162
.. _. La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de Staël by Bernadette Slosmanis A thes is submi tted to the Faculty of Graduate S tudies and Research in partial fulfillment of the requirements for the degree of Master of Arts Depa r tmen t of Fr e nch Languag e and Li tera t ure McGill University, Montreal November 1990 Bernade t te S losman is 1990

La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

.. _. ~\

La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne"

de Madame de Staël

by

Bernadette Slosmanis

A thes is submi tted to the

Faculty of Graduate S tudies and Research

in partial fulfillment of the requirements

for the degree of

Master of Arts

Depa r tmen t of Fr e nch Languag e and Li tera t ure

McGill University, Montreal

November 1990

Bernade t te S losman is 1990

Page 2: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

-------------------

REMERCIEMENTS

Ces quelques mots de remerciements me donnent

l'occasion d'exprimer une reconnaissance des plus

cinc~res à tous ceux et celles ~ui, au cours de la

rédaction et de la révision de ce mémoire, se sont

montrés ouverts, intéressés et généreux de leurs

connaissances et de leurs encouragements.

Tout d'abord, je tiens à citer "Madame de Stael"

elle-même. Sa passion pour la liberté et sa vie

extraordinaire ont capté mon intérêt et ma curiosité

BU point de choisir, comme sujet de mon mémoire, le

thème de la r:1orale féminine dans Corinne et De.!:..Ehine.

Au professeur Jean Ethier-Blais, mon directeur

de thèse, je dis MERCI. Il m'a respec tée dans mes idées

et m'a témoignée une grande confiance jusqu'au bout de la

la réalisation de ce mémoire. Il m'a pous s ée il donner

le meilleur de moi-même.

Je remercie ma famille pour s a pa tience, sa

tolérance et son encouragement à mon égard. Je dédie

mon mémoi re à ma nièce, Giulia Cos tan tini, car je

vois en elle la réalisation du rêve de Mme de Staël.

Étudiante en droit au collège de Christchurch, de

l'uni vers i t é de Ox f ord en Ang le terre, elle i ncar ne,

dans tous les sens du mot, le rêve de la sibylle de

Madame de Staël.

Page 3: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1 1 RESUME

Le :h~me de l'héroine souffrante et tragique

inspire Delphine et Corinne, deux romans de Mme de Staël.

Les héroines meurent pour les idéaux de la liberté et des

passions généreuses. Mme de Staël déclare que pour la

femme de son temps, la morale, dont la liberté est le point

de départ, n'existe pas. Dans une série de portraits de

fe&mes autour de l'héroine dans Delphine, Mme de Staël met

en accusation la société dont les préjugés et les

conventions sont responsables du malheur et des souffrances

de ces femmes. Dans Corinne, elle projette sa vision de

la femme de génie, sibylle et muse, a~tiste réussie et

acclamée. L'héroine s'identifie avec l'Italie, pays qui

représente l'art et la liberté. Dans les deux romans,

abandonnée par le héros (son amant) qui représente la société,

l'héroine meurt. Le th~me du héros fatal inspire la

littérature du romantisme naissant. Mme de Staël introduit

les traits essentiels du romantisme dans la société

française. Le drame de ses héroines est le sien. Ce mémoire

étudie les sources et l'inspiration des idées de Mme de Staël

et les influences qui l'ont guidée, afin d'établir le

bien-fondée de sa pensée.

Page 4: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

t

ABSTRACT

The central theme in ~lphine and Corin~, two

novels by Madame de Staël, i9 that of the tragic and

sufferin~ heroin. The heroins die for id~als: those of

freedom and the right to live their lives according to

moral principles of the highest order. For Madame de

Staël, the Parisian society she lives in, allows women

no real freedom and therefore, there is no sense of

morals where they are concerned. In Delphin~, she

draws a series of portraits of unhappy and psychologica~ly

scarred women, and she shows how prejudice and social

convention brought this about. In Corinne, Madame de

Staël's imagination exp10des into her vision of the

performing heroin who dazz1es not on1y her fe1low fiction

characters but contemporary literary women. In both

novels, the hero abandons the heroin and she dies. The

theme of the tragic hero inspires early romantic

literature. Madame de Staël introduces the essential

characteristics of romanticism to the French in From

Germany. The heroins' drÂma is her own. This thesis

studies the guiding influences, the sources and the

inspiration of Madamede Staël's ideas which led her to

( state that moral principles dtd not exist for women

. in the society of her day.

Page 5: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION. ... . . . • . .. .. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . l

Madame de Staël - L'importance de son rôle et de ses idies au XVIIIe et au XIX e si~cles: discussion de la morale ~n ginéral et en particulier, au XVIIIe siècle..................................... 6

CHAPITRE 1 •..... ,................................. 8

La loi à l'égard de la femme aristocrate et du mariage au XVIIIe si~cle --- La réalité féminine: le mariage, la femme de la Cour, le roman, genre dit "fiminin" et la critique à son égard --- Les idies morales et littéraires de Mme de StaëL.... 27

CHAPITRE II ............. .

Sources et influences:

a)

b)

c)

d)

Les Lurni~res, Rousseau, la littérature du Nord, les philosophes romantiques allemands ..

Le père, la m~re, l'éducation, le mariage ....

Son rôle dans la politique (Narbonne, Ta11eyrand, Ribbing, Constant); l'Italie .....

Amitié, surtout celle avec Madame Récamier ...

31

44

57

74

78

Page 6: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

{

TABLE DES MATIERES

CHAPITRE III.................................... 85

Analyse de la morale féminine dans Corinne et Delphine:

a) La réception de Delphine et le cad"'e de sa conception.................................. 87

b) La femme mondaine et la société •.....•...... 99

c) Les amants et la sociécé .........•.....•.... 105

d) La femme-artiste et la société; fatalité dans la pensée de Corinne; le th~me de la destruction est-il évident? ............... 124

d) Critique de la presse de l'époque ........... 131

CONCLUSION ...................•.................. 145

BIBLIOGRAPHIE .....•.......•....•...•.•.......... i-vi

Page 7: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

INTRODUCTION. . . . . .. . • . . . . . . . • . . . • . . . . . ... . . . . . . . . l

Madame de Staêl - L'imgortance de son raIe et de ses idées au XVIII et au XIX e siècles: discussion de la morale en général et en particulier, au XVIIIe siècle .....•..........•... 6

Page 8: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

,(

Mme de Staèl est une des grandes figures littéraires

de l'époque pré-romantique. Héritière des Lumières, disciple

de Rousseau, elle introduit en France les traits essentiels

du romantisme naissant. Son oeuvre, acclamée par ses

contemporains, influencera plusieurs générations avant que

sa popularité ne s'estompe. La haine que lui portait

Napoléon et les passions politi~ues auront fait leur oeuvre.

Nonobstant le rôle qu'elle a joué dans ces temps bouleversés,

une image stéréotypée de Mme de Staël demeure - celle d'une

femme volage. Depuis une vingtaine d'années, cependant,

des recherches sur le groupe de Coppet ont ouvert de

nouvelles perspectives sur sa vie.

Durant la dictature de Napoléon, le château de Coppet

fut le plus brillant lieu de rendez-vous de savants allemands

et genevois. Coppet apparaît comme le "bastion du droit au

1 milieu d'une Europe asservie " En m~me temps q~e d'une

grande activité politique, Coppet est le berceau d'une

production littéraire importante. En 1807, Mme de Staël

publie Corinne, en 1809 Prosper de Barante, Tableau de la

littérature française au XVIIIe siècle, 3enjamin Constant,

Wallstein. C'est Mme de Staél qui publie et écrit la préface

des Lettres et pensées du prince de Ligne. Le château,

auréolé par une sorte de légende, commença de rayonner

doucement dans les esprits, et Sainte-Beuve en 1835, put

déclarer qU'il avait été comme "l'Elysée intellectuel de

toute une génération 2 ."

Page 9: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

Pour Mme de Staël, le principe de la liberté consLituc

le point de départ de sa pensée philosophique, morale et

politique. Elle publie ses livres à une époque où la France

est déchirée par la Révolution, avant d'être subjuguée

par Napoléon. Dans ce climat, ses ouvrages, qui exaltent

la liberté et condamnent le despotis~~. remportent un grand

succès.

Malgré cela, Mme de Staël est calomniée et ridiculisée

pour ses activités sur la scène politique. En parlant de

ses romans, Delphine et Corinne, Mme de Staël déclare que,

pour la femme, la morale n'existe pas.

Comme introduction à notre étude sur la morale féminine,

dans Delphine et Corinne, nous examinerons la notion de

morale en général, et au XVIIIe siècle en particulier, afin

de mieux situer les idées morales de Mme de Staël, qui

constituent le point de dép~rt de la conception de ses romans.

Dans une première partie, nous considérerons la

disposition de la loi, au XVIIIe siècle, portant sur la femme

~t le mariage; puis, nous analyserons le rôle de la femme

dans la société, et l'attitude de la société à l'égard du

roman dit "f éminin" • En étudiant les oeuvres théorique8 de

Mme de Staël, nous tenterons de préciser dans quelle mesure

ses idées morales et littéraires furent influencées par les

idées morales et littéraires de son temps. Par la suite,

nous rapprocherons les idées morales de Mme de Staël de la

situation faite à la femme, dans Delphine et Corinne.

Page 10: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

3 •

( Dans une deuxième partie, nous essaierons de cerner

1 ' in f 1 u e n ce des Lu m i ère set des phi los 0 ph e s r 0 1-1 a nt i que s

allemands sur la pensée de Mme de Staël, ainsi que celle de

son père et de sa mère, de son éducation et d~ ~0~ mariage.

Une étude de ses rapports avec les hommes qui tinrent une

place importante dans sa vie, expliquera l'importance de

ses idées sur la liberté, l'amitié et l'amour. Son ami tié

avec Mme Récamier illustrera l'importance de ce sentiment

dans la vie de Mme de Staël.

Dans une troisième partie, nous examinerons le

portrait de la femme mondaine dans Delphine, et la société

qui l'entoure, afin de compren1re les problème~ qui amènent

l'héroine à se suicider. Ce portrait inc1uera les rappolts

homme-femme en tant qu'amants et en tant qu'époux. A

l'époque, l'institution sociale du mariage détermine, de façon

pré-éminente, le destin heureux ou malheureux de la femme.

L'étude de Corinne, femme amoureuse, relève de la même

problématique. Nous considérerons le rôle de la femme-artiste

dans la société. Nous essaierons de relever des indices de

la fatalité dans la pensée de Corinne, afin de voir si le

thème de Id destruction est évident et nécessaire.

Dans une quatrième partie, nous examinerons un aspect

représentatif de la critiqnc .!.:! la presse de l'époque. Nous

essaierons de voir dans quelle ~esure cette critique se

concilie avec l'attitude de Mme de Sta~l, ou en diffère.

( ..

• "" , "

Page 11: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1 4 .

Dans notre conclusion, nous tenterons d'établir dans

quelle mesure la morale féminine de Mme de Staël est, d'une

part, le résultat de son vécu et, d!autre part, un reflet

de la réalité féminine de l'époque.

Science du bien et du mal, la morale n'est pas absolue.

Elle remplit une fonction sociale en ce qu'elle constitue un

ensemble de règles, inscrites dans la loi ou bie~ prescrites

par la religion, au moyen desquelles on essaie de vivre en

harmonie avec son prochain. L'étude de l'histoire démontre

que, à une époque donnée, selon les exigences d'une société

et de son environnement, selon le stade d'évolution de tel ou

tel groupe, la morale est établie d'après des critères qui

assurent le bien-être du groupe en question.

La définition du bien a toujours été débattue. La

philosophie morale de l'Antiquité s'est beaucoup intéressée

à cette question. Platon a posé le problème "en toute

clarté 311 • A son point de départ, le platonisme, qui

s'inspire des dialogues de Platon, soutient "l'existence

de valeurs absolues qui trouvent leur source dans

une dimension éternelle et immuable indépendamment des

sens4

". L'Antiquité a subi l'influence de Platon, non

seulement pour répondre à la question du bien, mais à son

interprétation de l'homme. Le problème est le suivant:

" ... le vrai bien de l'homme, de tout homme ••• sera découvert

quand on aura déterminé la nature de l'homme en déterminant

Page 12: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

! '.

S.

sa place dans le cosmos, cette totalité vivante, structurée,

organisée, compréhensièle qu'est la nature. L'homme possède

une essence ••• il suffit que l'individu la reconnaisse pour

pouvoir se sauver de l'état d'insatisfaction, de déchirement,

de malheur intérieur qui sera le sien aussi longtemps qU'il

ne vivra pas selon sa vraie natureS".

Au dix-huitième siècle, les morales du sentiment

prévalent. Shaftesbury et Hutcheson définissent le sens

moral comme "un instinct de bienveillance 6 ". Adam Smith

soutient un système basé sur "la sympathie entendue comme

l'émotion communiquée â notre âme par toutes les émotions

d 'autrui 7". J J R' i 1 • • ousseau epouse cette not on et a

développe. A son avis, le sentiment de "sympathie et de

pi t:f.é es t en nous naturel et primitif" et cela témoigne "de

la bonté essentielle de la natureS". Kant précise cette

intuition du "sens moral qu'avait adopté tout le XVIIIe

Il élabore ses principes â partir de la raison.

Pour lui, la volonté n'est pas dans le sentiment; elle est

soumise au devoir. Et le but de la morale n'est pas le

bonheur, mais la vertu. Il épouse les notions de "liberté,

d'immortalité de l'âme et de Dieu10".

Nos commentaires sur la morale nous permettront de

mieux situer les idées morales de Mme de Staël. Dans la

mesure où la moralp est un idéal, un bref aperçu de la

disposition de la loi, au XVIIIe siècle, â l'égard du mariage

et du rôle de la femme, nous permettra d'établir le rapport

Page 13: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

6 .

entre la pratique de la loi et la réalité féminine, et en

particulier, l'attitude des gens de lettres concernant le

roman, genre grandement apprécié par la femme à cette

époque.

Page 14: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

NOTES

INTRODUCTION

1 Levail1ant, Maurice "Le Groupe de Coppet: une appellation reconnue?" Colloque de Coppet 1977, Paris, Slatkine, Genève, 1977, p.377

2 Encyc10paedie Universa1is, Corpus 12, Editeur à Paris 1985, p.164

3 Ibid, pn614

4 Ibid, p.614

7 •

5 Dictionnaire encyclopédique Quillet K-M, Librairie Aristide Quillet, 278 bou1. St-Germain~ Paris~ p.4376

6 Ibid, p.4375

7 Ibid, p.4376

8 Ibid, p.4376

9 Ibid, p.4376

Page 15: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

C HAP l T RE 1 .•...•••.•. # • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •• 8

La loi à l'égard de la femme aristocrate et du mariage au XVIIIe siècle --- La réalité féminine: le mariage, la femme de la Cour, le roman, genre dit "féminin" et la critique à son égard --- Les idées morales et littéraires de Mme de Staël ...•......•...••. 27

Page 16: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

{

.... . ,

e ~ 1 Au XVIII siec1e, la oi favorise l'homme au dépens

de la femme. Elle semble avoir plusieurs buts: la protection

de la société contre la participation de la femme à la vie

publique; l'assujettissement de la femme, corps et biens, à

son mari, le chef de la famille, celle-ci étant la base de

l'État; la protection de la femme contre elle-même, c'est-à-

dire contre son tempérament irréfléchi et passionné, et la

méconnaissance de ses propres intérêts. La lettre de la loi

est celle-ci: " ••• le mari a pleins pouvoirs sur sa femme et

sur les biens de sa femme. Il a le droit d'exiger tous les

devoirs de soumission qui sont dus'-à un être supérieurl".

La loi n'admet pas le divorce, mais elle reconnaît la

séparation de corps, pour mauvais traitements et diffamation.

Si la vie de la femme est menacée, elle peut réclamer la

sépara tion de son mari. Si, par de faux témOignages, le

mari obtient la séquestration de sa femme dans un couvent,

celle-ci peut intenter une action en séparation contre lui.

En suivant les événements les plus importants qui

jalonnent l'existence de la femme aristocrate au XVIIIe

siècle, nous constaterons combien la réalité sociale est un

reflet de la disposition de la loi.

Dès sa naissance, la femme est conditionnée, corps et

âme, à l'image que la société s'est faite d'elle. Sa

naissance n'est pas un événement heureux car, selon la loi

Page 17: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

salique, c'est le mâle qui continue la lignée:

Quand, au dix-huitième siècle la femme naît, elle n'est pas reçue dans la vie par la joie d'une famille 2 •

9.

Dès le début, on engage une nourrice; c'est ensuite

une gouvernante qui s'occupe de l'enfant. La jeune fille ne

voit sa mère qu'une fois par jour, pendant quelques minutes,

lors du lever de celle-ci. Donc, pas d'intimité entre la

mère et sa fille.

La gouvernante lui apprend la lecture et l'écriture,

les éléments très rudimentaires de la géographie. Elle lui

enseigne en outre à marcher avec élégance, à se tenir droite

et à faire la révérence. On n'encourage pas la jeune fille

à jouer. Ses vêtements, d'ailleurs, sont contraignants. Par

exemple, lorsque elle assiste à un bal d'enfants, elle porte

un corset à baleines - sorte de cuirasse conçue pour façonner

une taille artificielle. Cette pratique suscite de vives

polémiques, et on la tient responsable de la mort d'un

grand nombre d'enfants, et de jeunes femmes, entre autres,

celle de la duchesse de Mazarin. La toilette de la jeune

fille, réplique de celle de sa mère, est élégante, fastueuse,

et ornée de bijoux et de perles. Elle est l'indice d'un

système qui limite et restreint la jeune fille, tout comme

les pieds bandés de la femme chinoise soulignent sa servitude.

A l'âge de sept ans, on envoie la jeune fille au

couvent, où elle reste jusqu'à son mariage. Seule institution

pédagogique pour les filles, le couvent est aussi l'asile

s

Page 18: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

10.

des femmes rejetées par la société, comme celles qui sont

défigurées par la petite vérole, car "une femme laide est

un être qui n'a point de rang dans la nature ni de place

dans le monde 3". La veuve voulant acquitter les dettes de

son mari s'y retire ainsi que les maîtresses des princes

qui vont se marier. On enseigne à la jeune fille le

catéchisme, le clavecin, la danse et le chant. On marie

certaines pensionnaires dès l'âge de douze ou treize ans,

mais la plupart resteront au couvent jusqu'à leur adolescence.

Selon la coutume, on marie la jeune fille immédiatement à

sa sortie du couvent, à un parti agréé par la familie. La

jeune fille n'ebt pas consultée. Son éducation l'ayant

rendue docile, elle se soumet sans discussion à la volonté de

ses parents car elle avait attendu avec impatience sa

libération du couvent pour aller dans le monde. DanR une lettre

à Sophie Volland, Diderot cite Mme d'Houdetot: "Je me mariai pour

aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l'opéra

et la comédie 4 ".

Selon les frères Goncourt, le vice est dans la

séparation de la fille et de la mère. La vie au couvent est

une espèce de banissement de la vraie vie. L'imagination des

jeunes filles se gonfle, et lorsqu'elles sortent du couvent,

la réalité fait éclater le plus follement des désirs qu'on

aurait satisfaits facilement à la maison paternelle.

Page 19: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

11.

Les conventions dictent que la f~mme ait un amant, et

le mari, une maîtresse. Après le mariage, la mariée est

présentée à la Cour. C'est la consécration sociale. Elle

sort de cette situation équivoque des femmes non présentées,

qui doivent vivre dans les limbes, hors de la Cour.

Dans le schéma de l'existence, la femme noble continue

une tradition établie par Lo~is XIV. De façon lucide et

délibérée, il a fait construire le monde artificiel de

Versailles, dont l'abondance de miroir5, d'or, de lustres et

d'opulence caractérisent le décor. Par les règles de

l'étiquette, il rend ses nobles inoffensifs. Dans le

registre des cérémonies protocolaires de la Cour, pas moins

de soixante-dix pages sont consacrées à des discussions sur

la procédure à suivre lors des funérailles de la mère du Roi.

Louis XIV prive ses nobles de pouvoir politique mais il les

comble de spectacles fastueux, de cadeaux et de vêtements.

Dan& la mesure où le gentilhomme est le reflet du Roi Soleil,

la femme noble agrémente la Cour par son élégance, sa beauté,

son raffinement, sa délicatesse et sa sensibilité. Ainsi,

dans les Lettres persanes, Montesquieu compare la femme de

la Cour à une concubine orientale. Parée de bijoux, de soie

et de perles, baignée d'huiles précieuses et de parfums,

instruite en l'art d'aimer, la concubine s'offre au Sultan.

De même, la femme noble étale sa beauté, son esprit, son

raffinement pour plaire au monde artificiel de la Cour.

Page 20: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

12.

Au siècle des Lumières, les bals, les réceptions, les

visites, le spectacle et l'amour sont les principales

distractions de la noblesse. Pas de repos; toujours d~

l'agitation et du bruit. Mais c'est dans le libertinage que

cette dissipation atteint son paroxysme. L'idéal de l'amour,

c'est le désir; et l'amour, c'est la volupté, un jeu ... ou

règne le cynisme. La femme est la proie que lea h0Dmes

convoitent. Peu l peu, la facilité des approches, l'atmosphère

de sensualité et d'érotisme, les corruptions de la société

et du mariage, l'irrespect de l'homme à l'égard de la femme,

tout cela attaque et d~chire ~ 'innocence et la candeur de la

chasteté chez la je~ne femme, Duis, la pureté de l'honneur

chez l'épouse. L'amour se vid~ de son élément spirituel.

Il devient "l'ecnange de deux f.3ntai.sies et le contact de r:;

deux épidermes'''. La libertine est aussi dépouillée de

sentiment que l'homme. Elle a plus d'imagination que de

passion; elle est plus calculatrice qu'amante. La conscience

et la sincérité s'éteignent sous "la ::isée suprême de la

parodie 6 1/.qu'est devenu l'amour.

Ultime raffinement de la cor~uption chez l'homme, la

mode est de se faire aimer de la femme, pour la quitter

en&uite, afin de confonare son amour-p:opre. Dans le but de

la détruire, l'homme provoque chez elle, non seulement le

déshonneur, mais ses souffrances. D'abDrd blessée profondément,

la femme devient peu à peu aussi libertine que l'homme.

Page 21: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

13 •

Parfois même, elle le surpasse dans le libertinage. Leur

plaisir est de détruire CeuX et celles qui les entourent.

Lors de sa publication, en 1782, ~es Liaisons

dangere\.'~~ de Laclos f ai t scandale. Lac los démon t re que

le système d'éducation et le rôle de la femme dans la

société ne font que réprimer et étouffer l'intégrité de

la fE'mme et tp .. e, dans cette perspective, le libertinage

constitue non s~ulement l'aboutissement inévitable d'une

situation vicieu~e, mais aussi le seul moyen, pour la femme,

d'affirmer sa libArté.

Dans la vie politique, la femme a beaucoup d'influence.

À côté de la puissance royale, une autre force appara!t:

celle de l'opinion d~ la Cour et de la Ville. Elle se

manifeste dans les non.inations aux ministères, aux charges

de la Cour, aux postes de l'administration provincial~;

car il n'existe ni lois constitutionnelles, ni règlements

d'administration qui puissent limiter l'arbitraire. Le monde

de la Cour intervient dans le fonctionnement de la machine

administrative. Les femmes lntriguent pour faire obtenir à

leurs protégés des charges et des emplois de l'Etat. Elles

utilisent leur influence pour obtenir des situations

lucratives. À la Cour, elles constituent l'opposition dans

bien des coteries. Elles se passionnent pour les questions

de droit constitutionnel, pour les Idées libérales; mais,

selon Ségur, leur influence est néfaste:

Page 22: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

{

t

A la veille de la Révolution, tous les partis, parti Calonne, parti Necker, parti Brienne, parti novateur, tous sont soutenus par des femmes. Ce sont elles qui font l'opinion publique et qui, par conséquent, disposent du sort des ministres. Mais elles n'ont aucune grande idée, aucune passion noble ••• leur influence s'exerce pour des buts mesquins. Comme le reste de la société, elles ont rapetissé et leur règne est sans éclat 7 •

Si la liberté dont jouit la femme de la Cour a un

aspect négatif et destructeur, elle a d'heureux résultats

dans le domaine des Lettres. Une production littéraire

14.

féminine se développe. Les vies intellectuelle et mondaine

sont étroitement liées. Les femmes exercent une influence

considérable sur la vie littéraire et sur toutes les

manifestations intellectuelles. Par le biais des salons,

l'action des femmes contribue à répandre les idées lancées

par les philosophes et à pénétrer peu à peu l'opinion. Elles

excellent dans le genre romanesque.

Dans L'Histoire de la littérature féminine, Jean

Larnac parle d'une "armée de romancières S" et déclare que le

genre romanesque est "un fief des femmes 9". En lS86,

Brunetière affirme "que l'on commettrait un inexcusable oubli

si l'on ne reportait à l'influence des salons et des femmes

10 une part des origines du drame et du roman moderne ".

Cependant, on attaque le roman pour des raisons

esthétiques et morales. Du point de vue esthétique, le genre

romanesque cons ti tue une rupture avec le classicisme et les

règles de la bienséance, qui sont fondées sur le respect du

bon sens et du goût. De point de vue moral, on condamne la

J

Page 23: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

15.

peinture de l'amour. qui joue un rôle privilégié dans le

roman, comme influence corruptrice. Les attaques dirigées

sur le roman visent simultanément la femme. Certains des

commentaires font écho au préjugé selon lequel la femme

est faible d'esprit. On s'indigne de l'influence qu'elle

exerce sur les hommes. Son rôle, au dire de certains, doit

être passif. Elle n'a qu'à être belle et avoir de l'esprit -

("Sois belle et tais-toi"). Son influence suscite beaucoup

de méfiance. Les commentaires de Rousseau rév~lent son

égoïsme, et peut-être aussi sa peur des femmes. Il reconna!t

le besoin qu'a l'artiste de la reconnaissance mais il la

déplore à l'égard de la femme qui, lui semble-t-il. exerce

trop d'influence sur les hommes dans les domaines littéraires

et politiques. Les commentaires de l'abbé Jacquin évoquent

l'ancien préjugé, selon lequel Dieu aurait décidé de la

hiérarchie sociale en y installant l'homme au sommet de la

pyramide.

Parmi les critiques, Mme de Benonville dit: "Il est

sûr que quand on en fait (de cette lecture) son capital et

son entière occupation, elle affaiblit le coeur et dégrade

Il l'esprit ". Dans l'Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt

écrit: "Mais la plupart des autres romans (ceux de Mme de

Lafayette et de Hamilton) qui leur ont succédé dans ce

siècle, sont ou des productions dénuées d'imagination, ou

des ouvrages propres à gâter le goût ou ••• des peintures

b .. 12" o scenes... • La marquise de Lambert, femme éclr~rée,

Page 24: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

16.

dans son Avis d'une mère à sa fille, déclare: "La lecture

des romans est ••. dangereuse ••• elle met du faux dans l'esprit •.•

allume l'imagination, affaiblit la pudeur, met le désordre

dans le coeur; et pour peu qu'une jeune personne ait de la

disposition à la tendresse, 13

hâte et précipite son penchant ".

Voltaire dit: " .•• les femmes surtout donnent la vogue à

ceB ouvrages, qui les entretiennent de la seule chose qui

les intéresse •.• ils ont presque tous été des productions

d'esprits faibles qui écrivent avec facilité des choses

14 indignes d'être lues par les esprits solides ". Dans la

préface de .~!a Nouvelle Héloise, Rousseau affirme: "Jamais

fille chaste n'a lu de romanIS". Il élabore sa pensée:

Tout artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de sa récompense. Que fera-t-il donc pour les obtenir s'il a le malheur d'~tre né chez un peuple et dans des temps où les savants devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le ton, où les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de ~eur liberté où l'un des sexes, n'osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l'outre, on laisse tomber des chefs-d'oeuvre de poé~ie dramatique et des prodiges d'harmonie sont rebutés. Ce qU'il fera, Messieurs, il rabaissera son g~nie au niveau de son sièclel6 •

L'abbé Jacquin assure que la manifestation du roman

constitue une remise en question de l'ordre établi et que

la femme, désignée par Dieu comme "la compagne de l'homme et

l'ornement de l'ultivers l711 dérange la société en écrivant des

romans.

