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HAL Id: tel-03210880 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03210880 Submitted on 28 Apr 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La philosophie de la vie de Raymond Ruyer Bertrand Vaillant To cite this version: Bertrand Vaillant. La philosophie de la vie de Raymond Ruyer. Philosophie. Université Panthéon- Sorbonne - Paris I, 2020. Français. NNT: 2020PA01H213. tel-03210880

La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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Page 1: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

HAL Id: tel-03210880https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03210880

Submitted on 28 Apr 2021

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

La philosophie de la vie de Raymond RuyerBertrand Vaillant

To cite this version:Bertrand Vaillant. La philosophie de la vie de Raymond Ruyer. Philosophie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2020. Français. �NNT : 2020PA01H213�. �tel-03210880�

Page 2: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE

École doctorale de philosophie

Thèse pour l’obtention du grade de docteur en philosophie

de l’université Paris I, présentée et soutenue publiquement par

Bertrand VAILLANT

La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

Directeur de thèse :

M. Renaud BARBARAS, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Composition du jury :

M. Jocelyn BENOIST, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

M. Paul-Antoine MIQUEL, Professeur à l’Université Toulouse II Jean Jaurès

M. Pierre MONTEBELLO, Professeur à l’Université Toulouse II Jean Jaurès

M. Fabrice COLONNA, Professeur au lycée Joliot-Curie de Nanterre

Soutenance le 5 décembre 2020

Page 3: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

2

Page 4: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

3

Remerciements

Je remercie très sincèrement le professeur Renaud Barbaras d’avoir nourri par ses cours mon intérêt pour la philosophie de la vie, de m’avoir guidé dans la construction de mon projet et d’avoir accepté de diriger cette thèse. Ses encouragements ont été un soutien précieux dans ces périodes où la charge du travail de recherche se fait plus pesante que les joies de la découverte.

Je remercie également les professeurs Jocelyn Benoist, Paul-Antoine Miquel, Pierre Montebello et Fabrice Colonna qui me font l’honneur d’être membres du jury et de me lire. Un remerciement particulier à Fabrice Colonna pour ses encouragements dès les prémices de ce projet, et pour les travaux réalisés ensemble.

Merci à Ariel Suhamy pour son aide précieuse à la relecture et ses conseils.

Toute ma gratitude va encore aux membres de ma famille et à mes amis qui, par leur sollicitude, leurs interrogations, leur affection et leur fidélité ont été, chacun à leur manière, indispensables à la réalisation de ce travail.

Ma reconnaissance la plus profonde à toi Cécile, qui a rendu tout cela possible par ta présence et ta joie.

Page 5: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

4

TABLE DES MATIÈRES

Liste des abréviations utilisées ................................................................................... 6

Introduction ................................................................................................................ 7

Partie I Le vivant comme machine et comme mécanicien ......................................... 43

Chapitre 1 : le corps divisé ........................................................................................ 44

1. Le statut hybride du vital ................................................................................................ 44

2. L’unité précaire des organismes ..................................................................................... 57

3. Un modèle de l’organisme : l’automate mixte .............................................................. 70

Chapitre 2 : le corps mécanique ................................................................................ 88

1. Le corps comme « boîte à outils » ................................................................................... 88

2. Le corps comme machine ................................................................................................ 98

3. Le corps comme invention technique .......................................................................... 114

Partie II la vie comme conscience close .................................................................... 133

Chapitre 3 : La monade et la machine....................................................................... 134

1. La monadologie et le problème de la liaison ............................................................... 135

2. Les faiblesses de la monadologie .................................................................................. 145

3. La monadologie corrigée : la conscience comme étendue vraie ............................... 152

Chapitre 4 : De la conscience primaire à la monadologie biologique ...................... 166

1. La conscience comme domaine absolu ........................................................................ 166

2. La conscience comme unité organique .................................................................... 179

3. Le double rôle de la conscience..................................................................................... 194

Page 6: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

5

Partie III De la science à la théologie ...................................................................... 206

Chapitre 5 : Aux limites de la science ...................................................................... 207

1. L’explication cybernétique ........................................................................................ 207

2. L’hérédité : mémoire ou programme ? .................................................................... 227

3. La vie animale et son milieu .......................................................................................... 246

Chapitre 6 : Du thématisme au platonisme ............................................................. 259

1. La vie comme effort vers une norme ........................................................................... 260

2. La forme comme ordre et comme manifestation ...................................................... 276

3. Du thème à la mémoire de l’espèce .......................................................................... 293

Partie IV Idéologie scientifique et idéologie politique ........................................... 311

Chapitre 7 : Les difficultés du néo-finalisme ........................................................... 312

1. Ruyer entre néo-matérialisme et néo-finalisme ......................................................... 312

2. L’impossible ouverture .................................................................................................. 336

3. Ruyer : le philosophe, la science et Dieu ...................................................................... 348

Chapitre 8 : Une politique de la vie ......................................................................... 367

1. Forces vitales et forces mécaniques dans les sociétés............................................ 368

2. Abolir l’idéologie pour laisser place à la vie ................................................................ 378

3. L’humanité en crise et la nécessité de durer ............................................................... 391

Conclusion ............................................................................................................... 403

Index nominum ......................................................................................................... 409

Bibliographie ........................................................................................................... 411

Page 7: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES

Les ouvrages de Ruyer les plus fréquemment cités sont cités à l’aide des abréviations suivantes, qui sont rappelées à la première occurrence de l’ouvrage.

• Esquisse d’une philosophie de la structure : EPS

• La conscience et le corps : CC

• Éléments de psycho-biologie : EPB

• Néo-finalisme : NF

• La cybernétique et l’origine de l’information : COI

• La genèse des formes vivantes : GFV

• L’Animal, l’homme, la fonction symbolique : AHFS

• Dieu des religions, Dieu de la science : DRDS

• La gnose de Princeton : GP

• Les cent prochains siècles : CPS

• L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux : EM

Page 8: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

7

INTRODUCTION

La philosophie est confrontée au cours du XXème siècle à un événement « d’une

portée incalculable », ainsi résumé par Roger Chambon : « les hommes en viennent, pour

la première fois dans l’histoire, à la certitude scientifique de la naturalité de leur être ».1

L’idée que l’homme n’est pas un sujet extérieur à la nature, qu’il transcenderait par sa

raison et sa technique, mais un élément inséparable de cette nature, est certes fort

ancienne. Mais l’événement réside dans la certitude nouvelle dont elle jouit : la naturalité

de l’homme n’est plus une hypothèse métaphysique parmi d’autres, mais le fondement

indiscutablement établi par la science à partir duquel toute pensée doit se constituer. Ce

diagnostic est déjà, en 1930, celui de Raymond Ruyer. Comme Chambon – qui s’en inspirera,

il est convaincu que la séparation dualiste de l’homme et de la nature, de l’âme et du corps,

du spirituel et du vivant, a fait son temps, et que le défi posé à la philosophie par la science

est celui d’un naturalisme nouveau. Un tel naturalisme entend réintégrer l’homme à

l’élément de la nature et de la vie, mais il est du même coup « tenu à préciser ce qu’est cette

nature à laquelle (…) l’homme appartient. »2 Il implique nécessairement une thèse

ontologique portant sur « la nature de la nature », et une thèse anthropologique portant

sur l’homme conçu comme prolongement du règne organique. C’est précisément ce à quoi

va s’employer Ruyer en travaillant à rétablir l’identité de la pensée et de la matière, d’abord

sous la forme d’un matérialisme de la forme-structure, puis principalement sous la forme

d’un panpsychisme. Le premier faisait de la conscience un produit de l’organisation de la

matière organique, tandis que le second, développé par étape comme un retournement du

premier, fait de l’organisation un produit d’une conscience organique, et de la subjectivité

l’étoffe du monde.

1 CHAMBON, Roger, Le monde comme perception et réalité, Vrin, 1974, p. 11.

2 Ibid., p. 13.

Page 9: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

8

À chaque étape de la tentative, la naturalité de la conscience humaine implique de

faire de celle-ci un cas particulier de la vie animale, qu’il s’agit de faire émerger sans hiatus

de l’histoire du vivant. Cette histoire du vivant est cependant devenue depuis la fin du

XIXème siècle la chasse gardée d’une science nouvelle, la biologie, qui s’accompagne d’une

philosophie sous-jacente essentiellement tournée vers le réductionnisme mécaniste. La

biologie est donc porteuse à la fois de connaissances qui révolutionnent notre

compréhension de la vie, et de dogmes implicites qui, par leur réductionnisme, ne

permettent pas d’intégrer la subjectivité humaine dans la nature. Le rôle du philosophe que

Ruyer entend être sera donc de se nourrir de ces connaissances tout en rompant avec ces

dogmes, pour se demander ce que doit être la nature pour qu’elle puisse être le sol sur

lequel se forme la vie. Ce n’est pas l’esprit seul, mais la nature tout entière qu’il faut

arracher au mécanisme pour rendre compte de la certitude nouvelle : cette nature est à la

fois « biophore » et « anthropophore », elle est pour l’homme un Englobant et non un

spectacle devant lequel il se tiendrait. La ligne de crête sur laquelle Ruyer tente de se tenir

sera donc celle d’une troisième voie entre un mécanisme incapable de rendre compte de la

subjectivité, et un animisme naïf qui se contente de répandre la conscience humaine dans

toute la nature. Ruyer conçoit la philosophie comme une tentative de synthèse des

connaissances humaines disponibles à une époque donnée, capable de donner du monde

comme totalité une vision cohérente, quoique nécessairement incomplète et toujours à

recommencer. Là où le savant est condamné à une spécialisation toujours plus grande, le

philosophe lui est condamné à tenter de faire la synthèse de savoirs et d’expériences qu’il

ne peut plus prétendre embrasser tout entier.

« Mais ce que vous définissez-là, (…) c’est un agréable amateurisme, ce n’est rien de sérieux.

Déjà avant la fin de l’hellénisme, il était devenu impossible à un seul homme d’embrasser

toutes les sciences. (…) C’est évident. Un philosophe tel que nous le souhaitons, il faut le

reconnaître, est devenu aujourd’hui un être purement virtuel – de même peut-être, hélas,

qu’un vrai chef politique. La cause en est profonde. L’homme est un être qui, littéralement,

a éclaté, qui ne se possède plus. Il ne continue à vivre que dans le contradictoire, le

paradoxe, l’à peu près. Le chef politique fait comme s’il était compétent en tout. Le

Page 10: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

9

philosophe fait comme si… Mais nous n’avons pas le choix, car il serait aussi désastreux de

renoncer à l’unité de l’esprit humain qu’à l’unité politique.3

Une telle ambition de synthèse n’est d’ailleurs pas le propre des philosophes de

métier – qui se cantonnent au contraire souvent dans des « problèmes-refuges », elle est

partagée par tous les savants qui, en dépassant les étroites limites de leur discipline de

spécialité, font preuve du même « esprit philosophique » en se demandant ce qu’est la

nature, la vie, l’homme ou la société.4

C’est précisément dans une juste saisie de ce qu’est la vie, sans cesse tirée vers le

physico-chimique par les uns, et vers le spirituel par les autres, que l’on peut espérer

trouver la direction d’une troisième voie entre mécanisme et animisme. « Le primat

perceptif-ontologique du vif (l’intuition que la vie est la définition principale de l’être, donc

une caractéristique de fond de l’univers, non une moisissure locale et illusoire sur le socle

de la minéralité) demande à être assuré tout autrement qu’il ne l’est dans l’animisme. »5

C’est précisément cette idée que « la vie est la définition principale de l’être », ou du moins

une des voies principales vers une telle définition, qui va saisir Ruyer alors que sa

philosophie est en pleine évolution, à la fin des années 1930. La vie ne s’impose pas à lui

comme un concept abstrait, mais comme un saisissement devant la révélation par la

science de ce qui était jusque-là dissimulé : le dynamisme auto-formateur de la vie

embryonnaire.

3 RUYER, Raymond, « L’esprit philosophique », in Orientation. Recueil de conférences faites au centre universitaire de l’Oflag XVII A, Paris, Editions de Champagne, 1946, p. 57.

4 Ainsi le physicien Schrödinger commence-t-il ainsi son opuscule « Qu’est-ce que la vie ? » : « Nous sentons clairement que nous commençons tout juste à acquérir le matériau fiable qui nous permettra de souder en une totalité la somme de ce qui est connu ; mais, d’un autre côté, il est devenu impossible pour un seul esprit d’en maîtriser pleinement plus qu’un petit domaine spécialisé. Je ne vois pas d’autre façon d’échapper à ce dilemme (à moins d’abandonner pour toujours notre but véritable) : il faut que certains d’entre nous osent s’aventurer dans une synthèse des faits et des théories, quoique dotés d’une connaissance incomplète et de seconde main de certains d’entre eux – et au risque de nous rendre ridicules. » SCHRÖDINGER, Erwin, What is life ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 [1944], p. 1. Nous traduisons.

