326

La Philosophie Au Moyen Age.gilson

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Filosofía Medieval

Citation preview

  • Digitized by the Internet Archive

    in 2009 witli funding fromUniversity of Ottawa

    http://www.arcliive.org/details/lapliilosophi

  • COLLECTION PAYOT

    ETIENNE GILSONCHARG DE COURS A LA SORBONNE

    DIRECTEUR d'TUDESA l'cole pratique des hautes tudes reugieuses

    LA PHILOSOPHIEAU MOYEN AGE

    I

    DE SCOT RIGNE A S. BONAVENTURE

    ^ i'

    PAYOT & C^ PARIS106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

    1922Tous dnils rtrvet

  • TABLE DES MATIRES

    CHAPITRE PREMIER. - DE LA RENAISSANCE CAROLIN-GIENNE AU XI'' SICLE 3

    ^ U 2 3 19^ ^ philosophie mdivale 3z. La philosophie au temps de Charlemagne. 83. Jean Scot rigne Il4. Le problme des universaux au IX sicle. 275. Le X sicle. Gerbert d'Aurillac 29

    CHAPITRE IL LA PHILOSOPHIE AU XI" SICLE 331

    .

    Dialecticiens et thologiens 332. Roscelin et le nominalisme 383. S. Anselme de Cantorbry 41

    CHAPITRE III. LA PHILOSOPHIE AU XII' SICLE 571 . L'cole de Chartres 572. Ablard. Les Victorins 693. L'esprit du XII= sicle 88

    CHAPITRE IV. LES PHILOSOPHIES ORIENTALES 96

    1

    .

    La philosophie arabe 962. La philosophie juive 1 09

    CHAPITRE V. L'INFLUENCE D'ARISTOTE ET LA FONDA-TIONDES UNIVERSITS 118

    1

    .

    L influence d'Aristote 1182. La fondation des universits 126

    CHAPITRE VI. SAINT BONAVENTURE 141 ^

    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation ftservs pour tous paysCopyright 1922 ,by Payol & C".

  • CHAPITRE PREMIER

    i DE LA RENAISSANCE CAROUNGIENNE AU XI^ SICLE

    l. La philosophie mdivale.

    [On dsigne communment sous le nom de philosophles

    jmdivales les doctrines philosophiques qui se sont dve-loppes du IX^ au XIV sicles de notre re. Cette dKmi-tation dans le temps prsente assurment un caractreassez artificiel. Nous verrons que la pense mdivcJene peut pas tre considre comme ab>outissant sa con-clusion dans les limites du moyen ge lui-mme ; ds leXIII sicle on voit dj s'baucher, et ds le Xiv on voitse constituer dfinitivement l'attitude philosophique quel'on considre actuellement comme caractristique destemps modernes. Comme priode historique ferme surelle-mme le moyen ge n'existe pas. Il est d'autre peuttout fait certain qu'il n'y a aucune raison dcisive defaire commencer avec le IX sicle une nouvelle priodephilosophique. Pendant la priode antrieure, que l'on^signe par le nom d'poque patristique et qui va des;mps apostoliques jusqu' l'uvre de Boce, d'Isidore Sville et de Bde le Vnrable, l'effort de la penseirtienne porte sur la dfinition du dogme. Ds cettexxjue cependant, et spcialement partir du concile de

  • 4 LA PHILOSPHIE AU MOYEN AGE

    Nice (325 apr. J.-C.) on volt s'baucher un travail d'inter-prtation philosophique du dogme, trs analogue dj celui que poursuivra le moyen ge. En vrit les deuxuvres ne pouvaient gure aller l'une sans l'autre, et ileut t impossible de chercher formuler le dogme sansl'interprter. Chez saint Augustin, pour ne citer qu'unseul grand nom, cette Interprtation, sans avoir encore riende vraiment systmatique, pntre dj profondment dansla foi, et son contenu exercera une mfluence dcisive surl'avenir de la spculation philosophique. Le rsultat leplus vident du travail poursuivi par les Pres de l'Egliseest que, pour le penseur du moyen ge, le dogme catholiqueet les formules essentielles qui ont commenc de le fixeret de le dfinir constituent dj un donn, une vrit quis'affirme et se justifie par ses mthodes propres, et devantlaquelle toute raison individuelle doit s'incliner.

    La scolastique ne continue d'ailleurs pas l'poque patris-tique au seul point de vue religieux ; l'laboration philo-sophique elle-mme laquelle la vrit religieuse va setrouver soumise n'est son tour que le prolongement d'uneffort qui va rejoindre la philosophie grecque et remplitles sicles prcdents. En mme temps que l'univers dudogme catholique un autre univers, qui tantt cherche se distribuer dans les cadres fixs par le premier, tantt |interfre avec lui et cherche le supplanter, s'impose eneffet la pense mdivale ; c'est celui de la spculationgrecque. La redcouverte progressive de la philosophieantique est un des facteurs principaux de la philosophiescolastique et de l'volution qu'elle a suivie. Nous aurons en marquer les tapes principales, mais il importe denoter immdiatement que, ds ses origines, et bien avande possder les uvres d'Arlstote dont la connaissanc*

    /

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SIECLE 5

    complte sera rserve au XI II sicle, le moyen ge estpntr et comme imprgn d'hellnisme. Non seulementil connat ds le dbut certains traits d'Aristote et d'im-portants fragments de Platon, mais la formule mme dudogme et le commentaire merveilleusement abondant qu'enont donn les Pres portent, profondment marque, l'em-preinte de la pense grecque. Sans faire aucunement appel une autorit surnaturelle semblable celle qui imposele dogme, mais par la seule puissance de ses vertus expli-catives, la philosophie hellnique contribue donc pour unepart essentielle dfinir la ralit telle qu'elle s'offre au

    penseur du moyen ge. De l, d'ailleurs, la possibilitpermanente de s\Tithses originales et fcondes, mais aussi

    d'antagonismes et de luttes ouvertes entre ces deux pers-pectives si diffrentes ouvertes sur la ralit. Ce ne feutdonc tre que pour des raisons de commodit historiqueque l'on assigne la philosophie scolastique des limites

    prcises dans le temps. En fait, elle n'est ni un commence-ment absolu ni la conclusion dfinitive d'une poque,mais elle continue et prolonge le pass comme elle contienten soi et prpare dj l'avenir.

    S'il en est ainsi, on ne saurait admettre la possibilit

    d'une histoire de la philosophie qui laisserait une placevide entre la philosophie grecque et la philosophie moderne.Mais il n'y aurait aucun espoir d'en convaincre les philo-sophes si l'on ne disposait, pour les persuader, que desemblables arguments a priori. La ncessit de prendreen considration la spculation mdivale ne peut treprouve que par l'histoire mme de la philosophie dumoyen ge. Or, malgr les innombrables travaux dont ellea t l'objet, rien n'est plus rare qu'une apprciation qui-

    table des rsultats qu'elle a obtenus et qu'une exacte

  • b LA PHILOSOPHIE MOYEUN AAGE

    dtermination de la place qu'elle occupe dans l'histoire de laphilosophie. Cette situation de fait tient ce que des prju-gs contraires ont galement contribu en dformer l 'imageet qu'il nous est trs difficile d'apporter l'tude que nousen faisons la fois assez d'intrt et assez peu de passion.

    Selon les uns, en effet, philosophie mdivale signifiescolastique, et scolastique signifie comme par dfinition,

    routine, prjug, dialectique abstraite et strile, obscuran-tisme religieux. De ce point de vue, les systmes scolas-tiques en tant que tels peuvent donc tre considrs d'avancecomme prims, il est inutile de les connatre et l'on peuts'en dlivrer en les classant a priori dans le genre de : cedont Bacon et Descartes nous ont dbarrass . On accordealors sans peine que ces temps malheureux ont connuquelques esprits libres, mais les martyrs qui revendiqurentles droits de la raison dans une poque de servitude intel-lectuelle sont plus curieux qu'intressants pour le philo-sophe. Dposons une couronne sur la tombe de ces hr-tiques, et passons.

    Selon d'autres historiens c'est le point de vue contrairequi est vrai. Moyen ge signifie scolastique, et scolastiquesignifie vrit, philosophie ternelle, dlimitation rigoureused'un domaine l'intrieur duquel tout est vrit, horsduquel tout n'est qu'erreur. On dcrira donc en pareilcas les grands systmes scolastiques comme s'ils nous appor-taient d'avance la solution de tous les problmes et larfutation de toutes les erreurs. De l ces exposs de ladoctrine thomiste o nous voyons un saint Thomas rfutantd'avance Locke, Kant, Spencer, Comte et Bergson. Il vasans dire qu'une telle manire de comprendre un philosophedu moyen ge fausse ncessairement la perspective histo-rique sous laquelle il convient de l'envisager ; en le contrai-

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SICLE 7

    gnant de rpondre des problmes dont il n'a pas connules formules, on charge sa doctrme d'un sens que lui-mme n'a jimais prvu, et, chose non moins regrettable,on suscite souvent, pir une raction invitable, des inter-prtations qui la dforment violemment en sens contrairesous prtexte de rtablir la vrit.

    Ces contradictions se trouvent encore aggraves parsuite du dsaccord qui rgne entre les historiens touchantle sens mme du terme scolastique. Chose assez curieuse,il p>ossde un sens dont tout le monde tombe d'accord etdont cependant beaucoup d'historiens dclarent n'tre passatisfaits. Au moyen ge, on nommait scolastique tout pro-fesseur enseignant dzms une cole, ou tout homme quipossdait les connaissances enseignes dans les coles.Applique la philosophie elle-mme cette pithte dsl-gnerciit donc simplement la philosophie enseigne aumoyen ge dans les coles. Le dfaut de cette dfinitionest videmment de ne pas nous faire connatre ce quicaractrise la philosophie qu'on y enseignait. Le terme descolastique veille plutt dans la pense l'ide d'un certaingenre de philosophie que celle du lieu et mme du simplelocal dans lequel on la trarnsmettait. C'est pourquoi cettedfinition est gnrdement considre comme vraie maisinsuffisante.

    Nous croyons cependant que, telle qu'elle, et avec tousles inconvnients qu'elle prsente, c'est encore celle-lqu'il est le plus sage de se tenir. Quel que soit le caractreque l'on choisisse pour dfinir le contenu mme de la sco-lastique, mthode syllogistique d'exposition, subordinationde la philosophie la thologie ou acceptation d'un corpsde doctrines communes, on aboutit ce rsultat d'exclurede la scolcistique ciinsi dfinie des philosophes que tout le

  • LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    monde au moyen ge qualifiait de ce nom. De quelquemanire qu'on veuille la circonscrire, la scolastique dbordetoujours les limites qu'on lui assigne et tend se confondreavec la pense du moyen ge tout entier.Ce refus de faire tenir les systmes mdivaux dans les

    cadres d'une classification correspond d'ailleurs l'im-pression dominante qui se dgage des recherches pour-suivies au cours de ces dernires annes. Il parat de plusen plus certain que la philosophie mdivale ne donnel'impression d'une masse uniforme ou peine diffrenciequ' celui qui ne la considre que de loin ou d'un seulpoint de vue ; elle apparat au contraire extrmement varieet diffrencie celui qui la considre de prs et en se pla-ant au point de vue propre de chaque penseur. Il devienten outre vident qu'une volution rgulire, rgie par unencessit intrieure, a entran la spculation philosophiquedu IX au XIV sicle, de telle sorte que la pense modernequi croit devoir ses origines une rvolution et qui se dfinitvolontiers par opposition au moyen ge, y trouve en ralitson origine et n'en est, bien des gards, que l'aboutis-sement normal et un simple prolongement.