Chez les critiques, le roman a ses défenseurs. Selon

Fénelon, on devrait encourager les femmes à lire des histoires

Page 25: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1

17.

utiles et agréables. Laclos prône la lecture des romans, pour

agrémenter l'étude de l'histoire qui traite d'événements

publics et politiques. Il dit: "C'est aux romans de suppléer

à cette insuffisance de l'histoire et sous ce point de vue,

ils peuvent être d'une grande utilité18

".

Marivaux, féministe, relève la flagrante inégalité

des règles prescrites aux hommes et aux femmes à l'égard

de la fidélité conjugale. Dans ses pièces de théâtre, 11

exalte l'amour. Les discours des héros aux hérolnes

témoignent de l'âme sensible et de l'esprit perspicace de

Marivaux. Il connait le coeur humain. D~ns Le Jeu de l'amour

et du hasard, Dorante dévoile ses sentiments à Lisette:

Ah~ ma chère Lisette, que Viens-je d'entendre? tes paroles ont un feu qui me pénètre; je t'adore, je te respecte. Il n'est ni rang, ni naiu3cnce, ni fortune qui ne disparaisse devant une fime comme la tienne; j'aurais honte que mon orgueil tint contre toi; et mon coeur et ma main t'appartiennent 19 •

On a souvent peur de l'inconnu et du mystérieux, et

pour nombre d'hommes, la femme est tout cela. La femme est

généralement guidée par son intuition, son imagination et ses

sentiments, facultés de l'âme qui s'opposent à la raison

et à la logique. On ne peut ni les mesurer ni les

soumettre à l'examen de la raison. C'est cet aspect de la

psyché féminine que redoute l'homme, guidé, lui, par la

raison et la logique. Son raisonnement est linéaire, ce qui

crée une dichotomie. Marivaux épo~e la cause féminine car

il comprend et accepte la femme telle qu'elle est;

Page 26: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( 18.

Les hommes disent que les femmes ont la faiblesse en partage; cela peut être vrai en soi. Mais avons-nous le droit de le dire, ou même de le croire? Examinons, par exemple, la distribution des devoirs que nous avons faits dans le mariage entre des créatures si faibles, et nous qui sommes si forts, et nous verrons si la balance est égale 20 •

Après quoi~ Marivaux rejette sur les hommes la responsabilité

de la coquetterie, de la fourberie et de la méchanceté que

ceux-ci reprochent aux femmes.

Contrairement à cette position favorable à la femme, les

premières tentatives de la femme pour se libérer du joug de son

rôle traditionnel dans la société rencontrent souvent une

critique hostile et acerbe. Certains commentaires reflètent

d'anciens préjugés que nous avons relevés dans la disposition

de la loi en vigueur au XVIIIe siècle. D'autres reflètent

l'hostilité de l'homme face à la femme, être qui lui est

incompréhensible à certains égards, et dont il redoute

l'influence importante dans le domaine de la politique et des

lettres. On condamne le roman pour des raisons morales.

Même les femmes désapprouvent la peinture qu'on y fait de

l'amour. Il semble que la manifestation de cette hostilité soit

l'indice d'une société rigide et conventionnelle, dont parlera

Mme de Staël dans Delphine et Corinne. La critique n'est pas

unanime à l'égard du roman et de la femme, ce qui témoigne d'une

prise de conscience face au rôle de la femme à l'époque.

Le phénomène du libertinage est l'apothéose de la

vie dissipée de la noblesse. Laclos en ~ttribue la cause à

l'éducation de la femme, qui la contraint à dissimuler.

, l

Page 27: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1 19.

Dans Delphine et Corinne, Mme de Staël s'en prend au système

d'iducation des fenmes, le trouvant insuffisant et limitant.

Elle a des idies pricises sur la morale. Au départ,

elle croit à l'existence de l'âme, de Dieu et de l'éternité.

L'homme est doui d'une conscience qui le guide dans la vie.

Si L'homme veut être heureux, il doit écouter sa conscience,

dont l'origine est divine. En disciple de Montesquieu,

Mme de Staël reconnatt l'importance du devoir. Le devoir

de l'homme, c'est la poursuite de la vertu. Pou r Mme de

Staël, les sentiments jouent un rôle capital dans l'accom-

plissement du devoir. Parlant de celui-ci, elle dit:

•• •• 1a conduite d'un homme n'est vraiment morale que quand il ne compte jamais pour rien les suites heureuses ou malheureuses de ses actions, lorsque ces actions sont dictées par le devoir ••• tout ce qui est vraiment beau est inspiré, tout ce qui eGt désintéressi est religieux 21 •

La conduite de l'homme est dictie par un sentiment qui

vient "d'une source plus élevée" qui "nous force aux sacrifices

de nos intérêts personnels22 "

Accomplir son devoir, c'est la façon dont l'individu

utilise et développe ses dons et ses facu1tis. Pour illustrer

les notions de vertu et de devoir, Mme de Staël cite l'exemple

de Thomas More. Homme de la Renaissance, érudiL. croyant,

ami d'Erasme, auteur de l'Utopie, Thomas More, au comble ùe

la gloire, est nommé chancelier du royaume par Henri VIII

d'Angleterre. Comme sa conscience ne lui permet pas de nier

la suprématie du pape, il meurt sur l'échafaud.

Page 28: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

r .

20.

Pour Mme de Staël, une action sublime, comme celle

de Thomas More, permet à l'individu de se tran-

scender. Il semble que, p our Mme de S taêl, la mor t, comme

la naissance, doit avoir une signification. Pour elle,

mourir en paix avec sa conscience, donc avec Di.eu, est d'une

importance primordiale, la mort constitl\':'Tlt l'apothéose de

la lutte engagée dans la vie à la poursuite de la vertu.

A propos de cette action sublime, Mme de Staël écrit:

Nous pensons que (l' homme généreux) immole tous les pla:!.sirs, tous les avantages de ce monde, mais qu'un rayon divin descend dans son coeur, pour lui causer un genre de félicité qui ne ressemble pas plus à tout ce que nous revêtons de ce nom, que l'immortalité à la vie 23 •

Elle reconnaît que l'impulsion vers le bonheur est la

plus forte tendance chez l'homme. c'est "le plus universel

et le plus actif mobile du comportement de 1 'homme 24n • Les

grands ph i losop he s des ci vi 1isa tions ori en tale et oc c iden tale

partagent cette idée. Les Upanishads af firmen t que l' homme

est doué d'un grand potentiel. Il doit le développer, afin

d'être en paix avec lui-même et de pouvoir s'unir à l'Absolu.

Ar is tote reconnai t la tendance de tout or ganisme à a t teind re

le maximum de ses puissances et soutient que l' homme trouve

la bon té morale et le bonheur suprême en développant le plus

possible ses facultés et ses dons. Spinoza "découvre" le

même phénomène qU'il appellp. "connatus" ou "la force de

l' existence 2S ". Déjà à son époque, grâce à son intuition et

son intelligence profonde du coeur humain, Mme de Sta~l

Page 29: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

'.

· , 21.

reconnaît que le désir de déve:.oppe r son po ten t i el au

maximum constitue le devoir qui rend 1 'homme heureux.

L'attitude de l'individu, dans cette entreprise, est

aussi importante que l'acte en soi. Sans la joie et

l'enthousiasme, l'accomplissement du devoir devient une

formule stérile, car l'essence de l'individu n' y est pas

impliquée. En effet, 1'énergie d'un être heureux

s'harmonise avec l'univers, créant ainsi la plénitude, la

paix et la joie • Selon Mme de Staël:

••• l'enthousiasme se rallie à 1 'harmonie universelle; c'est l'amour du beau, l'élévation de l'âme, la jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment qui a de la grand eur et du calme ••• Le sens de ce mo t chez les Grecs en est la plus noble définition; l'enthousiasme signifie "Dieu en nous". En effet, quand l' exis tence de l' homme est expans ive, e Ile a que1que chose de divin ••• l'enthousiasme est à la cons c ience ce que l' honneur es t au devoi r 27.

Mme de Staël précise donc l'importance de l'individu

en quête de perf ec tionnemen t moral, dans la pe r spec t ive de

la société et de l'humanité. L'idée de la perfectibilité de

l'espèce humaine est répandue au XVIIIe siècle et au début

e du XIX •

, S e10n Emile Fague t, le Français de cet te époque

"croit à 1a perfectibi1ité indéfinie, et croit que savoir

est la clef de tous les progrès, et l'élément unique de

28 toute civi1isation ". Pour Mme de Staël, qui adhère li

cette notion, la littérature est un moyen d'y parvenir.

Elle l'envisage du point de vue des sentiments qui doivent

Page 30: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

l' .

22.

émouvoir l'individu pour qu'il puisse saisir et comprendre

la vérité qu'on lui transmet. La littérature, dit-elle,

doi t "émouvo i r l'âme en l' ennob lissan t 29". En exaltant

l'importance de l'imagination, des sentiments et du rêve,

Mme de Staël s'éloi8ne du classicisme et s'inscrit dans

le courant des idées nouvelles du XIXe siècle. Dans son

Essai sur les fictions, elle écrit: " ••• il n'y a de

faculté plus précieuse à l'homme que son imagination" et, à

cet t!gard, les fictions "ont une grande inf luence sur toutes

les idées morales lorsqu'elles émeuvent le coeur; et ce

talent es t peut-être le moyen le plus puissant de diriger

ou d'éclairer30

".

En ef f et, touj ours selon Émile Fague t, ses romans

sont "des effusions, des demi-confidences, qUI~lque chose

comme des romans lyriques. Ils ne sont pas vivants mais

ils sont vrais. Il Y a bien des personnes dans Mme de

Staël: à côté de la femme romanesque et passionnée, il y

a un moraliste très pénétrant, une élève des Lettres

Persanes autant que de La Nouvelle Héloïse31

". Dans ses

romans, philosophie et sentiment s'inspirent l'un de

l'autre.

Dans De la littérature considérée dans ses rapports

avec les ins ti tutions so c iales, une étude de na tu re

historique et littéraire, Mme de Staël développe davantage

Page 31: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

-.

23.

la notion de la perfectibilité. Elle écrit: "En étudiant

l'histoire, il me semble qu'on acquiert la conviction que tous

les événements principaux tendent vers un même but, la

civilisation universelle3Z

", et elle montre "le rapport qui

existe entre la littérature et les institutions sociales de

33 chaque siècle et de chaque pays "et, malgré les vicissitudes

de l'histoire, le progrès lent mais sûr de l'esprit humain qui

s'enrichit du savoir des générations précédentes, pour

l'augmenter à son tour et le transmettre aux suivantes.

En suivant le cours de l'histoire, ù?puis la

civilisation grecque jusqu'à la Révolution, Mme de Stael

défend la thèse de la perfectibilité de l'homme. La

philosophie et la morale des Romains étaient supérieures à

celle des Grecs: Aristoce ne considérait pas les ~sclaves

comme des êtres humains; Sénèque, si. Contrairement à

l'opinion des philosophes de l'époque, Mme de Sta~l, qui

préfigure Chateaubriand, considère qu'au cours du Moyen

Age, la civilisation n'avait pas sombré dans l'ignorance et

l'obscurantisme. Le christianisme avait aidé au progrès

de l'esprit humain. "L'art du christianisme fut de canaliser

la force des passions" dit-elle, car si "la raison les combats,

34 l.es religions s'en servent ". Elle admire le civisme et le

Page 32: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1

stolcisme des patriciens romains: "".le bonheur des

êtres n'est point l'objet de la morale des Anciens. Ce

n'est pas les servir, c'est se rendre indépendant d'eux

qui est le but principal de tous les conseils des

35 ph i losophes ".

A partir de la Réforme, le protestantisme a eu

un effet bienfaisant mais, selon Mme de Staël, le

"papisme" a étouffé les Lumières. Elle n'essaie pas de

24.

concilier la Renaissance et la décadence du catholicisme.

Elle se contente d'expliquer que:

Les Italiens ont frayé les premiers pas dans la carrière où l'esprit humain a fait depuis de si immenses progrès, mais ils ont été condamnés à ne point avancer dans la route qu'ils avaient ouverte. La subdivision des Etats en Italie •• n'a point produit son effet naturel; le despotisme des prêtres, pesant sur toutes les parties du pays, a détruit la plupart des heureux résultats que doit avoir le gouvernement fédéral ••• 36 ,

Dans une perspective de perfectibilité, la Révolution

constitue un flagrant démenti. Elle était due, pense

Mme de Staël, à un manque du sens de la responsabilité

dans les classes aisées, et à l'ignorance et à la

misère du peuple. Dans son Traité des passions, Mme de

Staël précise cette idée en accusant "l'ambition des

démagogues et le fanatisme de l'esprit de parti 37 ", et

Page 33: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

,

dans De la littérature elle démontre que "les masses

n'avaient pas atteint le niveau de la raison et de la

sensibilité de l'élite38

". Elle en voit une des causes

dans l'ignorance et l'abrutissement où on avait jeté

les masses. Elle continue:

25.

La misère accroit l'ignorance, l'ignorance accrott la misère; et quand on se demande pourquoi le peuple français a été si cruel dans la Révolution, on ne peut en trouver la cause que dans l'absence

3§u

bonheur qui conduit à l'absence de moralité •

Mme de Staël va plus loin. Les écrivains n'avaient

pas préparé la société au bouleversement social qui s'était

produit, et dont les indices étaient évidents à travers les

changements politiques et sociaux qui s'étaient dérculés

en Europe, et surtout en Angleterre. Elle signale Voltaire

qui, dans une nation "plus accessible au ridicule qu'au

raisonnement" s'était servi de "plaisanterie au lieu d'armes

plus sérieuses ••• Ce sont les philosophes qui ont fait

40 la Révolution, ce sont eux qui la termineront "

Mme de Staël condamne l'esprit de conquête, parce

qu'une discipline qui exige l'obéis~ance aveugle de chaque

individu est nécessairement despo~ique, la liberté individuelle

étant sacrifiée. L'armée en e€fet, devient un ~tat dans

Page 34: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

26.

l'Ét'lt, et abuse de son pouvoir:

Rien n'est plus contraire à la liberté que l'esprit ~ilitaire. Une guerre longue et violente est à peine ~onciliable avec le maintien d'une constitution quelconque; et tout ce oui assure les triomphes de la gu~rre est subversif du règne de la loi •.. L'esprit milltaire fait halr le raisonnement comme un commence­ment d'indiscipline, la liberté fond l'autorité sur la convi~tion ... Les armées prennent toujours à la longue un esprit de corporaLion, qui les rend semblables l ... une confédération d~ prêtres. L'armée qui se bat pour la liberté, doit avoir, pour triompher, des moeurs et des idées despotiques4l

Pour Mme de Sta~l, les triomphes militaires des armées

républicaines ne valent rien par rapport au bonheur, à la

liberté et à une constitution qui assure la paix.

En vain vous irez porter au bout du monde le re~om de la puissance française. Vous étonnerez, mais vous n'obtiendrez rien qui ressemble à ce que l'histoire nous raconte de l'enthousiasme des nations pour quelques noms célèbres, de cet amour divin, permis aux hommes sur la terre: l'amour, la reconnaissance, le culte de leurs concitoyens ••. Honneur à ceux qui tiendraient de leur courage, cie leur énergie républicaine le droit de parler de bonheur plutôt que de conquête, de liberté plutôt que de soupçon ••. de pitié plutôt que de vengeance! On a si besoin d'être heureux que rien, rien que cela peut émouvoir la France 42 •

Dans la perspective de la société de son époque, les

idées morales de Mme de Staël, surtout à l'égard de la femme,

sont d'une conception radicale. En tant qu'institution en voie

de disparition, la société ressemble à l'un de ces organismes

dans la Nature, figé et fossilisé dans le temps, incapable à

jamais de changer, dont le phénomène du libertinage apparaît

comme l'ultime paroxysme. Son Essai sur les fictions constitue

une défense rigoureuse du genre romanesque et, par le fait

même, de la cause féminine.

Page 35: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

27.

1 En établissant un lien entre l~s s~ntiments ct la

raison, Mme de Staël fraie un nouveau chemin car, comme

nous l'avons démontré, la société de l'époque ignore les

sentiments - pas de rapports affectifs entre mère et fille,

non plus qu'entre mari et femme.

Dans la conception de ses hérolnes, Delphine et Corinne,

Mme de Staël transpose et modifie ses idées morales; elle

les oppose à la société telle qu'elle la conçoit, c'est-à-dire,

conventionnelle, rigide et réactionnaire.

Page 36: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

'" \.

(

28.

NOTES

CHAP 1 TRE 1

1 Pothier Traité de la puissance maritale. Orléans 1774 2 vol, in-12. cité par Abensour, Léon La femme et le féminisme au dix-huitième siècle, Ed.Ernest Leroux, Paris, 1923, p.8

2 Goncourt, Edmond et Jules de La femme au dix-huitième siècle, v.l, Ernest Flammarion et Fasquelle, Paris, 1882, p .11

3 Ibid, p.15

4 Diderot, Denis Correspondance, vol.3 1759 1761, annotée par Georges Roth, Editions Minuit, Paris 1957, p.113

5 Goncourt, Edmond et Jules de Op.cit. p.172

6 Ibid, p.192

7 Ségur (Vicomte Alexandre de) Les femmes: leur condition, leurs moeurs et leur influence dans l'ordre social chez les différents peuples, Paris, 1803, 3 vol, in-8 Q cité par Abensour, Léon Op.cit. p.l05

8 Le dilemme du roman, Yale University Press, May, Georges 1963, p.205

9 Ibid, p.206

10 Ibid, p.206

Il Ibid, P .10

12 Ibid, p.10

13 Ibid, p.13

14 Ibid, p.210

15 Ibid, p.21l

16 Ibid, p.212

17 Ibid, p.215

18 Ibid, p.231

19 Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux: théâtre complet, Editions du Seuil, 1964, p.291

Page 37: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

29 .

20 May, Georges Op.cit. p.242

21 Mme de Staël De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Edition critique par Paul Van Tiegham, Genève, Oroz, 1959 cité par Simone Balayé Lumières et liberté, K1incksieck, 1979, p.97

22 Mme de Staël De l'Allemagne, Oeuvres complètes, Slatkine reprints, Genève, 1967, V.2, p.203

23 Ibid, p.20S

24 Ibid, p.207

25 Sassoon,Joseph Self-Actualisation, Humanica Press, Montreal 1988, p.4

26 Ibid, p.4

27 Mme de Staël De l'Allemagne, Oeuvres complètes, Slatkine Reprints, Genève, 1967, p.186

28 Faguet, Émile Politique et Moralistes, T.l, Poitiers, Société française de l'imprimerie de librairie, 1890-1900, p.120

29 Balayé, Simone Lumières et liberté, Klincksieck 1979, p.53

30

31

32

33

Mme de Staël Oeuvres complètes, 1,62 cité par Simone Balayé Lumières et liberté, K1incksieck 1979, p.52

, Faguet, Emile Op.cit., p.vii

Herold, Christopher J. Germaine Necker de Staël Plon, Paris 1961, traduit de l'anglais par Michelle Maurois, p.2l4

Diesbach, Ghislain de Madame de Staël Librairie Académique Perrin, 8 rue Garancière, Paris, p.2l8

34 Ibid, p.2l9

35 Ibid, p.2l9

36 Mme de Staël De la littérature le ptie., Ch.X cité par Ghislain de Diesbach, Op.cit·., p.22i

37 Hero1d, Christopher J. Op.cit., p.2l9

38 Ibid, p.2l9

39 Mme de Staël Considérations sur la Révolution française le ptie., Ch.VI cité par Simone Balayé, Op.cit., p.37

Page 38: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

40 Diesbach, Ghislain de Op.cit., p.21S

41 Mme de Staël De la littérature p.290 cité par Simone Balayé, Op.cit., p.72

42 lb id, p. 73- 7 3

30 •

Page 39: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

c

"

CHAPITRE II...................................... 31

Sources et influences:

a) Les Lumières, Rousseau, la littérature du Nord, les philosophes romantiques allemands.. 44

b) Le père, la mère, l'éducation, le mariage.... 57

c) Son r61e dans la politique (Narbonne, Ta11eyrand, Ribbing, Constant); l'Italie..... 74

d) Amitié, surtout celle avec Madame Récamier... 78

Page 40: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

--------------

a) Les Lumières, Rousseau, la littérature du Nord, les philosophes romantiques allemands, son exil.

Dans la vie de Mme de Staël, philosophie, morale et

littérature sont intimement liées. Ses idées s'inspirent

en grande partie des philosophes des Lumières. Essentielle-

ment, les philosophes, guidés par la raison, voulaient faire

le bonheur de tous les homrees en les libérant du joug d'une

monarchie absolue. Ils revendiquaient l'égalité et toutes

les libertés: religieuse, politique, économique et civile.

Voltaire et Montesquieu lui ont appris que les institutiona,

les lois, les moeurs, toutes les manifestations de l'esprit

humain sont, d'abord, les produits de l'environnement de

l'homme, et deuxièmement, sont en relation les uneS avec les

autres. Cette idée est élaborée dans De la littérature dans

ses rapports avec les institutions sociales et inspire

l'association de l'héroine avec l'Italie et du héros avec

l'Angleterre dans Corinne. L'idée de liberté pousse Mme de

Staël à résister au despotisme de Napoléon, résistance qui

l'a rendue célèbre, et constitue le point de départ de son

oeuvre. Sous un régime où la presse est censurée et l'oeuvre

des écrivains supprimée, elle vit difficilement. En 1803,

elle reçoit l'ordre de s'exiler à quarante lieues de Paris.

Objet d'une surveillance constante par la police de Napoléon,

elle quitte la France. L'expérience de ses voyages

Page 41: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

32.

extraordinaires est ~ la source de De l'Allemagne, des

Dix Années d'exil et de Corinne.

Le germe de ses idées morales et littéraires se

trouve dans les écrits de Rousseau. Avec lui, Mme de Sta~l sent

une affinité dans l'importance qu'il attache aux sentiments

et à la nature. Il "influencera toute son oeuvre non par

un mouvement de sensibilité plus ou moins factice, mais par

une émotion vive et vraie 1 ". Pour Mme de Staël, Rousseau

se range parmi les éc,ivains qui se sont libérés des

rigueurs du classicisme et qui "puisent leur talent dans le

fond de leur âme2". Les thèmes de la rêverie, de la nature,

de la mélancolie et du besoin d'infini, exprimés dans

Les Rêveries d'un Promeneur solitaire (1782), font de lui le

précurseur du romantisme. Sa psychologie constitue un

point tournant dans l'histoire des idées, au XVIIIe siècle,

dont l'influence se fera sentir dans les oeuvres de Mme

de Staël, dans le Werther de Goethe, dans Atala/René (1801)

et le Génie du christianisme (1802) de Chateaubriand.

Mme de Staël retrouve dans la littérature du Nord la

spontanéité et la mélancolie qu'elle avait senties dans l'oeuvre

de Rousseau. Les poèmes épiques de Homère inspirent la li tt~rpt""re

du Midi tandis que la poésie mélancolique est a la source de celle

du Nord, poésie qui se prête 3 l'expression des sentiments intimes et

de la philosophie. Le sentiment de mélancolie, dit Mme de

Staël, pousse l'homme à la réflexion et par conséquent,

lui permet de donner le meilleur je lui-même.

Page 42: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

r .

1

l

33.

Le climat et la nature sont les principales sources

d'inspiration chez les écrivains du Nord:

Le spectacle de la nature agit fortement sur eux; elle agit comme elle se montre dans leur~ climats, toujours sombre et nébuleuse ••• Leur imagination se plait sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages" .• e1le .•. "porte vers l'avenir, vers un autre monde, l'âme fatiguée de sa destinée ••.•• Toutes mes impressions, mes idées me portent de préférence vers la littérature du Nord 3 .

Dans ce passage, on relève les caractéristiques du

mouvement romantique naissant, à savoir, la rêverie dans la

nature, la mélancolie, l'inquiétude et le besoin d'infini.

Dans le romantisme naissant, on assiste non seulement

à un éloignement du classicisme, mais aussi à la déception

profonde causée par la Révolution qui avait bouleversé et

démoralisé la société française, tant par la brutalité et la

férocité de son irruption que par le brusque anéantissement

de tant d'espoirs qui devaient déboucher sur une société

nouvelle. c'est Mme de Staël qui introduit les traits

essentiels du romantisme dans la société française, au début

du XIX e siècle, dans De l'Allemagne (1804); c'est

Chateaubriand qui les incarnera. Il vit ces traits pendant

son enfance et sa jeunesse et les exprime dans son oeuvre -

la rêverie, la mélancolie et l'inquiétude, caractéristiques

de l'âme romantique. Il est hanté par le désir de la mort

et le besoin d'amour et d'infini. D'une certaine manière,

il est un personnage de Mme de Staël, et c'est à ce titre

Page 43: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

34.

que son périple nous intéresse ici.

Dans la mesure où l'enfant est le père de l'homme,

on dirait que l'enfance et la jeunesse de Chateaubriand

avaient préparé le poète. Il passe son enfance à Combourg 1

en Bretagne, pays pauvre et sauvage. C'est une petite ville

Où encore aujourd'hui tout édifice est construit en granit,

matériau lourd et s0~bre, tant par sa couleur que par sa

densité. Selon Chateaubriand, Combourg est son donjon.

Élevé par un père taciturne et une mère janséniste, le

jeune René tombe amoureux de sa soeur Lucile. "Seule,

désespérée et belle, attachée à son frère par une passion

muette" .•. elle ... "est l'image romantique de génie et du

4 malheur ". L'ambiance, composée d'éléments naturels, le

froid, le tonnerre, la mer orageuse, les roches grises,

était maléfique mais psychologiquement créatrice.

Jeune homme, la Révolution le marquera profondément.

Sur la guillotine, Il voit périr des membres de sa famille

~t des amis, il souffre l'humiliation de la défaite de

l'armée royaliste, la fuite, la maladie, la faim, la

solitude, l'exil en Angleterre, et enfin, de retour en

France, il connait la gloire. Tout, dans sa vie, est

extrême: l'amour, la gloire, la souffrance. Il dit: "Le

chagrin est mon élément: je ne me retrouve que quand je

5 suis malheureux ". Jean d'Ormesson voit dans cet état

Page 44: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

35.

d'esprit "un immense espace vide, une espèce de désert,

d'où surgissaient la lassitude, la mélancolie et le rôle

qu'il jouait. Seuls la douleur et le chagrin pouvaient

parvenir à combler cette distance 6".

Le spectacle de la nature l'émeut; la mort le

fascine. Lors d'un voyage entre Alexandrie et Malte,

Chateaubriand a~oue: "Les nuits passées au milieu des vagues

sur un vaisseau battu de la tempête ne sont pas st{riles;

l'Incertitude de notre avenir donne aux objets leur

véritable prix: la terre, contemplée du milieu d'une mer

orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui

7 va mourir".

La personne et le personnage se confondent dans les

mots de René. Tourmenté et solitaire, il s'abandonne aux

délices de la nature et s'identifie à elle:

Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon coeur .... Hélas! J'étais seul, seul sur la terre. Une langueur secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j'avais ressentie dès mon enfance, revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon coeur ne fournit plus d'aliment à ma pensee, et je ne m'apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennuiS.

La mélancolie qui baigne Atala/René de Chateaubriand

est en train de "devenir une mode, une vague, une scie,

p resq ue une 1 i 9" p a e... . Chateaubriand s'en plaint: "Si René

n'existait pas, je ne l'écrirais plus, s'il m'était possible

de le détruire, je le détruirajslO". L'idée du désespoir et

" <

• , Î

Page 45: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

r 36 •

du suicide se concilie mal avec celle du christianisme,

ce qui explique le regret que Chateaubriand éprouve de

l'influence de son René. Malgré la déception de

Chateaubriand d'avoir contribué à ce qu'on appelle le "mal

du siècle", son livre témoigne d'un mouvement général qui

emportait l'âme européenne, car le romantisme, "allemand

ou anglais, fait de la mort la plus formidable aventure

de la vie11

". Cependant, si Chateaubriand éprouve du

regret à l'égard de son René, le succès remporté par son

Génie du chris tian.Lsme rouvre "en même temps que Bonapar te,

les vieilles cathédrales longtemps fermées", et fait de

Chateaubriand, "le poète des temps 12 nouveaux ". Jean

d'Ormesson pourra écrire que "tout le romantisme français ...

de Benjamin Constant à Hugo, de Vigny à Musset et à

L i ' b" 13" amart ne, s a reuvera a cette source .