5 CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 37.

Page 11: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

10

❖ Ruyer philosophe de la vie

Merveilleuse aventure, et digne d’arrêter le philosophe, que celle du développement ! S’il

est un domaine où la vie paraît savoir ce qu’elle fait, suivre un plan tracé d’avance, obéir à

une idée directrice, c’est bien celui de l’embryogenèse. Tout s’y passe comme voulu, calculé,

prémédité ; tout survient à l’heure qu’il faut, à l’endroit qu’il faut. Pour le moindre

dérangement dans l’ordre des épisodes, l’aventure humaine tournerait court. Et l’embryon,

à chaque minute de son développement, outre qu’il est adapté aux conditions de sa vie

actuelle, prépare toutes les adaptations de sa vie adulte ; des organes complexes se forment

en lui, dont l’utilité ne se montrera que beaucoup plus tard ; bref, l’embryogenèse anticipe

constamment l’avenir ; elle est, suivant le mot de Cuénot, « préparante du futur ».6

Ainsi s’exprimait le biologiste Jean Rostand en 1953. Un an plus tôt Raymond Ruyer,

philosophe et professeur à l’université de Nancy, publiait Néo-finalisme, une métaphysique

de la vie accordant une place centrale à l’embryogenèse. Ruyer considère comme Rostand

que le développement d’un organisme à partir d’un œuf est une aventure « digne d’arrêter

le philosophe », non à titre de curiosité, mais comme le phénomène de la vie par excellence,

la manifestation de cette activité formatrice qui est la vie. « Nous avons considéré

l’embryologie comme la science centrale, celle qui permet d’approcher au plus près du

secret de l’existence naturelle, sinon de l’existence tout court » : c’est ainsi que Ruyer

récapitulera dans son dernier livre le geste fondamental de sa philosophie. 7 Que peut donc

révéler l’embryon au philosophe ? Ruyer affirme que chacun de ses livres est comme un

chapitre détaché d’un impossible ouvrage de théologie : il ne peut donc s’agir, comme chez

Diderot, de renverser avec cet œuf « toutes les écoles de théologie et tous les temples de la

terre ».8 Mais il s’agit bien de savoir si la vie sensible et consciente est « propriété générale

6 ROSTAND, Jean, L’aventure avant la naissance. Du germe au nouveau-né, Paris, Gonthier, 1953, chap. XV.

7 RUYER, Raymond, L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Paris, Klincksieck, 2013 [posth], p. 119. Noté ci-après EM.

8 DIDEROT, Denis, « Entretien entre d’Alembert et Diderot », in VERNIÈRE, P. (éd.), Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964 [1769], p. 274.

Page 12: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

11

de la matière, ou produit de l’organisation ».9 On peut même considérer l’ensemble de la

philosophie de Ruyer, avec ses évolutions successives, comme une tentative pour trancher

cette alternative ou pour la dépasser : commençant par un matérialisme qui met l’accent

sur la structure, il fait d’abord de la conscience le produit de l’organisation – d’où son

intérêt pour la cybernétique, cette science nouvelle qui prétend générer des

comportements complexes par la mise en réseau d’éléments simples. Au contraire, le

panpsychisme de la maturité fera de la conscience une propriété des composants

élémentaires de la réalité, antérieure à toute organisation – d’où la critique de la

cybernétique, et l’intérêt pour les individus de la physique quantique et de la biologie. Mais

plus profondément encore, la philosophie de Ruyer est une tentative pour articuler ces

deux points de vue dans une nouvelle définition de la vie comme conscience, et de la

conscience comme « force de liaison », c’est-à-dire comme activité organisatrice. Si

l’embryologie est « la science centrale », c’est qu’elle nous donne à contempler ce

dynamisme auto-organisateur de la vie, de façon bien plus directe que la physiologie du

corps adulte.

La philosophie de Ruyer est donc d’abord une philosophie de la vie au sens d’une

philosophie du vivant, d’une philosophie qui considère l’observation des êtres vivants

comme un objet légitime et fécond pour la réflexion philosophique. Cette philosophie du

vivant est donc une région déterminée de la philosophie de la nature en général, et du

corpus ruyérien en particulier : celle qui réfléchit à partir des phénomènes que

l’observation du vivant nous donne à connaître. Cette observation n’est pas anecdotique ou

naïve : elle consiste dans l’ensemble des faits que la biologie révèle au philosophe. La

philosophie du vivant appuyée sur la biologie est donc une dimension du projet ruyérien

d’une « philosophie unie à la science, au point de ne constituer avec elle qu’un seul et

unique effort théorique vers une unique vérité. »10 Cette philosophie ne disserte pas sur « la

vie » en général, mais cherche à articuler le monde naturel et le domaine du sens à travers

9 Ibid., p. 276.

10 RUYER, Raymond, « La philosophie unie à la science », in Encyclopédie française, Paris, Larousse, 1957, vol. XIX, p. 6.

Page 13: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

12

l’étude de ce fragment d’étendue organisée qui manifeste une activité sensée : l’organisme

vivant.

La bonne façon d’éviter le vague d’une philosophie de la vie ne nous semble pas être

d’ignorer la vie purement et simplement ou de l’interpréter selon une dialectique plus

vague encore. Il faut étudier au contraire comment l’activité sensée peut sortir, non de la

“vie” au sens vague, mais de l’organisme apparemment matériel, sur lequel la biologie nous

renseigne avec précision.11

La philosophie du vivant de Ruyer sera donc avant tout une philosophie de

l’organisme, appuyée sur les données de la science biologique. Elle devra donc rendre

compte du fait paradoxal que cette dernière « nous renseigne avec précision » sur le vivant,

alors même qu’elle se trompe sur sa nature profonde, puisque l’organisme n’est

entièrement matériel qu’en apparence, et relève en réalité davantage de la conscience que

du mécanisme.

Mais Ruyer est également un philosophe de la vie en un sens plus fondamental, qui

n’a pas trait à une région déterminée de sa pensée, mais à son problème fondamental. Ce

problème, celui du dépassement du dualisme par réintégration de la conscience dans la

nature, est bien celui de la vie, au sens où Georg Simmel a dit d’elle qu’elle était le « roi

secret » de la philosophie du XXème siècle.12 D’après Simmel, une époque se distingue au plan

intellectuel par la convergence de tous les chemins de pensée vers un unique concept, un

point focal à la fois fondamental et infondé : l’être comme substance chez les Grecs, Dieu et

l’ordre divin des choses dans la chrétienté médiévale, la nature et les lois du mouvement

mécanique à partir de la Renaissance.

Mais maintenant, avec le XXème siècle, le mouvement mécanique semble céder sa place

comme dernière instance à un autre concept : la vie. Entre l’éternité métaphysique de la

substance comme concept qu’il n’est plus possible de fonder, et le concept moderne de la

11 RUYER, Raymond, Néo-finalisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 [1952], p. 20. Noté ci-après NF.

12 SIMMEL, Georg, Der Konflikt der modernen Kultur (1918), tr. fr. J.-L. Viellard-Baron, « Le conflit de la culture moderne », in Philosophie de la modernité, t. II, Paris, Payot, 1990, p. 234.

Page 14: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

13

vie, le mouvement mécanique apparaît comme un intermédiaire – comme si la pensée, qui

est elle-même une vie, s’était d’abord complètement éloignée de soi afin de conquérir un

équilibre, un objet, une résolution et que, seulement par un détour ou sur les ponts tendus

par les lois naturelles du mouvement, elle avait vraiment trouvé le courage de revenir à soi

comme à l’ultime fondement de l’existence. La vitalité du concept de Dieu ne parvint pas,

eu égard à sa transcendance, à fonder le monde dans la vie ; là où Dieu tout entier se fond

réellement en lui, comme dans la philosophie de Spinoza, il devient purement mécanique,

voire absolument non vivant. Il devait d’abord être complètement résolu en mouvements

par la science de la nature moderne, avant que la vie apparue en premier lieu comme le

détail, le secondaire, l’accidentel puisse éclore comme ce qu’il y a de plus profond et de plus

fondamental ; le mouvement mécanique devint lui-même un problème que le concept de

vie — n’étant plus lui-même objet d’interrogation — pouvait résoudre à partir de soi.13

C’est à propos de Bergson que Simmel écrit ces lignes, mais c’est bien dans cette

filiation de pensée que s’inscrit Ruyer, dont le projet est d’ailleurs profondément parallèle

au projet bergsonien. Il s’agit bien de faire une philosophie de la vie, non comme région

secondaire de la nature, mais comme réalité fondamentale, comme ce qui pourra

surmonter la béance ouverte par la crise du mécanisme. C’est à partir de l’identification de

la vie et de la conscience que Ruyer entend redonner leur vitalité aux concepts de Dieu, de

nature et de substance, en les transformant radicalement. Il ne faut pas penser la vie à

partir du mécanisme ou de l’individualité substantielle, mais le mécanisme et

l’individualité à partir de la vie. Or, cette vie nous est donnée à la fois dans l’expérience de

la conscience, et dans la connaissance des vivants : si les réponses diffèrent, les voies de

l’enquête sont semblables chez Ruyer et Bergson. Mais chez Ruyer les descriptions du

champ de conscience et de la vie organique ne nous donnent pas tant la vie comme durée

que comme spatialité : non pas l’espace partes extra partes tant décrié par Bergson, mais

l’activité spatialisante des formes, la conscience se déployant dans l’espace et dans le temps

et n’étant rien d’autre que cette activité formatrice. L’embryon qui se forme à partir de

l’œuf ne nous montre pas autre chose. Ainsi Ruyer part lui aussi du champ de conscience,

réfléchit à une « genèse idéale de la matière » à partir de la conscience, fait de la vie

13 SIMMEL, Georg, « Henri Bergson », ZANFI, C. (trad.), in FRANÇOIS, A. et alii (dir.), Annales bergsoniennes VII, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 79. Il ne faut toutefois pas oublier les réticences de Ruyer à l’égard du concept de vie pris comme fondement ininterrogé, visibles dans l’extrait cité ci-dessus.

Page 15: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

14

organique, de l’évolution et du comportement animal un objet de spéculation pour le

philosophe, et la source première de la vie sociale, morale et religieuse. Mais il le fait à

partir de la conscience comme « étendue vraie », plus que comme « temps vrai ».14 Comme

Bergson enfin, Ruyer croit à la nécessité d’une métaphysique qui n’aurait pas peur de « se

salir les mains »15 en se penchant sur les sciences et leurs découvertes empiriques – au

risque de périr avec elles.

Parvenue à sa pleine maturité, la philosophie de la nature de Ruyer peut apparaître,

plus qu’une pensée de la vie, comme une cosmologie philosophique construite autour de la

polarité effort-norme, qui se retrouvera dans sa théologie naturelle sous la forme du Dieu

divisé en Dieu connu et Dieu inconnu. Cette cosmologie elle-même servira de support à une

philosophie morale et sociale dont le double but sera l’affirmation de normes absolues qui

s’imposent à l’homme, et de la nécessité pour celui-ci d’être dans toutes les dimensions de

sa vie un être au travail, capable par son effort d’actualiser ces normes. C’est de l’homme

autant que de l’animal et de l’atome que Ruyer écrit : « Un être n’est un être authentique,

c’est-à-dire un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux. »16 Mais c’est de

l’étude de la vie même que Ruyer tire cette polarité de l’individu au travail et de la norme

à réaliser : la norme, c’est d’abord le type de l’espèce que l’embryon s’efforce d’actualiser

malgré les perturbations. L’individu travaillant, c’est d’abord l’œuf formant ses propres

organes-outils, morphogenèse qui se continuera dans le comportement instinctif.

L’effort vers une norme est ainsi l’autre nom de l’activité formatrice qu’est la vie. La

forme d’un animal n’est pas son contour ou sa surface : elle est la structuration toujours

active, toujours en train de se faire, de son organisme, et à ce titre elle est la condition bien

14 « Il faut admettre sans arrière-pensée ce que l’intuition de la conscience nous apprend immédiatement, si nous savons nous abstenir de fausses interprétations empruntées à ce que nous connaissons du monde des êtres physiques : le champ de conscience est un domaine d’espace absolument particulier, une surface absolue, où les formes sont des ensembles absolus. » RUYER, Raymond, La conscience et le corps, Paris, Presses Universitaires de France, 1950 [1937], p. 98. (Noté ci-après CC.) Voir aussi, entre autres, p. 60-61.

15 BERGSON, Henri, « L’âme et le corps », in L’énergie spirituelle, Paris, P.U.F., 1990 [1919], p. 38.

16 RUYER, NF, p. 11.

Page 16: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

15

réelle de sa survie. La forme est plus qu’un résultat, c’est un critère de réussite. C’est

pourquoi Ruyer peut écrire :

L’activité que nous avons en vue doit être prise, de même, dans son sens propre d’activité-

travail. Elle se distingue d’un fonctionnement pur, en ce qu’elle exige l’invention de

moyens. Elle est accomplissement d’une tâche qui peut être estimée réussie ou non, selon

un critérium et selon des normes indépendantes du caprice de l’agent.17

Le monde ruyérien commence ici à se dessiner. La vie est formation de soi selon des

normes qui s’imposent aux êtres vivants. Ces êtres n’existent pas comme individus dans

l’œil d’un observateur qui les découperait sur le fond du monde, ils sont des individus réels

ayant leur propre cohésion. Or, il y a là pour lui plus qu’une analogie, un « isomorphisme »

révélateur d’une continuité profonde entre le dynamisme de la vie organique et le

comportement humain finalisé.18 Tout acte qui n’est pas un pur réflexe, tout travail humain

sensé est effort selon une norme, qui n’est plus seulement le type de son espèce biologique,

mais l’un des formes de vie ou des idéaux que l’homme seul peut appréhender et viser, dans

l’art, la politique ou la science. Mais il s’agit toujours de se former soi-même, par la

domination temporaire des ressources à notre disposition, en vue d’une certaine forme de

vie, à la fois organique et spirituelle. Un guépard est un être individué, mais dans la

continuité d’une lignée, dont l’être n’est rien d’autre que l’activité par laquelle il se donne

un corps organisé pour la chasse et la vitesse, et exerce la puissance de ce corps pour se

maintenir en vie jusqu’à la mort. De la même manière, l’homme n’est rien d’autre que

l’activité par laquelle il se donne un corps et une forme de vie, qu’il peut seulement choisir

plus librement que l’animal : sera-t-il homme-chasseur, homme-athlète, homme-musicien

ou ingénieur ? Chez Ruyer, la formation de son corps selon son espèce et la formation de

soi selon des valeurs utilitaires, esthétiques ou morales ne sont que des paliers différents

d’un même effort constitutif de la vie. Anthropomorphisme ? Certainement, mais un

anthropomorphisme mesuré, légitimé par le fait évident que l’homme est un vivant, qui

doit émerger sans hiatus de la nature. C’est donc toute la nature qu’il faut considérer

17 Ibid., p. 10.

18 « Notre méthode a consisté à chercher des isomorphismes entre les faits, sans nous inquiéter des classifications traditionnelles. » Ibid., p. 293.

