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1
La notion de puissance : les quivalents latins du
grec
Peggy LECAUD
(Universit Paul Valry-Montpellier 3)
Le mot est un terme fondamental dans la pense grecque,
non seulement en philosophie, o il prend une importance singulire
partir dAristote, mais aussi en mdecine, en sciences de la nature ou en
mathmatiques. En tant que tel, il est pass dans les langues modernes
par lintermdiaire de traductions latines. Par exemple, comme concept
philosophique, est rendu le plus souvent par fr. puissance,
notamment dans le syntagme prpositionnel en puissance, ou par fr.
potentialit et fr. potentiellement, crs partir de ladjectif fr. potentiel
(angl. potential, all. Potenziell), emprunt savant du lat. potentialis. Ce
dernier terme, attest pour la premire fois au IVe sicle de notre re,
connat un usage important dans la philosophie scolastique, aux XIIe et
XIIIe sicles. Il a alors pour parasynonyme ladjectif uirtualis, cr en latin
mdival et pass dans les langues modernes sous la forme de fr. virtuel,
angl. virtual, all. virtuell ; sur fr. virtuel furent crs fr. virtualit et fr.
virtuellement, qui servent galement exprimer le concept grec. Au sein
de cette chane historique longue et complexe, la prsente tude se
concentre sur le moment de la conversion de en latin. Cette
question est envisage selon une double approche : dabord, il sagit, dans
une perspective onomasiologique, didentifier les choix effectus par les
auteurs latins pour traduire les diffrents emplois du lexme grec. Les
auteurs disposaient, cette fin, de plusieurs solutions : lemprunt de
signifiant, la cration lexicale par nologisme formel, la transposition
laide de lexmes dautres catgories grammaticales, ou, solution la plus
rpandue, la traduction par un lexme prexistant de mme catgorie
grammaticale. Puis, dans une perspective smasiologique, il sagit
dvaluer limpact du processus de traduction sur un ensemble de quatre
lexmes latins, slectionns pour leur place privilgie comme quivalents
de traduction de : potestas possibilit, pouvoir , potentia
puissance , uis force, violence et uirtus valeur, qualit, vertu .
En effet, sil est admis que, du point de vue de la langue-source (ici, le
2
grec), traduire, cest trahir (traduttore, traditore), et que le
smantisme du lexme grec a toutes les chances de se trouver modifi au
moment de sa conversion en latin, il faut galement envisager, en se
plaant alors du point de vue de la langue-cible (ici, le latin), en quoi la
traduction laisse son empreinte sur cette dernire et contribue
lvolution smantique des mots de son lexique.
Lanalyse smantique en langues anciennes prsente des difficults
qui lui sont propres et qui imposent la ncessit dune mthodologie
adapte. Labsence daccs au sentiment du sujet parlant et ltat
lacunaire de la documentation constituent ainsi deux problmes majeurs
dans ce type dtude. Cest pourquoi la reconstruction de lvolution
smantique dun lexme doit tre mene avec prcaution et conserve
souvent un caractre hypothtique. Ces problmes rendent dautant plus
ncessaire la dfinition dune situation dinterprtation, quil convient de
distinguer de la situation dnonciation do les textes tudis sont mis ;
il sagit dobjectiver la situation do parle linterprte, notamment
depuis quelle langue ou quel tat de langue. Dans le cas prsent, la
langue-outil, le franais, dtermine la manire dont le sens des mots
anciens, grecs et latins, est interprt, dans la mesure o le sens est
formul laide de mots franais ; or, ces mots franais sont souvent eux-
mmes tributaires de mots latins dont ils sont les descendants par la voie
phontique ou les emprunts savants. Cest partir de la dfinition de cette
situation dinterprtation quil est possible dappliquer aux langues
anciennes la mthode de lanalyse smique, dans sa version amende
notamment par F. Rastier, partisan dune smantique interprtative ,
o la conception ontologique traditionnelle de la signification est
remplace par une conception constructiviste du sens : celui-ci est
(re)construit depuis la situation dinterprtation partir de la pluralit des
occurrences ; la distinction entre type (en langue, hors contexte) et
occurrences (en discours, en contexte), o ces dernires sont perues
comme des dformations de la signification proprement dite par le
contexte, cde alors la place une distinction entre occurrence-source et
reprises ; le primat du type sur loccurrence est abandonn et le sens du
mot est conu comme naissant de sa fusion avec les mots de son
contexte : la fois les mots relevant de son paradigme smantique
(parasynonymes, antonymes) et les mots quil rgit ou par lesquels il est
rgi, qui permettent de dfinir son profil combinatoire. De la sorte, une
place est laisse la mmoire du mot , cest--dire toutes les
informations supplmentaires que linterprte est en mesure de mobiliser
et dassocier au mot tudi au moment de son analyse : les informations
lexicographiques qui y ont trait, ses traductions dans diffrentes langues,
3
son inscription au sein dun paradigme lexical susceptible de le motiver (ce
que lon appelle traditionnellement la famille du mot), ses occurrences
rencontres antrieurement.
1. TUDE LEXICOLOGIQUE DU LEXME GREC
Les emplois de sont tudis en fonction de divers
paramtres: en premier lieu, lanalyse est mene dans une perspective
diachronique, du grec archaque au grec classique, intgrant galement
des occurrences plus tardives, jusqu lpoque romaine. Le classement
des occurrences est tabli aussi en fonction du genre littraire des textes,
notamment selon leur caractre technique ou non technique. Or, il est
possible dobserver une corrlation entre le genre textuel et ce que nous
appelons le complmenteur rfrentiel de : en tant que nom
abstrait , est, en effet, caractris par son incompltude
rfrentielle ou sa syncatgormaticit , du moins pour certains de
ses emplois ; il dnote toujours la capacit ou la puissance de quelquun
ou de quelque chose. Dans les textes non techniques tudis, cest--dire
les textes historiques, potiques, dramatiques ou les discours, son
complmenteur rfrentiel est presque toujours soit une personne
humaine ou divine, soit une collectivit humaine (une cit ou un tat). En
revanche, dans les textes philosophiques et scientifiques, il peut tre
constitu par ltre humain en tant quespce, mais aussi par une plante,
une substance quelconque, un mot, une note de musique, une lettre, un
nombre, en dfinitive, par tout tre, quil soit anim ou inanim. Lidentit
de son complmenteur rfrentiel fait ainsi varier la valeur rfrentielle de
, sans pour autant faire changer ncessairement sa valeur
smantique. Le sens de est encore analys selon deux autres
paramtres : le paradigme lexical et les paradigmes smantiques au sein
desquels il sinscrit. Le sens de reste ainsi trs proche de celui du
verbe auquel il est parallle, ( pouvoir ) qui exprime en grec la
modalit de la possibilit, et de ladjectif . ct de ces lexmes,
la langue a cr des sous-paradigmes lexicaux correspondant un
emploi particulier de ; par exemple, ct de lemploi du
substantif dans le domaine politique furent crs souverain,
prince , commander , commandement,
oligarchie, dynastie , etc. Quant aux paradigmes smantiques de
, ils constituent des rseaux au sein desquels le substantif
entretient des relations de synonymie ou dantonymie avec dautres
lexmes, relations qui font partie intgrante de son sens et qui permettent
4
de circonscrire ses emplois. Ainsi, ne sinscrit pas dans le mme
paradigme smantique selon quil est employ dans le domaine politique,
o il fonctionne en relation avec dautres substantifs exprimant le pouvoir,
comme et , ou dans le domaine mdical, o il entretient des
relations de synonymie avec des lexmes exprimant la notion de force,
, ou .
