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La Métabole Des Grecs Jean-Philippe Pastor

La métabole des Grecs

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La Métabole Des Grecs

Jean-Philippe Pastor

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Jean-Philippe Pastor

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La Métabole des Grecs

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Table

Introduction…………………………………………5 I. Le tragique et la péripétie…………………………..8 II. Le mythe et le possible narratif…………………...10 III. Le genre tragique………………………………...13 IV. Destins épouvantables…………………………...19 V. Le destin n'est pas la fatalité………………………24 VI. Fortune, providence ou destinée………………....27 VII. Le tragique et l'inattendu………………………..31 VIII. Sens tragique…………………………………...37 IX. L'unité du genre dramatique……………………..43 Notes………………………………………………...49 Tragique et anticipation……………………………...66

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4 - La Métabole des Grecs –

Le messager à Jocaste :

« Ton fils Polynice à la porte Crénéienne, porte de la source, dirigeait l’attaque : sur son bouclier étaient figurées les rapides Cavales de Potnies. Elles se cabraient de frayeur ; elles étaient mues de l’intérieur du bouclier par un mécanisme ingénieux placé sous la poignée même, si bien qu’elles semblaient agitées par la rage… »

Euripide. Les Phéniciennes

Dans le chant XVIII de l'Iliade, Homère propose la description tout à fait émouvante d'un détail du bouclier d'Achille. Nous trouvons là une scène d'embuscade militaire caractéristique de l'intérêt que marquent les Grecs envers certaines représentations dramatiques: une troupe de guerriers en armes va surprendre un troupeau de moutons et de bœufs conduit par des bergers qui ne se doutent en rien du danger qui les guettent. « Le troupeau s'avance rapidement. Deux bergers les suivent, se réjouissant des airs d'une syrinx, car ils n'ont pas prévu cette ruse ». C'est ici le contraste de sécurité fausse et de danger imminent qui fait la valeur émotive de la scène. Tout, d'un moment à l'autre, va se retourner. Et l'imminence de ce changement que nous sommes les seuls à pressentir accorde à cette description une magie incomparable: le bouclier s'anime, pareil à celui de Polynice dans Les Phéniciennes d'Euripide 1.

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5 - La Métabole des Grecs – Un seul grand rythme parcourt soudain ce monde. On le découvre subitement en perpétuelle activité; un monde soumis par ailleurs aux innombrables péripéties qui marquent la vie des hommes. Pour autant, il n'est pas de jour qui ne semble rempli par l'effort des mortels pour parer aux innombrables imprévus qui ponctuent la marche de leur existence. À tel point que le poète oublie de nous dire comment les choses les plus ordinaires et les plus habituelles se passent, comment le soleil se lève et se couche continûment au-dessus de ce monde en perpétuelle transformation, comment le repos succède légitimement à l'épreuve et à la lutte journalières, et comment la nuit, une fois leurs membres relâchés dans le sommeil, étreint tous les mortels. « La métamorphose magique est la condition de tout art dramatique » écrit Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Disons au premier chef que le drame est par excellence le domaine des formes discontinues, des multiples revirements ou impondérables qui rythment le devenir des protagonistes intervenant dans l'élaboration d'un beau récit. Il est en somme le genre majeur par lequel l'inattendu se thématise, dans toute l'ampleur des conséquences qui l'accompagnent. « Certes, s'écrit la Coryphée dans l'Ajax de Sophocle, les yeux de l'homme lui apprennent bien des choses; mais de ce que l'avenir leur dérobe encore, nul n'est devin »2. Et c'est encore cette même idée de l'inattendu qui dicte sa loi aux hommes ainsi qu'aux dieux que nous trouvons si souvent représentée au théâtre, mais également exprimée dans d'innombrables figures artistiques qui en reprennent couramment les sujets: il suffit d'évoquer à ce propos la peinture savante, l'art qui aime à reprendre entre tous la scène fameuse du mythe de Troïlos qu'affectionnent tout particulièrement les stylographes anciens. Dans ces figures, le contraste est total entre l'insouciance, la jeunesse de Troïlos et de sa sœur Polyxène face au terrible danger qui les menace: contre toute attente, Achille s'apprête à fondre sur le jeune fils de Priam alors que rien ne signale pour le jeune homme l'imminence du danger.

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6 - La Métabole des Grecs – De même, l'épisode de Lycaon, au début du chant XXI de l'Iliade, présente, pour le lecteur ancien, exactement le même genre d'intérêt. Lycaon, un autre jeune fils de Priam, a été fait prisonnier par Achille, vendu par lui dans l'île de Lesbos, puis racheté par un ami de son père; il vient de rentrer à Troie, a célébré son retour avec ses amis, tout lui semble à nouveau possible dans la sphère étendue de ce qu'il rêve maintenant d'accomplir dans la vie nouvelle qui s'offre à lui; mais la destinée veut qu'il soit surpris sans crier gare au sortir du bain par Achille, sans armes, sans moyen de se défendre ! Là encore l'inconcevable survient. Or, si le caractère inattendu de ce qui advient impose à la conscience hellénique sa forme essentiellement dramatique et fortuite, si l'impensable vient inopinément frapper le cours des existences les plus établies, il n'y a pourtant rien dans l'œil d'un Grec pour marquer la moindre amertume ou le moindre dépit à l'encontre de ce terrible constat; il existe même - comme le montre l'admirable description du bouclier d'Achille - une certaine continuité de l'existence tragique et de la profusion des projets dans le temps qui ne laisse pas de surprendre tout au long de l'histoire grecque: manifestement il y a un devenir tragique qui enveloppe la sphère limitée du possible et de la délibération à propos des événements chez les mortels; et ce devenir, aussi surprenant qu'il paraisse dans sa forme ininterrompue, se déploie paradoxalement en un genre poétique admirable et cohérent que les Grecs excellent à mettre en scène. Il existe de toute évidence dans la culture hellénique, alors même que l'avènement de l'inouï et de l'inattendu nourrit très tôt tout un pan de son imaginaire archaïque, le sentiment tout aussi profond d'un accord principiel, de la continuité réelle qui lie l'homme et le monde dans ce qu'il rêve d'accomplir - sentiment qui suscite ici la merveilleuse description animée de l’égide légendaire - et domine déjà toute la conception homérique de l'univers.

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7 - La Métabole des Grecs – Cependant, la question reste de savoir d'où provient cette unité formelle d'un genre où tout révèle a contrario la discontinuité radicale des formes et des effets narratifs. Dans son contenu, la question revient ni plus ni moins à se demander comment donner du sens à l'insensé; comment vivre dans la dignité alors que tout s'évertue autour de soi à faire douter de la cohérence d'un Tout. Qu'est-ce qui assure aux Hellènes ce sentiment si profond d'une continuité mondaine des possibles que, par ailleurs, la logique des événements, réels ou fictionnels, ne cesse de trahir? Comment peut-on concevoir en définitive une continuité véritable du geste dramatique - le destin - sans entamer irréversiblement le secret de sa nature tragique - l'inanticipable ?

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8 - La Métabole des Grecs – I. Le tragique et la péripétie Dans sa Poétique, Aristote s'enquiert précisément des raisons de la continuité dramatique qui donne son unité au genre théâtral. Il justifie cette cohésion par l'emploi de deux termes qui, selon lui, assurent l'unité du genre tragique: ce sont d'un côté les rapports qui lient peripeteia - le revirement tragique, saisissant, dont le coup de théâtre est une modalité - et anagnorismos la reconnaissance mutuelle des personnages qui soutiennent la cohérence de l'action, les protagonistes tombant le masque à un moment décisif du drame. Et en toute logique, le hasard et la coïncidence dans ces rapports de comédie doivent jouer un rôle essentiel: quoi de plus surprenant en effet pour Électre que de reconnaître inopinément son frère au palais (dont on a entre temps annoncé la mort) et qui, contre toute attente, fait maintenant son invraisemblable ré-apparition à Mycènes? Pourtant, si on appelle au sens strict « hasard », en suivant la terminologie aristotélicienne, le domaine « de ce qui peut se passer d'une autre manière », il semble bien que peripeteia ne convienne pas exactement à la caractérisation adéquate d'un événement relevant de la simple contingence. Car ce revirement n'intervient en vérité que dans des situations très singulières, uniques, irrépétables en raison même des liens du revirement soudain avec l'effet de reconnaissance des personnages entre eux. Il y a là un élément de « contingence » qui, à bien y regarder, ne relève en vérité d'aucune sorte de hasard. De fait, peripeteia, quand bien même son occurrence serait subordonnée à l'anagnorismos, dépasse le cadre des simples contingents au sens de l'événement "dont la réalisation est absolument arbitraire". Il intervient dans des situations impossibles où seul l'inattendu peut justifier une reconnaissance réciproque des personnages entre eux, puis précipiter finalement la tombée définitive des masques - événement que rien ne

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9 - La Métabole des Grecs – laissait a priori présager. L'équivalence postulée par Aristote dans sa Physique, entre la contingence et le hasard, puis l'identification du hasard à " la finalité simulée dans des rencontres non intentionnelles de séries causales indépendantes ", ne semblent pas pertinentes lorsqu'il s'agit d'avancer dans la caractérisation philosophique du revirement tragique. Peripeteia ne se réduit donc pas à la pure et simple coïncidence3. Et l'utilisation de l'expression "contingence narrative" pour rendre compte du rapport entre peripeteia et la continuité de l'action dramatique - action dont Aristote nous dit que la représentation figurée doit être nécessaire ou vraisemblable - ne semble pas non plus opportune 4. Car si le mythe dans sa structure imaginaire propre envisage l'ensemble des possibles pour les confondre en un monde social-historique capable de les répéter, le tragique dépasse la sphère des simples contingents pour viser un au-delà de la possibilité diégétique. Du point de vue du spectateur en effet, la peripeteia au sens tragique arrive sans que l'ombre de sa possibilité ait été le moins du monde envisagée dans le cours du drame; elle doit même advenir contre toute attente, sans pour autant se confondre - c'est là tout le paradoxe - avec un simple coup du sort étranger au contexte de la narration. En son fond, l'intrigue tragique ne doit pas se dérouler en fonction d'un possible revirement qui se laisserait deviner à l'avance; toute la réussite de l'œuvre tragique dans sa pleine dimension poétique tient là; l'intrigue doit même être habilement nouée de manière à ce que cette circonstance vide et impersonnelle ne puisse être le moins du monde prévisible dans le cours du récit se faisant. Ou tout du moins que sa mise en scène présente cette imprévisibilité comme telle. En ce sens, on peut dire que le genre tragique accueille la visée d'une dimension inédite que le mythe, pour sa part, ne connaît pas. Le mythe ignore tout du revirement que le tragique aime à confondre avec l'inattendu. À la limite, le mythe doit pouvoir prévenir toutes sortes d'éventualités dans

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10 - La Métabole des Grecs – l'histoire, les occurrences les plus invraisemblables, même les plus « insensées ». Le muthos les annonce, prépare leur venue; et elles se réalisent. Tant il est vrai que la maintenance de sa Mémoire sacrée en dépend au premier chef. Il faut en somme qu'aucune possibilité ne lui échappe. C'est la raison pour laquelle le muthos ne peut pas être l'art de faire contribuer le renversement inattendu à cette sorte très particulière de nécessité ou de vraisemblance propre au champ poétique. Seule la tragédie semble accomplir cet apport décisif. Et il nous faut maintenant expliquer brièvement pourquoi le mythe ne saurait structurellement y prétendre. II. Le mythe et le possible narratif Par le type d'élaboration narrative qu'il suscite, le mythe circonscrit dans les moindres détails la gamme des options que son développement commande. En ce sens, le propre du muthos n'est pas de susciter, par le biais de la péripétie une variante de cet "advenir différemment " que l'intrigue d'une tragédie promeut, soit donc une variante qui dissocie précisément la contingence diégétique du récit de ce qu'on n'attend pas. Il doit au contraire, afin de prévenir l'effondrement de sa structure concrète, envisager l'éventail exhaustif de ses possibilités narratives. Il différencie systématiquement les multiples alternatives que le récit engage. C'est d'ailleurs la raison essentielle pour laquelle le mythe se prête si opportunément dans la méthode à une analyse structurale que d'autres formes poétiques et littéraires récusent. Au premier abord, cette différenciation des possibles se décline dans un mythe en fonction de l'isolement des parties que l'élaboration narrative impose. En ce qui concerne les poèmes des temps homériques par exemple, l'indépendance des parties est encore la caractéristique principale du poème épique. Et cette

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11 - La Métabole des Grecs – composition du récit permet le dénombrement systématique des options que la narration oriente. C'est précisément cette indépendance qui donne à la poésie archaïque toute sa cohésion. Dans les aristeaï des aèdes les plus anciens, chaque partie, chaque chant du poème suppose en réalité toutes les autres, quelle que soit la position qu'occupe un épisode dans le cours du récit. Un chant introductif, un proème suppose établie " la fin de l'histoire ". Ceci explique en quoi nous sommes en droit d'admettre qu'aucune sorte d'inattendu n'entre dans la construction intime de l'œuvre épique. À l'occasion, l'intrigue peut très bien faire mention d'une circonstance qu'on ne rencontrera de manière occurrente que dans une séquence ultérieure. L'action dramatique décrite n'a pas à être développée selon les normes d'une logique linéaire. Sa possibilité est ici tout simplement instruite en vue d'une cohésion parfaitement maîtrisée. La finalité du poème dans sa totalité se tient en conséquence à chaque point de son mouvement propre. Cette finalité consiste à faire surgir un monde qui se comprenne à chaque instant à partir de lui seul uniquement, dans une continuité absolue, intemporelle, fermée comme un cercle, sans qu'aucun caractère du récit ne laisse paraître de l'inachevé. Les éléments dramatiques du récit acquièrent ici une cohérence qu'aucun événement fortuit ne peut venir troubler. Du point de vue de la réalisation poétique, l'originalité de l'épopée par rapport aux anciens muthoï est à l'évidence d'avancer plus avant dans la caractérisation des événements "marquants" dont le mythe se nourrit au préalable. Il n'est pas encore question d'appréhender ces événements "prodigieux" comme des revirements capables de surprendre l'émotivité des auditeurs. Mais il s'agit de les approcher au travers de figures particulièrement frappantes pour l'imagination, par exemple la mise en scène des héros capables de développer une action exemplaire, des champions capables, dans leur geste, de susciter la déférence et l'admiration. L'épopée consiste à donner à un certain

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12 - La Métabole des Grecs – nombre d'épisodes héroïques - aristeaï, formes primitives de la poésie héroïque primitive, les Récits de l'exploit, les points culminants de l'histoire d'un mythe - une unité d'action à laquelle les anciens muthoï ne pouvaient pas prétendre. La cohésion du mythe n'était pas encore passée dans l'action au sens où nous parlons d'action quand nous suivons attentivement le déroulement original d'un récit développé. Cette unité se tenait toute entière dans la maîtrise des options narratives que chaque partie organisait sans que l'action véritable ne soit convoquée pour attester de l'harmonie d'un Tout (d'ailleurs, pendant fort longtemps, le drame répugne à faire valoir une représentation directe des motifs d'une action in concreto). Ainsi l'épopée surpasse les vieilles ballades - qui supposaient simplement la connaissance de la trame générale de l'histoire, tout en se contentant de raconter tel ou tel épisode - parce qu'elle met en scène des héros célèbres comme acteurs d'un seul grand drame 5. Nonobstant, elle prépare la phase tragique de l'art poétique en se concentrant peu à peu sur la structure de l'action, mais sans présager toutefois des cas qui dépasseraient la sphère circonscrite du possible diégétique. Ainsi, l'épopée ne représente pas seulement un immense progrès dans l'art de construire et d'unifier un poème très étendu et très complexe par ses multiples récits dramatiques. En s'approchant de la notion de peripeteia - sans jamais en assumer la logique dans ses conséquences les plus abouties - , elle atteste déjà d'une conception nouvelle et plus profonde de l'existence et de ses problèmes les plus généraux, une tendance marquée à la méditation lorsque le moment du drame est passé… toutes choses qui permettent aux chants épiques de dépasser le modèle original du muthos, et à l'auteur, le conteur et l'aède, de prétendre à la fonction nouvelle de Poïètés au sens le plus élevé que la Grèce ait su donner à ce titre.

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13 - La Métabole des Grecs – III. Le genre tragique Il semble, au contraire de l'épopée, que l'enchaînement des différents actes dans une seule et même action dramatique fasse partie intégrante de la raison tragique. Au-delà de l'attention prêtée à la structure de l'action héroïque qui engendre le sentiment épique, la tragédie a surtout trait à l'ordre dynamique qui existe entre les parties et finalement les transcende. L'épopée reconnaissait essentiellement un temps fragmentaire et discontinu: pour Homère le « jour » restait, Fraenkel l'a remarqué, la notion cardinale. Tout événement significatif était jugé à l'aune de l'unicité de sa position dans le temps 6. En revanche, la tragédie fait naître la notion d'un mouvement continu d'un temps narratif embrassant de longues séries d'événements conjoints 7. De sorte qu'une tragédie cesserait aussitôt d'être tragique si au cours d'un récit qu'elle développerait, elle ne prêtait plus attention à la lancée originale qui détermine sa composition; une oeuvre tragique qui se laisserait aller au seul tragique de l'instant, une tragédie qui se bornerait à ne voir dans son développement que la seule dimension tragique de l'existence (notamment au moment où le drame se noue), échouerait à saisir l'ampleur dramatique qui l'anime, en consolidant son élan, en le figeant dans l'immobilité. Par conséquent, dire du fond de l'être qu'il est tragique, à la manière nietzschéenne, n'est peut-être pas la façon la plus sûre d'atteindre à l'essence du phénomène tragique. Celui-ci se laisse difficilement saisir comme un état permanent ou une structure établie de ce qui est - l'être en question fût-il ontologiquement dionysiaque. Comme le fait valoir Jaspers 8, l'arrêt dans le tragique, l'identification du tragique à une structure existentielle de la vie manque à sa véritable nature; et même, la complaisance au tragique, recèle à vrai dire de subtiles perversions: les consciences sans ressources profondes y cherchent un havre infâme; le nihilisme le

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14 - La Métabole des Grecs – plus vil s'y pare de couleurs esthétiques et introduit en fraude la cruauté, la jouissance du non-sens, l'amer plaisir de souffrir et de faire souffrir, de détruire 9. Or à se placer du point de vue de l'art poétique et de la tragédie, le propre de l'épopée lorsqu'elle situait son sujet dans un temps immuable, c'était déjà la grandeur; les gestes des héros commandaient à la solennité du récit. En quoi la tragédie effacerait-elle un si bel acquis? Même s'il y avait quelque chose de hiératique et de figé dans l'ancien drame qui lui permettait aisément la grandeur, ce sentiment ne va pas pourtant s'effaçant dans le sentiment tragique. Le possible dans le développement de « l'intrigue » d'une épopée restait rigoureusement circonscrit afin de mettre savamment en valeur la beauté intemporelle du geste épique. C'était la maîtrise des options qui donnait au héros son statut de surhomme et de champion. Comment le tragique a-t-il pu dans ces conditions prétendre à la même expression? Il semble au contraire que le propre de la tragédie, sans renier la grandeur et la solennité, trouve sa marque dans l'ouverture et la transgression de ce qui est grand vers l'immense, puis l'emballement immanent des effets10. En son fond, l'immense diffère du grand pourrait-on dire, en ce qu'il exclut certes la dimension du probable et la détermination volontaire de la prédiction et de la prophétie; mais en même temps "il passe la mesure", il excède le possible et il se rend capable, sans oublier la beauté, de perdre toute exigence de la proportion. L'excès tragique commande sur la norme épique. À bien y regarder, c'est par l'immense que la tragédie commence dans Eschyle; c'est par l'immense qu'il se continue dans Sophocle et Euripide; qu'une reprise du caractère est finalement accueillie des siècles plus tard dans Shakespeare 11. Quels personnages prend Eschyle par le fait? Il s'attache d'abord à évoquer les volcans: une de ses tragédies perdues s'appelle l'Etna; puis il s'intéresse aux montagnes : le Caucase avec Prométhée; ensuite la mer: l'Océan sur son dragon, et les vagues, les Océanides.

