce à l’homme aux cheveux roux.Et pourtant, j’ai toujours l’impression de rater unélément.NiGaskillniRileyn’étaientaupostedepolice;j’aifaitmadépositiondevantunofficierblaséenuniforme.Ellevaêtreclasséeetoubliée,j’imagine,àmoinsqu’onneretrouvemoncadavredansunfosséquelquepart,unjour.Monentretienavaitlieuàl’opposédelàoùhabiteScott,maisj’aiquandmêmeprisun taxipourm’y rendredepuis lecommissariat. Jeneveuxprendreaucun risque.Touts’estbienpassé:letravailenlui-mêmeestendessousdemescapacités,mais,aprèstout,jesemblemoi-mêmeendessousdemescapacitésdepuisunanoudeux.Ilfautquejerevoiemesexigencesàlabaisse.Leplusgrosinconvénient(endehorsdelapaiemerdiqueetdel’indignitédutravailenlui-même),ceserad’êtreobligéedeveniràWitneychaquejour,d’arpentercesruesencourantlerisquedetombersurScott,ouAnnaetsonbébé.

Page 164: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Parceque,danscecoin,ondiraitqueçam’arrivetouslesjours,detombersurlesgens.C’estunedeschosesquimeplaisaientici:lasensationdevivredansunpetitvillageaccoléàLondres.Onneconnaîtpeut-êtrepastoutlemonde,maischaquevisagenousestfamilier.Je suis presque à la gare, je passe devant le pub lorsque je sens unemain surmon bras. Enmeretournantbrusquement,jeglissesurletrottoiretjemeretrouvesurlaroute.—Ouhlà!pardon.Jesuisdésolé.C’est encore lui, l’homme aux cheveux roux, une pinte à la main, l’autre levée pour plaiderl’innocence.—Tuesunpeunerveuse,non?ajoute-t-ilavecunsourire.Jedoisavoirl’airvraimenteffrayé,parcequesonsourires’évanouit.—Çava?Jenevoulaispastefairepeur.Il me dit qu’il a débauché tôt, et il me propose de prendre un verre avec lui. Je commence parrefuser,puisjechanged’avis.— Je te dois des excuses, dis-je quandAndy (c'est son prénom)m’apporte un gin tonic. Pour lamanière dont jeme suis comportéedans le train, la dernière fois je veuxdire. Je passais une salejournée.—Pasdesouci,répondAndy.Ilaunsouriredécontracté,calme.Ilnedoitpasenêtreàsapremièrepinte.Noussommesassisfaceà face dans l’arrière-cour du pub ; je me sens plus en sécurité que côté rue. C’est peut-être cesentimentquimepousseàtentermachance.—J’auraisvoulu teparler de cequi s’est passé le soir oùon s’est rencontrés, dis-je.Le soir oùMeg…lesoiroùcettefemmeadisparu.—Oh.D’accord.Pourquoi?Qu’est-cequetuveuxdire?Jeprendsuneprofonde inspiration.Jemesensrougir.Peu importe lenombredefoisoùonadûl’admettre,c’esttoujoursaussiembarrassant.Çamefaittoujoursgrimacer.—J’étaisvraimentivreetjenemesouviensderien.Ilyadesélémentsquejevoudraiscomprendre.Jeveuxjustesavoirsituasvuquelquechose,situm’asvueparleràquelqu’un,cegenredechose…Jegardelesyeuxrivéssurlatable,incapabledecroisersonregard.Ilmepoussegentimentlepiedaveclesien.—C’estrien,t’asrienfaitdemal.Jelèvelatête.Ilsourit.—Moiaussi,j’étaisbourré.Onaunpeupapotédansletrain,jenemerappelleplusdequoi.Puisonest tous les deux descendus ici, àWitney, et tu ne tenais pas très bien debout. Tu as glissé sur lesmarches.Tutesouviens?Jet’aiaidéeàtereleverettuétaistoutegênée,turougissais,commeencemoment.Ilrit.—Onest sortis ensemblede la gare, et je t’ai proposédem’accompagner aupub.Mais tum’asréponduquetudevaisallerretrouvertonmari.—C’esttout?—Non.Tunetesouviensvraimentderien?C’étaitunpeuplustard,jenesaispas,unedemi-heureaprès,peut-être?J’étaisvenum’installerici,maisunpotem’aappelépourmedirequ’ilprenaitunverredansunbardel’autrecôtédesrails,alorsjemesuisdirigéverslepassagesouterrain.Jet’aivue,tuétaistombée.Tuétaisdansunsaleétat.Tut’étaiscoupée.J’étaisunpeuinquiet,jet’aiproposéde te ramener chez toi,mais tunevoulais rien entendre.Tu étais… tun’allais pasbiendu tout. Je

Page 165: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

croisquetut’étaisdisputéeavectonmec.Ilétaitentrainderepartirdanslarue,etjet’aiditquejepouvaisallerlecherchersituvoulais,maistum’asditnon.Ilestpartienvoitureunpeuaprèsça.Ilétait…euh…iln’étaitpastoutseul.—Ilétaitavecunefemme?Ilacquiesceetrentrelégèrementlatête.—Ouais, ilssontmontésenvoitureensemble.Jemesuisditqueçadevaitêtrepourçaquevousvousétiezdisputés.—Etensuite?—Ensuitetuespartie.Tuavaisl’airunpeu…perdue,jenesaispas,ettut’eséloignée.Tun’arrêtaispasderépéterquetun’avaispasbesoind’aide.Commejetel’aidit,j’étaisplutôtéméché,moiaussi,alorsj’ailaissétomber.J’aiprislepassagesouterrainetjesuisalléretrouvermonpoteaubar.C’esttout.Tandisquejemontelesmarchesquimènentàl’appartement,jesuiscertainedevoirdesombresau-dessusdemoi,d’entendredespas.Quelqu’unm’attendsurleprochainpalier.Iln’yapersonne,biensûr, et l’appartement est vide, lui aussi. Il semble intact, il sent le vide,mais çanem’empêchepasd’allervérifierchaquepièce–etsousmonlitetsousceluideCathy–,danslespenderiesetdansleplacarddelacuisine,quiseraitpourtanttroppetitpourdissimulerunenfant.Enfin,aprèsavoir fait trois fois le tourde l’appartement, j’arrête. Jemonteaupremier,et jevaism’asseoir sur mon lit pour repenser à la conversation que j’ai eue avec Andy, au fait que celaconcordeentouspointsaveccedontjemesouviens.Iln’yapaseudegranderévélation:Tometmoinoussommesdisputésdanslarue,j’aiglisséetjemesuisblessée,ilestpartiencolèreetestmontéenvoitureavecAnna.Unpeuplustard,ilestressortimechercher,maisj’étaisdéjàpartie.J’aiprisuntaxi,j’imagine,ouletrain.Jeresteassiseàregarderparlafenêtre,etjemedemandepourquoijenemesenspasmieux.Peut-êtrequec’estsimplementparceque jen’ai toujourspasderéponses.Peut-êtrequec’estparceque,même si ce dont je me souviens concorde avec ce dont les autres se souviennent, j’ai toujoursl’impressionquequelque chosene colle pas.Puis celame frappe :Anna.Non seulementTomn’ajamaismentionnécetépisode,maissurtout,quandj’aivuAnnas’éloignerdemoietmonterdanslavoiture,ellen’avaitpassafilledanssesbras.OùétaitEvieàcemoment-là?

Samedi17août2013MatinIlfautquejeparleàTom,quej’arriveàremettreleschosesenordredansmatêteparceque,plusj’yréfléchis,moinsçaadesens,etjenepeuxpasm’empêcherd’yréfléchir.Etdetoutefaçonjesuisinquiète, parce que ça fait deux jours que je lui ai laissé le petit mot et il ne m’a toujours pasrecontactée.Iln’apasdécrochésontéléphonehiersoir,etiln’apasrépondunonplusdelajournée.Quelquechosenevapas,etjeneparvienspasàmedébarrasserdel’idéequecelaaàvoiravecAnna.Jesaisqu’ilauraenviedemeparler,luiaussi,quandilsauracequis’estpasséavecScott.Jesaisqu’ilvoudram’aider.Jen’arrêtepasdepenseràsonattitudecejour-là,danssavoiture,àcequej’airessentientrenous.Alorsjedécrocheletéléphoneetjecomposeencoreunefoissonnuméro,jesuistout émoustillée, comme avant, et l’impatience d’entendre le son de sa voix est aussi vive qu’ellel’étaitilyadesannées.—Oui?—Tom,c’estmoi.

Page 166: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Oui.Anna est sûrement avec lui, c’est pour ça qu’il ne veut pas prononcermon prénom. J’attends unmoment,pour lui laisser le tempsdepasserdansuneautrepièce,des’éloignerd’elle. Je l’entendssoupirer.—Qu’est-cequ’ilya?—Euh,jevoulaisteparler…Commejel’aiécritdanslemot…—Hein?demande-t-ild’untonirrité.—Jet’ailaisséunpetitmotavant-hier.J’avaisbesoindeteparler…—Jen’airienreçu.Unautresoupir,plusprofond.—Etmerde.Alorsc’estpourçaqu’ellemefaitlatronche.Annaadûletrouver,etelleneleluiapasdonné.—Qu’est-cequetumeveux?J’aienviederaccrocher,derappeleretderecommencerdepuisledébut.Deluidirecommec’étaitagréabledelevoirlundi,quandnoussommesallésdanslesbois.—Jevoulaisjusteteposerunequestion.—Quoi?dit-ilencore,l’airvraimenténervémaintenant.—Est-cequetoutvabien?—Qu’est-cequetuveux,Rachel?Envolée, toute la tendresse de l’autre jour. Je me maudis d’avoir laissé ce petit mot : de touteévidence,çaluiaattirédesennuisàlamaison.—Jevoulaistedemander,cesoir-là,lesoiroùMeganHipwelladisparu…—BonDieu,onenadéjàdiscuté,tunevaspasmedirequetuasencoreoublié.—J’ai…—Tuétaisivre,dit-ilplusfort,lavoixdure.Jet’aiditderentrercheztoi.Tunem’écoutaispas.Tut’eséloignée.Jet’aicherchéeenvoitureunboutdetemps,maisjenet’aipasretrouvée.—OùétaitAnna?—Elleétaitàlamaison.—Aveclebébé?—AvecEvie,oui.—Ellen’étaitpasavectoidanslavoiture?—Non.—Mais…—Bonsang!t’aspasencorefini?Elleétaitcenséesortir,etjedevaisgarderlapetite.Puistuesarrivée, alors elle a annulé sa soirée. Résultat : j’ai encore perdu plusieurs heures dema vie à tecouriraprès.Jeregrettedel’avoirappelé.Voirmesfauxespoirslacérésainsim’anéantit.—D’accord,dis-je.C’estjusteque…jenem’ensouvienspascommeça…Tom,quandtum’asvue,est-cequej’étaisblessée?Est-ceque…est-cequej’avaisunecoupureàlatête?Unautrelongsoupir.— Ça me surprend déjà que tu te souviennes de quelque chose, Rachel. Tu étais complètementsaoule.Ivremorte,dégueulasse.Tutitubaisàn'enpluspouvoir.Jesensmagorgeseserrerenl’entendantprononcercesmots.Jel’aidéjàentendumetenircegenredeproposavant,quandçan’allaitpas,quandleschosesétaientauplusmal,quandilétaitépuisé,qu’ilenavaitmarredemoi,quejeledégoûtais.Las,ilreprend:

Page 167: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Tuétaistombéedanslarue,tupleurais,uneépave.Pourquoituveuxsavoirça?Jen’arrivepasàtrouveruneréponseassezvite,jemetstroplongtempsàréagir.Ilconclut:—Écoute,ilfautquej’yaille.Nem’appelleplus,s’ilteplaît.Onenadéjàparlé.Combiendefoisva-t-ilfalloirquejetelerépète?Nem’appellepas,nemelaissepasdepetitsmots,nevienspasici.ÇadérangeAnna.D’accord?Puisjen’entendsplusquelatonalitédutéléphone.

Dimanche18août2013TôtlematinJ’aipassé lanuitenbas,dans le salon,avec la télévisionalluméepourme tenircompagnie,et lapeurqui venait et repartait augrédesheures. J’ai l’impressiond’être revenuedans le temps, et laplaie apparue il y a des années s’est rouverte, comme neuve. C’est bête, je sais. J’ai été idiote decroire que j’avais une seconde chance avec lui, à cause d’une seule conversation, de quelquesmoments que j’ai pris pour de la tendresse et qui n’étaient probablement rien d’autre que dusentimentalismeetdelaculpabilité.Maisj’aitoutdemêmemal.Etilfautquejem’entraîneàressentircettedouleurparceque,sinon,sijecontinuedevouloirl’anesthésier,ellenepartirajamaispourdebon.Etj’aiétéidiotedecroirequ’ilexistaituneconnexionentreScottetmoi,quejepouvaisluivenirenaide.Doncjesuisuneidiote.J’ail’habitude.Maisiln’estpastroptardpourchanger,n’est-cepas?Iln’estjamaistroptard.Jepasselanuitallongéelà,etjemeprometsdereprendreleschosesenmain.Jevaisdéménagerloind’ici.Trouverunnouvelemploi.Récupérermonnomdejeunefille,romprelesliensavecTom.Ceseraplusdifficiledemeretrouver–sitantestquequelqu’unmechercheunjour.Je n’ai presque pas dormi. Étendue là, sur le canapé, à faire des projets, chaque fois que jemesentais glisser vers le sommeil, j’entendais la voixdeTomdansma tête, aussi clairement que s’ilavaitétélà,justeàcôtédemoi,seslèvrescontremonoreille:«Tuétaiscomplètementsaoule.Ivremorte,dégueulasse.»Et,chaquefois,jemeréveillaisensursaut,submergéeparlahonte.Lahonte,maisaussiunefortesensationdedéjà-vu,parcequej’avaisdéjàentenducesmots-làauparavant,lesmêmesmots.Puis jen’arrivaispasàempêcherdesscènesde tournerdansma tête :un réveilavecdusangsurl’oreiller,l’intérieurdelabouchedouloureux,commesijem’étaismordulajoue,lesonglessales,uneterriblemigraine,Tomquisortde lasalledebainsaveccetteexpressionsursonvisage–mi-blessé,mi-furieux–,etlaterreurquim’envahitcommeundéluge.—Qu’est-cequis’estpassé?Tomquimemontrelesbleussursonbras,sapoitrine,làoùjel’aifrappé.—Jenetecroispas,Tom.Jamaisjenetefrapperais.Jen’aijamaisfrappépersonnedemavie.—Tuétaiscomplètementsaoule,Rachel.Est-cequetuaslemoindresouvenirdecequis’estpasséhiersoir?decequetuasdit?Puisilmeracontait,etjen’arrivaistoujourspasàycroire,parcequeriendecequ’ilmedisaitnemeressemblait,rien.Puisl’histoireavecleclubdegolf,letroudansleplâtre,blancetgriscommeunœilcrevéquimesuivaitchaquefoisquejepassaisdevant,alorsquejeneparvenaispasàrelierlaviolencedontilm’avaitparléaveclapeurquejeressentais.

Page 168: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Oudontjepensaismesouvenir.Auboutd’unmoment,j’aiapprisàneplusdemandercequej’avaisfait,ànepluscontesterquandilacceptaitdemerépondre,parcequejenevoulaispasconnaîtrelesdétails,jenevoulaispasentendrelepire,leschosesquejedisaisetquejefaisaisquandj’étaisivremorte,dégueulasse.Ilmenaçaitparfoisdem’enregistrer,pourmefaireécouterlelendemain.Ilnel’ajamaisfait–leseulpointpositifdansmonmalheur.Peuàpeu, j’aicomprisque,quandonse réveilledanscetétat-là,onnedemandepascequi s’estpassé,onsecontentededirequ’onestdésolé:onestdésolédecequ’onafaitetdecequ’onest,etonnesecomporteraplusjamaisainsi,jamais.Etmaintenant,jesuisdécidée.JepeuxremercierScott:désormais,j’aitroppeurpoursortiracheteràboireaumilieudelanuit.J’aitroppeurpourmelaisserallerànouveau,parcequec’estlàquejesuislaplusvulnérable.Jevaisdevoirêtreforte,c’esttout.Mespaupièressontlourdesetmatêtedodeline.Jebaisselesondelatélévisionpourqu’ilnerestequ’unmurmure,jemetourneversledossierducanapé,jemerecroquevilleetjetirelacouetteau-dessusdematête,etjesombre,jelesens,jem’endors,etlà…bang!Jevoislesolseprécipiterversmoietjerelèvebrutalementlatête,j’ailanausée.Jel’aivu.Jel’aivu.J’étaisdanslepassagesouterrainetilsedirigeaitversmoi,unegiflepuissonpoinglevé,desclésentre les doigts, et enfin une douleur intolérable quand le métal cranté s’est fracassé contre moncrâne.

2.WilmaMcCannaétélapremièredestreizevictimesdutueurensériePeterSutcliffe,en1975;PaulineReadeaétélapremièredescinqvictimesdestueursensérieIanBradyetMyraHindley,en1963.(N.d.T.)