1.1. et en grec archaque
Dans les popes homriques, , contrairement ce que
certaines traductions et certaines dfinitions lexicographiques pourraient
laisser penser, est loin de dnoter spcifiquement la notion de force
physique , quil sagisse dailleurs de la notion de force active ou de
celle de force de rsistance ; en tant que nom de procs associ
, le substantif rfre plus largement lensemble limit de
moyens sur lesquels un hros peut compter ou qui caractrise un dieu1 .
La valeur rfrentielle de varie la fois selon lindividu concern
dieu, guerrier expriment, jeune guerrier, propritaire et selon la
situation prcise dans laquelle il se trouve : lors dun combat, il dnote
lensemble des ressources physiques et mentales sur lesquelles le
combattant sappuie, lors dune comptition de lancer de traits, son
aptitude lancer les traits, et, enfin, lors dun sacrifice, les moyens
financiers permettant de le raliser. Par consquent, sa valeur smantique
est plus large et se dfinit, comme le formule G. Plambck, comme la
capacit (de quelque chose), en quelque sorte abstraite, o la capacit
en tant que telle nest pas dtermine, et nest explicite que par la
situation en question un moment donn2 . Cette valeur smantique
peut tre reprsente de la manire suivante : /capacit / de X / de faire
une action Y/, X et Y constituant les variables qui viennent prciser la
capacit en question. X peut tre ainsi satur par le rfrent-type
guerrier , dieu ou riche possdant , et par les rfrents Achille,
Tlmaque, Pris, ole, Hcate ou encore Perss, chez Hsiode. Y est
satur par combattre un adversaire plus fort que soi , chtier un dieu
alors quon est mortel , faire un sacrifice aux dieux , faire souffler le
vent , etc. Au terme de ces analyses, parat en dfinitive si
loign de la notion de force que lon peut se demander pourquoi ce
1 LEFEBVRE (2000 : 66).
2 PLAMBCK (1964 : 6) : Vielmehr ist im genauesten Sinn das gewissermassen
abstrakte Vermgen (zu etwas), wobei das Vermgen als solches gar nicht festgelgt ist
und erst durch die jeweils gemeinte Sache eine Konkretisierung empfngt.
5
sens lui est si souvent assign par les lexicographes ou les commentateurs
comme sens de base ou sens originel .
Certes, dans lpope, il est souvent possible de linterprter
contextuellement de cette faon. Mais lobservation des autres noms de la
force rvle son isolement au sein de ce paradigme smantique, au point
quil est difficile de parler de synonymie, mme partielle, entre et
, , , , ou dans les popes homriques. En outre,
cette interprtation contextuelle nest pas systmatiquement possible et il
suffit dlargir la focale aux occurrences hsiodiques du substantif et aux
occurrences du verbe pour achever de sen rendre compte, le
substantif restant smantiquement trs proche du verbe. En effet,
est un vritable verbe de modalit dont les emplois absolus o
il nest pas complt par un verbe linfinitif sexpliquent sans difficult
en contexte. De la sorte, il est difficile denvisager quil ait pu avoir
antrieurement le sens statif d tre fort , tre puissant dont
seraient drives ses valeurs modales. Ds les popes homriques, le
verbe exprime la notion sous-dtermine de possibilit, quil sagisse de la
capacit intrinsque du rfrent du sujet du verbe ou de labsence
dobstacles extrieurs son action. Toutefois, il apparat que la valeur
radicale de capacit est privilgie, au sein du verbe grec, par rapport aux
autres valeurs radicales et la notion sous-dtermine : le fait que le
verbe ne connaisse que des formes moyennes ou passives invite en effet
le traduire par avoir en soi la capacit de, tre capable de , en se
conformant aux vues d. Benveniste, selon lequel dans le moyen (), le
verbe indique un procs dont le sujet est le sige ; le sujet est intrieur au
procs3 .
1.2. De la capacit la puissance
Dans la langue non technique de lpoque classique, est
appliqu des ralits diverses, selon le principe qui veut quun lexme
de faible comprhension ait aussi une large extension. Sa valeur
smantique de /capacit / de X / de faire une action Y/, dgage
lpoque archaque, volue dans plusieurs directions, pour la plupart dj
amorces date ancienne. En premier lieu, le lexme peut dnoter non
plus une capacit abstraite, dtermine la fois par la saturation de X et
de Y en contexte, mais plutt ce qui permet X dtre capable dagir,
cest--dire les ressources ou les moyens concrets dont X dispose, quil
3 BENVENISTE (PLG 1 1966 : 172).
6
sagisse des moyens financiers, des forces armes, des ressources
offensives et dfensives dun pays, ou encore des aptitudes que X possde
de faon inne ou quil a acquises par un apprentissage. a pu
recevoir ces diffrents emplois par un changement de sens mtonymique,
la cause (les ressources de tout type) tant dnote par le mme mot que
leffet (la capacit daction). Dans ces emplois, le lexme subit une
concrtisation plus ou moins affirme de sa valeur rfrentielle.