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15 - La Métabole des Grecs – L'orientation hellénique de ses fantasmes le pousse alors vers le vaste Orient: les Perses; finalement les ténèbres sans fond: les Euménides. Pour Eschyle, tout concourt à faire la preuve de l'homme par ce qui le dépasse. Et c'est un trait que l'on retrouve chez la plupart des grands tragiques, notamment Shakespeare où le drame se rapproche certes de l'humanité, mais reste colossal, immense et démesuré (c'est d'ailleurs ce caractère de dépassement, hors norme, qui donne au drame son unité et provoque la frayeur qui selon Aristote, avec la pitié, caractérise l'action tragique). Rappelons-nous que Macbeth apparaît dans le monde de la tragédie tel un Atride du grand Nord. En un mot, la tragédie lève les frontières, celles que pose la nature, mais aussi celles de l'âme; et n'accorde aucune limite à des horizons dont la ligne dernière lui semble, à un moment ou à un autre, totalement arbitraire. La tragédie, c'est la vie par ses excès, et l'excès c'est Tout - et plus encore 12. À le dire autrement, l'unité de la tragédie ne se réalise en somme que par son échec12. L'épopée peut être grande, la tragédie est orientée pour sa part vers la démesure et l'immense. Cette immensité, c'est tout Eschyle et c'est tout le renouveau de la tragédie moderne chez Shakespeare 13. L'immense, dans Eschyle, est une volonté qui ne se fie plus au seul probable, à la seule imagination dont le spectateur puisse circonscrire les attendus dramatiques. C'est un tempérament qui s'étonne encore vaillamment de ce à quoi l'auteur lui-même ne s'attendait pas. Eschyle invente le cothurne, qui grandit démesurément l'homme. Il fait grand cas du masque qui grossit invraisemblablement la voix. Ses métaphores sont énormes, au point d'être quelques fois absolument incongrues. Il appelle Xerxès l'homme aux yeux de dragon. La mer qui est une plaine pour tant de poètes, est pour Eschyle « une forêt », alsos. Ces figures grossissantes, propres aux poètes les plus illustres, et à eux seuls, deviennent des armes d'attaque et de combat. Au fond, il est déjà un magicien de l'effet littéraire et du choc émotif, comme chez nos modernes 14a. Eschyle

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16 - La Métabole des Grecs – émeut finalement jusqu'à la convulsion inopinée. Victor Hugo va même jusqu'à prétendre que ses effets tragiques ressemblent à des voies de fait fortuites sur les spectateurs. Quand les furies d'Eschyle font leur entrée, les femmes avortent. Pollux le lexicographe, affirme qu'en voyant leurs faces à serpents et ces torches secouées, il y avait des enfants qui étaient pris d'épilepsie et qui mouraient. C'est là, bien évidemment, « aller au delà du but ». La grâce même d'Eschyle, cette grâce étrange et souveraine qui marque chacune de ses pièces, a quelque chose de gigantesque, titanesque, qui rappelle les anciens mythes défunts, ceux de Kronos et son horrible règne, sans jamais néanmoins s'y confondre… C'est l'évocation du cyclope Polyphème, mais qui dans sa monstruosité consentirait à nous surprendre par une attitude hors norme et tout à fait déroutante. À nous sourire par exemple ou nous parler… Parfois le sourire est redoutable et semble couvrir une sombre colère; la colère des premiers vers de l'Iliade qui présage de la succession de tant de drames! C'est alors que la tragédie devient tout de go démesure. La tragédie est d'un coup d'un seul dissolution des frontières; elle fait différer la limite "à la limite", elle transforme l'horizon de la Cité-Etat à laquelle elle reste profondément attachée dans ses thèmes de prédilection, en une fluctuation extrême qu'elle doit à la fois contenir et alimenter. Dans le mouvement tragique, le masculin et le féminin, le sauvage et le civilisé, le divin et le mortel se présentent comme formes d'une antinomie qui oppose être et non-être (que l'on songe seulement aux Bacchantes d'Euripide 14b). C'est là, écrit Hölderlin dans Das Werden im Vergehen où non seulement « le possible devient partout réel » mais où, l'indifférenciation progressant, l'inattendu à notre corps défendant, surprend. Le grand poète allemand nomme là les extrêmes de la fluctuation d'où selon lui provient toute réalité; la frontière fluctuante à l'intérieur des choses mêmes - la "fluctuation" même qui détermine, produit les extrêmes

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17 - La Métabole des Grecs – entre lesquels a lieu l'oscillation fondamentale - détermine ce faisant la forme que prend finalement la chose. Et Hölderlin a pu désigner ces extrêmes, parce qu'en fluctuant, il a prétendu descendre à l'intérieur des tensions de la pensée tragique, où il a découvert, rappelant les vers fameux d'Antigone, que beaucoup de choses sont démesurées, mais que rien n'est plus démesuré que l'homme. Cependant, la tragédie continue de tenir « par ses attaches ». Par l'échec permanent et renouvelé de sa cohésion, elle continue d'orienter le mouvement dialectique qui prévaut au déroulement du drame - elle est une gigantesque machine à lutter contre elle-même et à se développer; elle impose à ces fluctuations extrêmes qui l'informent un ruthmos qu'elle voudrait vertueux; c'est-à-dire une structure dynamique forte qui permet au drame de trouver son épilogue (à la manière inespérée des Euménides par exemple). Comme le dit Jaeger, " la tragédie fut le premier genre poétique à appliquer un principe structural fixe à l'exubérante métamorphose des thèmes de la tradition mythique - l'idée d'un essor et d'un déclin inévitables de la destinée humaine, avec ses revirements soudains et sa fin heureuse ou catastrophe finale ". La tragédie meurt enfin. Elle dissipe ses effets - afin de laisser la réflexion et la méditation philosophique reprendre le mouvement provisoirement empêché - lorsque Sophocle se décide à sacrifier, à rejeter Oedipe le pharmakos ambiguë, l'étranger, celui qui fluidifie toutes les frontières, en le faisant garant de la frontière sacrée d'Athènes. Il faut ici l'invention du genre philosophique à part entière pour stabiliser cette folle hyperbole dans le mouvement de transgression continue que le genre tragique organise; il faut ici la figure du grand Sophos afin d'amener cette démesure à l'impossibilité de se retourner en son exact contraire, afin qu'elle ne se métabolise pas (au sens platonicien du renversement et de la réversion) en sa polarité opposée, c'est-à-dire la morbidité et la dépravation malsaine qui guette et menace toute propension à l'attitude tragique. À ce sujet, on se

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18 - La Métabole des Grecs – souvient que Platon suppose dans le Politique que le cosmos est animé par deux mouvements circulaires qui se déploient tour à tour, en sens contraire, et engendrent deux mondes bien distincts: opposé à notre ère, l'âge du Dieu15, et livré à son mouvement, le cours actuel des choses. Ces deux états successifs du mythe sont séparés par un renversement, métabolè, caractérisé tantôt par la prise en charge, par le Dieu, de la conduite du monde qui se dirige alors de manière autonome comme le fait dans le Timée le cercle du Même, tantôt par l'abandon de la direction divine: le monde tourne en sens contraire et vogue vers l'océan sans fin de la dissemblance. La philosophie, au contraire de la poésie liée à la représentation théâtrale - cherchant à la fin à précipiter les événements - éloigne théoriquement le moment du revirement de façon à ne jamais l'atteindre (et à la limite Platon ne peut évoquer ce retournement dont on ne sait jamais déterminer l'occurrence que dans le cadre de la fable vraisemblable, du mythe, sans laisser à la philosophie la moindre chance d'en approcher rationnellement l'essence). Et il serait tentant de caractériser les premiers essais théoriques des grands Philosophoï anté-socratiques par cette retenue ajournée, cet art du sursis que la tragédie excelle pour sa part à mettre en place dès le VIème siècle. De toute évidence, ces Sages d'un genre particulier ne sauraient atteindre immédiatement ce qu'ils désirent - alors que l'Aède par lequel le divin parle prétend y aller droit. Ce que les philosophes désirent, c'est évidemment savoir. Savoir le moment et l'endroit, la vérité du drame qui se joue, ainsi que ses ressorts véritables. Cependant, tout comme dans la tragédie déjà, la vérité est toujours à l'écart du lieu et du moment où elle s'affirme, (d'un certain point de vue, elle est cet écart même: ainsi l'éon si sensible et directement perçu des poètes devient-il l'Être éternel, inengendré et incorruptible chez Xénophane et Parménide, sans que cet Être puisse prétendre être directement accessible). Leur objet paraît d'emblée hors d'atteinte. Leur quête semble dès l'origine infinie. C'est

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19 - La Métabole des Grecs – alors que le savoir paraît peu à peu faire l'objet d'une révélation, mais ne peut pourtant jamais être accessible d'emblée. « En vérité, dit Xénophane, ce n'est pas dès le début que les dieux ont tout dévoilé aux mortels, mais c'est avec le temps (chronô) que ceux-ci ont trouvé, à force de recherches, des améliorations supplémentaires ».Voilà l'un des premiers liens qui associe irrémédiablement la raison et la temporalité 16. La cible dans la quête de ces nouveaux maîtres de Vérité17 recule chaque jour devant leurs pas, mais sans jamais que la chose tant convoitée se dérobe à leur regard. En se retirant, elle les attire à sa poursuite - ainsi qu'Ulysse envoûté, en proie aux chants ravissant des Sirènes. Sans cesse ces audacieux croient, sans vouloir trop y croire, qu'ils vont enfin saisir ce qu’ils cherchent, qu'ils vont bientôt parvenir à leurs fins; mais l’alétheia, c’est-à-dire la Vérité, ce contre quoi l’oubli voudrait ne pas avoir prise, échappe sans cesse à leurs étreintes. C'est dans ce fondement à la fois obscur et numineux que toute parole philosophique éveillée cherche son Origine, son Archè; et ce fondement reste le Non-Encore-Accompli, non encore trouvé mais pressenti jusqu'ici dans toutes les expériences en cours. Ces chercheurs valeureux la voient d'assez près pour connaître ses charmes, ils ne l'approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d'avoir savouré pleinement les douceurs d'une mirifique Sagesse tant convoitée. IV. Destins épouvantables Cependant, pour reprendre la question de l'unité du genre tragique face à la singularité des effets dramatiques, demandons-nous en quoi consiste l'ordre véritable des séries d'événements qu’une tragédie enveloppe. Peut-on encore prétendre que le temps de l'attente et celui de la prévision structurent le fil narratif d'une oeuvre tragique? Est-ce la prise en compte et la

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20 - La Métabole des Grecs – découverte progressive des options narratives dans l'ordre de ce qui pourrait advenir qui lui assure son unité formelle? La mise en intrigue par le temps de l'action18, si importante pour nos dramaturges contemporains, est-elle l'élément fondamental qui décide de la réussite d'une représentation et de l'harmonie de son déroulement? Nous avons vu dans le chapitre premier de D&T2 qu'il semble tout à fait pertinent d'envisager les choses sous un tel aspect à l'autre extrémité de l'histoire des genres littéraires dans l'antiquité - c'est-à-dire dans le théâtre latin. Nous avons analysé comment dans les tragédies de Sénèque notamment, les transgressions les plus invraisemblables, les fautes les plus lourdes, les actes d'inhumanité les plus insensés n'étaient là que pour faire valoir tout le bien réalisable et accomplir la sacro-sainte Loi de l'Univers. Dans un tel contexte, nous avons considéré en quoi le tragique ne s'envisage qu'au titre de la possibilité, la réalité se justifiant jusqu'en ses formes les plus incompréhensibles (et à nos yeux scandaleuses) par l'existence d'un dessein supérieur. C'est la raison principale qui nous a poussés à montrer qu'il existe des plans d'appréhension différents de la mise en intrigue chez Sénèque et que, selon ces plans, jouent des systèmes de lois opposés. Finalement, l'auteur de tragédies latines admet l'opportunité de ces différents registres d'existence et de valeurs en les soumettant à une législation universelle. Ce qui est exclu à un niveau partiel de l’ensemble peut devenir la règle dans le système global. Celui-ci est donc régi par une loi qui prévoit ses propres exceptions, y compris les plus invraisemblables. Le caractère imprévisible de certains actes n'est donc pas contraire à la loi imposée. En conséquence, lorsque apparemment - et contre toute attente chez les Grecs - Médée décide de massacrer ses propres enfants, de se destituer par ses résolutions de toute humanité, son geste s'inscrit finalement chez les latins dans une logique capable d'anticiper totalement son exécution. Alors qu'Euripide chez les Grecs

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21 - La Métabole des Grecs – représente Médée sous la forme d'une femme certes impitoyable mais humaine dans sa cruauté - humanité qui rendait son geste totalement incompréhensible, insondable, accompli sans l'ombre d'une justification conséquente - Sénèque choisit de camper un être proprement démoniaque par son essence, véritable génie du mal dont la nature profonde est d'être foncièrement criminelle. Par suite, ses crimes n'ont rien d'invraisemblables. Ils figurent à l'ordre de simples possibilités au regard de la Loi Universelle, sans que le monde disparaisse dans ses fondements éthiques les plus établis. C'est pourquoi la mise en intrigue de la tragédie au sens latin suppose encore la projection calculée de toutes les éventualités. Compte tenu de la nature particulière de Médée, il n'était pas impossible que cette mère finisse par massacrer ses enfants. Sa vengeance, dès lors, n'a plus rien à voir avec l'incompréhension indignée face à l'injustice qui anime le personnage d'Euripide; son geste n'est qu'un crime supplémentaire venant couronner logiquement ses méfaits antérieurs - son essence diabolique l'impose. La possibilité de la morale et son lien intrinsèque à la nature des choses exigent l'affirmation conjointe de la nécessité et de la liberté des actes. Or la tragédie grecque à l'inverse, ne semble pas obéir à une telle logique de l'avilissement programmée: le destin de Médée n'est écrit dans aucun livre du Portique. Son sort dépasse toutes les prévisions et les suppositions obligées. Dès lors, il ne sert à rien de situer le contingent "en deçà du niveau de l'élaboration narrative", ou bien au niveau précisément des éclats irrationnels qui ressortissent du vocabulaire inadéquat de l'historiographie. À la différence du simple contingent, avons-nous précisé, le destin n'est pas d'abord possible avant d'être effectif; ni prévisible selon un régime causal, ni anticipable sur le mode du projet ou du signe proleptique. Il n'y a rien à attendre non plus d'une réduction du problème au niveau d'une Physique causale des événements successifs. Le Destin survient, il sur-

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22 - La Métabole des Grecs – prend plus exactement avant que d'être envisageable, et s'absout, par là même, de ses propres conditions de manifestation. Il n'a pas de " conditions de possibilité " qui seraient, en quelque façon, préparées dans une quelconque structure mondaine, comme une certaine passivité qui en préparerait l'accueil. Dans sa sur-venue radicale, le Destin est l'unique condition - sans conditions - de son propre avènement. C'est par sa propre ad-venue, en effet, que le Destin ouvre l'aire de projection que les scrutateurs investissent ensuite. Son surgissement est sa propre mesure, il passe la norme hors de tout étalon, et n'est assujetti à aucune condition préalable, à aucun a priori ontologique qui, finalement, donnerait la mesure de sa manifesteté. Au-delà du simple probable que les mortels pressentent, au-delà du seul possible qui donne prise sur le temps et permet la position de repères assurés, il convient de faire valoir qu'au sens grec, le sens et le dénouement d'une existence dans sa totalité, c'est toujours le destin qui le fixe. Comme l'affirme haut et fort Solon au roi Crésus avant qu'il ne connaisse le malheur, nulle vie ne peut se prétendre heureuse avant d'être frappée par l'ultime trépas. Et le destin chez les Grecs ne se conforme à aucune énumération préalable des possibles. Aucune loi n'en rend compte. Le destin dépasse la catégorie modale de la possibilité, et la forme qu'il prendra l'heure venue ne peut pas être préalablement entendue. Raison et destinée n'entretiennent donc pas les correspondances que Sénèque le stoïcien se plaît à supposer. Comme le constate Werner Jaeger dans son grand livre Païdeia: « Sans le problème de la Tyché ou Moïra - légué à la Grèce par les poètes lyriques de l'Ionie, la véritable tragédie n'aurait jamais pu sortir de l'antique dithyrambe sur un thème mythique ». De fait, c'est à travers l'inventivité de ses poètes tragiques que la Grèce a très tôt manifesté la fascination qu'exerce un destin insaisissable sur sa culture19. Et son repliement sur une puissance rationnelle durant la période hellénistique et romaine ne pourra que profondément modifier le sens même que

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23 - La Métabole des Grecs – l'expérience tragique a communiqué au Poète dans sa dimension esthétique la plus aboutie. Plus précisément, il semble qu'il n'y ait de tragédie au sens grec qu'à la condition de prendre en compte ce caractère absolument incommensurable du destin, c'est-à-dire ce caractère originaire de ce qui chez les Hellènes doit depuis toujours s'accomplir - et qui pourtant n'arrive dans le temps que sous une forme absolument insoupçonnée. Quel esprit dément aurait imaginé la forme qu'allait adopter la vengeance épouvantable de Médée ? Quel fou aurait prédit l'assassinat de Clytemnestre par ses deux enfants au terme d'une histoire qui lui fut pendant si longtemps favorable? À tel point que la réalité de l'événement décisif n'est que rarement représentée (ou même actualisée) sur la scène d'une tragédie antique. II est seulement présumé, reconstruit, fantasmé; jamais objectivé. Le moment dramatique s'annonce, il est constamment retardé, différé, surseyé… Il ne sera jamais exposé dans son actualité même. Nous pouvons par conséquent évaluer en quel sens ce pressentiment de l'Inouï - c'est-à-dire du destin sourd qui ne commande même pas aux dieux - organise la structure narrative de l'œuvre tragique dans son fondement le plus authentique. Par-delà la seule question du tragique et de l'art poétique qui s'en inspire, ce pressentiment - aux sources de l'angoisse suscitée par une appréhension dont on ne maîtrise jamais la cause - plonge jusqu'aux origines la communauté hellénique dans l'exubérance la plus forte et la transgression généralisée. N'est-ce pas le pressentiment de l'Inconcevable - alors même que tous les possibles semblent soigneusement dénombrés - qui fait déjà bondir d'extases furieuses les cortèges furibonds aux fêtes dionysiaques? Et n'est-ce pas également plus tard la confiance irraisonnée qu'Héraclite accorde à l'inimaginable qui lui fait avouer : « S'il n'espère pas, il ne trouvera pas l'inespéré qui est inexplorable et inaccessible. » [DK 22B18]

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24 - La Métabole des Grecs – En fin de compte, celui-là seul approchera véritablement les Grecs qui saturera de l'idée de l'Inconcevable la plénitude de la vie hellénique. Et donc du type d'infinité auquel cette notion donne opportunément l'accès. L'effort général en vue de la limitation interne et externe de leurs institutions face aux coups assénés du destin immaîtrisable, c'est-à-dire de la Moïra au sens fort - la limitation qui distingue d'une façon si caractéristique les origines de la poésie lyrique, de la tragédie puis de la philosophie, est la marque insigne de la faculté éveillée qu'ont manifestée les Grecs à l'égard d'une destinée qu'ils ont voulue absolument authentique. V. Le destin n'est pas la fatalité Comment dès lors se figurer une occurrence destinale à ce point versatile, à ce point inconstante et fragile qu'elle ne tolère aucune pré-science, aucun savoir définitif susceptible d'en approcher la forme? Comment surtout imaginer qu'une notion si fugitive, si évanescente puisse accorder au genre poétique une si grande unité, une cohésion si forte qu'une histoire de la forme tragique - Eschyle, Sophocle, Euripide… ait pu si logiquement s'accomplir? Nous avons une idée de la difficulté à laquelle nous nous heurtons dans la détermination de cette figure paradoxale lorsque nous considérons déjà l'invraisemblable inaptitude des Dieux à lutter contre leur propre destin. Déjà chez Homère, les mortels et les dieux sont entièrement soumis à l'immense puissance de Moïra. Ils ont seulement la capacité d'étendre, retarder, ou réduire le délai qui les sépare de ce qui doit finalement s'accomplir - et cette conception homérique du destin restera dans l'âme hellénique comme un élément prépondérant de l'histoire de la civilisation grecque toute entière. Mais, chose essentielle, la conception homérique du destin n'est pas pour autant