Au cours de ses entretiens avec les Schlegel, Goethe,

Schiller et Humboldt, lors de son voyage en Allemagne, en

1803, Mme de Staël se familiarise avec la philosophie et la

littérature allemandes. L'occasion lui permet de "réexaminer

et de cristalliser sa pensée14

". Elle est fascinée par les

profondeurs de la spéculation métaphysique allemande, même

si son esprit cartésien en refuse certains aspects. Pour les

Page 46: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

~----------

37.

romantiques allemands:

... l'acte poétique, les états d'inconscience, d'extase ..• , les singuliers discours dictés par l'être secret, (prennent) rang de révélations sur le réel et de fragments de la seule connaissance authentique ... 1a vie obscure est (en) incessante communication avec une autre réalité, plus vaste, antérieure et supérieure à la vie individuelle qu'il faut chercher dans les images mêmes morbides, le chemin qui conduit aux régions ignorées de l'âme IS •

De cette conception de l'art, deux critères

s'imposent. D'abord, l'artiste est un être inspiré, "un

prophète et un médiateur de l'infini 16 ", donc, nulle

contrainte ne doit lui être imposée. Ensuite, l'artiste

se transcende par l'acte de création.

Avec De l'Allemagne, Mme de Staël fait sienne et

développe cette conception de l'art. Dans les chapitres

"De la poésie" et "De la pot-sie classique et de la poésie

romantique", elle dresse "la charte du renouveau romantique 17 ".

Elle vante le rôle du poète. Chez l'individu commun, le sens

du divin est inné mais inexprimable. C'est le spectacle de

la nature, la musique, l'art, bref, tout ce qu'on aime, qui

éveille un sens d'émerveillement:

Ce qui est vraiment divin dans le coeur de l'homme ne peut être défini. S'il y a des mots pour quelques traits, il n'yen a point pour exprimer l'ensemble, et surtout, le mystère de la véritable beauté dans tous les genres •••• si l'on veut comprendre ce qu'est la poésie •.. il faut appeler à son secours les impressions qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse ... La poésie est le langage naturel de tous les cultes 18 •

Le poète établit le lien ressenti par l'individu entre l'univers

et lui-même. Cette conception mystique fait écho aux

-------. 1

Page 47: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

38.

théories sur les correspondances, théories qui inspirent

les po~tes symbolistes. Mme de Sta!l écrit:

c'est l'alliance secrète de notre être avec les merveilles de l'univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur. Le poète sait rétah1ir l'unité du monde physique avec le monde moral; son imagination forme un lien entre l'un et l'autre ... L'univers entier est comme un symbole des émotions de l'âme 19 •

L'idée d'un lien spirituel sert à compléter celle du

lien physique, proposée par Léonard de Vinci, entre l'homme _

microcosme, et l'univers - macrocosme. En effet, la totalité

de l'individu est la totalité de l'univers en microcosme. Nous

exprimons cette réalité du point de vue nucléaire, anatomique

et cosmique.

Pour Mme de Staël, comme pour toute la génération des

romantiques, la mort revêt une signification profonde. La

conscience de la mort donne un sens d'urgence, de valeur et

de beauté à chaque jour de la vie. Pour Mme de Staël, c'est

par l'intermédiaire du poète que la vie renaît de la mort.

L'art, expression de l'inspiration divine, éclaire et inspire,

et la poésie lyrique est la forme qui se prête le mieux à

l'exultation du poète dont l'imagination transcende la durée

et l'espace:

L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes; le poète l'a toujours présente à l'imagination. L'idée de la mort qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excitent je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sans lequel on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde •• (La poésie lyrique) ne raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ... (L'homme) se sent .. à la fois créateur et créé, qui doit mourir et ne peut cesser d'être •• dont le coeur ..• s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu 20 •

Page 48: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

39.

( Ainsi le poète prend conscience de sa mortalité et

de son immortalité. Créé, il devient créateur. L'art est

plus qu'un simple reflet de la vie. L'artiste est un être

inspiré, un prophète, une sibylle que le génie éclaire de sa

fulgurance. Pourtant, tout est discipliné et contrôlé chez

Mme de Staël. Elle n'envisage pas le génie de l'artiste

sans le frein de la morale. Cette conception mystique de

l'artiste est manifeste dans Corinne, dont l'héroïne, po~te

et improvisatrice, est symbolisée par la sibylle.

Dans le contexte de la situation féminine à l'époque,

cette conception de la femme est géniale. Elle franchit

toutes les limites imposées par la société à la femme. Au

cours de l'histoire, aucune femme-artiste n'a laissé sa marque.

Des femmes écrivains, si. Pourtant, par rapport aux succès

remportés par leurs homologues masculins, cette reconnaissance

est négligeable. L'imagination de Mme de Staël a pris des

ailes au contact des philosophes allemands. Corinne, femme

de génie, préfigure la femme moderne qui cherche, non seulement

à se transcender par son travail, mais aussi à se faire

reconnattre en tant qu'individu par la société. Mme de Staël

exprime ses propres aspirations et en même temps, celles des

femmes de son temps.

La philosophie kantienne soutient l'existence de l'âme

et de Dieu, premisse qui permet à Mme de Staël de réfuter le

matérialisme de Locke et de justifier ses propres idées morales.

Selon Kant, les mathématiques offrent une preuve irréfutable

Page 49: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

...

40 •

de l'existence de l'âme et de Dieu. Les mathématiques,

"une science synthétique, positive, créatrice et certaine

par elle-même" ... affirment la présence de "lois immuables

en nous-mêmes et non pas en dehors de nous .. toutes nos

perceptions sont soumises à deux formes impératrice& de notre

esprit, à savoir, l'espace et le temps ... elles sont en nous

et non pas dans les objets, et qu'à cet égard, c'est notre

entenaement qui donne des lois à la nature extérieure, au

lieu d'E:.n recevoir d'e11e 21 ".

A propos du sublime et du but de l'existence, idées

déve10pées par Kant dans La Critique du jugement, Mme de

Staël fait ce commentaire: "Il fait consister le sublime

dans la liberté morale aux prises avec le destin ou avec la

nature .•• une étincelle du feu dans notre sein triomphe de

l'univers, puisqu'il suffit de cette étincelle pour résister

à ce 22

que toutes les forces du monde pourraient exiger de nous Il

Pour lui, le sentiment du devoir est "la condition nécessaire

de notre être moral, la loi par laquelle il existe" et qui

vient "du fond de l'âme 23 ". Ce constat offre "la preuve et

24 la garantie de l'indépendance métaphysique de l'homme ". Au

philosophe Gérando, Mme de Staël fait part de son enthousiasme

pour la philosophie kantienne: " •.• i1 Y a chez Kant une idée

première qui me frappe 2S ", cette idée étant "la faculté intérieure

qui modifie les idées que nous recevons du dehors ... Le système

de Kant m'offre une lueur de plus sur l'Lmmortalité et j'aime

mieux cette lueur que toutes les clartés matérielles26

".

Page 50: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

41.

c'est cette manière de voir qui devait influer sur les idées

littéraires de Mme de Staël. En écrivant à Mme de Staël,

Wilhelm von Humboldt lui f~ra part du jugement de Schiller

sur son livre De la littérature:

Il a observé que vous sortez entièrement dans cet ouvrage du cercle étroit de la plupart des littérateurs français, que vous n'établissez vos jugements que sur des principes premiers et indépendants et que vous ne mettez point le mérite d'un ouvrage dans sa convenance avec quelques règles arbitrairement établies, mais surtout dans la force qu'il a de remplir l'âme du lecteur et de l'élever au-dessus de lui-même après s'en être rendu le mattre 27 •

Dans De l'Allemagne, Mme de Sta~l réfute le

classicisme, dont les règles entravent la libre expression de

l'inspiration dramatique et littéraire. Le classicisme

représente le passé, séparé du présent par l'abîme qu'était

la Révolution. La Révolution avait détruit l'Ancien R~gime

et Mme de Staël, dont l'évolution personnelle suit de près

la réalité changeante de l'époque, est la première à signaler

aux Français la nouvelle direction à prendre.

La poésie romantique s'inspire des "sources primitives

de l'imagination et de la pensée28

", tandis que la poésie

classique "imitée des Grecs et des Romains, tient à un temps

, ~ ~ 29" ou a un evenement . Limitée par ces conventions, la poésie

classique nous fait perdre "les émotions intimes et multipliées

dont notre âme est susceptib1e •.• La question pour nous n'est

pas entre la poésie classique et la poésie romantique, mais

30 entre l'imitation de l'une et l'inspiration de l'autre ".

l '; 1

"

l

Page 51: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

', . . '

42.

Mme de Staël fait l'éloge des opéras comiques et

des comédies, dans lesquels les Français "montrent une

sagacité et une grâce que seuls ils possèdent à ce degré 3l ",

mais elle condamne "la rigidité des genres 32 ", la règle

des trois unités et les alexandrins. Les étrangers trouvent

l'illusion théatrale dans "la vérité du langage, l'observation

des moeurs du siècle et d'un pays, la représentation des

unités rend impossible la traduction littéraire de tout ce

qui concerne une évolution dans le temps et dans l'espace,

et la pompe des alexandrins empêche l'expression des

sentiments 33 ".

A la génération romantique de la France, Mme de

Staël présente des analyses de pièces de théâtre ainsi que

des traductions d'extraits de plusieurs écrivains allemands

parmi les plus importants: Goethe, Schiller, Schelling,

Lessing, Winckleman, Werner, Wieland, etc. Les pièces de

théâtre dont elle choisit de parler lui permettront de

démontrer que la richesse de la vie, le passé et les

profondeurs du coeur humain peuvent être représentés sur

la scène, sans 'e frein des conventions héritées des Grecs:

Le caractère distinctif de la littérature allemande est de tout rapporter à l'existence intérieure, et comme c'est là le mystère des mystères, une curiosité sans bornes s'y attache •.• Schiller est le premier, parmi les disciples de Kant, qui ait appliqué sa philosophie à la littérature, et en effet, partir de l'âme pour juger les objets extérieurs pour savoir ce qui se passe dans l'âme, c'est une marche si différente que tout doit s'en ressentir ... rls excellent dans la peinture des affections douloureuses et des images mélancoliques. A cet égard~ ils se rapprochent de toutes les littératures du Nord 4.

Page 52: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

43.

Mme de Staël admire Werther, malgré la vague de

suicides lors de sa publication. Ses commentaires révèlent

l'influence de ce livre sur sa conception de Delphine et

de Corinne. Elle s'en explique:

Le livre par excellence que possèdent les Allemands et qu'ils peuvent opposer aux chefs-d'oeuvre des autres langues, c'est Werther. Mais je n'en connais point qui renferme une peinture plus frappante et plus vraie des égarements de l'enthousiasme, une vue plus perçante dans le malheur, dans cet abîme de la nature, où toutes les vérités se découvrent à l'oeil qui sait les y chercher ..• son caractère représente dans toute sa force le mal que peut faire un mauvais ordre social à un esprit énergique. Ce n'est pas Goethe qui l'a créé, c'est lui qui l'a su peindre 35 .

Dans le panorama des influences sur la p~nsée de

Mme de Staël, le principe de la liberté guide et éclaire

chaque étape de son évolution, et il constitue l'étendard

sous lequel elle déploie son immense talent et sa solide

énergie. Elle exalte l'imagination, l'intuition et les

sentiments, en leur donnant une importance que les principes

des Lumières avaient bannis, parce qu'ils les associaient à

la superstition, au culte de la religion, à l'idee du

Paradis et de l'Enfer. En lisant les oeuvres de Mme de Staël,

à cette époque de riche production, nous avons l'impression

d'être témoins d'un grand dessein. L'enthousiasme, la

curiosité intellectuelle et les convictions inébranlables

de Mme de Staël aboutissent à son exil, mais en même temps,

ils lui dévoilent des horizons illimités. Elle illustre sa

propre observation: le malheur est parfois et souvent même

nécessaire pour notre développement spirituel et intellectuel.

Page 53: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

44.

Dans Corinne, Mme de Staël réitère sa critique du

classicisme et de la rigidité des genres en mettant en scène

une héro1ne dont le génie d'improvisation étonne et

éblouit les spectateurs. Son héro1ne incarne ses propres

idéees concernant la liberté d'expression dramatique et

artistique.

Nous verrons que l'influence de sa mère, Suzanne

Curchod et de son père, Jacques Necker, sur ses idées morales

et politiques fut considérable. Les conséquences de son

malheureux mariage se feront sentir dans Delphine et Corinne.

Page 54: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

l

b) Sa m~re, son p~re, son éducation.

Mml:! Necker est "l'âme d'un des salons parisiens les

mieux fréquentés et les plus brillants de son temps35". Elle

est femme de lettres, passionnée de sciences, généreuse envers

les pauvres et les malheureux et fondatrice de nombreuses

oeuvres pieuses et charitables. En dépit de son succès

mondain, Mme Necker est un personnage tendu et angoissé. Un

de ses contemporains a fait ce commentaire d'elle: "Dieu,

apr~s avoir créé Mme Necker, l'enduisit d'empois en dedans

et en dehors 36". Obsédée par la notion du devoir et de la

morale, deux penchants qui se concilient mal avec un tempérament

passionne, Mme Necker, comme éducatrice, réussit brillamment

la formation intellectuelle de Germaine mais. comme mère

qui doit offrir amour, compréhension et co~n~ssin~,

elle échoue.

Seule, elle entreprend l'éducation de Germaine.

Lorsque Germaine a 29 mois et commence à parler et à

comprendre, sa Q~re commande une Bible, un catéchisme et

d'autres livres de piété. En dépit de ce commencement hâtif

et intense, Mme de Staël n~ devient pas bigote. L'instruction

religieuse, semb1e-t-i1, est libérale. Elle la verra comme

"une religion du coeur, dictee par la conscience, une foi

r sans dogmes ni miracles, associée aux impératifs d'une nature

37 tenue pour bonne et pure ". Dès son enfance, la religion de

Page 55: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

t Mme de Sta~l est une affaire personnelle et son hostl1it~

à l'égard de la religion vise la superstition et le

fanatisme.

En outre, Mme Necker, qui entend suivre les

préceptes de Rousseau, dont les idées dans le domaine de

l'éducation des jeunes sont à la mode, donne à Germaine

des leçons de latin et d'anglais et lui fait faire des

synthèses d'extraits de livres. Al' âge où Émile ne

savait pas encore lire, Germaine aura lu "toute une

bib1iothèque 38 ". Toutefois, elle ignore ce qui concerne

le développement physique de l'enfant. "L'exercice, la

promenade, tout ce qui amuse et fortifie les enfants

n'entrait pour rien dans le plan de Mme Necker; aussi sa

46.

fille savait danser et non pas courir; elle récitait Les

Saisons de Thomson et ne distinguait pas bien sûrement une

jacinthe d'un~ tUbéreuse39

". Le salon de Mme Necker où se

réunit "une élite de noms et de talents, de gloires

politiques, littéraires et mondaines 40 " est la salle de

récréation de Germaine. Chaque vendredi, Germaine prendra

sa place sur un tabouret au pied du fauteuil de sa mère.

Lorsque les visiteurs s'approchent de la maîtresse de

mal.son pour la saluer, ils bavardent un instant avec l'enfant.

Germaine est en termes familiers avec les habitués du salon.

Parmi les noms célèbres qui représentent "la société la

plus spirituelle et distinguée de paris 41 ", on note Diderot,

d'Alembert, Gibbon, Buffo~, d'Holbach, Marmontel, l'abbé Reynal

Page 56: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

<f" 1

47.

et des étrangers~ Grimm, Franklin et Jefferson. Sa mère

correspond avec Voltaire qui lui adresse des vers et l'a

baptisée du nom d'Hipatie.

Aux réunions de Mme Necker, on discute et analyse

l'amour. L'amour est 1.e thème des romans préférés de

Germaine adolescente. Les 0 euvres de Rac ine, Richar dson

et Rousseau contribuent à son éducation sentimentale.

L' amou r es t sur tou tes les 1. èvres, mais Germaine es t privé e

d'affection. Lors d'une absence de sa mère,

Germaine lui écrit la 1.ettre suivante. Elle a 13 ans:

Ma chère maman, j'ai besoin de vous écrire, mon coeur est resserré; je suis triste, et, dans cette vaste maison qui renfermait, il y a si peu de temps ce qui m'était cher, où se bornait mon univers et mon avenir, je ne vois plus qu'un désert. Je me suis aperçue pour la première fois que cet espace étai t trop grand pour moi, et j'ai couru dans ma petite chambre pour que ma vue pû contenir le vide qui m'environnait. Cette abseQce momentanée m'a fait trembler sur ma destinée 42 •

La ré panse de Mme Necker es t dénué e de sen timen t:

Ton style est un peu trop monté. Ne sors point au-dehors de toi pour me louer et me caresser. C'est un dé fau t de goû tasse z commun à ton âge. Quand on a plus vécu, on s'aperçoit que la véritab le manière de plaire et d'in téres s er es t de pe indre exac t ement sa pensée s ans charge et sans emphase ••• T a le t t re à ton père était simple et bien 43 •

Déchirée non seu1.ement entre la tension émotive et

l'activité intel1ectue1.le constante, mais aussi entre l'éclat

du monde et l' aus téri té religieuse de sa mère, Germaine

tombe sérieusement malade. Elle manif es t e les

symp tômes d'un "é ta t de cyc10 thimie; pér iodes de langueur

Page 57: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

48.

al te rnant avec une exci ta tion nerve us e 44" . Le docteur

Tronchin prescrit le repos absolu et un séjour à la

campagne. Ainsi le rôle de Mme Necker dans l'éducation

de Germaine se termine. Lorsqu'on croyait lui faire un

compliment sur l'esprit brillant de sa fille, Mme Necker

répondait: "Ct:! n'est rien, absolument rien à côté de ce

que je voulais en faire 45 ".

Aux yeux de ses contemporains, Germaine est une

enfant prodige. Aux environs de 1788, elle compose des

pièces de théâtre dont une comédie intitulée Les Inconvénients

de Paris. Henri Meister la résume et la fait publier dans

la Correspondance littéraire46 qu'il rédige avec Grimm.

Leur journal a une grande diffusion, jusqu'à la cour de

Cathe rine II.

Son éducation, ses discussions avec les philosophes

au salon de sa mère avaient fait de Germaine une "idéologue,

femme de conversation mondaine, femme de sentiment exalté47

".

Le commentaire de Benjamin Constant éclipse cette observation:

"Enfin, c'est un Être à part, tel qU'il s'en rencontre

peut-être un par siècle, et tel que ceux qui l'approchent,

le connaissent et sont de ses amis, doivent ne pas exiger

d'autre bonh~ur .•• Si elle avait su se gouverner, elle aurait

gouverné le monde48

".

L'image du suicide "traverse l'oeuvre entière49

" de

Mme de Staël et dans ses Réflexions sur le suicide, elle

analyse l'origine de sa mélancolie. Elle reconnatt l' exis tence

Page 58: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

r

49 •

dans sa personnalité de deux forces, à savoir, les

facultés dont la richesse débordante exige l'expansion la

plus libre et la plus vaste,et le sentiment de l'incomplet

qui la pousse au désespoir et a pour effet "la totale

impossibilité d'en rester à l'existence personnelle isolée 50"

Puisque le bonheur le plus sûr consiste dans la parfaite

au tonomie et dans l' indépendanc2 intérieure, la vie de

Mme de Staël, "incapable de ne tenir qu'à soi et de ne se

tenir que de soi, n'est pas faite pour le bonheur SI ".

D'une part, la générosité la pousse à se donner aux

autres et d'autre part, l'avidité la pousse à vouloir posséder

autrui et à être possédée par eux. L'utopie de Mme de StatU

est "d'aimer sans mesure et être aimé sans mesure, se

déposséder en autrui, pour recevoir en retour le don total

d'une conscience fascinée ••• tel est l'idéal passionnel qui •.•

ne peut que faire surgir sans fin la suspicion et la St" terreur •

don t la 53

formule serait "l'attachement ou la mort ".

Pour Mme de Staël et pour ses hérolnes, l'univers que

l'amour avai t élargi "se retrouve rédui t à la d imens ion

étriquée . 54" de la conscience solita1re • Mme de Staêl sera

condamnée à revivre "un nombre incalculable de fois la réaction

d , b d t d' ~ 1 i d id . -. 55" a an on, e eprouver a rena ssance u v e 1nter1eur .

Dans l'oeuvre de Mme de Staël, il y a plusieurs

figures maternelles qui évoquent les aspects les plus sévères

et les plus injustes de Mme Necker. Ces femmes ne sont pas

Page 59: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

", .'

50.

les mères des héroïnes, qui sont d'ailleurs orphelines,

mais la mère de l' homme aimé, ou la seconde femme du père.

Leur place dans la constellation familiale est telle qu'on

n'éprouve pour elles aucun amour et on peut les décrire

sans scrupule. Elles assument le mauvais rôle en séparant

ceux qui s'aiment. Corinne, adolescente, sera imcomprise

par une belle-mère raidie qui l'empêchera

de s'unir à Oswald. La mère de Léonce, dure et autoritaire,

et Mme de Ternan, sa soeur et supérieure de couvent,

combineront leurs efforts pour empêcher l'union de Léonce

avec Delphine. Dans Delphine, Mme de Vernon est pour l'héroine

une sorte de mère-amie, mais perfide et frustrante. Auprès

d'elle, Delphine est toujours une suppliante dont la soif

d'affection ne sera pas comblée. Toutes ces femmes contribuent

à la perte de ceux qu'elles ont mal aimés.

La liaison de Mme de Staël et de Narbonne, son premier

amant, ne fait qu'exacerber la tension entre Mme Necker et sa

fille. Dans une lettre à Narbonne, Mme de Staël exprime son

ressentlment à l'égard de ses parents: "Ma mère lui reproche

(à son père), l'Evangile à la main, ce qu'elle appelle son

indulgence pour moi, et il croit s'acquitter envers Dieu et

elle en me prodiguant les expressions de vice et de honte. Je

me suis révoltée dans tout mon être5611 . La réalité sous-tend

la fiction. La rupture entre Mme Necker et sa fille est

irrémédiable. En 1794, Mme Necker meurt sans se réconcilier

avec Mme de Staël.

Page 60: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

f ...

51.

L'affection, l'estime, la bienveillance et l'amour

qui manquent dans les rapports de Mme Necker avec Germaine,

elle va les trouver dans ses rapports avec son père, un

des hommes les plus riches de France, qui l'adore. A dix-

neuf ans, Germaine est amoureuse de son père. Elle écrit

en 1785:

D'où vient que quelquefois je lui trouve des défauts de caractère qui nuisent à la douceur intérieure de la vie; c'est qu'il voudrait que je l'aimasse comme un amant et qu'il me parle pourtant comme un père. C'est que je voudrais qu'il m'aimât comme un amant et que j'agis pourtant comme une fille. C'est le combat de ma passion pour lui et des penchants de mon âge dont il voudrait le sacrifice entier qui me rend ma1heureuse ... De tous les hommes de la terre, c'est lui que j'aurais souhaité pour amant; qu'il faut qU'il soit distingué pour que sans amour je le trouve digne de l'amours7 .

Une lettre écrite en 1803 d'Allemagne témoigne de la

tendresse de Germaine pour son père et de son emprise sur

elle:

Tout mon être n'est-il pas empreint de toi? formé par toi? Quand je reçois un billet, je pense à te l'envoyer; quand je fais des vers, je veux que tu les voies; quand j'acquiers ici des nouvelles, je pense au plaisir de te les rapporter, d'en causer avec toi, de me disputer de me raccomoder 58 .

Elle l'aimera toujours. D'autres individus disparaissent

de sa vie; lui, non. Dans les Considérations, publiées après

sa mort, elle affirme:

Page 61: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1

. '

Tout ce que m'a dit M. Necker est ferme en moi comme le rocher; tout ce que j'ai gagné par moi­même peut disparaître, l'identité de mon être est dans l'attachement que je garde à sa mémoire. J'ai aimé qui je n'aime plus; j'ai estimé qui je n'estime plus; le flot de la vie a tout emporté, excepté cette grande ombre qui est là sur le sommet de la montagne, et qui me montre du doigt la vie à venir 59 .

La gloire qui entoure le nom de son père et la

grandeur de son rôle auprès du Roi le placent encore plus

haut dans l'estime de sa fille. Dans un portrait qu'elle

fait de lui en 1785, il apparaît comme "roc élevé, chêne

52.

dominant la foule •.• supérieur à tous, mattre de lui, belle

âme qu'afflige l'injustice et que relève la bonté60 ". Aucun

homme ne l'égalait. En 1810, M~e de Staël dira: "J'étais

née sous les rayons de la gloire de mon père et j'ai trouvé

qu'il faisait froid à l'ornbre6l ". La passion de la gloire

chez Mme de Stail vient de l'influence de son père et, sGrement,

a inspiré sa vision de la femme-artiste accomplie et acclamée.

En apparence, rien ne dérange la parfaite harmonie

qui existe entre père et fille. Cependant, un petit nuage

assombrit l'horizon. M. Necker désapprouve l'habitude d'écrire

chez la jeune Germaine et il l'appelle "Monsieur de

Sainte Ecritoire52 ". Déjà, il a mis un terme aux efforts de

Mme Necker de faire un travail de recherche sur Fénelon, et

par conséquent, Germaine écrit debout, s'appuyant sur une

cheminée en faisant semblant de ne pas écrire, pour ne pas

provoquer une pareille interdiction • Ce n'est qu'après

Page 62: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

53.

t l'énorme succès de Corinne que Mme de Staël s'est donnée

un grand bureau pour écrire. En Mme de Staël se livre un

combat. Non seulement la société est contre les femmes-

écrivains, mais son père aussi. Corinne symbolise la lutte

entre le génie et la société quand l'être exceptionnel est

une femme.

M. Necker apparaît sous différents déguisements dans

les romans de Mme de Staël. Dans Delphine, le mari de

Delphine l'a élevée et l'a épousée pour la protéger, sans

être véritablement un mari. Le père de Mme de Cerlèbe, qui

tient près de sa fille et de ses petits-enfants le rôle

du mari et du père, est une représentation peu dissimulée du

"couple" Necker-Mme de Staël. Les enfants de Mme de Staël

donnaient le nom de "père" il leur grand-père: inconsciemment

peut-être, Mme de Staël confie la paternité de ses enfants à

son père. Le père d'Oswald domine la vie de son fils comme

Necker celle de sa fille. Mme de Staël avait l'habitude de

faire lire des passages des sermons de Necker chaque dimanche

à ses enfants. Oswald trouve un manuscrit de Lord Nelvil

(une page du Cours de morale religieuse de Necker), lequel

rlpvp.lonnp cprtAinQ nri~cipes ~ ~ i fili ,u \...evo r al, ce qui exacerbe son sentiment de culpabilit~. Corinne, le poète, avoue:

"L'ange gardien des enfants, c'est leur père 63". Lord Nelvil

manifeste les qualités et les traits de caractère décrits

par M. Necker dans son Cours de morale religieuse: bienveillance,

tendresse inquiète. Pour sa fille, M. Necker est un héros qui

Page 63: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

54.

réunit "un touchant mélange de toutes

les belles qualités des hommes .... force, charme, génie,

bonté, impétuosité64 ". Aucun héros de Mme de Staël n'égale

l'image qu'elle a de son père. Il Y a une fa~bLes~e,

un manque fondamental, dans le caractère de Léonce de

Mondoville et celui d'Oswald qui les empêche de s'unir ~ la

femme désirée. Léonce est dominé par sa mère qui le

sépare de Delphine. Germaine rivalise avec sa mère pour

l'affection de son père. Malgré la mort de son père,

Oswald est hanté par le souvenir de ce dernier. Il a

désobéi à son père qui est mort sans lui avrtr pardonné.