Autrement dit, ses occurrences rpondent un plus grand nombre des
critres de reconnaissance dun emploi concret, tels quils sont dfinis par
R. Martin : caractre matriel, reprsentable, comptable,
catgormatique4. En effet, la possibilit de sa mise au pluriel en rvle le
caractre comptable. En outre, pour lensemble de ces emplois, la valeur
smantique de peut se dfinir ainsi : /ressources / de X / lui
permettant dagir/ : le lexme tend alors vers la catgormaticit, X
ntant plus que le possesseur des ressources et non le complmenteur
rfrentiel du nom5. Sa valeur rfrentielle nest plus dtermine par
laction Y dont X est capable, mais plutt par le statut de X : statut
socioprofessionnel (orateur, mdecin, propritaire, pouse, dirigeant,
etc.) ou statut ontologique (homme, femme, divinit). En cela, la
valeur smantique de dans ces emplois peut tre prcise comme
suit : /ressources / de X / lui permettant dagir en X/. En tant que ces
ressources reprsentent un bien pour celui qui les possde, est
orient vers le haut sur lchelle valuative ; mais dans la mesure o
lusage qui peut tre fait de ces ressources est indtermin, il peut tre
orient vers le bas sur lchelle axiologique, comme chez Platon, ou bien
tre non marqu de ce point de vue, comme chez Thucydide ; il est rare
quil soit orient vers le haut sur cette chelle.
Avoir des ressources, quelles quelles soient, confre une position de
supriorit celui qui les a. Cest ainsi que la valeur smantique de
a pu voluer dans une seconde direction, lorsque le lexme fut
employ pour dnoter la puissance dun individu ou dune cit en tant
quelle se manifeste auprs dautrui et peut sexercer sur autrui. Cette
valeur smantique peut alors tre dfinie comme suit : /puissance / de X /
exerce sur Z/, o Z dnote le terrain , la sphre au sein de laquelle la
puissance se dploie la cit, le peuple, un individu en particulier . Au
terme de ce chapitre, trois valeurs smantiques se dgagent donc pour
:
4 MARTIN (1996 : 46-48).
5 Voir la diffrence entre la colre de Pierre, o colre na pas de rfrent en dehors de
Pierre, et le livre de Pierre, o livre a un rfrent autonome.
7
VS1 : / capacit / de X / de faire une action Y /
VS2 : / ressources / de X / lui permettant dagir en X /
VS3 : / puissance / de X / exerce sur Z.
1.3. Les emplois techniques de
Les emplois de analyss dans ce troisime chapitre ont deux
points communs qui les diffrencient des emplois prcdents : le genre
des textes dans lesquels on les trouve et la nature de leurs
complmenteurs rfrentiels. Dabord, ils apparaissent dans des textes6
relevant de littratures dites techniques, associes un domaine de
comptence ou un domaine du savoir particulier : mdecine et sciences
de la nature, conomie, rflexion sur la langue, mathmatiques, musique
et philosophie. Ensuite, et cest le point le plus dterminant pour les
distinguer des prcdents, le complmenteur rfrentiel de , qui
tait toujours, jusqualors, une personne ou une collectivit, est cette fois
une plante, un aliment, un astre, une note de musique, un nombre, toute
entit anime ou inanime, parfois mme immatrielle.
Cependant, malgr le caractre technique des emplois de
dans ces textes, le changement de type de complmenteur rfrentiel et,
par consquent, le changement de valeur rfrentielle du lexme, ses
valeurs smantiques restent en partie les mmes que celles qui avaient
t tablies pour ses emplois usuels au chapitre prcdent : on retrouve
sa valeur smantique de /capacit / de X / de faire une action Y/ lorsquil
est employ pour dnoter la proprit dtermine dune substance avoir
telle ou telle action, celle de /ressources / de X / lui permettant dagir en
X/ lorsquil dnote la qualit qui, dans la substance, la rend apte
produire son effet, et celle de /puissance / de X / exerce sur Z/ lorsquil
fait rfrence linfluence effective, constate ou suscite, dune entit
sur une autre. Toutefois, certains emplois spcialiss du lexme
permettent dtablir une nouvelle valeur smantique. En effet, lorsque
dnote la force dun remde, la signification dun mot, la valeur
relle dune note de musique par rapport sa valeur thorique, ou encore
la valeur dun nombre lev au carr, il ne fait plus rfrence une entit
dirige vers un point prcis, soit une action dtermine Y, soit un
terrain dexercice Z, mais est davantage tourn vers son
6 Ces textes ne sont pas tous le fait dauteurs spcialiss dans lun des domaines dont il
est question ; ils peuvent aussi tre produits par des orateurs ou des sophistes qui, pour
leurs besoins propres, empruntent, loccasion dun passage, les codes et le vocabulaire
dun genre technique.
8
complmenteur rfrentiel lui-mme (X), indiquant une modalit de son
tre ; est alors oppos tantt des lexmes dnotant laspect
extrieur, lapparence (, ) et dnote la valeur relle ,
l essence , ce quest rellement lentit X, tantt des lexmes
dnotant ltre profond de X, sa nature () ou sa substance () et
dnote l tre manifeste de X. Dans les deux cas, le terme fait
rfrence ce qui, dans une entit X, nest pas perceptible par les sens,
mais interagit cependant avec le monde extrieur.
Aristote, lorsquil dfinit le concept de , sappuie, comme
son habitude, sur les emplois courants du mot et exploite la distinction
entre la premire et la dernire valeur smantique en diffrenciant la
puissance selon le mouvement, qui est, selon la dfinition de
Mtaphysique, V, 12, puissance de mouvement ou de changement dans
un autre en tant quautre , et la puissance selon la matire. La premire
parat plus justement traduite par fr. potentialit l o la seconde se
laisserait plus volontiers traduire par fr. virtualit, dans la mesure o elle
nest pas en attente dactualisation et nimplique pas un changement ou
un mouvement devant se drouler dans le temps. En effet, cest le sme
/mouvement/ qui distingue les deux notions, selon que la dimension
temporelle est saillante ou non dans le smantisme du lexme : dans tous
les emplois, usuels comme techniques, o peut tre traduit par
capacit de , la dimension temporelle est prsente ; il faut un dlai
entre le moment o laction nest qu ltat de capacit et le moment de
son passage lacte (), o elle est rellement effectue. Mais
dans les autres, lentit dnote par est concomitante ce qui la
supporte, le temps et le mouvement ninterviennent pas : la force du
remde est en lui de manire permanente, le mot a un signifi en mme
temps quil a un signifiant ou encore, pour reprendre un exemple
aristotlicien, Herms est toujours virtuellement dans la borne en pierre
mme lorsquil ny est pas expressment sculpt.
2. LES ROMAINS LA CONQUTE DE LA PUISSANCE
Les termes franais employs pour traduire et interprter
(par exemple puissance, potentialit, virtualit) laissent entrevoir une
partie des solutions adoptes par les auteurs latins pour traduire les
diffrents emplois du lexme grec, solutions dont lanalyse constitue
lobjet de cette deuxime partie. Celle-ci souvre par une rflexion sur
9
lhellnisation de Rome et sur le phnomne linguistique qui en dcoule :
le bilinguisme grco-latin.
Lhellnisation de Rome ou la romanisation de la Grce ?