    II. La philosophie au temps de Charlemagne.

    Les origines de la philosophie mdivale, ou scolcistique,sont troitement associes aux efforts de Charlemagne pouramliorer la situation intellectuelle et morale des peuplesqu'il gouvernait. L'uvre de plusieurs sicles employs civiliser et christianiser la Gaule avait t compromisepar les invasions barbares, surtout par celle des Francs.

    Au Vin sicle beaucoup de paganisme survivait dans les

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI^ SIECLE 9

    murs et une ignorance profonde rgnait dans les intelli-gences. Charlemagne avait de nombreuses occasions de s'enapercevoir. Dans les lettres, remplies de bonnes intentions son gard, qu'il recevait de certains monastres, la mdio-crit lamentable de la forme montrait dans quelle ignorancele clerg lui-mme se trouvait alors plong. C'est pourremdier cette situation qu'il fonda les coles o, grce l'tude des lettres, il esprait recruter l'lite intellectuellequi servirait de cadre au nouvel empire.Pour organiser cet enseignement Charlemagne ne pouvait

    gure trouver de matres cultivs parmi les Francs ou surleur territoire ; il en appela donc de partout, mais surtoutd'Italie et d'Angleterre o la tradition des grammairiens,des rhteurs et des philosophes s'tait conserve dans quel-ques coles. Pierre de Pise, Alcuin, qui avait t lve del'cole d'York, Bangulf, beaucoup d'autres encore devinrentses collaborateurs et fondrent des coles Tours, Fulda,Corbie, Lyon, Orlans et dans beaucoup d'autres lieux.La plus clbre de ces coles fut l'cole du Pcilais des roisfrancs, qui suivait la cour. Elle recrutait ses professeursdans le clerg, mais admettait les lacs aussi bien que lesclercs comme auditeurs. Le capitulaire de 778, donn parCharlemagne Bangulf, vque de Fulda, fut le point dedpart de la multiplication de deux autres sortes d'coles,les coles monacales et les coles piscopciles. Les colesmonacales comprennent l'cole intrieure ou du clotre,rserve aux religieux du monastre, et l'cole extrieure laquelle sont admis les prtres sculiers ; l'origine leursprofesseurs se rattachent presque tous l'ordre bndictin.Les coles piscopales, ou capitulaires se sont organisesde bonne heure sur le mme modle que les prcdentes.Les professeurs prennent le nom de scholastiques ou d'co-

  • 10 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    ltres, dnomination qui est devenue plus tard caractris-tique de la doctrine mme qu'ils enseignaient.

    Les coles les plus renommes se trouvent alors en France,encore que celles de Fulda et de Saint-Gall en Germaniesoient reprsentes par des hommes illustres tels queRhaban Maur et Notker Labeo. Parmi les coles franaisesl cole palatine, l'cole abbatiale de Tours, fonde parAlcuin, les coles piscopales de Laon, de Reims et deLyon, les coles de Chartres surtout, seront des foyersactifs de spculation philosophique. Ds les dbuts cepen-dant l'effort principal de la renaissance carolingienne neporte pas uniquement, ni mme surtout, sur la philosophie.Les uvres du plus clbre des collaborateurs de Charle-magne dans cette entreprise de restauration, Alcuin (730-804 environ), nous donnent une ide assez exacte de ceque pouvait tre l'enseignement cette poque.

    Alcuin introduit dans les coles et vulgarise la classifi-cation dj connue des sept arts libraux. Leur enseigne-ment est la base de toutes les tudes. Les arts librauxse rpartissent en deux groupes : le trivium qui comprendla grammaire, la rhtorique et la dialectique, et le quadri-'vium qui comprend l'arithmtique, la gomtrie, l'astro-nomie, la musique auxquelles vint s'ajouter la mdecine.Au-dessus des arts libraux et, pour une part, se dgageantprogressivement de la dialectique, mais capable dj dese poser pour soi et de dominer tout le reste, se trouve laphilosophie, que dominera son tour la thologie. En faitl'horizon d'Alcuin ne dpasse gure celui des sept artslibraux ; les quelques ides philosophiques qu'il dveloppesont empruntes la tradition augustinienne et son uvreprsente en gnral le caractre d'un simple travail decompilation.

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI* SIECLE 1

    1

    Les crits des disciples ou successeurs d'Aicuin prsen-tent d'ailleurs les mmes caractres. A des degrs diversFrdegise, Rhaban Maur, Candide, Ratramne de Garbie,Paschase Radbert, sont des esprits d'une remarquableculture par rapport l'ge immdiatement antrieur, maisqui semblent avoir prouv un tel besom d'absorber qu'ilsne leur restait plus assez de forces pour produire. Leursuvres sont des compilations ou des traits de vulgarisationdans lesquelles on ne trouve gure plus que le pressenti-ment de ce que peut tre la spculation philosophique.Seul parmi tant d'esprits estimables et qui firent uvreutile, mais qui restent des esprits de deuxime ordre, JeanScot Erigne sut constituer une synthse philosophique etthologique de large envergure. Son nom et son uvredominent de trs haut toute la production philosophiquede son temps ; il vaut donc la peine de retracer avec pr-cision les lignes essentielles de la conception de l'universque ce philosophe appK>rtait.

    lU. Jean Scot rigne.

    Jean Scot Erigne, n en Irlcinde, est le premier nomvriiment grand de la philosophie mdivjje. Depuis l'vqueThodore de Cantorbry, l'Irlande avait t l'asile desAnglais qui voulaient se li\Ter l'tude et la contemplation.Bde affirme avoir encore connu des disciples de Thodore

  • 12 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    Charles le Chauve. Plusieurs anecdotes nous montrent qu'onapprciait non seulement son extraordinaire savoir, maisencore son esprit et ses joyeuses rparties. L'estime mmeque l'on avait pour lui devait d'ailleurs l'entraner dansde graves difficults. Deux vques, Pardule de Laon etHincmar de Reims l'mvitent rfuter les erreurs de Got-teschalk qui soutenait que les hommes sont prdestinssoit au salut soit la perdition ternelle. Il crit alors leDe praedestinatione pour tablir que nous ne sommes pasprdestins par Dieu au pch, mais comme il introduitdans son uvre quelques-unes des thses les plus hardiesqu'il soutiendra plus tard, il se voit attaqu par ceux-lmme qui lui avaient demand d'crire et sa doctrine estfinalement condamne par les conciles de Valence et deLangres en 855 et 859.Beaucoup plus importante pour l'avenir de sa pense

    et de la philosophie mdivale est sa nouvelle traduction,du grec en latin, des uvres du pseudo Denys l'Aropagite.En mettant en circulation cette traduction qui restera,comme on l'a dit, la Vulgate des traits Des Noms divins.De la thologie mystique. De la hirarchie cleste. De lahirarchie ecclsiastique, Scot Erigne soumet dfinitivementla philosophie du moyen ge l'influence du no-platonismedont ces crits sont pntrs. Rdigs vers la fin du V^ sicle,ces traits, o revit l'esprit de Plotin et de Porphyre, maispeut-tre surtout de Jamblique et deProclus, vont imprimerdans les esprits une conception de l'univers dont le moyenge ne se dfera plus. Le monde apparatra dsormaiscomme un tout hirarchiquement ordonn, dans lequella place de chaque tre est dfinie par son degr de per-fection ou par celui de son espce. Par un double mouve-ment, dont la description embrasse toute l'histoire du

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SIECLE 13

    monde, cet univers sort de Dieu et y retourne comme s'iln'tait que le flux et le reflux de quelque immense mare.En confrant cette structure l'univers et en fixant lesdeux termes entre lesquels se droule son histoire, lePseudo-Denys fournissait la pense mdivale un cadreimmense l'intrieur duquel elle allait distribuer^ et lemonde d'Aristote et celui de la rvlation. Scot Erignetraduisit galement le De ambiguis de Maxime le Ganfesseuret il tait aussi familier avec saint Grgoire de Nyssequ'avec saint .Augustin, autant de sources par lesquellesl'influence noplatonicienne arrivait jusqu' lui. Il sembleque sa traduction du Pseudo-Denv-s se place entre le Depraedestinatione et le De divisione naturae ; on ne s'tonneradonc point que Scot Erigne ait t le premier en subirl'influence et que son ouvrage le plus origineil lui doivel'ampleur des vues et la fermet de pense qui lui assignentune place minente dans toute la production philosophiquedu moyen ge. Nous n'avons pais de renseignements prcissur les dernires annes du philosophe ; l'hypothse lamoins aventureuse est celle qui le fait mourir en France, peu prs en mme temps que Charles le Chauve, c'est--dire vers 877.

    Le De divisione naturae date environ de 867. C est undialogue, comme le Time de Platon que Scot Erignecite, et dont il connat soit la traduction de Chalcidius,soit celle de Cicron. Les conceptions que dveloppe ScotErigne sont profondment influences par le Pseudo-Denys, Maxime le Confesseur, saint Augustin et Grgoirede Nysse ; quant au dveloppement lui-mme, il est d unedialectique la fois forte et subtile qui s'appuie solidementsur les Catgories d'Aristote et^ sur le De interpretatione.La pense de Jean Scot Erigne est d'une hardiesse

  • 14 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    qui l'a expose aux condamnations ritres de l'Eglise.Mais si elle n'est orthodoxe de fait, elle l'est d'intentionet ne conoit pas la possibilit d'opposer, ni mme desparer, la foi et la raison. Si l'autorit sur laquelle ons'appuie est vraie et si la raison pense juste, elles ne sauraientse contredire, parce que l'autorit vraie et la droite raisondcoulent d'une mme source qui est la sagesse divine.Saint Augustin signalait dj comme un indice extrieurde cet accord que ceux qui ne partagent pas notre doctrinene partagent pas non plus nos sacrements. Philosophie etreligion se correspondent donc de telle sorte que traiterde la philosophie c'est exposer les rgles de la vraie religion.En d'autres termes encore la vraie philosophie est la vraiereligion et, son tour, la vraie religion est la vraie philo-sophie : veram esse philosophiam veram religionem, conver-simque veram religionem esse veram philosophiam. Cetteidentit fondamentale tant pose, les rapports entre laraison et la foi se dfinissent aisment. Le salut de l'me,c'est de croire la vrit que l'on nous enseigne et de com-prendre la vrit que nous croyons. L'Ecriture nous ditce qu'il faut croire de Dieu ; elle est la seule autorit enla matire, et c'est une autorit irrcusable. Ensuite vientun effort de la raison pour donner un sens ce que nouscroyons et pour interprter ce que l'Ecriture dit de Dieu.Il faut savoir, par exemple, ce que signifie la comparaisonde Dieu avec le soleil, ou une colombe ; ce que l'on veutdire en lui attribuant la vertu ou la colre ; ce que l'on com-prend lorsqu'on entend dire : au commencement Dieua cr le ciel et la terre. C'est dans ce travail d'interprtation

    que nous rencontrons, pour nous y appuyer, l'autorit

    des Pres qui s'y sont employs avant nous. C est aussicette autorit-l, celle-l seulement, que, contrairement