Par conséquent, Oswald est plus lié par le mort qu'il

ne l'avait été par le vivant. Poussé par une force

intérieure, Oswald exécute les volontés paternelles et

abandonne Corinne. Il se sent coupable, étant loin de son

père lorsque celui-ci meurt. De même, Mme de Staël est en

Allemagne quand M. Necker meurt. Elle ne se pardonnera pas

cette absence involontaire. Ainsi, l'image du père est

présente dans Delphine et elle domine dans Corinne. Mme de

Staël rend hommage au père vivant dans Delphine et au père

défunt dans Corinne.

Le mariage

Le 14 janvier 1786, lorsqu'elle a dix-neuf ans,

Germaine épouse Eric Magnus de Stae1-Holstein, ambassadeur à

Paris de Gustave III, roi de Suède. M. de Staël répond aux

Page 64: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

l 55.

exigences des Necker. Il est protestant, noble et réside

à Paris. Né en 1749, il a dix-sept ans de plus que Germaine;

il a mis sept ans pour gagner sa main, mais dès le début,

le mariage est voué à l'échec. Leurs tempéraments et leurs

intelligences sont mal assortis: elle est fougueuse, lui.,

flegmatique. Germaine n'a pas d'illusions vis-à-vis de ce

mariage. En 1785, elle confie ses sentiment3 à propos de

son futur conjoint à son journal:

c'est un homme parfaitement honnête, incapable de dire ni de faire une sottise, mais stérile et sans ressort; il ne peut (me) rendre malheureuse que parce qu'il n'ajoutera pas au bonheur et non parce qu'il le troublera ••.. M. de Staël est le seul parti qui me convienne 6S •

L'adoration de Germaine pour son père compte pour

beaucoup dans son attitude à l'égard des hommes. Germaine

dansait avec son fiancé, Staël, et M. Necker les a interrompus

disant à Staël qu'il allait lui montrer comment danser avec

une femme dont on était amoureux. Bouleversée par la

tendresse et la galanterie de son père à son égard, Germaine

s'est sauvée et a fondu en larmes.

En jouant le rôle du père et de l'amant, et en l'aimant

de façon constante et parfaite, M. Necker a donné à Germaine

le désir insatiable de posséder ce genre d'amour. Elle cherchera en

vain toute sa vie cet amOur impossible, hantée par le souvenir

d'un bonheur vécu mais impossible à retrouver 66 •

Une fille, Gustavine, nait le 31 juillet 1787, mais

elle meurt à dix-huit mois. Le mariage permet à Mme de Staël

,de faire son entrée officielle dans la société et de se

Page 65: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

.....

56 •

libérer de la tutelle de sa mère. Elle est présentée en

tant qu'ambassadrice de Suède à la cour de Louis XVI.

L'échec du mariage est considéré par Mme de Sta~l

le pire des malheurs pour une femme. Elle fera dire à

Delphine: "c'est du mariage que doivent dériver toutes

les affections d'une femme; et si le mariage est malheureux,

quelle confusion n'en reste-t-il dans les idées, dans les

devoirs, dans les qualités mêmes 67 ". Elle examine le

thème de l'union parfaite dans l'exemple des Lebensei et

des Belmont. Leur bonheur est acquis grâce à une force

morale qui leur a permis d'ignorer la censure et l'intolérance

d'une société réactionnaire:

Les plus touchants exemples d'amour conjugal ont été donnés par des femmes dignes de comprendre leurs maris et de partager leur sort, et le mariage n'est dans toute sa beauté que lorsqu'il peut être fondé sur une admiration réciproque 68 .

Pour la réussite du mariage, la femme, semble-t-i1,

assume la plus grande responsabilité. Elle doit faire preuve

de tolérance, de générosité et de compassion.

Ce s~nt les femmes surtout qui ont le don de se dévouer aux autres et à l'être aimé •.. Si les femmes s'élevant au-dessus de leur sort, osaient prétendre à l'éducation des hommes; si elles savaient dire ce qu'ils doivent faire; si elles avaient le sentiment de leurs actions, quelle noble destinée leur serait réservée69 .

Les héroines de Mme de Staël, Delphine et Corinne,

initient les hommes qu'elles aiment à une vie intérieure plus

riche. Dans son oeuvre, Mme de Staël revient constamment à

l'importance de l'éducation des femmes. C'est un outil au moyen

Page 66: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

t

(

57.

duquel la société progresse plus vite. Cette revendication,

essentiellement "féministe", sera reprise par Simone de

Beauvoir, chef de file des féministes modernes.

Page 67: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

c) Son rôle dans la politique (Narbonne, Ribbing, Talleyrand, Constant), son exil.

La vie de Mme de Staël à cette époque est un éclatant

spectacle où les affaires du coeur et le monde de la politique

constituent une seule et même chose. Elle obtient, durant

une des périodes les plus mouvementées de l'histoire, des

ministères importants pour Narbonne, Talleyrand et Constant.

Malgré le succès de ses efforts sur la scène politique,

l'amour de Mme de Staël pour Narbonne s'avère une douloureuse

déception, Ribbing l'abandonne et Talleyrand paie sa

générosité d'ingratitude. Elle est, d'ailleurs, la cible

d'attaques, non seulement d'une presse à la solde du pouvoir,

mais aussi, du boucher Legendre qui la dénonce à la Convention.

Par la suite, le gouvernement la proscrit. Delphine et Corinne

sont dominés par l'angoisse profonde de l'auteur. Nos

commentaires sur cette période de la vie de Mme de Staël visent

à éclairer le drame des romans.

En 1788, à la fin du mois d'août, le rappel de M. Necker

au ministère change la vie de Mme de Staël. En novembre, lors

de l'Assemblée des Notables, elle quitte la rue du Bac pour

s'installer avec son père à Versailles. Prise dans le

tourbillon des affaires de la haute politique, Mme de Staël

devient une puissance. Parmi ses admirateurs figurent Alexandre

de Lameth, Stanislas de Clermont-Tonnerre, Ta11eyrand, Mathieu de

Montmorency et le comte Louis de Narbonne. Narbonne, célèbre libertin.

Page 68: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

59.

connu pour ses dissipations, sa prodigalité et ses liaisons

scandaleuses, possède toutes les grâces. La rumeur circule

que Narbonne, de lignée noble, est un bâtard de Louis XIV.

Son avenir dans l'armée ou dans la diplomatie semble assuré car

il est orotégé à la Cour par Mme Adélaide, tante du roi. Il est A~Rez

connu pour inquiéter Mme Necker qui interdit à Germaine de

le recevoir. Germaine tombe éperdument amoureuse de

Narbonne; leur liaison dure cinq ans, produit deux enfants

et Germaine en sera p~ofondément marquée.

A l'exception de leur ambition, Narbonne et Mme de

Staël ont très peu en commun. Avide de gloire, Mme de Staël

veut laisser sa marque sur la sc~ne politique. Au départ,

se déclarant pour la gaucne, elle convainc Narbonne de la

suivre. Au fur et à mesure que la Révolution adopte des

vues de gauche de plus en plus extrêmes, Mme de Staël,

toujours constitutionnelle, devient centriste. A la fjn de

1791, grâce à leur effort, Narbonne obtient le portefeuille

de la guerre. Piquée peut-être, 'Marie-Antoinette écrit à

Fersen: " ... que1le gloire pour Mme de Staël et quel p1aibi.r

pour elle d'avoir toute l'armée à'ellp!70"

Dans son nouveau posLe, Narbonne s'engage par tous

les moyens à montrer son génie en affermissant les cadres de

l'armée pour assurer la défense de la patrie et en convainquant

le roi et le gouvernement de son désir sincère de faire

établir une monarchie constitutionnelle. L'instabilité de

la situation empire. L'Assemblée, de moins en moins modérée,

Page 69: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

f entre en conflit avec le Conseil du roi, dont la majorité

est montée contre Narbonne qui ne se maintient que trois

mois, la faiblesse de Louis XVI et l'ambition de la gauche

rendant impossible l'établissement d'une monarchie

constitutionnelle.

60.

Pendant le ministère de Narbonne, Mme de Stnê1 se

dévoue à lui et paie les dettes qu'il a contractées. Une

riche propriété à Saint-Domingue, qui fait partie de la dot

de la comtesse Louise, la femme de Narbonne, a brûlé.

Narbonne est accusé par ceux qui ignorent l'intervention de

Mme de Staël, d'avoir puisé aux caisses de son ministère.

Sans attendre que l'examen de ses comptes ministériels

soit achevé, Narbonne sollicite l'autorisation de rejoindre

son régiment. Le lendemain de la déclaration de guerre,

l'Assembl,~~ lui accorde la permission demandée, mais aussitôt,

Narbonne et le parti constitutionnel subissent les attaques

de la droite et de la gauche. Revenu des frontières à Paris,

Narbonne se trouve dénoncé par la commune de Paris et décrété

d'arrestation. Mme de Staël a très peur pour lui, la populace

parisienne ayant envahi les Tuileries et les massacres ayant

commencé. Il se cache à l'ambassade de Suède. Grâce au sang-

froid et à l'intelligence de Mme de Staël, il réussit à

s'échapper. Déguisé en charretier et conduisant un tonneau

d'eau, il franchit les barrières de Paris et gagne l'Angleterre.

Le soir même de sa fuite, Mme de Staël apprend la mort affreuse

de Stanislas Clermont-Tonnerre. Arrêté le matin chez lui et

Page 70: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( 61.

puis remis en liberté, il est pris à partie par la populace

qui le poursuit jusqu'à l'Abbaye-aux-bois. Il a été blessé

à coup de faux avant d'être jeté d'une fenêtre du quatrième

étage. Dans ce climat dangereux, Mme de Staël n'hésite

pas à aller plaider la cause de Jaucourt et de Lolly-Tollendal,

enfermés dans la prison de l'Abbaye. On les libère. Peu

de jours après, ignorant le danger qu'elle court, Mme de

Staël part pour la Suisse en grand équipage. Une populace

furieuse saisit l'équipage et l'emmène devant Robespierre.

Mme de Staël sera libérée et partira pour la Suisse mais

l'attente de six heures est rendue plus effrayante par le

spectacle des égorgeurs qui reviennent tout sanglants des

prisons. S'ensuivent trois mois à Coppet et en janvier 1793,

Mme de Staël rejoi~t Narbonne en Angleterre. Quatre mois plus

tard, elle retourne en Suisse. A mesure que les lettres

de Narbonne se font plus rares, le ton de celles de Mme de

Staël devient de plus en plus désespéré, incohérent

et violent:

Je ne vis encore que pour vous dans ~et horrible monde; je vous jure qu'à l'instant où ce lien serait rompu, toute mon existence serait anéantie, et que cette affreuse révolution qui accoutume si bien à la mort me rendrait au moins le service d'étouffer cet instinct physique qui survit au désespoir moral. Mon ami, mon unique ami, ce que je perds, ce que je retrouve, tout me fait sentir que toi seul es à la fois le bonheur, le repos, la vie. Je ne sais plus comment exprimer ce qui surpasse toutes les sensations connues, et je crains de vous avoir déplu par l'excès même de mon sentiment pour vous 7l .

Page 71: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

r \

62.

L'attitude de Mme Necker ajoute aux souffrances et 3U

sentiment de culpabilité de sa fille. En mars 1794, Germaine

écrit à Narbonne:

••.. Ma mère avait failli mourir pendant la nuit d'un étouffement horrible; elle m'a fait demander, elle m'a dit: "Ma fille, je meurs de la douleur que m'a causée votre coupable et public attachement; vous en êtes punie par la conduite de son objet envers vous; elle rompt ce que mes prières n'ont pu vous faire abandonner. Ce sont les soins que vous rendrez à votre père qui vous obtiendront mon pardon dans le ciel. Ne me répondez rien, sortez, je n'ai pas la force de disputer dans ce moment 72 .

A la fin du mois de mai 1793, Mme de Staël rencontre

le comte Louis Adolphe de Ribbing. Attirée par sa beauLé,

elle est séduite par ses qualités d'esprit et son idéalisme.

Dans l'âme de Ribbing, elle trouve son propre reflet et

son idéal du héros. C'est un homme fier, intrépide et

altruiste. En même temps, il est doux, sensible, passionné

et galant.

Quand il rencontre Mme de Staël, Ribbing, né le

10 janvier 1765, a vingt-neuf ans. Deux ans auparavant, il

a été condamné à mort puis gracié et banni pour son active

participation au complot qui aboutit à l'assassinat de

Gustave III. Ses idées républicaines et son désir de

servir la cause de la liberté sont les mêmes qui ont animé

la jeune noblesse française de 1789, les amis de Mme de

Staël, et il est certain que dans cette perspective, il a

exercé une grande influence sur ses idées.

Page 72: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( L'amour et la politique s'harmonisent chez Mme de

Staël et elle épouse les idées républicaines de son amant:

Je désire la république si je vis, si j'existe en vivant, comme le seul gouvernement qui puisse et vous convenir èt ne pas déshonorer la France ... Je n'ai jamais manqué de prendre les opinions de l'objet que je préfère. Ainsi tous mes amis ne cessent de ~épéter que je n'ai que les vôtres et ils ont raison 7 .

63.

Encore une fois, les événements politiques contribuent

à séparer les amants. Considérp comme un criminel par les

hommes de son milieu pour sa participation à un assassinat

politique et condamné dans son pays, Ribbing refuse de

reprendre le service, de rentrer dans la vie active. Le

spectacle de la Terreur augmente en lui le dégoût et le

guérit pour l'instant de la politique. Avec le temps, il

S'éloigne de Mme de Sta~l.

Cet homme à la fois courageux et sensible, c'est

Léonce dans Delphine et Oswald dans Corinne. Il est immortalisé

par Gérard dans le grand tableau, "Corinne au Cap Misène",

commandé par Mme Récamier pour le prince de Prusse:

Corinne assise sur un rocher, sa harpe à la main, improvise en écoutant les voix de la terre et du temps. Devant elle Oswald à la fois vainqueur et soumis, fier et doux, profile sur le volcan ef éruption la silhouette mâle du parfait héros 7 •

En septembre 1794, Mme de Staël rencontre Benjamin

Constant. Elle est tout de suite conquise par le brillant

de son esprit et de ses idées. Commence alors une liaison

mouvementée et enivrante car, vivre avec Mme de Staël, c'est

Page 73: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

• ->

64 •

"cette agitation, ce pittoresque et ce fracas d'une

comédienne en tournée 75 ". A plusieurs reprises, Constant

tentera d'échapper au joug de Mme de Staël. Il note en

janvier 1803: "Il Y a eu dans son père, dans ses amis, il

y a eu dans son mari tension perpétuelle l d~gager leur vie

de la sienne 76 ". Sur cette toile de fond color~e, Mme de

Staël et Constant, au fil de leurs discussions et je leurs

activités sur la scène politique, élaborent les principes

fondamentaux du libéralisme.

Le 25 mai 1795, cinq jours après les massacres des

ouvriers du 1er Prairial, Mme de Staël arrive à Paris,

accompagnée de Constant. La Terreur a cessé mais Paris

ressemble à une ville en état de siège - des quartiers

abandonnés, les grands hôtels de l'aristocratie confisqués

et à vendre, des églises dépouillées de leurs statues, des

pavés couverts de vêtements, de meubles et de linge à

vendre. Le peuple meurt de faim, on se suicide ou on vole

pour mp..nger.

En dépit de son affiliation républicaine, les

activités de Mme de Staël sont suspectes aux yeux de la

presse et des services diplomatiques français qui l'ont

surveillée lors de son séjour en Suisse. On dit qu'elle était

l'un des directeurs d'un club de constitutionnels, form~

en Franche-Comté et ayant ses "directeurs" en Suisse.

En outre, on rapporte que MM. de Jaucourt et de Narbonne

ont collaboré avec elle à la publication de ses

Page 74: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

65.

"Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Francais 77 ".

L'allusion à des constitutionnels sert à attribuer à Mme de

Staël des idées politiques subversives, par elle dépassées,

en la rangeant parmi les adversaires de la République. Ainsi,

dans une atmosphère qui lui est hostile, elle s'installe

rue du Bac et aussitôt, plonge dans la mêlée politique.

Elle reçoit les hommes de tous les partis et de toutes les

nuances politiques - les derniers Girondins, les Thermidoriens,

les Conventionnels et les Royalistes. En même temps que

tout ce va-et-vient, le Comité des Onze, chargé de préparer

la nouvelle Constitution, se réunit chez elle. Mme de Staël

suit de près sa rédaction et intervient par ses conversations

et par ses écrits.

La nouvelle Constitution prévoit un directoire

exécutif de cinq hommes, élu par le Conseil législatif

tout entier, c'est-à-dire, le Conseil des Cinq Cents et

celui des Anciens. Il Y a cependant une faiblesse. Par

méfiance d'un exécutif fort, rien n'est prévu pour régler

les conflits entre le Directoire et les deux chambres,

ce qui provoquerait des situations impossibles à résoudre

sans autre recours que le coup d'Etat. Il Y a aussi

une loi dans la Constitution qui exige de nouvelles

élections. Les Conventionnels sortants décident d'assurer

leur retour au pouvoir en prévoyant que deux tiers d'entre

eux devraient obligatoirement faire partie de la future

assemblée. C'est à ce moment que Constant publie dans les

..... _------------------------- ----~~

l

Page 75: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

Nouvelles politiques trois lettres ~ un d€pute sortant

dans lesquelles il proteste contre la situation.

Ces lettres suscitent de violentes r€actions de l~

gauche tandis que les royalistes, dont la liberté des

élections assureraient le triomphe. les approuvent.

D'allégeance politique républicaine, Constant regrette

d'être allé si loin. Il publie dans le Républicain

66.

français un article où, sous prétexte de plaider la cause

de ceux qui avaient quitté la France durant la Terreur, il

critique les émigrés et proclame que "tous les Français

doivent se rallier ~ la République 78 ".

En même temps, Mme de Staël publie ses Réflexions sur

la paix int€rieure. Elle y fait appel aux républicains et

aux royalistes pour s'unir derrière la République. Comme

Constant, elle condamne les Français portant les armes contre

leur patrie. Cependant, la compassion et la pitié de Mme

de Staël pour les malheureux font qu'elle intervient en

faveur des Français faits prisonniers à Quiberon par le

général Humbert et condamnés à être fusillés par ordre du

Comité du Salut public.

Le 18 août 1795, le député Legendre, dénonce Mme de

Staël, "en pleine séance de la Convention 79 ". Son

avertissement aux autres députés de dtner en famille ou avec

leurs collègues, et de fuir les "banquets de sirènes

enchanteresses80 ". a un côté comique mais Legendre lance une

accusation sérieuse, car il dénonce en Mme de Staël la

Page 76: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

67.

"plus grande protectrice des émigrés" et leur "correspondante8l ".

Pour se faire oublier par le gouvernement, Mme de Staël

quitte Paris et s'installe à Ormesson chez Mathieu de

Montmorency.

Le 5 vendémiaire (le 27 septembre 1795), les royalistes

se soulèvent et Bonaparte, appelé par Barras, mate la révolte.

Aussitôt la paix rétablie, le gouvernement expulse Mme de

Staël de France.

Pendant l'hiver de 1795, Constant rédige avec la

collaboration de Mme de Staël, De la force du gouvernement

actuel dont il avait exposé les idées principales dans un

article du Républicain français du 24 juillet 1795, à savoir,

"approuver la constitution, soutenir le gouvernement et

ramener l'ordre en France par une adhésion sincère à la

république en écartant les extrémistes de droite et de

gauche 82 ".

En dépit d'un mandat d'arrêt émis sur sa personne

par le Directoire, Mme de Staël retourne en France avec

Constant et s'installe à Hérivaux, une ancienne abbaye, assez

proche de Paris pour s'y rendre sans difficulté, mais assez

éloignée pour ne pas être troublée par la police; elle y

reste jusqu'à la fin d'avril 1797.

En mars 1797, la victoire électorale des royalistes

suscite des craintes d'un retour à la monarchie chez les

républicains. Pour remédier à cette éventualité, un

groupe de modérés forme le Club Constitutionnel, (le club

Page 77: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

68.

de Salm) auquel la doctrine de Constant sert de manifeste:

"les acquis de la Révolution, sans ses excès, c'est-à-dire,

la liberté politique et la garantie des propriétés achetées

depuis 1789 83 ".

Le 28 thermidor (le 15 août 1797) le Directoire

révoque certains ministres, "partisans de la liberté

religieuse et de la suppression du serment civique imposé

aux prêtres 84 ". Pour résoudre le conflit qui s'ensuit,

le Directoire renvoie quelques députés des deux parties.

La réaction est telle que le Directoire, craignant une

révolte des Conseils, concentre 30 000 soldats autour de

Paris, commandés par le général Augereau, envoyé d'Italie

par Bonaparte. Le Directoire fait circuler la rumeur selon

laquelle les Royalistes préparaient une "Saint-Barthélemy de

patriotes 35 " .

De son côté, Mme de Staël fait de son mieux pour

rallier derrière la République des hommes modérés de droite

et de gauche, attirant chez elle quotidiennement un défilé

de ministres du Conseil, d'hommes politiques, d'écrivains

et de diplomates, "des plus influents et des plus influençablesq~".

Son but est de parvenir à la formation d'une majorité

républicaine assez forte pour résister aux royalistes et

soutenir le Directoire qui risque de vaciller sous les

coups des Jacobins dont le succès entrainerait une nouvelle

Terreur.

Page 78: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

69.

En cette même année, Talleyrand, ami de Mme de

Staël et à qui elle a prêté 25 000 livres, bat le pavé

. depuis son retour des Etats-Unis. Mme de Staël veut

l'aider et va chez Barras à plusieurs reprises lui solliciter

un poste dans le gouvernement. Elle demande à Barras de

former un nouveau conseil avec des membres du club de

Salm et de donner à Talleyrand un poste. Mme de Staël

fait un plaidoyer digne d'une comédienne dans une tragédie

grecque - elle supplie, pleure, déploie toute son éloquence,

tombe en convulsions enfin pour obtenir le portefeuille

et un nouveau conseil. Elle y réussit très bien. Le

Conseil des Ministres se trouve congédié et remplacé, et

Talleyrand reçoit le portefeuille des Relations Extérieures.

Parmi les ministres congédiés se trouvait Cochon qui avait

signé un mandat d'arrêt contre Mme de Staël.

Plus tard, Talleyrand oubliera la générosité de

Mme de Staël, et lorsque Bonaparte la persécutera, il

cessera de la voir. En 1814, retrouvant Barras, Mme de

Staël évoquera l'ingratitude de Talleyrand et lui confiera:

.•. Je lui étais insupportable, comme Agrippine le fut à Néron •• Je lui avais donné du pain, à la lettre mon cher Barras, avant que vous ne l'ayez fait ministre à ma recommendation; que n'avais-je fait pour lui? Rappelez-vous mes importunités? Et! bien, s'il avait pu me traiter comme Agrippine l'a été par Néron, s'il avait pu me submerger au moyen d'un bateau à soupape, comme celui d'Anicet, il l'aurait fait, il le ferait encore, et pourquoi? Parce que je lui ai donné du pain et que je l'ai fait ministre 87 .

~ , ,

Page 79: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

70.

On connaissait l'opinion de Mme de Staël à l'égard

de Talleyrand et on n'avait pas de difficulté à reconnartre

ses traits dans le portrait de Mme de Vernon, dont la

fausseté se cache sous le masque de l'indolence et de

l'amabilité. On disait, semble-t-il, en rendant visite à

Talleyrand: "Allons voir Mme de Vernon38 ".

La crise du 28 thermidor (le 15 août 1797) menace

d'exploser en coup d'Etat lorsque la rumeur circule que les

Conseils veulent mettre Barras en accusation. Barras réagit

rapidement. Dans la nuit du 17 au 18 fructidor (le 3 au

4 septembre 1797) il fait arrêter ses collègues, Carnot ct

Barthélemy. Augereau cerne le Corps législatif tandis que

les troupes, mandées de province, investissent Paris. En

quelques heures, tout est fini. Le régime consolide son

pouvoir par des mesures draconiennes qui ram~nent la France

à la situation de 1793. Les députés suspects de royalisme

sont enfermés au Templ~ et déportés en Guyane, les opérations

électorales sont annulées dans quarante-neuf départements,

et les électeurs sont obligés de prêter serment de haine

contre la royauté. On remet en vigueur les lois contre les

émigrés, ce qui suscite une nouvelle vague d'émigration.

Mme de Staël fait de son mieux pour sauver celles des victimes

qui sont de ses amis, malgré un risque considérable. Outre

Page 80: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

71.

les frères Lacretelle, elle sauve Jacques de Norvin, un

de ses amis de Coppet, arrêté le lendemain du 18 fructidor,

et menucé d'@tre fusillé en plaine de Grenelle après une

parodie de jugement. Prévenue de son arrestation, Mme de

Staël "s'arrache de son lit, se jette dans sa voiture et

se fait conduire à toute la vitesse de ses chevaux 89 "

jusque chez le général Lemoine. Elle le supplie de toute

son éloquence et obtient l'ordre de surseoir à l'exécution.

L'épisode tragique où Delphine essaie d'obtenir du juge de

Chaumont qu'il relâche Léonce emprisonné, évoque ces

événements.

En novembre 1799, le soir du coup d'Etat du 18

brumaire, et la prise du pouvoir par Napoléon, Mme de Staël

et Constant retournent à Paris. Sur les instances de

Mme de Staël auprès de Joseph Bonaparte, Constant est nommé

au Tribunat. Dans son premier discours, Constant signale

son opposition à la loi que Napoléon vient de promulguer,

qui, en effet, réduit au silence l'opposition. Il proclame

que s.a. l'indépendance du Tribun est compromise, "il n'y

aurait plus ni harmonie, ni Constitution; il n'y aurait

que servitude et silence 90 ". Personne n'est prêt, à ce

moment critique de l'histoire, à entendre parler de liberté.

Les journaux protestent contre la nomination de Constant au

Tribunat et attaquent Mme de Staël en l'enjoignant de

retourner e~ Suisse. Irrité, Napoléon gronde publiquement

son frère, Joseph, d'être allé chez Mme de Staël. Le soir

Page 81: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

72.

même, par crainte de Napoléon, aucun des conviés n'a

assisté au dîner de Mme de Staël. Dès lors, le

harcelement de Mme de Staël commence. En janvier 1802,

agacé par l'opposition dans le gouvernement, Napoléon

prononce la radiation du Tribunat de Constant et de dix-

neuf autres députés. Constant passe les treize années

suivantes en exil.

Entre décembre 1804 et juin 1805, Mme de Staël voyage

en Italie. Elle découvrira à Rome, la beauté des monuments

de l'Antiquité et de la Renaissance et à Naples, elle sera

séduite par la beauté de la nature et des paysages. Ses

conversations, ses lectures et ses impressions durant ce

voyage seront transposés dans Corinne.

La publicité et le scandale provoqués soit par ses

liaisons, soit par son rôle de premier plan sur la scène

politique, attirent sur Mme de Staël le mépris, la calomnie

et la haine des folliculaires de la droite et de la gauche.

Son nom se trouve associé à ceux d'Olympe de Gouges,

Théroigne de Méricourt et Rose Lacombe, féministes radicales,

dont les activités politiques se déroulent sur un tout

autre plan que celles de Mme de Staël. Elle devient la

cible de la presse. C'est en tant que femme que ses ennemis

peuvent lui nuire, en faisant allusion à ses amants et en

l'associant à des femmes militantes. Des articles dans

~ Le Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution de

Prudhomme, et une caricature de Mesdames de Staël, Condorcet, ; , ~

~ f

i

Page 82: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

73.

Canon et de Mlle Théroigne de Méricourt, témoignent de

la misogynie et de la méfiance générale à l'égard de

cette manifestation d'une prise de conscience féminine.

François Su1eau, journaliste aux gages, attaque Théroigne

et Mme de Staël, les appelant des prostituées91 .

Profondément marquée par tout ce qu'elle a vécu

pendant cette période, Mme de Staël écrit: tI •• l e coeur

se flétrit, la vie se décolore, on a des torts à son

tour qui dégoûtent de soi comme des autres 92 ". La gloire

et la pensée de l'immortalité, considérations importantes

pour Mme de Staël, font qu'elle refuse l'idée du suicide:

... le secours même de cet acte terrible est privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher; l'espoir d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes sensibles, est ravie pour jamais à celle qui n'espère plus de regrets. C'est lâ mourir en effet que n'affliger, ni punir, ni rattacher dans son souvenir, l'objet qui vous a trahi 93 .