Lhistorien P. Veyne distingue deux phases dhellnisation de Rome,
lune quil situe au VIe sicle avant notre re, qui est le fait des marchands
et des esclaves, et lautre quil date du IIIe sicle avant notre re, au
moment o Rome conquiert militairement et politiquement les cits
grecques7 : cest cette seconde phase quil faut relier le bilinguisme des
hommes cultivs , dont tmoignent les premires traces crites du
latin littraire. Le bilinguisme grco-latin est donc une ralit complexe
apprhender, non seulement cause de ses varits diastratiques, mais
aussi cause du rapport spcifique quentretiennent les deux langues et
les deux cultures en prsence. Ainsi, il est difficile de parler
d acculturation des Romains vis--vis des Grecs dans la mesure o les
premiers se prsentent en conqurants face aux seconds : il nest pas
question pour eux de sassimiler une civilisation quils
considreraient comme en tout point suprieure la leur, en singeant
leurs pratiques et en reniant les leurs8. Si lon veut maintenir le terme
acculturation pour qualifier cette hellnisation, il faut renverser la
dynamique exprime par le prfixe du mot, ad- : il ne sagit pas pour les
Romains daller vers la culture grecque, dans ce qui traduirait une volont
dintgration cette civilisation perue comme un idal, extrieur et
autre, atteindre, mais, au contraire, de sen emparer, de limporter, de
lincorporer leur propre civilisation9. Finalement, partir du IIe sicle
avant notre re, plutt qu lhellnisation des Romains, cest la
romanisation de la Grce que nous assistons Rome.
Lattitude paradoxale des lettrs face au grec
Cet ajustement par rapport la notion dacculturation pourrait
paratre purement sophistique sil ne traduisait pas lattitude paradoxale
des Romains cultivs les seuls que nous connaissions rellement, grce
leurs crits face la langue grecque. Alors mme quils sont tous
bilingues, lisant le grec dans le texte depuis leur plus jeune ge, alors
7 VEYNE (1979 : 6, n. 10).
8 Ainsi, il ne faut pas prendre au pied de la lettre le bon mot dHorace : Graecia capta
ferum uictorem cepit et artis / intulit agresti Latio : La Grce conquise a conquis son
farouche vainqueur et port les arts dans lagreste Latium (Hor., Ep., 2, 1, 156-157).
9 Voir DUPONT (2002 : 41-54).
10
mme quils reconnaissent souvent la pauvret lexicale (egestas ou
inopia) du latin par rapport au grec, aucun dentre eux ne revendique de
parler ou dcrire en grec. Cest pourquoi il est difficile de considrer le
bilinguisme grco-latin comme une situation de diglossie, o une langue
serait valorise au dtriment de lautre : laquelle des deux langues
devrait-elle tre alors tenue pour la langue de prestige ? Le grec, parl par
lensemble de llite et objet de tous les loges, ou le latin, langue
officielle des discours publics ? Ainsi, lusage que fait Cicron du grec est
typique de ce paradoxe : lauteur recourt au grec de manire naturelle,
sans le signaler par une mention mtalinguistique, uniquement dans ses
crits privs, cest--dire dans sa correspondance. En revanche, dans ses
discours, destins tre entendus du peuple romain, le grec est proscrit.
De mme, dans ses traits de rhtorique et de philosophie, il vite le plus
possible de recourir des termes grecs, et ne sy rsout que lorsquil ne
peut faire autrement, par exemple si un mot grec sest dj bien implant
dans lusage latin10. En ralit, cette attitude se comprend si on lvalue
laune de limitatio, pratique fondamentale dans la conception romaine de
la cration11. En effet, limitatio nest pas une pratique au sein de laquelle
l imitateur tend seffacer derrire un modle quil sagirait de
reproduire le plus fidlement possible, de faon ce que limitation puisse
se confondre avec loriginal ; au contraire, imiter (imitari), cest se
rendre gal , rivaliser avec , par ses propres moyens, et par l-
mme saffirmer dans la production de son uvre12. Cest dans ce cadre
de limitatio que se comprend aussi la pratique de la conuersio, exercice
pratiqu par les orateurs latins pour amliorer leur aisance oratoire, qui
consistait convertir ou transformer un texte pris comme
modle, quil soit dailleurs crit en grec ou en latin.
Consquences sur le lexique
Avant ce processus de conuersio quimplique limitatio des auteurs
grecs, la langue latine est donc effectivement caractrise par ses lacunes
par rapport au grec ; mais dans le cadre de cette pratique, le latin savre
riche de potentialits et capable dinnovations lui permettant daccder au
10 Cic., De fin., III, 2, 5.
11 Sur la notion dimitatio, voir notamment BOUTIN (2005 :139-142) et AUVRAY-ASSAYAS
(2005 : 211 et 225).
12 Cf. AUVRAY-ASSAYAS (2005 : 21) : ce que nous entendons par imitation est-il
seulement concevable et donc exprimable dans la langue des Romains ? L o les
emplois du mot en franais, depuis le XIXe sicle, voquent surtout la copie et mme la
contrefaon, le verbe latin imitari privilgie lide dmulation, celle quavait retenue la
langue franaise du XVIIe sicle.
11
niveau du grec, voire de le dpasser : il suffit pour cela que lcrivain ou
lorateur matrise suffisamment bien sa langue. Ainsi, pour Cicron,
linopia de la langue latine nest pas une fatalit. Plutt quun tat
immuable de pauvret de la langue, le terme inopia dnote un besoin, un
manque, rvl par la confrontation du latin avec le grec, manque quil
sagit pour lcrivain de combler en faisant jouer pleinement les ressources
de sa langue, qui sont nombreuses : cest en cela, pour sa grande
souplesse et sa capacit dadaptation, que le latin mrite dtre
pleinement valoris aux yeux de Cicron. Cette conception nest pas sans
consquence sur lvolution du lexique latin ; Cicron lui-mme est
dailleurs linstigateur de nombreuses innovations terminologiques,
effectues partir du grec, soit par cration de nouveaux signifiants, soit
par emprunt de signifi , cest--dire par lassignation dune unit
lexicale prexistante un nouvel emploi.