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SIECLE 15

    ce que l'on affirme d'ordinare, Scot Erigne subordonne la raison. En cas d'un conflit quelconque entre la raisonet l'autorit des Pres il faut se ranger rsolument du ctde la raison. Et c'est la raison mme qui le prouve. L'auto-rit, en effet, n'est que la raison solidifie ; elle vient tou-jours de la raison et jamais la raison ne vient de l'autorit.Toute autorit qui ne se fonde pas sur une raison vraieest infirme. La rmson vraie, au contrcure, immuablementfonde sur ses preuves, n'a besoin du secours d'aucuneautorit. L'autorit lgitime n'est que la vrit dcouvertepar la puissance de la rjiison et dpose pcur les Pres dansleurs crits pour le plus grand bien de la postrit. Il fautdonc commencer par croire en l'autorit de Dieu ; miis,pour comprendre ce que Dieu nous enseigne, il faut iaireappel la raison avant de la comparer l'autorit deshommes, et dcins cette comparaison le dernier mot doittoujours rester la raison, non l'autorit.La division de la nature que nous avons exposer n'est

    pas une simple classification des choses en diverses espces ;il ne s'agit pas non plus de dcomposer un tout donnen ses parties. Toute division est une descente d'unprincipe un d'innombrables espces particulires, etelle se complte toujours par une runion qui remonte desespces particulires jusqu' leur principe. On ne sauraitisoler ces deux aspects d'un mme mouvement d'aller etde retour. Etudier la division de la nature c'est voir sortirde la sagesse et de la providence suprmes les ides, lesgenres, les espces et les individus ; miis c'est galementassister la runion des individus en espces, des espces2n genres, des genres en ides et au retour des ides lasagesse suprme dont elles sont sorties.Envisage sous cet aspect, la division de la nature appa-

  • 16 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    rat d'abord quadruple. On distingue en effet : 1" la naturequi cre et n'est pas cre ; 2 la nature qui est cre etqui cre ; 3^ la nature qui est cre et ne cre pas ; 4 lanature qui ne cre pas et n'est pas cre. En ralit ces quatreformes se ramnent deux. La deuxime et la troisimesont l'une et l'autre cres bien que l'une cre alors quel'autre ne cre pas ; elles embrassent donc la totalit dela cration et peuvent constituer, ce titre, une seulesubdivision : la Crature. Par contre la premire et la quetrime ont ceci de commun qu'elles ne sont pas crenous pouvons donc les ramener une seule qui estCrateur. Nous le pouvons d'autant plus qu'il ne s'agitl de deux aspects distincts en Dieu lui-mme mais slement dans l'ide que nous en avons. C'est notre raifqui tantt le considre comme principe : la nature qui creet n'est pas cre ; tantt le considre comme fin : la naturqui n'est pas cre et ne cre pas ; la distinction n'est pcis

    en lui, elle n'est que dans notre manire de le concevoir.L'essence de Dieu est inconnaissable, non seuleme

    pour nous, mais encore en soi et absolument parlant, paique Dieu est suprieur l'essence. 11 n'y a pas de nompar lequel on puisse convenablement le dsigner. Denysl'Aropagite a bien montr que la thologie se divise erdeux parties, la thologie ngative et la thologie affirnrtive. La thologie ngative nie que l'essence de Dieu .l'une quelconque des choses qui existent et que nous pcvons soit concevoir soit nommer. La thologie affirmativeaffirme au contraire de Dieu tout ce qui existe, non paipour soutenir qu'il est ceci ou cela, mais parce qu'il est hcause de tout ce qui existe et qu'on peut par consquenl'en affirmer symboliquement. Chaque fois que l'on veudsigner Dieu par un nom il faut le faire prcder de l

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SIECLE 17

    particule sur ' afin de satisfaire aux exigences contradic-toires de ces deux parties de la thologie. Si nous disonspar exemple, non p>as que Dieu est essence, mais qu'ilest superessentiel, nous affirmons en ce sens que nouslui attribuons l'essence, nous nions en tant que nous lalui refusons. Dans la proposition : Dieu est superessentiel,il y a donc la fois une affirmation et une ngation. Qu'onplace Dieu de la mme manire au-dessus de la bont,^ la vrit et de l'ternit, au-dessus des dix catgoriesde toutes les perfections positives que nous pouvons luiibuer, on aura fcut f>eu prs tout ce qu'il est possibleesprit humain de fmre pour dsigner Dieu.

    5i du Crateur nous passons la crature nous descen-.hs dans un domaine qui, si vaste soit-il, nous est beaucoup

    .SIus aisment accessible. Tout ce qui existe a t cr parDieu ; cr, c'est--dire produit du nant. C'est en effetle propre de la bont divine que d'appeler du non-tre l'tre ce qu'elle veut voir exister. Il faut donc poser l'ori-fne de toutes choses la Trinit divine. Dans le Verbe,

    4'ui est coternel au Pre, reposent de toute ternit lescauses premires, c'est--dire les Ides. Ce sont les espcesou formes ternelles, les essences immuables, selon les-quelles et dans lesquelles le monde visible et invisible estrm et rgi. Toutes les choses, visibles comme invisibles,2xistent que par pcirticipation ces principes premiers.

    -^ qui est bon ne l'est que par participation au bien ensoi, ce qui vit participe gilement la vie en soi ; il en estde mme pour l'intelligence, la sagesse, la raison et toutle reste. Les Ides sont cres ; elles correspondent exac-tement la deuxime division de la nature : celle qui estcre et qui cre ; avec elles nous entrons donc dj dansle domaine de la crature, mais d'une crature qui est

    2. casoN, I.

  • 18 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    coternelle au crateur, ou du moins presque coterneElle ne l'est pas tout fait parce que ce qui produit pcdant ncessairement ce qu'il produit, Dieu prcinvitablement les Ides qu'il cre. Les Ides sont d'coternelles Dieu en ce sens qu'elles subsistent toujcen Dieu sans que Dieu leur soit antrieur dans le temelles ne lui sont cependant pas absolument coterneparce qu'elles ne se confrent pas l'tre, mais le reoivde leur Crateur.

    Ainsi une ligne de dmarcation spare Dieu deuvres et l'empche de se confondre avec elles. Sans doien un certain sens, la Crature et le Crateur ne squ'un. Les Ides ne sont que des participations de la ''.

    nit divine en qui elles subsistent ; tout ce qui est nd'ailleurs que dans la mesure o il participe de Dqui seul subsiste par soi. Il n'y a donc de rel et d'exisdans la crature que ce qu'elle tient de Dieu, et, ce 1la cration est faite de Dieu, son tre est celui de DMais le fait mme qu'elle le reoit et en participe lui assune place infiniment infrieure celle de son CrtScot Erigne ne l'oublie pas et l'insistance inlassablelaquelle il lve Dieu au-dessus de toutes les catgomme celle de substance, l'appel continuel qu'il adiaux principes de la thologie ngative, le fait mmele fondement de sa division de la nature est la distinidu Crateur et de la crature montrent bien que 1

    1

    fini et particip ne se confondent pas pour lui avec 1 rinfini qui est Dieu. Mais, ceci pos, il faut reconr rque Scot Erigne semble prendre plaisir nous dr* iet nous faire oublier que, pour lui, rien ne peut Iraffirm dans le mme sens de la crature et de Dieu. I rsqu'il arrive en prsence de cette ide, qui sera ace tt

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SIECLE 19

    de tous les scolastiques, y compris samt Thomas, que l'trede la crature est driv de l'tre divin, Scot Erigne paratsaisi d'une sorte d'ivresse mtaphysique. Aucune expressionne lui semble assez forte pour exprimer cette contmuitptutielle entre le monde et Dieu. La crature, dit-il, sub-siste en Dieu et Dieu se cre, d'une manire ineffable etsecrte, en crant la crature ; invisible, il se rend visible ;incomprhensible, il se fait comprhensible ; superessentielet surnaturel, il se donne une essence et une nature ; cra-eur de l'univers, il devient univers cr et lui qui produit

    te chose devient produit en toute chose. Ainsi donc dunmet jusqu'au plus humble degr de la hirjurchie des

    .'es Dieu nous apparat comme toujours ternel et toujours' ; il se produit lui-mme de lui-mme ; il cre de rien,ist--dire de cette ineffable et incomprhensible per-xtion qui, prise en elle-mme, n'est rien, piirce qu'elleborde l'tre de toute part. C'est pourquoi Scot Erignedfinit volontiers la cration comme une manifestation de'Dieu : nom cum dicitur siepsum creare^ nil aliud recte intelli'

    ''ituT nisi naturas rerum condere. psius namque creatio,toc est, in aliquo manifestatio, omnium existentium profecio

    '.zst substitutio.

    ' Suivons, au moins dans ses grandes lignes, l'ordre dei a cration. Viennent d'abord les causes premires, ou Ides,iont nous avons dit qu'elles sont cres, mais ternelle-

    nt. Encore qu' proprement parler elles soient entrecs comme les rayons qui partent d'un mme centre, on

    rpeut admettre qu'en allant de la plus gnrale aux pluseparticulires, on rencontre d'abord le Bien, puis l'Essence,rta Vie, la Raison, l'Intelligence, la Sagesse, la Vertu. Elles

    1 sont pas postrieures Dieu dans le temps, mais ellessont postrieures comme l'effet l'est sa cause ; en elles

  • 20 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    et par elles, bien qu'elles soient cratures, Dieu cre eiet c'est par participation ces causes que toutes clsont ce qu'elles sont. Parmi ces choses nous nous attach(spcialement l'homme qui est comme le point ceet comme le rsum de l'univers cr.L'homme rentre manifestement dans la troisime

    divisions de la nature, celle qui est cre et qui ne creSon origine, sa substance mme, se trouvent dans 1de l'homme qui rside ternellement en Dieu. La forde l'Aropagite doit tre prise la lettre : Cognitio tquae sunt, ea quae sunt, est ; comme toutes les autres c

    qui constituent l'Univers, l'homme est essentiellela connaissance ternelle que Dieu en a. Cette ide le rsente comme un tre qui, runissant en soi ce qu'il yplus noble et de plus bas dans le monde, l'esprit et le cserait un vritable microcosme. En tant qu'esprit 1 hcse dfinit par trois oprations ou facults de connaisqui ne font d'ailleurs qu'exprimer ou reproduire enl'image de la Trinit. La partie la plus noble de notre rest l'intellect ou essence ; en d'autres termes encore :

    essence, dont l'opration la plus leve est celle de 1'

    Ject. Par cette opration notre me se tourne directevers Dieu et s'efforce de l'atteindre en lui-mme,un acte simple, qui dpasse d'ailleurs la nature deet qui n'aboutit pas une connaissance propremende son objet ; l'me se meut simplement vers uninconnu, dont l'excellence est telle qu'on doit le situistent ternellement en Dieu, et nous les atteignons sans'-passer par l'intermdiaire des choses sensibles. Non point,'^k la vrit, que les Ides ternelles nous soient, en elles-^mes, plus accessibles que Dieu. Si la cause de tout estsoustraite aux regards de ce qu'elle a cr, il n'est pasdouteux que les Ides de toutes choses, qui subsistent^ternellement et immuablement en Dieu, ne nous chappentgalement. Mais si les Ides nous chappent il s'en produit,iussi bien dans les natures angliques que dans les mes