Abandonnée par ses amants, exploitée par Talleyrand et

devenue la ~tble d'attaques de, ommes politiques et de

la presse, Mme de Staël peut .~., en toute sérénité, que

pour la femme, la morale n'exis~è pas. On est frappé par son

courage, par la générosité et la compassion dont elle fait

preuve pour les malheureux et pour ses amis, victimes de la

Révolution, durant cette période troublante et tragique de l'histoire.

C'est une nature intrépide: aucun obstacle ne l'effraie. En 1788,

elle n'a que vingt ans lorsque son père est rappelé aux

Finances. L'enthousiasme et la confiance de la jeunesse

Page 83: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

li

,

"

i

l

74.

débordent en elle. Delphine est la jeune Mme de St3~1.

La Révolution est la toile de fond de Delphine. Au dir~

de Sismondi, le seul parmi les amis de Mme de Staël 3

avoir compris ce choix:

Le choc des préjugés contre les idées libér~les ~st une des actions principales du roman. C'était bien, ce me semble, le moment on ces deux ressorts 6ta1~nt le plus tendus, où ils agissaient avec plus de force l'un sur l'autre qu'il fallait choisir pour lrs mettre en jeu 94 .

La société d'avant la Révolution n'aurait pas accepté

que Delphine renonce l ses voeux car, on n'aurait pas imaginê

"un tort dans la femme autrefois; cela flétrissait tout son

caractère 95 ". Il fallait la prise de conscience et le

bouleversement social qu'avait produit la Révolution pour

atténuer le choc de son geste.

L'inconstance, mais aussi les qualités spirituelles

de Narbonne et de Ribbing se retrouvent dans les portraits de

Léonce et d'Oswald. Constant aurait inspiré le portrait

d'Henri de Lebensei dans Delphine. Sainte-Beuve déclare

que Lebensei a "la partie bri11ante96 " de Constant mais non

les défauts. Lebensei est le porte-parole idéologique de

Mme de Staël et de Constant. Cette période de la vie de

Mme de Staël aurait inspiré le rêve de la femme-artiste

réussie, situation impossible l l'époque, qu'elle pro;ette

dans Corinne.

Page 84: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

d) Arr.itié, surtout celle avec Mme Récamier.

En amitié, Mme de Staël fait preuve d'un enthousiasme

débordant, de générosité, de compassion et de charme. Enfants,

amis ou amants, tous succombent à son charme. Sa fille,

Albertine de Broglie confirme cette observation:

Ma mère avait quelquefois des conversations d'égal à égal avec moi à l'âge de douze ans, et rien ne peut donner une idée de la joie qu'on éprouvait quand on avait passé une demi-heure d'intimité avec elle ... On étai.t heureux de coeur et d'amour-propre auprès d'elle97 •

En eff..!t, c'est cette faculté d'exalter les autres qui

constitue en grande mesure l'attrait et le charme de Mme de

5 taë 1 . A J.' excep tion de Talleyrand, elle ne romp t jamais un

lien d'amitié. L'amitié, une passion pour elle, est un lien

sacré qui s'élève au-dessus des considérations politiques ou

des conventions sociales. En ceci, elle est fidèle à la

conception de l'amitié de son époque car "l'amitié était

considérée comme la plus haute passion, l'amour n'étant qu'une

passion inférieure9S ". Pour Mme de Staël, l'amitié et l'amour

s'inspirent l'un de l'autre. Douze ans après sa mort, Benjamin

Constant écrira qu'elle a mis "son génie dans l'amitié, la

première et la plus impérieuse de ses multiples vocations 9911 •

Sa plus belle qualité est d'ignorer la haine ou la rancune,

cl' oublier les injures et même de secourir ses ennemis de la

veille.

Page 85: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

76.

Les gestes d'amitié ne sont pas le seul fait de Hme

de Staël: en effet, en donnant le nom de Delphine à son héro1ne,

elle rend hommage ~ Delphine de Custine. Lors d'unt:!

récep~lon aux Tuileries où chacun la fuit, Delphine de CustinL'

est la seule qui ose venir parler à Mme de Staël: Bonaparte

était présent, et elle étai t en disgrâce. Ces circonstances

se retrouvent dans le roman.

;\ppelée la "Belle des Belles lOOIl , Juliette Récamier

est une des trois célébrités féminines sous le Consulat et

l'Empire. Mme de Staël, "la grande prêtresse de l'esprit,

l'intellectuelle accomplie et rebelle au pouvoir lOl ", et

l'impératrice Joséphine, complètent le trio. Très riche et

mondaine, Juliette est l'idéal de son époque. Pour la société

parisienne, elle représente "l'harmonie, l'accueil sans

discrimination, l'élégance et le maintien retrouvé lD2 "

Symbole social, elle attire la foule sur son passage à Londres

comme à Paris. Partout recherchée et adulée, elle ne

s'étourdira pas de ces hommages superficiels. Equilibrée et

très intelligente, Juliette sera toujours la même: discrète,

loyale et cltfectueuse.

Lorsqu'elles se rencontrent, Mme de Staël a trente-deux

ans et Juliette en a vingt-et-un. Leur amitié est une

heureuse synthèse de qualités opposées: la beauté et l'équ"nimité

de l'une et le génie et l'originalité de l'autre.

de Benjamin Constant:

Au di re

.

Page 86: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

M

77.

Rien n'était plus attachant que les entretiens de Mme de Staël et Mme Récamier. La rapidité de l'une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de la seconde à les saisir et à les juger; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout; ces révélations d'un génie exercé, communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir; tout cela formait une réunion qu'il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d'en être témoin soi-même103 .

L'attachement de Juliette à sa "soeur" ... ,

a1nee, car

Mme de Staê1 l'appelle "ma jeune soeur et protectrice 104 " et

"mo n ange 105 soeur ", dans ses lettres, est constant et

sincère. Dévouée à Mme de Staël, elle refuse l'offre de

Napoléon de devenir dame d'honneur de Joséphine. Irrité

contre Mme Récamier, Napoléon refuse un emprunt à son mari

qui fait banqueroute. Répondant aux appels de détresse de

Mme de Staël, de plus en plus malheureuse sous la surveillance

stricte de Fouché, Juliette se rend à Coppet. Aussitôt,

Napoléon lui donne l'ordre de s'exiler de Paris.

Dans la fiction, Mme de Staël a prêté la beauté de

Mme Récamier à son héroïne et le charme de sa propre

personnalité à Mme de Vernon, charme que celle-ci exerce sur

Delphine. En parlant des s~ntiments que lui inspirent Mme de

Vernon, Delphine rappelle ceux d'Albertine de Broglie à

propos de sa mère:

... ce talent de mettre son âme tellement en harmonie avec la vôtre, que vous croyez sentir avec elle, en même temps qu'elle tout ce que son esprit développe en vous; ces avantages qui n'appartiennent qu'à elle ne peuvent jamais perdre, entièrement leur ascendant io6 .

Page 87: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

78.

En amitié, la générosité et la compassion de Hme de

Staël sont inépuisables. Elle séduit grâce à son charme et

l son intelligence. Elle ignore la haine et la rancune:

la passion de son âme, c'est la pitié. Même Napoléon sera

pardonné. Benjamin Constant affirme que l'amitié était la

première et la plus impérieuse de ses activités. Son culte

de l'amitié illustre, on ne peut mieux, l'importance des

rapports sociaux l ses yeux.

En Juliette Récamier, Mme de Stail trouve l'harmonie

et la paix que l'amour désintéressé de celle-ci lui réserve.

Juliette l'accepte, la comprend, l'admire et l'aime. Elle

lui offre cette paix qui manque dans ses rapports avec ses

amants et ses parents et que Benjamin Constant a notée.

Juliette l'aime et n'exige rien, trait notable pour Mme de

St aë 1. La beauté et la douceur de Juliette attirent mais

son amour désintéressé pour ses admirateurs et surtout pour

Mme de Staël, constitue son plus grand attrait.

---------- -------------------------

Page 88: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( 79 .

NOTES

CHAPITRE II

1 Balay~, Simone Lumiires et 1ibert~, Klincksieck 1979, p .27

2 Ibid, p.26

3 Mme de Staël De la littérature, Oeuvres complètes, Slatkine Reprints, Genive 1967, p.2S3

4 Ormesson, Jean Mon dernier rêve sera pour vous, Edit. J.C. Lattis 1982, p.4l

5 Ibid, p.87

6 Ibid, p.B7

7 Ibid, p.139

8 Chateaubriand AtalafRené, Garnier Flammarion, Paris 1964, p .160

9 Ibid, P .15

10 Ibid, p.1S

11 Ormesson, Jean Op.cit., p.27

12 Ibid, p. 75

13 Ibid, p.7S

14 Gutwirth, Madelyn Madame de Staël: Novelist, University of Illinois Press, 1978, p.1SS

lS Béguin, Albert L'Ame romantique et le rêve, Librairie J. Corti, Paris, 1939. 1967, p.x

16 Furst, Lilian R. Contours of European Romanticism, Macmillan Press Ltd., 1979, p.13

17 Balayé, Simone Op.cit., p.167

18 Mme de Sta~l De l'Allemagne, II,p.l90 citi par Simone Balayé, Op.cit., p.167

Page 89: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

80.

NOTES

19 Mme de Staêl De l'Allemagne, Il, p.l18-ll9 cité par Simone Balayé, Op.cit., p.167

20 Mme de Staël, Op.cit., cité par Simone Balayé, Op.cft., p.168

21 Mme de Staël, Op.cit., Oeuvres complètes, Slatkine Reprints, Genève 1967, Vo1.2, p.l9l

22 Ibid, p.183

23 Ibid, p.183

24 Ibid, p.186

25 Behler, Ernest "Charles de Villers et les problèmes des limites de la raison", Colloque de Coppet 1974, Slatkine, Genève, Champion, Paris 1977, p .141

26 Ibid, P .141

27 Hero1d, Christopher J. Germaine Necker de Staël, traduit de l'anglais par Michelle Maurois, Editions Plon, 1961, p.279

28 Mme de Staël, Op.cit., Oeuvres complètes, Slatkine Reprints, Genève 1967, Vol.2, p.62

29 Ibid, p.62

30 Ibid, p.81

31 Ibid, p.80

32 Ibid, p.273

33 Ibid, p.S8

34 Ibid, p.S8

35 Bory, Jean-René "Le Tombeau de Mme Necker", Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe, Klincksieck, Paris, 1970, p.3S

36 Rerold, Christopher J. Op.cit., p.l4

Page 90: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

r

NOTES

37 Cordey, Piere "Madame de Staël et les prédicants lausannois", Cahiers staèllens, avril 1969, cité par Simone Balayé, Op.cit., p.14

38 Herold, Christopher J., Op.cit., p.36

39 Ibid, p.34

81.

40 Diesbach, Ghislain de Madame de Staël, Librairie Académique Perrin, 8 rue Garancière, Paris, 1983, p.30

41 Madame de Sta~l: Lettres l Narbonne, Intro.de Georges Solovieff, Gallimard, Paris, 1960, p.2

42 Jasinski, Béatrice Mme de Stael: Correspondance générale l, pt.l, Paris, Pauvert, 1960, p.6 cité par Christopher J. Herold, Op.cit., p.35

43 Ibid, p .35

44 Herold, Christopher J., Op.cit., p.36

45 Diesbach, Ghislain de, Op.cit., p.29

46 Ibid, p.29

47 Faguet, Emile Politique et Moralistes du XI Xe siècle, Poitiers, Société française de l'imprimerie et du librairie, 1899-1900, p.125

48 Herold, Christopher J., Op.cit., p.19

49 S tarob inski, Jean "Suicide et mélancolie chez Mme de Staël" dans Co 1109, ue de COEEet: Madame de Stael et l'EuroEe, Paris, Klincksieck, 1970, p.134

50 Ibid, p.134

51 lb id, p.135

52 lb id, p.135

53 Ibid, p.135

54 lb id, p.135

55 lb id, p . l 35

Page 91: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

82.

NOTES

56 Mme de Staël, ses amis, ses correspondants,(1778-1817) présenté par Georges Solovieff, Gallimard, Paris, 1960 p.81

57 Balayé, Simone, Op.cit., p.18

58 Ibid, p.18

59 Ibid, p.18

60 Ibid, p.19

61 Ibid, p.19

62 Gutwirth, Made1Y:1, Op.cit., p.41

63 Ibid, p.64

64 Ibid, p.44

65 Balayé, Simone, Op.cit., p.l9

66 Ibid, p.22

67 Gutwirth, Made1yn, Op.cit., p.43

68 Balayé, Simone, Op.cit., p.31

69 Ibid, p.31

70 Mme de Staël: Lettres inédites à Louis de Narbonne, texte établi et présenté par Béatrice Jasinski, J.J. Pauvert, Paris, 1960, p.82

71 Ibid, p.203 cité par Made1yn Gutwirth, Op.cit., p.78

72 Mme de Staël: Lettres à Narbonne, Intr. de Georges Solovieff, Gallimard, 1960, p.403

73 Mme de Staël: Lettres à Ribbing, Intro. de Simone Balayé, Gallimard, 1960, p.18

74 Ibid, p.19

75 Diesbach, Ghislain de, Op.cit., p.26

Page 92: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

83.

NOTES

76 Ibid. P .12

77 Jasinski, Béatrice "Mme de Staël et la Convention: mai­octobre 1795" dans Çolloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe, Paris, Klincksieck, 1970, p.41

78 Ibid, P .41

79 Diesbach, Ghislain de, Op.cit., p.lH

80 Jasinski, Béatrice, Op.cit., p.41

81 Ibid, P .47

82 Diesbach, Ghislain de, Op.cit., p.183

83 Ibid, p.198

84 Ibin, p .198

85 Ibid, P .199

86 Ibid, p.199

87 Barras, Mémoires, tome III, p.430 cité par Diesbach, Ghislain de, Op.cit., p.197

88 Mme de Staël Delphine, Intro. de Simone Balayé, Droz, Genève, 1987, p.35

89 Ibid, p.19

90 Constant, Denjamin Les Cent Jours, J.-J.Pauvert, Lausanne, 1961, p.iv

91 Gutwirth, Madelyn, Op.cit., p.S7

92 Mme de Staël: Lettres inédites à Louis de Narbonne texte établi et présenté par Béatrice Jasinski, J.-J.Pauvert, Paris, 1960, p .XVII

93 Ibid, P .XVII

94 Mme de Staël Delphine, Intro. de Simone Balayé, Droz, Genève, 1987, p.19

95 Ibid, p.33

96 Ibid, P .33

Page 93: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

. -

.-

84 .

NOTES

97 Lang, André "Amitié, source des passions" dans Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe, Editions Klincksieck, 1970, p.141

98 Ibid, p.203

99 Diesbach, Ghislain de, Op.cit., p.S36

100 Levai1lant, Maurice Une amitié amoureuse: Mme de Sta~1 et Mme Récamier, Hachette 1956, p.45

101 Ibid, p.46

102 Ibid, p.46

103 Wagener, Françoise Madame Récamier, J.C.Lattès, Paris, 1986, p.8S

104 Ibid, p.8S

105 Ibid, p.99

106 Mme de Staël Delphine, Edition des Femmes, 1981, Vol.l, p.2l4

Page 94: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

CHAPITRE III .................................... 85

Analyse de la morale féminine dans Corinne et Delphine:

a) La réception de Delphine et le cadre de sa conception ..•........ 87

b) La femme mondaine et la société ............ 99

c) Les amants et la société .....•.....•...•.•.. 105

d) La femme-artiste et la société; fatalité dans la pensée de Corinne; le thème de la destruction est-il évident? ............•.. 124

e) Critique de la presse de l'époque ........... 131

Page 95: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

a) La réception de Delphine et le cadre de sa conception.

Publié en 1802, Delphine est très mal reçu.

Bonaparte déteste Mme de Staël et le contenu du livre

l'exaspère. L'éloge du protestantisme au dépens du

catholicisme, la défense de la liberté et la présence

discrète de l'Angleterre, tout cela excite sa colère. Il

favorise le retour des émigrés, la religion catholique ct

condamne le divorce. Comme autre signal de son opposition

au despotisme napoléonien, Mme de Staël dédie l'ouvrage

"à la France silencieuse l ". Le discours suivant de

Lebensei fait l'éloge de la liberté: "Cette révolution que

beaucoup d'attentats ont malheureusement souillée, sera

jugée dans la postérité par la liberté qu'elle assurera à

la France; s'il n'en devait résulter que diverses formes

d'esclavage, ce serait la période de l'histoire la plus

honteuse, mais si la liberté doit en sortir, le bonheur,

la gloire, la vertu, tout ce qu'il y a de noble dans

l'espèce humaine, est si intimement uni à la liberté, que

les siècles ont toujours fait grâce aux événements qui

l'ont amenée2~" Sous l'influence de Bonaparte, une

campagne de presse hostile à Mme de Staël se met cn branle.

A part l'hostilité de Napoléon, le livre est "lu avec

rage, commenté avec f u reu r3

" • Et la raison de cette réaction?

Delphine est un livre féministe qui aurait pu s'appeler

Page 96: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

86.

du même nom que "celui de Mary Woolstoncraft: "Du malheur

d'être femme 4 ".

Roman lyrique comme Werther, épistolaire comme

La Nouvelle Héloise, Delphine s'inspire de son temps, mais

les thèmes de l'amour sont ceux de La Princesse de Clèves.

Mme de Lafayette peint les moeurs de la chevalerie et son

héroïne, comme celle de Mme de Staël, ignore les préjugés

de son temps. La Princesse de ClIves avoue ~ son mari, comme le

lui ordonne un devoir théorique que nulle autre n'observe, sa

passion pour un autre. Comme Delphine, elle meurt de chagrin.

Ce n'est pas l'amour de la princesse de Clèves qui choque

la société du XVIIe siècle, c'est son aveu. Mme de Staël

peint les mOeurs de l'aristo~ratie de son époque et y

joint le langage de l'amour. Son héroine vit selon un

idéal de la morale et non pas selon une moralité réservée

aux femmes qui n'en est que la parodie. Delphine brave

l'opinion et ne "s'y soumet pas S ". Pour sa bravoure, elle

ne cessera pas d'expier sa faute. Indifférente, peu

touchée par les événements, l'aristocratie est incapable

de les comprendre ou même de s'y intéresser: on cont5nue à

médire, à mép~iser, à se battre en duel et à faire d'une

aventure amoureuse un sujet de conversation brûlant et

capital. L'oeuvre présente le tableau d'une société en

dissQlution dans le cadre esthétique du roman épistolAi~p.

La décadence du roman épistolaire se poursuit dès

Page 97: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

le déclin de l'Ancien Régime. Ce genre, semble-t-il, a

tenda nce à fai re de ses pe r sonnages des é léme n ts

abstraits, des masques dans le drame du monde extérieur.

Or, la difficulté de Delphine au plan de sa conception

87.

vi en t de ce que son au teu r conço i t ce roman, non seulement

comme un réquisitoire contre la société, mais plus encore,

comme la défense de ~'individualisme de l'héroïne.

De1phlne est condamnée pour son naturel, pour ses opinions,

et pou;- son amou r dé fendu qui dev ient 1 a rné tap hore de

l'ensemble du récit. On souligne, parait-il, le lien entre

mode épistolaire et vie sociale. Cependant, la lettre,

"un outil sociai .•• sert plutôt à cacher qu'à révéler

l'individu6". COTlçue et arrangée pour tel ou tel effet,

la mode épistolaire ne semble pas fevoriser ~ 'éclosion

intime des personnages. "L'irréfléchi, le primesautier

rev~tent un air arbitraire dans ce monde délibéré, et

l'originalité personnelle peut y paraître simplement

déplacée 7". En effet, l'individualisme de Delphine fait

éclater le cadre épistolaire du roman au moment où, ayant

quitté son amant, elle cesse d'écrire des lettres et \!onfie

ses pensées à des "Fragments 8". On peut supposer que ces

"Fragmen ts" exp rimen t l'exaspéra t ion de l'au te ur contre

la rigidité de la forme épistolaire qui exclut

l'approfondisF'ement psychologique. L'échec de la mode

épistolaire, cadre esthétique du roman, souligne, à un

ni veau é lémenta ire, la déchéance de l'Ancien Régime.

Page 98: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

b) La femme mondaine et la socié té.

Douée de qualités physiques et spirituelles

excep tionne1les et d' une vive in te lligence, De 1 phine f ai t

figure d'Iphigénie, vouée au sacrifice. Tout ce qu'elle

fait est inspiré par un don de soi et une bonté outrés.

Sans ruse, elle ne voit le mal nulle part, ce qui entraîne

sa ruine. En effet, Delphine "rappelle à la vertu la

nécessité de la raison 9 ". En exagérant son portrait,

Mme de Staël ill umine le d rame de la femme de l' époq ue don t

"tous les dons •.• fussent destinés au bonheur des autres,

e.t de peu d'usage pour elles-mêmes 10" Al' excep tion de

son indi vi dua1i sme, De 1phine a tou tes le s quaI i tés de la

femme idéale du XVIIIe siècle. Pour Léonce, elle répond

à cette description de Littleton de la femme idéale de

l'époque:

Polite as a11 her life in courts had been; Yet good as she the world had never seen; The noble fire of an exa1ted mind, Wi th gen tle f ema1e tendernes s comb ined; Her speech as the melodious voiee of Love, Her song, the warb1ing of the vernal grove; Her e10quence was sweeter than her song, Soft as her heart, and as her reason strong, Her form each beauty of her mind expressed l Her mind was virtue by the Graces dressed 1 .

Adulée, Delphine jouit de ses succès mondains sans

se préoccuper de la jalousie des médiocres. Pour eux,

l'originalité de ses propos, son intérêt pour la littérature,

les arts et la politique et sa préférence pour la société

Page 99: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

89 •

des hommes distingués, font d'elle un être à part. Le

sort réservé aux autres personnages féminins, qui se sont

pliés aux préjugés de la société, exalte la cause de

l'héro'ine.

Matilde de Vernon, cousine de Delphine, devient

l'épouse de Léonce de Mondoville, grâce à la générosité de

Delphine qui lui octroie une dot. Belle, réservée,

religieuse et austère, elle est l'antithèse de l'héroïne.

Aride de coeur, guidée par des principes religieux et la

notion du devoir, elle respecte les convenances sociales à

la lettre. Comme une C as sand re, elle aver ti t De lph ine des

dangers de son individualisme: liMa cousine, où en serions-

nous si toutes les femmes prenaient ainsi pour guide ce

qu'elles appelleraient leurs lumières ... les hommes qui

sont les plus affranchis des vérités traitées de préjugés

dans la langue actuelle veulent que leurs femmes ne se

dégagent d'aucun 1ienIO ". Au dire de Matilde, Delphine a

tout pour réussir dans la société et si elle n'est pas

heureuse, c'est à cause de son indépendance d'esprit:

" •.. s 'il faut tout vous dire, c'est que vous sentez aussi

que cette indépendance d'opinion et de conduite, qui donne

à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant,

commence déjà à faire dire du mal de vous et nuira sûrement

Il tôt ou tard à votre existence dans le monde ". Par contre,

dit-elle, une vraie femme est soumise, discrète et dépendante,

Page 100: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

..... 90 .

si elle veut se marier: " .•• pensez-vous qu'un homme

sage puisse être empressé de s'unir à une personne qui

voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à

12 ses propres idées, et dédaigne souvênt les maximes reçues ?"

Pieuse, prude, rivale et critique de Delphine,

Matilde représente les pires aspects des interdits de la

société à l'égard de la femme. N'aimant pas le caractère

âpre de sa fille, Sophie de Vernon, mère de Matilde, avait

confié son éducation à des religieuses. Matilde, esprit

borné et suffisant, est sans compassion. Elle refuse de

soigner Léonce avant leur mariag~, tandis que Delphine,

ignorant le "qu'en dira-t-on", court à son secours, soigne

ses blessures et pleure sur ses souffrances. Matilde refuse de

solliciter de l'argent pour sa mère, endettée, tant que Léonce, son

mari, n'est pas là pour qpprouver son geste. Delphine lui

reproche sa dureté. Inflexible dans ses principes, Matilde

lui répond: "Vous croyez apparemment, ma cousine, qu'il n'y

a de principes fixes sur rien, et que serait donc la vertu,

si l'on se laissait aller à tous ses mouvements I3 ?"

Delphine, dont les principes s'inspirent de l'amour, riposte:

"Et la vertu, est-elle autre chose que la continuité des

~ '" 14?II mouvements genereux .

Comme Matilde, Mme de Mondoville, la mère de Léonce,

joue un rôle orthodoxe; elle s'oppose encore plus que

Matilde à l'anticonformisme de Delphine. Sa présence,

toile de fond à la résistance de son fils à l'indépendance

Page 101: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

r

L

91.

de Delphine, constitue un reproche à l'insouciance de

l'hérolne. Matilde et sa belle-mère représentent les

conVenances sociales, mais elles sont trop bornées et leurs

idées trop étroites et piètres pour constituer une menace

sérieuse à Delphine, femme scuple et de loin plus

sympathique qu'elles. Par exemple, Mme de Mondoville met

en question la valeur de l'intelligence chez la femme:

"Notre conduite est tracée, notre puissance nous marque

notre place, notre état nous i 'lose nos opinions, que

faire donc de cet esprit d'examen qui perd toutes les

t "t l5?" e es . Elle condamne l'individualisme de Delphine:

"On ne peut jamais soumettre ces esprits qu'on appelle

supérieurs, aux convenances de la vie; il faut supporter

qu'ils vous donnent un jugement nouveau sur tout, et qu'ils

vous développent des principes à eux, qu'ils appellent la

raison: cette manière d'être me parait à moi, souveraine­

ment absurde, particulièrement chez une femme 16 ".

L'esprit étroit et l'intolérance de Mme de Mondoville

ainsi que son rejet de Delphine en tant que bru future,

a son corollaire dans son attitude à l'égard de Léonce.

Jalouse, elle craint l'empire de Delphine sur lui: "Léonce

m'aimera toujours par-dessus tout, s'il n'est pas lié à

une femme dont il soit amoureux, et qui absorbe entièrement

toutes ses affections .• s'il a une femme qui ait aussi de

l'esprit, et, de plus, de la jeunesse et de la beauté, que

s~rait-je pour lui? •• je me sens de la haine pour une personne

17 qU'il aime mieux que moi ".

Page 102: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

92.

L'obsession de Mme de Mondoville pour son fils

ainsi que sa conception très bornée du potentiel féminin

ont été illustrées on ne peut mieux par Mme de Sta~l, dont

la perception et la connaissance du coeur humain sont

pénétrantes. Elle montre que dans certains cas, la

répression de l'individu crée un sentiment d'insécurit~

et provoque la jalousie chez lui.

L'hostilité de Mme de Ternan, ~oeur de Mme

de Mondoville et mère supérieure du couvent où

Delphine se réfugie, constitue un autre obstacle au bonheur

de l'héroine. L'égo1sme de cette dame la pousse à vouloir

contraindre Delphine à rester au couvent. Belle, courtisée

et adulée dans sa jeunesse, Mme de Ternan ne l'est plus

et regrette le passé. N'ayant pas de vraie affection pour

Delphine, elle est prête, néanmoins, à se servir d'elle. Elle

dit: "Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j' di

perdus; elle me donne des témoignages d'amitié que je n'ai

reçus que quand j'étais jeunelS

" La piété et la sérénité

de Mme de Ternan masquent son narcissisme.

Critique pénétrante de la société, l'histoire de

Sophie de Vernon permet à Mme de Staël d'exorciser de sa

conscience le spectre de Mme Necker, sa mère, et aussi de

se venger de la perfidie de Talleyrand. Feignant l'amitié,

Sophie de Vernon, personnage indolent et machiavélique,

trahit Delphine. Leur amitié agit comme une passion, un

envoûtement et Delphine est aveugle aux avertissements de

Page 103: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

93.

Mlle d'A1bémar, sa belle soeur, qui a compris les intentions

perfides de Sophie. En se taisant, Sophie donne raison aux

mauvaises langues et Léonce, qui se fie à l'opinion plutôt

qu'à son coeur, épouse Matilde de Vernon. L'échec de

l'hérolnc est celui de toute femme célibataire de

l'époque: "Le sort d'une femme est fini quand elle n'a

pas épousé celui qu'elle aime; la société n'a laissé dans

la destinée des femmes qu'un espoir; quand le lot est tiré

et qu'on a perdu, tout est dit 19 ". Le mariage est le

seul moyen d'accéder à une position définie dans le monde,

l'unique garant qui soit offert à la femme.