2.1. Les modes dapparition de en latin
Les auteurs latins eurent des manires plus ou moins discrtes
dintgrer les lexmes grecs dans leur langue13. Dans ce chapitre, les
solutions quils adoptent pour exprimer le contenu smantique de
et des mots de son paradigme lexical sont dcrites et classes selon leur
type. En premier lieu, nous envisageons la solution de lemprunt de
signifiant : si le signifiant dynamis ou lui-mme fut parfois
emprunt, il ne sintgra pas la langue latine ; en revanche, dautres
formes de son paradigme lexical simplantrent davantage, comme
dynastes ou, en mdecine lpoque tardive, ladjectif substantiv au
pluriel dynamidia, crit aussi dinamidia, qui servit dnommer des listes
de remdes. Ces emprunts concernent les domaines politique et
scientifique, de mme que les emprunts franais dynastie et dynamique,
dynamisme, termes qui ont appartenu en propre la physique avant de
passer dans lusage courant. Contrairement ce que lon pourrait penser,
les rares cas demprunt du signifiant dynamis en latin ne sont pas le lieu
privilgi de la conservation de la valeur smantique du lexme grec ;
ainsi, lunique occurrence de dynamis chez Plaute tmoigne dun usage
original du mot, avec le sens de quantit, abondance , usage que lon
ne trouve pas, a priori, en grec.
La deuxime solution est celle de la cration lexicale par calque
morphologique : les adjectifs grecs et donnrent lieu,
lpoque de Quintilien, la cration des adjectifs latins poss-ibilis et im-
13 Sur cette question, voir notamment BIVILLE (1990 : 29-40).
12
poss-ibilis, fabriqus artificiellement sur le modle des adjectifs grecs
partir dun radical poss- prlev sur les formes de possum et parallle au
radical grec - de , et dun suffixe -(i)bilis parallle au suffixe
grec . partir des adjectifs latins furent crs ensuite impossibilitas
puis possibilitas, qui ont servi parfois traduire diffrents emplois
d et de . En cela, les auteurs latins sont responsables de
la manire dont les langues romanes expriment aujourdhui les notions
importantes de possibilit et dimpossibilit, notions que le latin exprimait
autrement avant la cration de ces termes, par exemple par des
propositions relatives comme quod (fieri) potest ou quod non (fieri)
potest.
Enfin, la troisime solution est la traduction proprement dite, quelle
seffectue par transposition au moyen dun lexme unique ou dune lexie
complexe dune catgorie grammaticale diffrente du terme-source, ou
bien par un lexme de la mme catgorie grammaticale. Dans les textes,
ces divers quivalents de traduction sont parfois assigns explicitement
aux termes-sources, au moyen de locutions telles que id est ou quod
graece dicitur, qui permettent dintroduire ce qui sapparente des notes
de traducteur14. De cette faon, les auteurs baptisent le mot latin en
lui assignant le sens du mot grec, ou bien le mot grec en lui attribuant un
habillage latin. Ces mises en quivalence explicites sont confrontes, dans
les deux chapitres suivants, aux solutions adoptes par les auteurs dans
leurs traductions latines de textes grecs entiers.
2.2. in latinum conuertere
En entreprenant de traduire, ou plutt de convertir en quelque
chose de latin (in latinum conuertere) les textes et la pense des
auteurs grecs, Cicron est amen rflchir sur la pratique mme de la
traduction. travers ses rflexions se dgage une conception de la
traduction bien diffrente de la ntre aujourdhui : pour lui, la traduction
est dabord un moyen denrichir la langue-cible, le latin, par la pratique de
la conuersio. Ensuite, elle est une manire de dire la mme chose
autrement , sans que jamais la question de la perte de contenu dans le
passage dune langue lautre ne soit rellement pose : la traduction
antique nest pas articule la problmatique, plus rcente, de la fidlit
au texte-source. Cette problmatique merge lpoque chrtienne, o le
texte-source, non seulement religieux, mais aussi philosophique ou
14 NICOLAS (2009 : 61-89).
13
scientifique, acquiert un caractre sacr. Cependant, fidlit ne rime pas
demble avec littralit, comme le montrent les rflexions de Jrme sur
la traduction des textes profanes : dans un premier temps, cest la fidlit
au contenu signifi qui est recherche, tandis que le respect de lordre des
mots et des signifiants reste considr comme un signe de servilit et
dincomptence du traducteur.
Cest pourquoi sont tudies dans ce chapitre les traductions des
occurrences de au sein de textes latins traduits du grec
tmoignant dune pratique cibliste15 de la traduction, quelle que soit
leur vise traductive (enrichissement du latin ou volont de transmettre
fidlement le texte grec). Ces traductions latines constituent un ensemble
homogne galement par leur sujet, la cosmogonie ; il sagit des
traductions cicronienne et calcidienne du Time de Platon et de la
traduction par (Pseudo-)Apule dun trait pseudo-aristotlicien intitul Du
monde.
Ces textes traduits permettent de faire ressortir plusieurs quivalents
de traduction rcurrents pour . Pour ce qui est de la lexie
, Cicron et Calcidius la traduisent globalement, comme une
seule unit de traduction, en ayant recours des expressions proprement
latines. Nanmoins, on retrouve dans certaines de ces expressions (quoad
fieri potest, quoad natura pateretur, pro uiribus) les mmes lexmes, ou,
du moins, des lexmes des mmes paradigmes lexicaux que ceux qui sont
employs pour traduire en syntaxe libre dans les trois textes :
potestas et natura dans le De mundo, uis et uires chez les trois auteurs.
Le choix de natura sexplique par une confusion, de la part des
traducteurs, entre la nature profonde () et la nature manifeste
(), et traduit, en ralit, le grec . En revanche, potestas et
uis/uires sont des quivalents de traduction de ltat libre, le
premier dans le De mundo, le second chez les trois auteurs. Vis apparat
comme lquivalent de traduction usuel de lpoque classique.
En effet, Quintilien privilgiait uis pour traduire dans la dfinition
de la rhtorique, de prfrence potestas ou facultas. Or, Cicron
emploie galement ce terme, mais pour des emplois diffrents du lexme
grec. Dans la mesure o il est utilis pour plusieurs emplois de ,
uis peut tre considr comme son quivalent statique de transcodage
lpoque classique. Mais il nest pas le seul : que puisse tre
traduit par quod fieri potest, que Quintilien signale potestas ct de uis
et facultas pour dnommer la rhtorique et que le (Pseudo-)Apule
lemploie comme quivalent de traduction privilgi de dans le De
15 LADMIRAL (1994 : XVI).
14
mundo montrent que potestas, en tant que nom de procs associ
possum, pouvait galement tre un quivalent de traduction pour le
lexme grec lpoque classique et post-classique.
Dans la traduction de Calcidius, uis alterne avec potentia et uirtus,
concurrents plus tardifs dans le rle dquivalents de traduction de
. En ralit, cest surtout potentia qui se trouve en concurrence
avec uis, avec lequel il forme parfois un binme synonymique. Mais uirtus
apparat sporadiquement, dans des emplois inattendus, notamment
lorsquil dnote le pouvoir des yeux chez Calcidius. Il en ressort que les
lexmes ne sont pas rpartis entre les diffrents emplois de , mais
quils se concurrencent souvent au sein dun mme emploi.