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25 - La Métabole des Grecs – celle que l'on prête dans d'autres cultures à la pure et simple fatalité. Il est de ce point de vue remarquable que le désaccord profond entre la raison universelle au sens stoïcien et Moïra dans son acception véritable et originaire ne fasse pas du destin une simple figure arbitraire de la fatalité ! S'il y a certes une universalité du destin qu'il nous faut encore préciser dans sa forme comme dans son fond, une totalité que sa puissance recouvre, ce n'est pourtant pas au sens où tous les événements dans le monde arriveraient toujours dans le temps à échéance donnée, à l'heure dite, comme par fatalité ! De fait, à l'époque des grands poèmes homériques, lorsque Zeus accorde son aide aux Troyens et à Hector contre les Achéens, le Chronide sait déjà qu'à plus longue échéance Hector doit être tué par Achille, Andromaque réduite en esclavage, Troie ravagée et détruite. Seulement, ces moments qui marquent inéluctablement l'instant de la crise finale, celle dont on sait qu'elle doit immanquablement se produire, ces scènes du retournement fatal et de la fin inévitable ne sont jamais temporellement fixées. Jusqu'à un certain point, elles peuvent même être différées, délayées, surseyées dans le temps. Si le destin d'Ilion est en réalité déterminé depuis toujours dans son devenir tragique - d'un "toujours" qui n'est vraiment prescrit d'aucune temporalité envisageable - si même la manière particulière par laquelle la ville légendaire périra est préalablement fixée, le destin véritable pour sa part ne l'est jamais dans son occurrence strictement temporelle. Le caractère inouï du "moment" qui détermine la phase terminale de la prise de Troie ne fait l'objet d'aucune projection, d'aucune représentation retenue pour être mise en scène dans l'Iliade. Il faut attendre incidemment une scène de l'Odyssée pour que le célèbre épisode du cheval de Troie révèle le caractère tout à fait inattendu de la fin de l'histoire si fameuse que nous connaissons tous - d'ailleurs si connue que nous sommes habituellement persuadés que le dénouement de

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26 - La Métabole des Grecs – l'histoire se trouve à coup sûr dans l'Iliade et non dans l'histoire du retour d'Ulysse vers Ithaque. Ilion tombe par un stratagème surdimensionné. La ville est prise par l'invention d'une ruse inouïe, compte tenu des moyens mis en oeuvre pour un siège dont la cité est déjà victime depuis dix ans. Là s'exprime la particularité exceptionnelle de la Moïra chez les Grecs. Car elle n'est pas seulement celle qui donne nécessairement prise sur un temps accordé, mesuré comme se plaisent à le rappeler inlassablement les commentateurs à son sujet; mais encore une puissance susceptible de faire différer les échéances - et toute l'ampleur épique des vingt-quatre chants qui composent structurellement l'Iliade réside dans ce mouvement. Par le fait, Zeus forme dès le commencement du poème un dessein dont l'accomplissement retarde sans discontinuer le destin funeste des fiers troyens - retarde sans arrêt pour Ilion l'heure "fatale". Ce dessein résulte par exemple de l'intervention en faveur d'Achille de la nymphe Thétis, sa mère, envers qui Zeus a une dette de reconnaissance (Thétis avait déjà essayé de soustraire Achille à l'expédition en l'envoyant chez le roi Lycomède en travestissant son fils en fille et lui donnant le nom d'Aîssa, le destin): les troyens impudents auront l'avantage jusqu'à ce que les Grecs se décident à venir demander l'aide d'Achille retiré sous sa tente, effaçant ainsi l'affront qui lui a été imposé lorsque le roi Agamemnon lui a enlevé sa captive Briséis. Pour rallumer des hostilités qui doivent à terme, pour les Achéens, tourner à l'incroyable désastre, Zeus envoie à Agamemnon un songe trompeur d'après lequel l'heure serait venue de prendre Troie. Or si le dessein de Zeus retarde le destin de Troie, il est lui-même à son tour retardé par les desseins des mortels, et de proche en proche… différé simplement par leurs réactions ou impulsions, plus ou moins prévisibles. Agamemnon reçoit "un subtil dessein"... et ainsi de

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27 - La Métabole des Grecs – suite, de nouveaux délais en nouveaux délais, le dénouement de l'intrigue est constamment reporté. VI. Fortune, providence ou destinée. S'agit-il dans ces lignes de caractériser la Moïra authentique par la Providence ou par le Destin? Rome, à travers l'Enéide de Virgile, ou la Grèce hellénistique lorsqu'elle évoque les épisodes illustres de la vie mythologique dans sa poésie tardive, appelleront le plus souvent Fortune ce genre de mise en intrigue. La différence est importante. Car la Fortune n'intervient que sur une partie précise de la vie d'un homme ou d'un personnage; elle intervient à la suite d'une opportunité événementielle, située dans le cours du temps. Représentée chez les romains par une femme aveugle, folle et sourde, puis bien plus tard dans l'imagerie médiévale par l'allégorie d'une femme aux yeux bandés au centre d'une roue, elle est le symbole mythique d'une force ponctuelle intervenant incidemment dans le cours d'une vie. Mais si la Fortune est changeante, capricieuse, la virtù ou la valeur - au sens médiéval - de l'homme d'action peut encore se mesurer à sa capacité de se saisir de cette providence en épousant toutes les formes de son cours changeant. Car dans la mesure où l'intervention de la Fortune reste limitée, son intrusion peut encore permettre d'user des circonstances de prudence ou d'audace, de ruse et de force afin de retourner la situation à son avantage. En revanche, le Destin est un pouvoir qui s'exerce sur l'entièreté d'une existence. C'est là sa signification véritablement hellénique. Le Destin pointe son efficace vers un devenir radical. Il est par conséquent ce qui détermine, ou même ce qui prédétermine, non pas seulement tel ou tel événement parmi beaucoup d'autres, mais ce qui engage le déroulement d'une vie dans sa totalité, sa progression originale vers une certaine fin.

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28 - La Métabole des Grecs – Nonobstant, le Destin n'est pas pour les Grecs un arrêt extérieur qui s'impose à chacun des mortels; il n'a rien d'une injonction qui, en dernier ressort, intervient dans le cours fixé à l'avance de la vie. Le Destin n'est pas non plus ce qu'un mortel a fait de son existence mais plutôt ce qui a produit, généré, induit cette existence et qui conditionne à chaque instant le mouvement de son être propre. Les mortels participent par conséquent "intérieurement" à leur destin. Ils peuvent de ce fait chercher à différer l'heure, en tout état de cause inéluctable. De toute façon, fondamentalement, le Destin véritable signifie la finité, l'inéluctabilité de la fin - la pensée du Destin étant consubstantielle à celle de l'aîon archaïque, c'est-à-dire la prise en compte de " la part de temps " qui revient en partage à chacun. Mais la détermination qualitative de cette part n'a rien de nécessaire et il appartient aux mortels de faire pleinement jouer la différence. Par suite, et c'est là l'essentiel, " la fatalité " n'est pas absolue au sens d'une intervention extérieure et exclusivement arbitraire. Elle laisse à l'évidence le jeu libre à l'action épique, à l'égarement ou au non-égarement de l'héroïsme tragique des anciens. En conséquence, le Destin n'est jamais reconnu comme un arrêt devant être perçu sur le mode d'une pure abstraction ou d'une idée funeste. L'homme grec se trouve ainsi libre pour agir et penser partout en ce monde. Il n'imagine pas un instant l'éventualité d'un monde différent où un Dieu attentif et bienveillant penserait à lui faire part un jour de sa rédemption... Comme le rappelle Castoriadis, le point de vue grec sur cette question est admirablement exprimé dans le mythe de Pandore, tel que nous le rapporte Hésiode : l'espoir est à jamais emprisonné dans le coffret de Pandore. Dans la religion archaïque puis classique, il n'y a pas d'espoir de vie après la mort par exemple. Ou bien, s'il y a en a une, elle est pis encore que la pire existence que l'on puisse espérer vivre sur la terre - telle est la

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29 - La Métabole des Grecs – révélation qu'adressera Achille à Ulysse dans son sinistre voyage au pays des disparus. C'est ainsi que la tragédie attique transpose finalement en une problématique générale du Destin la question résultant des prodigieuses capacités des Grecs à agir dans ce monde - sans s'en remettre forcément à des forces qui transcendent la koinè, c'est-à-dire à même leur existence, et spécialement dans le cadre de leur vie politique. Notamment leur aptitude à transformer le cadre institutionnel de leurs cités. Dans la tragédie, la faculté de transformer sa condition ne dépend en rien de l'entremise d'un hasard opportun (comme par exemple Machiavel le fera valoir d'une toute autre façon dans la conception politique qu'il se fait de la bonne Fortune). Elle est avant tout perçue comme une fantastique intensification de la problématique de l'action de tous et de chacun dans un temps commun. L'inattendu contient sa part insigne de vérité et n'a rien d'accidentel. Cela peut sans doute être généralisé pour l'ensemble de leur culture: en Grèce ancienne, tant que la mort ne tranche pas, le changement destinal est toujours interprété comme une action individuelle ou politique. Particulièrement, lorsque des avancées politiques mesurables ont lieu, elles sont toujours perçues comme l'expression de la capacité des hommes de connaître, d'agir et de créer. Il s'agit de se mouvoir davantage et de faire plus dans un monde prêt à accueillir les modifications institutionnelles les plus osées. C'est une grande différence avec nous, modernes, lorsque nous évaluons toute avancée collective en termes systématiquement abstraits, conceptuels, "historiques". L'Histoire est à notre époque un terme quasi religieux permettant de se représenter conceptuellement les gigantesques mouvements dépersonnalisés qui règlent la communauté anonyme des échanges et des multiples intérêts. Le monde moderne tient en conséquence le destin mondial pour le moteur de transformations historiques qui nous dépassent, un moteur sur lequel l'action politique, action singulière, peut à l'occasion et

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30 - La Métabole des Grecs – de manière très relative venir se lier. Au contraire pour les Grecs, il s'agit d'un destin qui ne synchronise aucune unité abstraite, aucun grand processus de changement autonome; un destin où le devenir ne consiste qu'en des changements de configurations inédites entre les cités (poleis) d'une part et les citoyens (politaï) de l'autre: un temps qu'Hannah Arendt qualifierait aisément de politique … Car c'est sur la politique au sens fort - à même la prise en charge individuelle et social-historique des citoyens - que se concentre finalement la compréhension véritable du destin chez les Hellènes. Cette conception ne débouche pas sur une interprétation du monde en termes de processus évolutif global, mais sur la conscience très particularisée d'être capable de maîtriser les choses dans un temps défini et de les initier par l'action individuelle et collective. Nous voyons là à quel point la conception hellénique du destin s'oppose à la compréhension historique que nous avons de notre destinée collective. La chose la plus surprenante est donc de voir les Grecs influer de façon décisive sur leur destin au moment même où ils soumettent entièrement leur action à la puissance absolue de Moïra. En ce sens, la dimension politique rejoint chez eux la préoccupation permanente de leurs poètes tragiques de faire participer les citoyens à la vie commune. Seule la cité grecque, la participation du peuple aux affaires de la cité, a pu éveiller les Hellènes à la dimension tragique de l'existence - et créer ce faisant la poésie lyrique et la philosophie. Ainsi la tragédie mystique et musicale est-elle étroitement liée au développement des institutions de la cité à partir du VIème siècle. Elle se démarque assez vite de l'épopée qui glorifie de manière partiale les chefs de clan ; elle se targue très tôt de faire l'éloge dithyrambique des poleis. L'œuvre collective, orchestique et lyrique, créée par le mysticisme citoyen, l'emporte sur la sereine narration de l'aristocratie héroïque, apollinienne de l'Épos.

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31 - La Métabole des Grecs – Sur la question tragique - et donc de la continuité qui donne à ce genre une unité que les événements s'appliquent sans cesse à démentir- il nous faut donc convenir que le devenir tragique tient sa signification unitaire du seul destin. C'est Moïra, étroitement liée à l'Un en tant qu'elle dispense l'unité d'une existence dans son devenir total, qui décide de la cohérence interne d'un cycle dramatique. On a par conséquent raison d'assurer que la tragédie est toute entière chez les Grecs dans l'inexorable fatalité des actes, c'est-à-dire dans ce qui est déjà joué depuis toujours et auquel, quoi qu'on fasse, « on ne peut pas couper », on ne peut pas échapper. Mais c'est justement la répétition chaque fois inopinée de l'événement tragique qui est, une fois de plus, totalement inattendue (alors qu'on pensait cette fois-là encore idéalement s'y soustraire). Et pour autant que la forme divine de l'intervention de Moïra soit imprévisible, il n'en demeure pas moins que le sentiment d'un ordre pré-établi auquel les hommes auraient prudemment à se conformer reste totalement absent de la sensibilité hellénique 20. La théologie de la providence ou la religion du possible - si importante pour nous, modernes, dans toute l'étendue de sa sécularisation - n'est pas l'affaire des Grecs. Ou plutôt, ils n'en ont pas l'idée. C'est le Destin qui fait l'homme véritable. Comme le rappelle Solon à Crésus sur le bûcher, nul ne peut prétendre à la faveur d'une bonne destinée avant l'ultime instant de sa propre mort. VII. Le tragique et l'inattendu Que le devenir tragique tienne sa cohérence interne du seul destin authentique - et non pas de l'attente angoissée d'une possible providence, de l'actualisation d'un plan pré-établi ou de l'espoir en une bonne fortune - ce constat a des conséquences importantes dont il nous faut maintenant approfondir la signification.

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32 - La Métabole des Grecs – Cet approfondissement est rendu nécessaire par un problème qui résulte de la caractérisation « destinale » que nous faisons du phénomène tragique; à savoir l'impossibilité de définir exclusivement l'intrigue tragique par le seul enchaînement inéluctable d'événements eu égard à la fin imposée, c'est-à-dire à la seule fatalité extérieure. La question de l'unité du genre dramatique n'en est que plus avivée. En définitive, il s'agit de retourner le problème: seule sa valeur " destinale " est garantie, à savoir son coup d'envoi, son commencement, sans que la dimension tragique d'un événement vienne lever la part d'indécision qu'une attente ou qu'un espoir suppose. C'est davantage le retour de cet envoi qui décide de la structure d'une oeuvre tragique, son revirement au sens où le retour d'Agamemnon, d'Ulysse ou de Jason conditionne un jeu de rôles et de postures dont la tournure finale se révèle à terme absolument dramatique. Généralement, nous avons tendance à penser qu'une intrigue se construit en tenant compte des nombreuses éventualités à venir, certaines que l'on pense probables dans l'évolution du récit, d'autres jugées totalement invraisemblables compte tenu du contexte se créant. Et c'est bien ce qui se passe en effet dans la comédie classique telle que nous la connaissons depuis Aristophane. Toute comédie met en scène une intrigue concernant le passage d'une forme établie à la visée d'une autre, potentielle. Ce qui est attendu, c'est le moment où le vin nouveau fait éclater les vieilles outres, le moment où tout le monde enfin se reconnaît, selon la règle aristotélicienne de l'anagnorisis, l'instant tant espéré où la reconnaissance et la réconciliation finale viendront logiquement à se produire. Or le destin authentique n'est attendu de personne. Le devenir véritable, dans toute la radicalité de son développement, sur-prend. Son caractère insondable se défend d'une actualisation quelconque d'éléments probables ou improbables, puisque sa soudaine ingérence dans la trame du temps narratif n'est le fait d'aucune puissance antérieure, d'aucune virtualité

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33 - La Métabole des Grecs – antécédente. Ce n'est même pas l'impossibilité de son intervention - à l'heure même où l'impossible advient - qui crée l’inattendu: sa simple idée n'a jamais encore été considérée, a fortori recensée. Il résulte de ce constat que le genre tragique ne tient pas exclusivement son unité fondamentale du triomphe implacable de Chronos. L'intrigue tragique dépasse le traitement actualisé des simples possibles dans un temps défini. Elle se fixe plutôt sur le pathos, l'épreuve qui fonde en retour le logos de l'histoire, instaure le caractère exceptionnel du héros, en lutte avec la toute-puissance destinale envoyée. C'est toujours une nouvelle lutte qui commence plutôt que l'indignation (ou l'apaisement) venant couronner l'issue inexorable du combat précédent. En conséquence, Moïra ne peut pas incarner la figure d'un destin providentiel, en tant qu'elle représente l'accomplissement et la fin d'une histoire en développement progressif. Aucune notion de « contingence narrative » ne peut venir rendre compte du rapport entre peripeteia comme revirement inattendu (dont le coup de théâtre est une variante) avec le tout de l'action imitée. Action dont Aristote nous dit que la représentation figurée doit être nécessaire ou vraisemblable. Le Destin véritable, malgré ce que les modernes en disent, ne vient précisément résoudre aucune des contradictions qui divisent communément le monde tragique; il est trop indépendant pour cela. Trop radical. Il reste chez les Anciens une puissance phénoménale qui se moque des attentes et des prévisions que les mortels lui prêtent. Soit donc une façon d'envisager le coup du sort qui va à l'inverse de ce que les stoïciens tenteront définitivement d'établir plus tard: chez les représentants du Portique en effet, tout le temps est depuis toujours partagé, réparti, distribué d'avance. Alors que pour Diodore encore, cela seul est possible ce qui se produit ou se produira, pour Chrysippe désormais il y a bel et bien des possibles qui ne se réaliseront jamais. Car l'intégralité du temps est

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34 - La Métabole des Grecs – déjà prise, remplie: plus rien ne peut s'insérer dans la trame indéfectible des événements établis. Ce sont des possibles, car ils peuvent, en principe, recevoir l'existence, mais leur réalisation sera toujours empêchée par les circonstances extérieures et ne pourra prendre place dans l'ordre du monde, lequel, comme ordre du destin, est immuable et totalement saturé. Or, si ce qui doit arriver est déjà arrivé d'avance, et si ce que nous avons à vivre a déjà vécu, qu'en est-il véritablement de l'essence authentiquement destinale de Moïra? En définitive, elle n'est figurable que sur le modèle de ce que nous pressentons. Ce que nous appelons « destin » n'est que du passé qui doit revenir à coups mesurés. Les stoïciens sont ainsi conduits à admettre le retour éternel du même. C'est pourquoi la notion de revirement métabolique, initialement tragique chez les Grecs des siècles les plus anciens, devient ici prédéterminée: l'ekpurôsis du monde stoïcien, le revirement inéluctable du Monde retournant à sa composition d'origine en vue de sa régénération, n'a plus le caractère différentiel du retournement implacable archaïque que la Moïra suppose. Cependant, pour correspondre à sa notion, l'infinité du temps doit rester absolument radicale; son essence ne doit pas être occultée de manière à ce qu'une voie prime sur le contenu arbitraire d'une autre (notamment celle qui prétend incarner la voie de la destinée objective). Le destin dans sa manifestation inopinée reste totalement libre de ses occurrences intramondaines. De sorte qu'au niveau de la communauté instituée, le véritable tragique naît en son fond de ce que les parties qui s'opposent ont toujours d'un certain point de vue une légitimité à défendre leur position. Toute " la morale " d'Antigone est là. Toute la signification du destin tragique chez les Hellènes en dépend. Comment, en ce qui concerne Moïra l'implacable, « trônant au delà du connu » comme l'écrit Nietzsche dans La Naissance de la tragédie (« Jene über allen Erkenntnissen erbarmungslos thronende Moïra ») comment s'en remettre à une puissance si