Page 17: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

16

comme un domaine d’activité sensée, c’est-à-dire guidée par des normes de réussite

indépendantes de l’agent. C’est toute la nature, et l’homme avec elle, qui sont vivants.

Enfin, si Ruyer s’intéresse à la vie morale et sociale de l’homme, c’est justement en

s’appuyant sur sa philosophie du vivant. Ce qui le préoccupe dans la vie sociale, c’est la

disparition des instincts vitaux chez l’homme civilisé, l’oubli des contraintes de la vie

organique chez les idéologues utopistes, la différenciation sexuelle ou ethnique par une

« psycho-biologie » propre, ou encore la technique humaine comme continuité avec la

« technique » organique. En révélant, parfois de manière choquante, l’ancrage de toute sa

conception de l’homme dans sa conception du vivant, cette dimension « biopolitique » de

l’œuvre ruyérienne manifeste encore qu’il s’agit bien, au sens le plus profond, d’une

philosophie de la vie.

La question de la vie nous apparaît donc comme une excellente porte d’entrée dans

la pensée ruyérienne, car elle en constitue en quelque sorte le nœud central. Si la vie n’est

pas un concept fréquent sous sa plume, le problème de la vie nous semble en revanche le

lieu où se nouent toutes les dimensions de son œuvre, et où se révèlent toutes les tensions

qui l’habitent et la fragilisent. Parce que Ruyer n’est pas d’abord un philosophe de la vie,

mais un penseur de la conscience et de la forme, la vie est dans son œuvre un problème,

parce qu’elle ne s’insère pas de manière absolument évidente dans les catégories de son

ontologie : l’individu et la foule, la conscience et la structure, le psychique et le physique.

C’est ce qui le poussera à faire de l’organisme vivant un être hybride, caractérisé par la

dualité du physique et du psychique, et à développer sa philosophie dans la direction d’un

idéalisme platonicien capable de rendre compte de cette dualité. Ruyer ne vit pas sa

rencontre avec la biologie et le problème du corps vivant comme un obstacle, mais comme

une confirmation : la vie dans ce que la biologie nous en révèle apparaît bien comme

l’activité d’un individu s’efforçant de poursuivre une norme, de réaliser une forme

spécifique. Nous voudrions pour notre part mettre en évidence dans cette étude les

difficultés qu’il rencontre à penser cette individualité vivante sur le mode moniste qui était

initialement au cœur de son projet, difficultés qui le ramènent constamment à une pensée

marquée par la dualité : mécanisme et finalisme, fonctionnement et formation, sciences

primaires et sciences statistiques, etc. Ces difficultés ne se comprennent bien qu’à la

lumière de la trajectoire intellectuelle de Ruyer.

Page 18: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

17

❖ Du matérialisme au platonisme, la trajectoire de Ruyer

Si Ruyer est l’un des derniers philosophes à tenter de construire un véritable système

complet du monde, il n’est pas possible d’aborder sa philosophie comme un tel système

figé. Même si les principales intuitions de Ruyer sont acquises dans sa première décennie

de production personnelle, de 1930 à 1940, sa pensée apparaît plutôt comme un

déploiement des tensions et des difficultés inhérentes à ces intuitions, qui le poussent à

remanier constamment son vocabulaire et ses concepts, et à se défendre contre des

objections toujours renouvelées. C’est donc comme le déploiement dynamique de ces

tensions que nous voudrions envisager la pensée ruyérienne, et cela implique un premier

parcours rapide des grands mouvements de cette évolution.

Dans quel cadre préexistant cette évolution commence-t-elle ? Avant tout dans la

conception classique du mécanisme, élaborée au XVIIème siècle, notamment autour de

Descartes.19 Comme les mécanistes classiques, Ruyer définit le mécanisme comme une

configuration de solides en mouvement, ou comme le jeu d’une structure déjà constituée.

Le modèle en est le mécanisme à rouages d’une montre, le ressort ou le levier, voire

l’entraînement des roues par le pédalier d’une bicyclette ou le moteur à explosion d’une

voiture. Ruyer hérite non seulement, comme tout moderne, de cette vision mécaniste du

monde, mais aussi, comme tout philosophe intéressé au phénomène de la vie, de l’histoire

de ses contestations vitalistes et finalistes, de la monadologie leibnizienne à l’élan vital

bergsonien, en passant par le vitalisme de Cournot ou le retour à l’entéléchie de Hans

Driesch. Il ne peut ignorer non plus le projet de monisme matérialiste d’Ernst Haeckel

(1834-1919) qui, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, pose les bases d’une vision

réductionniste et matérialiste du monde ramenant le règne organique à ses mécanismes

physico-chimiques. Sa philosophie se constitue à partir de ce double héritage : d’une part,

il commence par proposer un mécanisme amélioré et, une fois admis son échec, adopte une

19 Il ne faut certes pas surestimer le rôle de Descartes dans la constitution de la révolution mécaniste du XVIIème siècle. Comme le souligne J. Beaude, Descartes ne joue qu’un rôle distant et sporadique dans « l’Internationale mécaniste » qui se constitue autour du père Mersenne et inclut notamment Ricci, Torricelli, Hobbes et Cavendish, Constantin et Christian Huygens, Gassendi et Roberval. Voir BEAUDE, Joseph, « MÉCANISME, philosophie », in Encyclopædia Universalis, s. d. Mais Ruyer désigne souvent Descartes ou « les cartésiens », comme nous le verront.

Page 19: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

18

forme de vitalisme finaliste. Mécanisme et finalisme seront toujours les deux pôles entre

lesquels se meut la philosophie de Ruyer, qui finira par en faire les deux faces d’une même

pièce. De plus, c’est toujours un projet moniste (matérialiste d’abord, panpsychiste20

ensuite) qui tente toujours de ramener la totalité des phénomènes à un même mode

d’existence - même s’il y parvient de moins en moins, comme nous le verrons.

Le caractère moniste (au moins dans l’intention) de la philosophie de Ruyer explique

le rôle toujours central dévolu à la conscience : lors des débuts mécanistes, elle est un enjeu,

puisqu’il faut démontrer la possibilité de la réduire à un fonctionnement mécanique. C’est

l’un des buts de L’Esquisse d’une philosophie de la structure21, sa première thèse, dans laquelle

il tente d’étendre le mécanisme aux réalités les plus complexes (notamment l’esprit) grâce

à la notion mécaniste de structure. La science positive suffit alors à rendre compte de tous

les mécanismes en jeu dans le réel, car rien n’existe autrement que sous le mode d’une

structure étalée dans l’espace-temps, dont la forme peut être entièrement analysée et

observée au moins en droit.22

Notre but a été de montrer que toutes les réalités, si « essentiellement » différentes les unes

des autres qu’elles paraissent, étaient néanmoins toutes des formes, des mécanismes, et

d’expliquer toutes les différences par des différences de structure dans l’espace. En cela

évidemment notre thèse est moniste. Mais nous n’avons cessé jamais d’insister sur la

contrepartie : c’est que chaque forme est, comme telle, originale et que les différences sont

bien réelles, qu’elles ne sont pas des illusions qui s’évanouissent dès que l’on pénètre plus

profondément sous les apparences.23

20 Le terme de panpsychisme désigne une philosophie pour laquelle la conscience, le psychisme ou la subjectivité constitue le mode d’être fondamental de toute réalité, la matière étant considérée soit comme un sous-produit de la conscience (par agrégation par exemple, comme chez Ruyer) soit comme une illusion. Après l’avoir rejeté, Ruyer finira par adopter le terme faute de mieux, pour désigner sa propre philosophie finaliste.

21 RUYER, Raymond, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, F. Alcan, 1930. Noté ci-après EPS.

22 Notons que si dans l’Esquisse tout est en droit réductible à des mécanismes, en fait la complexité infinie du réel interdit cette réduction, et la science ne donne jamais qu’une image très appauvrie de la réalité. La richesse de l’expérience humaine ne peut s’atteindre que par la littérature, quoique l’esprit comme le corps soient fondamentalement mécaniques. Cf. EPS, chapitre X.

23 RUYER, EPS, p. 362‑363.

Page 20: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

19

La forme est déjà ici à la fois structure et délimitation typique, elle est ce qui donne à

l’être sa consistance et sa réalité spécifique, originale. On peut lire toute la philosophie de

Ruyer comme une série de tentatives pour articuler ce triple rôle de la forme : structure

analysée par la science, principe de cohésion et d’individuation, et principe d’identification

ou type spécifique. Ruyer retrouve ici, avec Platon et Aristote, l’un des plus anciens

problèmes de la philosophie. Il inaugure aussi l’un de ses grands gestes philosophiques et

l’une de ses grandes difficultés, en donnant à la liaison le caractère de réalité primaire.24

Comment la liaison, qui paraît n’être que la relation entre des éléments distincts, pourrait-

elle préexister à ces éléments ? Quelle réalité propre peut-on donner à la forme, si elle n’est

pas la simple agrégation d’une poussière de corpuscules, ou un pur phénomène ? C’est à

partir de cette interrogation fondamentale que l’on peut retracer les grandes évolutions de

la philosophie ruyérienne.

Cette question se pose à Ruyer dès qu’il tente de donner à son mécanisme structural

un fondement ontologique. Si la structure mécanique n’est faite que de briques matérielles

attachées entre elles par des liens matériels, le monde ne peut plus avoir de consistance, et

devient un monde de poussière ou de tourbillons comme en imaginaient les atomistes

démocritéens, ou les mécanistes cartésiens. Si la structure (du cerveau par exemple) a une

consistance, c’est qu’elle n’est pas réductible à la vision analytique que peut en faire

l’observateur : elle a son propre mode d’existence et d’unité, qui est celui d’une création et

d’un maintien actif de liaisons. C’est ce que confirme la physique quantique, qui malgré son

nom de « mécanique » consacre la rupture définitive avec le modèle de l’atome

démocritéen, corpuscule de matière insécable obéissant aux mêmes lois physiques que les

corps macroscopiques. En découvrant que les particules fondamentales ne sont pas des

« petits corps », mais des quanta d’énergie capables de se lier par mise en commun de cette

24 Ainsi que l’indique un texte de la même période : « Même dans notre plus que grossière figuration mécanique, ce n’est pas avec des fils électriques, avec la matière du cuivre, du caoutchouc et du sélénium que nous avons voulu construire l’équivalent d’une sensation, c’est avec le mode de liaison de tout cela, qui ne servait qu’à souligner de couleurs voyantes notre exposé. De même (…) la conscience n’est que l’association des fibres nerveuses. » RUYER, Raymond, « Un modèle mécanique de la conscience », Journal de psychologie normale et pathologique, 1932, p. 573.

Page 21: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

20

énergie, la physique nouvelle semble confirmer l’intuition de Ruyer : la liaison active, et

non la matière étendue, est le mode d’être fondamental.

Il s’emploie alors à batailler, à partir de l’année 1933, contre un trio de positions

solidaires : le dualisme matière-esprit, et les deux dualismes amputés que sont le

matérialisme épiphénoméniste et l’idéalisme berkeleyen.25 Il y manifeste déjà un grand

intérêt pour la philosophie anglo-saxonne, notamment le Russell du début du siècle, celui

de Notre connaissance du monde extérieur qui tente lui aussi de renouveler le clivage

idéalisme-réalisme en affirmant que l’objet est la somme de toutes les perspectives que l’on

peut en prendre.26 Ces monismes neutres, qui incluent également le monisme de l’image de

Bergson, échouent en ce qu’ils renoncent en même temps au dualisme matière-esprit et à

la dualité être réel – être perçu.27 Or cette séparation doit être maintenue, et Ruyer, qui

n’aura plus tard pas de mots assez durs pour la « parenthèse » kantienne, se réclame alors

de Kant et de la nécessité de défendre l’existence d’une chose en soi derrière les

phénomènes, d’un apparaissant derrière l’apparaître.28 Mais c’est toujours au nom du

réalisme que la chose en soi doit être défendue, et c’est ici un point crucial. Ruyer,

s’inspirant de Russell, pense d’abord la connaissance comme correspondance structurale

de l’être connu et de sa représentation mentale : qu’importe que je ne connaisse pas le réel

exactement comme il est, si la forme connue correspond point par point dans sa structure

25 RUYER, Raymond, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 116, 1933, p. 28‑49.

26 RUSSELL, Bertrand, "Our knowledge of the External World" (1914), tr. fr. P. Devaux, « Notre connaissance du monde extérieur », in La méthode scientifique en philosophie : Notre connaissance du monde extérieur, Paris, Payot, 1971, p. 79‑112.