2.3. latine interpretari
Dans ce chapitre, lanalyse des solutions de traduction de est
mene sur un corpus de textes sinscrivant dans une perspective
traductologique sourcire , perspective qui merge avec le
christianisme et la sacralisation des critures, o la fidlit au signifiant du
texte-source devient une proccupation fondamentale. Cest pourquoi
nous commenons par la description des quivalents bibliques de
dans les premires traductions latines de la Bible au IIe sicle de notre
re, quivalents que nous comparons avec les choix de Jrme, auteur de
la traduction de lAncien Testament partir du texte hbreu et dautres
versions grecques que le texte de la Septante et recenseur des traductions
anciennes des vangiles. Il ressort de cette tude que cest uirtus qui est
plbiscit par les premiers traducteurs, alors mme que Jrme ne
lemploie que trs rarement dans ses propres traductions. Virtus, contre
toute attente, est galement choisi par les traducteurs des traits
hippocratiques aux Ve et VIe sicles. En revanche, dans les traductions que
Boce effectue des traits de lOrganon dAristote, la mme poque, ce
sont potestas et potentia qui sont privilgis ; le traducteur-philosophe
exprime de cette manire le concept aristotlicien de puissance, en
mettant profit la distinction proprement latine entre potestas, plus
abstrait, et potentia, qui fait davantage rfrence une capacit lie
une mise en pratique, un usage, pour rendre compte de diffrentes
facettes du lexme grec.
quelques exceptions prs (par exemple fortitudo ou exercitus, choix
de traductions ciblistes de Jrme dans la Bible, ou encore facultas),
ce sont donc principalement potestas, potentia, uis et uirtus qui sont
employs pour traduire dans les textes latins. Cest pourquoi ce
15
sont ces quatre lexmes qui sont retenus pour ltude smasiologique qui
constitue la troisime partie. Cette pluralit dquivalents permet de
penser que la notion de sest trouve clate au moment de sa
transmission en latin, chacun dentre eux layant tire vers son sens
propre. Par exemple, sa traduction par potestas, dans le De mundo
dApule, lui donne une coloration politique et institutionnelle quil na
gure dans le texte original. Lutilisation de uis et de uires en mdecine
pour dsigner la proprit dune substance et les forces du malade confre
ces notions une dimension plus matrielle que lorsquelles sont
exprimes par en grec ; en outre, les termes choisis ne
permettent pas de rapprocher la lutte des pouvoirs et des contre-pouvoirs
luvre dans le corps humain avec le domaine politique, comme cela est
sensible dans les textes grecs. Enfin, sa traduction systmatique par
uirtus dans les premires traductions de la Bible, si elle permet de
conserver une relative cohrence sur le plan du signifiant, provoque la
perte de certaines applications rfrentielles de , par exemple
lorsquil est employ au sens de troupe, arme . Mais ltude plus
systmatique des quatre lexmes latins eux-mmes rvle que la
transformation smantique seffectue dans les deux directions, du terme-
source aux termes-cibles comme des termes-cibles au terme-source.
3. TUDE LEXICOLOGIQUE DES LEXMES LATINS POTESTAS POTENTIA UIS UIRTUS
Chacun des deux premiers chapitres de la troisime partie, portant
respectivement sur potestas, potentia et les lexmes de leur paradigme
lexical dune part, sur uis et uirtus dautre part, est divis selon les mmes
axes chronologique et thmatique que la premire partie : les lexmes
sont dabord tudis en latin archaque, principalement dans les comdies
de Plaute, mais aussi dans les fragments des potes piques et tragiques.
Puis sont analyss leurs emplois dans la prose de lpoque classique, du
Ier sicle avant notre re au Ier sicle de notre re. Enfin, une troisime
section est consacre leurs emplois techniques dans un corpus de textes
scientifiques. Nous concluons chacun de ces chapitres par une brve tude
des emplois plus tardifs des lexmes, partir du IIe sicle, notamment
dans le cas de uirtus, dont les emplois stendent et se diversifient partir
de cette priode. Lobjectif est, en premier lieu, de dterminer le degr de
proximit smantique entre chacun de ces quatre substantifs latins et le
grec dans leurs emplois courants, puis, en second lieu, dvaluer
16
linfluence de leur mise en quivalence dans les textes techniques sur le
smantisme des substantifs latins ; il sagit alors de dterminer :
- sils sont des quivalents de transcodage statiques de ,
autrement dit, sils nont subi aucune transformation en le traduisant, ni
extension de leurs emplois (ou de leur valeur rfrentielle), ni modification
de leur valeur smantique.
- si leur aptitude traduire dans plusieurs de ses emplois est
le rsultat dun calque smantique conforme aux attentes et leur usage
en latin : ils auraient alors acquis de nouveaux emplois en traduisant
, mais sans dcrochage smantique .
- sils ont subi un calque smantique artificiel , cest--dire sils ont
acquis de nouveaux emplois de manire brutale et non conforme ce qui
tait attendu compte tenu de leur usage, au point quil est possible que
leur valeur smantique se soit trouve modifie.
Dans les deux derniers cas, il y a accroissement de la polydnotation
(ou polyrfrence) du lexme, qui peut impliquer mais ce nest pas
ncessaire lmergence dune ou de plusieurs nouvelles valeurs
smantiques, cest--dire un accroissement de la polysmie du lexme.
3.1. Les lexmes construits sur la racine *pot(i)- : potestas,
potentia, etc.
Si lon considre les lexmes en langue, selon leur position au sein
dun paradigme lexical, potestas et, dans une moindre mesure, potentia
taient les lexmes les plus attendus pour traduire , dans la
mesure o ils taient soutenus par une correspondance plus large entre
les deux paradigmes lexicaux des verbes de modalit gr. et
lat. possum. Pourtant, mme sil est arriv que potestas soit effectivement
utilis pour traduire dans les traductions latines tudies (chez
Apule et chez Boce), il na pas t le lexme le plus couramment
employ dans ce rle. De mme, lautre substantif de ce paradigme
lexical, potentia, cr ultrieurement, bien quil partaget des emplois
avec , nest devenu que tardivement lun de ses quivalents de
traduction usuels, un moment o les principes traductologiques avaient
chang, et o une attention plus grande tait porte la cohrence
lexicale au niveau des signifiants. La traduction de par potestas ou
potentia tient en effet de lquivalence de transcodage, cest--dire
d une quivalence fixe et permanente, valable, en principe, hors et en
17
contexte16 , quil devait tre possible dtablir par comparaison des deux
systmes linguistiques, hors de tout contexte.