Page 169: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Samedi17août2013

Soir

Jemedétestedepleurer,c’esttellementpathétique.Maisjesuisépuisée,cesdernièressemainesontététropdurespourmoi.EtTometmoinoussommesencoredisputés,immanquablement,ausujetdeRachel.Çan’étaitqu’unequestiondetemps,j’imagine.Çafaitdesjoursquejemetorturepourlepetitmotetpourlefaitqu’ilm’amentiaprèsl’avoirvue.Jen’arrêtepasdemerépéterquec’estcomplètementidiot,mais jen’arrivepasàmedébarrasserde l’impressionqu’ilyaquelquechoseentreeux. J’yreviens sans cesse, dansma tête : après tout ce qu’elle lui a fait, ce qu’elle nous a fait, commentpourrait-il ? commentpourrait-ilmêmeenvisagerd’être ànouveauavecelle ? Jeveuxdire, si onnousmettaitcôteàcôte,pasunhommesurTerrelachoisirait,elle,plutôtquemoi.Etce,mêmesansparlerdetoussesproblèmes.Puisjemedis…c’estpourtantcequiarrive,parfois,non?Lespersonnesavecquionaunpassérefusentdenouslaisserpartir,etonabeauessayer,onestincapabledes’endépêtrer,des’enlibérer.Peut-êtrequ’aprèsuncertaintempsoncessedelutter.Elleestpasséejeudi,elleatambourinéàlaporteetappeléTomàgrandscris.J’étaisfurieuse,maisje n’ai pas osé ouvrir. Avoir un enfant vous rend vulnérable, faible. Si j’avais été toute seule, jen’auraispashésitéàlaregarderenfaceetàl’engueuler.Mais,avecEvie,jenepouvaispasprendrecerisque.Jen’aiaucuneidéedecequ’ellepeutfaire.Jesaispourquoielleestvenue.Ellen’étaitpascontenteque j’aieparléd’elleà lapolice.Jepariequ’ellevenaitpleurnicherauprèsdeTompourqu’ilmedisedelalaissertranquille.Elleluialaisséun mot : « Il faut qu’on parle, appelle-moi au plus vite, c’est important » (et elle a souligné«important»troisfois).Jel’aimisdirectementàlapoubelle.Unpeuplustard,jel’airepêchépourlerangerdansletiroirdematabledenuit,avecl’horriblee-mailqu’elleaenvoyéetquej’aiimprimé,et le carnet de bord que je tiens de tous ses appels et de toutes ses visites. Le carnet de bord duharcèlement.Mespreuves, si j’en ai besoinun jour. J’ai téléphonéà l’inspectriceRiley et je lui ailaisséunmessagepour luidirequeRachelétait encorevenuecheznous.Ellenem’a toujourspasrappelée.J’auraisdûparlerdumotàTom,jesaisquej’auraisdû,maisjenevoulaispasqu’ilsefâchecontremoiparcequej’avaiscontactélapolice,alorsjel’aimisdansletiroiretj’aicroisélesdoigtspourqueRacheloublie,commed’habitude.Envain,biensûr.Ellel’aappelécesoir.Quandilaraccroché,ilétaitfurieux.—C’estquoi,cesconneries?Cettehistoiredemot?Jeluiaiditquejel’avaisjeté.— Je nem’étais pas rendu compte que tu aurais envie de le lire, ai-je ajouté. Je pensais que, toiaussi,tunevoulaisplusentendreparlerd’elle.Ilalevélesyeuxciel.

Page 170: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Cen’estpaslaquestionettulesaistrèsbien.Évidemmentquejeveuxqu’elledisparaisse.Maiscequejeneveuxpas,c’estquetucommencesàécoutermesconversationsetàjetermoncourrier.Tues…Ilasoupiré.—Jesuisquoi?—Rien,c’estsimplement…c’estlegenredechosequ’ellefaisait.Çaaétéunvraicoupdepoingdansleventre,unetrahison.Bêtement,j’aifonduenlarmesetjemesuisprécipitéedanslasalledebains,àl’étage.J’aiattenduqu’ilviennemeréconforter,m’embrasserpourqu’onseréconcilie,commeillefaitd’habitude,maisauboutd’unedemi-heureilacrié:—Jevaisàlasalledesport,jereviensdansdeuxheures.Et,avantquej’aiepurépondre,j’aientendulaported’entréeserefermer.Etmaintenant,jemeretrouveàagirexactementcommeelle:jefinislademi-bouteillederougequinous reste du dîner d’hier soir et je fouille son ordinateur. C’est plus facile de comprendre soncomportementquandonressentcequejeressensencemoment.Iln’yariendeplusdouloureux,deplusdestructeurqueledoute.J’aifinipartrouversonmotdepasse:Blenheim.C’étaitaussiinintéressantqueça,lenomdelarueoùonhabite.Jen’aidécouvertnie-mailscompromettants,niphotossordides,nilettrespassionnées.Jepasseunedemi-heureàliredese-mailsprofessionnelssiabrutissantsqu’ilsenadoucissentmêmelabrûluredelajalousie,puisjerefermeleportableet jelerange.Jesuistrèsenjouée,maintenant,grâceauvinetaucontenusoporifiquedel’ordinateurdeTom.J’airéussiàmerassurer:j’étaisbête,voilàtout.Jemontemebrosserlesdents–jeneveuxpasqu’ilsachequej’aiencorebuduvintouteseule–,puisjedécidedechangerlesdrapsdulit,devaporiserunpeud’AcquadiParmasurlesoreillersetd’enfiler lanuisetteensoienoirequ’ilm’aoffertepourmonanniversairel’andernier.Commeça,quandilreviendra,jemeferaipardonner.Jecommenceàretirerlesdraps,quandjemanquedetrébuchersurunsacnoirfourrésouslelit:son sacde sport. Il aoublié son sacde sport. Il estpartidepuisuneheureet iln’estpas revenu lechercher. J’ai un nœud dans l’estomac. Peut-être qu’il s’est simplement dit : « Etmerde », et il adécidéd’alleraupubàlaplace.Peut-êtrequ’iladesaffairesderechangedansuncasieràlasalledesport.Peut-êtrequ’ilestaulitavecelleencemomentmême.Jemesensmal.Jememetsàgenouxpourfouillerdanslesac.Toutessesaffairessontlà,propresetprêtes,soniPod,lesseulesbasketsqu’ilmetpourcourir.Etautrechose:untéléphoneportable.Untéléphonequejen’aijamaisvu.Je m’assois sur le lit, le téléphone dans la main, et le cœur qui cogne dans la poitrine. Je vaisl’allumer,jenevoispascommentjepourraisrésister,etpourtantjesuissûrequejevaisleregretter,parcequejenepeuxytrouverquedesproblèmes.Onnegardepasuntéléphoneportableplanquéaufondd’unsacdesportàmoinsd’avoirquelquechoseàcacher.Unevoixdansmatêtemesouffle:«Repose-le,laissetomber»,maisjen’yarrivepas.J’appuiefortsurlebouton«marche»etj’attendsque l’écrans’allume.J’attendset j’attends.Plusdebatterie.Unevaguedesoulagementdéferledansmesveinescommedelamorphine.Je suis soulagée parce que, maintenant, je n’ai pas de moyen de savoir, mais aussi parce qu’untéléphonedéchargé,c’estuntéléphonedontonnesesertpas,dontonsefiche,pasletéléphoned’unhommequientretientuneliaisonpassionnée.Untelhommegarderaitcetéléphonesurluiàchaque

Page 171: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

instant.C’estpeut-êtreunvieuxportablequiestlàdepuisdesmoisetqu'ilnepensejamaisàjeter.Cen’estpeut-êtremêmepasà lui :peut-êtrequ’il l’a trouvéà lasalledesport,qu’ilavaitprévude ledonneràl’accueilmaisqu’ilaoublié?Je laisse le lit àmoitiédéfait et jedescendsdans le salon.Sous la tablebasse, il y adeux tiroirspleinsdugenredebazardomestiquequi s’accumule au fil du temps : des rouleauxdeScotch, desadaptateurs de voyage, des mètres ruban, des kits de couture, et trois chargeurs de téléphone. Ledeuxièmecorrespond.Jevaislebrancherdemoncôtédulit,derrièrematabledenuit.Puisj’attends.Desheuresetdesdates,surtout.Non,pasdesdates,desjours.«Lundi15h?»«Vendredi16h30.»Parfois,unrefus.«Peuxpasdemain.»«Pasmer.»Riend’autre.Pasdedéclarationsd’amour,pasdepropositionsexplicites.Justedestextos,unedouzaineenviron,tousprovenantd’unnuméroprivé.Iln’yapasdecontactsenregistrésdanslerépertoireetonaeffacélejournald’appels.Je n’ai pas besoin des dates parce que le téléphone les garde en mémoire. Les rendez-vousremontentàdesmois.Presqueunan.Quandjem’ensuisrenducompte,quandj’aivuquelepremierdataitdeseptembredel’annéedernière,j’aisoudaineuuneénormebouledanslagorge.Septembre!Evie avait sixmois. J’avais encore des kilos en trop, j’étais épuisée, j’avais la peau rêche, on nefaisaitplusl’amour.Puisjememetsàrire,parcequec’estridicule,impossible:enseptembre,nousétionsmerveilleusementheureux,amoureux,et fousdenotrenouveaubébé.C’est impensablequ’ill’ait revuedansmondosàcettepériode,c’est inconcevablequ’ilsaientune relationdepuis toutcetemps.Jel’auraissu.Cen’estpasvrai.Cetéléphoneneluiappartientpas.Et pourtant. Je sors mon carnet du tiroir de ma table de nuit et j’examine les appels pour lescomparer avec les rendez-vous planifiés sur le téléphone. Je trouve des appels qui coïncident.Certainsontlieuunoudeuxjoursavant,certainsunoudeuxjoursaprès.Certainsnecorrespondentàrien.Est-cequ’il aurait vraimentpu la fréquenter tout ce temps-là,medirequ’elle le tourmentait et leharcelait,alorsque,enréalité,ilsprévoyaientdeseretrouveretdesevoirencachette?Mais,danscecas,pourquoiaurait-elleappeléaussisouventsurletéléphonefixesiellepouvaitlecontactersurcetéléphone ? Ça n’a aucun sens.Àmoins qu’elle n'ait délibérément voulu que je sois au courant ?Qu’ellen'aitvoulusemerlapagailleentrenous?Tomestpartidepuisdeuxheures,maintenant,ilnevapastarderàrentrerd'oùilestallé.Jerefaislelit,jerangelecarnetetletéléphonedansletiroirdematabledechevet,jeredescends,jemesersundernierverredevinquejeboisrapidement.Jepourraisl’appeler,elle.Laconfronteràsesactes.Maisqu’est-cequejepourraisdire?Jenesuispasvraimentenpositiondefeindrel’indignation.Etjenesuispassûrequej’arriveraisàsupporterleplaisirqu’elleprendraitàm’avouerque,toutcetemps,c’étaitmoi,ledindondelafarce.Cequ’ilafaitavectoi,illereferaavecuneautre.J’entendsquelqu’unapprochersurletrottoiretjesaisquec’estlui,jereconnaissonpas.Jelaissemonverredevindansl’évieretjerestelà,appuyéeaucomptoirdelacuisine,lesangtambourinantàmestempes.—Coucou,medit-ilenmevoyant.Penaud,iltanguetrèslégèrement.—Ilsserventdesbières,maintenant,àlasalledesport?Ilsourit.—J’aioubliémesaffaires.Jesuisalléaupub.C’estcequejepensais.Ouc’estcequ’ilpensaitquejepenserais?Ils’approcheunpeuplus.—Qu’est-cequetufabriquais?susurre-t-il,guilleret.Tuasunaircoupable.

Page 172: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Ilpasselesbrasautourdematailleetm’attirecontrelui.Sonhaleinesentlabière.—Tufaisaisdesbêtises?—Tom…—Chut,souffle-t-il.Ilm’embrassesurlabouche,commenceàdéboutonnermonjean.Ilmeretourne.Jen’aipasenvie,maisjenesaispascommentluidirenon,alorsjefermelesyeuxetjem’efforcedenepaspenseràluiavecelle,j’essaiederepenseràcespremièresfois,quandonseprécipitaitdanslamaisonvidedeCranhamRoad,essoufflés,prêtsàtout,affamésl’undel’autre.

Dimanche18août2013TôtlematinJeme réveille en sursaut ; il fait encore sombre. J’ai l’impressiond’entendreEviepleurer,mais,quand je vais la voir, elle dort profondément en serrant bien fort sa couverture dans ses poingsfermés.Jemerecouche,maisjen’arrivepasàmerendormir.Jen’arrêtepasdepenserautéléphonedansmatabledenuit.Jejetteuncoupd’œilàTom:ilestallongésurledos,lebrasgauchesortidesdraps,latêteenarrière.Aurythmedesarespiration,jedevinequ’iln’estpasprèsdeseréveiller.Jemeglissehorsdulit,j'ouvreletiroiretjeprendsletéléphone.Enbas, dans la cuisine, je le tourne et le retourne dansmamain, commepourmepréparer. J’aienviedesavoir,etjen’aipasenvie.J’aienvied’enêtresûre,maisj’aitellementenvied’avoirtort.Jel’allume.J’appuielonguementsurlatouche«un»jusqu’àcequesedéclenchelavoixenregistréeduserveurvocal. J’entendsque jen’aipasdenouveauxmessagesnidemessages sauvegardés.Est-cequejeveuxmodifiermonannonced’accueil?Jeraccroche,maisjesuissoudainsaisied’unepeurirrationnellequeletéléphonesemetteàsonneretqueToml’entendedepuislepremierétage,alorsj’ouvrelaportecoulissanteetjesorsdanslejardin.Sousmespieds,l’herbeesthumide,etjerespirel’airfraisempliduparfumdelapluieetdesroses.Legrondementsourdd’untrainrésonneauloin,maisilneserapasauniveaudelamaisonavantunboutdetempsencore.Jemarchepresquejusqu’augrillageavantderappelerlaboîtevocale:est-cequejeveuxmodifiermonannonced’accueil?Oui.Unbip,unsilence,puissavoix.Savoixàelle,pasàlui.«Salut,c’estmoi,laissez-moiunmessage.»Moncœurs’estarrêtédebattre.Cen’estpassontéléphoneàlui,c’estlesien,àelle.Jeréécoutel’annonce.«Salut,c’estmoi,laissez-moiunmessage.»C’estsavoix.Jen’arriveniàremuer,niàrespirer.Jeréécoute,encoreetencore.Lagorgeserrée,jesuisauborddel’évanouissement,puisjevoislalumières’allumeràl’étage.

Page 173: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche18août2013

Tôtlematin

Chaquebribedesouvenirmemenaitausuivant.J’avaiserrédanslenoirdesjours,dessemaines,desmois,etjevenaisseulementdeheurterquelquechose.C’étaitcommesijem’étaiscolléeàunmurquejesuivaisduboutdesdoigtspouravancerdepièceenpièce.Lesombresquisemouvaientdansmatêteontenfincommencéàfusionneret,unefoismesyeuxhabituésàl’obscurité,j’airéussiàvoir.Pasautoutdébut.Autoutdébut,mêmesicelaavaitl’aird’unsouvenir,j’aicruquec’étaitunrêve.Assisesurlecanapé,jesuisrestéepresqueparalyséeparlechoc,àmerépéterquecen’étaitpaslapremière fois quemes souvenirsme jouaient des tours, que ce n’était pas la première fois que jepensaisqu’unescènes’étaitdérouléed’unecertainemanière,alorsqu’enréalitéleschosess’étaientpasséesdifféremment.CommelafoisoùnousétionsallésàunefêteorganiséeparuncollèguedeTometque,mêmesij’étaistrèssaoule,nousavionspasséunebonnesoirée.Jemesouviensd'avoirfaitlabiseàClaraenpartant.C’étaitl’épouseducollègueenquestion,unefemmeadorable,chaleureuseetaccueillante.Jemesouviensqu’ellem’aditquenousdevionsnousrevoir ; jemesouviensqu’ellea tenumamaindanslasienne.Jemelerappelaistrèsclairement,etpourtantcen’étaitpasvrai.J’aisuquecen’étaitpasvraidèslelendemainmatin,quandTomm’atournéledosalorsquej’essayaisdeluiadresserlaparole.Jesaisque ce n’est pas vrai parce qu’il m’a dit combien il était déçu et combien il avait honte de moncomportement,parcequej’avaisaccuséClaradeflirteravecluietquej’avaisagidefaçonhystériqueetagressive.Quand je fermais les yeux, j’arrivais à sentir sa main tiède contre ma peau, mais ça n’était pasarrivé,enréalité.Enréalité,Tomavaitdûpresquemeporterhorsdelamaisontandisquejecriaisethurlaistoutlelongduchemin,etquelapauvreClararestaitterréedanslacuisine.Alorsquandj’aifermélesyeux,quandj’aisombrédanscesemi-rêveetquejemesuisretrouvéedans le passage, oui, j’arrivais bien à sentir le froid et à retrouver l’odeur rance du souterrain,j’arrivaisàpercevoirunesilhouettequivenaitversmoi,vibrantderage,lepoinglevé,maiscen’étaitpas vrai. La terreur que je ressentais n’était pas réelle. Et quand l’ombre m’a frappée et m’aabandonnéelà,ausol,enpleursetensang,cen’étaitpasréelnonplus.Saufquesi,çal’était.C’estsitroublantquejepeineàycroire,mais,alorsquejeregardelesoleilselever, j’ai l’impression de voir un brouillard se dissiper. Il m’a menti. Ce n’était pas monimagination,quandjel’aivumefrapper.Jem’ensouviens.Toutcommejemesouviensd'avoirditaurevoiràClaraaprèslafête,avecsamaintenantlamienne.Toutcommejemesouviensdemapeur,assiseparterreàcôtédececlubdegolf–etjesaismaintenant,jesuiscertainequecen’estpasmoiquil’aibrandi.Jenesaispasquoifaire.Jecoursàl’étage,j’enfileunjeanetdesbaskets,etjeredescendsaurez-de-chaussée.Jecomposeleurnuméro,letéléphonefixe,jelaissesonnerdeuxfois,puisjeraccroche.Jene sais pas quoi faire. Je me prépare un café que je laisse refroidir, je compose le numéro de

Page 174: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

l’inspectriceRiley,etjeraccrocheimmédiatement.Ellenemecroirapas.Jelesais.Jesorsetmarchejusqu’àlagare.Noussommesdimanche,lepremiertrainnepasserapasavantunebonnedemi-heure,alorsilnemeresteriend’autreàfairequem’asseoirlà,surunbanc,àoscillersansrelâcheentrel’incrédulitéetledésespoir.Toutn’estquemensonge.Cen’étaitpasmonimagination,quandjel’aivumefrapper.Niquandjel’ai vu s’éloigner de moi rapidement, les poings serrés. Je l’ai vu se retourner, crier. Je l’ai vuredescendre la rue avec une femme, je l’ai vu monter en voiture avec elle. Ce n’était pas monimagination.C’estalorsque jecomprendsquec’est trèssimple,enréalité, tellementsimple.Jemesouviens,oui,maisj’aimélangédeuxsouvenirs.J’aiintroduitl’imaged’Anna,quis’éloignaitdemoidanssarobebleue,dansunautrescénario:Tometunefemmequimontentdansunevoiture.Parceque,biensûr,cettefemmen’étaitpasvêtued’unerobebleue,elleportaitunjeanetunT-shirtrouge.C’étaitMegan.