27 RUYER, Raymond, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 119, no 1/2, 1935, p. 75-78 notamment.

28 « On a souvent reproché à Kant la phrase trop rapide dans laquelle (…) il établit que “si nous ne pouvons connaître les objets comme choses en soi nous pouvons du moins les penser comme tels. Autrement, on arriverait à cette absurdité qu’il y a phénomène ou apparence sans qu’il y ait rien qui apparaisse”. Nous ne disposons que de quelques pages pour soutenir la même thèse, et il est certain que ce n’est pas encore assez, si l’on songe au crédit encore actuel, quoique décroissant, du phénoménisme sous toutes ses formes. » Ibid., p. 74‑75.

Page 22: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

21

à la forme réelle, comme la carte au territoire ?29 La conjonction de cette conception

structurale de la connaissance et d’un monisme ontologique de la liaison donne le cadre

dans lequel les principales intuitions de Ruyer vont pouvoir naître.

Ce deuxième moment, après celui du mécanisme structural, est celui de la

« métaphysique-transposition ». La thèse fondamentale en est la suivante : la structure des

choses n’est que l’envers observable de leur véritable mode d’être, qui est d’être pour-soi.

L’idée de connaissance structurale invite à chercher le mode d’être réel des choses sous

l’abstraction qu’en prend la connaissance scientifique. La double conviction moniste et

réaliste assure que l’esprit, échantillon de réalité directement accessible, nous donne accès

au mode d’être fondamental de toute réalité, ou en d’autres termes que le microcosme nous

fait connaître le macrocosme. C’est donc l’unité d’un pour-soi qu’il faut accorder à tous les

êtres réels, comme envers de leur structure visible. La métaphysique se limite à cette

« transposition » du pour-soi à toutes choses, mais elle est impuissante à en dire beaucoup

plus.30 Cette dualité de l’être et du phénomène sur fond de monisme est pourtant la source

du premier ouvrage majeur de Ruyer, La conscience et le corps, et de sa plus profonde

intuition :

L’âme n’est pas une substance distincte qui vient s’ajouter à la mécanique du corps, l’âme

est la forme « en soi » qui est observée comme corps.31

Publié en 1937, La conscience et le corps est le point d’orgue de ce deuxième moment,

profondément paralléliste, de l’évolution de Ruyer : il y reste intégralement moniste et

entend y résoudre le problème de l’âme et du corps comme un dualisme épistémique, dû à

l’inévitable distance de l’être observé (le corps et le cerveau objectifs) à l’être réel (le corps

et le cerveau vivants et conscients). Cependant, la simple conversion de la structure

mécanique en forme subjective est dans le même temps en train de montrer ses limites

29 RUYER, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », art. cit., p. 37. Voir aussi « Raymond Ruyer par lui-même », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, en ligne, DOI : https://doi.org/10.3917/leph.071.0003, consulté le 01.09.2020, paragr. 6.

30 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.

31 RUYER, CC, p. 101.

Page 23: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

22

comme ontologie générale. Elle conduit notamment Ruyer à attribuer une « subjectivité »

à tous les êtres, de l’animal au bâton, du cerveau vivant au cerveau mort, etc.32 Ce

« pansubjectivisme » menace d’un côté de verser dans l’animisme, et de l’autre d’en venir

à une définition si minimale de la subjectivité (plus ou moins identifiée à l’énergie) qu’elle

n’aurait plus rien de subjectif.

Ruyer va donc commencer à osciller entre deux tendances qui coexisteront non sans mal

dans le reste de l’œuvre. La première, celle du parallélisme moniste, repose sur le pivot

argumentatif de La conscience et le corps : il s’agit de nier toute autonomie à la causalité

physique, et de faire du corps physique l’aspect objectif que prend, pour un observateur, la

conscience organique. Ce qui vaut pour le cerveau observable (il n’est que l’apparence

objective de la conscience) vaut pour le corps tout entier.

Il n’y a pas de corps. Le « corps » résulte, comme sous-produit, de la perception d’un être

par un autre être.33

Devant les explications biologiques formulées en termes de structures mécaniques, on

pourra donc toujours dire : « l’aspect structural n’est qu’un symptôme ».34 L’avantage de

cette solution est de pouvoir intégrer n’importe quelle description physico-chimique des

biologistes, qui pourra toujours être interprétée comme l’envers apparent de l’action de la

conscience organique.

Mais cette première solution pèche par là même où elle est efficace : englobant tous les

processus, elle ne permet jamais d’en distinguer certains qui seraient particulièrement

révélateurs, dans lesquels on saisirait directement la conscience à l’œuvre, et qui

pourraient éliminer définitivement les interprétations matérialistes. La « métaphysique-

32 Cela est bien mis en évidence par Benjamin Berger, op.cit., pp. 32-35, qui nomme cette extension indéfinie de la subjectivité le moment “pansubjectiviste” de Ruyer. Pour un texte caractéristique de cette période, voir RUYER, Raymond, « Le versant réel du fonctionnement », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 119, no 5‑6, 1935, p. 338‑362.

33 RUYER, NF, p. 92.

34 RUYER, Raymond, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 127, no 1/2, 1939, p. 26.

Page 24: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

23

transposition » est impuissante. Elle sera donc progressivement laissée de côté au profit

d’une deuxième tendance consistant à rechercher dans les lacunes de la science mécaniste

des manifestations de la subjectivité qui confirment empiriquement, ou du moins

corroborent le panpsychisme.

Le dualisme cesse alors d’être purement épistémique pour devenir un dualisme des modes

de causalité. Il s’agit de concéder l’existence de processus entièrement mécaniques ou

physico-chimiques, pour pouvoir souligner par différence l’existence de phénomènes d’un

autre ordre, inexplicables par le matérialisme orthodoxe. La dualité constitutive de la

philosophie ruyérienne devient celle du mécanisme et de la finalité, de la structure et de la

conscience. N’est-ce pas un retour au dualisme des substances ? Au contraire, tout l’enjeu

est de rendre compte de ce dualisme des causes sans quitter le monisme ontologique. Ruyer

y parvient en distinguant l’activité consciente et finalisée des « individus réels » (atome,

cellule, organisme), et le fonctionnement aveugle des « foules », composées de tels

individus, mais soumises aux lois de la physique statistique. Les notions d’individus réels

et de foule, de formation et de fonctionnement, deviennent les catégories structurantes de

la philosophie ruyérienne.

On peut dire qu’après la période de transition du début des années 1930, la subjectivité, qui

deviendra progressivement la « conscience primaire » ou « Forme vraie », subit un double

mouvement : elle recule en extension, et progresse en efficacité causale. Elle recule en

extension dans la mesure où les objets inanimés en sont privés au profit des seuls

« individus réels », ce qui paraît plus raisonnable que d’attribuer la solidité du bâton à son

être pour-soi. Mais la forme gagne en même temps en efficacité : elle devient un agent

véritablement actif dans les processus naturels et donc observable au moins dans ces effets.

Elle constitue un autre ordre de causalité en plus des mécanismes aveugles, même si Ruyer

préfère souvent parler de finalité et de sens, et réserve le terme de causalité aux

mécanismes « de proche en proche », physico-chimiques.35 Dès lors que la forme ou

conscience primaire n’est plus un simple envers de tout processus vital, comme la

35 Voir par exemple NF, p. 12-14, ou la formule très claire de EM, p. 258 : « Sauf dans le monde dit physique – c’est-à-dire dans le monde des multiplicités bord à bord – il n’y a pas de cause, mais seulement des stimuli-signaux, qui en appellent aux mémoires thématiques. La finalité (ou le thématisme selon un sens) est fondamentale. C’est la causalité aveugle bord à bord qui est superficielle. »

Page 25: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

24

conscience est l’envers (ou plutôt l’endroit) du cerveau matériel, Ruyer peut entrer dans

un travail de tri entre les faits qui relèvent de la causalité mécaniste et ceux qui relèvent

de l’action de la conscience.

Les phénomènes de la vie, tels que la biologie nous les donne à voir, seront le lieu

privilégié d’une telle manifestation de la conscience primaire. Comment Ruyer en est-il

venu à s’intéresser au vivant et à la biologie ? Du point de vue biographique, les séminaires

de l’université de fortune organisée lors de sa captivité à l’Oflag XVII-A en Autriche ont

certainement joué un rôle important de renforcement de cet intérêt, et de recueil de faits

concordants avec sa théorie. Il y suit avec attention l’enseignement de son camarade du

lycée Louis-le-Grand, l’embryologiste Etienne Wolff, et d’autres biologistes. Il y rédigera

son premier grand ouvrage sur le vivant, les Éléments de psycho-biologie, publié en 1946, et y

prépare ce qui deviendra, en 1952, Néo-finalisme.36 Cependant, comme l’a déjà souligné

Benjamin Berger, les fondements de la biologie de Ruyer étaient déjà posés avant la guerre,

dans les articles de la deuxième moitié de la décennie 1930.37 Ainsi, ce n’est pas par hasard

que Ruyer s’intéresse aux travaux des biologistes durant sa captivité.

L’intérêt pour la vie apparaît au seuil de la construction de la philosophie mature de Ruyer,

dans les années 1934-1938, parce que c’est dans l’observation minutieuse de la vie qu’il

pense pouvoir saisir, autrement que dans l’expérience immédiate de l’esprit, une

conscience à l’œuvre. Il travaille dès lors à concilier un argumentaire finaliste classique,

par mise en évidence des insuffisances de la science, et son ontologie panpsychiste, par la

recherche des manifestations de la conscience dans le vivant. Déjà à l’œuvre dans des

36 « J’ai eu la chance d’avoir comme compagnons de captivité des biologistes éminents : Moyse, Vivien et surtout Et. Wolff, qui nous faisait d’admirables exposés sur le développement et la tératologie. Avec plaisir et surprise, je constatais que des savants expérimentalistes pouvaient apprécier des thèses philosophiques peu orthodoxes scientifiquement, autant que j’appréciais leurs analyses soignées des faits. Je faisais de mon côté des cours, dans notre baraque universitaire, en me servant des articles de philosophie biologique que j’avais déjà publiés. Ces cours, rédigés, devinrent les Éléments de psycho-biologie. » RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8. Réédition d'un texte paru dans Les philosophes français d'aujourd'hui par eux-mêmes, DELEDALLE G. et HUISMAN D.(dir.), Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1963 37 BERGER, Benjamin, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la philosophie” ? », Philosophia Scientiæ, vol. 21‑2, no 2, 2017, p. 29‑46. Voir notamment RUYER, Raymond, « Le paradoxe de

Le ; « 472‑492 , 1938, p.Journal de psychologie normale et pathologique», l’amibe et la psychologie“psychologique” et le “vital” », Bulletin de la Société Française de Philosophie, no 1, 1939.

Page 26: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

25

articles d’avant-guerre, cette philosophie du vivant trouvera sa première synthèse dans les

Éléments de psycho-biologie, rédigés durant sa captivité en Autriche et publiés en 1946.38

Ruyer y examine de nombreux faits biologiques, particulièrement ceux du développement

embryonnaire. Il affirme à la fois la nécessité pour les expliquer de faire appel à un

« système dynamique de coordination », et l’impossibilité de découvrir un tel système à

l’intérieur de l’espace-temps.39 Il faut donc postuler un « potentiel » situé hors de l’espace

et du temps, qui inspire ou guide l’embryogenèse, ou le comportement instinctif.40 C’est ici

le début d’une sortie de l’actuel au profit d’un domaine du potentiel qui tendra à prendre

toujours plus d’importance (et de réalité) dans la suite de l’œuvre, jusqu’à donner lieu à un

« platonisme » tempéré. Le monisme paralléliste est abandonné au moins partiellement au

profit d’un réalisme des essences et des « thèmes » ou « potentiels ».41 Parallèlement à la

question de la conscience, Ruyer s’est en effet intéressé à la question des valeurs, et a

défendu un réalisme axiologique fort, proche par certains aspects de celui d’un Max

Scheler.42 Les valeurs existent indépendamment de l’esprit humain, elles s’imposent à lui

et ne sont pas moins réelles que les « faits » de la science : voilà la conclusion qui sera

intégrée à la philosophie de la nature sous la forme du réalisme des potentiels et des

valeurs, le potentiel ou thème étant l’équivalent biologique d’une valeur que l’individu

s’efforce de réaliser.

La synthèse de ses théories de l’action humaine, de la conscience et du vivant, et de la

valeur, et le déploiement de leurs conséquences métaphysiques et théologiques est réalisée

38 RUYER, Raymond, Éléments de psycho-biologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1946. Noté ci-après EPB.