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35 - La Métabole des Grecs – éloignée de nos préoccupations individuelles ou collectives? Même les dieux divergent dans le choix de leurs opinions; et nous convenons dans Électre qu'Oreste est dans le vrai si l'on s'en remet aux dires d'Apollon jugeant opportun l'assassinat de Clytemnestre, car elle est responsable des plus grands malheurs que la cité d'Argos ait connus 21. Mais Oreste est en même temps coupable, légitimement poursuivi par les Erynnies, si l'on considère qu'il a assassiné sa propre mère, le plus odieux des crimes qu'un mortel puisse commettre dans le cadre des institutions humaines. Le conflit tragique ne se limite donc pas seulement à un conflit entre devoir et passion, ainsi qu'une lecture triviale de l'esthétique tragique aime à le répéter; ou même entre deux exigences morales qui à terme attendent une résolution finale. De ce point de vue, la thèse de Max Scheler selon laquelle les conflits essentiels sont irrémédiablement insolubles procède encore d'une lecture tout à fait hégélienne du phénomène tragique. Car selon cette interprétation, le mouvement du monde reste toujours d'origine conflictuelle; il attend sa résolution, même inaccessible dans l'ordre des possibilités qui ne se révèleront jamais; il ne produit sa marche forcée qu'à travers le choix d'un nombre assigné d'éventualités, l'opposition des parties restant à jamais un composant essentiellement moteur de ce qui peut advenir. Or il nous faut convenir que la nature du conflit est autrement plus profonde. Bien plus radicale dans son déroulement métabologique. En matière de tragédie ancienne, ce qui sépare l'Autre d'une seule et même partie est d'une ampleur telle que les modernes ne peuvent même pas en soupçonner la distance. Chez les modernes, le tragique est avant tout le récit d'un long parcours résolutif (même si aucune résolution finalement n'advient…). Il expose une histoire qui se répand sur toute la durée d'une existence. C'est l'intrigue qui nous mène trivialement vers la fin qu'on imagine. L'effort de l'homme moderne pour franchir patiemment

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36 - La Métabole des Grecs – les frontières à l'origine des contradictions les plus fortes, pour accéder à la Totalité inaccessible, à l'Absolu - et son échec inéluctablement tragique - tout cela forme la substance même de la tragédie au sein du monde moderne. Il y a toujours en elle l'espoir d'une réconciliation spirituelle, de l'actualisation tant espérée du possible que tant de contraintes empêchent, l'espoir d'une modalité de coexistence entre le Même et l'Autre qui adviendrait en conclusion dans et par le temps collectif. Au contraire chez les Grecs des temps archaïques, le jeu où se confrontent les parties se concentre en une épreuve fulgurante (pathos), un inattendu qui frappe indépendamment des conditions strictement temporales sur lesquelles une partie du drame se noue; à savoir dans une dimension qui échappe partiellement à la progression systématique des événements successifs: le Destin n'intervient véritablement que dans ce que l’on n’attend pas. Son occurrence interrompt soudain le cours du temps. Cette épreuve soumet alors les corps - et non pas seulement les esprits indéfiniment tourmentés par des considérations rhétoriques et morales - à l'adversité la plus prompte, interdit en somme à la douleur de se perpétuer au-delà du simple moment. À cette attitude emprunte d'une grande noblesse, il faut associer le fait que, dès l'origine et contrairement à notre propre attitude, les Hellènes vivent comme s'ils étaient en possession d'une unité qu'en conséquence ils ne cherchent pas à rejoindre par un long parcours résolutif. La réconciliation à venir n'est donc pas l'objectif à atteindre ou même à espérer. Ils sont nés, comme y insiste Hölderlin le premier, au sein de la totalité indifférenciée. En définitive, leur seule tâche est de « se saisir » à un moment ou un autre dans leur autonomie, de se comprendre comme singularité; et cet effort vers la particularité leur suffit pour se persuader de l'abîme qui sépare sur la scène les différentes parties qui s'opposent. Au point où souvent la question du conflit entre particuliers qui nous est si

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37 - La Métabole des Grecs – familière pour faire avancer l'intrigue chez nous, modernes, ne se pose même pas chez les Anciens. En somme, le coup de théâtre n'en dépend pas. A contrario, aurions-nous seulement l'idée, en ce qui nous concerne, d'une scène tragique où la dimension conflictuelle, où la confrontation et la controverse n'auraient pas nécessairement leur place? Pour les Grecs, il s'agit plutôt d'une divergence entre plusieurs aspects de l'existence qui s'ignorent. Les puissances morales en présence ne se rencontrent pas. Elles vont même jusqu'à méconnaître l'originalité de leurs positions respectives; et lorsque par hasard elles se croisent, l'incompréhension est telle que la situation est rapidement inextricable. Comme l'écrit judicieusement Jankélévitch: « Qu'est-ce que la tragédie sinon la symbiose à la fois impossible et nécessaire de deux conjoints incapables de cohabiter et incapables nonobstant de se séparer »22. L'un de ces plans de vie est toujours considéré par celui qui agit comme dénué de toute valeur, mais non par les autres qui jugent scrupuleusement ses actes. L'acteur tragique n'a donc jamais conscience d'agir en criminel ou en fauteur; se retrouvant dans la position de l'accusé, il a toujours le sentiment de subir une injustice flagrante, un destin inique et incommunicable, une puissance destinale face à laquelle il ne dispose pas assez d'éléments parmi tous les possibles pour comprendre les ultimes raisons des effets qui l'assaillent. Est-ce en fin de compte faire une distinction de sens inutile et oiseuse que d'affirmer la légitimité des mobiles de chacun, à partir des points de vue respectivement avancés? Prendre la mesure du Destin dans la détermination du devenir tragique nous préserve en conséquence d'une ultime illusion: celle de ne considérer la signification, le sens que chacun prête à ses actes que comme une étape transitoire vers une vérité ultime, vers l'évidence tragique qui dévoilera tôt au tard les véritables motifs légitimes de chacun.

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38 - La Métabole des Grecs – VIII. Sens tragique Le regard théorique que nous portons le plus souvent sur le phénomène tragique a toujours souhaité une réponse claire et définitive à des difficultés "passionnelles " en vue de la résolution rationnelle d'un problème posé. Ce regard froid et pénétrant exige une solution qui dépasse le cadre de la seule interprétation particulière pour atteindre, au-delà de la seule signification d'un cas, l'état de raison appliqué au général. L'unité du monde tragique semble être à ce prix. La raison, après l'expression malheureuse des excès passionnels, doit finalement reprendre ses droits. Pourtant, les multiples attitudes en présence et le sens qu'on leur prête obéissent dans chacun des cas à des rationalités multiples qui, à l'occasion, continuent de s'opposer et quelques fois s'excluent; nulle négativité ne vient en conclusion - dans le temps comme dans l'atemporalité des idéaux poursuivis - résoudre la béance abyssale d'une telle aporie. Là s'atteste l'originalité d'un statut tragique de la signification auquel la pensée théorique reste aveugle. Pour autant, s'agit-il de postuler l'incohérence foncière d'un monde où le personnage tragique évolue malgré lui? Certes, accorder à chacun des mobiles une légitimité absolue, c'est en effet courir le risque de ne plus reconnaître à personne l'exclusivité d'une vérité supérieure. La reconnaissance des mobiles accordée à chacun risque en conséquence, si on ne la précise pas, de donner de la tragédie une idée absolument inexacte, et de se prêter à une confusion exactement inverse à la conception traditionnelle et rationaliste de l'art. Celle-ci considère en effet la crise tragique comme résultant d'un ordre implacable: la fatalité décide de l'enchaînement inéluctable des événements. La Vérité doit apparaître à un moment ou un autre dans toute l'évidence de sa

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39 - La Métabole des Grecs – constitution éternelle, à la suite d'une série d'illusions enfin dissipées. Par contre, lorsqu'il devient de plus en plus difficile de faire la part des choses à mesure que la raison narratologique progresse - et ceci jusqu'à l'ultime conclusion du drame héroïque qui n'éclaircit rien du tout - alors la nouvelle représentation que l'on se forme de la tragédie se fait nécessairement moins tranchée. Celle-ci a plutôt pour effet de voir disparaître l'ordre et le sens véritable auquel on voulait originellement aboutir. Et de fait, dans la mesure où le destin authentique n'est jamais rattaché à une volonté cohérente - humaine ou providentielle - l'interprète risque de tomber dans un pessimisme tendant à faire croire qu'au bout du compte rien n'a de sens et qu'au-delà d'une certaine limite pratique tout se vaut; on rejoint par là un certain esprit dépréciateur et nihiliste qui privilégie l'absurde et le dégoût (notamment chez certains dramaturges contemporains depuis Sartre et Beckett) plutôt que la rationalité clairement entendue… Et pourtant, la tragédie ancienne ne fait jamais pencher sa morale dans le sens du relativisme ou du découragement. Construite autour d'une épreuve inanticipable à surmonter, d'un destin à assumer, elle privilégie avant tout l'affirmation de l'homme à travers ses actes continûment articulés. Le mot drama signifie en effet le mouvement, l'efficience, l'initiative, l'engagement et l'action dans le cours d'une l'histoire se faisant. Car tout est constamment en mouvement dans la tragédie. On tente sans cesse de faire, d'agir, d'intervenir, de faire avancer des causes impossibles, de retenir des actes dont on pense qu'ils auraient des conséquences fatales s'ils se produisaient…Et tout ce qui est fait, en bien comme en mal, engage de nouveaux agissements, de nouveaux engagements perpétuels et ainsi de suite… et cette configuration métabolique du drame est en soi suffisamment substantielle, tourne l'effet tragique dans le sens d'une certaine vérité à découvrir et oriente le drame hors d'un scepticisme de bon aloi.

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40 - La Métabole des Grecs – En outre, dans la mesure où les dramatis personae sont sans cesse entravés dans leurs gestes et mouvements apparemment dérisoires, la continuation de leur action s'en trouve pourtant comme grandie, voire innocentée. Il y a comme une radicalité du devenir tragique qui transcende les catégories morales ou religieuses appliquées aux seuls intervenants particuliers. Et si l'on a pu, au premier chef, parler de fatalité, c'est encore parce que les malheurs rapportés dans les œuvres semblaient résulter beaucoup plus de la condition humaine que de l'ignominie morale des fauteurs 23. Ceux-ci n'étaient que les agents ou, plus précisément, les victimes du drama qui les transcendait. En fin de compte, qu'il se pose comme la conséquence d'un dessein voulu par les dieux, qu'il provienne de l'attitude ou de la faute d'une génération antérieure, ou bien qu'il découle de la démesure d'un seul, l'acte tragique recèle toujours par-devers lui une grande part d'innocence et d'imprévu. La fameuse innocence du devenir nietzschéen trouve certainement là son remplissement eidétique le plus significatif. Son intervention, même dans l'abattement le plus profond, garde de la grandeur intacte, du mérite et de l'héroïsme méritant. Par suite, la véritable attitude philosophique face au phénomène tragique ne consiste pas seulement à relever le contraste des motifs dans l'étendue de leur complexité interprétative, en distinguant les niveaux de sens et de signification qui différent. À quoi bon en effet l'expérience du pathos, de l'épreuve démesurée qui défie toute approche analytique et surpasse la compréhension rationnelle de l'événement ! L'attitude adéquate devrait ipso facto se porter à la hauteur du devenir qui outrepasse l'emploi de certaines catégories philosophiques classiques. Car poussée à son extrême limite, la démarche critique et discursive ne peut au mieux s'interpréter que comme la preuve d'une faillite de la pensée qui ne parviendrait plus à surmonter le défi qui se pose parfois à l'allure de son propre développement.

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41 - La Métabole des Grecs – Cependant, croit-on pouvoir résoudre des contradictions aussi fortes que celles qui se nouent dans une tragédie en se plaçant uniquement sur la base d'une représentation idéelle des problèmes? Croit-on pouvoir réellement avancer vers des solutions définitives lorsqu'on évalue la puissance interprétative et exploratrice d'un tragédien sur sa seule capacité à manipuler des concepts? Somme toute, la faiblesse de la pensée concernant le tragique n'incombe-t-elle pas au dialecticien qui cherche à supprimer rationnellement le problème de façon à ne plus en entendre parler? Comme le fait entendre Nietzsche, « nous ne réussissons pas à affirmer et à nier simultanément une même chose: c'est un principe expérimental et subjectif qui n'exprime nullement une nécessité, mais une simple impuissance ». Ce que nous affirmons ou nions simultanément n'est pas affirmé ou nié dans les mêmes termes. Et pour ce qui concerne le développement de la pensée tragique - prétendument arrêtée dans son mouvement idéal lorsqu'on stigmatise les différences plutôt qu'on ne les efface - avançons qu'au contraire, le caractère antinomique des situations, peu à peu dramatiquement révélé, pousse toujours l'intrigue plus avant. Mais toute la question est de savoir jusqu'où et pour combien de temps. Nécessairement de savoir comment, je veux dire - de quelle façon - on peut pousser le suspense, tenir en haleine l'auditoire sans basculer et faire disparaître le jeu tout entier. Pas à la façon des idéalistes en tous cas, des instructeurs de conscience qui ne résolvent les problèmes qu'au regard des abstractions les plus hautes…Il s'agit au contraire pour la tragédie de trouver des solutions intramondaines à des questions pratiques et circonstancielles qui n'ont pas de rapport direct avec les belles considérations morales du dialecticien. Par la considération du devenir originaire qui encercle la totalité des existants dans le monde, ainsi que des formes constituées par des personnages hors du commun qui ont la puissance de modifier leur action, le

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42 - La Métabole des Grecs – défi qui se pose au déploiement de la réflexion philosophique doit être constamment accepté: il s'agit d'établir à l'intérieur d'un monde fondé sur la contradiction et le revirement toute la continuité dont ce monde en mouvement est capable. C'est par la continuité du geste dramatique dont le mouvement d'âme et ses effets sont porteurs qu'un élément significatif permet de penser à nouveau l'être moral, la substance éthique et le temps retrouvé. Dans un univers où l'être-pour-le-changement est reconnu dans toute l'étendue de sa particularité, le caractère souvent contradictoire des formes différenciées n'est pas nié - au sens où par exemple Héraclite (selon l'interprétation platonicienne) condamne l'existence de la forme pour ne retenir que la mobilité d'un monde peuplé d'apparences. L'identité de l'existant est seulement évaluée en fonction de sa capacité à établir une certaine continuité relative: de toute façon, nous savons l'appartenance irrémissible de l'être-pour-le-changement à l'ordre des formes discontinues et périssables. Nous nous attendons toujours sans l'attendre au moment de sa dissolution définitive. C'est un principe sur lequel nous ne reviendrons pas. Considérons-le seulement dans ses efforts pour accéder à une unité à laquelle le personnage tragique aspire de tout son être. Mais sans pour autant le voir prétendre à une impossible Totalité enserrante dont il serait le héraut. Aucune somme ne sera finalement déterminée en une dernière étape dialectique par un devenir total. Il y a un gouffre incommensurable qui sépare les choses-en-devenir du devenir radical lui-même. La distance qui sépare ces positions est irrelevable. Et la faute de l'ontologie ouest-européenne depuis Platon - qui chasse les poètes porteurs de ce savoir dans la République - est d'avoir voulu méthodiquement les confondre. De fait, nous pouvons nous rendre compte en matière théorique depuis Platon, de la fascination exercée par les êtres qui ont le mouvement sur les esprits positifs:

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43 - La Métabole des Grecs – l'envoûtement est si fort qu'on ne s'étonnera pas que ces intelligences cherchent à les confondre en une unique loi générale à laquelle tous les multiples devenirs mondains seraient définitivement soumis. Les sciences ouest-européennes se sont même bâties au cours des temps modernes sur le projet d'une géométrisation systématique du mouvement local. Et n'oublions pas que c'est à ce prix que la mathématisation intensive du mouvement naturel a pu trouver son accomplissement théorique dans les sciences physiques expérimentales contemporaines. À cet égard, cette fascination a pu naître du fait que l'être-pour-le-changement se manifeste en autant d'apparences qu'il nous est possible de changer de perspectives. La question de l'unité de ces manifestations a naturellement orienté tout un pan de la pensée héritée - et le destin de notre culture occidentale en a été déterminé pour toujours. Toutefois, ce qui reste davantage fascinant dans la nature des êtres qui ont la capacité de se mouvoir au risque de l'expérience tragique, c'est qu'ils nous ouvrent implicitement l'accès à un monde de l'impossible continuum de la vie idéale; un monde de l'unité d'un geste tragique qui se dessine continûment par la trace que chaque mouvement pathétique ébauche dans l'exercice de sa processualité utopique… IX. L'unité du genre dramatique Dès lors, la lecture de l'expérience tragique prend un sens auquel on ne s'attendait pas. À partir de sa seule position, l'acteur tragique souffre en effet des contraintes insurmontables qui lui sont imposées dans le cadre d'un plan d'existence limité. Cependant, tout dans l'espace tragique semble participer de la dissolution des formes constituées. Compte tenu des significations dont il dispose pour interpréter sa seule et unique intervention dans le drame, son monde

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44 - La Métabole des Grecs – paraît irrémédiablement clos. Sa solitude n'a d'égal que la désolation à laquelle le personnage intérieurement se résigne, face à un destin dont il abjure par avance les décrets arbitraires. Pour autant le mouvement du drame auquel il participe - à travers ses multiples initiatives, actes et revirements sans cesse redéployés - atténue l'ampleur de son cruel isolement. Et à la condition de ne pas vouloir atteindre au déploiement absolu - toujours illusoire - d'une continuité intelligible du drame (objectif à jamais irréalisable), il acquiert l'authenticité d'une existence autonome véritablement reconnue par ses pairs. Une existence à proprement parler tragique advient. Car il y a dans la poursuite ininterrompue des alternances fantasques, des multiples revirements hasardeux du drame comme la recherche héroïque d'un monde qui serait enfin unifié. On peut même deviner que le héros tragique se nourrit des péripéties qu'il rencontre, qu'il cherche évidemment à excéder les limites qui contraignent son action, encore qu'il cherche à en maintenir toujours l'efficace pour se maintenir à flot! C'est là l'unique solution qu'il trouve pour atteindre à une stabilité relative dans la tourmente généralisée. Mais las ! Cet accès échappe sans cesse - et de nouveau - à la seule maîtrise du seul sujet face à l'adversité grandissante. À l'heure de la résolution pressentie de la tragédie, on exprime encore l'idée que le moment véritable va enfin se produire. Dans Les Suppliantes d'Euripide, la Coryphée s'adresse aux dieux en des termes dépourvus d'équivoque: « Voici l'heure pour les Dieux, enfants de Zeus, de nous prêter l'oreille... ». Et, de fait, le danger approche : « Les nefs au vol rapide sont déjà là : il n'est plus de délai - revenant de Troie, je suppose ». Mais c'est à chaque fois une nouvelle donne dans la diégèse interne du drame qui redistribue de fond en comble les cartes de la partie qui se joue. Tout est irrémédiablement remis sur la table au moment même où tout semblait définitivement vouloir se conclure; soit donc au moment le plus inattendu, le plus improbable,

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45 - La Métabole des Grecs – même s'il y a, toujours aussi active, une tendance invincible de chaque personnage à vouloir immobiliser l'alternance sur un des moments les plus significatifs du drame. C'est donc parce que l'inattendu ne saurait se confondre avec le hasard des situations de fortune ou des multiples aléas rencontrés par le héros que la forme tragique garde son unité de principe. La tragédie fait différer à la limite la frontière qui sépare le possible de ce qu'on n'attendait pas. Et ce n'est pas le hasard qui décide du tour que le drame emprunte; mais la forme destinale foudroyante qu'il adopte. C'est cette tendance proprement inanticipable du revirement fournissant les pseudo-déterminations des acteurs, qui, à moment donné, transforme les oppositions tournantes en différences stables. L'acteur est lui-même tôt ou tard le propre objet des oscillations perpétuelles qui définissent son action. Il s'identifie finalement à ce mouvement incontrôlable. Fondamentalement, ce mouvement devient la détermination même, le trait caractéristique majeur d'un personnage particulier. Notamment Œdipe, au vue de l'expérience dont Sophocle se fait le narrateur, se proclame d'abord l'obligé de Tychè le Destin omnipotent; puis au fur et à mesure que la tragédie progresse en acuité, il se prétend ouvertement son enfant. Il se situe dans la droite filiation du Destin dans le seul but d'exorciser définitivement la terrible réciprocité des conflits qui minent inexplicablement sa vie. L'appartenance d'Œdipe à Tychè se traduit de plus belle par une suite de cycles de revirements incontrôlés: « C'est Tychè qui fut ma mère et les années qui ont accompagné ma vie m'ont fait tour à tour petit et grand ». Le héros tragique, subissant au contraire du héros épique tous les affres du Temps de la narration, est méconnaissable à la fin de l'expérience qu'il subit. Pareil au destin qui le détermine, il est aveugle. Car les dramatis personnae ne sont que ce qu'ils font au cours d'un épisode qui les concerne tout entiers; la destinée d'un homme singulier est en effet placée au centre dans la tragédie, alors que dans l'Épos, c'est seulement le caractère générique de