Page 175: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Dimanche18août2013

Tôtlematin

Jelanceletéléphonedel’autrecôtédugrillageaussifortquejepeux.Ilatterritversleborddupierrierausommetdelaberge,jecroisquejel’entendsdévalerlapentejusqu’auxrails.Jecroisquej’arrive encore à entendre sa voix. « Salut, c’est moi, laissez-moi un message. » Je crois que jecontinueraidel’entendrependantlongtemps.Le tempsque je rentre dans lamaison, il est enbasdes escaliers. Ilmedévisage en clignant desyeux,leregardtrouble,encoreensommeillé.—Qu’est-cequisepasse?—Rien,jeréponds,maisj'ailavoixquitremble.—Qu’est-cequetufaisaisdehors?—J’aicruentendrequelqu’un.J’aiétéréveilléeparunbruit.Jen’arrivaispasàmerendormir.—Letéléphoneasonné,dit-ilensefrottantlesyeux.Jejoinsmesmainspourlesempêcherdetrembler.—Quoi?queltéléphone?—Letéléphone.Ilmedévisagecommesij’étaisdevenuefolle.—Letéléphoneasonné.Ças’estarrêtétoutseul.—Oh.Jenesaispas.Jenesaispasquic’était.Ils’esclaffe.—Évidemment.Tuessûrequeçava?Ilmerejointetpasselesbrasautourdemataille.—Tuasl’airbizarre.Ilmetientcommeçauninstant,satêteposéesurlamienne.—Tuauraisdûmeréveillerquand tuascruentendrequelquechose,medit-il.Tunedevraispassortircommeça,touteseule.C’estàmoideteprotéger.—Çava,dis-je,maisjedoisserrerlesdentspourlesempêcherdeclaquer.Ilm’embrassesurleslèvresetenfouitsalanguedansmabouche.—Viens,onvaserecoucher.—Jecroisquejevaisplutôtprendreuncafé,dis-jeenessayantdemedéfairedesonétreinte.Ilnemelaissepasfaire.Ilmegardeserréfortcontreluiet,d’unemain,ilmetientparlanuque.—Allez,viens,répète-t-il.Viensavecmoi.Jeneveuxrienentendre.

Page 176: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche18août2013

Matin

Jenesuispassûredecequejeveuxfaire,alorsjesonne.Jemedemandesij’auraisdûtéléphoneravantdepasser.Cen’estpaspolidevenirchezlesgenssitôtundimanchematinsansavoirprévenu,n’est-cepas?Jememetsàpouffer.Jemesenslégèrementhystérique.Jenesaispastropcequejefaislà.Personnenevientouvrirlaporte.Cettesensationd’hystériesemblecroîtretandisquejeremontelepetitcheminquijouxteleurmaison.J’aiunfortsentimentdedéjà-vu.Cematin-là,quandjesuisvenuechezeux,quandj’aiprislapetitefille.Jeneluivoulaisaucunmal.J’ensuiscertaine,àprésent.Je l’entendsbabilleralorsque j’avanceà l’ombrefraîchede lamaison,et jemedemandesic’estmonimagination.Maisnon,elleestlà,etAnnaaussi,assisesurlaterrasse.Jel’appelleetjemehissepar-dessuslabarrière.Ellemeregarde.Jem’attendsàlavoirébranlée,encolèrepeut-être,maisellesembleàpeinesurprise.—Bonjour,Rachel,dit-elle.Elleselève,prendsafilleparlamainetlatireverselle.Ellemedévisagesanssourire,trèscalme.Ellealesyeuxrougesetlevisagepâle,sansmaquillage.—Qu’est-cequetuveux?demande-t-elle.—J’aisonnéàlaporte.—Jen’airienentendu,répond-elleenprenantl’enfantdanssesbras.Ellesedétourneàmoitié,commepourentrerdanslamaison,puiselles’arrête.Jenecomprendspaspourquoiellenemecriepasdessus.—Anna,oùestTom?—Ilestsorti.Ildevaitretrouversescopainsdel’armée.—Ilfautqu’ons’enaille,Anna,dis-je.Etellesemetàrire.

Page 177: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Dimanche18août2013

Matin

Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais cette situation me paraît soudain très drôle. CettegrossevachedeRachelquisetientlà,dansmonjardin,touterougeetensueur,etquimeditqu’ilfautqu’ons’enaille.Qu’ONs’enaille!—Etpouralleroù?jeluidemandequandj’aifiniderire.Ellesecontentedemeregarder,interdite.—Jen’aipasl’intentiond’alleroùquecesoitavectoi.Eviesetortilledansmesbrasetsemetàgeindre,alorsjelarepose.J’aiencorelapeausensibledecematin,quandjemesuis frottée longuement levisagedans ladouche ; l’intérieurdemabouche,mesjouesetmalangue,ondiraitqu’onlesamordus.—Quandest-cequ’ilseraderetour?medemande-t-elle.—Pasavantunboutdetemps,jecrois.En réalité, je n’ai pas la moindre idée de quand il rentrera. Parfois, il peut passer des journéesentièresà lasalled’escalade.Ou,dumoins, jecroyaisqu’ilpassaitdes journéesentièresà lasalled’escalade.Maintenant,jenesaisplus.Par contre, je sais qu’il a pris le sac de sport ; il nemettra pas longtemps à s’apercevoir que letéléphoneadisparu.J’ai songé à prendre Evie et à aller passer quelques jours chez ma sœur, mais cette histoire detéléphonemeperturbe.Etsiquelqu’unletrouvait?Ilyatoujoursdesouvrierssurcetteportiondelavoie ferrée, l’und’entre euxpourrait tomberdessuset ledonner à lapolice. Il est couvertdemesempreintes.Puis je me suis dit que ce ne serait peut-être pas bien difficile de le récupérer, mais je devraisattendrelatombéedelanuitpouréviterd’êtrevue.JesuisconscientequeRachelcontinuedemeparler,demeposerdesquestions,maisjenel’écoutepas.Jesuistellementfatiguée.—Anna,dit-elleens’approchantpourcaptermonregarddesesgrandsyeuxnoirs.Est-cequetulesasdéjàrencontrés?—Qui?—Sesamisdel’armée.Est-cequ’iltelesadéjàprésentés?Jesecouelatête.—Tunetrouvespasçaétrange?Soudain,jemerendscomptequecequiestétrange,c’estqu’elleaitdébarquéundimanchematin,d’aussibonneheure,dansmonjardin.—Pasvraiment.Ilsviennentd’uneautrevie.Uneautredesesvies.Commetoi.Enfin,tuétaiscenséefairepartied’uneautrevie,saufque,apparemment,ilestimpossibledesedébarrasserdetoi.Elletressaille,blessée.—Qu’est-cequetuviensfairelà,Rachel?

Page 178: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Tusaispourquoijesuislà,répond-elle.Tusaisque…qu’ilsepassequelquechosed’anormal.Elle a pris un air sérieux, comme si elle s’inquiétait pour moi. Dans d’autres circonstances, jepourraistrouverçatouchant.—Tuveuxuncafé?Elleaccepte.Jevaispréparer lecafé,puisnousnousasseyonscôteàcôtesur la terrasse,dansunsilencequiparaîtraitpresqueconvivial.—Qu’est-cequetusous-entends?jedemandealors.Quesesamisdel’arméen’existentpas?queTomlesainventés?qu’ilestavecuneautrefemme,encemoment?—Jenesaispas.—Rachel?Ellemeregardeetjelislapeurdanssesyeux.—Est-cequetuasquelquechoseàmedire?—TuasdéjàrencontrélafamilledeTom?medemande-t-elleencore.Sesparents?—Non.Ilsneseparlentplus.Ilsontarrêtédeluiparlerquandilavoulurefairesavieavecmoi.Ellesecouelatête.—Cen’estpasvrai.Jenelesaijamaisrencontrés,moinonplus.Ilsnemeconnaissentmêmepas,pourquoiauraient-ilsétéconcernésparnotredivorce?Unenoirceurafaitsonapparitiondansmatête,toutaufonddemoncrâne.J’essaiedelamaîtriserdepuisquej’aientenducettevoixdansletéléphone,maisellecommenceàcroître,às’épanouir.—Jenetecroispas.Pourquoiest-cequ’ilmentiraitàcesujet?—Parcequ’ilmentpourtout.Jemelèveetm’éloigne.Jeluienveuxdem’avoirditça,etjem’enveux,parcequejepensequ’ellearaison.Jepensequej’aitoujourssuqueTomment.Saufque,parlepassé,sesmensongesavaienttendanceàm’arranger.—C’estvrai,ilsaitmentir,jeluidis.D’ailleurs,tun’avaispaslamoindreidéedecequisepassaitentrenous,pasvrai?Desmoisetdesmoisdurant,ons’estretrouvésrégulièrementdanslamaisondeCranhamRoadpourbaiserjusqu’àn’enpluspouvoir,et,toi,tunesoupçonnaisrien.Elledéglutitetsemordlalèvre,fort.—Megan,reprend-elle.EtMegan?—Jesais.Ilsonteuuneliaison.Lesmotsmeparaissentbizarres–c’est lapremière foisque je lesprononceàvoixhaute. Ilm’atrompée.Ilm’atrompée,moi.—Jesuissûrequec’esttrèsamusantpourtoi,jecontinue,maismaintenantellen’estpluslà,alorsçan’aplusaucuneimportance,si?—Anna…Lanoirceurdansmonesprits’agrandit;elleappuiecontrelesparoisdemoncrâneetmebrouillelavue. J’attrape Evie par lamain et je commence à l’entraîner à l’intérieur, mais elle proteste avecvéhémence.—Anna…—Ilsonteuuneliaison.C’esttout.Riendeplus.Çanesignifiepasnécessairementque…—Qu’ill’atuée?—Nedispasça!Jemesuismiseàcrier.—Jet’interdisdedirecegenredechosedevantmonenfant.

Page 179: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

JedonneàEviesonpetitdéjeuneret,pour lapremièrefoisdepuisdessemaines,ellemangesansfaired’histoires.C’estpresquecommesiellecomprenaitquej’aid’autressoucisentête,etjeluiensuisinfinimentreconnaissante.Jesuisbienpluscalmequandjeressorsavecelle,mêmesiRachelesttoujours là, debout au fond du jardin près du grillage, regardant passer un train. Au bout d’unmoment,quandelleserendcomptequejesuisderetour,ellerevientversmoi.—Tulesaimes,hein?dis-je.Lestrains.Moi,jelesdéteste.Jeleshaisplusquetout.Elleme fait un demi-sourire. Je remarque alors une fossette sur la gauche de son visage. Je nel’avaisjamaisvueavant.Jesupposequejenel’aipasvuesouriretrèssouvent.Pasunefois,enfait.—Encoreunmensonge,commente-t-elle.Ilm’aditquetuadoraiscettemaison,quetoutteplaisaitici,même les trains ; ilm’aditque tunesongeaispasunesecondeàchercherunautreendroitoùvivre,quec’étaittoiquiavaisvouluemménagericiaveclui,mêmesij’avaisétélàavant.Jesecouelatête.—Pourquoiest-cequ’ilt’auraitracontéça?Cesontdesconneries.Çafaitdeuxansquej’essaiedeleconvaincredevendrecettemaison.Ellehausselesépaules.—Parcequ’ilment,Anna.Toutletemps.Lanoirceurm’envahittoutentière.JeprendsEviesurmesgenouxetelleresteassiselà,ravie.Ellecommenceàs’assoupir.—Alorstouscescoupsdetéléphone…C'estseulementmaintenantqueleschosessemettentenplacedansmonesprit.—Cen’étaitpastoi?Jeveuxdire,jesaisqueparfois,c’étaittoi,maisparfois…—C’étaitMegan?Oui,j’imagine.C’estbizarreparcequejesaisdésormaisque,toutcetemps,j’aihaïlamauvaisefemme,etpourtantçanemerendpasRachelplussympathique.Pire:devantcetteRachelcalme,préoccupéeetsobre,jecommence à discerner aussi ce qu’elle devait être avant, et je lui en veux d’autant plus, parce quej'aperçoiscequ’ildevaitvoirenelle.Cequ’ildevaitaimer.Jejetteuncoupd’œilàmamontre.Onzeheurespassées.Ilestpartiauxalentoursdehuitheures,jecrois.Peut-êtremêmeplus tôt. Ildoitsavoirpour le téléphone,maintenant. Ildoitsavoirdepuisunbonmoment.Peut-êtrequ’ilpensequ’ilesttombédesonsac.Peut-êtrequ’ils’imaginequ’ilestsouslelit,enhaut.—Depuiscombiendetempstuesaucourant?jedemande.Pourlaliaison.—Jen’étaispasaucourant,dit-elle.Pasavantaujourd’hui. Jeveuxdire, jenesaispascequ’ilyavaitentreeux.Toutcequejesais…Heureusement,ellesetait.Heureusement,parcequejenesuispassûrequejepourraissupporterdel’écouterparlerdel’infidélitédemonmari.L’idéequ’elleetmoi–quecettegrossevachedeRacheletmoi–sommesdésormaisdanslemêmebateaum’estinsupportable.—Tupensesquec’étaitlesien?demande-t-elle.Est-cequetupensesquelebébé,c’étaitlesien?Je la regarde sans la voir, je ne vois plus que la noirceur et je n’entends plus rien à part unrugissementdansmesoreilles,commelamer,ouunavionquitraverseraitleciel.—Qu’est-cequetuasdit?—Le…Jesuisdésolée.Elleesttouterouge,embarrassée.— Je n’aurais pas dû… Elle était enceinte quand elle est morte. Megan était enceinte. Je suisvraimentdésolée.

Page 180: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Saufqu’ellen’estpasdésoléedutout,j’ensuiscertaine,etjerefusedem’écroulerdevantelle.Maisjebaisselesyeux,jevoisEvieetjemesensenvahied’unetristessecommejen’enaijamaisressenti,une tristesse qui m’engloutit comme une vague et me coupe le souffle. Le frère d’Evie, la sœurd’Evie.Disparu.Rachels’assoitàcôtédemoietpasseunbrasautourdemesépaules.—Jesuisdésolée,dit-elleencore,etj’aienviedelafrapper.Lasensationdesapeaucontrelamiennemedégoûte.J’aienviedelarepousser,deluihurlerdessus,maisjen’yarrivepas.Ellemelaissepleurerquelquesinstants,puis,d’unevoixclaireetdéterminée,ellemedit:—Anna,jepensequenousdevrionspartir.JepensequetudevraisprendrequelquesaffairespourEvieettoi.Ensuite,nouspartirons.Tupeuxvenirchezmoipourlemoment,jusqu’à…jusqu’àcequenousayonsréglétoutça.Jem’essuielesyeuxetm’écarte.—Jenecomptepas lequitter,Rachel. Il a euuneaventure, il…Cene serapas lapremière fois,aprèstout.Jememetsàrire,etEvieritaussi.Rachelsoupireetselève.—Tusaisqu’iln’estpasuniquementquestiondecetteliaison,Anna.Tulesaisaussibienquemoi.—Nousnesavonsrien,dis-je,maisseulunmurmures’échappedemeslèvres.—Elleestmontéeenvoitureaveclui.Cesoir-là.Jel’aivue.Jenem’ensouvenaispas–audébut,jecroyaisquec’étaittoi.Maisjemesouviens.Maintenant,jemesouviens.—Non.Evieposeunepetitemainpoisseusecontremabouche.—Ilfautqu’onparleàlapolice,Anna.Elles’avanceversmoi.—Jet’enprie.Tunepeuxpasresterlàaveclui.Je frissonne malgré le soleil. J’essaie de repenser à la dernière fois que Megan est venue à lamaison, à la réaction de Tom quand elle a annoncé qu’elle ne pouvait plus travailler pour nous.J’essaie deme rappeler s’il avait l’air content ou déçu.Une autre imageme vient spontanément àl’esprit:unedespremièresfoisqu’elleestvenues’occuperd’Evie.J’étaiscenséesortirretrouverlesfilles,maisj’étaissifatiguéequejesuismontéeàl’étagefaireunesieste.Tomadûrentrerpendantquejedormais,parceque,quandjesuisredescendue,ilsétaientensemble.Elleétaitappuyéecontreleplande travaildans lacuisineet ilse tenaitunpeu tropprèsd’elle.Evieétaitassisedanssachaisehauteetpleurait,maisaucundesdeuxn’yprêtaitattention.J’aisoudaintrèsfroid.Est-cequej’aisu,cejour-là,qu’ilavaitenvied’elle?Meganétaitblondeetbelle – commemoi.Alors, oui, j’ai probablement su qu’il avait envie d’elle, tout comme je sais,quand jemarchedans la rue,qu’ilyadeshommesmariésaccompagnésde leur femme,avec leurenfantdanslesbras,quimeregardentetquipensentlamêmechose.Alors,peut-êtrequejel’aisu.Ilavaitenvied’elle,etilacouchéavecelle.Maispasça.Ilnepourraitpasfaireça.PasTom.Unamantpuisunmari,deuxfoismariémême.Unpère.Unbonpère,quisubvientauxbesoinsdesafamillesansseplaindre.—Tul’asaimé,jeluirappelle.Ettul’aimestoujours,non?Ellesecouelatêtesansconviction.—Si,tul’aimes.Ettusais…tusaisquecen’estpaspossible.JemelèveetprendsEviecontremoiavantdem’approcherd’elle.—Ce n’est pas possible, Rachel. Tu sais qu’il n’a pas pu faire ça. Tu ne pourrais pas aimer unhommecapabled’unetellechose,aprèstout?