Si nous nous en tenions ces premires considrations, fondes en
grande partie sur lintuition et la mmoire des mots, nous pourrions
penser que potestas et potentia, par leur inscription au sein du paradigme
de possum, constituent des quivalents de transcodage statiques pour
, sans transformation. En ralit, si ni lun ni lautre ne se sont
imposs pour traduire lpoque classique, soit une poque o
lusage des mots tait bien plus respect que la fidlit la cohrence des
signifiants, cest sans doute que leur valeur rfrentielle ou leur valeur
smantique tait trop loigne de celle de . En effet, potestas, bien
quil semble parallle par son statut de nom de procs associ
au verbe de modalit de la possibilit, doit subir une transformation de
son smantisme pour jouer le rle dquivalent de traduction du substantif
grec. En effet, alors que, en grec, et, plus nettement encore,
expriment en priorit la valeur radicale de capacit, impliquant
lexistence dune aptitude intrinsque, quelle soit inne ou acquise,
possum et potestas expriment avant tout la valeur de possibilit, labsence
dobstacle extrieur la ralisation dune action, comme en tmoignent
leurs occurrences lpoque archaque. Ainsi, lune des deux grandes
valeurs smantiques de potestas est dfinie de la manire suivante :
/pouvoir / de X / confr par une entit externe a / de faire une action Y/.
En tant employ pour dnoter, comme , la proprit dune plante
ou la valeur smantique dun mot, potestas voit le sme /externe/
neutralis dans ces emplois techniques. De mme, dans sa valeur
smantique de /pouvoir / de X / confr par une entit externe a / exerc
sur Z/, potestas, dans les textes non techniques, dnote un pouvoir
institutionnel associ une charge, limit dans le temps et confr depuis
lextrieur celui qui le dtient ; en revanche, dans les textes
scientifiques et techniques, il en vient faire rfrence une puissance de
fait, propre une entit, par exemple linfluence dun astre.
Il entre alors en concurrence avec potentia, lexme qui nest attest
qu partir de lpoque classique et qui apparat demble plus proche de
dans le sens de /puissance / de X / exerce sur Z/ : potentia,
comme , dnote en effet, dans le domaine politique et social,
lensemble des ressources que possde un individu non ncessairement
pourvu dune charge officielle pour exercer son influence dans la cit ou
au sein de la collectivit. ce titre, il est galement utilis dans les
mmes emplois que le lexme grec dans les textes techniques pour
16 Dfinition de HURTADO ALBIR 1990.
18
dnoter la puissance de la nature, objet dmerveillement chez des
auteurs imprgns de stocisme comme Snque ou Pline lAncien, ou
linfluence dun astre, par exemple. Que ce soit la suite dun
rapprochement intralinguistique avec potestas ou cause de linfluence
interlinguistique de , potentia finit par acqurir un nouvel emploi,
la priode impriale, o il se trouve complt par un grondif au gnitif et
dnote une capacit de faire quelque chose. De l, il devient plus tard lun
des quivalents de traduction de les plus usits en mtaphysique
aristotlicienne, donnant naissance aux drivs tardifs potentialis
potentiel et potentialiter potentiellement, en puissance .
3.2. Vis uires uirtus
Potestas et potentia, lpoque classique, se firent ravir le rle
dquivalent de traduction de par uis, plus exactement par uis et
uires, alors mme que, sur le plan de la langue, le rapprochement de ce
lexme latin et du lexme grec ne simposait pas. Vis, en latin archaque,
est le nom de la force offensive et de la violence ; ct de lui, le latin a
cr uires, qui exprime un autre aspect de la notion de force, celui de
force de rsistance , force passive . Les deux formes expriment les
diffrentes facettes de lorsquil est employ au sens de force ,
notamment dans les traits mdicaux. Dans le De medicina de Celse, uis
tend exprimer la force violente de la maladie, dun remde, dun
aliment, l o uires dnote les forces du corps lui permettant de rsister
aux agressions extrieures. Tout fait attendu pour traduire dans
cet emploi, uis ltait beaucoup moins dans le sens de signification
dun mot ou de valeur dune monnaie. L encore, des phnomnes
dinfluence interne au latin purent avoir leur importance : ualeo est
employ la fois au sens d tre physiquement fort , en particulier
tre en bonne sant , et au sens de valoir propos dun mot ou
dune monnaie, ce qui en fait un quivalent de traduction adquat pour
dans ces emplois. Or, uis fonctionne de manire parallle ualeo
et a pu exprimer sur le plan substantival ce que ualeo exprimait sur le
plan verbal. Vis voit galement son profil combinatoire voluer lorsquil est
complt par un grondif au gnitif, avec la valeur smantique /force / de
X / de faire une action Y/.
Mais, sans doute cause de son monosyllabisme et du caractre
dfectif de sa dclinaison, uis saffaiblit en latin tardif et se voit peu peu
remplac par dautres lexmes qui se partagent ses diffrents emplois :
uiolentia dans le sens de violence , fortia dans celui de force et
19
uirtus dans les emplois o uis est lquivalent de . Ainsi, la
traduction de par uirtus dans la Bible et dans les versions latines
des traits hippocratiques nest pas un phnomne isol : partir du IIe
sicle, uirtus acquiert de nouveaux emplois, et, notamment, laptitude
exprimer une /puissance / de X / exerce sur Z/, alors quil ne dnotait
jusqualors quune qualit de X, sans lien avec une entit Z qui lui soit
extrieure. Cette transformation peut sexpliquer par au moins trois
facteurs non exclusifs les uns des autres : le sentiment dune parent
tymologique ou dun rapprochement synchronique entre uirtus et uis put
favoriser la prise de relais du second par le premier, crant ainsi, en
quelque sorte, un phnomne de calque smantique interne ; de l, on
peut aussi considrer que uirtus est un calque smantique tardif de
; mais il est possible galement que ce phnomne de calque
smantique ait t permis par la transformation de la notion romaine
traditionnelle de uirtus au IIe sicle de notre re : au sein du couple
fortuna / uirtus, cest fortuna qui, sous lEmpire, dnote la puissance
caractre magique de lempereur, l o uirtus fait rfrence son courage
et ses mrites de guerrier. Mais avec lassimilation, sans doute prcoce,
de la uirtus romaine l grecque et la traduction de la notion
stocienne d par le latin uirtus, le lexme latin connat une premire
phase dextension de ses emplois. Or, en grec, dnote lexcellence,
et, dans les royaumes hellnistiques, en particulier lexcellence du roi
divinis, qui se traduit par sa capacit accomplir des miracles,
manifestations de sa puissance. De l, uirtus a pu galement dnoter la
puissance impriale au caractre surnaturel, et la Virtus Augusti se
substituer la Fortuna Augusti, comme lattestent les pices de monnaie.