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46 - La Métabole des Grecs – l'humain et du héros qui importe au premier chef. Dans les derniers vers de la tragédie, le chœur en vient à définir explicitement l'existence du héros par ses multiples revirements, conversions, effets métaboliques qui l'assaillent; et il est manifeste que ce ne sont pas les actes qu'Oedipe en phase de relégation a pu commettre en eux-mêmes qui indignent à ce point les choreutes (savoir si l'accomplissement de ces méfaits était nécessaire ou contingent importe finalement assez peu); ce sont plutôt leurs conséquences inanticipables sur l'orientation générale du drame qui semblent décisives: c'est-à-dire l'immense démesure incontrôlable à laquelle les cycles d'alternances conduisent. Les efforts d'Œdipe pour franchir ou brouiller la frontière qui le sépare du divin, pour accéder directement au Tout, à l'Infini, à l'Absolu - et leur échec sur lequel le poète tragique en priorité insiste - tout cela forme la substance même de la tragédie de Sophocle. Car aucune transgression n'est plus répréhensible pour un grec que celle qui incline à l'immonde démesure; c'est-à-dire l'effacement des différences et des limites, l'abattement des barrières entre les mortels et les dieux, entre les hommes eux-mêmes, aussi bien celles de la richesse que celles du sexe, de l'âge, etc. En fin de compte, rien n'est pire que l'Hybris qui parvient finalement à mettre en question l'unité du mouvement dramatique tout entier. Au delà du pathos qui s'ouvre sur l'issue destinale du drame, le pouvoir est enfin donné à Œdipe d'aborder la mort en face. De nouveau, l'ancien monarque de Thèbes pourrait y voir l'ouverture définitive à la continuité inintelligible à laquelle son être aspire de toute son âme. Le Destin paraîtrait ici pour la première fois assuré. Représentant l'être-à-découvert humain dans sa fragilité la plus nue, il lèverait l'ambiguïté du Savoir sur le bien et le mal auquel le Thébain prétend depuis le commencement. Œdipe, destitué, verrait enfin se dessiner cette ligne inconnaissable qui serait la réponse tant attendue au pourquoi de ses innombrables péripéties, et dont seule la mort révélerait enfin le secret.

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47 - La Métabole des Grecs – Là, la compréhension de l'être serait atteinte eu égard à la fin poursuivie. Ici aurait enfin cours la transparence intégrale à laquelle le personnage tragique souhaite parvenir lorsque, dans l'angoisse, il acquiert une vue instantanée et résolutive de sa possibilité la plus propre: sa pure et simple disparition. Mais las… là encore, aucune résolution des enjeux n'est obtenue. La continuité dont le héros tragique désire l'effectivité se dérobe une fois de plus à son attente… Non seulement Œdipe meurt sans qu'aucun des innombrables problèmes qui ont nourri ses vicissitudes ne vienne se résoudre, mais la mort n'apporte en dernier recours aucun des avantages qu'elle semblait a priori lui offrir. Totalement rejeté, Œdipe meurt en avouant à ses filles venues l'assister dans ses derniers instants: « Mes filles, rassemblez tout votre courage: il vous faut retirer sans chercher à voir ni à entendre les secrets interdits ». Et Thésée insistera pour que personne ne vienne visiter le lieu sacré de sa disparition, ni même en révéler le nom ! La tragédie meurt - afin de laisser la philosophie reprendre la question - lorsque Sophocle se décide à sacrifier Oedipe le relégué, au-delà de la mort. C'est ainsi qu'à la limite extrême de la douleur, il ne reste plus à Œdipe que les conditions anonymes du temps et de l'espace pour mourir, autrement dit ces formes a priori de la sensibilité dans lesquelles Kant verra lucidement la marque de la finitude humaine. En ce point, Hölderlin a prétendu que " L'homme oublie qu'il est homme parce qu'il est tout entier dans le moment ", et il en est de même du Dieu " parce qu'il n'est rien que le Temps " (weil er nichts als Zeit ist) 24. De sorte qu'au moment où l'épreuve dépouille l'homme de tous ses accidents et de tous ses masques, son vrai et pur visage finalement se découvre; alors il apparaît que la fin dernière se résout sans se résoudre dans le Temps, que la Totalité est toute entière Métabole. Les présomptueux que sont - chacun à sa manière - Œdipe et Antigone en font l'un comme l'autre l'expérience: sitôt qu'ils transgressent les bornes

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48 - La Métabole des Grecs – assignées à l'humaine condition, ils deviennent la proie " de l'arrachement du Temps " (der reissenden Zeit). Dans le saut définitif vers l'inconnu radical s'atteste la position d'une limite décidément insurmontable. On atteint là une limite attenante à notre fragile condition de mortel à mesure que l'on cherche à en dépasser la marque. Toute la tragédie grecque d'Eschyle à Euripide, semble d'un certain point de vue, avoir été un immense effort pour déchiffrer l'homme et le monde, pour cerner et préciser la frontière mouvante qui les oppose au divin. Cette frontière, lorsqu'elle semble trompeusement disparaître, c'est celle d'une négativité infranchissable; un déni que les modernes s'imaginent pouvoir occulter sans se rendre compte de la permanence des contradictions consubstantielles à l'essence de la vie tragique… Peut-être dans l'espoir assez vain d'en effacer définitivement la trace.

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49 - La Métabole des Grecs – Notes sur La Métabole des Grecs N°1/p.505 Les Phéniciennes d'Euripide. GF Flammarion N°2/p.506 Ajax de Sophocle . GF Flammarion N°3/p.510 voir notamment Aristote Physique II,5- De interpretatione 9- Protreptique B,12 - Métaphysique, E,30,H,2 N°4/p.510 Prorogation de l'attendu dramatique. On sait qu'Aristote décrit l'effet tragique en termes de katharsis. Il affirme en effet que la tragédie peut et doit remplir certaines des fonctions dévolues au rituel dans un environnement où celui-ci n'a plus vraiment sa place. Pourtant, Aristote voit bien qu'une tragédie n'est pas de part en part identifiable à une pratique rituelle. Si la tragédie possède en abondance la vertu cathartique et de retournement, elle ne peut la devoir qu'à ce qu'il y a de répit et de remise dans la mise en place du rituel au sens originaire. La logique du récit s'avance vers le revirement fatal en s'exposant à l'adversité la plus prompte des dramatis personnae, en s'exposant à une violence prête à se déchaîner, mais elle finit immanquablement par reculer. Et c'est dans ce renvoi, cette prorogation de l'attendu dramatique que la dimension poétique et esthétique de la tragédie se crée. Le sursis mythique et rituel un instant quasiment annulé est au dernier moment restauré sous forme d'ajournement déclaré: un événement impromptu vient surseoir à la résolution définitive du drame. La tragédie est donc bien l'équivalent des vrais rites en ceci qu'elle a frôlé le gouffre où s'abîment les délais aboutis. Mais tout en restant marquée par l'épreuve, elle sait pourtant prévenir l'échéance dernière, elle sait à coup sûr accorder un dernier délai à l'expérience esthétique qu'elle produit. De ce point de vue, Platon est plus proche du traitement ritualisé du drame qu'Aristote. Non seulement il déchiffre l'ébranlement que l'aboutissement de la catharsis engage dans le

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50 - La Métabole des Grecs – déroulement tragique d'un récit mais il fait véritablement du poète - qui s'identifie au héros tragique, au katharma, à oedipe - un authentique pharmakos dans sa République: il doit purement et simplement être rejeté. N°5/p.513 voir Werner Jeager, Païdeia notamment pp.54, 71, 81. Gallimard N°6/p.514 Les Temps archaïques. Le mot Chronos n'est jamais le sujet d'un verbe chez Homère; et il n'apparaît pas une seule fois chez Hésiode. La poésie orphique en tient compte davantage. Mais il faut attendre le Vème siècle chez Pindare, puis l'essor de l'art tragique pour voir le temps jouer un rôle considérable (quatre cents citations du mot dans les oeuvres pindariques concernées). N°7/p.514 Paul Ricœur Sur le tragique in Lectures 3 Seuil 1994 N°8/p.515 Karl Jaspers Über der Tragische Piper 1952 N°9/p.515 Un mouvement dans le tragique en direction d'autre chose. Ricœur écrit à propos de Jaspers: " Quoi qu'on pense de l'ultime niveau philosophique où le savoir tragique se transpose, la compréhension du tragique comme une phase du mouvement qui pousse douloureusement l'être vrai vers son achèvement a des conséquences considérables pour l'interprétation du tragique lui-même. Pris dans un mouvement plus vaste, le savoir tragique opère lui-même un mouvement. II me semble que c'est l'idée la plus précieuse de cette analyse qui vaut pour elle même. Une idée revient en effet avec insistance: la tragédie n'est pas seulement, ni même essentiellement, un regard vers le tragique, une représentation du tragique, mais un mouvement dans le tragique même en direction d'autre chose, en vue d'une délivrance ".

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51 - La Métabole des Grecs – N°10/p. 516 Le temps aboli. Bien que l'emballement des effets progresse constamment dans une tragédie, l'efficace du temps semble pourtant sans cesse retenu: longtemps chez les Grecs, le temps n'est pas un aspect de la vie où l'on souhaite voir s'insérer des choses déterminantes dans la réalisation des actes et des projets collectifs (faire confiance au temps par exemple pour que les événements arrivent d'eux-mêmes etc.). Dans certains cas, cette particularité de la culture hellénique va même jusqu'à refuser les effets que le temps produit. Ainsi dans le théâtre d'Eschyle, les actes du passé et les héros morts restent vivants et agissants; et l'on peut discerner leur rôle au sein même du présent. En un mot, le temps ne fonctionne pas à la manière habituelle " du temps qui passe ". Le passé n'est pas entièrement passé, le présent est constamment habité par les terreurs d'antan et le destin à venir, le futur recommence les séries de crimes épouvantables que le passé contient. Rien ne meurt jamais chez les grands Tragiques anciens. Le crime est atemporel. De fait, les chants du Chœur peuvent concentrer dans leurs vers le passé et le présent, de manière à couvrir l'ensemble d'un récit, avec tout le sens requis. Certes, ils évoquent souvent le passé avec des verbes en général au présent : présent historique, présent de narration - mais un présent de la chose qui reste toujours actuelle et absolument vivante, dans laquelle les repères chronologiques n'ont plus vraiment d'importance. Chez les Tragiques, le temps se trouve aboli sous la pression obscure des terreurs archaïques. N°11/p.516 Un « attendu » du genre dramatique. Dans le théâtre baroque, l'intérêt accordé à l'action du souverain, à l'art de gouverner, et l'on pourrait dire au politique dans l'acception moderne du terme, accentue cette tendance à la démesure. Chez Eschyle, la tragédie a seulement trait à l'ordre qui existe entre les parties et les transcende: au politique au sens grec. L'excès ne prend donc pas les mêmes proportions; car personne n'y incarne l'histoire - à moins que ce ne soit Zeus, quel qu'il

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52 - La Métabole des Grecs – soit. La position tragique chez les Hellènes n'est donc pas assignée aux personnages dramatiques par leur participation à un ordre politique qui concentre la démesure "en une seule main" mais par leur appartenance à un univers héroïque ancien. Selon Walter Benjamin en effet, la tragédie grecque a pour thème, contrairement au drame baroque, le mythe et non l'histoire. Chez les modernes, le souverain au sein d'une monarchie représente l'Histoire; alors que chez les Grecs, le lien entre le mythe héroïque et la réflexion théologique sur la succession des dynasties divines est si fort que le revirement tragique peut apparaître en dernière instance placé sous le signe d'une certaine permanence. C'est un "attendu" du genre dramatique, compte tenu des références mythiques qui circonscrivent l'ensemble des possibles narratologiques. Dans l'Histoire, même si nous savons que bien des péripéties vont forger la trame du récit, rien ne nous prépare à l'avance au contenu particulier que le drame prendra. Mythe ici, "Histoire" là; héros de l'âge ancien ici, souverains là; politique au sens grec ici, politique comme art de gouverner là. Cette comparaison conduit ainsi à interpréter le sens du coup de théâtre, du coup d'État ou de la péripétie politique de manière très différente selon que l'on se place du point de vue de la polis des Grecs d'une part, ou du point de vue de l'État et du monothéisme modernes, de l'autre; le politique au sens théologique d'une part à la théologie politique enfin. N°12/p.517 La mort ne meurt jamais. Les morts continuent manifestement de régner, de chasser, d'ordonner quelque part entre le monde des ombres et celui des vivants, et cette pérennité fantomatique, cette survie posthume marquent encore l'imaginaire de la Grèce classique - à partir de l'œuvre d'Eschyle notamment - plus de dix siècles après la fin du règne de Mycènes.

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53 - La Métabole des Grecs – Si l'on veut véritablement tuer un roi mycénien, il faut le tuer deux ou plusieurs fois, comme vivant et comme mort, en ligotant son ombre par des rites appropriés. Ainsi, dans son Agamemnon Eschyle fait-il de Clytemnestre, meurtrière de son mari, un être écartelé entre la joie de la vengeance et la terreur de savoir qu'à Mycènes les morts ne meurent jamais entièrement. Dans son effort, dans son espoir dément d'abolir le règne posthume de son mari, elle mutile son cadavre en lui tranchant le sexe. Mais même ainsi, elle ne pourra vraiment le tuer: l'ombre continuera de vivre dans la tombe, mais d'une vie impuissante, sans action sensible sur les vivants. Survie végétative n'attendant, comme un bulbe enterré, desséché, qu'une nouvelle irrigation, provoquée par les libations funéraires des porteuses de vases, les Choéphores, pour reprendre jet, racine et tige. Monde inquiétant puisque jamais il ne pourra épuiser totalement la vie profonde de la mort, évincer les fantômes, supprimer le souverain pouvoir des ombres. Clytemnestre en saura quelque chose, elle dont l'ombre à son tour, une fois tuée par son fils Oreste, viendra hanter le matricide et déchaîner sur lui les fameuses Erynnies. On se sent là au cœur d'un monde où le pouvoir du sang et du néant est aussi présent et aussi agissant dans l'histoire que les guerres, les pillages, les intrigues et les lois dynastiques, aussi durable, aussi réel que les rochers géants et les murailles cyclopéennes. N°13/p.517 Victor Hugo Eschilo (édition italienne Mondadori) notamment p.40. N°14a/p.517 Machines imaginaires. Toutefois, il n'est pas question dans cette recherche de l'immense de provoquer les forces naturelles pour se mesurer à elles, comme c'est si souvent le cas chez les modernes. Moins encore afin de les contraindre. Pour les Grecs, vouloir transformer les structures de la nature constituait une

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54 - La Métabole des Grecs – violence impie, une Hybris, qui, tôt ou tard, se retournait contre ses auteurs. Cependant existaient chez les Anciens des machines de guerre et des machines de théâtre, ainsi que la tradition dramaturgique continuera à en produire dans l'histoire. Or les unes comme les autres sont véritablement démiurgiques dans la mesure où elles travaillent, non pas seulement sur la Physis, mais prioritairement sur le mouvement. Les machines de théâtre sont des machines à merveilleux qui permettent de faire surgir de quasi-miracles; par exemple des machines de guerre ayant la puissance redoutable de donner la mort, c'est à dire d'envoyer les victimes dans l'au-delà (ces machines font reculer les frontières entre la vie et la mort). Aussi les ouvrages consacrés aux machines (Les Pneumatiques d'Archytas de Tarente, Philon de Byzance, Héron d'Alexandrie) étaient exclusivement consacrés à la construction de théâtres de marionnettes, d'oiseaux chanteurs, de statues animées qui donnaient des indications aux poètes pour provoquer des apparitions ou des disparitions, le tout à des fins essentiellement thaumaturgiques [voir à ce sujet Albert de Rochas, La sciences des philosophes et l'art des thaumaturges dans l'antiquité. Paris1912 ]. Les débuts de la machine se situent donc dans le monde du merveilleux, de l'onirique et de l'inattendu, et non pas dans celui des applications programmées permettant d'économiser ou de renforcer le travail des hommes. Ainsi Héron, en ce qui concerne sa fameuse "éolipyle", cette sphère qui tourne parce qu'elle est mue par la vapeur, ne voit nullement une manifestation de la puissance motrice du feu, mais seulement une machine ludique, une machine merveilleuse et imprévisible nous donnant à admirer un spectacle étonnant. N°14b/p.518 Euripide et le deus ex machina. Dans la mesure où Euripide est par excellence le poète tragique de l'inattendu, il recourt à la fameuse technique de mise en scène du deus ex machina. Cet artifice technique lui

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55 - La Métabole des Grecs – permet de ne pas marquer l'attente d'une péripétie - et on peut constater à cet égard que l'installation technologique dans les arts a souvent pour ambition de jouer sur le moment qui sépare l'attente dans l'expérience esthétique de l'instant résolutif. Chez Euripide, on n'imagine guère l'intervention d'un événement capital dans le cours du drame avant l'instant où il survient. Car ce dramaturge laisse à dessein ses spectateurs, en même temps que ses personnages, désespérer d'abord, pour que la délivrance, survenant d'un coup d'une seul, quand on ne l'attendait plus, constitue un coup du sort d'autant plus saisissant. Chez Eschyle ou bien encore les poètes épiques qui le précédent, la péripétie est encore préparée et même justifiée dans ses moindres détails. Sous un certain angle, il n'y a même rien d'imprévu dans leurs récits. Toutes les éventualités diégétiques sont méthodiquement recensées. L'événement que l'on craint depuis le début du drame s'approche inéluctablement; et le héros peut même anticiper ce que le public connaît avant lui. Clytemnestre et Egisthe sont confrontés à un drame imminent, mais tous attendent une résolution de l'histoire conforme à l'application prévisible de la justice divine en acte. Sophocle, pour sa part, excelle à désespérer son public par l'attente d'une résolution heureuse du drame finalement contrefaite: Œdipe se sent rassuré par les nouvelles qu'on lui donne, alors que le pire survient dans la scène suivante. Ajax est sauvé - et le chœur s'en émeut, au moment même où on le voit se tuer. Or la péripétie s'inscrit encore chez lui dans la continuité d'une évolution narrative absolument nécessaire. Le Destin qui survient est inévitable et son surgissement n'a rien de fortuit pour les spectateurs. Seul le théâtre d'Euripide inaugure, en revanche, de vrais retournements imprédictibles. Qui attendait que Créon, roi d'Athènes (!), vînt à Corinthe pour rassurer Médée et lui offrir son appui ? Qui attendait qu'Héraclès vînt chez Admète en deuil afin d'arracher sa femme à la mort ?