Page 181: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Etpourtant,jel’aiaimé,dit-elle.Nousl’avonsaimétouteslesdeux.Des larmes coulent sur ses joues.Elle les essuie et, à cet instant, quelque chose change dans sonvisageetelledevienttouteblanche.Cen’estplusmoiqu’elleregarde,sesyeuxfixentquelquechosepar-dessusmonépauleet,quandjemeretourne,jelevoisàlafenêtredelacuisine,quinousobserve.

Page 182: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Vendredi12juillet2013

Matin

E llem’aforcélamain.Oupeut-être«il».Mestripesmesoufflentquec’estune«elle».Oumoncœur,jenesaispas.Jelasens,commejel’aisentielafoisd’avant,unegrainedanssacosse,maiscette graine-là sourit. Elle attend son heure. Je ne peux pas la détester. Et je ne peux pas m’endébarrasser.Impossible.Jepensaisquej’enseraiscapable,jepensaisquejevoudraisl’arracherdelàauplusvite,mais,quand jepenseàelle, jenevoisplusque levisagedeLibby, sesyeuxnoirs. Jerespirel’odeurdesapeau.Jemesouviensàquelpointelleétaitfroide,àlafin.Jenepeuxpasmedébarrasserd’elle.Jeneveuxpas.Jeveuxl’aimer.Jenepeuxpasladétester,maisellemefaitpeur.J’aipeurdecequ’ellevamefaire,oudecequejevaisluifaire.C’estcettepeurquim’aréveilléeensursautpeuaprèscinqheures,cematin,trempéedesueur malgré la fenêtre ouverte, et le fait que je suis seule. Scott est à une conférence dans leHertfordshire,oul’Essex,ouje-ne-sais-où.Ilrevientcesoir.Qu’est-cequec’est,monproblème?Pourquoiai-jetoujoursenvied’êtreseulequandilestlà,alorsquejenepeuxpassupportersonabsence?Jenesupportepaslesilence.Jememetsàparleràvoixhaute uniquement pour le combler. Cematin, dansmon lit, je n’arrêtais pas deme dire… et si lamêmechoseseproduit?Qu’est-cequivasepasserquandjeseraiseuleavecelle?Qu’est-cequivam’arrivers’ilneveutpasdemoi,denous?Etqu’est-cequisepasseras’ildevinequ’ellen’estpasdelui?Mais,après tout, elle l’estpeut-être. Jenesaispas, j’ai juste le sentimentquenon.Comme j’ai lesentiment que c’est une « elle ». Et même si elle n’est pas de lui, comment le saurait-il ? Non,impossible.Jeraconten’importequoi.Ilseratellementheureuxquandjeluiannoncerai,foudejoie.L’idéequ’ellen’estpasdeluineluitraverseramêmepasl’esprit.Etceseraitcrueldeleluidire,çaluibriseraitlecœur,etjeneveuxpasluifairedemal.Jen’aijamaisvoululuifairedemal.Jesuiscommeça,jen’ypeuxrien.—Maisturestestoutdemêmeresponsabledetesactes.C’estcequeditKamal.J’ai appelé Kamal un peu après six heures. Le silence s’affaissait de plus en plus sur moi et jecommençaisàpaniquer.J’aisongéàappelerTara–jesavaisqu’elleaccourrait–,maisjenepensaispas pouvoir le supporter, elle aurait été trop collante, à vouloirmeprotéger. Je ne voyais pas quid’autrecontacter,àpartKamal.Jel’aiappeléchezlui.Jeluiaiditquej’avaisdesennuis,quejenesavais pas quoi faire, que ça n’allait pas du tout. Il est venu immédiatement. Pas sans poser dequestions,mais presque. J’ai peut-être donné l’impression que c’était plus grave que ça ne l’était.Peut-êtrequ’ilaeupeurqueje«fasseunebêtise».Noussommesdans lacuisine. Il estencore tôt, àpeineseptheuresetdemiepassées. Ilvabientôtdevoirpartirs’ilveutarriveràl’heurepoursonpremierrendez-vous.Jeleregarde,assisenfacedemoià la tablede la cuisine, lesmains sagementposées l’une sur l’autredevant lui, sesyeuxdoux

Page 183: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

concentrés surmoi, et je sens son amour.Vraiment. Il a été tellement gentil avecmoi,malgré lessaletésquej’aifaites.Ilapardonnétoutcequis’estpasséavant,commejel’espérais.Ilabalayétousmespéchés.Ilm’aditque,tantquejenemepardonnaispasàmoi-même,celanecesseraitpas,quejenepourraisjamaism’arrêterdecourir.Etjenepeuxpluscourir,àprésent!Pasmaintenantqu’elleestlà.—J’aipeur,luidis-je.Etsijerecommenceàfairen’importequoi?Etsij’aiunproblème?SiçasepassemalavecScott?Etsijefinisencoretouteseule?Jenesaispassij’ensuiscapable,j’aitroppeurd’êtreànouveauseule–jeveuxdire,seuleavecunenfant…Ilsepencheetposeunemainsurlamienne.—Tuneferaspasn’importequoi,jetel’assure.Tun’esplusuneenfantendeuillée,perdue.Tuesquelqu’undecomplètementdifférent.Plusforte.Tuesuneadulte,désormais.Tun’aspasàcraindred’êtreseule.Cen’estpascequipeutarriverdepire,n’est-cepas?Jenerépondspas,maisjenepeuxpasm’empêcherdemedemandersicen'estpaspourtantcequipeut arriver de pire. Parce que, quand je ferme les yeux, j’arrive à conjurer le sentiment quim’envahitquandjesuisauborddusommeil,celuiquimeramèneviolemmentàlaconscience.C’estle sentiment d’être seule dans unemaisonplongée dans le noir, à guetter ses pleurs, dans l’attented’entendrelespasdeMacsurleparquetdurez-de-chaussée,toutensachantpertinemmentqu’ilsneviendrontjamais.—JenepeuxpastedictertadécisionpourScott.Tarelationaveclui…Bon,jet’aidéjàditcequim’inquiétait,maisc’estàtoidechoisircequetuveuxfaire.Pourtoi-même.C’estàtoidevoirsituluifaisconfiance,situveuxqu’ilprennesoindetoietdetonbébé.Ilfautquecesoittadécision.Maisjepensequetupeuxavoirconfianceentoi,Megan.Tusaurasfairelebonchoix.Dehors,surlapelouse,ilm’apporteunetassedecafé.Jelaposeetj'enroulemesbrasautourdelui,jelerapprochedemoi.Derrièrenous,untrainarrivebruyammentauniveaudufeudesignalisation.Lebruit créecommeunebarrière,unmurquinousentoure, et j’ai la sensationquenous sommesenfinvraimentseuls.Ilmetsesbrasautourdemoietm’embrasse.—Merci,dis-je.Mercid’êtrevenu,d’êtrelà.Ilsourit,s’éloignedemoi,etmefrottelajouedesonpouce.—Tuvastrèsbient’ensortir,Megan.—Est-cequejepourraism’enfuiravectoi?Toietmoi…est-cequ’onnepourraitpassimplements’enfuirensemble?Ilrit.—Tun’aspasbesoindemoi.Nidecontinueràt’enfuir.Toutirabien.Toiettonbébé,vousvousensortireztrèsbien.

Samedi13juillet2013MatinJesaiscequej’aiàfaire.J’yairéfléchitoutelajournéed’hier,ettoutelanuit,aussi.Jen’aipresquepas dormi. Scott est rentré épuisé et d’une humeur de chien. Tout ce qu’il voulait, c’étaitmanger,baiser et dormir. Pas le temps pour autre chose. Ce n’était certainement pas le bonmoment pourparlerdeça.Jesuisrestéeéveilléelamajeurepartiedelanuit,avecluiquis’agitaitàmescôtés,tropchaud.J’aiprismadécision.Jevaisfairelebonchoix.Jevaistoutfairecommeilfaut.Sijefaistoutcommeilfaut,alorsilnepourrarienm’arriver.Ou,entoutcas,s’ilarrivequelquechose,çanepourrapasêtre

Page 184: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

mafaute.Jevaisaimercetenfant,etjevaisl’éleverensachantquej’auraitoutfaitcommeilfautdèsledébut.Bon,d’accord,peut-êtrepasdepuisletoutdébut,maisdèslemomentoùj’aisuqu’elleétaitlà.Jedoisaumoinsçaàcebébé,etjedoisaumoinsçaàLibby.Jeluidoisdetoutfairedifféremment,cettefois.Je reste allongée là et je pense à ce que ce professeurm’avait dit, à tout ce que j’ai été : enfant,adolescente rebelle, fugueuse, pute, amante,mauvaisemère,mauvaise épouse. Je ne sais pas si jepeuxmetransformerenbonneépouse,maisenbonnemère,ça,jemedoisd’essayer.Çavaêtredur.Çarisquemêmed’êtrelachoselaplusdifficilequej’aiejamaiseuàfaire,maisjevaisdirelavérité.Finislesmensonges,lessecrets,finielafuite,finieslesconneries.Jevaistoutfaireéclateraugrandjouret,ensuite,onverra.S’ilnepeutplusm’aimeraprèsça,ehbiend’accord.

SoirD’unemainsurson torse jepoussede toutesmesforces,mais jen’arriveplusàrespireret ilestbeaucouppluscostaudquemoi.Sonavant-brasappuiesurmagorge,jesenslesangbattredansmestempes,mavisionsebrouille.Dosaumur,j’essaiedecrier.J’arracheunpandesonT-shirtetilmelâche.Ilsedétourneetjem’affaisselelongdumursurlesoldelacuisine.Jetousse,jecrache,leslarmesroulentsurmesjoues.Ilestàquelquesmètresdemoiet,quandilseretourne,mamainremonteinstinctivementsurmagorgepourlaprotéger.Jevoislahontes’étalersur sonvisageet j’ai enviede luidirequec’estbon.Queçava. J’ouvre labouche,mais lesmotsrefusent de sortir, je n’arrive qu’à tousser encore. La douleur est inimaginable. Il me dit quelquechosemaisjenel’entendspas,ondiraitqu’onestsousl’eau,lebruitestétouffé,ilnem’arrivequ’envaguesfloues.Jenecomprendspasunseulmot.Jecroisqu’ilmeditqu’ilestdésolé.Jemeremetspéniblementdebout,jelerepousseetjecoursmeréfugieràl’étage,puisjeclaquelaportede lachambrederrièremoiet je laverrouille. Jem’assois sur le lit et j’attends, je leguette,mais il ne vient pas. Jeme relève, j’attrapemon sac de voyage sous le lit et jeme dirige vers lacommodepourprendredesvêtements.C’est làquejem’aperçoisdans lemiroir.Jeposeunemainsurmonvisage:elleestétonnammentblanchecontremapeaurougie,meslèvresviolacéesetmesyeuxinjectésdesang.Unepartiedemoiestsouslechoc,cariln’avaitjamaislevélamainsurmoiainsi.Maisuneautrepartie demoi s’y attendait.Quelque part, au fond, j’ai toujours su que c’était une éventualité, quec’était làqu’onenarriverait.Làquejel’entraînais.Lentement, jesorsdesaffairesdestiroirs–dessous-vêtements,deuxT-shirts–etjelesfourredanslesac.Jeneluiaiencoreriendit,enplus.J’avaisàpeinecommencé.Jevoulaisd’abordluidévoilerlepireavantdeluiannoncerlabonnenouvelle.Jen’allaisquandmêmepasluiparlerdubébépourluidireensuitequ’ilyavaitunepossibilitéquecenesoitpaslesien.Ç’auraitététropcruel.Nous étions dehors, sur la terrasse. Il parlait de son travail et il s’est rendu compte que je nel’écoutaispasvraiment.—Jet’ennuie,peut-être?a-t-ildemandé.—Non.Enfin,bon,peut-êtreunpeu.Iln’apasri.—Non,jesuissimplementdistraite,parcequ’ilfautquejeteparledequelquechose.Deplusieurschoses,d’ailleurs,etcertainesnevontpasteplaire,maisd’autres…—Qu’est-cequinevapasmeplaire?

Page 185: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

C’est là que j’aurais dû savoir que ce n’était pas le moment, il n’était pas dans de bonnesdispositions. Tout de suite, il est devenu soupçonneux, et il s’est mis à scruter mon visage à larecherche d’indices. C’est là que j’aurais dû savoir que tout cela était une très mauvaise idée.J’imaginequejelesavais,maisqu’ilétaittroptardpourreculer.Et,detoutefaçon,j’avaisprismadécision.Jefaisaislebonchoix.Jemesuisassiseàcôtédeluiauborddesdallesetj’aiglissélamaindanslasienne.—Qu’est-cequinevapasmeplaire?a-t-ilrépété,maisiln’apaslâchémamain.Jeluiaiditquejel’aimaisetj’aisentichaquemuscledesoncorpssecontracter,commes’ilsavaitce qui arrivait et qu’il s’y préparait. C’est ce qu’on fait, non, quand quelqu'un vous dit qu’il vousaime,commeça?Jet’aime,vraiment,mais…Mais.Je luiaiditque j’avaiscommisdeserreurset ila lâchémamain. Il s’estmisdeboutetamarchéquelquesmètresendirectiondesrailsavantdeseretournerversmoi.—Quelgenred’erreur?Ilaparléd’unevoixégale,maisj’aientendul’effortquecelaluidemandait.—Viensterasseoirprèsdemoi,ai-jedit.S’ilteplaît.Ilasecouélatête.—Quelgenred’erreur,Megan?Plusfort,cettefois-là.—J’aieu…c’estfini,maintenant,maisj’aieu…quelqu’und’autre.J’aigardélesyeuxbaissés.J’étaisincapabled’affrontersonregard.Il a fulminéquelque chosedans sa barbe,mais je n’ai pas entenduquoi. J’ai relevé la tête. Ilmetournaitledos,ilfaisaitdenouveaufaceàlavoieferrée,lesmainssurlestempes.Jemesuislevéeetjel’airejoint,justederrièreluij’aiposélesmainssurseshanches,maisilabondiets’estécarté.Ils’estdirigéverslamaisonet,sansmeregarder,ilacraché:—N’essaiemêmepasdemetoucher,salepetitepute!J’auraisdûlelaisserpartir,àcemoment-là,j’auraisdûluilaisserunpeudetempspoursefaireàcette idée,mais jenepouvaispas. Jevoulaisen finir avec lepirepourpouvoirpasserauxbonnesnouvelles,alorsjel’aisuiviàl’intérieur.— Scott, je t’en prie, écoute-moi, ce n’est pas aussi terrible que tu le penses. Et c’est terminé,maintenant.C’estcomplètementterminé,écoute-moi,jet’enprie,s’ilteplaît…Ilaattrapéunephotodenousdeuxqu’iladore(cellequej’aifaitencadrerpourluioffrirànotredeuxièmeanniversairedemariage)etl’ajetéeaussifortqu’illepouvaitversmatête.Tandisqu’elleéclataitsurlemurderrièremoi,ilaplongéenavant,m’aagrippéeparlehautdesbras,puisonaluttétouslesdeuxjusqu’àcequ’ilmepousseviolemmentcontrelemurdel’autrecôtédelapièce.Matêteest partie en arrière et mon crâne a heurté le plâtre. Puis il s’est penché sur moi, son avant-brasappuyant surma gorge, plus fort, et encore plus fort. Il a fermé les yeux pour ne pas avoir àmeregardersuffoquer.Dèsquej’aifinidefairemonsac,jememetsàledéballerpourtoutremettredanslestiroirs.S'ilmevoitsortird’iciavecunevalise,ilnemelaisserajamaisfaire.Ilfautquejepartesansrien,justeunsacàmainetuntéléphone.Puisjechangeencored’avisetjerecommenceàtoutfourrerdanslesac.Jenesaispasoùjevais,maisjesaisquejenepeuxpasresterici.Jefermelesyeuxetjesensencoresesmainssurmagorge.Jen’aipasoubliémadécision–finielafuite,finislessecrets–,maisjenepeuxpasrestericicettenuit. J’entendsdespasdans l’escalier,despas lents, lourds. Il lui fautuneéternitépouratteindre lepalier. D’habitude il grimpe à toute vitesse, mais, aujourd’hui, on dirait un homme qui monte à