39 Ibid., p. 12.

40 Bien sûr la conscience organique n’est jamais visible en elle-même, mais Ruyer s’autorise de la liberté du philosophe et du rejet du mécanisme dogmatique pour tenter de « connaître au-delà de l’observable », ce qui est inévitable dès lors que la liaison est inobservable. « De toute manière, nous n’observons aucune liaison, aucune forme réelle : aucune raison donc d’exclure a priori tel ou tel niveau d’unité hypothétique. Il ne faut pas, sous prétexte de prudence scientifique, tomber dans le matérialisme visuel. » EPB, p.12

41 RUYER, EPB, « Résumé et conclusion », p. 293.

42 RUYER, Raymond, Le monde des valeurs. Études systématiques, Paris, Aubier Montaigne, 1948.

Page 27: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

26

dans le maître-ouvrage de Ruyer : Néo-finalisme, paru en 1952. On peut dire qu’avec cet

ouvrage, la philosophie de Ruyer est parvenue à sa pleine maturité, au sens où il n’y aura

plus de changement radical des principes dans les œuvres ultérieures. Mais on ne saurait

en faire un état final et figé : tout ce qui suit aura pour but de remanier, de reformuler plus

finement, de surmonter les tensions contenues dans cette première grande synthèse et

d’en déployer toutes les conséquences, jusqu’aux plus paradoxales. Pour ne citer que les

principaux ouvrages, il abordera ainsi en 1954 le problème de l’information, posé par la

cybernétique naissante43 ; en 1958, une nouvelle analyse détaillée des phénomènes de

l’embryogenèse44 ; en 1964, la différence anthropologique, avec L’animal, l’homme et la

fonction symbolique45 ; en 1966, dans un ouvrage qui rappelle le ton wittgensteinien, il liste

les multiples paradoxes auxquels nous livre l’interrogation sur la conscience46 ; en 1970, il

publie son principal ouvrage sur Dieu, Dieu des religions, Dieu de la science.47 À ces livres

s’ajoutent des dizaines d’articles qui ne sont pas de simples redites, mais contiennent

souvent les textes les plus originaux et incisifs de Ruyer.

Les années 1970 représentent un moment singulier de l’œuvre ruyérienne : lassé sans doute

du peu de succès de ses thèses en dehors des controverses universitaires, Ruyer change de

style et publie coup sur coup trois ouvrages que l’on peut nommer la « trilogie gnostique » :

La gnose de Princeton48, Les cent prochains siècles49 et L’Art d’être toujours content.50 Dans ces trois

43 RUYER, Raymond, La cybernétique et l’origine de l’information, Paris, Flammarion, 1967 [1954]. Noté ci-après COI.

44 RUYER, Raymond, La genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958. Noté ci-après GFV.

45 RUYER, Raymond, L’animal, l’homme et la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964. Noté ci-après AHFS.

46 RUYER, Raymond, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Paris, Albin Michel, 1966.

47 RUYER, Raymond, Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970.

48 RUYER, Raymond, La Gnose de Princeton. Des savants à la recherche d’une religion., Paris, Fayard, 1974. Noté ci-après GP.

49 RUYER, Raymond, Les cent prochains siècles, Paris, Fayard, 1977. Noté ci-après CPS.

50 RUYER, Raymond, L’art d’être toujours content. Introduction à la vie gnostique, Paris, Fayard, 1978. Noté ci-après ATC.

Page 28: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

27

ouvrages, dont le premier connaîtra un véritable succès d’édition, Ruyer se fait le porte-

parole d’une société secrète fictive de savants, se retrouvant à l’université de Princeton, et

se nommant eux-mêmes « Néo-gnostiques ». En réalité, c’est sa propre philosophie que

Ruyer présente sous un vocabulaire emprunté à l’ésotérisme new age et aux spiritualités

orientales, et destiné à séduire le public.

Dans le même temps, Ruyer adresse également au grand public ses principaux ouvrages de

« critique sociale » : l’Éloge de la société de consommation51, Les Nuisances idéologiques52, ou Le

sceptique résolu53. Il ne faut pas négliger en effet l’importance des questions sociales et

politiques dans la pensée de Ruyer. Dès sa deuxième thèse sur L’Humanité de l’avenir d’après

Cournot54, il appliquait sa philosophie mécaniste et ses premières conceptions du social à un

essai d’anticipation de la société de l’avenir, thème qui le préoccupera toute sa vie et qui

reviendra en force après les événements de Mai 68. Cette partie de l’œuvre est là encore la

rencontre de deux ensembles de thèses : sa métaphysique de la nature et des valeurs d’une

part, et son intérêt pour la question de l’utopie et de l’idéologie de l’autre. Il en ressort des

questionnements intéressants sur les conditions de la vie des peuples dans la longue durée,

l’épuisement des ressources naturelles ou le danger politique de l’utopie et de l’idéologie.

Il en sort aussi des réponses nettement plus dérangeantes, et qui forment la part d’ombre

de l’œuvre ruyérienne : eugénisme, racialisme, conception essentialiste de la femme, et

plus globalement rejet massif de toutes les contestations de l’ordre social établi, qu’il soit

moral, économique ou politique, au nom des normes absolues et d’une « métaphysique du

travail ». Ces travaux étant directement entés sur la cosmologie « psycho-biologique » de

Ruyer, la question se pose naturellement de la nécessité du lien qui les unit, qu’il nous

faudra explorer. Une dernière grande synthèse intégrant, quoiqu’à la marge, les

51 RUYER, Raymond, Éloge de la société de consommation, Paris, Calmann-Lévy, 1969.

52 RUYER, Raymond, Les nuisances idéologiques, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

53 RUYER, Raymond, Le sceptique résolu : devant les discours intimidants, Paris, Robert Laffont, 1979.

54 RUYER, Raymond, L’Humanité de l’avenir, d’après Cournot, thèse secondaire présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris pour le doctorat ès lettres, Paris, F. Alcan, 1930.

Page 29: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

28

considérations sociales, ne sera publiée que de manière posthume : c’est L’embryogenèse du

monde et le Dieu silencieux.

S’il y a une loi directrice de l’évolution ruyérienne, cette loi est celle du découplage

progressif de la forme et de la structure. Dans L’Esquisse la forme est la structure, ni plus, ni

moins. Puis la structure devient la face visible, objective, de la forme subjective. Puis la

forme devient non seulement l’envers « pour-soi » de la structure, mais une conscience

active, qui a formé la structure, la maintient activement, éventuellement la répare. Enfin,

la forme immanente se fait transcendante, elle devient un thème hors de l’espace et du

temps, une Forme-Idée à la manière de Platon. Dans l’Esquisse, Ruyer affirmait que

« l’univers n’est pas un Dieu, mais que chaque forme est un absolu comme un Dieu, qu’elle

a son être propre, en elle-même, sans qu’il soit nécessaire de la dédoubler, en détachant

d’elle l’absolu de son être, pour en faire une Idée, comme dans le Platonisme. »55 Dans

L’embryogenèse du monde, l’univers est bien tenu pour un Dieu, la forme est dédoublée en

Idée participée et individu participant, et le mécanisme est dépassé au profit d’une

« monadologie corrigée ».56 N’y a-t-il alors plus rien de commun entre le point de départ et

le point d’arrivée ? Au contraire, il nous semble que toute l’œuvre, dans ses retournements

et ses détours, est doublement unifiée : dans le cadre conceptuel à l’intérieur duquel elle se

meut, structuré par la distinction mécanisme-finalisme et la métaphysique de l’âge

classique, et dans le projet général qui anime de bout en bout le philosophe : répondre au

grand défi de la philosophie moderne, celui de la réintégration de l’homme dans le vivant,

et du sens dans la nature.

55 RUYER, EPS, p. 363.

56 RUYER, EM, p.126.

Page 30: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

29

❖ Le grand défi de la philosophie moderne

Le problème philosophique à la source de toute la philosophie de Ruyer n’est pas celui

de la vie ou de l’organisme, mais celui de l’ordre cohérent du monde. Toute sa philosophie

est hantée par l’idée d’un monde chaotique, désordonné, éclaté, et elle consiste, à toutes

ses étapes, à mettre en évidence le caractère sensé et structuré du monde, sa solidité

cohérente. Le monde pulvérisé, dissous en poussière d’éléments sans liens, c’est à la fois

celui du matérialisme démocritéen et celui de l’idéalisme, qui n’est qu’une tentative de

reconstituer l’ordre du monde après-coup, par l’activité du sujet transcendantal.

Sauf pour les préjugés d’un matérialisme ou d’un spiritualisme tout abstrait, le domaine des

réalités physiques n’est pas un chaos amendé par le hasard, ou par une finalité

transcendante. L’élément des choses n’est pas la molécule « courant aveuglément ».

L’élément est déjà rapport, forme, « lien entre x et y ». (…) Dès qu’existe un champ de

conscience (…), un ordre tout nouveau est possible, précisément parce que la conscience est

un ensemble absolu.57

Le signe des ontologies fausses, c’est qu’elles pulvérisent le monde et le reconstituent

après coup (donc toujours trop tard) comme ordonné : en faisant jaillir l’ordre du hasard,

d’un calcul divin, ou des catégories de l’entendement. Par les notions successives de

structure, de forme, de domaine absolu ou domaine de liaisons, de conscience organique,

et finalement de Dieu dans sa figure panthéiste, Ruyer affirme au contraire l’unité et la

cohésion réelles des êtres individués, produit de leur activité propre et non de celle d’un

sujet ou d’un Dieu transcendant. Cette activité propre d’auto-organisation, de totalisation

instantanée de ses parties, est la définition même de la vie et de la conscience. Or cette vie

consciente excède de beaucoup le domaine étroit du psychisme humain :

L’univers dit matériel me contient et me commande. Mais peut-on dire que l’univers soit

vraiment « matériel » - c’est-à-dire fait de choses, d’objets-choses ? Moi qui en fais partie,

je sais que je ne suis pas un simple objet sur une des étagères du monde. (…)

57 RUYER, Raymond, « La cause élémentaire des guerres modernes », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 123, no 1/2, Presses Universitaires de France, 1937, p. 64‑65.

Page 31: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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Or, ce sont en fait tous les êtres qui sont comme moi des contre-exemples de la thèse de

l’univers-chose. Car tous mes parents, tous mes congénères, tous les vivants, tous les

individus, par opposition aux foules d’individus, ne sont, ou n’ont été, pas plus que moi, des

objets. Ils sont de vrais êtres, qui se possèdent eux-mêmes, qui sont apparentés, qui forment

des lignées dans un univers qui est un vrai grand Être, qui vit son unité, et qui n’est pas une

poussière lumineuse éternelle.58

Refusant l’idéalisme, Ruyer sera donc toujours farouchement réaliste, et l’on peut

dire en un sens que c’est l’idéalisme qui est son premier adversaire, celui contre lequel il

s’est construit.59 Explicitement, c’est plus souvent au réductionnisme mécaniste qu’il s’en

prend, mais c’est qu’il trouve en lui les germes d’une vérité partielle et mal comprise. Le

rejet de l’idéalisme, qui n’est même plus compté dans les œuvres de la maturité au nombre

des adversaires valables, est pourtant structurant pour toute la pensée de Ruyer, en ce qu’il

commande la représentation que se fait Ruyer de la connaissance. Pour lui, la connaissance

est information du connaissant par le connu, duplication point par point de la structure du

réel dans le cerveau de l’être conscient. Ce point jamais contesté est le pivot autour duquel

va s’effectuer le tournant du mécanisme de L’Esquisse d’une philosophie de la structure60 vers

le panpsychisme de la fin des années 1930 et de l’après-guerre : dans ce tournant, la nature

de l’esprit change, mais de façon à préserver intacte sa capacité à être affecté, informé au

sens strict, par les formes réelles, sans les constituer d’aucune manière. C’est pourquoi on

peut dire avec Berger que « Ruyer est toujours resté fidèle à son aversion pour la

philosophie “idéaliste” - dont il rejoue, inlassablement, le procès. »61 Le ruyérisme est en

un sens un anti-idéalisme, en ce qu’il repose tout entier sur le postulat de la réalité absolue

des formes, qui sont dans l’être et non dans le sujet (et, dans le panpsychisme, qui sont dans

l’être en tant que sujet existant pour-soi).

58 RUYER, ATC, p. 10.

59 Comme le montrent ses articles polémiques des années 1930 : voir notamment RUYER, R., « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 39, no 4, 1932, p. 521–527.

60Ruyer, Raymond, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, F. Alcan, 1930 61 BERGER, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la philosophie” ? », art. cit.,

31. p.

Page 32: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

31

Le problème de la coupure

Mais l’idéalisme lui-même n’est qu’un avatar du péché originel de la philosophie

moderne : la coupure dualiste entre la pensée et l’étendue. C’est ainsi que Ruyer formule le

problème, en le replaçant dans sa filiation historique :

Il est clair aujourd’hui que Descartes et les Cartésiens du XVIIe siècle ont mal fait la coupure

entre ce qu’ils appelaient l’“âme” et le corps, ou entre ce qu’il vaut mieux appeler “le

domaine du sens” et le domaine de la causalité mécanique.62

Le problème n’est pas l’existence de la coupure : il est clair qu’il y a bien deux ordres

de faits, ceux qui relèvent du psychisme, de la connaissance et du sens, et ceux qui relèvent

de la causalité mécanique, que l’efficacité de la science moderne ne permet plus de nier.

Mais si l’homme pensant émerge de la nature, il est clair aussi que la coupure ne peut

séparer l’âme humaine d’une part et l’ensemble du monde des corps de l’autre. La nature

appartient déjà au « domaine du sens ». Où faut-il alors placer la coupure ? Et comment

concilier le rejet du dualisme et l’existence de deux ordres de réalité bien distincts,

mécanique et psychique ? C’est le grand défi de la philosophie moderne tel que le formule

Ruyer.