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56 - La Métabole des Grecs – Toutes ces interventions imprévisibles précipitent le drame dans un calcul du temps que ne connaissait pas les auteurs passés: la ruse d'Iphigénie, dans Iphigénie en Tauride, consiste à gagner du temps pendant qu'elle prépare sa fuite et celle des prisonniers; dans Oreste, le plan du héros est basé sur le moment où Hermione reviendra, et sur l'impératif d'éviter que quelqu'un n'entre trop tôt dans la demeure. L'intrigue utilise des procédés fondés sur le calcul du temps pour se nouer. Et ce calcul n'a de cesse d'être contrefait par l'incalculable… N°15/p.520 Les Grands Philosophes et ce qui se meut de soi-même. Dans cette phase de l'histoire du monde, Platon semble reprendre ici l'idéal divin de l'autonomie absolu des êtres qui ont le mouvement par eux-mêmes. On sait que chez le philosophe de l'Académie, c'est l'âme qui possède prioritairement cette vertu. La question du mouvement chez Platon repose en effet sur sa doctrine de l'examen de l'âme, sur l'expérience de l'âme comme tò auto eautó kinoun, comme ce qui se meut de soi-même. L'âme automotrice est ce qui répond du mouvement de tout ce qui existe. Non pas l'âme de l'individu mais l'âme du Monde. L'âme dont il est question ici ne meut pas un corps individuel mais le corps de l'univers tout entier, elle présuppose tous les échelons supérieurs de la hiérarchie de l'étant et recueille en elle cette hiérarchie. Ce recueillement a une forme concrète, il est compréhension de l'étant. L'âme se meut d'elle même en tant qu'elle comprend: elle pense. Aristote reprend à son compte un tel idéal, tout en prenant soin de montrer néanmoins l'impossibilité métaphysique de quelque chose qui se mouvrait de soi-même. Chez lui, le principe du mouvement est immobile. L'actualité absolue, l'être qui ne peut être motivé davantage, n'admet aucun mouvement. Le mouvement aristotélicien, à la différence de celui de Platon ou, du moins, du mouvement de la pensée divine qui se destine elle-même à un séjour sans cesse prolongé

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57 - La Métabole des Grecs – dans l'état de contemplation, recèle toujours en soi un inaccomplissement, un certain non-être. La définition aristotélicienne de l'actualité, absente chez Platon, jette son ombre sur la conception platonicienne de l'immortalité. D'où les innombrables difficultés que la théorie de l'âme chez Aristote rencontre avec l'immortalité (notamment le fameux problème de l'âme intellective et de l'intellect agent). Platon ne connaît pas cette difficulté dans la mesure où l'âme platonicienne se meut dans l'extra-temporalité, dans un devenir auquel la distinction du présent non actuel et du présent actuel est indifférente. Cet idéal divin et onirique de l'autonomie, Aristote le reprend plus sûrement dans le domaine de la technè. L'idéal technique d'Aristote, idéal qu'il sait irréalisable, mais qui doit servir de principe régulateur aux recherches et aux actions partielles, est également, dans toute la rigueur du terme, celui de l'automatisme (C'est aussi celui que partage Héphaïstos, serviteur des dieux de l'Olympe avec l'invention de ses machines automatiques). Plus tard, le Pseudo-Aristote, faisant la théorie des cinq instruments qui permettent d'opérer le "renversement" de puissance caractéristique de la métis, explique cet effet étonnant des mechanè par les propriétés du cercle. Unissant en lui par sa courbure continue et fermée sur elle même plusieurs effets contraires, les faisant naître l'un de l'autre, le cercle apparaît comme la chose au monde la plus étrange, la plus déconcertante - thaumasiòtaton - possédant un pouvoir qui déroute la logique ordinaire. [La Métis des Grecs Détienne/Vernant Flammarion p.56]. Le cercle est un lien parfait parce que tout entier retourné et refermé sur lui-même, n'ayant ni début ni fin, ni avant ni arrière. Sa rotation le rend à la fois mobile et immobile, se mouvant en même temps dans un sens et dans l'autre [ p.55]. N°16/p.521 Temps et tragédie. Beaucoup d'enquêtes tendent à prouver que la tragédie est née au moment où

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58 - La Métabole des Grecs – les Grecs ont pris conscience de la signification du temps et de sa problématique. « Yet, it arose when this consciousness was still recent, and among people who never allowed time to be the perpetual and all-pervading movement that modern authors like to declare they are caught in.” N°17/p.521 Chronologie de l'homme grec. Cette reconnaissance du caractère individuel, personnel du Sophos grec dans la cité atteint vite sa limite propre, sa mesure pourrions-nous dire, et le tour anthropologique de la pensée anté-socratique n'est pas attesté de la manière dont on aurait pu s'y attendre: l'homme, le mortel que l'ami de la sagesse découvre n'y est pas " roi" au milieu d'un monde façonné à son image, comme dans l'anthropologie moderne par exemple - cet aspect anthropocentrique propre aux sciences trouvant son commencement dans le tournant "humaniste" que Socrate fera prendre au Vème siècle à la philosophie. Le mortel perd au contraire avec les philosophes dogmatiques après Platon tout ce qui faisait de lui un être exceptionnel au sein du Cosmos éternel chez les poètes: le privilège insigne de pouvoir faire face à la mort: " Car l'homme n'est pas né pour éviter la mort, Eût-il du sang des Dieux dans ses veines encor " chante Callinos à ses contemporains. À peine un siècle plus tard, l'anthropomorphisme éléatique, s'il met l'homme au centre de toutes choses comme l'établit très tôt Xénophane (préfigurant en cela Protagoras), ne valorise pas nécessairement la mesure à laquelle tout mortel soumet le monde dans sa totalité: " Ce qui fait la perte des hommes, dit Alcméon, c'est qu'ils ne peuvent joindre le commencement et la fin". Le mortel n'occupe en soi aucun centre. Bien que plus tard Pindare fasse du Temps chronique - le Temps de la cité des hommes - une divinité primordiale de sa pensée (le dolios aîon), il n'empêche que chez lui encore "l'homme est le rêve d'une ombre" [VIII Pythique, 95-96]. De même que chez Parménide l'homme, être mortel parmi tous les autres étants, ne peut lui non plus prétendre au statut d'être en

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59 - La Métabole des Grecs – tant qu'être. Or c'est ce "parmi les autres" qui est novateur chez Parménide. Car les Grecs ne considèrent jusqu'à lui le domaine naturel, comme le rappelle Hanna Arendt, que dans sa stricte immuabilité. Pour Parménide, la chose la plus essentielle consiste en effet dans la découverte de la condition "mortelle" de tous les étants - et pas seulement de l'homme. Avant la déclaration inaugurale pour la philosophie de son Poème, changement et mortalité, pour le dire en un mot, ne coïncident pas nécessairement (Héraclite considère même le changement comme une perfection dans le monde). Sauf pour ce qui est de l'homme, encore que le Grec tire de cette homologie une distinction sans égal pour le "mortel". Et c'est l'anthropomorphisation intégrale du Monde des êtres-pour-le-changement dans la philosophie des Eléates qui favorise progressivement l'assimilation doxique du Gignesthai (du devenir) avec la condition propre à la mortalité, à l'éphémère, expérience auparavant spécifiquement réservée au simple et merveilleux mortel. Cette forme anthropomorphique qu'adoptent les nouveaux systèmes rationnels après les systèmes des premiers philosophes s'accompagnent d'une valorisation effective du Temps, considéré jusqu'ici par les poètes comme condition exclusive des mortels. Désormais, cette qualité qui naguère s'identifiait au propre de l'homme lui échappe : il n'est plus seulement une ombre parmi un théâtre de choses immuables (ou immortelles pour ce qui concerne les Dieux), l'homme n'est plus désormais, comme par surcroît, que le rêve d'une ombre. La question qui se pose à présent concerne le "pourquoi" et le "comment" d'une telle évolution vers l'anthropomorphisme intégral des systèmes cosmologiques rationnels. L'anthropomorphisation du système d'Anaximandre s'effectue par exemple sous couvert du schème régulateur de la technè. Le cosmos chez lui peut être considéré comme une vaste mechanè dont il faut décrire le fonctionnement. Mais ce schème n'est cependant pas le seul qu'il retient. Et les autres doivent s'articuler

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60 - La Métabole des Grecs – rationnellement avec lui afin de prétendre à une valeur philosophique pleinement reconnue. Il semble donc que le passage du mythe aux systèmes philosophiques s'opère par l'intégration du statut du mortel - et de la connaissance qu'il a du monde - dans la totalité des choses qui deviennent avec et passent autour de lui. La mortalité devient une condition généralisée à tous les étants. La pensée (noien) appartenant aux étants au même titre qu'un autre, chaque système de savoir intègre dans sa teneur en validité le fait qu'il ait été institué par des mortels. Et dès lors, tout savoir est également dans sa légitimité rationnelle un savoir sur ce même savoir. Chaque étant a donc virtuellement chez les anté-socratiques un double ou multiple foyer de perception. À travers la chose se révèle d'une part le monde dans toute son altérité mais également une part de mortalité qu'elle emprunte désormais aux hommes. Parménide réagit face à cette hégémonie en posant un concept dégagé de tout investissement anthropologique particulier: l'Être. L'Être que Moïra frappe d'une immobilité tutélaire (« … puisque la Moïra lui a imposé d'être un Tout immobile » ) et que la tragédie porte à la hauteur d'une réflexion dont le philosophe se fera le héraut. N°18/p. 522 L'agir et la parole. Comme le rappelle Hanna Arendt dans La condition de l'homme moderne, chez les Grecs, l'activité la plus importante pour l'être-libre se déplace dans l'histoire de l'agir à la parole, de l'action libre à la parole libre. […] L'une des choses les plus merveilleuses et les plus surprenantes de la pensée grecque consiste précisément en ce que la séparation de l'agir de la parole qui prévaut à notre époque, entre la parole et l'action, n'a jamais existé chez elle, et ce dès le début, c'est-à-dire chez Homère. La parole est conçue a priori comme une sorte d'action. Si les paroles ont la même valeur que ce qui advient, si comme il est dit à la fin d'Antigone " les grands mots sont payés par les grands coups du sort", alors ce qui arrive est quelque chose de grand et digne d'une

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61 - La Métabole des Grecs – mémoire glorieuse. Le revirement diégétique porte la tragédie à la hauteur d'un événement. Que la parole soit une sorte d'action, que le naufrage dont on fait le récit puisse devenir une action, lorsqu'on s'y oppose en y répliquant à l'aide de mots (alors même qu'on sombre…), c'est sur cette interprétation fondamentale que reposent la tragédie grecque et son drame, son action. C'est précisément cette conception de la parole, au fondement de laquelle on découvre la naissance autonome du logos à travers la philosophie grecque des origines, qui passe au second plan dès l'expérience de la polis pour disparaître ensuite complètement de la tradition de la pensée politique. N°19/p.525 Logique historique de l'emploi du temps chez les Grecs. La perception du temps dans l'histoire de la culture grecque semble suivre une courbe historique originale qui part de l’extrême fragmentation du temps homérique à l'époque archaïque, passe par sa forme la plus parfaite et continue au siècle des Grands Classiques, puis enfin retourne jusqu'à l'émiettement inexorable du temps chez Euripide. En effet, Homère avait connu un temps fragmentaire et discontinu: pour lui le jour était assurément la notion cardinale dans l'organisation temporale de ses poèmes. La notion d'un temps continu embrassant de longues séries d'événements vient ensuite avec les tout premiers essais des poètes tragiques. L'idée atteint sa forme la plus prononcée avec Eschyle et le sens tragique que celui-ci accorde délibérément à la temporalité. Hors du domaine dramatique, Pindare fait pour la première fois du Temps chronique - le Temps de la cité - une divinité primordiale de la pensée. C'est avec ce poète que ce modèle du Temps tout puissant prend une signification accessible à tous. Pindare appelle le Temps " le père de toutes choses " dans sa IIème Olympique. Avec les "alternances" de Sophocle, on voit à nouveau le temps se fragmenter en poussées diverses. Avec Euripide enfin, la cohérence est si bien désarticulée que le jour redevient la donnée première. Et

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62 - La Métabole des Grecs – pourtant avec une différence fort significative; le jour a dorénavant revêtu un sens tragique, précisément parce qu'il est senti comme le fragment isolé d'un temps qui n'a plus de cohérence interne. À l'origine, on n’avait pas l'idée du temps comme d'un tout; avec Euripide, au terme d'un développement historique que toute la Grèce a connu, ce tout existe bien, mais c'est un tout désormais irrationnel, dont le développement déjoue maintenant l'expérience humaine toute entière. Et c'est pourquoi ce nouveau temps se charge de tant de contenus émotionnels et de reflets affectifs: car les mystères du temps laissent l'homme seul avec ses craintes et ses angoisses les plus tenaces; il renonce alors à chercher plus loin; et l'intérêt qu'il leur porte en est accru d'autant. N°20/p.493 Dieux et revirements mondains. Ce qui donne aux revirements de la tragédie ancienne cette dimension particulière sans laquelle il n'y a pas de tragédie n'est point le fait que ces retournements aient été, d'avance, voulus par les dieux, mais qu'ils prennent à un moment donné un sens par rapport aux grands problèmes concernant la condition humaine toute entière. Les questions théologiques, extrêmement présentes, sont aussi, sous un certain angle, suspendues: c'est pourquoi la tragédie, préparant l'inventivité philosophique dans le domaine du questionnement, se définit plus par la nature des questions qu'elle pose que par celle des réponses qu'elle fournit. Et le tragique consiste à mesurer le sort de l'homme en général en fonction de malheurs qui sont individuels, et souvent exceptionnels. Plus que le mot de fatalité, il s'agirait plutôt de parler de transcendance intramondaine au sens où celle-ci désignerait ce qui dépasse l'humain sans pour autant concerner derechef le divin. N°21/p.539 Orestie métabole. Oreste tue sa mère, à l'extrême limite de la cité athénienne, comme si cet acte interrompait le temps, comme s'il résumait, dans

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63 - La Métabole des Grecs – l'événement fulgurant de ce geste inconcevable, le destin de l'aventure politique de la Grèce toute entière. En transformant d'un coup d'un seul les Erinyes, ces monstrueuses créatures surgies d'une époque révolue, en Euménides, c'est-à-dire en déesses bienveillantes, en retournant brusquement par le sang le négatif en positif, Oreste métabolise l'ancestrale sujétion du génos et du clan en un libre consentement des citoyens envers les nouvelles institutions démocratiques. Ayant tué sa mère, Oreste défie l'ordre généalogique et dynastique ancien. Il légitime les nouveaux citoyens de l'ordre politique jaillissant, des frères par alliance, au sens civique et démocratique du terme. En cet horizon absolument inédit que fait surgir Oreste, apparaît la nouvelle figure " apollinienne " de l'individualité grecque, ce citoyen dont l'existence ne pouvait surgir qu'en écartant, en supprimant en un éclair tout ce qui, jusqu'alors, empêchait son apparition dans l'ordre politique ancien. La figure ancestrale de la mère était cette ombre tutélaire interposée entre l'homme et ses alter ego qui par son mode de parturition généalogico-dynastique, interdisait toute transformation politique nouvelle. N°22/p.542 Jankélévitch Le pur et l'impur p.78 Flammarion N°23/p.545 La faute. Le jeune Lukács avait déjà insisté sur l'inopportunité de lier fondamentalement la question du tragique à la faute. Dans une lettre à Münster, il écrit: " Votre interprétation du tragique part, tout comme le fait l'esthétique allemande classique, du problème de la faute et du conflit... Mes efforts, au contraire, tendaient à éliminer ces concepts (...) de la formulation du problème. Je tâchais... de les remplacer par les concepts d' "essence" et de "limite". Le tragique est pour moi: ... la réalisation du moi intelligible. Le conflit, et avec lui, la faute et la mort font partie déjà du mode de son apparition, de la forme dramatique de la tragédie... Dans un autre fragment de cet ouvrage, j'ai défini le concept

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64 - La Métabole des Grecs – de "faute" simplement comme une "connaissance de l'existence du destin", comme un acquiescement au destin, comme la transformation de l'événement en action; comme un contour de la vie." N°24/p.553 L'arrachement au temps. Dans le panthéon de Hölderlin, l'Absolu informe et indéterminé est incarné par Saturne (Kronos), qui ne donne aucun ordre et que nul mortel ne désigne par des noms. En Saturne, il faut reconnaître son homologue grec Chronos: le Temps. À son tour, celui-ci est destructeur et créateur: il emporte avec lui les sables et les saules, mais aussi les temples et la gloire du demi-dieu et des siens (Patmos). Décrit comme " celui qui ébranle tout " (Allerschuttrer), I'Esprit du Temps (der Zeitgeist) n'est sans doute pas seulement l'Esprit de ce temps. Mais Saturne est le père de Jupiter; par ailleurs, c'est dans les abîmes du Temps que mûrissent les orages où le chant prend naissance (Comme au jour du repos). Bref, " le temps lie et sépare beaucoup " (So bindet und scheidet/Manches die Zeit), ce qui traduit bien sa puissance ambivalente. Parmi les figures de l'Absolu, le Temps occupe chez Hölderlin une place particulière: car si l'Absolu est ce qui nous rend relatifs et dépendants, si l'Infini est ce qui fait de nous des êtres finis, alors il est juste de dire qu'au moins pour nous, l'Absolu et l'Infini sont Temps, ou plus exactement que le Temps est la face qu'ils tournent vers nous. Dans les Remarques sur Œdipe, Hölderlin nous dit qu'à la limite extrême de la douleur, il ne reste plus que les conditions du temps et de l'espace, autrement dit ces formes a priori de la sensibilité dans lesquelles Kant voyait la marque de la finitude humaine. En ce point, poursuit Hölderlin (Remarques sur Œdipe): « L'homme oublie qu'il existe parce qu'il est tout entier dans le moment.", et il en est de même du Dieu " parce qu'il n'est rien que Temps » (weil er nicbts als Zeit ist). Ainsi, lorsque l'épreuve dépouille l'homme et l'Absolu de tous leurs accidents et de tous leurs masques, leur vraie et pure nature se découvre: alors, il apparaît que l'Absolu est

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65 - La Métabole des Grecs – Temps. Les présomptueux que sont - chacun à sa manière - Œdipe et Antigone en font l'un comme l'autre l'expérience: sitôt qu'ils transgressent les bornes assignées à l'humaine condition, ils deviennent la proie de l'arrachement du Temps, der reissenden Zeit.

*

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ffisent pas à dire tragique…

it parfaitement à quoi s’attendre…

Tragique et anticipation Jean-Philippe Pastor / Etienne Parain

Etienne Parain - Peut-on considérer que ce qui est tragique est nécessairement inattendu ? Jean-Philippe Pastor - Dans la vie de tous les jours, peut-être. Mais, remarquez-le, pas de manière systématique. Il existe des situations tragiques qui durent et dont le tort est justement de ne plus savoir nous surprendre. La catastrophe, le revirement, le coup de théâtre ne sule

E.P. - Il me semble au contraire que lors d’un événement tragique on sa On associe rarement le tragique et l’inanticipable, c’est vrai. Le tragique porte en lui comme une machine infernale, une logique anonyme et implacable, impossible à arrêter et dont on prévoit trop bien l'ultime finalité. Le drame, en tant que genre littéraire, fait habituellement une place plus importante à l'imprévu, à l'accident; alors que le tragique repose nécessairement sur ce qui est inévitable, ce que l’on ne peut pas empêcher malgré tous nos efforts pour endiguer le sort.