Page 186: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

l’échafaud.Jenesaispassic’estlecondamnéoulebourreau.—Megan?Iln’essaiepasd’ouvrirlaporte.—Megan,jesuisdésolédet’avoirfaitmal.Jesuistellementdésolédet’avoirfaitmal.J’entendsdeslarmesdanssavoix.Çamemetenrage,çamedonneenviedesortirpourluigrifferlevisage.Jepensealors:«Net’avisesurtoutpasdepleurer,pasaprèscequetuviensdefaire!»Jesuis furieuse contre lui, j’ai enviede lui hurlerdessus, de lui direde s’éloignerde cetteputaindeporte,demoi,maisjemeretiens,parcequejenesuispasidiote.Iladesraisonsd’êtreencolère.Etilfaut que je réfléchisse posément, clairement. Je réfléchis pour deux, à présent.Cette confrontationm’adonnédes forces,de ladétermination.Je l’entendsderrière laporte,qui imploremonpardon,maisjenepeuxpasm’occuperdeçapourl’instant.Pourl’instant,j’aiautrechoseàfaire.Toutaufonddel’armoire,aubasdetroisrangéesdeboîtesàchaussuressoigneusementétiquetées,jeprendsuneboîtegrisfoncémarquée«bottescompenséesrouges»,etdanslaboîtesetrouveunvieuxtéléphoneportable,uneantiquitéavecunforfaitprépayéquej’aiachetéeilyadesannées,etquej’aigardéeaucasoù.Çafaitquelquetempsquejenem’ensuispasservie,maislejourestvenu.Je vais être honnête. Finis les mensonges, finis les secrets. Il est temps que papa affronte sesresponsabilités.Jem’assoissurlelitetj’allumeletéléphone,priantpourqu’ilaitencoreunpeudebatterie.L’écrans’illumineetjesensl’adrénalinequifaitbouillirmonsang,çamedonneletournis,lanausée,même,maisçamefaitunpeuplaneraussi,commesij’étaisdéfoncée.Jecommenceàm’amuser,àapprécierl’anticipationdetoutfaireéclateraugrandjour,delemettreface–detouslesmettreface–àcequenoussommesetàcequenousavonsfait.D’icilafindelajournée,chacunsauraquelleestsaplace.J’appellesonnuméro.Sansgrandesurprise,jetombetoutdesuitesursonrépondeur.Jeraccrocheetluienvoieuntexto:«J’aibesoindeteparler.URGENT.Rappelle-moi.»Puisjeresteassiselà,àattendre.Jevaisdans le journald’appels.Ladernière foisque jemesuisserviedece téléphone,c’étaitenavril.Beaucoupd’appels, toussansréponse,débutavriletfinmars.J’airappelé,rappeléetrappeléencore,etilm’aignorée,iln’amêmepasdaignérépondreàmesmenaces–jeluiaiditquej’iraischez lui, que je parlerais à sa femme. Mais, aujourd’hui, je pense qu’il va m’écouter. Je ne luilaisseraipaslechoix.Quand ça a commencé, ce n’était qu’un jeu. Une distraction. Je le voyais de temps en temps, ilpassaitàlagalerie,souriant,pourflirter.C’étaitinoffensif,aprèstout,ilyavaitbeaucoupd’hommesqui passaient à la galerie pour sourire et flirter.Mais la galerie a fermé et jeme suis retrouvée àm’ennuyeràlamaisontoutelajournée.J’avaisbesoind’autrechose.Dequelquechosededifférent.Puis,unjouroùScottétaitendéplacement,jel’aicroisédanslarue,onacommencéàdiscuteretjel’aiinvitéàprendreuncaféchezmoi.Àlamanièredontilmeregardait,jesavaisexactementcequ’ilavait en tête, et c’est arrivé.Etpuisc’est arrivéd’autres fois,mêmesi jen’avaispasprévuqueçadevienne une vraie relation, je n’en avais aucune envie. J’aimais juste être désirée, le sentimentd’avoir le pouvoir. C’était aussi bête que ça. Je n’avais pas envie qu’il quitte sa femme, mais jevoulaisqu’ilenaitenvie.Qu’ilmedésireàcepoint-là.Jenemesouvienspasàquelmomentj’aicommencéàcroirequeçapouvaitêtreplusqueça,qu’onétaitfaitspourêtreensemble.Mais,dèsl’instantoùças’estproduit,jel’aisentis’éloigner.Ilaarrêtédem’écrire,derépondreàmesappels.Jamaisjenem’étaissentierejetéecommeça,jamais.Etj’ai

Page 187: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

détestéça.Alorsças’esttransforméenautrechose:uneobsession.Jecomprends,maintenant.Et,àlafin, j’aivraimentcruque jepouvais laisser tomberet reprendremavie,unpeumeurtriepeut-être,maissansavoirfaitgrandmalàpersonne.Aujourd’hui,cen’estplusaussisimple.Scottestencoredevantlaporte.Jenel’entendsplusmaisjesensqu’ilesttoujourslà.Jevaisdanslasalledebainsetjecomposeànouveaulenuméro.Jeretombesurlamessagerie,alorsjeraccrocheetjerecommence,unedeuxièmefois,unetroisièmefois.Jechuchoteunmessage:—Décrocheletéléphoneouj’arrive.Etjesuissérieuse,cettefois.Ilfautquejeteparle.Tunepeuxpascontinuerdem’ignorer.Jerestequelquesinstantsdanslasalledebains,letéléphoneposésurlereborddulavabo,àessayerdelefairesonnerparlaforcedemonesprit.L’écranresteobstinémentgris,vierge.Jemebrosselescheveux, jeme lave les dents, jememaquille légèrement. Je commence à reprendre des couleursnormales.J’aiencorelesyeuxrougesetmalàlagorge,maisçaal’aird’aller.Jememetsàcompter.Siletéléphonen’atoujourspassonnéquandj’arriveàcinquante,j’irailà-bas,frapperàlaporte.Ilnesonnepas.Jerangeletéléphonedanslapochedemonjean,puisjetraverserapidementlachambreetj'ouvrelaporte.Scottestassissurlepalier,lesbrasautourdesgenoux,latêtebaissée.Ilnerelèvepaslesyeux,alorsjepasseàcôtédeluietjecoursdansl’escalier,lesoufflecoincédanslagorge.J’aipeurqu’ilm’attrapepar-derrièreetqu’ilmepousse.Jel’entendssemettredeboutavantdem’appeler:—Megan!oùtuvas?Tuvaslerejoindre,lui,c’estça?Arrivéeenbasdesmarches,jemeretourne.—Iln’yapasde«lui»,d’accord?C’estterminé.—Attends,Megan,s’ilteplaît.S’ilteplaît,neparspas.Jen’aipasenviedel’entendremesupplier,jen’aipasenvied’entendresavoixplaintivetandisqu’ils’apitoiesurlui-mêmealorsquemagorgemefaitencoretellementmalquej’ail’impressionqu’onyaversédel’acide.— N’essaie pas de me suivre, dis-je d’une voix rauque. Sinon, je ne reviendrai jamais. Tu ascompris?Sijet’aperçoisquandjemeretourne,ceseraladernièrefoisquetumeverras.Jel’entendsappelermonnomaumomentoùjeclaquelaportederrièremoi.J’attends un peu dehors, sur le trottoir, pour m’assurer qu’il ne me suit pas, puis je m’éloigne.D’abord rapidement, puis je ralentis, et je ralentis encore. J’arrive devant le numéro vingt-trois etc’est làque jepanique. Jene suispasprête àvivrecette scène. J’aibesoind’uneminutepourm’ypréparer.Dequelquesminutes.Jecontinuedemarcher,jedépasselamaison,lepassagesouterrain,lagare.Jecontinuejusqu’auparc,puis,encoreunefois,jecomposesonnuméro.Jeluidisquejesuisdansleparc,quejevaisl’attendreici,maisque,s’ilnevientpas,c’estfini,jedébarqueraichezlui.C’estsadernièrechance.C’estunebellefindejournée,ilestseptheurespasséesmaisilfaitbonetilyaencoredusoleil.Ilreste quelques enfants qui jouent sur les balançoires et le toboggan, leurs parents non loin quibavardentavecanimation.Çaal’airagréable,normal,etenlesregardantj’ailasensationécœuranteque Scott et moi n’emmènerons jamais notre fille jouer ici. Je n’arrive pas à nous imaginer là,heureux,détendus.Plusmaintenant.Pasaprèscequejeviensdefaire.Cematin,j’étaistellementsûrequelameilleuresolutionétaitdetoutmettresurlatable–pasjustelameilleuresolutiond’ailleurs,laseule.Finislesmensonges,finislessecrets.Et,quandilm’afaitmal,çan’a faitque renforcermacertitude.Maismaintenant, assise là, toute seule, sachantqueScott estfurieuxet,surtout,qu’ilalecœurbrisé,jenetrouveplusquec’étaitlabonnechoseàfaire.Jen’aipasétéforte,j’aiétéinconsciente,etilm’estimpossibled’évaluerlesdégâtsquej’aicommis.

Page 188: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Peut-êtrequelecouragequ’ilmefaut,cen’estpasceluidedirelavérité,maisuniquementceluidepartir.Pourelleetpourmoi,désormais,l’heureestvenue:jedoism’éloignerd’euxdeux,detoutça.Peut-êtrequ’enréalitéjesuisfaitepourlafuiteetlessecrets.Jemelèveet fais le tourduparc.J’aienvieque le téléphonesonnemais,enmêmetemps, j’enaipeur. Au bout du compte, je suis rassurée qu’il ne sonne pas. Je prends ça comme un signe. Jeretournesurmespas,verslamaison.Je viens de dépasser la gare quand je le vois. Il sort du passage souterrain d’un pas rapide, lesépaulesvoûtées,lespoingsserrés,et,avantquejepuissem’enempêcher,jel’appelle.Ilseretourneversmoi.—Megan!Bordelde…Sonvisagen’estquefureur,maisilmefaitsigned’approcher.—Viens,medit-ilunefoisquejesuisprèsdelui.Onnepeutpasdiscuterici.J’aimavoiturejustelà.—Ilfautque…—Onnepeutpasdiscuterici!répète-t-il,agacé.Viens.Ilmetireparlebras,puisreprend,pluscalmement:—Onvaallerdansunendroitcalme,d’accord?Unendroitoùonpourraparler.Tandisquej’entredans lavoiture, je jetteuncoupd’œilpar-dessusmonépaule,dans ladirectiond’où ilestvenu.Lepassagesouterrainestplongédans l’obscurité,mais j’ai l’impressionqu’ilyaquelqu’un,danslesténèbres.Quelqu’unquinousregardepartir.

Page 189: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche18août2013

Après-midi

À la secondeoù elle l’aperçoit,Anna tourne les talons et se précipite dans lamaison.Avec lecœurquicogne,jelasuisprudemmentetjem’arrêtejusteavantlaportecoulissante.Àl’intérieur,ilss’étreignent, il l’enveloppede sesbras, l’enfant entre eux.Annaa la têtebaissée et les épaulesquitremblent.Illuiembrasselescheveuxmaisgardelesyeuxrivéssurmoi.—Qu’est-ce qui se passe ici ? demande-t-il, un demi-sourire aux lèvres. Je dois dire que je nem’attendaispasenrentrantàvoustrouvertouteslesdeuxentraindepapoterdanslejardin.Ilparled’untonléger,maisjenem’ylaissepasprendre.Jenem’ylaisseraiplusprendre.J’ouvrelabouche,maisjem’aperçoisquejenesaispasquoidire.Jenesaispasparoùcommencer.—Rachel?tucomptesmedirecequisepasse?IllibèreAnnadesonétreinteets’avanceversmoi.Jefaisunpasenarrièreetils’esclaffe.—Qu’est-cequit’arrive,cettefois?Tuessaoule?Malgrésaquestion,jevoisdanssesyeuxqu’ilsaitquejesuissobreet,pourunefois,jepariequ’ilpréférerait que ce ne soit pas le cas. Je glisse unemain dans la poche arrière demon jean pourtouchermontéléphone–ilestlà,compactetsolide,réconfortant,maisjeregrettedenepasavoireulebonsensd’appeleràl’aideplustôt.Qu’onmecroieounonn’aaucuneimportance:sij’avaisditàlapolicequej’étaisavecAnnaetsonenfant,desagentsauraientaccouru.Tomn’estplusqu’àquelquesdizainesdecentimètresdemoi–noussommeschacund’uncôtédelaporte,luidedansetmoidehors.—Jet’aivu,dis-je.Prononcercesmotsàvoixhautelibèrealorsenmoiunesatisfactionéphémèremaisréelle.—Tucroisquejenemesouviensderien,maistuastort.Jet’aivu.Aprèsquetum’asfrappée,tum’asabandonnéelà,danslepassagesouterrain,et…Ilcommenceàriremais,désormais,jevoistout,etjemedemandecommentj’aipunepasréussiràliresiclairementenluiauparavant.C’estdelapaniquequiestapparuedanssesyeux.IlsetourneversAnna,maisellenecroisepassonregard.—Dequoiest-cequetuparles?—Danslepassagesouterrain.LesoiroùMeganHipwelladisparu…—Oh,etpuisquoiencore?m’interrompt-ilenagitantlamainaveclassitude.Jenet’aipasfrappée.Tuestombée.Ilprendlamaind’Annaetl’attireverslui.—Machérie,c’estpourçaquetuesfâchée?Nel’écoutepas,elleraconten’importequoi.Jenel’aipasfrappée.Jen’aijamaislevélamainsurelledetoutemavie.Ilpasseunbrasautourdesépaulesd’Annaetl’attireplusprèsencore.—Allons.Jet’aiprévenuequ’elleétaitcommeça.Ellenesaitpascequisepassequandelleboit,alorselleinventelaplupartde…—Tuesmontédanslavoitureavecelle.Jevousaivuspartir.

Page 190: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Il sourit toujours, mais sans la moindre conviction désormais, et je ne sais pas si c’est monimagination,maisilmeparaîtpluspâle.IlserreAnnamoinsfortetlalibèreunenouvellefois.Elles’assoitàlatable,dosàsonmari,avecsafillequisetortillesursesgenoux.Tompasseunemainsursaboucheets’appuiecontreleplandetravaildelacuisine,lesbrascroiséssurlapoitrine.—Tum’asvumonterenvoitureavecqui?—AvecMegan.—Ah,d’accord!Ilrecommenceàrire,unriresonore,forcé.—Ladernièrefoisqu’onenadiscuté,tum’asditquetum’avaisvumonterenvoitureavecAnna.Maintenantc’estMegan,c’estça?Etlasemaineprochaine,ceseraqui?LadyDi?Annalèvelesyeuxversmoi.Sursonvisage,ledoutelaisseplaceàl’espoir.—Tun’enespassûre?medemande-t-elle.Tomselaissetomberàgenouxàcôtéd’elle.— Mais évidemment qu’elle n’en est pas sûre ! Elle a tout inventé, c’est ce qu’elle fait enpermanence.Machérie, s’il teplaît.Tuneveuxpasmonterunmomentà l’étage?JevaisdiscuteravecRachel.Et,cettefois…Ilmelanceunregardavantdeconclure:—…jeteprometsquejevaisfaireensortequ’ellenenousembêteplus.Annahésite,jelevoisbienàsafaçond’étudierlevisagedeTomàlarecherchedelavérité,tandisqu’ilgardelesyeuxrivéssurelle.—Anna! jem’écriepouressayerdelaramenerdansmoncamp.Tusais.Tusaisqu’ilment!Tusaisqu’ilcouchaitavecelle.L’espaced’uneseconde,personnenedit rien.AnnapassedeTomàmoipuisdemoiàTom.Elleouvrelabouche,maisaucunmotn’ensort.—Anna!dequoielleparle?Il…iln’yavaitrienentreMeganHipwelletmoi.— J’ai trouvé le téléphone,Tom, dit-elle d’une voix si étouffée qu’elle en est presque inaudible.Alorsarrête,s’ilteplaît.Nemenspas.Nememenspas.Lafillettesemetàpleurnicher.Trèsdélicatement,Tomlaprenddesbrasd’Anna.Ilmarchejusqu’àla fenêtreen laberçanteten luimurmurantdesparolesque jen’entendspas.La têtebaissée,Annalaissecoulerseslarmes,quidégoulinentdesonmentonpours’écrasersurlatabledelacuisine.—Oùest-il?demandeTomenseretournantversnous,sansplusaucunetraced’amusementsurlevisage.Letéléphone,Anna.Tuleluiasdonné?Ilsetournevivementversmoi.—C’esttoiquil’as?—Jenesaispasdequeltéléphonevousparlez,jeréponds,toutenregrettantqu’Annanel’aitpasmentionnéplustôt.Tomm’ignore.—Anna?est-cequetuleluiasdonné?Annasecouelatête.—Oùest-il?—Jel’aijeté.Par-dessuslegrillage.Prèsdelavoieferrée.—C’estbien,trèsbien,commente-t-ildistraitement.Ilessaiedecomprendre,detrouverlemoyendesesortirdelà,etilmejetteunregard.Uninstant,ilsembleabattu.