Emue par l'affection constante et la loyauté de

Delphine, Sophie regrette ses actions. Mourante, elle lui

raconte les circonstances de sa jeunesse, lesquelles

rappellent celles de Mme de Merteuil dans Les wiaisons

Dangereuses. Comme Mme de Merteui1, Sophie avait compris

qu'une femme devait dissimuler pour réussir dans la vie.

En expliquant sa trahison, Sophie rappelle les reproches

de Mme Necker à Germaine don t l'expression "exagérée" de

ses sentiments l'avait éffrayée: "Je croyais, il y a

quelque temps, que j'avais seule bien entendu la vie, et

que tous ceux qui me parlaient de sentiments dévoués et

de vertus exaltées étaient des charlatans ou des dupes20

".

Sans fortune et orpheline à l'âge de trois ans, Sophie

est confiée à un parent indifférent pour qui les femmes

Page 104: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

, .'

· "' r

f 1 ~, .. ~ ~ • * [ '90

t -. · ~ r ~ 1.

~

t t

l

94 •

ne sont que "des jouets, dans leur enfance, et, dans leur

jeu n e s se, [c 0 m m e] des mat t r e s ses plu sou mot n s j 0 lie s, que

l'on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable ... 2l ".

Contrainte par son tuteur d'épouser M. de Vernon, homme

dur et peu sensible, Sophie se voit comme l'esclave d'un

tyran, mais sans lui, elle aurait été pauvre. Belle et

intelligente, elle n'ose pas prendre d'amant. Elle craint

le pouvoir de l'amour qui risquerait d'amoindrir sa résolution

de dissimuley. Elle s'explique: " ... j'étais convaincue, et

je le suis encore, que les femmes étant victimes de

toutes les institutions de la société, elles sont dévouées

au malheur, si elles s'abandonnent le moins du monde à

leurs sentiments, S1 elles perdent de quelque mani~re

l'empire d'elles-mêmes 22 " Pour Sophie, seuls le prestige

et le respect du monde comptent. Delphine étant la seule

personne de son entourage qui l'a aimée, elle conclut qu'elle

n'aurait pas pu agir autrement. Sans la dissimulation,

Sophie aurait été victime de la méchanceté du monde.

L'exaltation de l'amitié entre Delphine et Sophie

de Vernon rompt l'isolement de la femme et marque une étape

importante dans le féminisme naissant. L'énergie féminine

a été ignorée et dévalorisée depuis des siècles. La

mystique féminine a ses racines daus la mythologie et dans

la religion palenne. Cette amitié symbolise l'éclatement

du silence qui a pesé sur l'énigme de la femme depuis des

Page 105: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

95.

s.ièc1es. Le repentir de Sophie constitue non seulement

une victoire des passions généreuses sur le cynisme, la

méfiance et la dissimulatio~ mais il apporte un dénouement

heureux dans la fiction qui était impLssible dans la vie, c'est

l dire, la rupture qu'avait vécue Mme de Staël dans ses

rapports avec sa mère.

Mlle d'Albémar, confidente de Delphine et soeur de

son défunt mari, représente la femme laide de l'époque.

Vieille fille, elle est intelligente et généreuse. Lorsque

Delphine l'invite à s'installer chez elle, la réponse de

Mlle cl'Albémar est triste: "Vous savez que j'ai l'extérieur

du monde le moins agréable; ma taille est contrefaite,

et ma figure n'a point de grâce ... j'en sais assez pour

avoir remarque qu'une femme disgraciée par la nature est

l'être le plus malheureux lorsqu'elle ne reste pas dans la

23 retraite ". Les premières années de sa jeunesse ayant été

une Iude épreuve, Mlle d'Albémar avait conclu à l'âge de

vingt ans qu'avec "ma figure, il est ridicule d'aimer24

".

Par contre, un homme, affirme-t-elle, par ses réussites

dans le monde peut faire ignorer sa laideur, mais "les

femmes n'ont d'existence que par l'amour2S

". Résignée,

elle choisit de se dévouer à Delphine et elle vit indirectement,

à travers elle. Son rôle est effacé. Elle croit à

l'amoJ~ mais se voit indigne d'en recevoir,ce qui constitue

une remise en question du thème central du roman.

Mlle d'Albémar est diamétralement opposée à Delphine qui, elle,

Page 106: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

'-

96.

incarne toutes les qualités nécessaires pour devenir

épouse et mère de famille. A travers le personnage de

Mlle d'Albémar, Mme de Sta~l examine l'éthique de

l'amour de son époque dont les valeurs superficielles

condamnent nombre de femmes à vivre en parias, c'est à

dire, à souffrir lorsqu'elles restent en société, ou,

si elles s'en retirent, à être frustrées dans leur désir

de se réaliser. Mlle d'A1bémar n'a pas d'amant.

Ainsi, elle semble représenter la mère idéale pour

Delphine et pour Mme de Staël. E"le écrit à Delphine:

"Je vis 26

en vous ". Dans la fiction, Mme de Staël

obtient pour son héroïne la reconnaissance et l'amour

désintéressé qui lui manquaient dans ses rapports avec

sa propre mère.

Mme de Staël poursuit sa réflexion sur la femme.

l'amour et le mariage et offre plusieurs portraits de

couples qui en illustrent des aspects différents. Pour

Delphine, l'amour signifie la vie et son absence équivaut

à la mort. Pour elle, la mort commence déjà à vingt-

cinq ans et ce n'est que le souvenir du passé qui

ralentit son approche. L'homme "se retient dans la

pente, il s'attache à chaque branche, pour que ses pas

27 l'entra!nent moins vite vers la vieillesse et le tombeau ".

L'antidote contre le destin, c'est l'amour qui signifie

l'espoir, et le bonheur qui en résult nous reconcilie

Page 107: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

97.

( avec Dieu. "La puissance d'aimer" dit Delphine, "me fait

sentir en moi la source immortelle de la vie 28 ".

Le portrait des Belmont offre une i~age du parfait

bonheur conjugal. M. de Belmont est aveugle. Il pe rçoi t

le monde à travers Ses sens, comptant sur son intuition

et ses sentiments pour comprendre; pour communiquer et

pour recevoir de son entourage ce dont il a besoin. Sa

femme constitue tout son univers; sans elle, il est perdu

et elle lui consacre toute sa vie.

Pour Mme de Belmont, la vraie gloire de la femme

n'est autre chose que "l'approbation de l'ami qui vous

honore en vous aimant29

". La femme doit admirer son mari

pour son intelligence et son caractère. Elle est contente

de se soumettre à sa volonté car il éclaire son intelligence

et soutient ses faiblesses. Pour son mari, Mme de Belmont

est mère, amie, enseignante et Muse. La poursuite de la

vertu au sein du mariage constitue le garant du bonheur.

M. de Belmont accepte son rôle avec joie et comme toute

bonne "mère 30 de famille "qui in terroge d'au tres femmes,

il confie: " ••. comment se fai t-il que tous les hommes ne

cherchent pas à trouver le bonheur dans leur famille3l

?"

Mme de Staël a renversé les rôles traditionnels et

la femme joue le rôle dynamique que la société avait

toujours attribué au partenaire masculin. Dans ce scénario,

il se peut que Mme de Staël, jalouse de l'empire de sa

~ère sur son père, se soit arrogé le rôle d'une mère

Page 108: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

9R.

toute puissante pour assouvir son désir de transcendenre

dans sa via sentimentale 32 . Les Bcl~~=t vivent i l'~cart

de la société, de l'opinion et des convenance3. Contraint

de percevoir l'univers à travers les ~~ns et inspiré par

l'amour, M. de Belmont est heuleux.

M. de Lebensei, gentilhomme languedocien, protestant,

élevé à Cambridge en Angleterre, incarne la société de

l'avenir. Indépendant d'esprit~ Lebensei méprise la vie

futile des salons parisiens. Avec M. de Serbel1ane et

M. d'Albémar, le tuteur de Delphine, il compte parmi

"les amis de la 1iberté33 " qui s'offtent il Léonce qui

ne pourra pas les suivre. Protestante et légalement

divorcée de son mari, homme vil et méprisable, Mme de

Lebensei es\. la seule femme du l'oman qui concilie l'amour

et le mariage. (L'Assemblée révolu1:i.onnaire avait promulgué

une loi sur le divorce le 20 septembre L792, mais l'action

du roman a lieu un peu avant cette date.) C~pendant, ni

la famille d'Elise de Lebensei, ni la société n'acceptent

son divorce. Elle avertit Pelphine de ne pas la suivre:

"C'est un grand hasard pour une femme que de braver

l'opinion, il faut pour l'oser, se sentir, suivant la

comparaison d'un poète, 35

"un triple airain autour du coeur ".

L'homme est un être social ayant besoir de rapports sociaux

pour être heureux. En dépit du bonheur conjugal, Elise de

Lebensei souffre de son isolement de la société.

,Indifférent à l'opinion, Henri de Lebensei poursuit

Page 109: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

99.

ses affaires n'ayant besoin que de l'approbation du

monde éclairé. Pour lui, cette reconnaissance constitue

la gloire dont il a besoin et dont la femme est privée

par la société de l'époque.

Belle, dévote et superstitieuse, Thérèse d'Ervins

offre l'exemple d'une autre victime des convenances

sociales et des préjugés. Mal mariée à un homme beaucoup

plus vieux qu'elle, elle trouve l'amour en dehors du

mariage en la personne de M. d~ Serbellane. Gentilhomme

toscan, il sauve la vie et les biens de M. d'Ervins,

menacés par une révolte paysanne au début de juin 1789.

Delphine reçoit le couple illicite chez elle pour leur

dernier adieu. Le mari les découvre, provoque l'amant

en duel; il est tué, ce qui provoque un scandale.

Scandalisé par les rumeurs qui circulent et que Sophie

de Vernon, sachant la vérité, ne fait rien pour dissiper,

Léonce épouse Matilde de Vernon. Abattue, Thérèse

d'Ervins confie l'éducation de sa fille, Isore, à

Delphine l~t se fait religieuse pour expier sa "faute".

Delphine vivra la même sorte de culpabilité que Thérèse

d'Ervins.

"

Page 110: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

-, b) Les amants et la société.

Léonce de Mondovi11e, l'amant de Delphine,

représente la société et les forces conservatrices. Il

s'oppose à Delphine dont les opinions libérales incarnent

l'avenir. Si son caractère semble réunir "au plus haut

degré, la fierté, le courage, l'intrépidité, tout ce qui

peut enfin inspirer du respect 36 ", au fond, Léonce est

un lâche, un esclave de l'opinion et des convenances

sociales. L'égoïsme de Léonce l'emporte sur son amour

pour Delphine. c'est un amour condamné et ils glissent

tous les deux vers la mort. Séducteur, il va la perdre.

Il lui dit:

Aime-moi, pour être fière de toi-même; car je t'apprendrai tout ce que tu vaux. Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu possèdes sans le savoir 37

Il est flatteur: "Oh Delphine! les lois de la société ont

été faites pour l'universalité des hommes ••• 38". Si elle

ne se donne pas à lui, ajoute-t-i1, elle perdra sa fémininité:

" ..• tu vas l'endurcir, tu vas perdre cette bonté parfaite, le

véritable signe de ta nature divine •.. 39" Ou bien, elle perdL'a

son air sublime: "c'est la sensibilité qui répand sur tes

charmes une expression céleste ... 40". Pour terminer son

discours, il suggère que l'intransigeance de Delphine

à son égard fera souffrir Matilde, sa femme:

Page 111: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

ft

L

" •.. si je plonge la douleur dans le sein de Matilde, ce

n'est pas ma main égarée qu'il faut en accuser, c'est le

sang-froid, c'est la raison tyrranique qui vous sert à

me rendre insensé .. 41".

Indignée, Delphine lui reproche son chantage

moral. Plus tard, Léonce menace de se suicider si

Delphine l'abandonne: "Aucune puissance humaine, aucun

ordre de vous ne pourrait me faire supporter la vie, si

d i 42" je cessais e vous vo r... . Ce sont des mots vides.

Matilde meurt, affaiblie dans ses efforts d'allaiter

101.

son enfant, et Delphine, ayant quitté l'état de religieuse,

est libre. Mais Léonce n'ose pas l'épouser. Il frémit

devant l'opinion. Finalement, il reconnaît que c'est sa

propre personnalité qui constitue l'obstacle à son

bonheur. Lorsqu'il s'en va à la guerre, il dit à Delphine:

"De tous les supplices les plus affreux, le plus

extraordinaire, n'est-il pas de trouver dans son propre

coeur un sentiment qui nous sépare de l'objet de notre

43 tendresse 1" Le tempérament explosif de Léonce cache

un fond de tristesse que sa peur, son incertitude face

au destin et son arrogance servent à intensifier.

Pendant des siècles, la femme a été victime de

la so~iété, si bien qu'on prétend qu'en effet, c'est sa

disposition naturelle. Delphine agit selon sa conscience,

qui la pousse à se dévouer aux autres, sans discrimination,

et en amour, elle est prête à s'immoler pour le bien-aimé,

Page 112: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

102.

attitude qui soutient la notion de la femme-victime.

Elle se consume d'amour. fcou tons-la:

Il se passait hier dans mon coeur une émotion inconnue qui affaiblissait ma raison, ma vertu, toutes mes forces; et j'éprouvais un dési~ inexprimable de ranimer votre vie au dépens d~ 1~ mienne, de verser mon sang pour qu'il réchauffât le vôtre, et que mon dernier souffle rendit quelque chaleur à vos mains tremblantes 44 .

Au fur et à mesure que Léonce, jaloux et possessif, pousse

Delphine à se donner à lui, elle devient de plus en plus

soumise et abattue. Dans l'église où Thérèse d'Ervins,

devenue religieuse, a essayé d'exiger de Delphine le

serment de quitter son amant, Léonce, en un excès de

passion, crie: " ... jure sur cet autel .... fais serment

d'être à ton amant, ou je brise à tes yeux ma tête sur

ces degrés de pierre, qui feront jaillir mon sang jusqu'à

tOi 45 ". Delphine s'évanouit. Par la suite, elle est

malade et quitte la France. c'est le geste de la vaincue.

Le portrait de Delphine constitue une remise en question

de la n0tion de féminité de l'époque. L'échec de Delphine

n'est en effet que celui de l'idéal féminin d'alors.

Mme de Staël a peuplé d'images et d'épisodes

symboliques la lente déchéance de l'héroïne: gestes

dissimulés, voiles, masques, obscurité, colonnes, écrans

séparateurs qui semblent dire à tout moment que l'héro1ne

ne se réunira jamais au héros. Les signes de la

dissimulation et de la séparation sont déjà manifestes au

mariage de Léonce avec Matilde de Vernon. Voilée et

Page 113: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

vêtue de blanc, Delphine assiste à la cérémonie, cachée

derrière une colonne. (Le blanc symbolise la pureté mais

aussi le deuil. La mariée porte un voile blanc mais le

voile supprime la célibataire, la prive d'identité et

donc, 46 de visage .) Léonce croit apercevoir le fantôme

de Delphine dans l'ombre d'une colonne. Impuissante,

103.

Delphine voit son malheur s'accomplir sous ses yeux. Plus

tard, au bal de l'opéra, la f~ule masquée joue aussi le

raIe d'écran séparateur. Masquée elle-même, D~lphine

cherche désespérément Léonce, mais passe inaperçue de

lui et de la foule: "J'avais peur de ma solitude, au

milieu de la foule; de mon existence, invisible aux yeux

des autres ..• 11 me semblait que c'était mon fantôme qui

i . 1· 47" se promena t parm1 es V1vants... . Le regard de Léonce

ne peut pas percer le masque de l'amante. Tel un cauchemar,

"un pouvoir magique les sépare 4S ". Delphine ne pourra

jamais s'unir avec Léonce.

Led événements se poursuivent et l'hérolne, figure

centrale de la société, ayant tous les dons, se trouve

dénuée de tou t. Sans l'appui d'un homme, père, frère, ou

ami, une femme ne saurait être heureuse dans la société

de l'époque. Léonce et Delphine sont tous deux voués au

malheur. Le sens de l'honneur pointilleux de Léonce est

un défaut qui est exploité contre lui et contre Delphine.

Il se conforme à l'opinion,quelque inique qu'elle soit.

L'impulsivité et la générosité cie Delphine sont mal

Page 114: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

104.

comprises par la société Qù une femme n'a aucune liberté,

ni pour agir, ni pour penser. Leurs souffrances

continuelles mènent les deux personnages au désespoir.

Aux dires de Léonce: "Un revers éclatant peut donner de

nouvelles forces à une âme fière mais un chagrin continuel

est le poison de toutes les vertus, de tous les talents,

et les ressorts de l'âme s'affaissent 49 ". Capturé par

une patrouille de l'armée républicaine, les armes à la

main, Léonce, qui avait l'intention de se battre dans

l'armée des émigrés, est condamné à mort. La veille de

son exécution par un peloton de soldats sur la plaine de

Grenelle, Delphine se donne à lui dans la cellule de la

prison où il est incarcéré. Le lendemain, elle prendra

du poison et mourra dans ses bras. Léonce sera fusillé

ensuite.

Tous les aspects du roman signalent un processus

de changement. Le contenu et le cadre esthétique

soulignent la déchéance de l'Ancien Régime. L'esprit

de salon et les portraits formels se heurtent aux scènes

dramatiques où la passion et la colère du héros et les

sentiments douloureux de l'hérolne trouvent leur expression.

Le classicisme, genre périmé, cède la place au romantisme

naissant, du moins en ce qui a trait à l'émotion, puisque

la langue reste très classique.

Page 115: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( 105.

L'histoire des femmes autour de Delphine, véritable

mosaique de l'actualité féminine de l'époque, offre un aperçu

de la psyché féminine. Refoulée et réprimée, la fPomme est

méchante, névrosée, jalouse et possessive. L'individualisme

et la tragédie de l'héroine, soulignés par le triste état

des femmes autour d'elle, remettent en question le statu quo

que perpétue l'égoisme du héros, représentant de la société.

Tout revient à l'idée de la liberté de l'individu. La

situation des Lebensei et des femmes mal mariées constituent

un plaidoyer pour le divorce; la situation de Delphine

comme religieuse, pour la révocation des voeux perpétuels.

Mme de Staël est partisane de la République et elle S'oPPo$e

au retour de la Monarchie. Emigré et symbole de l'Ancien

Régime, Léonce meurt. Geste de désespoir, la mort du héros

et de l'hérolne est aussi un symbole d'espoir. La mort qui

met fin à leurs souffrances est, non seulement l'affirmation

du rejet absolu des anciennes valeurs, mais porte en elle

l'espoir du renouvellement de l'individu et de la société.

Page 116: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

d) La femme-artiste et la société; fatalité dans la pensée de Corinne; le thème de la destruction est-il évident:

Du point de vue de la création artistique, Corinne

ou l'Italie est le meilleur livre de Mme de Staël. c'est

50 ainsi que la critique décrit Coyinne . Femme de génie,

Corinne a tous les talents. Improvisatrice, peintre,

musicienne et danseuse, elle est aussi poétesse, sibylle

et muse. Elle représente la quintessence de l'énigme de

la femme. Elle n'utilise que son prénom, celui d'une

femme libre, la poétesse rivale de Pindare. ùans

l'antiquité, la sibylle, femme inspirée, prédisait

l'avenir. Muse, elle inspirait la poésie et la musique.

Au XIX e siècle, Corinne a une influence énorme sur les

femmes de lettres car, femme-artiste, elle connait le

succès et la reconnaissance de ses contemporains,

chose inouie jusqu'alors. Le mythe de la femme célèbre

que tout le monde applaudissait pour sa conversation,

ses écrits et son mode de vie extraordinaire, s'est répandu

dans le monde grâce à la création de Corinne. Dès la

parution de son roman, on perçoit Mme de Staël et Corinne

comme un seul personnage. Aux environs de 1820, en Ang1e-

terre et aux États-Unis, on associe Corinne avec les

femmes de 1ettre~ telles que Felicia Hemans, Elizabeth

Barrett, George Sand, Harriet Beecher, Margaret Fuller,

Page 117: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

L

Charlotte Brontë et Wil1a Cather. La prima donna d~

George Eliot, en refusant son prltenda~t noble, justifie

le mythe de Corinne:

Armgart Seek the woman you deserve, AlI grace, aIl goodness, who has not yet

found A meaning in her life, nor any end

107.

Beyond fulfi11ing yours. The type abounds.

Graf And happily, for the world.

Armgart Yes, happily. Let it excuse me that my kind is rare: Commonness is its own securi ty 51

La Consuelo dp. George Sand, "un manifeste littlraire,

politique et musical aussi bien qu'une version du mythe de

52 Corinne ", connatt un grand succès. De même, la Kronborg

de Willa Cather. Le secret de leur succès semble être

"celui de toute artiste ••• la passion. Pas plus que ça.

Comme l'hlroïsme, la passiou est inimitable 53 ". Le glnie

de Corinne ne saurait pas exister sans la reconnaissance

et l'acclamation du monde. Dans son hlroine, Mme de Staël

a criA une clilbritl, une a~ttste faite de passion et

d'enthousiasme. Elle dlc~it le couronnement de Corinne au

Capitole avec "un brio, un brillant d'esprit et une

54 extravagance "qu'aucun Icrivain après elle ne saurait

surpasser. La scène Ivoque le triomphe de Corinne, artiste

et femme de glnie:

Un soleil Iclatant ••• les cloches de nombreuses Iglises de la ville ••• des coups de canon •.. annonçoient quelque grande solennitl ••• on devoit couronner le matin même .. la femme la plus cllèbre de l'Italie, Corinne, poète, écrivain, improvisatrice, et l'une des plus belles personnes de Rome 5S .

Page 118: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

1 108.

Tout Rome, c'est-à-dire, les grands seigneurs, les

femmes les plus distinguées du pays, les cardinaux, les

hommes de lettres de l'académie, aS3iste à la cérémonie.

Comme Pétrarque et le Tasse avant elle, Corinne reçoit

une couronne de lauriers, hommage traditionnel au génie.

Oswald, héros fatal qui assiste à la cérémonie, a le

coup de foudre pour Corinne. En créant

Corinne, artiste et femme de génie, acclamée par la

société, Mme de Staël renverse "l'ordre intel1ectuèl

français ... en proclamant le droit de la femme à avoir une

personnalités6 ".

Rome,

L'Italie représente la femme, l'art et la liberté.

57 "la patrie des tombeaux ", est un asile de rois

dépossédés. Elle les consol~ car elle leur ressemble.

Sa grandeur déchue est analogue à la grandeur féminine

qui est perdue dans un passé oublié ou bien ne s'est pas

encore manifestée. Si on reproche à la femme son indolence,

sa nature frivole, instable et enfantine, de même on

reproche aux Italiens leur nature frivole, laquelle,

pense Mme de Staël, est la réaction d'un peuple qui a été

toujours subjugué et humilié par des étrangers.

Pour Mme de Staël, la langue, les fêtes populaires,

le rituel et la religion des Italiens sont la manifestation

d'une joyeuse célébration de la vie et d'un sens inné de

la liberté qui leur permettent d'oublier les périodes

Page 119: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

L

109.

sombres de leur histoire. La langue est le miroir de l'âme

italienne. Selon l'héroïne, elle "se prête à toutes

les nuances de la gaieté, avec une facilité qui ne demande

qu'une légère inflexion de la voix ... elle a surtout de la

grâce dans la bouche des enfants •. c'est une langue qui va

d'elle-même ... et parait avoir plus d'esprit que celui qui la

parle S8 ". Les sons, le rythme et l'intonation de l'italien

produisent une musique aux oreilles, une espèce de magie

à laquelle l'hérolne est sensible: " ..• la poésie italienne

est une merveille de l'imagination; il ne faut y chercher

que ses plaisirs sous toutes les formes .. ce n'est pas

uniquement à la douceur de l'italien, mais bien plutôt à

la vibration forte et prononcée de ses syllabes sonores,

qU'il faut attribuer l'empire de la poésie parmi nous S9 ".

Le goût païen des Italiens pour l'imprévisible et lne

acceptation imperturbable de la mort qui suppose la

transcendance de celle-ci, les prédisposent au développement

de l'art. Son mystère se fait comprendre à travers

l'ima~ination et les sens - les Italiens ont un goût pour

le plaisir et un sens de la tradition, de la merveille et

du rituel qui, peut-être, h,'existent nulle part ailleurs.

A la fête du carnaval, "une sorte de pétulance

universelle la fait rassembler aux bacchanales de l'imagi-

nation60 ". Quoique les Italiens aient l'habitude de

dissimuler, l'imprévisibilité de leur caractère s'explique,

Page 120: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

110.

61 chez la plupart, par leur "imagination inflammable " On

s'amuse pour le plaisir de s'amuser. Les grands seigneurs

se promènent "le plus ennuyeusement du monde, dans le

costume le plus ridicule, et[qu~, tristes arlequins et

taciturnes polichinelles, ne disent pas une parole ... mais

ont ••. leur conscience de carnaval satisfaite, quand ils

n'ont rien négligé pour se divertir62 ". Les masques,

dont la forme s'inspire des figures de statues antiques,

sont "une immobile imitation de la vie ..• ces visages

63 de cire ambulants .• font une sorte de peur ". Figés,

ces masques, dansant sur un fond de couleurs et de tumulte,

évoquent des fantômes et rappellent à l'homme sa mortalité.

La foule et la confusion constituent le plaisir de cette

fête: " ... c'est comme un souvenir des Saturnales 64 " car

toutes les classes de Rome sont mêlées.

Tous donnent libre cours au talent et à l'imagi-

nation: "la foule, et les cris, et les bons mots, et les

dragées dont on inonde indistinctement les voitures qui

passent, confondent tous les êtres mortels ensemble ... comme

65 s'il n'y avoit plus d'ordre social ".

La course de chevaux, allant de la place du Peuple

au palais de Venise, est sans cavaliers. c'est un

spectacle où, les chevaux libres, animés par la passion et

l'enthousiasme font "peur: comme SI. c'était de la pensée

sous cette forme d'anima1 66 ". c'est une course dangereuse,

souvent fatale. Un postillon, voyant mourir son cheval,

Page 121: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

111.

prononce cette prière: "0 sant'Antonio, abbiate pietà

67 de11'anima sua ". La prière du postillon témoigne de

son respect pour son cheval, une manifestation du divin.

Muse et sibylle, Corinn~ incarne le mystère de

l'Italie où religion et amour profane se mêlent. Ainsi,

l'hé,o~ne place un portrait du héros à côté de celui de

la Vierge. La narratrice observe: "Leur genre de

dévotion ~uppose plus d'imagination et de sensibilité que

68 de sérieux •.. ou de sévérité dans les principes ". À la

sortie d'une retraite religieuse, faite pendant la semaine

sainte, Corinne, qu'Oswald aperçoit, est perdue dans une

méditation profonde. Voyant Oswald et ses amis, elle

s'approche d'eux, enivrée de bonheur, et leur parle avec

vivacité. Étranger à ce mélange de sérieux et de plaisir,

Oswald l'attribue à la légèreté du caractère italien.

Corinne lui explique qu'en Italie, le catholicisme a un

caractère de douceur et d'indulgence "qui anime les arts

et inspire les poètes .•. (et) .. fait partie •. de toutes les

jouissances de notre vie69 ". Par contre, en Angleterre,

"un pays où la raison dominait plus encore que l'imagination70 ",

la réformation a fait du protestantisme, une religion

sévère dans ses principes et dans sa morale. La religion,

le rituel, l'art, la musique et le spectacle font partie

de tous les aspects de la vie italienne.

-

Page 122: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

112.

Corinne incarne le mystère de l'âme italienne,

la beauté physique du pays, sa primauté incontestée dans la

création de la beauté visuelle et la splendeur de sa

poésie. Chez elle dans ce pays, accueillie et adorée

par les Italiens, Corinne est heureuse; son âme d'artiste

s'y épanouit. Voici son témoig~age de gratitude:

Vous m'avez permis la gloire, ô vous, nation libérale, qui ne banissez point les femmes de son temple, vous qui ne sacrifiez point les talens immortels aux jalousies passagèr~s, vous qui toujours applaudissez à l'essor du génie ce vainqueur sans vaincus, ce conquérant sans dépouilles, qui puise dans l'éternité pour enrichir le temps7l.