Tragique et imprévu

E.P.- Une tragédie compose nécessairement avec l’inéluctable malheur… Mettons les choses au clair. Le tragique n’est pas seulement la caractérisation d’un événement malheureux qui survient de manière intempestive dans nos existences. Il ne s'agit pas

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seulement d'une expérience au même titre que la souffrance, la maladie ou le malheur qui affectent nos vies. C’est surtout pour nous, occidentaux, une forme originale d’expression à laquelle notre culture a donné une forme esthétique tout à fait surprenante et unique. La plupart des cultures ont exprimé la violence et le malheur qui s'ensuit. Dire la souffrance et le mal est certainement un invariant anthropologique important. Mais aucune n’a espéré donner à ces expressions une forme universelle et totalement codifiée: les érudits du moyen-âge et les arabes s'étonnaient d'ailleurs de l'existence d'un genre aussi curieux... E.P. - Dans une tragédie d'un genre classique, on a coutume de dire que le hasard n'existe pas... Prenons le cas des tragédies de Racine; dans ces œuvres classiques, le dénouement, même s’il est surprenant, ne doit certes rien au hasard: au contraire, le dénouement pour être parfait doit être nécessaire, complet. Ce qui signifie: proscrire toute intervention du hasard pour n’être que le résultat logique de la situation. En ce sens, le tragique sait toujours à quoi s’en tenir. En conséquence, il n’est pas question de tenter une quelconque redéfinition du phénomène tragique à partir de la prise en compte du contingent ou de l'aléatoire... Toutefois que serait une tragédie qui ne laisserait aucune part à la péripétie ? D'autre part, faire intervenir le hasard dans un drame et accorder sa part à l'inattendu sont deux choses totalement différentes. Racine a lui même rapidement évolué sur ces sujets pour donner de nouveau plus de « suspense » à ses pièces; disons à partir de Cinna. Dans sa pièce suivante, Bérénice, le dénouement est très rapide et imprévu. Bérénice ne prend la décision qui dénoue contre toute attente la situation tragique que dans les derniers vers du drame… Si sa décision paraît inattendue - au même titre que celle d'Octave accordant son pardon contre toute attente dans "Cinna", pour autant elle ne relève en rien du simple hasard... E.P.- Certes, l'imprévu joue donc un rôle indéniable. Mais lequel ? Paradoxalement, le tragique enchaîne les événements successifs de manière à la fois totalement machinale et absolument incontrôlée. C'est cette mécanique, cette machine et les enchaînements qu'elle produit qui paraissent à un moment ou à un autre étonnants. C'est bien le redoublement du dispositif machinal et du caractère implacable de son exercice qui crée l'inattendu...

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. Et

E.P- Pouvez-vous approfondir ce paradoxe du "redoublement" dont vous parlez? En un mot, et pour le dire rapidement, le fait que "les choses se passent totalement comme prévues" reste une occurrence excessivement rare et surprenante dans l'imaginaire de la plupart des sociétéslorsque cette occurrence survient, elle prend le plus souvent un tour nécessairement dramatique. Cependant, la pensée inverse est tout aussi confondante: le fait que la plupart des cas rien n'arrive comme on devait s'y attendre est un lieu commun de la pensée des anciens... c'est une sorte d'évidence à laquelle les anciens souscrivent sans l'ombre d'une difficulté. Ce "truisme" va beaucoup moins de soi pour les sociétés historiques et les modernes que nous sommes encore. E.P- L’évocation du « tragique » en Grèce ancienne vérifie-t-elle cette "loi"? Dans les textes qui composent le deuxième livre de Devenir et temporalité, j’aborde effectivement le traitement de cette question chez les Grecs anciens. Pour les Grecs comme pour les autres humains, il arrive toujours un moment où un impondérable survient, un « soudain » qui fait qu’il faut souvent faire son deuil de ses projets initiaux… pour en imaginer d’autres. J’ai voulu confronté notre manière contemporaine d'affronter ce constat aveccelle qu'adoptaient les Anciens. Et pas seulement en Grèce ancienne; le fait que pour les hommes rien ne se passe finalement comme prévu est effectivement une condition fondamentale du cours de l’existence. C’est un existential avec lequel Heidegger par exemple n’a pas assez compté. Et partant, toute son analytique négocie avec ce constat: l'intérêt qu'il porte de manière croissante à L'événement, l'Ereignis dans ses œuvres tardives le montre suffisamment.

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E.P - Ce que vous posez manifestement comme un a priori, à savoir que chez les Anciens « rien ne se passe comme il était prévu », cette loi est-elle nécessairement vécue chez les Anciens comme une fatalité ? Beaucoup de cultures vivent effectivement cet état de fait comme quelque chose de subi. Un destin sûrement, pas une fatalité. Les éléments non contrôlables du temps sont depuis toujours les grands ennemis: il faut qu’il n’y ait pas d’histoire, pas d’écart, que tout se passe comme à l’habitude ! Il faut vivre et revivre ce que les ancêtres ont eux-mêmes vécus et qui pose l’Ordre établi. Il n'y a là aucune part laissée à la fatalité. C’est la raison pour laquelle la plupart des cultures anciennes immobilisent autant que faire se peut tout ce qui a trait aux phénomènes temporels. Des cultures comme celle développée par l’Empire chinois au IIème siècle avant J.C. interdisent même institutionnellement toute référence temporelle dans la gestion des affaires publiques: le temps est simplement interdit d’entrée. Les annales chinoises comme celles de Sseu-ma Ts’ien témoignent de cette interdiction: elles ont la charge de bien vérifier que rien ne déroge à la règle du permanent et de sa constante reconduction. E.P- Est-ce la même chose chez les Grecs ? Oui bien sûr, les Grecs ne font pas exception. Ils sont terriblement méfiants devant tout ce qui contrevient à l’Ordre prescrit par leurs institutions: le temps est un démon et Cronos – qui a quasiment la même orthographe que Chronos – est un Dieu dévoreur, imprévisible dont Zeus se charge de lui faire regretter ses immondes excès… Pourtant, et c’est peut-être une exception dans l’histoire du monde, non seulement il n’y a rien dans l’œil d’un Grec pour marquer la moindre amertume ou le moindre dépit à l'encontre de ce constat implacable (rien ne se passe vraiment dans le temps comme on l’avait espéré) mais les Grecs tirent de ce constat une puissance d'agir tout à fait exceptionnelle. Il existe - comme le montre l'admirable description du bouclier d’Achille -

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une certaine continuité de l’existence tragique et de la profusion des projets dans le temps qui ne laisse pas de surprendre tout au long de l’histoire grecque: manifestement il y a un devenir tragique qui enveloppe la sphère limitée du possible dont on prend conscience dès le VIIème siècle. Et les Grecs, de manière unique, cherchent alors à donner une expression esthétique admirable à ce sentiment angoissant.

E.P - La prise en compte du temps est donc contemporaine de l’apparition de certaines formes culturelles, du phénomène tragique par exemple et de sa théâtralisation ? Oui; on peut tout du moins constater que la tragédie est née au moment où les Grecs ont pris conscience de la signification du temps et de sa problématique. E.P - Est-ce un phénomène

parallèle à l'émergence des premières philosophies? Il faut bien voir quelle réponse les tragiques adressent à la question essentielle que se posent les premiers philosophes anté-socratiques du VIIème siècle: à savoir l'enquête dirigée sur l'arché des étants dans le monde, l'origine des choses dirions-nous aujourd'hui, bien qu'il soit difficile de résumer les choses ainsi: l'archè correspond plutôt à ce qui dure dans un temps de vie, un aïon, indéfini; capable de défier le temps et la corruption. Les premiers physiologoï donc, déterminent cette "origine" sur différents éléments fondamentaux comme l'eau pour Thalès, l'air chez Anaximène, le feu pour Héraclite, l'infini pour Anaximandre puis des éléments dont la signification devient de plus en plus abstraite avec Parménide etc. Pour les tragiques, la réponse à la question l'arché est on ne peut plus simple: ce qui dure et détient la capacité indéfini d'être sur la terre et dans le temps, c'est l'immuable tendance à l'inhumanité et à la destruction dans la marche du monde. Remarquez que Platon prendra l'exact contre-pied de cette réponse à l'époque classique au Vème siècle et qu'il chassera les poètes de sa République; puisque c'est évidemment chez lui l'Idée de Bien qui assure ce royal modus operandi. Cependant, chose importante, l'arché est chez les tragiques comme chez les autres philosophes constamment susceptible de se transformer, de se métamorphoser, de se métaboliser; ce qui empêche une compréhension du fond de l'être comme foncièrement tragique: l'arché est un mouvement, une puissance de transformation; il n'est jamais hissé au rang de fondement chez les Grecs...

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E.P - Dans ce contexte dynamique si j'ose dire, on peut comprendre que l’inattendu ait un rapport immédiat au phénomène tragique... A vrai dire, ce n’est certainement pas parce que rien ne se passe comme prévu qu’une situation est tragique. C’est plutôt le contraire: tout concourt à l’inéluctable malgré tout ce qui est tenté pour ne pas en arriver à ce que l’on pressent. E.P - Dans une tragédie, nous avons la pré-science de ce qui va arriver. Oui, ce savoir est tellement redouté que tout est tenté pour essayer d’échapper à ce qui doit arriver. Et pourtant les choses arrivent. Ou plutôt il y a comme un retour du phénomène tragique, un revenant qui vient frapper quand bien même, alors que tout danger semblait définitivement écarté. Cette problématique du retour semble essentielle à la constitution du phénomène tragique au sens grec. La prophétie auto-réalisatrice fonctionne à plein et rien ne peut y faire. Elle fonctionne beaucoup moins bien chez les modernes, c’est sûr. E.P- Rien sauf l’inattendu… Tout à fait. A part que dans une tragédie ancienne, l’inattendu vient plutôt contre toute attente confirmer le drame auquel on pensait finalement pouvoir échapper. Il y a comme un redoublement des effets dans le mouvement tragique qui en fait un système fort élaboré…

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L'impossible? E.P- Un système où l’impossible vient contre toute attente se réaliser. L’impossible, certes. Mais je me demande si c’est le bon terme à employer. L’impossible fait partie du même genre que le possible, son envers dialectique. Blanchot dit dans L’Entretien infini que l’impossible, c’est ce en quoi nous ne pouvons plus pouvoir. Nous sommes encore là dans le registre de la modalité, dans le registre des éventualités remarquons-le… alors que l’événement

tragique transcende l’ordre des possibles ou de l’impossible. Il est unique. Dès lors qu'elle est en proie à l'épreuve tragique, la marge de manœuvre de l’existence s'amenuise jusqu'au point de devenir nulle. L'existence y est livrée au malheur qui l'assaille, vouée à endurer une situation qui rend toute velléité d'action impossible et contrainte à une passivité telle qui interdit toute parole. Alors que les choses qui se produisent contre toute attente ne s’opposent pas nécessairement à une attente ou une potentialité quelconque. Elles arrivent quelques soient nos dispositions à l’égard de ce que nous pouvons ou ne pouvons pas. Déjà chez Homère le guerrier sait qu'il ne peut pénétrer ni diriger les plans fixés par le destin. Contre toute idée de justice, Patrocle est tué; et par ailleurs l'ignoble Thersite qui a fait tant de mal, regagne son foyer sans l'ombre d'un souci, sans être inquiété par le mauvais sort... E.P - L’impossible dit tout de même quelque chose comme un excès. Précisément. Georges Bataille employait l’impossible pour dire cette part de dépense et d’excès qui intervient dans des sociétés où tous les possibles sont systématiquement recensés par l'institution imaginaire qui les porte. Mais je me demande si dans certains cas, l’excès intervient alors même qu’aucune dépense ne paraît plus vraiment nécessaire; il me semble que c’est le cas dans la situation historique contemporaine que nous vivons: aucune part maudite ne semble plus vraiment commander à l’organisation mondiale de la planète. Et pourtant nous sommes dans autre chose qui fait jouer le surcroît par d’autres moyens; une logique qui ne se recoupe pas avec le mysticisme de la dépense en tout cas (puisque la consommation et l’excès dans le dévoiement sont devenus la norme). Dans cette éventualité, la politique de l’impossible n’est plus la meilleure voie pour découvrir la politique du possible qu'il faudrait mettre en œuvre.

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E.P- Pensez-vous qu’on puisse finalement définir le tragique par une certaine mise en scène de l’inattendu ? Ce n’est pas l'objectif poursuivi. La caractérisation du tragique, d’Aristote à Georg Lukács n’a pas besoin à mon sens d’être à nouveau saisie par une définition supplémentaire. Ce serait opportun si le tragique prenait aujourd’hui une nouvelle forme, une nouvelle extension qui nécessiterait une refonte du genre. C'est peut-être le cas comme le prouve d'un certain point de vue René Girard; pour Girard en effet, l'inspiration tragique commence par le reconnaissance du désir mimétique chez les hommes. L'identité essentielle de la concorde et de la discorde dans les affaires humaines est chez lui le moteur essentiel de la tragédie. Mais outre le fait que je m'interroge sur la nature temporale de cette identité (je pense que la reconnaissance tragique du désir mimétique ne peut se faire que dans et par le temps imaginaire institué et qu'à cet égard, je ne vois jamais Girard s'interroger sur le statut philosophique de la structure de la mimesis en tant qu'idéalité, objet noétique), je ne suis pas sûr que le ressort essentiel des drames contemporains ne se concentre que sur les seules "affaires humaines". Notre problème est aujourd'hui non seulement mondial ou bien global, mais surtout planétaire. Il concerne certes les relations entre les hommes - la politique et le social aux sens traditionnel des termes; mais également la prise en compte des conditions environnementales, éco-systémiques, cosmologiques de notre condition. En ce sens, le politique comme le tragique sont systématiquement débordés par ces nouvelles conditions. Nous sommes aujourd'hui dans l'obligation de nous intéresser à autre choses qu'à nous-mêmes. C'est pourquoi notre temps, à mon sens, n’est pas seulement « tragique »; il l’est assurément de manière locale; mais il nécessite une caractérisation plus opportune, plus précise et plus juste. Aussi, la seule chose à la quelle je m’essaie dans D&T2 , c’est une approche du statut philosophique de l’inattendu à travers le phénomène tragique. E.P- Justement, s'il est inutile selon vous de revisiter le phénomène tragique à la lumière des catégories temporelles

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que vous posez, que gagne à l'inverse l'inattendu à être confronté à la tragédie? Je remarque d'abord que le mythe ne connait pas de situation inattendue. Il connaît et intègre des péripéties et des intrigues très séduisantes. Mais toutes les hypothèses narratives sont inventoriées de manière à assurer un contrôle intégral de la narration indéfiniment reproduite par le poète. Je constate ensuite que le genre tragique se nourrit du mythe mais invente un nouveau rapport à la péripétie. Ce rapport a un lien très ténu avec les phénomènes imprévus et l'inanticipable. C'est ce qui m'intéresse. Par l'inattendu, il y a comme un passage à la limite dans l'inventaire des possibles narratifs que le tragique exige. La réflexion sur la tragédie m'aide par conséquent à approcher le problème du statut philosophique de l'inattendu mais en aucun cas à le résoudre...

E.P- Le tragique va au-delà des possibles que la narration envisage ? Je prétends en effet que la péripétie au sens tragique, la peripeteia arrive sans que l’ombre de sa possibilité ait été le moins du monde envisagée dans le cours de l’action, du drama au sens grec; elle doit même advenir contre toute attente, sans pour autant se confondre - c’est là tout le paradoxe - avec un simple événement, ou bien pire un simple hasard, une

simple contingence, un accident étranger au contexte global de la narration. Dans tout ce dont nous parlons, le hasard n’intervient pas. C’est là la chose la plus subtile que le genre tragique invente: les sujets des tragédies sont entièrement rabattus. Les spectateurs connaissent par cœur les moindres détails des récits mythologiques qui leur sont présentés. De sorte que le tragique dépasse la sphère des simples contingents pour viser un au-delà de la possibilité diégétique; à travers le phénomène tragique, l'inattendu parvient à une première caractérisation qu'il s'agit aujourd'hui de réfléchir dans l'économie contemporaine que nous entretenons avec le temps; comme dit le Coryphée dans nombre de pièces tragiques de l’âge classique : « C'est à l'inattendu que les dieux ouvrent le passage... ». On peut dès lors lire ces vers de deux façons: comprendre qu'effectivement les dieux amènent dans la narration une péripétie que même l'auteur tragique n'avait pas prévue; mais aussi considérer que les dieux ouvrent pour la première fois le passage au concept même d'inattendu confronté à l'ordre des possibles que le mythe retient... E.P- Il y a tout de même un sacré paradoxe dans ce que vous avancez ! Comment une chose absolument extérieure à l’action dramatique peut-elle intervenir dans le cours tragique sans être pour autant nécessairement relever de l’aléa, de la

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pure coïncidence ou du simple hasard ? C’est précisément en ce point que tient l’essentiel du ressort dramatique d’une tragédie authentique. Le moment de réversion décisif, et la signification que ce moment prend en tant que le sens de cet événement-ci et pas un autre, est à la fois une nécessité absolue, inconditionnelle pour celui qui vit le drame de l’intérieur ; et en même temps d’une contingence radicale pour celui qui voit les choses de l’extérieur. Autant dire que ce qui se joue est à la fois en-deçà et au-delà de la nécessité et de la contingence. La signification que prend alors le coup du sort est ailleurs ; car le spectateur, lui, voit les choses à partir d’une position très particulière: il participe à la fois du drame en tant qu’il le vit de l’intérieur, qu’il s’identifie aux personnages et leur porte un intérêt qui n’a rien de spéculatif; et il est aussi extérieur, confortablement installé, suave mari magno. Il est à la fois méta-nécessaire et méta-contingent. Pour qu’un événement prenne vraiment la signification déterminante qu’on lui prête en tant qu’acte décisif décidant du dénouement d’un drame, il doit se situer en-deçà de la nécessité contingente et au-delà de l’absolue contingence. Car ce qui est absolument nécessaire (par exemple que pour un géomètre comme Euclide, le fait que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits) a aussi peu de signification que ce qui est absolument contingent…

E.P - L’unité du genre tragique tient donc son unité d’un élément qu’on peut dire tout à fait inconnu du genre épique ou du récit mythologique… La phase tragique de l’art poétique se concentre peu à peu sur la structure de l’action, c’est sûr. Ce que l’épopée méconnaît en son fond. Elle en reste à la restitution des aristea que les générations se transmettent depuis des temps immémoriaux; mais sans présager toutefois des cas qui dépasseraient la sphère circonscrite du possible narratif. Nous pouvons par conséquent évaluer en quel sens ce pressentiment de l’Inouï - c’est-à-dire du destin aveugle qui ne commande même pas aux dieux - organise la structure narrative de l’œuvre tragique dans son fondement le plus authentique. Que le devenir tragique tienne sa cohérence interne du seul destin authentique - et non pas seulement de l’attente angoissée d’une possible providence, de l’actualisation d’un plan préétabli ou de l’espoir en une bonne fortune, c’est ce que les Grecs du Vème siècle expérimentent pour la première fois au-delà de ce que le mythe imagine.

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C’est d’ailleurs ce caractère de dépassement, hors norme, qui donne au drame son unité et provoque la frayeur qui selon Aristote, avec la pitié, caractérise l’action dramatique au sens de la tragédie antique. E.P - C’est sans doute la raison pour laquelle vous dîtes que le merveilleux intervient si intensément chez les tragiques Grecs; qu’il donne lieu à une théâtralisation de ce qui arrive, au tragique en somme. Ce n’est pas une simple rémanence de l’imaginaire mythique venant à mettre en valeur la tragédie par ses récits les plus effrayants Les anciens tragiques prennent d'emblée le parti du fabuleux et de l’incommensurable; et avec eux les dispositions scéniques qui correspondent. Le sujet du drame, son traitement, la manière de le conduire et de le nouer, d’en imaginer le dénouement sans l’atteindre, tout enfin doit correspondre à la surprise qui vient d’elle-même confondre le spectateur et l’auteur avec lui. Les tragiques grecs recherchent à dessein l’extraordinaire et le merveilleux dans les malheurs et les passions; ils ne cherchent pas comme nos réalisateurs contemporains ce qui doit rapprocher le plus possible le public de ce qu’il imagine. C’est là une disposition d’esprit tout à fait inverse à la notre. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours tendance à réécrire la tragédie en y incluant systématiquement une dimension parodique.