Page 191: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Enfin,ilsetourneversAnna.—Tuétais tout le temps trop fatiguée,dit-il.Plus rienne t’intéressait. Iln’yenavaitquepour lebébé.Hein,c’estvrai?Hein,qu’iln’yenavaitquepourtoi?Quepourtoi!Et le revoilàmaîtrede lasituation, revigoré,qui faitdesgrimacesàsa filleen luichatouillant leventrepourlafairesourire.—QuantàMegan,elleétaittellement…Elleétaitdisponible.Lespremièresfois,onestalléschezelle.Mais elle était parano, elle avait peur que Scott nous surprenne. Alors on a commencé à seretrouverauSwan.C’était…ehbien,tutesouviensdecommentc’était,n’est-cepas,Anna?Audébut,quandonallaitdanslamaisondeCranhamRoad.Tucomprends.Par-dessussonépaule,ilmefaitunclind’œil.—C’estlàqu’Annaetmoionsedonnaitrendez-vous,àl’époque.Ildéplacesafillesursonautrebraspourlalaisserposersatêtesursonépaule.—Tudoismetrouvercruel,maiscen’estpasça.Jedissimplementlavérité.C’estcequetuveux,non,Anna?Tum’asdemandédenepasmentir.Annanerelèvepaslatête.Elleagrippelereborddelatable,lecorpstendu.Tompousseunprofondsoupir.—Pourêtrehonnête,jesuissoulagé.C’estàmoiqu’ilparle,ilmeregardedroitdanslesyeux.—Vousn’avezpaslamoindreidéed’àquelpointc’estépuisantdedevoirgérerdesgenscommevous.Et, putain, c’est pas fauted’avoir essayé. J’ai tout fait pourvous aider, toutes les deux.Maisvousêtes…Jeveuxdire,jevousaiaiméestouteslesdeux,passionnément,maisqu’est-cequevouspouvezêtrefaibles,parmoments!—Vatefairefoutre,Tom,s’écrieAnnaenselevant.Je t’interdisdememettredanslemêmesacqu’elle!Jeladévisage,etjemerendscomptequ’ilsvontvraimentbienensemble,finalement,AnnaetTom.Elleluiconvientcentfoismieuxquemoi,parcequec’estçaquiladérange:pasquesonmarisoitunmenteuretunassassin,maisqu’ilaitosélacompareràmoi.Toms’approched’elleetluimurmured’unevoixapaisante:—Jesuisdésolé,machérie,c’étaitmalhonnêtedemapart.Ellel’ignoreetils’adresseàmoi:—J’aifaitdemonmieux,tusais.J’aiétéunbonmaripourtoi,Rach.J’aidûsupporterbeaucoupdechoses,tonalcoolisme,tadépression.J’aisupportétoutçalongtempsavantdejeterl’éponge.—Tum’asmenti, dis-je, et il paraît surpris.Tum’as répétéque tout étaitma faute.Tum’as faitcroirequejen’étaisbonneàrien.Tum’asregardéesouffrir,ettu…Ilhausselesépaules.—Est-ce que tu imagines une seconde comme tu étais devenue chiante,Rachel ? et laide ?Troptristepourteleverlematin,tropfatiguéepourprendreunedoucheoutelaverlescheveux,bordel!Pas étonnant que j’aie perdu patience, si ? Pas étonnant que j’aie dû me mettre à chercher desdistractionsailleurs.Tunepeuxt’enprendrequ’àtoi-même.Ilpasseduméprisàl’inquiétudelorsqu’ilsetourneverssafemme.—Anna,avectoi,c’étaitdifférent.Promis.CetrucavecMegan,c’étaitjuste…justepourm’amuser.Riend’autre.J’admetsquejen’ensuispasfier,maisj’avaisbesoinderelâcherlapression.C’esttout.Je n’avais pas l’intention que ça s’éternise. Ça n’aurait jamais dû interférer avec nous, avec notrefamille.Ilfautquetulecomprennes.—Tu…

Page 192: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Annaessaiededirequelquechose,maisellen’arrivepasàformulersapensée.Tomposeunemainsursonépauleetlaserredoucement.—Quoi,monamour?— Tu l’as embauchée pour garder Evie ! crache-t-elle. Est-ce que tu la sautais pendant qu’elletravaillaitici?pendantqu’elles’occupaitdenotreenfant?Ilenlèvesamain,etsonvisageestl’imagemêmedurepentir.—C’étaitterrible.Jepensais…jepensaisqueceserait…Trèsfranchement,jenesaispascequejepensais.Jenesuispassûrquejepensaisàquoiquecesoit,enréalité.J’aieutort.J’aieuterriblementtort.Sonmasque change encore : le voilàmaintenant qui ouvre les grands yeux de l’innocence, et ilplaide:—Jenesavaispas,àcemoment-là,Anna.Ilfautquetumecroies,jenesavaispasquielleétait.Jenesavaispaspourcebébéqu’elleatué.Jenel’auraisjamaislaisséegarderEviesij’avaissucela.Ilfautquetumecroies.Sansprévenir,Annaselèved’unbondetfaittombersachaiseparterre–lebruitdusiègequicognecontrelesoldelacuisineréveilleleurfille.—Donne-la-moi,ditAnna,lesbrastendus.Tomreculelégèrement.—Toutdesuite,Tom,donne-la-moi.Donne-la-moi.Maisiln’obéitpas,ils’éloignetoutenberçantl’enfant,ilrecommenceàluimurmureràl’oreillepourl’aideràserendormir,alorsAnnasemetàcrier.Audébut,ellerépète:«Donne-la-moi,donne-la-moi!»,puisçase transformeenunhurlement inintelligibledefureuretdesouffrance.Lebébéhurle,elleaussi.Tomtentedelacalmer,ilignoreAnna,alorsc’estàmoideprendrecelle-cienmain.Jel’entraîneàl’extérieurpourluiparleràvoixbasse.—Ilfautquetutecalmes,Anna,dis-je,pressante.Tucomprends?Calme-toi.Parle-lui,distrais-lependantquej’appellelapolice,d’accord?Ellesecouelatêtesanss’arrêter.Ellem’attrapelesbras,etsesongless’enfoncentdansmachair.—Commenta-t-ilpufaireça?—Anna!écoute-moi.Ilfautquetuaillesl’occuperunmoment.Enfin,ellemeregarde,ellemeregardevraiment,ethochelatête.—D’accord.—Va…jenesaispas.Val’éloignerdelaporteetgagnedutemps.Ellerepartàl’intérieur.Jeprendsunegrandeinspiration,puisjemeretourneetfaisquelquespasdans le jardin.Jenevaispas troploin, justesur lapelouse.Je jetteuncoupd’œilderrièremoi. Ilssonttoujoursdanslacuisine.Jem’éloigneencore.Levents’estlevé,ilfaitlourdetunoragenevapas tarder à éclater.Lesmartinets volent bas dans le ciel, et je sens l’odeur de la pluie qui arrive.J’adorecetteodeur.Jeglisselamaindansmapochearrièreetj’ensorsmontéléphone.Mesmainstremblent,ilmefautun, deux, trois essais pour parvenir à déverrouillermon clavier. Je voudrais appeler l’inspectriceRiley,quelqu’unquimeconnaît,mais,lorsquejeparcoursmonjournald’appels,jeneretrouvepassonnuméro,alorsj’abandonne.Jevaissimplementappelerlenumérod’urgence,le999.J’ensuisaudeuxième«9»quandsonpiedpercutelebasdemacolonnevertébraleetquejem’écrasefacecontreterre, lesoufflecoupé.Le téléphonem’échappe,et il s’enempareavantque j’aiepumeremettreàgenouxoumêmeprendreuneinspiration.

Page 193: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—Allons,allons,Rachel,dit-ilenmeprenantparlebraspourmereleversansdifficulté.Évitonsdefairen’importequoi.Ilmeramènedanslamaisonetjelelaissefaire,parcequejesaisquecen’estpaslemomentdemedébattre, je n’ai aucune chance de m’échapper ainsi. Il me pousse par l’ouverture de la portecoulissante,larefermederrièrelui,puislaverrouille.Iljettelaclésurlatabledelacuisine.Annaestdebout,là,etmefaitunpetitsourire.Jemedemandealorssic’estellequiluiaditquej’allaisappelerlapolice.Annacommenceàpréparerledéjeunerdesafille,etmetdel’eauàbouillirpournousfaireduthé.Dans cette mise en scène grotesque de normalité, j’ai l’impression que je pourrais presque fairepolimentmesadieuxpuistraverserlapiècepourretrouverlasûretédelarue.C’estsitentantquejemeretrouveàfaireunpasdanscettedirection,maisTomseplaceentraversdemonchemin.Ilposeunemainsurmonépaule,puispasselesdoigtssousmagorge,avecunetrèslégèrepression.—Qu’est-cequejevaisfairedetoi,Rachel?

Page 194: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

MEGAN

Samedi13juillet2013

Soir

Cen’estqu’unefoisdanslavoiturequejem’aperçoisqu’iladusangsurlamain.—Tut’escoupé?Ilnerépondpas.Surlevolant,sesjointuressonttoutesblanches.—Tom,j’avaisbesoindeteparler,dis-je.J’essaiedeprendreuntonconciliant,d’êtreadulte,maisj’imaginequec’estunpeutard.—Jesuisdésoléedet’avoirharcelécommeçamais,bonsang!c’étaitlesilenceradio!Tu…—C’estrien,dit-il,radouci.Jenesuispas…C’estautrechosequim’aénervé.Cen’estpastoi.Ilmeregardeettentedesourire,envain.—Deshistoiresavecmonex,conclut-il.Tusaiscequec’est.—Qu’est-cequit’estarrivéàlamain?jedemande.—Deshistoiresavecmonex,dit-ilencore,lavoixmauvaise.Leresteducheminjusqu’àlaforêtdeCorlysedérouleensilence.Nousallonsnousgarer sur leparking, tout au fond.Nous sommesdéjàvenus là. Il n’y a jamaisgrandmondelesoir–parfoisquelquesadosavecdescanettesdebière,maisc’esttout.Cesoir,noussommesseuls.Tomcoupelemoteuretsetourneversmoi.—Bon,dequoituvoulaisparler?Ilyaencoredestracesd’agressivitédanssavoix,maisellessontplusdiffuses,ellesn’éclatentplusdans chaque syllabe. Cependant, après ce qui vient de se passer, je n’ai pas très envie de resterenferméedansunespaceclosavecunhommeencolère,alorsjeluiproposequ’onaillemarcher.Illèvelesyeuxaucielavecunlongsoupirmaisaccepte.Il fait encore bon ; des nuées de moucherons s’amassent sous les arbres, des rayons de soleilpénètrentàtraverslesfeuillesetbaignentlechemind’unelumièrequiparaîtvenirdesousnospieds.Au-dessusdenous,deshirondellesbavardentavecfrénésie.Nousfaisonsquelquespasensilence,moidevant,Tomunpeuenretrait.J’essaiederéfléchiràcequejevaisdire,àlafaçondontjevaisleformuler.Jeneveuxpasempirerleschoses.Jenecessedemerépéterquej’essaiesimplementdefairecequ’ilfaut.Jem’arrêteetmeretourne–ilsetienttoutprèsdemoi.Ilposelesmainssurmeshanches.—Là?demande-t-il.C’estçaquetuveux?Ilal’airdes’ennuyerferme.—Non,dis-jeenmedégageantpourrepartir.Pasça.Lechemindescendlégèrement,dececôté.Jeralentisetilmerattrape.—Quoi,alors?Grandeinspiration.Magorgemefaitencoremal.—Jesuisenceinte.

Page 195: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Iln’apaslamoindreréaction,sonvisageresteimpassible.Oncroiraitquejeviensdeleprévenirquejedoispasserfairedescoursesenrevenantouquej’airendez-vouschezledentiste.—Félicitations,lâche-t-ilenfin.Uneautreinspiration.—Tom,sijetedisça,c’estque…ehbien,ilyadeschancesqu’ilsoitdetoi.Ilmedévisagequelquesinstantspuiséclatederire.—Ahoui?Quellechance.Doncquoi,onvas’enfuirensemble,touslestrois?Toi,moietlebébé?Oùest-cequetuvoulaisaller,déjà?EnEspagne?—Jepensaisqu’ilfallaitquetusoisaucourant,parceque…—Avorte,m’interrompt-il.Jeveuxdire,sic’esttonmarilepère,tufaiscequetuveux.Maissic’estmoi, tu t’en débarrasses. Je suis sérieux, il faut que tu arrêtes de déconner. Je ne veux pas d’autreenfant.Ilmecaresselevisage.—Etjesuisdésolé,maistun’espasdugenreàavoirlafibrematernelle,pasvrai,Megs?—Tupourrasavoirlaplacequetuveuxdanssavie…—T’as entendu ce que je viens de dire ? crache-t-il avant de se retourner pour revenir vers lavoitureàgrandesenjambées.Tuseraisunetrèsmauvaisemère,Megan.Alorstuvast’endébarrasser.Jeparsà sa suite,d’abord jemarche rapidement,puis je cours, et,quand je suis assezprès, je lepousseviolemmentdansledos.Jeluicriedessus,jehurle,j’essaied’arracheràcoupsd’onglessonsouriredeconnardarrogant,etilrit,ilmerepoussesanseffort.Jecommenceàdirelespireschosesquimepassentparlatête.J’insultesavirilité,safemmeennuyeuseàmourir,sonbébémoche.Jenesaismêmepaspourquoijesuissifurieuse.Aprèstout,àquoijem’attendais?Àdelacolère,de l’inquiétudepeut-être,de lacontrariété.Maispasàça. Ilnemerejettemêmeplus, ilm’expédie.Toutcequ’ilveut,c’estquejedisparaisseavecmonenfant,alorsjeluidis,jeluihurle:«Jenevaispasdisparaître.Jevaistefairepayer.Tuvaspayerçalerestantdetavie,connard.»Ilacesséderire,àprésent.Ils’approche.Ilaquelquechoseàlamain.Jesuistombée.J’aidûglisser.Cognermatêtesurquelquechose.Jecroisquejevaisvomir.Toutdevientrouge.Jen’arriveplusàmelever.Passe,passe,passera,ladernièreyrestera.Jesuisbloquéelà,jen’arrivepasàallerplusloin.J’aila tête lourde de bruits, la bouche lourde de sang.Ladernière y restera. J’entends les hirondelles,ellesrient,ellessemoquentdemoideleurspépiementstapageurs.Unemaréed’oiseauxdemauvaisaugure.Jelesvoismaintenant,noiresdevantlesoleil.Maisnon,cenesontpasdeshirondelles,c’estautrechose.Quelqu’unvient.Quelqu’unquimeparle.«Tuvois?tuvoiscequetumefaisfaire?»

Page 196: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche18août2013

Après-midi

Danslesalon,noussommesassisentriangle:surlecanapé,Tom,pèreaimantetmaridévoué,avecsafillesurlesgenouxetsafemmeàcôtédelui.Et,enface,sonex-femmequisiroteunetassedethé.Toutcelaesttrèscivilisé.Jesuisinstalléedanslefauteuilencuirqu’onaachetéchezHeal’sjusteaprèsnotremariage.C’étaitlepremiermeublequ’ons'offraitentantquecouplemarié:uncuirbeigeclair, soyeux, cher et luxueux. Je me souviens comme j’étais excitée quand on l’a livré. Je mesouviensquejemesuismiseenbouledessus,quejemesentaisheureuse,àl’abri,etquej’aipensé:«C’estça,êtremariée:c’estêtreàl’abri,auchaud,etparfaitementbien.»Tommedévisage,sourcilsfroncés.Ilréfléchitàcequ’ilpeutfairepourarrangerlasituation.Ilnes’inquiètepaspourAnna,çasevoit.C’estmoi,leproblème.—Elleétaitunpeucommetoi,dit-ilsoudain.Ils’appuiecontreledossierducanapéetdéplacesafillepourmieuxl’installersursesgenoux.—Enfin,commetoietàlafoisrienàvoir.Elleavaitcetruc…C’étaitunefilleàproblèmes,tuvois.Jenepeuxpasrésisteràça.Ilmesourit.—Tumeconnais:j’aimevolerausecoursdesdemoisellesendétresse.—Tun’asjamaissecourupersonne,jerépondscalmement.—Enfin,Rach,tuexagères.Tunetesouvienspas?PauvreRachel,sitristequesonpapasoitmort,etquivoulaitjustequequelqu’unsoitlàpourelle,quequelqu’unl’aime?Jet’aidonnétoutça.Jet’aidonnélasécurité.Etpuistuasdécidédetoutfoutreenl’air,mais,çatunepeuxpasmelereprocher.—Jepeuxtereprocherunbonnombredechoses,Tom.—Non,non.Ilagitel’indexdevantmesyeux.—Onnevapasréécrirel’histoire.J’aiétégentilavectoi.J’aiprissoindetoi.Cen’estqu’àcemomentquejecomprendsenfin:ilsementàlui-mêmeautantqu’ilmementàmoi.Ilycroit.Ilestréellementpersuadéqu’ilaétégentilavecmoi.Lafillettesemetsoudainàpleurertrèsfort,etAnnaselèveaussitôt.—Ilfautquejelachange,annonce-t-elle.—Pasmaintenant.—Elleesttrempée,Tom.Elleabesoind’êtrechangée.Nesoispascruel.Il étudie Anna avec méfiance mais finit par lui tendre l’enfant. J’essaie de lui faire passer unmessage,maisellenemeregardepas.Lorsqu’elleseretournepourpartiràl’étage,unespoirnaîtenmoi,maisilestanéantiquandTomselèveprécipitammentpourluiposerunemainsurlebras.—Ici.Tupeuxlefaireici.Annatraverselacuisineetchangelacouchedesafillesurlatable.L’odeurd’excrémentsemplitlapièceetmeretournel’estomac.—Tuvasfinirparnousexpliquerpourquoi?jedemandealors.

Page 197: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Annainterromptsongesteetrelèvelatête.Lapièceesttoujoursaussisilencieuse,àl’exceptiondubabillaged’Evie.Toms’estrassisetilsecouelatête,commes’iln’ycroyaitpaslui-même.—Elleavaittendanceàfairecommetoi,Rach.Ellerefusaitdelâcherl’affaire.Ellenecomprenaitpas quand elle avait perdu. Elle… elle refusait d’écouter. Tu te souviens, quand on se disputait, tuvoulaistoujoursavoirlederniermot?Meganétaitpareille.Ellen’écoutaitpas.Ilremuesursonsiègepoursepencherenavant,lescoudessurlesgenoux,commes’ilmeracontaitunehistoire.—Quandçaacommencé,c’étaitsympa,cen’étaitquedusexe.Ellem’afaitcroirequec’étaitcequ’elleattendait,elleaussi.Etpuiselleachangéd’avis.Jenesaispaspourquoi.Elleétaitdétraquée,cettenana.Ilsuffisaitd’unesalejournéeavecScott,ouqu’elles’ennuieunpeu,etellesemettaitàmeproposerdenousenfuir tous lesdeux,decommencerunenouvellevie,dequitterAnnaetEvie.Etpuisquoiencore!Etsijen’accouraispasdèsqu’elleenavaitenvie,elleétaitfurieuse,elleappelaitàlamaison,ellememenaçait,ellemedisaitqu’elleallaitdébarquerpourtoutrévéleràAnna.«Etpuisças’estarrêté.J’étaistellementsoulagé.J’aicruqu’elleavaitenfinréussiàfairerentrerdanssapetitetêtequejen’étaisplusintéressé.Maiscesamedi-làellem’aappelé,ellem’aditqu’elleavaitbesoinqu’ondiscute,qu’elle avaitquelquechosed’important àm’annoncer.Audébut, je l’aiignorée,alorsellearecommencéàmemenacerdeveniràlamaison,cegenredechose.Audébut,çanem’apastropinquiété,parcequeAnnaétaitcenséesortir.Tuterappelles,chérie?Tudevaisallerdîneraveclesfilles,etjedevaisrestergarderlapetite.J’aicruqueceneseraitpeut-êtrepassimal,aufinal:ellepasseraiticietonpourraits’expliquer.Jeluiferaiscomprendre.Maisc’estlàquetuasdébarqué,Rachel,etquetuastoutfoutuenl’air.Il se laisse aller en arrière sur le dossier du canapé, les jambesbien écartées, il joue à l’hommeimportant,celuiquiprenddelaplace.—C’étaittafaute.Toutça,enréalité,c’esttafaute,Rachel.Annan’apasvouluallerdîneravecsescopines,elleestrevenueauboutdecinqminutes,affoléeetfurieuse,parcequ’ellet’avaitvueavecuntypedevantlagare,torchée,commed’habitude,etquetutenaisàpeinedebout.Elleaeupeurquetuviennesparici.ElleavaitpeurpourEvie.Alors,aulieuderéglercettehistoireavecMegan,j’aidûsortirm’occuperdetoi.Unsouriremauvaisapparaîtsurseslèvres.—BonDieu,tuétaisdansunétat…Tuavaisunetêtededéterrée,tupuaislavinasse…Tuasessayédem’embrasser,tut’ensouviens?Ilfaitmined’avoirunhaut-le-cœurpuissemetàrire.Annarit,elleaussi,etjen’arrivepasàsavoirsic’estparcequ’elletrouveçadrôleouparcequ’ellechercheàl’apaiser.—Ilfallaitquejeparvienneàtefairecomprendrequejenevoulaisplusquetut’approchesdemoi.Denous.Alorsjet’aiemmenéeauboutdelarue,danslepassagesouterrain,pouréviterquetunemefassesunscandaleenpublic.Etjet’aiditdenousfoutrelapaix.Tupleurais,tugeignais,alorsjet’aimisunegiflepourquetulafermes,maistut’escontentéedepleureretdegeindreencoreplus.Ilserrelamâchoireenparlant,jevoislesmusclessecontractersursonvisage.—J’étaishorsdemoi,jevoulaisjustequevouspartiezetquevousnousfoutiezlapaix,Meganettoi.J’aiunefamille.J’aiunebellevie.Il jette un coup d’œil àAnna, impassible, qui essaie de faire asseoir la petite fille dans la chaisehaute.—Jemesuisconstruitunebellevie,malgrétoi,malgréMegan,malgrétout.