L'Italie représente l'hérolne et l'Angleterre, le

héros. Oswald, lord Nelvil, symbole des vertus de la nation

anglaise, incarne un ordre social et politique idéal.

A l'opposée de l'héroïne, il est conservateur, partisan

de principes moraux stricts, discipliné et pragmatique.

Il rappelle Jacques Necker, toujours jeune d'esprit: " •• ce

qui caractérisoit le malheur de sa situation, c'étoit la

i i ~ d 1 j . ~ d' ... 72" v vac te e a eunesse un1e aux pensees un autre age .

Comme Corinne, Oswald est lui-même une victime, et cet

aspect de sa personnalité constitue un attrait pour elle.

Oswald incarne l'homme vulnérable, démuni et dépourvu de

confiance, qui ne saurait résister aux empiètements de la

femme. Par conséquent, il est fermé aux sE'utiments, mais parce qu'il

souffre, il est à la recherche de soulagement. Ce genre

d'homme, en apparence "faibl.e" est "l'autre" de Corinne.

Page 123: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

,

(

Mâle, il est la contrepartie de son âme, l'élément

assourdi de sa nature; sa victime souffrante, la muse

73 qui la pousse à s'exprimer • c'est lui qui inspire la

fatalité sombre qui plane sur le début et la fin du

113.

roman. Lorsqu'il paratt pour la première fojs. Oswald est en

train de regarder les remous des vagues et de méditer sur la

mort, laquelle "inspire une sorte de mépris pour la

destinée humaine, pour l'impuissance de la douleur, pour

t 0 u sIe s va in s e f for t s qui " 0 nt se br i s e r con t rel a

~ i ~74" necess te • Eu ~onsentant ~ vivre selon le code de

son père défunt, Oswald sacrifie l,on intégrité et compromet

celle de Corinne. Aux dires de Mme de Sta~l, le choix

d'Oswald n'est pas ~olontaire. C'est une renonciation

de soi en faveur des contraintes rigides de l'ordre

social. Son acquiescement ~ la volonté de sen pèr p n'est

rien d'autre q~e l'aseervissement à un idéal sans rapport

à sa situation actuelle. Tout à fait sou~ l'influence de

son p~re, Oswalrl trRh1~ le jeune homme en lui subjugué

par l'image du vieil hODlme qtl'ila assumée. Ses

obligations envers la sociéti, c'est-~-dire, le mariage et

la famille, l'emportent sur ses sentiments.

Dans le personnage de Lady Edgermond, Mme de Staël

précise et souligne ces obligations. Belle-mère d~ Corinne,

elle lui dispute l'affection du père. Lady Edgermond est

"une f . d di il i 75" personne r01 e, gne, s enc eu se • • • • Lorsqu'elle

rencontre Corinne, qui a quinze ans, elle décide de la

Page 124: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

114.

changer si elle le peut. L'opposition de Lady Edgermond

aux dons de Corinne s'appuie sur la religion et les

conventions sociales. Corinne avertit Oswald de la mal-

veillance de sa belle-mère:

Mais un ennemi redoutable me menace auprès de vous, c'est la sévérité despotique, c'est la dédaigneuse médiocrité de ma belle-mère. Elle vous dira tout ce qui peut flétrir ma vie passée. Epargnez-moi de vous répéter d'avance ses impitoyables discour9. Loin que les talens que je puis avoir soient une excuse à ses yeux, ils seront, je le sais, le plus grand de mes torts. Elle ne comprend point leurs charmes, elle ne voit que leurs dangers. Elle trouve inutile, et peut­être coupable, tout ce qui ne s'accorde pas avec la destinée qu'elle s'est tracée, et toute la poésie du coeur lui semble un caprice importun qui s'arroge le droit de mépriser la raison 76 .

Autoritaire~ dévouée à la vie de famille, Lady

Edgermond se voit comme l'expression ultime de l'idéal

féminin et elle rejette froidement, tout ce qui est

contraire à cet idéal. C'est ainsi que Corinne la voit.

Lorsque Oswald rencont re Lady Edgermond, il lui semble "qu' il

y avait plus de sensibilité que Corinne ne lui attribuait,

et il pensa qu'elle n'avoit pas aussi bien que lui l'habi-

77 tude de deviner les physionomies contenues " Plus tard,

il lui arrive de l'admirer. Corinne avait fui Lady

Edgermond et l'Angleterre, une espèce de piège pour elle où

les femmes menaient une vie ennuyeuse, monotone et morne.

"Qu'est-ce que le bonheur" se demande Corinne, "sl ce n'est

pas le développement de nos facultés 78 1 "

Le génie de Corinne, artiste, s'exprime et déborde

ddns sa vie privée. Sa maison à Tivoli, située

Page 125: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

115.

dans un endroit consacré à la sibylle, reflète l'artiste.

Dans le jardin, la musique des harpes éoliennes caresse les

oreilles; la vue des oeuvres d' art dans la galerie apaise

l'âme. Pour Oswald, malade, la conversation de Corinne est

ravissante. Elle le gâte, le soigne et le nourrit. Elle

l'amuse en chantant, eu lisant et parfois "par une

conversation dont elle faisoit tous les frais, en cherchant

à s'animer elle-même dans le sérieux comme dans la

plaisanterie, ave,' un intérêt soutenu79

". Envoûté, Oswald

trouve qu'avec Corinne "la vie domestique se compose ...

d'enchantemens continuels ••• " et que Corinne ne diffère

"des autres femmes que pour ajouter à toutes les vertus le

80 presti ge de tous les charmes ". La gamme des plaisirs

offerts par Corinne à son amant rappelle la légende:

The Lady of the House of Sleep •.. paragon of aIl paragons of beauty, the reply ta aIl desire, the bliss-bestow;ng goal of every hero's earthly and unearthly que st. She is mo ther, siste r, mis t ress, b rideS1 .

L'art transforme la vie sous toutes ses formes.

Artiste et femme, Corinne est une heureuse manifestation

des deux rôles. Dans son improvisation au Capi tale, Corinne

évoque Dante:

Page 126: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

-..

A sa voix, tout sur la terre se change en poésie; les objets, les idées, les lois, les phénomènes, semblent un nouvel Olympe de nouvelles divinités .. Les magiques paroles de notre plus grand poète sont le prisme de l'univers; toutes ses merv~il1es s'y r€fléchissent, s'y divisent, s'y recomposent; les sons imitent les couleurs, les couleurs se fondent

116.

en harmonie; la rime, sonore ou bizarre, rupide ou prolongée, est inspirée par cette divination poétique, beaut€ suprême de l'art, triomphe du génie, qui découvre dans la nature S~us les secrets en relation ave c le coeur de l' homme .

Les paroles de Dante transforment la réali té de

l' exis tence en un hymne à 1 ' univers. Elles créent un lien

entre les dimensions spirituelle et matérielle de l'existence.

On dirait que le divin en lui son âme, reflète le divin qui

est manifeste autour de lui. Mme de Staël reprend et

approfondit cette idée à l'égard de la femme. Corinne jouit

du succès, non seulement dans sa vie extérieure, mais aussi

dans sa vie privée. Dans son jardin, des sons harmonieux

et le parfum des fleurs se confonde~t. Son

environnement est un paradis où l'expression de son génie

d'artiste et ses impulsions féminines s'harmonisent. La femme

est conçue comme un être supérieur grâce à sa maltrise de

l'immanence. Le prince Castel-Forte confirme cette

observation:

Regardez Corinne. - Oui, nous suivrions ses traces, nous serions hommes comme elle est femme, si les hommes pouvoient, comme les femmes, se créer un monde dans leur propre coeur, et si notre génie, ... dépendant des relations sociales et des circonstances extérieures, pouvoit s'allumer tout entier au seul flambeau de la poésie 83 •

Page 127: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( 117.

Corinne, l' archét.ype de la femme au fa!te de sa

splendeur, imprègne la vie de poésie, tandis que l'homme

crée la poésie pour le monde. Sous toutes ses formes,

l'art est une force transcendante. Pour Corinne, la vie

est l'art et par conséquent, une force libératrice dont

Nelvil et la société ont peur. L'art permet à l'individu

d'aller au-delà des limites du conscient. Pour Corinne,

l'art n'a pas de but utilitaire, c'est l'hymne de la vie,

la danse de l'univers.

Les amants connaissent une période de bonheur

intens~ mais les obstacles à leur union sont insurmontables.

En dépit de son amour pour l'hérolne, Oswald ne peut ni

oublier la promesse faite à son père ni se libérer

entièrement des liens de sécurité que lui dispense la

société anglaise. La réserve, la pudeur et la modestie de

la femme anglaise sont plus rassurantes pour lui que

l'individualisme de Corinne. Jaloux de son succès, il lui

reproche son indépendance, son inconstance et sa spontanéité:

Vous êtes une personne inconcevable, profonde dans vos sentimens, et légère dans vos goûts, indépendante par la fierté de votre âme, et cependant asservie par le besoin des distractions; capable d'aimer un seul, mais ayant besoin de tous. Vous êtes une magicienne qui inquiétez et rassurez alternativement •.. Corinne, Corinne, on nel'peut s'empêcher de vous redouter en vous aimant 84 !

Facilement ému, mélancolique et irrésolu, Oswald est

incapable de prendre une décision concernant Corinne. Des

images somb res, évoq ua n t la peur du néan t de l' hérol ne et

le destin fatal des amants jalonnent le texte. Corinne et

Page 128: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

. ' t f t , ~

\ ~ t , < " 1 Î t, ,

, .' " j ~ r ,

~

f t . f

118.

Oswald se racontent mutuellement leur histoire. Celle de

Corinne est écrite. Après sa lecture, consterné

et triste à cause des souffrences de Corinne en Angleterre,

Oswald se demande si, en effet, Corinne, comme sa femme, peut y

être heureuse. Troublé par le rôle de son père, lord

Edgermond, il sort à midi par le soleil

brûlant de Naples. Incapable d'attendre plus longtemps la

réponse d'Oswald, Corinne va à sa chambre, et ne le trouvant

pas, elle le suit, 85 saisie par "une terreur mortelle ".

Elle n'avait pas le projet d'aller jusqu'à Portici, mais elle avançait toujours, et toujours plus vite; la souffrance et le trouble précipitoient Nes pas .•. elle ne rencontroit pas un arbre pour s'appuyer, et sa raison s'égaroit dans ce désert enflammé ..• les forces lui manquoient; elle essayoit en vain de marcher, elle ne voyait plus sa route; un vertige la lui cachoit, et lui faisoit apparoître mille lumi~res, plus vives encore que celles qui l'environnait d'une obscurité sans fraîcheur. Une soif ardente la dévoroit; elle rencontra un lazzarone, l'unique créature hu~aine qui pût braver en ce moment la puissance du climat •.. mais cet homme, en voyant seule .• à cette heure, une femme si remarquable •.. ne douta pas gu'elle ne fût folle, et s'éloigna d'elle avec terreur 86 .

Comme Delphine, errant seule au bal masqué, Corinne

se trouve séparée brutalement de la réalité quotidienne.

Dans Corinne, la solitude de l'hérolne est de loin plus

intense. Même la nature lui est hostile. Impa tien te et

passionnée, elle cherche son amant, malgré la chaleur

étouffante que même les hommes évitent dans le Midi. SA

Page 129: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

119.

solitude et sa passion l'emportent sur la logique. Elle

a l'impression d'être noyée dans l'obscurité. Même le

lazzarone, un homme des plus abjects de la société, croit

qu'elle est folle et la fuit. Le génie côtoie la folie.

L'intensité des sentiments de l'hérolne et sa peur du

néant la précipitent dans un abîme de désespoir.

de son intelligence égale sa capacité de sentir.

L'acuité

Dans son

hérolne, Mme de Staël transpose ces deux penchants de sa

nature.

D'autres images du paysage sont des presages de mort,

mort lente ou brutale, cadre où se déroule l'amour fatal

du héros et de l'hérolne. Leur voyage commence

aux ruines de Pompéi. La lave du Vésuve, avançant

"lourdement et silencieusement 87 ", ensevelissant tout "sous

ses vagues brûlantes 88 " est une image sinistre des forces qui

séparent Oswald et Corinne. La lave symbolise la mort, e~ Corinnp,

l'amour, la vie et le bonheur. Corinne choisit le cap

Misène, en pleine campagne napolitaine, pour improviser

sur la fatalité de l'amour. C'est l'un des endroits les plus

beaux, mais aussi les plus tragiques où bien des femmes dans

la mythologie et l'histoire ont pleuré leurs amours condamnées.

Corinne pressent son propre destin:

Page 130: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

~ 1

1

J

t

l

Amour, suprême puissance du coeur, mystérieux enthousiasme qui renferme en lui-même la poésie, l'hérolsme et la religion! qu'arrive-t-il quand la destinée nous sépare de celui qui avoit le secret de notre âme, et nous avait donnée la vie

120.

du coeur, la vie céleste? qu'arrive-t-il quand l'absence ou la mort isolent une femme sur la terre? Elle languit, elle tombe 89 .

À Venise, Oswald quitte Corinne pour rejoindre son régiment

en Angleterre. Aussitôt, un orage éclate. La violence de

1a pluie et du vent reflète les émotion~ des amants.

Inquiète pour Oswald, Corinne sort pour l'accompagner.

Elle appelle les bateliers qui prennent ses appels pour les

cris de détresse de malheureux qui se noyaient et ils

n'osent pas s'approcher d'elle. Comme les batE~liers,

Oswald abandonne Corinne.

Dérobée aux regards, ignorée de tous, Corinne verra DrOgre~~er

l'amour d'Oswald et de Lucile. Comme dans un cauchemar, elle

se trouve incapable de se rapprocher d'Oswald et ainsi de

s'unir à lui. Lors d'un bal au château de lady Edgermond,

Corinne rôde dans le parc jusqu'à la rivière. Elle entend

tout à la fois la musique de la fête et le murmure de

l'eau. Sur une rive, les arbres, la fête, la musique et

la joie; sur l'aytre, un paysage désert éclairé par la lune.

Corinne s'imagine noyée dans la rivière et devine la

détresse d'Oswald la retrouvant. Elle n'a qu'à se présenter

au bal pour changer son destin mais elle avance irrévocable-

ment vers son avenir désert.

Page 131: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( "

L

121.

Oswald a épousé Lucile et une fille, Juliette, laur

est née. Oswald est malade et dans son délire, Lucile

comprend qu'il veut revoir Corinne et l'Italie. La

traversée du Mont Cenis semble présager l'avenir triste du

hé ros. Comme Oswald et Lucile regardent "l'enfer de glace90 ",

qui est le Mont Cenis, ils aperçoivent "une longue file

d'hommes habillés de noir, qui portoient un cercuei19l ".

Tout annonce le deuil de la nature et de l'homme.

La soeur de Corinne, Lucile, symbole de la femme

patriarcale, ne deviendra jamais la rivale détestée, ni

comme soeur, ni comme amante. Au théâtre, lorsque Corinne

voi t Lucile, "elle se compara dans sa pensée avec elle, et

se trouva tellement inférieure, elle s'exagéra tellement •••

le charme de cette jeunesse, de cette blancheur de ces

cheveux blonds, de cette innocente image du printemps de la

vie, qu'elle se sentit presque humiliée de lutter par le

talent, par l'esprit •.. avec ces grâces prodiguées par

la nature elle-m~me92". Cruellement humiliée, Corinne se

sent indigne d'~tre la femme d'Oswald, et lui retourne son

anneau. En mariant Lucile au héros, Mme de Staël exalte

la femme soumise, vertueuse et belle, idéal de la

femme-épouse. Elle reconnatt l'~gocentrisme de son

hérolne comme un obstacle à son épanouissement comme mère.

Comme mère-substitut, Corinne entreprend l'éducation de

Juliette qui "fitJes progrès inconcevables dans tous les

genres9S

".

Page 132: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

--- ._-._--

122.

Le talent de Corinne, qui "a besoin cl' une indépendance

intérieure que l'amour véritable ne permet jamais 94 "

s'épuise par la force de la douleur et elle meurt. c ' est

une mort dans la tradition de l'Eglise. Elle se confesse,

excusant Oswald de l'avoir abandonnée car "les hommes ne

savent pas le mal qu'ils font 95 "

La position de Mme de Staël à l'égard du catholicisme

parait ambigue car elle appuie le divorce dans Delphine et

fait congédier le prêtre du chevet de Sophie de Vernon,

mourante. Son attitude a changé au contact avec les

Italiens. Porte-parole de Mme de Staël, Corinne fait ce

constat: "Il n'y a rien d'étroit, rien d'asservi, rien

de limité dans la religion. Elle est immense, l'infini,

l'éternel; et loin que le génie puisse détourner d'elle,

l'imagination, son premier élan, dépasse les bornes de la

vie, et le sublime en tout genre est un reflet de la

Divinité 96 ". L'héroine illustre les rapports qui existent

entre la religion, l'amour, les arts, la vie et la mort.

Sa perception de la réalité est un reflet de l'harmonie

spirituelle et intellectuelle qui la caractérise.

Archétype de la femme, l'héroïne est la manifestation

des désirs, des rêves et des fantasmes non seulement de

Mme de Staël et de ses contemporains, mais de la femme

moderne. Le mythe de la sibylle s'inspire de la réalité de

Page 133: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( la psyché féminine que la faculté de l'intuition

caractérise. De génération en génération, la mémoire

génétique unifie le processus créatif et intellectuel

de la civilisation, qui se manifeste à un moment donné.

Corinne est la manifestation de ce processus: elle se

transcende comme artiste et dans la vie intime, elle

crée une ambiance qui lui plalt. Cette ambiance est

123.

un reflet de son harmonie intérieure et un lieu d'accueil

pour ses amis. Cependant, le héros l'abandonne et le

rêve se dissipe.

Des indices de l'impossibilité de ce rêve sont

manifestes dans le roman et signalent la lente déchéance

de l'héro1ne. La présence du lazzarone à Naples souligne

la mesure de son désespoir et de sa solitude; la lave

symbolise sa mort lente et l'orage à Venise prédit son

angoisse et ses souffrances. La fête dont elle est témoin,

est une métaphore de son exclusion de la société.

Oswald fait revivre l'inconstance de Narbonne et de

Ribbing. Passionné, sensible et d'une nature élevée, il

possède toutes les qualités pour plaire à Corinne: ils "se

sont confiés leurs pensées les plus intimes .•• se sont parlés

de Dieu, de l'immortalité de l'âme, de la douleur" .. mais ..

ils "redeviennent tout à coup étrangers l'un à l'autre97

".

Asservi à une morale conventionnelle, Oswald ignore son coeur

et abandonne Corinne. La repr.ésentation de l'Italie comme

pays libre s'inspire de l'oDservation des philosophes des

Lumières: le bonheur individuel dépend des institutions et

Page 134: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

des lois et les moeurs sont les produits de l'environnement

de l'homme. La mort de Corinne est le geste sublime de

la femme de génie que la société, représentée par Oswald

et l'Angleterre, refuse en tant qu'artiste accomplie et

femme heureuse sur le plan émotif.

Page 135: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

e) La critique de la presse de l'époque.

En dépit de l'immense succès de Delphine et de

Corinne, la critique de la presse qui représente bien

les idées de Bonaparte et de la société qu'il consolide,

est virulente quant à Delphine, dont le contenu politique

et philosophique réfute le despotisme du régime impérial,

tandis qu'elle l'est moins à l'égard de Corinne. Pour

Delphine, on accuse l'auteur d'immoralité, d'invraisemblance

et d'un manque d'esprit religieux. Pour Corinne, on n'a

rien à dire sur la religion mais on critique son aspect

social, les idées morales et la vraisemblance.

La critique de Delphine se divise en deux groupes:

sept ou huit sont contre Mme de Staël; trois prennent sa

défense: il y a Hochet dans "le Publiciste", Constant dans

"Le Ci toyen français" et Ginguené dans "La Décade philosophique".

Féletz et Michaud dans le "Journal des débats", Fiévée dans

le "Mercure" et Villeterque dans le "Journal de Paris" sont

nettement contre Mme de Staël. Benjamin Constant se moque

des adversaires de Mme de Staël et ses commentaires suivants

situent bien leur jeu:

Page 136: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

A peine a-t-il paru, que chefs et subalternes, tout a été dans la plus grande rumeur: on a battu le ban et l'arrière-ban, arboré le drapeau noir en signe de détresse; toutes les plumes ont été mises en réquisition et se sont escrimées dans les feuilles

126.

et les feuilletons, à disséquer l'oeuvre philosophique de Mme de Staël. Les uns ont savamment disserté sur les défauts et les invraisemblances du roman de Delphine; d'autres ont fait écrire des lettres à des prétendus philosophes ... ils ont eu l'attention de n'y mettre ni esprit ni ?hilosophie; .. on s'en est pris au sexe de l'auteur, à son pays, à sa famille. Tout cela, comme on voit, est très décent, très charitable, et surtout extrêmement chrétien98

En effet, comme l'observe Constant, les attaques

s'inspirent en grande partie du fait que l'auteur est une

femme et l'idéal de la femme qu'elle propose dans son

héroine va à l'encontre de l'image de la femme à l'époque.

Féletz, tenant du classicisme, ast nécessairemp.nt contre

le roman mais ses commentaires sont insignifiants par rapport

aux propos venimeux de Fiévée. Dès 1797, Fiévée, conseiller

secret de Napoléon, romancier à succès et l'un des

écrivains politiques les plus célèbres de son temps, est

un adversaire acharné de la philosophie des Lumières et

par conséquent, de Mme de Staël, femme et philosophe brillante.

Son article du 1 janvier 1803 est l'un des articlp.s les plus

méchants jamais écrits sur Mme de Staël à propos de Delphine.

L'une des principales accusations, reprise par d'autres

journalistes et iu'on retrouvera a propos de Corinne,

c'est que Delphine, femme passionnée, est par ce fait même

contre la nature des femmes bien élevées. Voici un extrait

de son attaque:

Page 137: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

{

127.

Delphine .. est une tête exaltée •. elle est philosophe et déiste, et, ce qui est pis, elle est si bavarde qu'elle parle toujours la première. Parler est pour elle le bonheur suprême, aussi, répète-t-el1e souvent qu'elle est brillante, qu'elle a été brillante, qu'elle sera brillante, ce qui signifie qu'elle parle bien, qu'elle a bie~ parlé et qu'elle parlera bien .. ; depuis que nos moeurs ge sont perfectionnées, on trouve bien qu'une femme se fasse orateur dans un salon, et plus elle manque aux bienséances, aux devoirs de son sexe, plus on lui applaudit •. Ce caractère existe, et Mme de Sta~l a pu le peindre; mais elle a eu tort de croire qu'une femme pareille inspirerait de l'intérêt99 •

La haine de Fiévée le pousse plus loin. Delphine "parle

de l'amour comme une Bacchante, de Dieu comme un quaker, de

la mort comme un grenadier, et de la morale comme un

100 sophiste ". Cette âpreté choque les lecteurs du "Mercure"

puisque l'article est signé F.; ils en accusent Fontanes,

récemment parti de la revue, lequel doit publier un démenti.

Hochet et Ginguené admirent la représentation de la

société dans le roman. Ginguené, en particulier, fait

l'éloge du caractère de l'héro~ne qu'il trouve d'une élévation

extraordlnaire. Cependant, même pour Ginguené, cett~

conception de la femme est troublante et malgré l'élégance

de ses phrases, il est évident, qu'au fond, Ginguené, comme

ses contemporains, est trop conservateur pour concevoir la

présence d'une femme comme Delphine dans la société. Voici

ses commentaires:

Une femme d'ailleurs qui joue ce rôle dans le monde quitte réellement celui que la nature et la société imposent également à son sexe; quelque éclat que vous lui supposiez, elle ne parait pas alors sur l'horizon comme un astre brillant et doux qui éclaire, mais comme une comète qui tourbillonne et dérange tout le système; et tenez pour certain que si les planètes avaient du sentiment et de l'action, elles se ligueraient toutes contre les comètes lOl .

Page 138: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

128.

On accuse Mme de Staël d'immoralité car une femme

passionnée en amour est hors de la décence. Les

commentaires de Fiévée, Vi11eterque et Roederer se

conforment "aux opinions courantes dans les écrits et

l'opinion de ce temps, chez les médecins, comme chez les

moralistes et les juristes l02 ". Fiévée trouve que la

question de l'amour physique est posée "tout crûment entre

les deux amants l03 ". Roederer parle d'obscénité:

Une femme qui se laisse approcher ainsi est déjà souillée, l'adultère est là, dans l'embrasement de deux imaginations qui ne peuvent plus s'attacher à aucun devoir, ni tenir dans aucune vertu ... Celle qui n'a pas su tenir un homme dans le respect, est une femme violée et dégradée l04 •

On reproche à Delphine de ne pas avoir de religion

proprement dite, tandis qu'on fait l'éloge de Matilde de

Vernon, une bigote, qui professe le catholicisme.

Fiévée, Villeterque et Féletz trouvent que l'histoire

manque de morale proprement dite, c'est-à-dire, qu'ils

auraient voulu voir la vertu récompensée. Constant leur

répond qu'en effet, le malheur de Delphine est imputable

à son refus de se conformer à l'opinion générale. Mme de

Staël voulait "faire sentir toute l'injustice de cette

tyrannie de l'opinion, qui transforme en actes criminels

des actes de vertu, et flétrit les réputations sur la seule

apparence des choses lOS ". Sur le plan de la politique, dit

Constant, quelle que fût ••. la constitution d'un Etat, il

n'y aurait pas de liberté tant qu'on y maintiendrait cet

Page 139: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

esclavage de l'opinion, qu'on peut bien regarder comme

la pire des servitudes l06 ".

En lisant toutes les attaques contre Delphine, on

éprouve un sentiment de malaise face à l'hypocrisie et

à l'intolérance de cette critique dirigée par la volonté

impériale. Les propos, lourdement misogynes, paraissent

étonnants de nos jours mais "en réalité .•. le langage est

129.

1 i d " d ... la 7" ce u e toute une epoque, a e trop rare except10ns pres

Si Ginguené prend la défense de Mme de Staël, son langage

est toujours de son époque car la nouveauté du caractère

de Delphine l'effraie et il ne peut pas accepter cette

vision de la réalité féminine.

Les attaques contre Corinne s'inscrivent dans la

réprobation générale du roman du siècle précédent. On

trouve que les personnages et les sentiments qu'ils

expriment sont invraisemblables. Pour Féletz dans "Le

Publiciste", et pour d'autres journalistes dans le

"Journal du commerce", la "Gazette de France" et la

"Oêcade" surtout, Mme de Staël "crée des personnages

extraordinaires, elle leur donne des passions extraordinaires,

sur lesquelles elle les fait disserter dans un langage

souvent extraordinaire .. 108 ". On prétend que Corinne,

personnage enthousiaste et inspiré, n'a pas de mesure

commune avec l'humanité. Constant répondra que cela revient

à dénoncer le beau idéal d'une statue grecque. Schlegel

propose que Corinne, l'artiste, est un être à part, et que

Page 140: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

- 130.

sa marche à la mort est celle d'un poète.

Féletz trouve invraisemblable l'inconstance d'Oswald

et Auger dans la "Décade" ne comprend pas sa soumission à

la volonté de son père défunt. Seul Constant comprend le

p er sonnage. Il explique que la société pèse tellement sur

l'individu, qu'elle finit par le façonner d'après le

moule universel. L'indécision qui caractérise la jeunesse

fait que "la nature lutte contre les règles qu'elle ne

conçoit pas clairement; et c'est durant cette lutte que

l'homme est en proie aux égarements de l'imagination comme

109 aux 0 rages du coe ur " .

A l'exception de Schlegel et de Constant, on ne fait

pas de commentaire sur le rôle des nationalités dans le

roman. Ils expliquent que le choix de pays différents

sert à mettre en opposition des natures et des qualités

des protagonistes, les forçant à faire un choix.

Réactionnaires, les feuilletonistes qualifient

d'invraisemblable tout ce qui s'écarte du système moral

et social en vigueur à l'époque. Fêle tz dé tes te le vague à

l'âme, les rêves, les mystères qui environnent les personnages,

110 les considéran t comme une "f an tasmagorie sent ime n ta le " .