    ^'Humaines, des thophanies, c'est--dire certaines appari-

    ions divines, comprhensibles pour les natures intellec-'^aielles '>. Dans ces apparitions ou manifestations divines,

    j! y a toujours une descente de Dieu vers la nature anglique'^iU vers la nature humaine, illumine, purifie et parfaite'Sar la grce, et une lvation de l'intellect anglique ou"^"lumain vers Dieu. De mme que l'me reoit des choses^qui lui sont infrieures les images que lui en transmettent^'es sens, de mme, par les thophanies, elle forme en soi''^:ette connaissance des premires causes qui lui fait appr-''lender, non pas leur essence, mais leur existence et 1 uni-^^ersalit de leur action. La troisime opration de 1 me'^K>Tte sur les essences des choses singulires qui ont t"^.res dans les causes premires ou archtypes ; c'est laT'onnaissance des choses par les sens. Elle est dterminei'^ar les images des objets sensibles que nous transmettent^'es sens extrieurs. Ces images sont de deux sortes : les"^mages expresses qui naissent dans les organes sensitifs"^

    eus l'action des choses extrieures, et les images que nous'armons en raison des prcdentes. Les premires images^lpendent du corps, les autres dpendent de l'me ; les

    mires, encore qu'elles soient dans le sens, ne se sentent-i elles-mmes ; les autres se sentent elles-mmes et

  • 22 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    reoivent les premires. Lorsque cette troisime oprationse dtourne des images des choses visibles pour se tournervers la pure intellection des ides, elle cde la place laconnaissance des essences simples par la raison pure detoute imagination. Ce que l'intellect et la raison appr-hendent par l'intuition des ides pures, le sens le diviseen toutes les essences propres des choses particulires quiont t cres ds l'origine dans leurs causes. Toutes lesessences en effet qui dans la raison sont unes, sont distin-gues par le sens en essences diffrentes. De mme que leschoses sensibles participent l'tre divin par l'intermdiairedes ides, la connaissance sensible signale l'intellect lesides purement intelligibles par l'intermdiaire de la raison.L'homme ainsi dou d'une me tait aussi dou, primi-

    tivement, d'un corps incorruptible, mais, comme il s'estlibrement dtourn de Dieu, son corps est devenu grossieret soumis aux mmes besoins que les animaux. L'hommeest dchu parce qu'il s'est tourn vers lui-mme avant dese tourner vers Dieu ; mais il peut encore se sauver. 11 aen effet trouv dans le Verbe un rdempteur qui est nonseulement le rdempteur de l'homme dchu, mais le rdemp-teur de l'univers entier. De mme que par le Verbe lamultiplicit des choses est sortie de l'unit primitive, elleva retourner par le Verbe vers cette mme unit ; la runionsuccde la division de la nature. Le principe qui prside cette runion est le suivant : l'homme avait t cr sem-blable Dieu, il s'en est loign et en est devenu dissea-blable, il se runira lui en s'efforant de lui redeve irsemblable. Pour y parvenir une srie de retours partiou, selon l'expression de Scot Erigne, une srie de rvsions est ncessaire. D'abord l'me raisonnable, subiss '

    le chtiment de sa prvarication, s'est disperse et com

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI^ SICLE 23

    parpille en une multiplicit extraordinaire de dsirstemporels et charnels. Elle a atteint le plus bas degr decette division et dispersion lorsqu'elle est arrive l'amourdes choses corporelles. Il lui tait dsormais impossiblede descendre plus bas. C'est aussi de l qu'elle part pourse recueillir de cette dispersion, se rassembler elle-mmepar tapes, et comme par degrs, grce au secours de Dieuqui la soutient, l'aide, la rappelle soi et la sauve. Au momentde la mort ce corps grossier que nous avons se dissout ;le concours fortuit d'accidents qui seul le constitue se dfait

    et il ne reste de lui que les quatre lments du monde sen-sible dont il est compos ; c'est la premire tape dcisivedu retour de la nature humaine vers Dieu. La deuximetape se produira au moment de la rsurrection o chacunrecevra son corps propre par la runion des quatre lmentsqui le composent. La troisime consistera dans la transmu-tation du corps en esprit par une ascension progressivedu corps travers tous les degrs de la spiritualit : vie,sens, raison, et esprit ou intellect en qui rside la fin detoute crature rationnelle. Par la quatrime tape la naturehumaine totale, dsormais entirement spirituelle, retour-nera aux causes premires ou Ides, qui subsistent toujourset immuablement en Dieu ; d'abord l'esprit atteindra enDieu la science de toutes les cratures, et de cette sciencel s'lvera la Sagesse, c'est--dire la contemplationintime de la vrit, autant du moins qu'elle est accorde la crature. Reste une dernire et sixime tape du retour,celle par laquelle la nature elle-mme avec toutes ses causesse laissera pntrer par Dieu et passera en Dieu commel'air se fait lumire, et il n'y aura plus alors que Dieu,et ce sera le terme du grand retour ; erit enim Deus omnia

    In omnihtis, quando nihil erit nisi solus Deus.

  • 24 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    Ne croyons pas d'ailleurs que le retour de 1 humainenature vers Dieu ou, selon l'expression de Scot, sa difi-cation, quivaille la suppression ou destruction de cettenature. L'air ne cesse pas d'tre de l'air parce que la lumiresolaire l'illumine ; le mtal en fusion reste du mtal bienqu'il semble transform en feu ; de mme le corps resteracorps en se spiritualisant et l'me humaine restera cequ'elle est en se transfigurant et devenant semblable Dieu. Il s'agit moins l d'une transmutation ou d'uneconfusion de substances que d'une runion, toutes propritsconserves et subsistant immuablement : adunatio sineconfusione, vel mixtura, vel compositione.

    Telle est la vaste fresque brosse par Scot Erigne. Onne s'tonnera pas d'apprendre qu'elle ait toujours sembl l'Eglise suspecte ou mme condamnable. Dans cet universsi difficilement sparable du crateur il ne saurait y avoirde place pour un enfer et des rprouvs. Il est crit : l'impiene ressuscitera pas. Et comment ressusciterait-il ? Lepch c'est le mal ; le mal c'est le nant. Dieu n'a pas pensle mal ; or la substance d'une chose c'est la conceptionmme que Dieu en a ; le mal disparatra donc, s'liminera,laissant place aux perfections positives penses et voulues

    par Dieu. Par le retour Dieu l'humanit tout entireest restaure dans sa perfection primitive, et c'est l ce

    que l'on appelle le Paradis. La seule diffrence entre leshommes est que certains seront plus prs, les autres plusloin de Dieu ; croire la matrialit des supplices ternelset un enfer souterrain alors qu'il n'y aura plus de terre,c'est une vritable purilit. Il faut reconnatre que Scot

    Erigne en prend son aise avec la lettre du dogme ; ona cependant exagr, et il semble mme qu'on I ait invo-lontairement dfigure en le faisant, le caractre rationaliste

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU Xf SIECLE 25

    de son uvre. On ne doit jamais oublier en lisant ScotEngne que son expression est souvent beaucoup plushardie que sa pense ; il dit toujours ce qu'il veut diresous la forme la plus dangereuse et la plus paradoxale,et lVlqu on dpouille^ sa pense des formules brillantes,mais mquitantes, dont il la revt, on la trouve gnrale-ment plus proche des doctrines traditionnelles qu'ellen'aurait pu le sembler au premier abord. Ce serait unequestion, par exemple, de savoir si sa doctrine est suffi-samment, ou mme exactement caractrise, par l'pithtede panthiste. Il est de mme impossible de le pratiquersans se persuader que Scot Erigne n'avait rien d'un nova-teur systmatique et d'un chercheur d'hrsies. Ce qui lecaractrise, c'est bien plutt une confiance nave dms laraison considre comme interprte du dogme, ce qui luimanque c'est d'avoir lu Aristote avant le Pseudo-Den\-s.Telle quelle son uvre reste une exprience de grand styleet un objet de rflexions passionnant pour l'historien desides. Du premier coup, le moyen ge se donne une inter-prtation peu prs complte de l'univers, et cette tentativeest un chec malgr son apparent succs. C'est que le moyenge va vers une doctrine de la foi qui ne sauraiit se construiresans le concours de l'aristotlisme. Le De divisione naturaenous montre ce que pouvait donner une interprtationdu dogme fonde sur des bases essentiellement noplato-niciennes. Visiblement, la perspective que l'on embreissed un tel point de vue ne laisse pas au monde de la Crationle degr de r

  • 26 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    au moins sous sa forme suprieure, fait intervenir unemanifestation directe des ides par Dieu, la conceptiondes fins dernires de l'homme que Scot Erigne dduitavec rigueur de sa ngation radicale du mal ne s'accordeni avec l'esprit ni avec la lettre du dogme, sa dfinition desrapports entre la raison et la foi oubliait que si l'on doitcroire pour comprendre il y a des limites parfois infranchis-sables l'intelligence de ce que l'on croit.Tous ces dfauts de la doctrine de Scot Erigne, consi-

    dre comme interprtation rationnelle du catholicisme,expliquent l'accueil qui lui fut rserv. Le De divisionenaturae qui domine de si haut toutes les uvres philoso-phiques de son sicle et des deux sicles suivants se voitcondamn par l'Eglise et rejet par les philosophes. Maisen mme temps qu'on le condamne, on voit en lui le modlede l'uvre reprendre et refaire. Les premires sommesthologiques ou sentences systmatiques, celle d'Anselmede Laon par exemple, lui doivent la largeur de vues et lesens de l'ordre qui les lvent au-dessus des compilationssans nombre de leur temps. Jean Scot Erigne a pos legrand problme que s'efforcera de rsoudre la pensemdivale et il a discut, de faon la fois profonde etexclusive, l'un des lments qui figureront dans sa solutiondfinitive. La pense chrtienne sait maintenant tout ceque le noplatonisme peut et ne peut pas lui donner.Exprience manque certes, mais non perdue, et dont lesconsquences seront d'importance capitale. L'aristotlismepourra venir lester le no-platonisme ou le corriger, il nerussira jamais l'liminer.

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SICLE 27

    IV. LE PROBLME DES UNIVERSAUX AU D SICLE.

    Le problme des universaux est celui de savoir quelgenre d'existence ont nos ides gnrales et quel est leurrapport avec les objets particuliers. 11 n'a pas t inventpar la rflexion philosophique du moyen ge, mais lui at soumis par un texte de Porphyre, dans son Isagogeou introduction aux Catgories d'.Aristote, que les premiersscolastiques connaissaient par la traduction latine de Boce.Le problme indiqu piar Porphyre, et dont il se refusait donner la solution, se dcomposait en trois questions :1 les genres et les espces existent-ils dans la nature oun'existent-ils qu' titre de penses dans notre esprit ?2 s'ils existent hors de nous et dans la nature, sont-ilscorporels ou incorporels ? 3*^ existent-ils spars des objetssensibles ou dans ces objets mmes ?

    Il est vident pour nous qu'on ne pouvait choisir entreces diverses hypothses, et surtout fonder convenablementson choix, sans laborer une philosophie complte. Ils'agissait par exemple de choisir entre Aristote et Platon,ou de les combiner par un artifice quelconque, cette ques-tion de pure logique en apparence se prolongeant et com-pliquant Immdiatement en questions de physique et demtaphysique. Sauf peut-tre Scot Erigne, les premiersscolastiques ne \nrent pas si loin. Ils pressentirent, avecun instinct trs sr, l'importance capitale du problme,puisqu'ils s'y attachrent sur la simple allusion que Por-phyre y faisait, mais ils n'en virent pas clairement la porte.Ils abordrent donc, en gnral, et rsolurent le problmetel qu'il leur tait pos, sans apercevoir quelles philoso-

  • 28 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    phies systmatiques et compltement dveloppes auraitnaturellement d les conduire la solution qu'ils en don-naient.