Page 198: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

«C’estaprèsçaqueMeganestarrivée.EllesedirigeaitversBlenheimRoad.Jenepouvaispaslalaisseralleràlamaison.JenepouvaispaslalaisserparleràAnna,quandmême!Jeluiaiproposéd’allerdiscuterquelquepart,etc’étaittoutcequejecomptaisfaire,jevousassure.AlorsonaprislavoitureetonestallésàCorly,danslesbois.C’étaitlàqu’onallaitparfois,avant,sionnetrouvaitpasdechambre.Onfaisaitçadanslavoiture.Depuismonfauteuil,jevoisAnnatressaillir.—Ilfautmecroire,Anna,jen’aijamaisprévuqueleschosessepasseraientcommeça.Tomlaregardepuissepencheenavantetexaminelapaumedesesmains.—Elleacommencéàmeparlerdubébé,ellenesavaitpass’ilétaitdemoioudeScott.Ellevoulaittoutrévéler,etelledisaitque,s’ilétaitdemoi,elleaccepteraitquejelevoie…Etmoi,jeluidisais:«J’enairienàfairedetonbébé,çan’arienàvoiravecmoi.»Ilsecouelatête.—Elles’estmiseencolère,mais,quandMeganestencolère…cen’estpasRachel.Ellenevapaspleurernigeindre.Ellem’ahurlédessus,ellem’ainsulté,elledisaitdessaloperies,qu’elleiraitvoirAnnadirectement, qu’ellene se laisserait pas ignorer, qu’ellen’accepterait pasque son enfant soitabandonné…Et,putain,ellenevoulaitpasfermersagueule.Alors…Jenesaispas,jevoulaisjustequ’ellearrête.Alorsj’airamasséunepierre…Ilobservesamaindroitecommes’ilyvoyaitlapierreencemomentmême.—Etj’ai…Ilfermelesyeuxetpousseunlongsoupir.—Jeneluiaidonnéqu’uncoup,maisçaasuffià…Ilgonflelesjouesetexpirelentement.—Jen’aipasvouluça. Jevoulais justequ’ellese taise.Ellesaignaitbeaucoup.Ellepleurait,ellefaisaitunbruitaffreux.Elleaessayéderamper,des’éloignerdemoi.Iln’yavaitrienàfaire.J’étaisobligéd’enfinir.Le soleil a disparu, la pièce est plongée dans l’obscurité. Le silence règne, à l’exception de larespirationdeTom,pénibleetsaccadée.Aucunsonnenousparvientdepuislarue.Jenemesouviensplusdeladernièrefoisquej’aientenduuntrainpasser.—Jel’aimisedanslecoffredelavoiture,reprend-il.Jemesuisenfoncédanslesbois,jesuissortidelaroute.Iln’yavaitpersonne.J’aidûcreuser…Sarespirations'accélèreetsefaitencoreplusirrégulière.—J’aidûcreuseràmainsnues.J’avaispeur.Ilmeregarde,lespupillesdilatées.—Peurquequelqu’unn’arrive.Etçafaisaitmal,j’avaislesonglesquiaccrochaientdanslaterre.Çam’aprislongtemps.J’aidûm’interromprepourappelerAnnaetluidirequej’étaisentraindetechercher.Ils’éclaircitlagorge.—Lesolétaitassezmeuble,maisjen’aiquandmêmepasréussiàcreuseraussiprofondquejelevoulais. J’avais tellement peur que quelqu’un n’arrive… Je me suis dit que j’aurais toujoursl’opportunité de revenir un peu plus tard, une fois le calme retrouvé. J’ai cru que je pourrais ladéplaceràcemoment-là,lamettre…autrepart.Àunmeilleurendroit.Mais,àcausedelapluie,jen’aipaspu.Ilmedévisage,sourcilsfroncés.

Page 199: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—J’étaisquasimentcertainquelapolices’enprendraitàScott.Ellem’avaitracontécombienilétaitparano à l’idée qu’elle le trompe, qu’il lisait ses e-mails, qu’il la surveillait. Je pensais… J’avaisprévudecacherletéléphonechezeuxàunmoment.Jenesaispas.Jepensaisquejepourraispasserprendreunebière,cegenredechose,untrucquepourrait faireunvoisinsympa.Jenesaispas.Jen’avaispasdeplan. Jen’avaispas réfléchi à tous les tenants et aboutissants.Cen’était pasun trucprémédité.C’étaitjusteunhorribleaccident.Puissonattitudechangeànouveau.Ondiraitdesnuagesquitraversentleciel,uncoupsombres,uncoupclairs. Il se lèveetmarche lentement jusqu’à la cuisine,oùAnnaestdésormais assiseà tablepournourrirEvie.Ill’embrassesurlehautducrânepuissortsafilledelachaisehaute.—Tom,protesteAnna.—Cen’estrien.Illuisourit.—J’aijusteenvied’uncâlin.Pasvrai,machérie?Ilvaouvrirlefrigo,safilleposéesurunbras,etensortunebière.Ilmejetteunregard.—Tuenveuxune?Jesecouelatête.—Non,vautmieuxpas,j’imagine,commente-t-il.Jel’entendsàpeine.Jesuisoccupéeàcalculersij’ailetempsdecourird’iciàlaportedelamaisonavant qu’il puisse me rattraper. S’il n’a que mis le loquet, je crois que je pourrai sortir. S’il l’averrouillée,çarisquedetrèsmalsepasserpourmoi.Jemejetteenavantetfonce.J’atteinsl’entrée,j’ai presque lamain sur la poignée de la porte quand je sens la bouteille entrer en collision avecl’arrièredemoncrâne.Uneexplosiondedouleurm’aveugleetjem’effondreàgenoux.Ilprendunepoignéedecheveuxdanslaquelleilenroulesesdoigts,puisiltireetmetraînejusqu’ausalonavantdemelâcher.Ilsetientau-dessusdemoi,unpieddechaquecôtédemeshanches.Ilaencoresafilledanslesbras,maisAnnaestcolléeàluiettentedelaluiretirer.—Donne-la-moi,Tom,s’ilteplaît.Tuvasluifairemal.S’ilteplaît,donne-la-moi.IlrendàAnnauneEvieenpleurs.J’entendsTomparler,mais ilme semble très, très loin, c’est comme si j’avais la tête sous l’eau.J’arrive à distinguer sesmots,mais ils ne s’appliquent pas àmoi, à ce quim’arrive. Tout ce quim’arrivemeparaîtdétachédemoi.—Vaaupremier,dit-il.Vadanslachambreetfermelaporte.Etnetéléphoneàpersonne,d’accord?Jeneplaisantepas,Anna.Ceneseraitpastrèsmalind’appelerquelqu’un.Pasalorsqu’Evieestlà.Jenevoudraispasqu’ilvousarrivemalheur.Annanemeregardepas.Elleserrel’enfantcontresapoitrine,m’enjambeetpartprécipitamment.Tomsepenche,passelesmainsdanslaceinturedemonjeanpourmesouleveretmetirersurlesoldelacuisine.Jemedébats,jedonnedescoupsdepied,j’essaiedem’accrocheràquelquechose,maisenvain.Jen’arrivepasàvoircorrectement,j’aideslarmesquimepiquentlesyeuxettoutestflou.Les élancements dansma tête sont insoutenables chaque fois que je cogne par terre, et je sens lanauséemonter.Unobjets’écrasecontremoncrâneetuneterribledouleursurvient.Puisplusrien.

Page 200: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

ANNA

Dimanche18août2013

Soir

E lleestétenduesurlesoldelacuisine.Ellesaigne,maisjenepensepasquecesoitgrave.Iln’apasencorefini.Jenesuispassûredecequ’ilattend.J’imaginequeçanedoitpasêtrefacilepourlui.Aprèstoutill’aimait,autrefois.J’étaisà l’étage,en traindecoucherEvie,et jemesuisdit :c’estceque jevoulais,non?Rachelenfindisparueunebonnefoispourtoutes,Rachelquinereviendraitplusjamais.J’avaisrêvédecegenredechose.Bon,pasexactementcegenredechose,biensûr.Maisjevoulaisqu’elles’enaille.Jerêvaisd’uneviesansRachel,et,maintenant,jepouvaisl’avoir.Iln’yauraitplusquenoustrois,Tom,Evieetmoi,leschosesseraientenfincommeellesdevraientêtre.L’espace d’un instant, je me suis laissé bercer par ce doux rêve, puis j’ai baissé les yeux pourregardermafilleendormieetj’aisuquecen’étaitriendeplus:undouxrêve.J’aiembrasséleboutdemesdoigtspuisjelesaiposéssursesparfaitespetiteslèvres,etj’aisuquenousneserionsjamaisplusensécurité.Jeneseraijamaisplusensécurité,parcequejesaistout,etqu’ilnepourrapasmefaire confiance.Et quimedit qu’une autreMeganne fera pas son apparition ? ou, pire, une autreAnna,uneautremoi?Jesuisredescendueetilétaitassisàlatabledelacuisine,devantunebière.Audébut,jenel’aipasvue,puis j’ai repérésespieds,et j’ai toutd’abordcruquec’était fait,mais ilm’aditqu’elleallaitbien.—Cen’estqu’unpetitcoup,a-t-ilajouté.Cettefois,ilnepourrapasprétendrequec’étaitunaccident.Alorsnousavonsattendu.Jemesuisprisunebière,moiaussi,etnousavonsbuensemble.Ilm’aditqu’ilétaitvraimentdésolépourMegan,poursaliaison.Ilm’aembrasséeetm’apromisqu’ilseferaitpardonner,qu’onallaits’ensortir,quetouts’arrangerait.—Onvadéménagerloind’elle,commetul’astoujoursvoulu.Oniraoùtuvoudras.N’importeoù.Ilm’ademandésijepouvaisluipardonner,etj’airéponduoui,avecunpeudetemps,etilm’acrue.Jepensequ’ilm’acrue.L’orage a éclaté, comme l’avait annoncé la météo. Le grondement du tonnerre la réveille, ellerevientàelle.Ellesemetàfairedubruit,àremuerparterre.—Tudevraisyaller,medit-il.Retourneenhaut.Je l’embrassesur laboucheet le laisse,mais jeneremontepasà l’étage.Àlaplace, jeprends letéléphonedel’entrée,jem’assoissurlapremièremarcheet,lecombinéàlamain,j’écoute,j’attendslebonmoment.J’entendsTomluiparleràvoixbasse,puisjel’entends,elle.Jecroisqu’ellepleure.

Page 201: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

RACHEL

Dimanche18août2013

SoirJ’entendsunbruit,unsifflement.Unéclairdelumière.Jecomprendsquec’estlapluiequitombeàverse. Il fait sombre, dehors, unorage a éclaté.Des éclairs. Je neme souvienspas dumoment oùl’obscuritéesttombée.Ladouleurdansmoncrânemefaitreveniràmoi,j’aideshaut-le-cœur.Jesuissur le carrelage.Dans la cuisine. Je parviens péniblement à lever la tête et àme redresser sur uncoude.Ilestassisàlatabledelacuisineetilobservel’orage,unebouteilledebièreàlamain.—Qu’est-ce que je vais faire, Rachel ? demande-t-il quand il me voit lever la tête. Ça va fairepresque…unedemi-heurequejesuislà,àmeposercettequestion.Qu’est-cequejesuiscenséfairedetoi?Qu’est-cequetumelaissescommechoix?Ilprendunelonguegorgéedebièreetm’examine,pensif.Jeréussisàm’asseoir,ledoscontrelesplacardsdelacuisine.J’ailatêtequitourne,laboucherempliedesalive.J’ail’impressionquejevaisvomir. Jememords la lèvreet j’enfoncemesonglesdans lapaumedemamain. Il fautque jemesorte de cette torpeur, je nepeuxpasmepermettre d’être faible. Je nepeux compter sur personned’autre.Jelesais.Annanevapasappelerlapolice.Ellen’iraitpasmettresafilleendangerpourmoi.Tomcontinuedeparler:—Tudoisadmettrequetues laseuleresponsable,danscettehistoire.Réfléchis :si tunousavaislaisséstranquilles, tuneteseraisjamaisretrouvéedanscettesituation.Jenemeseraispasretrouvédans cette situation. Aucun d’entre nous. Si tu n’étais pas venue, ce soir-là, si Anna n’avait pasaccouruiciaprèst’avoiraperçueàlagare,alorsj’auraissûrementputoutarrangeravecMegan.Jen’auraispasétéaussi…énervé.Jen’auraispasperdumonsang-froid.Jeneluiauraispasfaitdemal.Riendetoutcelaneseraitarrivé.Jesensunsanglotmonterdufonddemagorge,maisjeleravale.C’estça,c’estcequ’ilfaittoutletemps,ilestpassémaîtreenlamatière:ilmefaitcroirequetoutestmafaute,quejenevauxrien.Ilfinitsabièreetfaitroulerlabouteillevidesurlatable,puisilsecouetristementlatêteetsemetdebout,marchejusqu’àmoietmetendlesmains.—Accroche-toi.Allez,Rachel,debout.Jelelaissemerelever.J’ailebasdudoscontreleplandetravaildelacuisineetilsetientfaceàmoi,contremoi,seshanchesappuyéescontrelesmiennes.Ilporteunemainjusqu'àmonvisagepouressuyerdesonpouceleslarmesquicoulentsurmesjoues.—Qu’est-ceque jevaisbienpouvoir fairede toi,Rach?Qu’est-ceque tupensesque jedevraisfaire?—Tun’espasobligédefairequoiquecesoit,luidis-jeentâchantdesourire.Tusaisquejet’aime.Jet’aimetoujours.Tusaisquejenevaisrienraconteràpersonne…Jenepourraispastefaireça.Ilsourit,celargesourire,cebeausourirequimefaisaitfondre,autrefois,etjememetsàsangloter.Jen’arrivepasàycroire,àcroirequ’onensoitarrivéslà,queleplusgrandbonheurquej’aieconnu–mavieaveclui–n’aitétéqu’uneillusion.Ilme laisse pleurer quelquesminutes,mais ça doit vite l’ennuyer, parce que son sourire éclatantdisparaîtetsetransformeenunrictusmauvais.