Opposer comme le font les vitalistes un domaine du vivant au domaine de la

mécanique ne résout rien. Dans les paradigmes inverses des ontologies “de la vie” et “de la

mort” décrits par Hans Jonas63, la coupure passe toujours entre ce qui est vivant et ce qui

est mort, mais exclut en même temps l’une des deux parties du champ du compréhensible :

dans l’ontologie de la vie, la mort est un mystère, et inversement. Le projet de Ruyer

consiste à produire une philosophie qui rendra également compte de l’un et de l’autre, et

qui articulera l’un et l’autre dans la continuité d’une « grande chaîne des êtres »64. Ni la

mort ni la vie ne doivent plus être un mystère. En même temps, il faut maintenir une

coupure, dont la nécessité est manifestée à la fois par l’efficacité indéniable de la science

62 RUYER, NF, p. 49‑50. Nous soulignons. 63 JONAS, Hans, « La vie, la mort et le corps dans la théorie de l’être », in Le phénomène de la vie, Bruxelles, De Boeck, 2001 [1966], p. 19‑35. 64 Ce point est clairement développé par Fabrice Colonna, « Ruyer et la grande chaîne de l’être », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 138, no 1, 2013, p. 29‑43.

Page 33: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

32

mécaniste dans l’explication du mouvement des corps, et par son incapacité à proposer une

explication satisfaisante de la vie et de la pensée.

Devant un tel projet : purifier la vie et la mort de leur mystère par la révélation de la

vraie nature de l’esprit et des corps, il n’y a plus à s’étonner du caractère “néo-gnostique”

que Ruyer a pu donner plus tard à sa philosophie. Il s’agit bien en un sens de répondre par

une nouvelle gnose à ce problème de la coupure, qui gangrène toute la philosophie

moderne. Pour Ruyer, la phénoménologie existentialiste (dernier avatar du dualisme

cartésien) manifeste d’ailleurs avec éclat son incapacité à réconcilier la conscience et la

vie.65

Il y a là pourtant de quoi s’étonner : le principe même de la gnose n’est-il pas

profondément dualiste ? Ruyer ne joue-t-il pas ici un dualisme contre un autre ? C’est

encore à Hans Jonas que revient le mérite d’avoir souligné avec la plus grande clarté les

similitudes profondes de la gnose de l’antiquité tardive et de l’existentialisme moderne.66

Le second est la philosophie caractéristique d’un monde désenchanté par la science, la mort

de Dieu et la grande dévaluation nihiliste, tandis que la première est une révélation

mystique sur la vraie nature du Dieu transcendant et les forces démiurgiques à l’œuvre

dans le cosmos. Pourtant, à bien des égards, la situation qui a produit ces deux visions du

monde est semblable, comme le montre Jonas. Ce sont des situations de dévaluation du

monde, qui n’est plus considéré comme un cosmos ordonné, dans lequel l’homme peut

trouver le sens de sa vie et les règles d’une existence harmonieuse. Au cœur du message

gnostique se trouve la révélation que le cosmos, contrairement à ce qu’affirment les

philosophes depuis des siècles, n’est pas un monde sensé, rationnel et harmonieux, dans

lequel l’homme n’a qu’à occuper la place qui lui revient. Au contraire, le cosmos est

profondément indifférent à l’homme, voire hostile. Il n’est pas l’œuvre de Dieu, comme le

montre justement cette hostile indifférence à laquelle l’homme est confronté, mais une

65 C’était pourtant le projet de Merleau-Ponty dans la Structure du comportement : « Notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature, — organique, psychologique, ou même sociale. » Sur l’articulation des deux projets, voir BARBARAS, Renaud, « Vie et extériorité. Le problème de la perception chez Ruyer », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, p. 15‑37. Voir également infra nos chapitres 4 et 5. 66 JONAS, Hans, « Gnose, existentialisme et nihilisme », in Le phénomène de la vie, Bruxelles, De Boeck, 2001 [1966], p. 217‑237.

Page 34: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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prison façonnée par un démiurge. Celui-ci, comme en témoigne l’imperfection profonde de

son œuvre, ne manifeste ni toute-puissance ni bienveillance. Ce n’est donc pas au sein du

cosmos, mais par-delà le cosmos, en échappant à cette prison par le pouvoir de l’esprit, que

l’on peut atteindre le Dieu véritable, terriblement éloigné et qui ne se manifeste pas dans

le monde. Le parallèle est manifeste avec la situation pascalienne du croyant moderne,

menacé de toute part par un univers écrasant, saisi d’angoisse à l’idée de son caractère

infini qui ne manifeste plus, là encore, ni sagesse, ni bienveillance, ni harmonie, et qui ne

peut que se tourner vers un Deus absconditus, un Dieu caché toujours plus distant. Dès lors

que l’on considère que « Dieu est mort », voilà supprimé le dernier repère qui permettait à

l’homme de s’orienter dans l’existence. Abandonné à lui-même dans un univers indifférent

et dépourvu de signification, c’est à lui que revient la charge de la liberté et de la création

de valeurs.

Au vu de ces similitudes, on s’étonne de ce que Ruyer adopte une position paradoxale :

se revendiquer de la gnose contre l’existentialisme, ultime avatar du dualisme cartésien. À

quelle gnose, quelle révélation nouvelle sur la nature de Dieu et du monde s’adonne-t-il ?

A-t-il manqué la similitude profonde décelée par Jonas ? Sa profession de foi gnostique

n’est-elle qu’un trait d’humour, et la Gnose de Princeton un canular qui a fait long feu ?

Ruyer gnostique

En 1974 paraît La Gnose de Princeton, longtemps le plus célèbre ouvrage de Ruyer et

son principal succès hors des cercles universitaires. Et pour cause : dans ce livre, Ruyer joue

avec les codes de la littérature ésotérique très en vogue à l’époque, et se présente comme

le porte-parole d’une vision entièrement nouvelle de la nature du monde, de l’âme et de

Dieu, vision enracinée dans les plus récentes découvertes de la science et entretenue en

secret par un cercle de savants parmi les plus éminents, réunis dans la prestigieuse

université de Princeton. Derrière le masque de cette société secrète évidemment

imaginaire, c’est bien sûr Ruyer qui expose sa propre philosophie comme une nouvelle

gnose. La question est de savoir jusqu’où il est sérieux dans l’usage de ce qualificatif de

« néo-gnostique » : s’agit-il seulement, au sens étymologique de γνῶσις, de formuler des

connaissances nouvelles, sous un vocabulaire à la mode ? Ou faut-il y voir une référence

consciente et assumée à la pensée gnostique ?

Page 35: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

34

Nous voudrions ici montrer que le terme de gnose est utilisé très consciemment par

Ruyer et que l’emploi de ce terme donne une clef de compréhension essentielle du projet

ruyérien à l’intérieur duquel prend place toute sa philosophie de la vie. Il ne s’agit pas de

combattre le dualisme existentialiste par un retour au dualisme gnostique, ce qui serait

pour le moins inefficace. Il s’agit en réalité de dépasser par une nouvelle gnose la situation

qui donne lieu à l’un comme à l’autre de ces dualismes. Ils sont nés de la dévaluation du

monde qui n’est plus vu comme un cosmos rempli de signification, dont l’homme est un

élément naturel intégré au lieu d’y être “toujours déjà jeté”. Et c’est ce que Ruyer a bien

diagnostiqué : on ne peut combattre l’existentialisme en acceptant l’absurdité du monde.

Pour réfuter l’existentialisme, il faut réfuter le matérialisme froid et objectif, qui purge le

monde de toute téléologie, de toute intention et de toute manifestation de sens. Il faut donc

repenser entièrement le cosmos et montrer, par une nouvelle gnose résolument contraire

à la gnose originelle, que le cosmos est bon, harmonieux, signifiant, et divin en quelque

manière. Le titre de son dernier ouvrage, L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, met

en évidence le défi que se fixe Ruyer. La nouvelle gnose doit tenir compte de la situation

moderne (efficacité de la science, mort de Dieu comme providence, rapport à la nature

fondé sur la domination technique), tout en restaurant ce que la modernité semblait avoir

définitivement laissé derrière elle : l’idée d’un cosmos unifié, qui se forme

harmonieusement dans une « embryogenèse » cosmique. Le tout, sans diluer entièrement

la différence anthropologique dans le naturalisme.

Nul peut-être n’a formulé plus clairement que Jonas ce défi lancé à l’esprit moderne

que Ruyer tente de relever :

Cette scission entre l’homme et la réalité totale est à la base du nihilisme. Le caractère

illogique de la rupture, autrement dit d’un dualisme sans métaphysique, ne rend pas son

fait moins réel, ni plus acceptable l’apparente autre branche de l’alternative : le regard fixé

sur l’ipséité isolée à laquelle cette scission condamne l’homme peut souhaiter s’échanger

contre un naturalisme moniste qui, en même temps que la rupture, abolirait aussi l’idée

d’homme comme homme. Entre ce Scylla et son jumeau Charybde, l’esprit moderne hésite.

C’est à la philosophie de découvrir si une troisième voie s’ouvre à lui - une voie par laquelle

Page 36: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

35

la fissure dualiste puisse être évitée tout en gardant de la vue dualiste assez pour maintenir

l’humanité de l’homme.67

Qu’il y parvienne ou non, c’est bien le projet de Ruyer : redonner à l’esprit humain

une place au sein de la nature, renaturaliser pour ainsi dire la conscience, sans perdre la

spécificité de la vie en général, et de la vie humaine en particulier. Le Scylla du monisme

matérialiste, qui ignore la vie, et le Charybde du Dasein séparé d’une nature indifférente,

sont les deux adversaires de Ruyer, les deux pôles à équidistance desquels il tente de se

tenir. Il est bien à la recherche de cette « troisième voie » évoquée par Jonas.

La situation de l’homme « jeté » dans le monde n’est pas pour Ruyer un donné dont il

faut prendre acte, mais une énigme dont il faut trouver la clef. Ainsi, c’est de façon

rhétorique qu’il demande dans Néo-finalisme : « Le “je” de l’homme que je suis, centre

d’activités sensées, peut-il s’isoler, se poser dans le vide, enfant trouvé métaphysique ? ».68

La réponse est non, forcément non, pour Ruyer, répondre par l’affirmative serait abdiquer

devant la tâche essentielle de la philosophie moderne : réinscrire l’homme dans une nature

qui ne peut plus être le cosmos des Anciens, sans tomber dans le réductionnisme

matérialiste - qu’il considère comme la mauvaise philosophie des savants.69

Le signe évident de l’échec du dualisme, particulièrement sous son avatar

existentialiste, est son incapacité à penser la vie organique, voire son désintérêt complet

pour elle.70 Contrairement à Jonas, il ne fait pas crédit à cette philosophie d’une grande

profondeur, et ne la considère pas comme le produit d’une situation inédite de l’humanité,

67 Ibid., p. 237. 68 RUYER, NF, p. 19. 69 L’incohérence de l’existentialisme qui fait de l’homme un tel “enfant trouvé métaphysique” est d’ailleurs relevée dans des termes proches par Jonas, au même endroit : « Mais qu’en est-il d’une nature indifférente qui contient néanmoins en son sein ce pour quoi son propre être fait une différence ? L’expression d’avoir été lancé dans la nature indifférente est un reliquat de métaphysique dualiste, à l’usage duquel le point de vue non métaphysique n’a pas droit. Qu’est-ce que le jet sans celui qui jette, et sans un au-delà d’où le jet soit parti ? L’existentialiste devrait plutôt dire que la vie - soi conscient, soucieux, connaissant - a été “rejetée” par la nature. Si c’est aveuglément, alors le voir est un produit de l’aveugle, le souci un produit de l’indifférence, une nature téléologique est engendrée de manière non téléologique. » JONAS, Hans, op.cit., p.237 70 Ruyer s’en prend davantage, en ce sens, au Sartre de L’Être et le Néant qu’à Merleau-Ponty. Ce dernier a d’ailleurs lu Ruyer, avec un regard critique mais non sans intérêt.

Page 37: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

36

à la fois nouvelle et angoissante. L’existentialisme relève plutôt, selon lui, de la persistance

historique et contingente de l’erreur dualiste et de l’oubli de la vie organique qui en est le

symptôme depuis Descartes. « La mise à l’écart systématique — ou plutôt désinvolte — du

problème de la vie organique, par l’existentialisme, ne peut s’expliquer que par des raisons

historiques. »71 L’origine historique immédiate est, pour Ruyer, la distinction de Dilthey

entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, qui le conduit à séparer la vie organique,

phénomène de la nature à expliquer, et la vie humaine, la vie productrice de sens, qui fait

l’objet des sciences compréhensives. Cette distinction elle-même recoupe la scission

cartésienne entre le domaine de l’étendue mesurable et celui de la pensée. L’existentialisme

va achever de clarifier et de radicaliser cette scission : « Le Dasein humain, notion beaucoup

plus précise que “la vie humaine”, n’a plus de rapport concevable avec l’organisme

humain. »72 Pour Ruyer, l’existentialisme du XXème siècle s’enracine dans la volonté

d’introduire des distinctions rigoureuses dans une compréhension diltheyenne de la vie

jugée vague et flottante. Il fait d’ailleurs de cette volonté la réplique de la volonté

cartésienne d’introduire ordre et rigueur dans le vitalisme inconsistant de la Renaissance.

Mais ces deux tentatives, pour admirables qu’elles soient dans leur souci de clarté face à

des conceptions peu rigoureuses de la vie, n’en manquent pas moins l’essentiel.