    En accord avec l'influence dominante de la pense pla-tonicienne et augustinienne cette poque, c'est la solutionraliste du problme qui est d'abord presque universelle-ment adopte. Frdgise de Tours qui fut le disciple et lesuccesseur d'Alcuin ne doute pas que les ides gnralesne correspondent de vritables ralits ; tout nom doitdsigner quelque chose, mme le mot rien >> doit avoirun sens et, par consquent, dsigner une ralit. Pour lamme raison, et parce que l'Ecriture affirme que la terrefut couverte d'paisses tnbres, il soutient que les tnbressont une ralit. Jean Scot Erigne soutient galementla solution raliste du problme, mais en lui faisant rendretoutes les consquences qu'elle comporte. A ses yeux ladivision aristotlicienne des dix catgories n'est pas la divi-sion de dix expressions, ou de dix concepts, mais elle ex-prime un systme introduit par Dieu dans la nature deschoses. Cela est particulirement vrai de la subdivisionde l'essence en genres et en espces jusqu'aux individus.Nous avons vu que pour lui la division de la nature partirde Dieu et la runion des choses en Dieu sont deux processusque l'on peut envisager aussi bien comme des oprationsdialectiques que comme l'explication du monde rel telqu'il nous est donn. L'ide que nous placerions au sommetde notre classification, celle de l'Etre qui est suprieur l'tre mme, dsigne donc le maximum de ralit ; la cra-tion n'est qu'une sorte de dduction et de passage del'universel concret au particulier ; le retour EHeu estune analyse , selon l'expression de Jean Scot Erigne,c'est--dire une rduction et une rintgration du parti-

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI^ SIECLE 29

    culler dans le gnral. Le ralisme est donc ici complet etpouss jusqu' ses dernires consquences ; tout ce quiest rentre dans la mme essence et les degrs de l'abstrac-tion se confondent par l mme avec les degrs de l'tre.

    Les seuls philosophes de cette poque qui soutiennentune thse plus proche de celle d'Aristote seraient l'auteursans ongmalit de gloses sur VIsagoge, savoir RabanMaur ou l'un de ses disciples, et Heiric d'Auxerre (841-876), si les commentaires qu'on lui attribue sont bien delui. En tout cas l'illustre disciple d'Heiric d'Auxerre,Rmi d'Auxerre (841-908) soutient une solution nettementraliste du problme et dont l'expression est fortementinfluence par les crits de Jean Scot Erigne. Pour luigeJement les genres contiennent rellement les espceset les espces s'obtiennent par morcellement des genres.Etant donn l'insignifiance des textes qui mettent en doutela rcJit des universaux cette poque, et l'hsitation depense que ces textes nous rvlent, on peut admettre quela solution raliste est celle vers laquelle penchait le IX sicle,encore que Jean Scot Erigne ait t le seul en dduiresystmatiquement les plus extrmes consquences.

    V. Le X SICLE. Gerbert d'Aurillac.

    Le X sicle est une poque de troubles profonds etd'obscurcissement au cours de laquelle les rsultats acquispar la renaissance carolingienne sont remis en questionet semblent mme sur le point d'tre compltement anan-

    La France est ravage par les guerres, les Normands..ahissent le pays en remontant le cours des fleuves et

    ^'astent tout sur leur passage. L'activit des coles semble

  • 30 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE Jdonc avoir t partout suspendue et la pense philosophiqueparat ne subsister qu' l'tat de vie ralentie, dans lesclotres, spcialement dans les monastres de la congr-gation des Bndictins rforms de Cluny qui prend nais-sance au commencement du sicle. Rathre de Vrone,Notker Labeo, Odon de Cluny, s'emploient tant bien quemal maintenir les traditions du sicle prcdent et nousont laiss des traits de morale ou de dialectique sans ori-ginalit. 11 convient de signaler cependant l'cole claustralede Fleury-sur-Loire comme le lieu ou la culture littraire,philosophique, et thologique fut la plus florissante. Elletait dirige par le moine de Cluny Abbon (mort vers1004) et l'on y enseignait, outre la doctrine des Pres, lagrammaire, la dialectique et l'arithmtique.La seule figure saillante de cette poque est celle de

    Gerbert d'Aurillac. Aprs avoir reu sa formation premireau clotre d'Aurillac ramen par Odon de Cluny unergle svre, il va tudier trois ans en Espagne o il prendcontact avec la science arabe, puis il dirige l'cole de Reims,devient en 982 abb de Bobbio, en 991 archevque deReims, en 998 archevque de Ravenne, est lu pape en999 sous le nom de Sylvestre II, et meurt en 1003. L'ru-dition de Gerbert d'Aurillac tait extraordinairementtendue. A la diffrence de la plupart de ses contemporains,mme cultivs, il possde non seulement le trivium maisencore le quadrivium. Son enseignement de la Rhtoriquese fondait sur l'tude des crivains anciens ; pour son ensei-gnement de la dialectique il utilisait non seulement lesCatgories et le trait De iinterprtation, d'Aristote, maisencore les Topiques ainsi que tous les commentaires deBoce sur la logique. Ses lettres nous montrent qu'il s'int-ressait aux questions d'artihmtique, d'astronomie et de

  • DE LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE AU XI SICLE 31

    musique ; il a laiss galement une Gomtrie. En philo-sophie proprement dite nous avons de lui un opuscule

    qui ne dpasse gure le niveau ordinaire des discussions

    en matire de dialectique et ne permet mme pas de luiattribuer une position dfinie dans la question des uru-

    versaux. Gerbert fut donc surtout une personnalit mi-nente, qui devint d'ailleurs rapidement lgendaire, et unprofesseur dont l'influence devait s'tendre au loin parl'intermdiaire de disciples tels que Fulbert de Chartres,tnais ce ne fut point un grand philosophe. Il faut aller

    immdiatement jusqu'au XI^ sicle si l'on veut assister un rveil de la pense philosophique et enregistrer denouveaux progrs.

    Vues d'ensemble sur la civilisation mdivale : V. EiCKEN,Ceschichte und System der mittelalterlichen Weltanschautmg, 3 d.,1917. Tavlor, The mediaecal mind, 2 vol., 3^ d., 1920.

    M. DE WuLF, Civilization and Philosophy in the Middle Ages,1921.Travaux d'ensemble sur la philosophie mdivale : HaURAU,

    Histoire de la philosophie scolastique, 3 vol., 1872-1880. Noticeset extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothque nationale,

    6 vol., 1890-1893. M. de Wulf, Histoire de la philosophie mdi-vale, 4 d., I9I2. M. B.\UMGARTNER, Grundriss der Ceschichteder Philosophie der patristischen und scholastischen Zeit. (2 volumedu Grundriss de F. Ueberwegs, 10 d., 1915.)On consultera aussi avec fruit : K. Prantl, Geschichte der Logik

    im Abendlande, t. II-IV : Die Logik im Mittelalter, 1861-1870. M. GrabmaSn, Die Geschichte der scholastischen Mthode,3 vol. dont 2 parus, 1909-1910.Sur la renaissance carolingienne consulter : Lavtsse, Histoire

    de France, t. Il, K part., p. 342-349. Sur .4Icuin : F. PlCivrr,Esquisse d'une histoire gnrale et compare des philosophies mdi-

    '^vles, 2 d., 1907, ch. VI. Gaskoin, Alctdn, his life and hiskwork, 1904. G. Brunhes, La foi chrtienne et la philosophie au

  • 32 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    Sur J. Scot rigne, consulter : Saint-Ren Taillandier,Scot Erigne et la philosophie scolastique, Strasbourg, 1 843 ( con-sulter pour l'expos prcis et lgant qu'il contient de la doctrine). L'ouvrage le plus complet est celui de Brilliantoff, L'influencede la thologie orientale sur la thologie occidentale dans les uvresde Jean Scot Erigne, 1898 (en russe). Du mme, articles (enallemand), rfrences in Ueberweg, p. 109. D'importants articlesaussi de M. Jacquin, in Revue des sciences phil. et thol., 1907et 1908. Les uvres sont dites par Floss, in Migne, Patr.lat., t. 122.

    Sur Heiric et Rmi d'Auxerre, consulter : Haurau, Histoirede la philosophie scolastique, I, c. IX.Sur Gerbert, voir : Chr. F*fister, tudes sur le rgne de Robert

    le pieux. F. PiCAVET, Gerbert, un pape philosophe d'aprs l'histoireet d'aprs la le'gende, Paris, 1897.

  • CHAPITRE II

    LA PHILOSOPHIE AU XI^ SICLE

    I. Dialecticiens et thologiens.

    Si modeste que ft demeur le niveau des tudes etsi chancelant que ft le sort de la civilisation depuis larenaissance carohngienne, la pratique du trivium et duquadrivitan n'en tait pis moins devenue traditionnelle ;dans certains jjays, mme, elle s'imposait comme unencessit. En Italie par exemple on voyait dsormais deslacs s'initier ces tudes qui les habilitaient pour occuperdes emplois publics ou se livrer ultrieurement l'exercicedu droit. A l'intrieur mme de l'Eglise on rencontraitdj certains clercs, dont les dispositions d'esprit inclinaient la sophistique, et qui s'taient* pris d'une telle curdeurpour la dialectique et la rhtorique qu'ils fausaient volon-tiers peisser la thologie au second rang. Pierre Damianise plaignait que l'on s'intresst beaucoup moins au con-tenu des lettres difiantes qu'il envoyaut, qu' leur style,leur loquence, la subtilit de leur dialectique et la questionde savoir s'il dmontreiit par des syllogismes hypothtiquesou catgoriques les vrits qu'il y enseignmt. La prtentionaffiche par certains de soumettre le dogme et la rvlationmmes aux exigences de la dduction syllogistique devait

    3. CILSON. I

  • 34 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    infailliblement les conduire aux conclusions les plus radi-cales, en mme temps qu'elle devait susciter la ractionla plus violente de la part des thologiens.Anselme le Pripatticien et Brenger de Tours repr-

    sentent assez bien ce que furent ces dialecticiens intransi-geants, et nous permettent de mieux comprendre pourquoila philosophie demeura longtemps suspecte de fort bonsesprits. Anselme, dit le Pripatticien, tait un Italien qui,aprs avoir termin ses tudes philosophiques Parme,entreprit une tourne travers l'Europe en discourant etargumentant dans les villes qu'il traversait. Sa Rhetorimachianous donne quelque ide de ce que peuvent avoir t sesmthodes et ses sujets de discussion ; le moins que l'onen puisse dire est que cet ouvrage est de nature lgitimerles expressions svres dont usrent les thologiens l'garddes gens de son espce. Anselme justifie abondammentl'accusation de purilit qui fut porte contre eux ; Brengerde Tours justifie celle d'impit.Le matre de Brenger de Tours avait t Fulbert, lve

    de Gerbert d'Aurillac, et fondateur de la clbre cole deChartres. Mais alors que Fulbert enseignait la ncessitde soumettre une raison infirme et borne aux mystresde la foi et aux enseignements de la rvlation, son lveBrenger de Tours (mort en 1088) n'hsitait pas traduireles vrits de foi en termes de raison. Cette tentative leconduisit nier la fois la transsubstantiation et la prsencerelle en s'appuyant sur des arguments emprunts ladialectique et sur l'autorit d'un trait que l'on attribuait Jean Scot Erigne. Brenger de Tours considre eneffet la dialectique comme l'instrument par excellencepour dcouvrir la vrit. Faire appel la dialectique,crit-il dans son De sacra cna, c'est faire appel la raison.

  • LA PHILOSOPHIE AU XI SIECLE 35

    et comme c'est par la raison que l'homme a t fait l'imagede Dieu, ne pas avoir recours elle c'est renoncer sontitre d'honneur et ne pas se rnover de jour en jour l'imagede Dieu. Gamme Jean Scot Erigne il est donc persuadde la supriorit de la raison sur l'autorit, mais les appli-cations qu'il fciit de cette doctrine au dogme de l'Eucha-ristie et son obstination maintenir ses conceptions hr-tiques aprs les avoir publiquement abjures donnent son identification de la religion et de la philosophie un sensagressif et ngateur que la pense de Jean Scot Erignen'aVeut p>as.