E.P - L’excès étant sous contrôle chez nos contemporains, l'inouï se présentant comme un élément obligé de l'intrigue et du suspense au sens moderne, notre situation actuelle, selon vous, ne peut pas être à proprement parler « tragique »… Oui, il y a quelque chose comme ça ... Dans la quasi-totalité des temps passés, les sociétés ont naturellement cherché à se prémunir du danger à venir, de la menace du temps et de l’inconnu. Cette attitude est une attitude de conservation factuelle, ni plus ni moins. L’antiquité par rapport aux sociétés qui vivent le mythe innove en ce sens que non seulement elle s’ouvre au possible mais en plus en elle commence à faire du temps un élément structurant de leur constitution social-historique. Le tragique est tout à fait contemporain de cette évolution. La question du temps, de sa perception poétique et de son traitement esthétique est fondamentale dans l’expérience tragique. La modernité a cette particularité que de radicaliser cette tendance : la modernité accueille l’inconnu pour en faire sa vraie nature

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politique, affronte l’énigme de ses fondements – et de ce fait s’abîme comme par compensation dans le travail et la technique qui régule l’approche temporale de l’existence, la production et la consommation, le cycle de l’auto-reproduction de la vie comme dirait Arendt. Kierkegaard dit d'ailleurs que l’angoisse naît de la profusion funeste des possibles. Or au terme de ce processus, il y a comme une radicalisation de la tendance: l’actualisation des possibles est systématisée pour devenir la règle : aujourd’hui seul l’inattendu échappe à l'efficace de cette machine. L’élément tragique est systématiquement débordé; nous nous heurtons à un mur qui vient forclore le système des possibles recensés. Nous changeons de dimension existentielle: l’inattendu ne peut pas être traité techniquement comme un possible parmi d’autres. Le possible s’oppose à l’inattendu ontologiquement parlant. Nous faisons du temps social-historique un élément suffisamment pertinent au point de l’intégrer au fonctionnement institutionnel de la société toute entière.

E.P - Vous insistez sur l’élan, le mouvement qui va vers le tragiqueplutôt que sur l’état, la situation tragique Certainement. Même si ma motivation principale en écrivant La Métabole des Grecs vient de mon admiration adolescente pour la Naissance de la Tragédie de Nietzsche, je m’inscris en faux par rapport à un présupposé nietzschéen: à savoir la mise en valeur initiale d’une dimension

tragique de l’existence. La vie n’est pas en son fond, et de manière arrêtée, nécessairement tragique. Dire du fond de l'être qu'il est tragique, à la manière nietzschéenne, n’est peut-être pas la façon la plus sûre d’atteindre à l’essence du phénomène tragique. Celui-ci se laisse difficilement saisir comme un état permanent ou une structure établie de ce qui est – l’être en question fût-il ontologiquement apollinien ou dionysiaque. Comme le fait valoir Jaspers, l'arrêt dans le tragique, l’identification du tragique à une structure existentielle de la vie manque à sa véritable nature; et même, la complaisance au tragique est une attitude suspecte : elle peut être sujette à de multiples perversions: les consciences sans ressources profondes y cherchent un havre infâme; le nihilisme le plus vil s'y pare de couleurs esthétiques et introduit en fraude la cruauté, la jouissance du non sens, l'amer plaisir de souffrir et de faire souffrir, de détruire. E.P - Une fois de plus, ce n'est pas seulement l'instant tragique, le coup de théâtre qui fait la tragédie...

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Une œuvre tragique qui se laisserait aller au seul tragique de l'instant, une tragédie qui se bornerait à ne voir dans son développement que la seule dimension tragique de l’existence (notamment au moment où le drame se noue), échoue à saisir l’ampleur dramatique qui l’anime, en consolidant son élan, en le figeant dans l'immobilité. D’où l’extrême attention que je porte au mouvement tragique, ainsi qu’à la structure ontologique, voire métabologique, de l’action dramatique. La tragédie n'est pas seulement, ni même essentiellement, un regard vers le tragique en son fond, une représentation du tragique idéalisée, mais un mouvement dans le tragique et une signification qui se cherche ; elle semble même s’orienter en direction d'autre chose, en vue d'un autre état à explorer...

E.P - Et pourtant c’est L’après-coup qui occupe une large partie de votre approche du tragique L'essai en question s’intitule « La Métabole des Grecs ». Et la Métabole désigne de manière très littérale l’après-coup (meta) d’un certain envoi (ballein) ; un envoi qui a lieu au cours de la représentation et qui donne l’élan. Au cours de cet envoi arrive un certain moment qui voit la situation dramatique se retourner; ce retournement où le drame se joue et où les tenants et les aboutissants de la représentation viennent à se transformer de manière totalement inanticipable. Pour approcher ce moment là, ce moment de réversion, il m’a semblé qu’il fallait plutôt le saisir dans son mouvement sans nécessairement vouloir absolument s’y arrêter afin de bien l’entendre… L'après-coup n'est pas un arrêt. Il est encore un mouvement de transformation, de maturation; mais un mouvement qui certes ne vit pas au même rythme que le précédent.

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E.P. - Comment l'inattendu peut-il être saisi dans le mouvement d'un drame? L'inattendu a ceci de particulier qu'au moment de son advenue - ou de sa survenue, il ne peut pas être totalement synchrone à son concept: lorsqu'il advient, il ne peut pas être reconnu et immédiatement identifié, désigné comme tel. Sinon sa reconnaissance immédiate serait suspecte et immédiatement attestée comme une potentialité imminente

préalablement repérable, un simple possible incompatible avec son statut véritable d'inattendu. L'inattendu, vécu une première fois comme temps traumatique de façon incomplète, ne trouve véritablement son sens qu'après-coup. Il ne tire sa force d'impression que lorsqu'il est revécu autant que remémoré, ne serait-ce que dans un laps de temps très court.

E.P. - L'inattendu ne peut être que soudain, son trauma fixant alors un partage entre l'avant et l'après de la perception temporelle... Non, je ne vous suivrais pas sur ce point capital. L'inattendu, s'il est par définition traumatique, n'est pas nécessairement "soudain", fulgurant. Ce constat est très important pour l'intelligibilité de ce dont nous parlons; notamment l'impossibilité d'identifier totalement le soudain platonicien, l'exaïphnes de la troisième hypothèse du Parménide, et l'inattendu. Mais ceci est une autre question qu'il est difficile de traiter sérieusement ici ; car elle a des implications en matière ontologique, hénologique, métabologique énormes. Toujours est-il que le laps de temps qui sépare l'inattendu de son identification "herméneutique" peut être plus ou moins long. Un phénomène inattendu peut se révéler inattendu bien après l'advenue de sa manifestation occurrente dans le temps passé..

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E.P. - En bref, l'inattendu n'est pas toujours un choc... Il peut prendre cette forme, mais pas nécessairement. Comme vous savez, Walter Benjamin s'est beaucoup attaché à décrire le phénomène du choc dans le monde contemporain. Il dit des choses très précieuses pour nous aider à comprendre en quoi notre modernité est une époque très attentive à la perception du choc et des effets qu'il produit sur notre sensibilité commune, notamment en matière esthétique. Heidegger reprend cette thématique dans un contexte très proche. Or pour ces deux auteurs, la banalisation du "choc" a pour effet principal d'atténuer durablement la perception du nouveau et de l'inconnu chez les modernes...

E.P. - L'après-coup est d'abord un concept tiré de la psychanalyse. C'est évidemment Freud qui s'est intéressé plus fondamentalement au phénomène central de l'après-coup. Cependant, il s'y intéresse pour des raisons psychologiques, voire psychiatriques qui ne nous concernent pas directement dans notre réflexion: la question de l'inanticipable, de l'imprévu ou a fortiori de l'inattendu et de leur perception n'entre pas dans les termes de son analyse: ce sont surtout certains

phénomènes traumatiques qui ont formé la matière de ses observations, notamment à propos des réminiscences répétées dans les phénomènes d’hystéries. Toutefois, on peut s'inspirer des schémas qu'il a mis en place pour notre propos. E.P. - Que se passe-t-il entre le moment où ce qu'on n’attendait pas intervient, si j'ose dire, et l'identification de l'événement inattendu en tant qu'inattendu? On peut d'abord dire que le moment de l'identification temporale de l'inattendu avec sa manifestation première est un temps du réaménagement de l'acte survenu; ou plus exactement, c'est cet acte déjà à peine passé qui reconfigure les événements traumatiques passés de la psyché en les éclairant à la lumière de l'événement le plus récent; lequel n'est à son tour que la répétition inconsciente des actes passés, plus anciens, rendus à leur force oblitérés. Le schéma très complexe de cette interaction entre

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présent remémorant et passé déterminant relève à coup sûr de cette logique de l'après-coup que Freud a mis au jour. Et qui comme vous le voyez, nécessite une analyse très fine...

E.P. - Ne faudrait-il pas plutôt adopter un point dvue phénoménologique pavancer dans l'analyse? Oui, tout à fait. Les Ideen de Husserl sont indispensables à la compréhension globale de notre sujet. Elles sont un point obligé de l'enquête. Mais les

analyses serrées que leur prise en charge nécessite ne peuvent être reprises, vous vous en doutez, dans le cadre restreint de notre discussion. Disons en un mot que dans ce qui advient contre toute attente, il y a une distorsion originaire entre le sens projeté à rebours et le sens finalement retenu de l'événement - au sens large. Pour employer un vocabulaire husserlien, il n'y a pas identité symbolique de contenu entre ce qui paraît dans les protentions et ce qui paraît dans les rétentions de ce qui advient. Or cette distorsion, cet écart temporel n'est pas fait d'instants identiquement immobilisés dans la durée, mais d'une reprise infiniscente des moments qui s'écoulent par le mouvement qui les porte. Et c'est cette "infiniscence" qui produit le présent, qui génère ensuite le temps, et plus spécialement le temps de l'attente... E.P. - Comment décririez-vous ce phénomène eu égard à la perception que nous avons du temps de l'attente ? Le temps de l'attente ne joue justement aucun rôle dans la perception de "l'événement inattendu" proprement dit. Lorsque celui-ci survient, aucune attente n'est logiquement requise pour une éventuelle "préparation" de ce qui arrive inconditionnellement. Cela dit, il n'y a pas d'expression de l'inattendu sans inscription mutuelle de sa réminiscence première et de ce qui s'en est déjà accompli dans le cours déjà distendu, déjà transformé, déjà métabolisé de son accomplissement; sans un enroulement du sens dans le déroulement de son mouvement qui fait le temps de l'inattendu et le temps de sa perception complète. A noter que cette perception complète peut-être alors à tout instant revisitée: elle peut en dernier ressort évaluer sa résolution première comme invalide et considérer en dernier ressort l'événement comme trivial. L'inattendu, lorsqu'on sait a posteriori de quoi il retourne, prend alors une signification de déjà-vu désormais indélébile. Mais cette révision n'enlèvera jamais au phénomène premier d'avoir atteint la qualité de l'inattendu. En ce sens, il est irrelevable dans sa qualité d'être comme dans son mouvement d'apparition

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original. On constate ici que même la valeur herméneutique du phénomène, son sens et sa signification dernière - comprendre qu'en définitive on avait tort de s'être fait surprendre par un événement qu'on avait dans un premier temps mal interprété, n'atteignent pas à la qualité de sa vérité inaugurale: l'inattendu même "démystifié" reste inattendu. E.P. - A partir de quel moment est-on certain d'être en présence d'un inattendu? Ce mouvement n'est évidemment pas réfléchi. Il n'est pas encore question de noèse ou de relations noétiques le concernant. C'est ce qui rend son approche difficile pour un phénoménologue. Celui-ci regarde en effet souvent les choses sous l'angle de l'intentionnalité. Se précédant et se suivant elle-même dans la veille d'elle-même, la perception résolue de l'inattendue se forme, se constitue dans une Bildung qui est une Ein-bildung, non pas conceptuelle ou réflexive comme le pensait Husserl, mais imaginative au sens de Castoriadis, tout au long d'une schématisation en présence qui la porte tout à la fois dans les protentions et dans les rétentions temporelles de la psyché. Ce moment de résolution varie donc en fonction de l'institution imaginaire de la société et de l'époque...

E.P. - En quoi l'approche phénoménologique échoue-t-elle finalement dans l'accès aux différents principes que vous énumérez? Le gros problème avec la phénoménologie, c'est qu'elle considère qu’on ne peut percevoir une chose que si nous avons préalablement anticipé cette chose. Ceci est une conséquence de la définition de la conscience comme intentionnalité. Dès lors, comment pourrions-nous savoir que nous avons à faire à l'inattendu si, par définition, nous

ne l'avons pas prévu ? Il y a là un trou noir théorique que ni Husserl, Merleau-Ponty ou Heidegger n'ont su relever.

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E.P. - Ce qui intéresse, c'est en définitive L’après-coup de l'après-coup Oui; on revient ici à notre problématique du redoublement et de la révélation de l'inattendu dans l'inspiration tragique. Dans le mouvement tragique, arrive un moment où les catégories du masculin et du féminin, le sauvage et le civilisé, le divin et le mortel se présentent comme formes d'une antinomie qui oppose être et non-être (que l'on songe seulement aux Bacchantes d'Euripide). Tout bientôt doit être soumis à interrogation et remis en cause par une entreprise de réflexion généralisée. C'est là, écrit Hölderlin dans Das Werden im Vergehen où non seulement « le possible devient partout réel » mais où, le temps progressant, une frontière est subrepticement passée entre d'une part le possible occupant tout l'espace-temps et d'autre part, ce que l’on n’attend pas. L'important ici est de considérer que cette phase de "l'après-coup" est indéfiniment redoublée, reprise et prolongée chez les Grecs. Qu'elle n'aboutit pas forcément à un retournement soudain - mais à une transformation social-historique auto-entretenue qui peut être indéfiniment contrôlée. Elle est le plus longtemps possible prolongée en une machine qui s'auto-génère et contient l'effondrement. De sorte qu'après l’envoi initial, la situation reste indéfiniment ouverte et féconde: l'histoire, la démocratie, la philosophie en dépendent en premier chef. Les possibles recensés ne suffisent plus à déterminer ce qui peut arriver, personne n'a la prééminence pour dire la Loi. Le temps semble désaxé. C’est là toute la différence avec le récit épique, où la narration qu’un aède peut faire d’un mythe est toujours située dans le temps, situation où nous savons toujours par avance quelle orientation le récit va prendre. Quand on découvre le phénomène tragique, on est dans la mutation, le temps de la transformation plutôt que dans le "toujours" d'un accomplissement programmé. En un mot, le problème de l'après-coup, c'est de savoir tenir en s'alimentant du malaise...

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E.P. - L’après-coup, même s'il est encore un devenir par rapport à ce qui précèdmarque d'abord la fin d’une attente, de l’expectative dont il faut, quoique vous en pensiez, tenir compte. Si l’attente entretient des liens fort complexes avec l’inattendu, des liens non immédiats qui n’obéissent pas à des rapports dialectiques (et qui font que l’intérêt philosophique au sujet de ces rapports est selon moi très fort), il est toutefois fondamental de bien cerner de quoi nous parlons lorsque nous abordons le phénomène de « l’attente ». Marcel Mauss par exemple, le théoricien du fait social total (ceux-là mêmes que Bataille cherchent à atteindre de son système de l’impossible) accorde à ce phénomène une importance capitale: l’attente selon lui, est l’un des phénomènes sociaux les plus proches à la fois du psychique et du physiologique. Elle intervient dans les états de tension populaire à des moments décisifs : elle est une de ces faits où l’émotion, la perception, et plus précisément le mouvement et l’état du corps conditionnent directement l’état social et sont conditionnés par lui… Le miracle si j'ose dire, c'est qu'il existe des états dans l'organisation des communautés humaines où l'attente est institutionnalisée. L'attente, qui dans l'écrasante majorité des cas reste un moment exceptionnel destiné à une résolution rapide, dure jusqu'à devenir la règle: on peut avancer que la vie démocratique inventée par les Grecs correspond à cette phase unique dans le développement des institutions social-historiques ... E.P. - L'attente est de toute façon un phénomène humain tout à fait central Certes. Mais, on s'en rend compte, l'attente est un phénomène très dangereux dans la vie de la communauté. Elle doit être supprimée dans les cas où la crise politique vient rétablir un certain équilibre ré-actionnaire; ou bien canaliser dans le temps grâce à l'invention d'une ingénierie institutionnelle démocratique très sophistiquée - notamment dans l'organisation des institutions chargée d'entretenir ce temps de l'attente se prolongeant pour le transformer. La démocratie est une machine à transformer cette attente et l'angoisse qui lui est concomitante, un mouvement qui doit être constamment ré-alimenté. Ce qui fait rituellement dire à tous les contempteurs de la démocratie qu'elle est une forme molle et indécise de l'organisation sociale, une structure engourdie attentive à toutes les corruptions. E.P. - L'attente est donc bonne et mauvaise à la fois

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Les Législateurs s'entendent depuis toujours à la faire disparaître. Mais les philosophes ne la portent pas en général en très grande estime non plus. Platon dans la République la considère comme le plus grand des poisons. Augustin ne la considère pas davantage comme positive dans le rapport qu'il entretient avec la vertu (pour les chrétiens, les choses sont réglées puisque le messie est déjà arrivé... Il ne reste plus qu'à attendre, comme dit Agemben, que le temps s'arrête). Chose curieuse, (si l'on veut!) il en va exactement de même pour Heidegger: pour lui, l'attente a complètement le caractère de l'inauthenticité.

E.P. - L'attente nous détourne selon lui des préoccupations essentielles... Elle reste pour lui une sorte de présent distendu. Elle dérive de la position d'un avenir tout préoccupé des affaires triviales à traiter au jour le jour. L'avenir authentique pour Heidegger se temporalise contraire comme devancement

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et non comme attente... épreuve du dasein qui se vit comme êtrepour-la-mort etc.. L'attendre n'est donc possible que sur le fondement d'un être en avant de soi plus originel que toute attente. Cela Heidegger le voit bien. Or ce fondement chez Heidegger se thématise essentiellement dans Sein und Zeit par le devancement des possibles et notamment par le plus important d'entre eux selon lui, à savoir celui qui fait du dasein un être-résolu, celui qui se vit comme être-pour-la-mort... Dans l'authenticité de ce temps à vivre, remarquons que nous sommes encore dans le registre de la modalité, de la potentia. Lestardifs de Heidegger reviennent longuement sur ces sujets afin dsortir de ce lacet; d'où les thèmes du retrait impliquant l'abandodu vouloir et le surgissement d'un vouloir spécifique, le vouloir du non vouloir, la Gelassenheit et autres motifs forts compliqués; mais pas au point d'aborder frontalement le thèm

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rédempteur et providentiel où le mortel viendrait à être rétabli...

E.P - Si l'attente est une position négative, l’après-coup agit bien comme une délivrance, un moment critique... Oui, à ceci près que cette "délivrance" ne peut pas être comprise comme résolution définitive de l'attente désormais comblée; en vérité, l'attente ne devrait pas disparaître dans le devancement. Il arrive même qu'elle soit d'une certaine façon prolongée, qu’elle soit courageusement l’objet d’une organisation calculée, d'un traitement institué... Dans ce moment de délivrance, rien ne semble non plus indiquer qu’un équilibre va être de nouveau atteint. En son fond, aucune réconciliation définitive ne semble même commander à l’acte tragique…Elle reste inscrite dans un jeu de rapport de forces très fragile qu'il s'agit de préserver comme un feu sacré. Un feu doux, anthropologiquement bienfaisant.

E.P. - L'après-coup appelle cependant une suite, un rétablissement, une réaction, un répit... La particularité du tragique au sens grec est de ne rien attendre de l'après-coup, de ce qu'il adviendra après le retournement de situation s'il est advenu. C'est là l'enseignement principal des tragiques: on ne devrait pas espérer du dénouement un rétablissement de l'ordre ancien. Voyez l'épilogue d'Oedipe à Colone dont je reprends l'analyse à la fin de DT2. Oedipe n'a droit à aucun répit. La Nécessité est aveugle; et les poètes considèrent que les forces qui façonnent ou infléchissent nos vies sont hors du domaine du rationnel ou de la Justice des mortels. Il n'est fait mentionrétablissement d'un quelconque équilibre conventionnel - contrairement à ce que Girard prétend au terme de la crise désir mimétique. La réconciliation est un concept essentiellemereligieux et bien évidemment chrétien (à l'image des convictions girardiennes); mais aux antipodes de l'intention véritablemetragique... En conséquence, tout acte sanglant ou cruel n'a pas à être considéré sous l'angle du juste ou de l'injuste comme c'est le cdans la plupart des cultures sur la terre - et notamment notre culture hébraïco-chrétienne. Il n'y a jamais la promesse d'un épilogue

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