On trouve ici une constante de la pensée ruyérienne lorsqu’elle se situe dans

l’histoire : pour Ruyer la vie a par le passé toujours été conçue de façon inconsistante,

anthropomorphique, animiste, ésotérique, et c’est à bon droit que l’on a critiqué ces

mauvais concepts.73 Mais en critiquant des conceptions erronées de la vie, les philosophes

ont souvent perdu toute capacité à rendre compte de la vie elle-même : c’est la scission

cartésienne entre le domaine inorganique de la mécanique et le domaine, tout aussi

inorganique, de la pensée. Les temps sont donc mûrs pour une philosophie rigoureuse de

la vie, appuyée sur les découvertes nouvelles de la science biologique et appelée par l’échec

71 RUYER, NF, p. 19. 72 Ibid. 73 Les conceptions les plus proches des siennes font parfois l’objet des critiques les plus sévères de Ruyer, parce que leurs erreurs obscurcissent davantage la vérité. Par exemple : « Le panpsychisme [issu de Leibniz], comme toutes les demi-vérités, a fait plus de mal que de bien. C’est le panpsychisme, plus que le behaviourisme, qui empêche de définir avec netteté et précision la conscience primaire organique, parce qu’il « occupe la place » avec une conscience seconde à l’état infinitésimal ou dilué. » NF, p. 88

Page 38: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

37

de plus en plus évident de toute philosophie qui renonce à réintégrer l’homme dans la

nature.

❖ Méthode, objectifs et structure de notre étude

Si la vie n’est pas le premier problème qui se pose à Ruyer, elle est celui qui rend

visible aussi bien la richesse que les difficultés des étapes successives de sa pensée, et qui

en explique pour une large part l’évolution. C’est pourquoi nous voudrions non seulement

examiner les passages de l’œuvre de Ruyer qui traitent spécifiquement de l’observation du

vivant, mais encore retrouver à partir du problème de la vie l’ensemble de ses grands

concepts. Comme Ruyer l’a lui-même voulu, c’est à l’aune de leur capacité à rendre compte

des phénomènes de la vie que nous voudrions évaluer la force de ses concepts et

comprendre les problèmes qui mènent à leur élaboration.

Ruyer revendique pour sa philosophie deux qualités surprenantes : elle est

impatiente et mythique. Impatiente, par opposition au travail du scientifique : là où le

savant accepte de sacrifier sa vie à l’étude d’un fragment infime de la réalité, et d’apporter

sa modeste pierre à l’édifice, le philosophe veut imaginer la cathédrale déjà achevée. « À

quoi servira donc jamais la science théorique, je vous le demande, si toujours chacun y

travaille, hypnotisé sur la petite pierre qu’il ajuste, et si personne ne profite de l’ensemble

de la construction ? »74 La science ne sera jamais achevée : il serait absurde de voir là une

raison de renoncer pour toujours à s’appuyer sur elle pour tenter de constituer une vision

unifiée et cohérente de la réalité, du Tout dont elle ne nous parle jamais comme tel. Possède

l’esprit philosophique « celui qui s’intéresse à tout », mais aussi « qui s’intéresse au

Tout ».75 Le philosophe est donc non seulement un amateur éclairé qui puise à toutes les

sciences, mais aussi un esprit métaphysique qui se rapproche, par sa volonté de penser le

réel comme Totalité, du mystique religieux. C’est pourquoi aussi la philosophie aura

toujours quelque chose de mythique. « Il faut travailler à épurer le mythe, à le débarrasser

74 RUYER, « L’esprit philosophique », art. cit., p. 59.

75 Ibid., p. 56.

Page 39: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

38

des noms propres qui ne représentent que des traditions sociales, mais il est absurde de

prétendre épurer la pensée de tout mythe religieux, c’est-à-dire d’un raccord du Connu à

l’Inconnu. »76

C’est donc à partir de ces deux dimensions que nous voudrions examiner la

philosophie de Ruyer dans l’ensemble de notre travail. Premièrement, il s’agira de

s’intéresser aux sources philosophiques et scientifiques de sa pensée, aux matériaux à

partir desquels il tente d’imaginer l’édifice complet de la connaissance. Ces sources sont

extrêmement nombreuses et variées, elles vont de la philosophie antique à la philosophie

analytique anglo-saxonne, des textes védiques à la littérature romantique, de

l’embryologie à la psychologie… Et dans chacun de ces domaines, Ruyer fait des choix très

personnels, comme celui des travaux de jeunesse d’Ellenberger, un géologue, au titre de

psychologie de la mémoire, ou de Samuel Butler, un écrivain anglais, sur l’embryologie.

L’exhaustivité étant ici aussi impossible qu’inutile, nous nous sommes efforcés de mettre

en évidence les sources qui nous semblaient les plus importantes pour la philosophie

ruyérienne en tant que philosophie de la vie, celles qui apportent à Ruyer des concepts

essentiels, des faits cruciaux ou des adversaires majeurs. Le caractère « inclassable » que

l’on attribue souvent à Ruyer nous semble en partie lié à la diversité des apports dont il

tente de faire la synthèse, et qui recevront peut-être ici quelque lumière. Nous nous

pencherons notamment sur les liens qui relient la pensée de Ruyer à celles de Descartes,

Leibniz, Hume, Kant, Schopenhauer, Cournot, Butler, Cuénot, Merleau-Ponty, ou encore

Gilles Deleuze.

Celui qui « s’intéresse » à tout ne pouvant être spécialiste de tout, de l’aveu même de

Ruyer, il nous faudra également nous pencher sur sa méthode très libre : il ne rédige pas

de discours de la méthode, et ne s’intéresse presque pas à l’épistémologie des sciences qu’il

utilise, mais revendique la libre spéculation à partir des faits par un amateur éclairé, à

l’esprit non prévenu par les dogmes des savants. Une telle approche pose évidemment la

question de la validité du matériau utilisé et de sa pérennité : si la métaphysique ne saurait

en principe recevoir de confirmation ou d’infirmation empirique, est-ce encore le cas

76 RUYER, Raymond, « La philosophie de la nature et le mythe », Revue Internationale de Philosophie, vol. 10, 36 (2), 1956, p. 172.

Page 40: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

39

lorsque le métaphysicien prétend résoudre des problèmes de faits, et justifier ses thèses

par des observations ? En argumentant comme il le fait souvent à partir des lacunes de la

science de son temps, considérées comme irréductibles, Ruyer se met lui-même en position

d’être jugé pour partie à l’aune de ses propres prédictions. Mais, c’est le deuxième point, le

philosophe s’intéresse également « au Tout » : de ce point de vue la métaphysique est

toujours un mythe cohérent, et Ruyer n’en revendique pas davantage. Mais il faudra alors

se poser la question de la cohérence interne de ce mythe qui se veut tout de même

raisonnable, ou le moins déraisonnable possible. Il s’agira donc de se demander pourquoi

Ruyer a jugé bon, pour répondre à ses problèmes fondamentaux, de faire évoluer sa pensée

vers le panpsychisme puis vers le platonisme, et si par ces évolutions successives il est

parvenu à relever le défi qu’il s’était fixé : réintroduire l’homme, la conscience et le sens

dans la nature, et retrouver, derrière le monde aveugle du mécanisme, un cosmos ordonné.

Les deux dimensions de « l’esprit philosophique » étant indissociables, il nous faudra enfin

nous demander dans quelle mesure le contexte intellectuel, les connaissances disponibles

et les sources choisies par Ruyer ont encadré, guidé, enrichi ou empêché l’élaboration de

sa philosophie.

Une philosophie rigoureuse de la vie, nous l’avons vu, doit d’abord être une

philosophie de l’organisme. Aussi est-ce par ce statut de l’organisme que nous voudrions

commencer notre étude, pour progresser à partir des difficultés spécifiques qu’il présente,

vers la redéfinition ruyérienne de la vie comme conscience, et vers les problèmes de faits

scientifiques précis auxquels celle-ci doit répondre. Enfin, nous nous pencherons sur

l’originalité et les difficultés de la méthode de la « philosophie-science » ruyérienne, et sur

ses conséquences morales et politiques. Cela représente donc quatre grands ensembles de

questions posées à Ruyer.

Premièrement, comment définit-il la vie ? Nous l’avons dit, la vie est identifiée chez

lui à la conscience, mais dans une compréhension renouvelée (et mouvante) de la

conscience. Une telle identification permet-elle encore de délimiter un domaine du vivant

et une spécificité de la vie ? Si tout est vivant, l’idée même de vie a-t-elle encore un sens ?

Comme nous nous efforcerons de le montrer dans une première partie, la ligne directrice

de la réponse de Ruyer consiste dans la distinction entre la vie (comme mode d’être) et

l’organisme. La plante ou l’animal en vie n’est pas en effet un pur vivant, une pure force de

Page 41: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

40

vie créatrice, mais un hybride : l’activité vitale formatrice y est mêlée au mécanisme, dès

lors que l’organisme se complexifie, se différencie en organes relativement autonomes.

Dans notre chapitre 1, nous nous intéresserons à cette conception hybride de l’organisme,

qui est pour Ruyer source de difficultés autant que de solutions. Tout en généralisant la vie

consciente comme mode d’être primaire, Ruyer éprouve en effet quelque difficulté à

intégrer de manière pleinement satisfaisante l’organisme dans les catégories de son

ontologie, construite avec et contre Cournot. De ce dernier, il conserve la distinction dans

l’organisme d’une part de mécanisme et d’une part d’activité proprement vitale, qui

n’anime pas seulement la structure physique de son corps, mais qui l’a d’abord formée.

Nous verrons dans notre deuxième chapitre comment Ruyer s’inspire du finalisme du

biologiste Lucien Cuénot pour tenter de résoudre un problème remontant à Descartes :

comment le corps-machine a-t-il pu se former, s’il ne peut fonctionner qu’une fois toutes

les pièces en place ? Chez Ruyer, la formation d’outils ou d’organes mécanisés, comme la

pompe du cœur ou la pince du homard, devient l’activité même de la vie, l’histoire naturelle

devenant une première histoire de la technique.

Ruyer insiste sur le caractère mécanique du corps, d’abord pour servir à son propre

mécanisme structural, puis en le retournant pour souligner sa dimension finaliste. Mais

comment ce corps-mécanique peut-il se concilier avec l’intuition fondatrice de la pensée

propre de Ruyer, selon laquelle exister c’est être pour-soi ? Quel rapport la conscience

comme forme pour-soi peut-elle entretenir avec un squelette et des organes mécanisés ?

C’est à ces questions que Ruyer s’efforce de répondre en s’appuyant sur sa redéfinition de

la conscience, à laquelle nous nous intéresserons dans notre deuxième partie. Dans notre

chapitre 3, nous nous efforcerons de montrer que l’on peut comprendre cette redéfinition

comme une tentative de corriger la monadologie de Leibniz, qui souffre selon Ruyer d’un

substantialisme impropre à penser l’individualité biologique. Dans notre chapitre 4, nous

aborderons l’application de ce concept de conscience primaire aux domaines physique,

chimique et organique, qui amène Ruyer à faire de l’embryon le paradigme du vivant, et le

conduit à poser le problème de la nature de l’information qui guide le développement de la

vie.

Page 42: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

41

Quel rapport cette biologie panpsychiste entretient-elle avec la science ? L’essentiel

de la philosophie biologique de Ruyer est acquis au début des années 1950, alors que la

structure moléculaire de l’ADN est découverte par Watson et Crick en 1953, l’année qui suit

la parution de Néo-finalisme. La deuxième moitié du XXème siècle a été particulièrement riche

en découvertes scientifiques comme en discours de toutes sortes sur la vie. Christian de

Duve, biologiste contemporain, écrit ainsi :

Depuis lors, la biologie a accompli sa révolution. On est passé, en l’espace d’un demi-siècle

à peine, d’un stade où on ignorait presque tout de la vie à un stade où on peut affirmer qu’on

la comprend, du moins dans ses caractéristiques fondamentales. On la comprend si bien

qu’on peut presque la manipuler à volonté. En même temps, chacun y est allé de sa réponse

à la question de Schrödinger, depuis les mathématiciens et les théoriciens de l’information

jusqu’aux philosophes et même aux théologiens, en passant par les physiciens, les

cosmologues, les chimistes et toutes les variétés de biologistes.77

Quelle place accorder à Ruyer dans cette évolution, et quelle pérennité peut-on

garantir à une philosophie inextricablement liée aux découvertes et aux lacunes de la

science de son temps ? Comment répond-il aux objections pressantes que lui présentent les

modèles toujours plus complets d’explication de la vie par le hasard, la sélection naturelle

ou la dynamique des systèmes ?

Nous étudierons dans notre chapitre 5 le rapport de Ruyer aux grandes tentatives

d’explication scientifiques de la vie et de la conscience : les sciences de l’information qui

connaissent au milieu du siècle un premier essor autour du courant cybernétique, la

génétique et la théorie darwinienne de l’évolution, et l’étude du comportement animal par

les éthologues. Cette controverse avec la science est pour Ruyer l’occasion de développer

sa conception de l’information comme sens, de réfléchir sur l’articulation de la cause et du

signe, et d’illustrer la nécessité pour la conscience organique d’être à la fois force de liaison

et capacité de connaissance. Dans notre chapitre 6 nous montrerons comment Ruyer

77 DUVE (DE), Christian, in BERNINI, H. et REISSE, J., Comment définit la vie ?, Paris, Vuibert, 2007, p. 41. Christian de Duve (1917-2013) est un biologiste belge, considéré comme l’un des fondateurs de la biologie cellulaire, et lauréat du Prix Nobel de physiologie - médecine en 1974. La question de Schrödinger est celle du titre de son opuscule de 1944, Qu’est-ce que la vie ?