    Dans tout compos de matire et de forme, dit Brenger,il faut distinguer le fait de son existence et ce qu'il est ;pour tre une certaine chose il faut donc d'abord quece compos existe ; en d'autres termes encore, l o lesujet n'existe pas ou ne saurait trouver ses acadents.Si donc la substance du pain disparaissait par le faitde la conscration, il serait impossible que les accidentsdu pain subsistassent ; or les accidents du pain subsistentaprs la conscration et nous pouvons donc conclure inver-sement que la substimce elle-mme demeure. 11 n'y auraitpar consquent, ni anantissement de la forme propre dupain, ni gnration du corps de Jsus-Christ en ce sensqu'il commencermt alors d'exister, mais simplement addi-tion la forme du pain qui subsiste d'une autre formequi serait celle du corps du Christ batifi. Il semble d'ail-leurs que l'ardeur dialectique de Brenger se soit limite ces incursions indiscrtes sur le terrain de la thologieet que p>our tout le reste son rationalisme soit demeurphilosophiquement strile.

    Cette intemprance de dialectique ne pouvait manquerde provoquer une raction contre la logique et mme, en

  • 36 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    gnral, contre toute tude de la philosophie. Il y avaitd'ailleurs cette poque un mouvement de rforme danscertains ordres religieux, qui tendait faire de la vie monas-tique la plus rigoureuse le type idal de la vie humaine.On comprend donc aisment que, de divers cts, desefforts aient t tents pour dtourner les esprits de laculture des sciences profanes, et spcialement de la philo-sophie, qui semblaient de simples survivances paennesdans un ge o toutes les forces humaines devaient treemployes l'uvre du salut. Pour Grard, vque deCzanad, ceux qui sont disciples du Christ n'ont pasbesoin de doctrines trangres . 11 reconnat bien que toutesagesse, mme humaine, vient de Dieu, mais s'il ne s'at-taque pas ces sciences elles-mmes, il en veut ceux quicroient devenir sages et ne deviennent qu'insenss en lespratiquant. L'application de la philosophie la thologielui parat spcialement dangereuse et condamnable : C'est le comble de la folie, crit-il des sciences profanes,que de disputer avec des servantes sur celui qu'il convientde louer la face des anges . Otloh de Samt-Emmeram(1010-1070) manifeste une mfiance analogue l'gardde tout ce qui n'est pas thologie pure et tradition. Ilestime notamment que la philosophie peut tre intressantepour un laque, mais qu'elle ne prsente aucun intrtpour un moine : Je dclare savants, ajoute-t-il, pluttceux qui sont instruits dans la Sainte Ecriture que ceuxqui sont instruits dans la dialectique. Car j'ai rencontrdes dialecticiens assez nafs pour dcrter que toutes lesparoles de l'Ecriture Sainte devaient tre soumises l'au-torit de la dialectique et pour tmoigner souvent plusde confiance Boce qu'aux auteurs sacrs >'. Manegoldde Lautenbach soutient des thses du mme genre et sou-

  • LA PHILOSOPHIE AU XI SIECLE 37

    ligne le dsaccord des doctrines philosophiques avec lecontenu de la rvlation. Mais le plus typique peut-trede tous les dfenseurs de la thologie contre l'abus dessciences profanes est Pierre Damiani (1007-1072).Pour lui, la sagesse de Platon a t surpasse par le dis-

    ciple du Pcheur ; il blme donc svrement ceux quiabandonnent les tudes sacres pour s'adonner aux fri-volits des sciences terrestres. Le premier grammairienest le dmon qui, en disant .Adam : Vous serez commedes dieux, a enseign aux hommes dcliner deus aupluriel ! L o Pierre Damiani se laisse aller lui-mme des considrations philosophiques, comme dans son Dedivina omnipotentia, c'est pour insister sur la toute-puissance

    incomprhensible de Dieu et lui attribuer jusqu'au pouvoirde faire que ce qui est arriv ne soit pas arriv. On voitcombien il serait imprudent d'appliquer Dieu les raison-nements humains invents par les philosophes. Les argu-ments des didecticiens et des rhteurs s'adaptent mal auxmystres divins ; il ne faut donc pas transporter dansl'tude de l'Ecriture les mthodes syllogistiques, ni opp)oser la puissance divine la ncessit des conclusions logiques. Que si toutefois cette connaissance des arts humains vient s'appliquer aux Saintes Ecritures, elle ne doit pas s'adjugeravec arrogance le magistre sur elles, mais demeurer leurgard, comme une servante vis--vis de sa matresse, dansune sorte de domesticit. Si la philosophie prcde l'Exri-ture, elle se trompe, et en dduisant les consquences desparoles extrieures, elle perd de vue la lumire de la vritintrieure et le droit chemin de la vrit .

    Il semble d'ailleurs que ds le Xi^ sicle, et mme parmides esprits mfiants l'gard de la dialectique, le besoind'une conception plus nucmce des rapports entre la raison

  • 38 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    et la foi se soit fait sentir. Lanfranc, moine de l'abbayedu Bec, mort archevque de Cantorbry (1005-1089),le clbre adversaire de Brenger de Tours, distinguedj entre l'art de la dispute et le mauvais usage que certainsen font. On a tort de dire : Dieu est immortel, or le Christest Dieu, donc il est immortel ; et s'il est immortel il n'apu mourir. On a raison, au contraire, de soutenir et deconfirmer la foi par la raison ; pour ceux qui savent yregarder de prs la dialectique ne contredit pas les mystresdivins, et elle peut au contraire, si l'on en use correctement,

    leur servir de soutien et de confirmation : Perspicacitertamen intuentibus, dialedica sacramenta Dei non impugnat.C'est la thse mme que la philosophie tout entire desaint Anselme aura pour objet d'illustrer.

    II. ROSCELIN ET LE NoMINALISME.

    Le problme des universaux s'enrichit au XI sicled'une solution nouvelle, celle qu'en apporte le nominalisme.On a coutume de considrer Roscelin comme l'instaurateurde cette doctrine, et ce n'est pas sans raison. Il faut cepen-dant remarquer que ds l'poque antrieure o dominaitnettement le ralisme on rencontrait des philosophes pour

    rappeler que la logique de Porphyre, de Boce et d'Aristoteporte sur les mots (voces) et non pas sur les choses (res).

    Nous avons cit Heiric d'Auxerre dont la conception serapproche quelque peu du nominalisme, sans toutefoisy aboutir ; on peut lui adjoindre le Pseudo-Raban qui affirmeque Prophyre parle dans son Isagoge de cinq termes et nonpas de cinq choses, mais, chez ces philosophes, le problmedes universaux n'est pas encore pos avec une conscience

  • LA PHILOSOPHIE AU XI* SICLE 39

    suffisante de sa complexit et de sa porte pour qu'onleur attribue vraiment la solution que suggre les expres-sions dont ils se servent.

    Il n'en est pas de mme avec Roscelin. N GDmpignevers 1050 il tudia dans la province ecclsiastique o iltfUt n. 11 eut pour matre Jean le Sophiste, enseigna commechanoine Compigne, fut accus devant le concile de Sois-sons d'enseigner qu'il y a trois dieux, abjura cette erreur,puis reprit son enseignement Tours, Loches, o il eutAblard comme disciple, Besanon, et il dut mourir vers1120. Nous sommes parfois embarrasss p)our dfinirexactement la position philosophique qu'il adopta p)arceque les textes qui nous restent de lui sont rares et que ledpart entre ce qu'il a enseign et ce que ses adversaires1 ont accus d'avoir enseign est difficile tablir. Unpoint toutefois n'est pas douteux : Roscelin est demeurpour ses contemporains et pour la postrit le reprsentantd un groupe de philosophes qui confondaient alors l'idegnrale avec le mot par lequel on la dsigne. L'intrtde cette doctrine rside principalement en ceci que pourles philosophes qui faisaient de l'ide gnrale une ralit,l espce constituait ncessairement une ralit, alors que sil'ide gnrale n'est qu'un nom la vritable ralit se trouvedans les individus qui constituent l'espce. En d'autrestermes, pour un raliste, l'humanit est une ralit, pourle nominaliste il n'y a de rel que les hommes. Roscelinse rallie ouvertement la deuxime solution du problme,mais, non content d'adopter cette attitude en matire dedialectique, il en tire les consquences logiques en matirede thologie, et c'est l sans doute ce qui attira l'attentionsur son enseignement. L'application la plus clbre queRoscelin mt faite de son nominalisme la thologie est son

  • 40 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    interprtation trithiste du dogme de la Trinit. Non pasdu tout qu'il ait eu l'intention de soutenir qu'il y a troisdieux, mais de mme qu'il ne pouvait admettre que l'hu-manit ft une ralit une, compose d'individus distincts,il ne pouvait admettre que la ralit constitutive de laTrinit ne fut pas les trois personnes distinctes qui lacomposent. Il insistait donc sur ce fait qu'en Dieu commedans les espces cres ce sont les individus qui sont rels

    ;

    c'est confondre les Personnes, crivait-il Ablard, quede dire que le Fils est le Pre et le Pre le Fils et c'estce que disent ncessairement ceux qui veulent signifierpar ces trois noms une seule chose singulire ; car chacunde ces noms pris en soi dsigne une chose unique et singu-lire . La Trinit se compose donc de trois substancesdistinctes encore qu'elles n'aient elles trois qu'une seulepuissance et une seule volont. Malgr ces nouveauts delangage Roscelin a l'intention de s'en tenir au dogme. Il convient, crit-il Ablard, de nous accorder au moinspour implorer ensemble ce Dieu triple et un, de quelquemanire que nous l'entendions . Sa vritable innovationconsiste avoir nomm, selon l'usage grec, du nom desubstance ce que les latins nommaient personne. Parpersonne nous ne signifions rien d'autre que la substance,quoique, par une sorte d'habitude de langage, on triplela personne sans tripler la substance . C'est la formuleque saint Anselme force quelque peu lorsqu'il accuse Ros-celin d'enseigner que, si l'usage le permettait, on pourraitdire qu'il y a trois dieux. La vrit semble tre que Ros-celin eut l'imprudence d'aller contre la terminologie reueet d'en employer une qui, interprte en fonction de sonnominalisme, prsentait manifestement un sens inqui-tant.

  • LA PHILOSOPHIE AU XI* SICLE 41

    III. Saint Anselme de Cantorbery.

    Avec saint Anselme de Cantorbery nous rencontronsle premier philosophe de grande envergure que le moyenge ait produit depuis Jean Scot Erigne. N Aoste en1033, il fut attir par la renomme de Lanfranc, son com-patriote, l'abbaye du Bec, en Normandie. En 1063 ilen devenait le Prieur, en 1078, l'Abb; en 1093 il futnomm archevque de Cantorbery et le demeura jusqu'sa mort (1109) malgr les difficults sans nombre que luisuscita cette charge et la lutte acharne qu'il eut soutenirf>our dfendre les prrogatives du pouvoir spirituel contrele pouvoir temporel. Son activit philosophique la plusintense concide avec les annes heureuses pendant les-quelles il enseignait l'abbaye du Bec. .Anselme fut unesprit d'une force et d'une pntration rares, nourri dela pense de saint .Augustin, dont les uvres prsentent l'tat d'implication et d'indication nombre d'ides quise dvelopperont plus tard, et d'une richesse de pensequi dborde de toutes parts l'argument ontologique auquelon semble pratiquement la ramener. Ses uvres essentiellessont le Monologium, le Proslogittm le De veritate, et letrait dans lequel il rpond aux objections du moineGaunilon contre l'argument ontologique dvelopp dansle Proslogiian ; mais il a crit nombre d'autres traitsthologiques, et des lettres extrmement instructives p>ourla connaissance de ses ides philosophiques, qu un exposd'ensemble doit ncessairement utiliser.