La "Gazette de France" ne voit là "qu'une étrange maladie

de l'esprit dans un siècle corrompu, une conséquence de

111 l'égoïsme philosophique ".

On aboutit aux propos violemment antiféministes

du siècle précédent. Corinne est considérée comme anti-

sociale. Constant répond qu'il est impossible que

1

Page 141: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

(

l'auteur se donne un modèle à suivre pour les personnages

et pour l'intrigue de son roman, étant donné qu'il est

question d'une oeuvre d'imagination, laquelle, dit-il,

131.

"ne doit pas avoir un but moral mais un résultat mora1l12

".

Aucun critique, sauf Constant, Sch1egel et Humboldt,

n'a compris le rôle des arts à travers le roman dans

l'expression des sentiments et des personnalités. Boutard,

critique spécialisé du "Journal de l'Empire", aime les

commentaires de Corinne sur la peinture, sa sensibilité

d'artiste, et sent qu'il y a là quelque chose d'étrange. Il

ne sait pas qu'il rencontre pour la première fois les

nouvelles idées allemandes en esthétique.

La cr i tique cède aux préjugés moraux et sociaux,

toujours courants, d'avant la Révolution. Cette réaction,

qui vante la France de Louis XIV au dépens de l'Europe

des Lumières, soutient le plaidoyer de Mme de Staël et

justifient son réquisitoire contre la société.

Page 142: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

NOTES

CHAPITRE III

1 Mme de Staël. Delphine, Intro.de Claudine Herrmann, Edition des Femmes, Paris, 1981, p.35

2 Ibid, p.19

3 Ibid, p.3

4 Gutwirth, Madelyn "La Delphine de Madame de Staël: Femme, Révolution et mode épistolaire, p.1S8, Cahiers staë1iens, no.26-27, 1979

S Ibid, p.1S9

6 Ibid, p.163

7 Mme de Staël, Delph~, Intro.de Simone Balayé, Droz, Genève 1987, p.13

8 Mme de Staël Delphine, Intro.de Claudine Herrmann, Edition des Femmes, Paris, 1981, p.49

9 Ibid, 2,IV,XXXllI cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p .109

10 Mme de Staël Delphine, Intro.de Claudine Herrmann, Edition des Femmes, Paris, 1981, I,Il,p.27

11 Ibid, p.28

12 Ibid, p.26

13 Ibid, XXVII, p.28S

14 Ibid, XXVII, p.28S

15 Ibid, 2,V,IX p.204 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p .113

16 Ibid, p.113

17 Ibid, 2 , V , xx VII l , p.280 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.113

18 Ibid, 2,V,X,p.206 cité par Made1yn Gutwirth, Op.cit., p.114

Page 143: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( 133.

NOTES

19 Balayé, Simone "Destin de femmes dans Delphine", Cahiers staëliens, no.35, 1984, p.49

20 Mme de Staël Delphine, Intro.de Claudine Herrmann, Edition des Femmes, Paris, 1981 II,XLI,p.340

21 Ibid, p.330

22 Ibid, p.333

23 Ibid, l,VII, p.46

24 Ibid, l,VII, p.46

25 Ibid, I,VII,p.47

26 Ibid, l,VII, p.49

27 Ibid, I,III,XIV,p.4l9 cité par Made1yn Gutwirth, Op. cit., p.124

28 Ibid, p.124

29 Ibid, I,II,XVIII, p.440 cité par Madelyn Gutwirth, Op. cit., p.124

30 Ibid, p.127

31 Mme de Staël Delphine.l Intro.de Claudine Herrmann, Editions des Femmes, Paris, 1981, II,XVIII, p.441 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.127

32 Ibid, p.127

33 Mme de Staël Delphine Intro.de Simone Balayé, Droz, Genève 1987, p.26

34 Gutwirth, Made1yn Op.cit., p.l27

35 Mme de Staël Delphine.l Intro.de Claudine Herrmann, II,VII, cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.128

36 Ibid, I,III,p.64 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.131

37 Ibid, 111,1, p.367 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.131

38 Ibid, p.131

Page 144: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

134.

NOTES

39 Ibid, III,III,p.377 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.131

40 Ibid, p.131

41 Ibid, III,V,p.384 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., p.131

42 Ibid, III,XXVIII,p.457 cité par Madelyn Gutwirth, Op. cit., p.13l

43 Ibid, VI,XVIII,p.391 cité par Made1yn Gutwirth, Op. cita, p.131

44 Ibid, III,XXIII, p.449

45 Ibid, Notes p.529

46 Mme de Staël Delphine Intr.de Claudine Herrmann, Editions des Femmes, Paris, 1981, IV,VXXVII,p.15l cité par Simone Balayé, Lumières et liberté, Klincksieck 1979, p.134

47 Ibid, p.134

48 Ibid, p.134

49 Mme de Staël Delphine Intro.de Claudine Herrmann, Editions des Femmes, Paris, 1981, III,VII,p.389

50 Gutwirth, Madelyn "Mme de Staë1's debt ta "Phèdre": "Corinne", Studies in Romanticism, Vol.III, Spring 1964, no.3 The Graduate School, Boston University, p.l6l

50 Moers, Ellen "Performing Heroinism: The My th of Corinne" in Literary Women, Doubleday, Garden City,N.Y.1976,p.173

51 Ibid, p.189

52 Ibid, p.189

53 Ibid, p.19l

54 Ibid, p.179

55 Mme de Staël Corinne ou l'Italie, Edition des Femmes 1979, II,I,p.43

Page 145: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(' '",

135.

NOTES

56 Ibid, IntI'. de Claudine Herrmann, p.7

57 Simone, Franco "La littérAture italienne dans "Corinne" Cahiers staëliens no.35, 1979, p.297

58 Mme de Staël Corinne ou l'Italie, Edition des Femmes 1979, IX,I,p.228

59 Simone, Franco "La littérature italienne dans "Corinne" Cahiers staëliens no.35, 1979, p.296

60 Mme de Sta~1 Coridne ou l'Italie, Edition des Femmes 1979, III,III,p.228

61 Ibid, IX,I,p.228

62 Ibid, IX,I,p.228

63 Ibid, IX,I,p.229

64 Ibid, IX,I,p.229

65 Ibid, IX,I,p.229

66 Ibid, IX,I,p.229

67 Ibid,Notes p.28l

68 Ibid, X,IV,p.238

69 Ibid, X,IV,p.254

70 Ibid, X,V,p.255

71 Ibid, XX,V,p.298

72 Ibid,I,I,p.23 cité par Made1yn Gutwirth, Op.cit., p.232

73 Ibid, p.232

74 Ibid, p.233

75 Ibid, I,I,p.23

76 Ibid,XVI,III,p.162 cité par Madelyn Gutwirth, Op.cit., 0,220

Page 146: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

136.

NOTES

77 Mme de Staël Corinne ou l'Italie, Edition des Femmes 1979, XVI,V,p.170 cité par Made1yn Gutwirth Op.cit., p.220

78 Ibid, XIV,III,p.89

79 Ibid, VIII,I,p.200 cité par Made1yn Gutwirth Op.cit., p.242

80 Ibid, VIII,I,p.203 cité par Made1yn Gutwirth Op.cit., p.243

81 Campbell, Joseph The Hero with a Thousand Faces, Bo1linger Series, Princaton 1949, p.IIO-111 cité par Made1yn Gutwirth Op.cit., p.242

82 Mme de Staël Corinne ou l'Italie Editions des Femmes 1979 II,III,p.54 cité par Madelyn Gutwirth Op.cit., p.243

83 Ibid, p.243

84 Mme de Staël Corinne ou l'Italie, Edition des Femmes 1979, VI,III,p.149, Ibid, cité par Madelyn Gutwirth Op.cit., p.210

85 Mme de Staël Corinne ou l'Italie Edition des Femmes 1979, XV,I,p.115

86 Ibid, XV,I,p.l15-l16

87 Ibid, XIII,I,p.61

88 Ibid, XIII,I,p.62

89 Ibid, XIII,IV,p.76

90 Ibid, XIX,V,p.267

91 Ibid, XIX,V,p.267

92 Ibid, XVII,IV,p.199

93 Ibid, XX,IV,p.292

94 Ibid, XV,IX,p.150

\ 95 Ibid, XVIII,V,p.301

Page 147: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

NOTES

96 Ibid, XVIII,V,p.301

97 Ibid, XVIII,V,p.238

98 Constant, Benjamin Receuil d'articles 1795-1817, Ephraim Harpaz, Droz, Genève 1978, p.59

137.

99 Balayé, Simone "Delphine de Mme de Staël et la presse sous le Consulat" dans Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe, Klincksieck, Paris 1970, p.41

100 Ibid, p.4l

101 Carriat, Jeanne "Ginguené, critique de Delphine" dans Cahiers staë1iéns, nos.26-27, 1979, p.42

102 Balayé, Simon~ Op.cit., p.42

103 Ibid, p.42

104 Ibid, p.42

105 Constant, Benjamin Op.cit., p.61

106 Ibid, p.6l

107 Balayé, Simone Op.cit., p.47

108 Balayé, Simone "Corinne et la presse parisienne de 1807", Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe K1incksieck, Paris 1970, p.2

109 Ibid, p.2

110 Ibid, p.5

III Ibid, p.5

112 Ibid, p.9

Page 148: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

CONCLUSION.. . . ... . . . . . . . . . . . . .. . . . .. . . . ... . . . •. 145

BIBLIOGRAPHIE •••••••••••••••••••••••••••••••••• i-vi

Page 149: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

{

(

Malgré l'énorme succès de son oeuvre, le rang

social et la fortune qu'elle possède, Mme de Stae1 a été

persécutée pour son rôle dans la politique et exilée

par Napoléon. Sa résistance à son despotisme

et ses romans témoignent de sa conviction passionnée de

l'importance de la liberté individuelle, point de départ

de la morale. Dans Delphine et Corinne, Mme de Staël

souligne que la femme de son temps n'est pas libre.

Par conséquent, dit-elle, pour la femme, la morale n'existe

pas. Nos commentaires sur la situation de la femme

aristocrate de l'époque, sur les idées morales de Mme de

Staël, sur les sources de son inspiration et sur les

influences qui l'ont guidée, ont cherché à appuyer cette

thèse.

Les idées morales de Mme de Staël l'inscrivent dans

la tradition des grands philosophes des civilisations

orientale et occidentale. Dans sa totalité, l'homme est

capable de saisir les vérités absolues de l'existence. Ses

tendances naturelles l'inclinant vers le bonheur, la paix et la

sagesse. Dans cette perspective, la guerre est contre la

nature de l'homme. Dieu et l'âme existent et le but de

l'existence est le perfectionnement moral que l'accomplissement

du devoir inspire. Mme de Staël soutient l'idée de la

perfectibilité de la civilisation, corollaire de l'idée

de l'évolution morale individuelle.

Page 150: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

139.

Dans la perspective de la société de l'époque, les idées

morales de Mme de Staël, surtout à l'égard de la femme, sont

d'une conception radicale. La femme n'a qu'un rôle, celui de

mère de famille et de partenaire soumis à son mari. Les

événements principaux de son existence culminent en

son mariage, un contrat social. A la Cour, on qualifie son

influence de néfaste et mesquine, situation exacerbée par le

phénomène du libertinage. D'une part, Laclos attribue le

libertinage à la dissipation de la noblesse et d'autre part,

il le considère comme une affirmation de la liberté

féminine.

distingue.

Dans le domaine des lettres, la femme se

Grâce à elle, les idées lancées

par les philosophes pénètrent dans la société et une production

littéraire se développe. Les attaques contre le roman témoignent

de l'attitude réactionnaire de la société à son égard. On

condamne le roman pour des raisons esthétiques et morales. Il

n'y a que Fenelon, Laclos et Marivaux qui défendent le roman et

la femme. Un abîme d'ignorance sépare les deux sexes.

L'Essai sur les fictions de Mme de Stail constitue une

défense rigoureuse du genre romanesque, et par le fait même, de la

cause féminine. En soulignant l'importance des sentiments et de la

raison, Mme de Staël fraie un nouveau chemin car la société de

l'époque ignore les sentiments - pas de rapports affectifs entre

mère et fille, non plus qu'entre mari et femme. Elle insiste

Page 151: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

L

" " . .

140.

sur l'importance de l'éducation de la femme, car c'est elle

qui détermine en grande mesure, dès leur naissance, la

nature des rapports entre l'homme et la femme.

L'aspect viril de la pensée staë1ienne vient de

l'influence des philosophes des Lumières. Au nom de la

raison, ils voulaient faire le bonheur de tous les hommes en

revendiquant l'égalité et la liberté religieuse, politique,

économique et civile. Montesquieu et Voltaire soutiennent

que les institutions, les lois et les moeurs sont les produits

de l'environnement de l'homme, idée développée par Mme de

Staël dans De la littérature considérée dans ses rapports

avec les institutions sociales et dans Corinne.

Dans De l'Allemagne, publié en 1804, Mme de Staël

introduit les traits essentiels du romantisme dans la société

française. Chateaubriand incarne l'âme romantique et d'une

certaine manière, il est un personnage de Mme de Staêl. Les

entretiens avec les philosophes romantiques allemands ont

permis à Mme de Staël d'approfondir sa pensée. Son imagination

a pris des ailes dans sa conception de Corinne. La théorie de

"l'art pour l'art", suite naturelle de sa pensée morale et

littéraire et un changement important dans l'histoire des idées,

sous-tend, non seulement la conception moderne de l'artiste,

mais aussi celle de l'homme commun. L'artiste se transcende

par l'acte de création. L'imagination du créateur permet

d'établir un lien entre le monde physique des apparences et les

Page 152: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

141.

profondeurs de l'inconscipnt co11~ctif. L~ C0nR~ience de la

mort, enviR8p~p co~me un v~ile qui s~n~rp IPR dimensions

temporelle et éternelle, revêt une importance primordiale,

car l'idée de la transcendance s'en inspire. Cette

idée constitue la genèse de Corinne. Mme de Staël

épouse la philosophie kantienne car elle confirme ses

propres idées sur la spiritualité de l'homme. Le drame

de Werther la séduit car le thème lui rappelle sa propre

situation, celle d'une victime de la société. Son

influence se fera sentir dans Delphine et Corinne. A

l'opposé de ses héroïnes, le malheur lui vaut la renommée

et la découverte d'horizons intellectuels et spirituels

plus vastes.

A sa mère, Mme de Staël doit le développement

intellectuel de ses facultés mais aussi, une peur morbide

de la solitude. Dans ses romans, Delphine et Corinne

vivent des expériences terrifiantes, au bord du néant:

la première, au bal masque, la deuxième, sous le

soleil brûlant de Naples. L'intensité de la formation

intellectuelle de Germaine et la tension émotive

auraient produit l'énigme de sa personnalité. Dans ses

rapports avec son père qui l'adore, Germaine trouve

l'affection, l'estime, la bienveillance et l'amour qui

manquent dans ses rapports avec sa mère. S'il désapprouve

l'habitude de Germaine d'écrire, il nourrit sa soif de la

Page 153: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

<. 142.

gloire. Les idées de son père, son rôle dans la

politique et la gloire qui entoure son nom auraient

poussé psychologiquement Germaine à réaliser son

oeuvre de fiction.

A part sa signification sociale, son mariage avec

le ba l'on Eri c Magnus de Staël-Ho 1s te in es tune malheure use

décep tion. Dans Delphine, elle présente ses idées là-dessus.

D'abord, le mariage doit s'inspirer de l'amour, et

ensuite, il incombe à la femme, par son exemple, de

mener son partenaire sur le chemin du perfectionnement

moral. L'éducation féminine est l'outil au moyen duquel

la société progresse plus vite. Simone de Beauvoir,

che f de file des f éminis t es ma de rnes, r epr endr ace t te même idée.

Pour Mme de Staël, l'amitié est une expression

d'amour, une passion qui s'élève au-dessus des considérations

politiques ou des conventions sociales, et qui illustre on ne

peut mieux l'importance des rapports sociaux à ses yeux.

Constant affirme qu'elle était la première et la plus

impérieuse de ses multiples vocations. En Juliette Récamier,

Mme de Staël trouve l'harmonie et la paix que l'amour

désintéressé de celle-ci lui réserve. Mme de Staël exal te

cette amitié dans Delphine. Elle emprunte la beauté de

Juliette à son héroine et Mme de Vernon, dont le caractère

s'inspire de Tal1eyrand, exerce le même charme sur Delphine

que Juliette Récamier sur Mme de Sta~l.

Page 154: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

".

143.

D'une part, la tragédie de pelphine est une

métaphore de la lutte entre la liberté et le

despotisme de Napoléon et, d'autre part, un réquisitoire

contre la société de l'époque. Plus encore, elle est

un plaidoyer pour les passions généreuses et la liberté

de la femme. Napoléon déteste Mme de Staël et le livre

l'exaspère. Cependant, Delphine cannait un grand succès.

En mettant en scène une héroïne qui, à l'exception

de son individualisme, représente l'idéal de la femme

du XVIIIe siècle, et en l'entourant d'autres personnages

féminins qui se sont pliés au préjugés de la société,

Mme de Staël soutient davantage son réquisitoire contre

la société. Les personnages secondaires féminins

représentent la réalité de la condition féminine. En

racontant leur histoire, elle révèle

l'intolérance et le manque de sensibilité, de compassion

et de compréhension qui étaient évidents dans l'attitude

de la société à leur égard. Refoulée et réprimée, la

femme dissimule ses sentiments. Les pires aspects de

sa nature se manifestent. Elle est méchante, névrosée,

jalouse et possessive. Les frères Goncourt confirment cette

observa tion de Mme de Staël concernan t la femme: belle,

la vie lui offre le marIage et les enfants; laide, la

société ne l'accepte pas.

Page 155: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

144.

Dans la création de Corinne, Mme de Staël a incarné,

non seulement son propre rêve, mais aussi les rêves, les

désirs et les fantasmes de ses contemporaines et des femmes

de lettres du XIX siècle. Un nouveau genre d'héroïne, celui

de la femme-artiste célèbre apparatt dans la littérature.

Corinne est la quintessence de l'énigme de la femme. Libre,

acclamée pour son talent d'artiste et d'improvisatrice, elle

est indépendante et heureuse. Dans la vie intime, elle crée

une ambiance qui est un reflet de son harmonie intérieure

et de son génie d'artiste. En donnant le nom de la sibylle

à son héroïne, Mme de Staël montre que le mythe sous-tend

la réalité de la condition féminine. Si le héros abandonne

l'héroïne et le rêve se dissipe, la création de Corinne et

son influence sur les femmes de son époque signalent une

prise de conscience qui est en train de bouleverser la société

de l'époque, phénomène que la critique de la presse illustre.

Sous l'influence de Bonaparte, la critique est

virulente quant à Delphine, dont le contenu politique et

philosophique réfute le despotisme impérial, et plutôt

réactionnaire à l'égard de Corinne. On trouve invraisemblable

la représentation des personnages et des sentiments dans le

deux romans et on condamne la peinture de l'amour dans Delphine,

la trouvan t indécente. On dé tes te la mélancolie, le vague et

Page 156: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

,

f r

1 f

1 1 l'

1

145.

le rêve, les considérant comme responsable de troubles

moraux et sociaux. Personne n'est pr~t à accepter la vision

de la femme proposée dans les romans. Aucun critique ne

comprend ses idées sur l'art, la part des sentiments et

le romantisme naissant. On utilise les arguments du

siècle précédent contre Delphine et Corinne. Cette réaction

vante la France de Louis XIV au dépens de l'Europe des

Lumières.

Vers cette fin du XX e siècle, "l'armée de romancières"

du XIX e siècle, a pénétré dans toutes les disciplines. L'image

ternie de Mme de Staël pendant un siècle et demi, s'impose

de nouveau dans toute sa clarté.

Page 157: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

BIBLIOGRAPHIE

1. OEUVRES DE MADAME DE STAËL

Oeuvres complètes publiées par Auguste-Louis de Staël, 17 vols. Paris: Treuttel et Wurtz, 1820-21.

Delphine Intro. de Claudine Herrmann, Éditions des Femmes, Paris 1981.

1.

Corinne ou l'Italie Intro.de Claudine Herrmann, Éditions des Femmes, Paris, 1981

De l'Allemagne éd.par Mme de Pange et S.Ba1ayé, Hachette 1958-1960, 5 vol. Intro.de Simone Balayé 1966

De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales tdition critique par Paul Van Tieghem (1800) Genève, Droz, 1959

Dix années d'exil, Paris, Union générale d'éditions, Paris, 1966

De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Bray,R., L'édition originale du traité de Mme de Staël, B.B.1953

Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la révolution et des principes qqi doivent fonder la république en France Edition critique par Lucia Omacini, Droz, 1979

.. II. CORRESPONDANCE DE MADAME DE STAEL

Correspondance g~nérale, Ed.par Béatrice Jasinski, Hachette Pauvert, 1960

Lettres de Mme de Staê1 à Narbonne Ed.par G.Solovieff, Gallimard, 1960

Lettres à Ribbing Ed.par Simone Balayé, Gallimard 1960

Lettres à Madame Récamier Ed.par E.Bcau de Loménie, Domat 1952

Madame de Staël: ses amis, ses correspondants, choix de lettres (1778-1817) présenté par Georges Solovieff, Gallimard, 1960

Page 158: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

BIBL IOGRAPHIE

Madame de Staël: Lettres inédites à Louis de Narbonne texte établi et présenté par Béatrice Jasinski, J.J.Pauvert, Paris, 1960

III. OUVRAGES PRINCIPALEMENT CONSACRÉS À MADAME DE STAËL

Balayé, Simone Lumières et liberté, K1incksieck, Paris, 1979

Cordey, Pierre Madame de Staël et Benjamin Constant sur les bords du Leman, Lausanne, P~yot 1966

Diesbach, Ghislain de Madame de Staël, Librairie Académique Perrin, Paris, 1983

Guillemin, Henri Mme de Staël, Benjamin Constant et Napoléon, Paris, Plon 1959

ii.

Gutwirth, Madelyn Madame de Stael: Novelist University of Illinois Press, 1978

Hero1d, Christopher J. Germaine Necker de Staël traduit de l'anglais par Michelle Maurois, Paris, Plon 1962

Levaillant, Maurice Une amitié amoureuse, Madame de Staël et Madame Récamier, Paris, Hachette 1956

Sainte-Beuve Madame de Staël, p.p.Maurice Allem, Paris, Garnier frères, 1932

. IV. ETUDES DIVERSES ET ARTICLES

Balayé, Simone "Delphine" de Madame de Sta~l et la presse sous le Consulat", Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe, Klincksieck, 1970

"Le dossier Sta~l", Romantisme, no.20, Champion, 1978

"C_Qnstant. lecteur de Corinne" Benjamin Constant Colloque Lausanne, 1967

Page 159: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

( iii.

BIBLIOGRAPHIE

Balayé, Simone "Absence, exil, voyage", Colloque de COppf't juillet 1974, Champion, Paris 1977

Benjamin Constant (Catalogue de l'exposition organisée à la Bibliothèque Nationale) Parls, 1967

"Destin de femmes dans Delphine" Cahiers staëliens, no.35,1984

"Corinne et la presse parisienne de 1807" Colloque de Coppet, Madame de Staël et l'Europe, Klincksieck, 1970

Lang, André "L'amitié, source des passions de Mme de Staël" Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe Klincksieck, 1970

Behler, Ernest "Charles de Villers et les problèmes des limites de la raison", Colloque de Coppet 1974, Slatkine Genève, Champion, Paris 1977

Sory, Jean-René "Le Tombeau de Mme Jacques Necker" Colloque de Coppet: Mme de Staël et l'Europe, Klincksieck, 1970

Constant, Benjamin Delphine Le Citoyen français, le 16 janvier 1803 réed.par E.Rarpaz dans Recueil d'Articles 1795-1817 Genève, Droz 1978

Cordey, Pierre "Madame de Staël et les prédicants lausannois" Cahiers staë1iens, avril 1969

Gutwirth, Madelyn "Mme de Staël's debt to Phèdre: Corinne" in Studies in Romanticism, no.3, 1964

"La Delphine de Mme de Staël: Femme, révolution et mode épistolaire", Cahiers staë1iens, nos.26-27, 1979

Jas inski, Béa t rice "Madame de S tae 1 et la Conven tion mai­octobre 1795" Colloque de Coppet: Mme de Sta~l et l'Europe, K1incksieck. 1970

Levai11ant, Maurice "Le Groupe de Coppet: une appelation reconnue" Colloque de Coppet 1974, Paris, Slatkine, Genève 1977

Page 160: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

BIBLIOGRAPHIE

Moers, Ellen "Madame de Staiil and the woman of genius" American Scho1ar, Spring, 1975

"p e r f 0 rm i n g He roi n i sm: The My th 0 f Cor in ne" in Literary Women, Doubleday, Garden City, N.Y.1976

iVe

Mortier, Roland "Madame de Staël et l'héritage des lumières" dans Colloque de Coppet: Madame de Staël et l'Europe Klincksieck, 1970

Starobinski, Jean "Suicide et mélancolie chez Mme de Staêl" Colloque de Coppet: Madame de Staël et l'Europe Klincksieck, 1970

Carriat, Jeanne "Ginguené, critique de Delphine" Cahiers staëliens nos. 26-27, 1979

Beh1er, Ernest "Kant vu par le Groupe de Coppet: la formation de l'image s taëlienne de Kan t" Colloque de Copp e t Slatkine, Genève, Paris 1977

Diesbach, Ghislain de "L'histoire d'une colombe de proie" Historia no.443, octobre 1983

Folman, M. "Maladie et mort de Mme de S taë 1" Revue mé d ica le de la Suisse romande, no.3, 1958

Simone, Franco "La lit téra ture ital ienne dans Cor inne" Cah ie rs staë1iens, no.35, 1979

V. OUVRAGES GENERAUX

Abensour, Léon La femme et le féminisme au dix-huitième siècle Ernest Leroux, Paris, 1923

Béguin, Albert L'Ame romantique et le r~ve, Paris, J.Corti 1939

Campbell, Joseph The Hero with a Thousand Faces, Pantheon, N.Y. 1949

Page 161: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

(

v.

BI B LlO G RA PHI E

Chateaubriand Ata1a/René Garnier, Flammarion 1964

Constant, Benjamin Mémoires sur les Cent Jours, J.-J.Pauvert, Lausanne 1961

Diderot, Denis Correspondance, Vo1.3, 1759-1761, annotée par Georges Roth, Editions Minuit, Paris 1957

Faguet, ~mile Politique et Moralistes, T.l Poitiers, Société française de l'imprimerie de librairie, 1898-1900

Gomel, Charles Histoire financière de la Législative et de la Convention 1792-93, Burt Franklin, New York 1969 première édition 1902

Goncourt, Edmond et Jules de La Femme au XVIIIe siècle Paris, Didot, 1862

Lefebvre, Georges La Grande Peur de 1789 Librairie Arnaud, Colin, Paris, 1932

Pothier Traité de la puissance maritale, Orléans 1774, 2 vol. in-12

Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux: théâtre complet Editions du Seuil, 1964

Ormesson, Jean d' Mon dernier rêve sera pour vous, J.-J.Lattès, 1982

Sassoon, Joseph Self-Actualisation, Humanica Press, Montreal 1988

Schame, Simon Citizens, Viking 1989

Ségur, Alexandre de Les femmes: leur condition, leurs moeurs et leur influence dans l'ordre social chez les différents peuples, Paris, 1803, 3 vol.in-80

Tocqueville, Alexis de L'Ancien Régime et la Révolution (1856) Gallimard, 1952-53

Wagener, Françoise Madame Récamier, J.C.Lattès, Paris 1986

Page 162: La morale féminine dans "Delphine" et "Corinne" de Madame de

.....

vi.

BIBLIOGRAPHIE

VI. OUVRAGES DE RÉFÉRENCE

Biographie Universelle, Ancienne et moderne, publiée en 1968 Akademische Druck-u, Ver1agsansta1t, Graz-Austria

Dictionnaire encyclopédique Quillet Libr&irie Aristide Quillet, Paris, 1968-1970

Encyc10pedia of Poetry & Poetics Editors Alex Preminger et al., N.J. 1974, Princeton

Encyc10paedie Universa1is, Corpus 12, Par.is 1985

Encyc10paedia Britannica, Ency.Brit.lnc., Toronto, 1987