Page 202: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

—C’estbon,Rach,çasuffitmaintenant,dit-il.Arrêtedepleurnicher.Ilfaitunpasverslatablepouryattraperunepoignéedemouchoirsdansuneboîte.—Mouche-toi.Jem’exécute.Ilm’observe;sonvisagerespirelemépris.—L’autrejour,quandonestallésaulac,reprend-il.Tuascruquetuavaisunechance,non?Ilsemetàrire.—J’airaison,pasvrai?Tumeregardaisavectesgrandsyeuximplorants…J’auraisputesauter,n’est-cepas?C’esttellementfacile,avectoi.Jememordslalèvre,fort.Ilserapprocheànouveau.—Turessemblesàceschiensabandonnés,ceuxquisesontfaitmaltraitertouteleurvie.Onpeutlesfrapperencoreetencore, ils reviennent toujoursen remuant laqueue. Ils reviennentquémanderenespérantque,cettefois,ceseradifférent,que,cettefois, ils ferontcequ’il fautetqu’onlesaimeraenfin.Tuesexactementcommeça,pasvrai,Rach?Unclébard.Ilpasseunemaindansmondosetposesabouchesurlamienne.Jelelaisseglissersalangueentremeslèvresetj’avancemeshanchescontrelessiennes.Jelesenssedurcir.Jenesaispassilesobjetssonttoujoursàlamêmeplacequelorsquej’habitaislà.JenesaispassiAnnaaréarrangélesplacards,mislesspaghettisdansunautrebocal,déplacélabalanceduplacardenbasàgaucheauplacardenbasàdroite. Jenesaispas.Mais, tandisque jeglisseunemaindans letiroirderrièremoi,jepriepourqu’iln’ensoitrien.—Tuaspeut-êtreraison,tusais,dis-jeàlafindubaiser.Jelèvelatêtepourleregarderbienenface.—Peut-êtreque,sijen’étaispasvenueàWitneycesoir-là,Meganseraittoujoursenvie.Ilacquiesce,etmamaindroiteserefermesurunobjetfamilier.Jesourisetmelaisseallercontrelui,plusprès,plusprès,etmamaingauches’insinuedanssondos.Puisjeluimurmureàl’oreille:—Maiscommentpeux-tusérieusementpenserquec’estmoilaresponsable,quandc’esttoiquiluiasdéfoncélecrâne?Il recule, et c’est à cemoment que je plongede toutmonpoids sur lui.Déséquilibré, il va butercontrelatabledelacuisine,j’écrasemonpiedsurlesienaussifortquejelepeuxet,lorsqu’ilseplieendeuxsouslecoupdeladouleur,jeluiattrapelescheveuxderrièrelecrâneetjel’attireversmoitoutenlevantmongenoupourlefrapperauvisage.Jesensuncartilagecraqueretilpousseuncri.Jel’envoiebasculerparterre,jemesaisisdescléssurlatableetjefranchislaportecoulissanteavantqu’ilaiteuletempsdeseremettreàgenoux.Jemeprécipiteverslabarrière,maisjeglissedanslaboueettombe,et,déjà,ilmerattrape.Ilmetireenarrière,agrippemescheveux,megriffelevisage,etmehurledesinsultesquivolentparmilesgouttesdesang:—Connasse!espècedesaleconnasse,tunepeuxpasnouslaissertranquilles?Tunepeuxpasmefoutrelapaix?Je parviens à nouveau à me dégager, mais je n’ai nulle part où aller. Je n’arriverai jamais àretraverser toute la maison ni à atteindre la barrière. J’appelle à l’aide, mais personne ne peutm’entendre avec la pluie, le tonnerre et le bruit du train qui approche. Je cours jusqu’au fond dujardin,prèsdelavoieferrée.Jesuiscoincée.Jemetiensàl’endroitoù,ilyaàpeineplusd’unan,jemetenaisavecsonenfantdanslesbras.Jemeretourne,dosaugrillage,etjeleregardes’avanceràgrandspasversmoi,résolu.Ils’essuielaboucheavecl’avant-brasetcrachedusangparterre.Jesenslesvibrationsdesrailsdanslegrillagederrièremoi,letrainestpresquelà,oncroiraitqu’ilpousse

Page 203: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

un hurlement. Les lèvres deTom remuent, ilme dit quelque chosemais je ne l’entends pas. Je leregardes’approcher,jeleregarde,jeresteimmobilejusqu’aumomentoùilfondsurmoi,etc’estlàquejefrappe.Jeluiplanteletire-bouchondanslecou.Lesyeuxécarquillés,ils’effondresansunbruit.Ilporteunemainàsagorgeenmedévisageant.Ondiraitqu’ilpleure.Jelefixejusqu’àcequejen’yarriveplus,puisjeluitourneledos.Tandisqueletrain passe, je vois des visages derrière les vitres illuminées, des têtes penchées sur un livre, untéléphone,desvoyageursbienauchaudetàl’abriquis’enretournentchezeux.

Mardi10septembre2013MatinOnlesent,commelebourdonnementsourdd’unelumièreélectrique,cechangementd’atmosphèrequand le train s’arrête au feu de signalisation. Je ne suis plus la seule à regarder, maintenant.J’imaginequejenel’aijamaisété.J’imaginequetoutlemondelefait–observerlesmaisonsqu’oncroise–,mais onne les voit pas tousde lamêmemanière.Onne les voyait pas tousde lamêmemanière.Désormais,toutlemondevoitlamêmechose.Parfois,onentendlesgensenparler:—Là,c’estcelle-là.Non,non,celle-là,àgauche.Là.Celleaveclesrosierslelongdelabarrière.C’estlàqueças’estpassé.Lesmaisonselles-mêmessontvides,lenuméroquinzeetlenumérovingt-trois.Çanesevoitpas,lesstoressontrelevésetlesportesouvertes,maisc’estparcequ’onlesfaitvisiter.Ellessonttouteslesdeuxenvente,mais,àmonavis,ellesn’attirerontpasd’offresérieuseavantunbonboutdetemps.Jesupposeque lesagents immobiliersn’escortentguèredanscespiècesquedescurieuxmorbidesquimeurentd’enviedevoircetendroitdeprès,l’endroitoùilesttombéetoùsonsangaabreuvélaterre.Çamefaitmaldelesimaginerarpentantcettemaison,mamaisonoù,autrefois, j’avaisencoredel’espoir.J’essaiedenepasrepenseràcequis’estpasséparlasuite.J’essaiedenepasrepenseràcesoir-là.Envain.Côteàcôte,trempéesdesonsang,nousnoussommesassisessurlecanapé,Annaetmoi.Lesdeuxépousesquiattendaientl’ambulance.C’estAnnaquiaprévenu,elleaappelélapolice,tout.Elles’estoccupéedetout.Lesmédecinsurgentistessontarrivés, troptardpourTom,puis, justederrière, lespoliciersenuniforme,etenfinlessupérieurs,GaskilletRiley.Ilsensontrestéslittéralementbouchebéeennousvoyant. Ilsnousontposédesquestions,mais j’arrivaisàpeineàcomprendre lesmotsqu’ilsprononçaient.J’étaispresqueincapabledebougeroumêmederespirer.C’estAnnaquiaparlé,calmement,avecassurance:—C’étaitdelalégitimedéfense.J’aitoutvudepuislafenêtre.Ils’estprécipitésurelleavecletire-bouchon.Ill’auraittuée.Ellen’avaitpaslechoix.J’aiessayé…Çaaétésonseulmomentdefaiblesse,laseulefoisquejel’aivuepleurer.—J’aiessayéd’arrêterl’hémorragie,maisjen’aipasréussi.Jen’aipasréussi.Un des policiers en uniforme est allé chercher Evie qui, par miracle, était restée profondémentendormie pendant toute la scène, et ils nous ont toutes emmenées au poste de police. Ils nous ontinstalléesdansdeuxpiècesséparées,Annaetmoi,etnousontencoreposédesquestionsdontjenemesouviensplus.J’avaisbeaucoupdemalàrépondre,àmeconcentrer.Àarticulerlemoindremot.Jeleuraiditqu’ilm’avaitattaquée,qu’ilm’avaitfrappéeavecunebouteille.Jeleuraiditqu’ilm’avait

Page 204: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

sautédessusavec le tire-bouchon. Je leuraiditque j’avais réussià luiprendre sonarmeetque jem’enétaisserviepourmedéfendre.Ilsm’ontexaminée:ilsontétudiélesblessuresquej’avaisàlatête,mesmains,mesongles.— Ça ne se voit pas tant que ça, que vous avez dû vous défendre, a fait remarquer Riley,soupçonneuse.Ilssontsortisetm’ontlaisséelàavecunpolicierenuniforme,celuiavecdesboutonsdanslecouquiétaitvenuchezCathyàAshbury,dansuneautrevie.Ilestrestésurlepasdelaportesanscroisermonregard.Unpeuplustard,Rileyestrevenue.—MadameWatsonaconfirmévotreversion,Rachel.Vouspouvezyaller.Elle non plus n’a pas voulume regarder dans les yeux.Un policier en uniformem’a conduite àl’hôpitalpourfairerecoudrelaplaiequej’avaisaucrâne.Ilyaeubeaucoupd’articlessurTomdanslesjournaux.J’aiapprisqu’iln’avaitjamaisfaitl’armée.Ilavaitessayédel’intégrer,maisonl’avaitrecalédeuxfois.L’histoiredesabrouilleavecsonpèreétaitfausse,elleaussi,ill’avaitcomplètementdéformée.Ilavaitempruntétoutesleséconomiesdesesparentsetavaittoutperdu.Ilsluiontpardonné,maisilacoupélespontsaveceuxquandsonpèrearefusé de prendre une seconde hypothèque sur leurmaison pour pouvoir lui prêter à nouveau del’argent. Ilmentait tout le temps, pour tout.Même quand il n’en avait pas besoin,même quand çan’avaitaucunintérêt.J’aiencorecesouvenirtrèsvifdeScottquimedit,àproposdeMegan:«Jen’aipaslamoindreidéedequielleétait.»C’est exactement ce que je ressens. La vie entière de Tom était bâtie sur des mensonges, desmalhonnêtetésetdessemi-véritéscenséeslefairepasserpourquelqu’undesupérieur,deplusfortetdeplus intéressantqu’ilne l’était.Et j’ai toutgobé.Annaaussi.Nous l’aimions. Jemedemandesinousaurionsaimécetteautreversionde lui,plus faible,plusbanale,avecsesdéfauts.Jecroisqueoui.J’auraissuluipardonnerseséchecsetseserreurs.J’enaisuffisammentcommismoi-même.

SoirJesuisdansunhôteld'unpetitvillagedelacôteduNorfolk.Demain,jecontinueraimarouteverslenord.Édimbourg,peut-être,ouplus loinencore.Jen’aipasencoredécidé.Jeveuxjustem’assurerque jemetssuffisammentdedistanceentremoietceque je laissederrière.J’aide l’argent.Quandelle a appris tout ce que j’avais enduré, maman s’est montrée très généreuse, alors je n’ai pas àm’inquiéter.Pasavantunbonmoment.J’ai louéunevoiturepourmerendreàHolkhamcetaprès-midi.Justeàlasortieduvillage, ilyauneégliseoùsontenterrées lescendresdeMegan,prèsdesossementsdesa fille,Libby. Je l’ai ludans les journaux. Il y a eu une controverse au sujet de l’enterrement, à cause du rôle supposé deMegandanslamortdesonenfant.Mais,aufinal,onl’aautorisé,etjetrouvequec’estcequ’ilfallait.Quoiqu’elleaitfait,elleaétésuffisammentpunie.Quand je suis arrivée, il commençait à pleuvoir et il n’y avait pas âmequi vive,mais j’ai quandmêmegaré lavoiturepourallermarcherdans lecimetière.J’ai trouvésasépulturedans lecoin lepluséloigné,presquecachéesousunerangéedesapins.Onnedevineraitjamaisqu’elleestlà,saufsionsaitoùchercher.Lapierretombaleneportequesonnometsesdatesdenaissanceetdedécès,pasde«Àlamémoirede»,pasde«Épouse/mère/fillebien-aimée».Lastèledesafillen’indiqueque«Libby».Aumoins,maintenant,elleaunevraietombe;ellen’estplustouteseuleprèsdelavoieferrée.

Page 205: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

Lapluies'estmiseàtomberplusfort.Quandjesuisrepartieversl’église,j’aiaperçuunhommequisetenaitsurleseuildelachapelleet, l’espaced’uneseconde, j’ai imaginéqu’ils’agissaitdeScott.J’aiessuyélesgouttesdansmesyeuxpuisregardéànouveau,etj’aivuquec’étaitunprêtre.Ilalevélamainpourmesaluer.J’aipresquecourujusqu’àlavoiture,effrayéesansaucuneraisonvalable.Jerepensaisàlaviolencede ma dernière confrontation avec Scott, de l’homme qu’il était devenu, vers la fin : emporté,paranoïaque, au bord de la folie. Il ne retrouvera plus jamais la paix, maintenant. Comment lepourrait-il?Jesongeàcetteidée,etàl’hommequ’ilétaitavant–lecouplequ’ilsformaienttouslesdeux, lecoupleque j’imaginais–,et jesuisenvahiepar lechagrin.C’estd’euxaussique je fais ledeuil.J’ai envoyé un e-mail à Scott pour m’excuser de tous les mensonges que je lui ai racontés. Jevoulais aussim’excuser pourTom, parce que j’aurais dû savoir. Si j’étais restée sobre, toutes cesannéesdurant,l’aurais-jesu?Peut-êtreque,moinonplus,jenepourraijamaistrouverlapaix.Iln’apasréponduàmonmessage.Çanem’apasétonnée.Je rends la voiture de location, puis je vais prendre la clé de ma chambre à l’hôtel et, pourm’empêcherdesongercombienceseraitagréabledem’asseoir,unverredevinàlamain,dansundesfauteuilsencuirdubarde l’hôtel,siaccueillantavecsondouxéclairage, jevaismepromenerjusqu’auport.Je suisparfaitement capabled’imaginer lebien-êtreque je ressentirais aumomentde cepremierverre.Pour repoussercette sensation, jecompte lenombrede joursdepuis ledernier :vingt-deux.Vingt-troisavecaujourd’hui.Plusdetroissemaines:mapluslonguepérioded’abstinencedepuisdesannées.Faitassezcurieux,c’estCathyquim’aservimondernierverre.Quandlapolicem’aramenéeàlamaison,pâlecommelamortetensanglantée,etqu’onluiaexpliquécequis’étaitpassé,elleestalléechercherunebouteilledeJackDaniel’sdanssachambreetellenousenaserviàchacuneunelargedose.Ellen’arrêtaitpasdepleurer,derépéteràquelpointelleétaitdésolée,commesic’étaitsafaute,quelquepart.J’aibulewhiskyetjel’aivomiaussitôt;jen’aiplustouchéàunegouttedepuis.Çanem’empêchepasd’enavoirenvie.Quand j’atteins leport, jeprendsàgauchepour le longer jusqu’àunepetiteplagesur laquelle jepourraismarcheretrejoindreHolkham,sijelevoulais.Lanuitestpresquetombée,désormais,etilfaitfroidprèsdelamer,maisjecontinuemonchemin.J’aienviedemarcherjusqu’àcequejesoisépuisée,sifatiguéequejen’arriveraiplusàpenser.Peut-êtrequ’àcemoment-làjeréussiraiàdormir.La plage est déserte, et il fait si froid que je dois serrer les dents pour les empêcher des’entrechoquer. Jemarche rapidement sur les galets, je dépasse les cabines de plage, si jolies à lalumièredujourmaissinistresdanscetteobscurité.Quandleventselève,ellesprennentvieetleursplanchescraquentlesunescontrelesautres,et,souslebruitdesvagues,desmurmurestrahissentunmouvement:quelqu’unouquelquechoses’approche.Jemeretourneetmemetsàcourir.Jesaisqu’iln’yarien,là,riendontjedoiveavoirpeur,maisçan’empêchepaslaterreurd’enflerdemonventreàmapoitrine jusqu’àmagorge. Jecoursaussiviteque jepeux. Jenem’arrêtepasavantd’avoirrejointleport,souslalumièrevivedesréverbères.Unefoisderetourdansmachambre,jem’assoissurmonlit,lesmainssouslesfessespourqu’ellescessentdetrembler.Puisj’ouvreleminibar,etj’ensorsunebouteilled’eauetunsachetdenoixdemacadamia. Je ne touche pas au vin ni aux petites bouteilles de gin, même si je sais qu’ils

Page 206: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

m’aideraientàdormir,qu’ilsmelaisseraientsombrerdanslenéant,réchaufféeetdétendue.Mêmesijesaisqu’ilsmepermettraientd’oublier,uninstantseulement,lesouvenirdesonvisagequandjemesuisretournéepourleregardermourir.Letrainvenaitdepasser.J’aientenduunbruitderrièremoi,etj’aivuAnnasortirdelamaison.Elleamarchélentementversnouset,quandelleestarrivéeprèsdelui,elles’estagenouilléepourposerlesmainssursagorge.Ilavaitcetteexpressiondechoc,dedouleur,surlevisage.J’aieuenviededireàAnna:—Çanesertàrien,tunepeuxplusrienpourluimaintenant.Maisjemesuisrenducomptequ’ellen’essayaitpasd’arrêterl’hémorragie.Elleétaitvenuevérifier.Ellecontinuaitd’enfoncerletire-bouchon,deplusenplusprofondément,pourluidéchirerlagorgeet,pendantcetemps-là,elleluiparlait,toutdoucement.Jen’aipasentenducequ’elledisait.Ladernièrefoisque je l’aivue,c’étaitaupostedepolice,quandonnousaemmenéesfairenotredéposition.Onl’aappeléedansunepièceetmoidansuneautre,mais,justeavantqu’onnoussépare,ellem’aeffleurélebras.—Faisattentionàtoi,Rachel,a-t-elledit.Ilyavait,danslamanièredontelleaprononcécettephrase,quelquechosequil’afaitressembleràun avertissement. Nous sommes liées, elle et moi, pour toujours, par l’histoire que nous avonsracontéeàlapolice:quejen’avaispasd’autrechoixquedeluiplantercetire-bouchondanslecou,etqu’Annaavaittoutfaitpourlesauver.Jemecoucheet j’éteinsleslumières.Jeneparviendraipasàdormir,maisilfautquej’essaie.Auboutd’unmoment,j’imaginequelescauchemarss’arrêterontetquejen’auraiplusàrevoirlascèneenboucledansmatête,mais,pourl’instant,jesaisquec’estunelonguenuitquim’attend.Etilfautquejemelèvetôtdemainpourprendreletrain.

Page 207: La Fille du train (French Edition) - Eklablogekladata.com/.../La-fille-du-train.pdfLa tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling

REMERCIEMENTS

Beaucoupdepersonnesontaidéà l’écrituredeceroman,maisaucuneplusquemonagent,LizzyKremer,unefemmemerveilleuseetd’excellentconseil.UngrandmerciégalementàHarrietMoore,AliceHowe,EmmaJamison,ChiaraNatalucciettouslesautreschezDavidHigham,ainsiqu’àTineNeilsenetStellaGiatrakou.Je suis extrêmement reconnaissante à mes formidables éditeurs des deux côtés de l’Atlantique :Sarah Adams, SarahMcGrath et Nita Provonost.Mes remerciements également à Alison Barrow,KatyLoftus,BillScott-Kerr,HelenEdwards,KateSamano et l’équipe fantastiquedeTransworld–vousêtestropnombreuxpourquejevouscitetous.MerciKateNeil,JaimeWilding,maman,papaetRichpourvotresoutienetvosencouragements.Enfin,merciauxvoyageursdelabanlieuedeLondresquifontlanavettechaquejouretm’ontoffertlapetiteétincelledel’inspiration.