    Saint Anselme prend d'abord nettement conscience del'attitude qu'il adopte concemamt les rapports de la raison

  • 42 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    et de la foi. Le Monologittm a t crit spcialement larequte de certains moines du Bec qui dsiraient un modlede mditation sur l'existence et l'essence de Dieu, danslaquelle tout serait prouv par la raison et o rien absolu-ment ne serait fond sur l'autorit de l'Ecriture : quatenmaudoritate Scripturae penitus nihil in ea persuaderetur.Bien loin donc que saint Anselme, qui vcut au XI^ sicle,appartienne, comme on l'a prtendu de faon singulire, la pense du XI l^, il faut dire qu'avec lui la pense duXI sicle tire la conclusion normale que devait recevoir lacontroverse entre dialecticiens et anti-dialecticiens.

    Deux sources de connaissance sont la disposition deshommes, la raison et la foi. Contre les dialecticiens saintAnselme affirme qu'il faut s'tablir d'abord fermementdans la foi et il refuse par consquent de soumettre lesSaintes Ecritures la dialectique. La foi est pour l'hommele donn dont il doit partir ; le fait qu'il doit comprendre etla ralit que sa raison peut interprter lui sont fournis parla rvlation ; on ne comprend pas afirl de croire, mais oncroit au contraire afin de comprendre : neque enim quaerointelligere ut credam, sed credo ut intelligam. L'intelligence,en un mot, prsuppose la foi. Mais inversement saintAnselme prend parti contre les adversaires irrductiblesde la dialectique. Pour celui qui s'est d'abord fermementtabli dans la foi il n'y a aucun inconvnient s'efforcerde comprendre rationnellement ce qu'il croit. Objecter cet usage lgitime de la raison que les Aptres et les Presont dj dit tout le ncessaire, c'est oublier d'abord quela vrit est assez vaste et profonde pour que jamais lesmortels ne parviennent l'puiser, que les jours de l'hommesont compts et que les Pres n'ont pu dire tout ce qu'ilsauraient dit s'ils avaient vcu plus longtemps, que Dieu

  • LA PHILOSOPHIE AU XI* SICLE 43

    n'a pas cess et ne cessera jamais d'clairer son Eglise ;c'est oublier surtout qu'entre la foi et la vision batifique

    laquelle nous aspirons tous il y a ds ici-bas un inter-mdiaire qui est l'intelligence de la foi. Comprendre safoi c'est se rapprocher de la vue mme de Dieu. L'ordre suivre dans la recherche de la vrit est donc le suivant :croire d'abord les mystres de la foi avant de les discuterpar la raison ; s'efforcer ensuite de comprendre ce que l'oncroit. Ne pas faire passer la foi d'abord, comme font lesdialecticiens, c'est prsomption ; ne pas faire appel ensuite la raison, comme nous l'interdisent leurs adversaires,c'est ngligence ; il faut donc viter l'un et l'autre dfauts :sicut reclus ordo exigit ut profunda fidei prius credamuspriusquam ta praesumamus ratione disattere, iia negligentiamihi videtur, si postquam confirmati sumus in fide, non stu'demus quod credinms inteUigere.

    Telle est la dtermination de principe laquelle aboutitsaint Anselme. 11 est manifeste que la rgle pose en cestermes laisse intacte la question de savoir jusqu'o la raisonpeut aller, en fait, dans l'interprtation de la foi. H fautcroire pour comprendre, mais tout ce que l'on croitpeut-il tre rendu intelligible ? La foi qui cherchel'intelligence est-elle assure de la trouver ? On peut direque, pratiquement, la confiamce d'Anselme dans lepouvoir d'interprtation de la raison a t illimite. Ilne confond pas la foi et la raison puisque l'exercice dela raison prsuppose la foi, mais tout se passe comme sil'on pouvait toujours arriver comprendre ce que l oncroit. Saint Anselme n'a pas recul devant l'entreprisede dmontrer la ncessit de la Trinit et de l'Incarnation,deux mystres que la philosophie de saint Thomas rservera la thologie. Mais il ne faut pas oublier qu'avec le senti-

  • 44 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    ment trs vif du pouvoir explicatif de la raison, saint An-selme garde le sentiment que jamais elle ne parviendra treindre compltement son objet. Il ne faudra pas moinsque les efforts inlassables des Docteurs et des Pres, assistspar la grce divine, et se compltant les uns les autrespendant l'histoire entire de l'Eglise, pour laborer uneinterprtation rationnelle approche des donnes inpui-sables de la rvlation.La partie la plus profonde et la plus forte de l'uvre de

    saint Anselme se trouve dans ses dmonstrations de l'exis-tence de Dieu. Pntres de l'esprit augustinien, elles l'em-portent cependant sur les preuves augustiniennes par lasolidit et la rigueur de leur construction dialectique. Exa-minons d'abord les preuves du Monologium. Elles supposentadmis deux principes : 1 les choses sont ingales en per-fection ; 2 tout ce qui possde plus ou moins une perfectionle tient de sa participation cette perfection absolue. Cesdeux principes doivent en outre s'appliquer des donnessensibles et rationnelles partir desquelles on puisse argu-menter, par exemple le bien. Il ne s'agit d'ailleurs pas icide partir d'un concept abstrait. En fait nous dsirons jouirde ce qui est bon, il est donc peu prs invitable, et entout cas fort naturel, que nous en arrivions nous demanderd'oii proviennent toutes ces choses que nous jugeons bonnes.C'est cette rflexion si naturelle sur le contenu de notrevie intrieure et sur l'objet de notre dsir qui va nousconduire Dieu. Nous prouvons en effet par les sens,et nous discernons par la raison qu'il y a un grand nombrede biens diffrents ; nous savons d'autre part que tout aune cause, mais nous pouvons nous demander si chaquechose bonne a sa cause particulire ou s il n y a qu uneseule cause pour tous ces biens. Or il est absolument certain

  • LA PHILOSOPHIE AU XI SIECLE 45

    et vident que tout ce qui possde plus ou moins une per-fection la doit ce qu'il participe un seul et mme prin-cipe. Tout ce qui est plus ou moins juste l'est parce qu'ilparticipe plus ou moins la justice absolue. Donc, puisquetous les biens particuliers sont ingeJement bons, ils nepeuvent l'tre que par leur participation un seul et mmebien. Mais ce bien par lequel tout est bon ne peut trequ'un grand bien. Tout le reste est bon par lui et lui seulest bon par soi. Or rien de ce qui est bon par autrui n'estsuprieur ce qui est bon par soi. Ce souverain bien l'em-porte donc sur tout le reste au point de n'avoir rien au-dessus de soi. C'est dire que ce qui est souverainement bonest aussi souverainement grand. 11 y a donc un tre premier,suprieur tout ce qui existe et c'est lui que nous appelonsDieu.On peut largir la base de la preuve. Au lieu d'argumenter

    sur la perfection constate chez les diffrents tres, on peutargumenter sur cette perfection qu'ils possdent en commun,quoique des degrs divers, et qui est l'tre. En effet toutce qui est a une cause ; la seule question qui se p>ose l'gard de la totalit des choses est donc de savoir si elledrive de plusieurs causes ou d'une seule. Si l'univers aplusieurs causes, ou bien elles se ramnent une seule,ou bien elles existent par soi, ou bien elles se produisentles unes les autres. Si elles se ramnent une seule, c'estvidemment cette cause unique qui est la cause de l'univers.Si elles existent par soi c'est quelles possdent en communau moins cette facult d'exister par sol, et c'est cette facultcommune qui les fait tre ; elles peuvent donc alors encoretre considres comme se rangeant sous une mme cause.Resterait la troisime hypothse d'aprs laquelle ces causesse produisent rciproquement ; mais c'est une hypothse

  • 46 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    contraire la raison qu'une chose existe en vertu de ce quoi elle donne l'tre. Cela n'est mme pas vrai des termesd'une relation, ni de la relation elle-mme. Le matre etle serviteur sont relatifs l'un l'autre, mais chacun d'euxn'existe pas en vertu de l'autre, et la double relation quiles unit ne s'engendre pas non plus d'elle-mme, mais elleprovient des sujets rels entre lesquels elle s'tablit. Ainsidonc une seule hypothse reste intelligible, c'est que toutce qui existe existe en vertu dune seule cause ; et cettecause qui existe par soi est Dieu.Une troisime dmonstration capable de nous conduire

    Dieu est celle qui porte sur les degrs de perfection quepossdent les choses. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur1 univers pour constater que les tres qui le constituentsont plus ou moins parfaits. C'est l une constatation defait laquelle, bon gr mal gr, nul de nous ne peut serefuser. Pour mettre en doute que le cheval soit un tresuprieur un arbre, ou que l'homme soit naturellementsuprieur au cheval, il faudrait soi-mme n'tre pas unhomme. Or si l'on ne peut pas nier que les natures ne soientsuprieures les unes aux autres il faut admettre, ou bienqu'il existe une infinit d'tres et qu'on ne rencontrejamais d'tre si parfait qu'il n'y en ait un plus parfaitencore, ou bien qu'il y a un nombre fini d'tres, et parconsquent un tre plus parfait que tout le reste. Or onn'affirmera pas qu'il existe une infinit d'tres, car c'est

    absurde et il faudrait tre trop absurde soi-mme pour lesoutenir. Il existe donc ncessairement une nature tellequ'elle soit suprieure aux autres sans tre infrieure aucune. Reste, il est vrai, l'hypothse de plusieurs naturesgales situes au sommet de la hirarchie universelle. Maissi elles sont gales elles le sont par ce qu'elles ont en

  • LA PHILOSOPHIE AU XI SIECLE 47

    commun, et si ce qu'elles ont en commun est leur essence,

    elles ne sont en ralit qu'une seule nature ; et si ce qu'ellesont en commun est autre chose que leur essence, c'est doncune autre nature, suprieure elles et qui est donc sontour plus parfaite que toutes. Cette preuve se fonde surl'impossibilit o nous sommes de ne pas clore une sriepar un seul terme lorsque cette srie est une hirarchiequi compend un nombre fini de termes.