3.3. Les relations de synonymie entre potestas, potentia, uis et
uirtus
La troisime partie se clt par un chapitre rcapitulatif, portant sur
les relations de synonymie entre les quatre lexmes tudis. Il en ressort
que leur usage par les auteurs de textes scientifiques et techniques a
favoris le resserrement, voire lexistence mme de leur synonymie. Les
cas les plus nets de rapprochements synonymiques sont ceux que lon
peut observer chez un mme auteur pour le mme emploi, par exemple
lorsque uis et potestas constituent un binme synonymique dnotant le
sens dun mot chez Snque, les proprits de la terre chez Varron, ou
encore la force et la puissance de lesprit et de lme chez Lucrce. Vis et
potentia, dj partiellement synonymes dans la langue usuelle, sont, eux
20
aussi, nettement rapprochs par Pline lAncien, par exemple, lorsquil les
emploie de manire alterne pour dsigner les proprits dune plante.
Enfin, uirtus et potentia commutent au sein dun mme texte dans la
philosophie scolastique. Or, dans tous ces emplois, les lexmes peuvent,
au niveau interlinguistique cette fois, tre rapprochs de : tout
porte croire que la mise en quivalence de chacun des quatre lexmes
latins avec le lexme grec a provoqu leur synonymie au niveau
intralinguistique. Cela est confirm par la paraphrase bocienne de
lIntroduction arithmtique de Nicomaque de Grase (lInstitution
arithmtique de Boce) o les quatre lexmes se trouvent coordonns les
uns avec les autres, lablatif, pour traduire le datif ou le
syntagme prpositionnel ; on relve ainsi tour tour les
binmes synonymiques uirtute et potentia, uirtute et potestate, ui et
potentia et ui et protestate ou bien lun de ces quatre lexmes seul. La
relation de synonymie peut aussi tre tablie non plus au sein dun mme
texte, mais au sein duvres dauteurs diffrents. Dans ce cas, elle est
moins nette : le rapprochement nest pas effectu par lauteur-locuteur,
mais par lanalyste. Par exemple, potestas et potentia, sortis de leurs
emplois dans le domaine des relations sociales et institutionnelles, sont
partiellement synonymes, mme sils se rencontrent rarement dans les
mmes emplois chez un mme auteur. Mais mme dans les emplois o ils
sont synonymes, cette synonymie est rarement parfaite, les auteurs latins
exploitant les ressources de leur langue pour exprimer les nuances
demploi que lon peut percevoir au sein du lexme grec. Enfin, ltude de
la synonymie en diachronie permet dobserver des phnomnes de
concurrence et de substitution entre les lexmes. En effet, le principe
dconomie qui prside lvolution linguistique a pour consquence le
caractre superflu et inutile de la synonymie : quoi bon avoir
disposition deux lexmes pour exprimer exactement la mme chose ?
Cest pourquoi, lorsquune relation synonymique perdure dans la langue, il
est toujours possible de dtecter des distinctions entre les lexmes. Dans
le cas contraire, lun des deux synonymes finit par lemporter sur lautre et
par lliminer. Ce phnomne de prise de relais dun lexme par un
autre sobserve plusieurs fois : uirtus relaie les emplois techniques de uis,
de mme que uiolentia et fortia le supplantent dans ses emplois plus
usuels. Potestas, quant lui, est relay par le nologisme possibilitas,
cr par drivation au IVe sicle de notre re partir de possibilis, calque
morphologique de : cest ce terme qui finit par simposer au
dtriment de potestas et qui est conserv dans lexpression de la notion
de possibilit par les langues modernes.
21
4. CONCLUSION
Finalement, plutt que dune transformation du smantisme des
lexmes latins sous linfluence de , il est plus juste de parler dun
enrichissement. En effet, les transformations qui les affectent sont
limites leur usage au sein de domaines spcialiss ; mais, dans la
langue usuelle, ils conservent leurs valeurs anciennes, comme en
tmoignent les formes qui en sont hrites dans les langues romanes.
Ainsi, lat. potestas a donn it. potest ou podest, qui fut ensuite
emprunt par le franais podestat : ces termes dnotent le premier
magistrat dune ville, emploi qui se situe dans la continuit de celui de
ltymon latin, utilis par mtonymie pour dsigner les dtenteurs dune
charge officielle. Le latin uis ne sest pas conserv, mais ses sens usuels
sont relays par lat. uiolentia et lat. fortia, qui ont donn respectivement
fr. violence, it. violenza, esp. violencia et fr. force, it. forza, esp. fuerza. Le
sens ancien de uirtus, courage, bravoure , ne sest pas maintenu dans
fr. vertu, it. virt, esp. virtud, mais ces termes ont hrit du sens moral
du lexme latin, quil tenait en partie de son rapprochement prcoce avec
le grec . Enfin, potentia a donn fr. potence, qui sest marginalis
dans la lexie gibet de potence, mais aussi it. potenza et esp. potencia,
quivalents de fr. puissance : ces lexmes ont conserv le sens usuel de
potentia, puissance de fait . Parmi les sens techniques que les lexmes
latins furent amens exprimer, certains furent conservs par ces formes
hrites dans les langues romanes : ainsi, fr. vertu a continu de dnoter
le pouvoir ou la proprit des plantes ; mais, surtout, fr. puissance, it.
potenza et esp. potencia servent encore exprimer les emplois techniques
de lat. potentia, dans lesquels il a servi traduire : la notion
aristotlicienne, notamment dans le syntagme prpositionnel fr. en
puissance, esp. en potencia, ainsi que le concept mathmatique de
puissance . Hormis ces cas de figure, les emplois usuels et les emplois
techniques des lexmes latins sont rpartis entre les formes hrites et
les emprunts savants, qui furent galement emprunts en anglais et en
allemand : fr. potentialit, it. potenzialit, esp. potencialidad, angl.
potency et potentiality, all. Potenz, qui dnote la puissance en
mathmatiques, et Potentialitt, fr. virtualit, it. virtualit, esp.
virtualidad, angl. virtuality, all. Virtualitt. Dans la perspective dune tude
de lexpression de la notion de puissance dans les langues modernes, il
conviendrait de considrer ces lexmes en relation avec les autres termes
qui y sont utiliss pour traduire , quils soient ou non hrits du
latin, savoir fr. capacit, proprit, force, facult, etc., angl. capacity,
22
might, strenght, etc., all. Macht, Kraft, etc., sans oublier fr. pouvoir, it.
potere, angl. power.
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