    Les trois preuves que nous venons de prsenter ont cecide commun qu'elles partent toutes d'un rel donn etqu'elles rendent raison de l'un des aspects de l'exprience.En fait, il y a du bien, de l'tre, des degrs d'tre, et l'exis-tence de Dieu est l'explication ncessaire que requirentces diffrents aspects de la ralit. Or saint Anselme estproccup de fournir des preuves aussi manifestes quepossible et qui s'imposent comme d'elles-mmes l'assen-timent de notre esprit. 11 ne fait que porter l'extrme cecaractre de la preuve en couronnant les dmonstrationsprcdentes par l'argument ontologique dvelopp dansle Proslogium. Les trois preuves antrieures sont tropcompliques, encore que dmonstratives ; il lui faut uneseule preuve, qui se suffise elle-mme et de laquelle dcouleau contraire ncessairement tout le reste. Cette preuvepart de l'ide de Dieu qui nous est fournie par la foi, etelle aboutit, conformment la mthode d'Anselme, l'intelligence de cette donne de la foi. Nous croyons queDieu existe et qu'il est l'tre tel que l'on ne peut pas enconcevoir de plus grand. La question est de savoir s ilexiste ou non une telle nature car ' l'insens a dit en son

    cur : il n'y a pas de Dieu (Psalm. Xlll, 1). Or lorsquenous disons devant l'insens : l'tre tel que l'on ne peutpas en concevoir de plus grand, il comprend ce que nous

  • 48 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    disons, et ce qu'il comprend existe dans son intelligencemme s'il n'en aperoit pas l'existence. Car une chose peutexister dans une intelligence sans que cette intelligencesache que la chose existe ; lorsqu'un peintre se reprsentel'uvre qu'il fera il l'a dans son intelligence, mais il n'enconnat pas l'existence puisqu'il ne l'a pas encore faite ;lorsqu'il a excut son tableau, au contraire, il a son uvredans son intelligence et il en connat l'existence puisqu'ill'a dj ralise. On peut donc convaincre l'insens lui-mme que, au moins dans son esprit, il y a un tre tel qu'onne puisse en concevoir de plus grand, parce que, s'il entendcette formule, il la comprend, et que tout ce que l'on com-prend existe dans l'intelligence. Or ce qui est tel que l'onne peut rien concevoir de plus grand ne peut pas n'existerque dans l'intelligence. S'il existe en effet, ne serait-ceque dans l'intelligence seule, on doit penser qu'il existeaussi en ralit, ce qui est une existence suprieure. Sidonc ce qui est tel que l'on ne peut rien concevoir de plusgrand existe dans l'intelligence seulement on dit que cedont on ne peut rien concevoir de plus grand est ce donton peut concevoir quelque chose de plus grand. Or l'exis-tence d'un tel tre est contradictoire. Il existe donc indubi-tablement, et dans l'intelligence et dans la ralit, un tretel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand.

    Les principes sur lesquels repose cette argumentationsont les suivants : 1 une notion de Dieu fournie par lafoi ; 2 c'est dj vritablement exister que d'exister dansla pense ; 3 l'existence de la notion de Dieu dans la penseserait impossible si Dieu n'existait pas en ralit. On partdonc bien ici encore d'un fait, mais d'un fait qui ressortit un ordre spcial, celui de la foi. Tout le dialogue intrieurqui se droule ici va de la foi la raison et conclut que ce

  • LA PHILOSOPHIE AU XI SIECLE 49

    qui est propos par la foi est immdiatement mtelligible.Une certaine ide de Dieu existe dans la pense, voil lefait ; or cette existence qui est relle, serait impossible,

    SI Dieu n'existait pas aussi dans la ralit, voil la preuve.Elle s'accomplit par la comparaison de l'tre pens et del'tre ralis qui contraint l'intelligence poser le secondcomme suprieur au premier. Ds le moyen ge la preuven'a pas t considre comme concluante, et du vivantmme de saint Anselme elle a trouv dans la personne dumoine Gaunilon un pntrant contradicteur. Gaunilonobjectait que l'on ne peut s'appuyer sur l'existence dans lapense pour conclure l'existence hors de la pense.ELxister dans la pense ce n'est pas, en effet, jouir d'unevritable existence, c'est simplement tre conu. Or onpeut concevoir une quantit d'erreurs et d ides faussesqui n'ont videmment aucune existence hors de la p>ense ;elles ne sont que des parties de l'intelligence qui les conoit,nullement des ralits. Pourquoi donc en serait-il autrementde l'ide de Dieu ? Si nous concevons l'ide des Iles for-tunes, perdues quelque part dans l'Ocan et couvertesde richesses inaccessibles, il ne s'ensuivra pas que ces terresconues comme les plus parfaites de toutes, doivent existeraussi dans les ralits. Saint .Anselme rpondit que le pas-sage de l'existence dans la pense l'existence dans la riJitn'tait possible et ncessaire que lorsqu'il s agit de 1 trele plus grand que l'on puisse concevoir. Les lies fortunesne contiennent videmment aucune ncessit intrieured existence et c'est le propre de Dieu seul qu'on ne puissepenser qu'il n'existe pas.

    Une fois l'existence de Dieu dmontre par l'une quel-conque de ces preuves, on peut aisment en dduire lesprincipaux attributs. Puisque Dieu est seul par soi il faut

    4. CU.SON, L

  • 50 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    ncessairement que tout ce qui existe soit par lui ; or trepar Dieu c'est tenir son tre de Dieu. Comment peut-onconcevoir cette dpendance de l'univers par rapport Dieu ? Remarquons d'abord qu'exister par soi et existerpar autrui sont deux manires diffrentes d'exister ; onne possde pas l'tre de la mme manire dans l'un et l'autrecas. En Dieu, qui seul existe par soi, l'essence et l'existencese confondent ; sa nature existe comme la lumire brille.De mme que la nature de la lumire ne se spare pas del'clat qu'elle rpand, l'essence divine ne se spare pas del'existence dont elle jouit. Il en va tout autrement des tresqui tiennent d'autrui leur existence ; leur essence n'estpas telle qu'elle implique ncessairement l'existence et,pour que leur nature existe, il faut que l'tre lui soit confrpar Dieu. Reste savoir comment Dieu la leur confre.Or deux hypothses seulement sont possibles, ou bienDieu est la cause productrice de l'univers, ou bien il estla matire dont l'univers est fait. Si nous admettons cettedernire hypothse, nous acceptons le panthisme, et ladifficult du problme tient prcisment ce que, si lemonde est form d'une matire prexistante, le panthismene saurait gure tre vit. En effet, Dieu est l'tre total ;si donc le monde a t form d'une matire quelconque,elle doit ncessairement se confondre avec l'tre de Dieu.Il faut donc que le monde ait t cr de rien ou emprunt l'tre de Dieu et la doctrine de la cration ex nihlo per-mettra seule de ne pas confondre en un seul tre l'universet Dieu. Ajoutons d'ailleurs qu'on ne voit pas bien commentl'tre divin aurait pu fournir la matire de l'univers. Dieuest le souverain bien et il faudrait qu'il subit une sortede corruption pour que cet univers imparfait et limit s'en-gendrt de sa substance. Reste donc seulement la deuxime

  • LA PHILOSOPHIE AU XI SCLE 51

    hypothse que nous avions envisage : l'univers vient l'tre sans aucune matire prexistante ; il n'existait pas,et voil que, par la seule puissance de Dieu, il existe. Cetteapparition du monde, succdant son non-tre, et se produi-sant par un dcret de la sagesse et de la volont divines,c'est prcisment ce que l'on veut dsigner lorsqu'on ditque Dieu a cr le monde du nant.Ce sereiit exagrer, cependant, et rendre l'apparition

    mme du monde inintelligible que de lui dnier absolu-ment toute espce d'existence avant l'instant de sa cration.Lorsque l'univers n'tait pas encore pos dans l'tre actuelqu'il a reu de Dieu, il existait dj en tant qu'exemplaire,forme, image ou rgle dans la pense de son crateur.Dire que le monde a t cr de rien signifie donc que leschoses n'ttuent pas ce qu'elles sont maintenant et qu'iln'y avait pas de matire dont elles pussent tre tires,mais elles n'taient pas un pur nant du p>oint de vue dela sagesse ternelle de Dieu qui les a cres. Prsentes djdans sa pense, elles en sont sorties par l'effet de sa paroleou de son verbe ; Dieu les a parles et elles furent. Cetteparole cratrice n'a, bien entendu, rien de commun avecles mots que notre bouche profre, ni avec ces mmes motslorsque nous ne les profrons pas mais les pensons int-rieurement ; elle ressemble bien plutt cette vision int-rieure que nous avons des choses lorsque nous les imaginonsou lorsque notre raison pense leur essence universelle.

    Les mots prononcs ou penss sont particuliers chaquepeuple ; la paiole intrieure par laquelle nous imaginonsles tres ou pensons les essences est commune tous lespeuples ; elle est vritablement une langue universellepar laquelle tous les esprits communient. C'est aussi uneparole ou un Verbe de ce genre prototj'pe de la chose

  • 52 LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE

    mme dont il prcda l'existence, qui fut, dans la pensedivme, l'exemplaire des choses cres, le moyen de leurcration, et qui reste encore maintenant l'intermdiairepar lequel Dieu les connat.Amsi tout ce qui n'est pas l'essence de Dieu a t cr

    par Dieu, et de mme qu'il a confr toutes choses l'trequ elles ont, il les soutient et les conserve pour leur per-mettre de persvrer dans l'tre. C'est dire que Dieu estpartout prsent, supportant tout par sa puissance, et quel o il n'est pas, rien n'est. Si donc nous voulons direquelque chose d'un tre aussi compltement transcendant tous les tres crs, nous devrons lui attribuer des nomsqui dsignent une perfection positive et ceux-l seuls.Encore cette attribution ne sera-t-elle lgitime qu' deuxconditions. En premier lieu il faudra les lui attribuer abso-lument et non pas relativement ; non pas mme relative-ment la totalit des choses cres dont il est la causepremire. Ce n'est pas caractriser la substance divine,en effet, que de la dclarer suprieure toutes les cratures,car si l'univers n'existait pas, la perfection divine, absolueen elle-mme, n'en souffrirait aucun changement ni aucunediminution. En second lieu ce ne sont pas toutes les per-fections positives, indiffremment, qu'il est lgitime d'at-tribuer Dieu, mais seulement celles qui, absolumentparlant, sont meilleures que tout ce qui n'est pas elles. Onne donnera donc Dieu que les qualifications qui lui attri-buent ce qu'il y a de plus parfait en chaque genre. Nousne dirons pas que Dieu est un corps parce que nous con-naissons quelque chose de suprieur au corps, l'esprit ;par contre, puisque nous ne connaissons rien de suprieur l'esprit dans le genre de l'tre, nous dirons que Dieu estesprit. Ainsi en attribuant Dieu tout ce que, absolument

  • LA PHILOSOPHIE AU XI^ SIECLE 53

    parlant, il nous semble meilleur d'tre que de ne pas tre,nous tablirons que Dieu est, et qu'il est, indivisiblement,vivant, sage, puissant et tout puissant, vrai, juste, bienheu-reux, ternel. Toutes ces perfections se runissent en Dieusans en altrer la parfaite simplicit ; tant par soi et l'exis-

    tence se confondant en lui avec l'essence, il n'a m commen-cement ni fin ; il est dans tous les lieux et dans tous lestemps sans tre enferm dans aucun lieu m dans aucuntemps ; il est immuable et son essence demeure identique soi-mme sans recevoir aucun accident ; substance etesprit individuel, il ne se renferme pas cependant l'int-rieur de cette catgorie de substance qui ne convientqu'aux tres crs, seul il est, au sens plein de ce terme,et les autres tres, compars lui, ne sont pas.Parmi les cratures, l'homme est une de celles o se

    retrouve le plus aisment l'image de Dieu imprime surtoutes choses par le crateur. Lorsque l'homme s'examine,il dcouvre en effet dans son me les vestiges de la Trinit.Seule de toutes les cratures, l'me humaine se souvientde soi-mme, se comprend soi-mme et s'aime soi-mme,et par cette mmoire, cette intelligence et cet amour elleconstitue une ineffable Trinit. La connaissance que nousacqurons des choses suppose la coopration des sens etde l'intelligence, mais saint Anselme ne prcise pas lemode de cette coopration et se contente de reprendre,sans les approfondir, quelques expressions augustmiennessur l