Page 43: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

42

construit, à partir des descriptions de la mémoire d’Ellenberger, une explication

panpsychiste et platonicienne de la vie à partir de l’idée de « mémoire de l’espèce » ou

« potentiel mnémique ».

Enfin, dans une quatrième et dernière partie, nous voudrions poser à Ruyer la

question qu’il a posée toute sa vie à ses adversaires intellectuels et politiques, celle de la

dimension idéologique de ses travaux, et de ses postulats. Au chapitre 7, nous examinerons

la place que l’on peut accorder à Ruyer dans l’histoire moderne des philosophies finalistes

et théistes, pour chercher à distinguer l’originalité de Ruyer de ce qui, dans son

argumentaire, peut être considéré comme une reprise d’une longue tradition

d’argumentation finaliste en théologie naturelle. Ce sera l’occasion de porter un regard

critique sur le rapport de la philosophie et de la science dans sa philosophie, qui implique

à la fois une attention admirable aux faits observés et une position de surplomb qui laisse

au philosophe une liberté spéculative presque illimitée. Enfin, une ontologie de la vie qui

oppose l’individu à la foule et considère la nature comme guidée par un sens et des valeurs

ne peut être sans répercussion morale et politique, et c’est pourquoi il nous faudra

examiner pour finir la dimension morale, sociale et politique de la philosophie de la vie de

Ruyer. Prédictions pour l’avenir de l’humanité, préoccupation eugénistes et racialistes,

diagnostic moral et biologique du déclin de l’Occident, ou encore articulation entre

économie libérale et « métaphysique du travail », tous ces points souvent dérangeants

devront être examinés à la lumière d’une même question : en quoi découlent-ils

naturellement, voire nécessairement, de sa conception de la vie ? Ce sera l’objet de notre

dernier chapitre.

Page 44: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

43

PARTIE I

LE VIVANT COMME MACHINE ET COMME MÉCANICIEN

Page 45: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

44

CHAPITRE 1 : LE CORPS DIVISÉ

Il nous faut commencer par une vue claire de la conception ruyérienne du domaine

du « vital » et des caractères propres des organismes, dans la mesure où les thèses les plus

audacieuses que nous rencontrerons ensuite ne se comprennent que comme un constant

effort pour rendre compte, jusque dans ses dernières conséquences, de cette

représentation hybride du corps vivant. Une fois mis en évidence ce caractère hybride du

vital dans l’ontologie ruyérienne, nous soulignerons trois caractères qui permettent de

délimiter le domaine des organismes : l’enchevêtrement des deux ordres de causalité,

l’identité « coloniale », et la mortalité. Ces trois caractères sont en fait trois faces d’un

même caractère hybride du vivant, équilibre fragile de conscience formatrice et de

mécanismes auxiliaires. Nous le montrerons à partir de l’expérience de pensée de

l’automate mixte, imaginée par Ruyer, et mettrons en lumière l’enracinement de cette

pensée de l’organisme dans la philosophie de Cournot.

1. Le statut hybride du vital

1.1 De très vieilles thèses et de nouvelles sciences

Dans le mécanisme structural comme dans le panpsychisme, l’esprit est de même

nature que le reste des êtres, et il ne peut y avoir qu’un seul mode d’être fondamental.

Quand le monde était considéré comme une structure mécanique, l’esprit devait l’être

aussi. Mais Ruyer est rapidement conduit à admettre l’échec du « modèle mécanique de la

conscience » qu’il avait ébauché dans L’Esquisse. Il ne renonce pas entièrement au

mécanisme, mais le « retourne » pour affirmer que la conscience est première, qu’elle

n’apparaît jamais dans le monde, mais l’habite toujours déjà, que la nature est toute entière

« animée ». Il s’agit là, à première vue, d’en revenir à une très vieille solution du problème,

à un vitalisme tendant vers l’animisme et se contentant, pour expliquer naturellement la

conscience, de la généraliser à toute la nature. On s’étonne de ne pas voir Ruyer citer plus

souvent Aristote, tant sa philosophie semble, quand on la découvre, coïncider avec la

formule que donne Canguilhem du vitalisme : « un retour, par-delà Descartes, à l’Aristote

Page 46: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

45

du Traité de l’âme »1. Au fond, Ruyer ne revient-il pas à la définition aristotélicienne de l’âme

forme du corps lorsqu’il écrit que « l’âme est la forme “en soi” de ce qui est observé comme

corps »2 ? Ne se contente-t-il pas de donner une interprétation aristotélicienne de certains

faits biologiques nouveaux, dont le Stagirite n’avait pas connaissance ? À première vue, ce

sont surtout les faits scientifiques utilisés qui sont « modernes » chez Ruyer, et l’on peut

dire que chez lui la science du XXème siècle donne enfin raison a posteriori à une

philosophie de la forme et des causes finales, refermant la parenthèse mécaniste ouverte

par Descartes et Newton, et prolongée par Kant.

Nous croyons que les découvertes scientifiques récentes, aussi bien en physique qu’en

biologie, en psychologie ou même en astronomie, permettent d’ouvrir enfin ces boîtes

fermées, de donner un sens parfaitement précis au vitalisme panpsychique, à la psycho-

biologie, et de faire rentrer ces très vieilles thèses dans le courant central de la science aussi

bien que dans le courant central de la philosophie.3

En révélant que la mécanique classique ne porte pas sur des êtres réels, mais sur des

foules statistiques, la physique quantique donne raison selon lui à une philosophie de la

forme dynamique contre une philosophie du mécanisme partes extra partes. Dans le même

temps, l’embryologie expérimentale révèle les mystères de ce qui était caché à Descartes :

la génération n’est plus le pur objet de spéculation de la Description du corps humain, mais

un objet d’expérimentation. Or, comme les particules quantiques échappent aux lois de la

physique classique, l’organisme en développement semble échapper à tous les modèles

mécaniques et physiologiques du vivant.

La référence récurrente de Ruyer aux travaux de Hans Driesch (1867-1961)4 semble

aller dans le sens du retour à Aristote. Ce biologiste allemand, saisi par les capacités de

régulation de l’embryon d’oursin qu’il manipulait, en a tiré une philosophie vitaliste

1 CANGUILHEM, Georges, « Aspects du vitalisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1965], p. 116. 2 RUYER, CC, p. 101 Ci-après noté CC. 3 RUYER, Raymond, « La psychobiologie et la science », Dialectica, vol. 13, no 2, 1959, p. 104. 4 RUYER, EPB, p. 79 sq. ; EM, p. 40, 100.

Page 47: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

46

ressuscitant l’idée d’entéléchie.5 La rareté même des références aux auteurs antiques chez

Ruyer (comparée à l’abondance des références à des savants contemporains) n’est-elle pas

une manière de se prétendre moderne, alors qu’il ne fait que revenir à un univers

philosophique pré-critique et pré-cartésien ? Tant s’en faut, même si le concept de

« domaine absolu », que Ruyer nomme également « forme vraie », est loin d’être sans

rapport avec la forme aristotélicienne ou l’eidos platonicien, comme nous le verrons. Si le

vitalisme « toujours (...) se présente comme un retour à l’antique »6, alors le mot est en

grande partie inadéquat à la pensée de Ruyer. Ce n’est pas à l’antique que revient Ruyer,

mais plutôt aux XVIIème et XVIIIème siècles et aux débats de la métaphysique postcartésienne.

S’il veut reprendre les « très vieilles thèses » du finalisme antique, c’est, à la manière de

Leibniz, pour les rendre compatibles avec le mécanisme, et leur donner la rigueur

philosophique qui leur a toujours manqué. C’est d’ailleurs sans doute cette part de

mécanisme classique qui, en le rendant incapable de revenir à des solutions simplement

prémodernes, le conduira à des thèses métaphysiques de plus en plus audacieuses destinées

à concilier l’idée de cosmos finalisé et la science moderne.

Le problème qui inaugure l’entrée de Ruyer dans le panpsychisme n’est pas celui du

vivant, mais celui de l’efficacité de la conscience, formulé ainsi dans un article de 1938 :

Il faut donc prendre parti, non pas en face du faux dilemme : parallélisme matérialiste ou

parallélisme monadiste, mais en face du vrai problème : règne de la seule causalité et des

seules lois physiques, ou efficacité constatable, expérimentale, de la conscience.7

Ruyer cherche alors à sortir de l’étau dans lequel sa propre métaphysique minimaliste

des années 1930 l’a enfermé : tout en admettant la nature subjective de tout être qui

apparaît comme corps matériel, elle se condamne au mutisme et n’ajoute qu’une

précaution toute verbale au matérialisme. Un tel retournement du matérialisme ne peut

5 DRIESCH, Hans, Philosophie des Organischen, 1909. La philosophie de l’organisme, KOLLMANN, M. (trad.), Paris, Marcel Rivière, 1921.

6 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 116.

7 RUYER, R., « Parallélisme et spiritualisme grossier », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 125, no 1/2, 1938, p. 116.

Page 48: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

47

être qu’une « opération blanche ».8 Pour éviter l’épiphénoménisme incapable de rendre

compte de la subjectivité, qui est pourtant la plus grande conquête de la philosophie

moderne9, il faut donc affirmer l’efficacité réelle de la conscience sans la réduire à n’être

qu’un processus mécanique. Le paradoxe dont il faut rendre raison est celui qui anime toute

la philosophie moderne depuis Descartes, et qui n’a toujours pas trouvé de solution.

Aucun philosophe, depuis Descartes, n’a jamais pu concilier autrement que par des mots ces

deux caractères étrangement contradictoires de l’esprit : connaissance et efficacité,

perception et appétition. Si la notion d’une « énergie physique capable de connaissance »

nous paraît absurde, la notion réciproque d’une « conscience qui travaille et agit » n’avait

rien déjà de plus intelligible. C’est bien pour échapper à cette « absurdité », qu’elle soit

considérée à l’envers ou à l’endroit, que le parallélisme a été inventé.10

Ce texte est véritablement séminal, au point que toute la philosophie ultérieure de

Ruyer peut être comprise comme une tentative pour donner un sens cohérent à ces

expressions apparemment contradictoires : l’énergie capable de connaissance ou la

« conscience qui travaille » donneront naissance à la conscience ruyérienne,

« indissolublement connaissance et force liante ».11 On y trouve de plus la thèse dont toute

sa philosophie du vivant est en quelque sorte l’application : la conscience est observable,

comme les forces physiques, dans ses effets, elle « ne peut se manifester que comme n’importe

quelle autre force ».12 Mais son efficacité est en même temps incontestable, et l’idée qu’elle

se manifeste physiquement, si elle a une « saveur matérialiste », ne sera confondue avec un

credo matérialiste que par celui qui ignore que le mot de « physique » a maintenant deux

8 Ibid., p. 115. B. Berger a bien souligné que Ruyer s’en prend dans cet article à d’autres philosophes et savants ayant opéré ce retournement du parallélisme matérialiste en parallélisme monadiste (Wundt, Fechner, Paulsen, Clifford), mais ne reconnaît pas avoir lui-même fait cette « opération blanche », qui correspond pourtant bien à sa « métaphysique-transposition ». BERGER, « il entré -r estComment Ruye

36. , p.cit. art., » ? dans la “grande voie naturelle de la philosophie”

9 RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 114.

10 Ibid.

11 RUYER, NF, p. 126.

12 RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 126. L’auteur souligne.

Page 49: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

48

sens. La physique quantique oblige en effet le scientifique comme le philosophe à une

redistribution complète des sciences, sans laquelle on ne saurait comprendre la continuité

entre physique atomique, biologie et psychologie.

1.2 Le dédoublement des sciences

Rien n’est plus éloigné de la philosophie de Ruyer, du moins à sa maturité, que l’idée

que la conscience émergerait progressivement, par degrés, et que cette émergence

progressive correspondrait à une conception linéaire ou étagée des sciences qui, de la

physique atomique à la chimie, de la mécanique à la biologie puis à la psychologie et aux

sciences sociales, étudierait des êtres toujours plus conscients et moins mécaniques. Dans

l’article cité, il fait même d’une telle classification des sciences un obstacle épistémologique

qu’il faut s’efforcer de surmonter. 13

La véritable dualité ne passe pas entre le monde de la physique et le monde de l’esprit,

mais distingue au sein de la physique même le domaine de la causalité classique (mécaniste

ou “de proche en proche”) et un domaine qui lui échappe, découvert par la physique

quantique. Avec la physique quantique, on peut dire que la science touche enfin aux êtres

réels derrière les phénomènes statistiques :

La vérité est que, pour la première fois depuis qu’elle existe, la physique a trouvé à étudier

un réel propre, alors qu’auparavant elle représentait, non pas la science d’un certain ordre

de réalités, mais l’étude d’un mode d’action, ou plutôt d’interaction (...).14

Il y a donc deux physiques : une physique des êtres réels, individuels (les atomes ou

les molécules, qui ont une forme typique et échappent à la causalité classique), et une

physique des agrégats, des phénomènes statistiques (la mécanique classique, qui ne vaut

que pour les agrégats macroscopiques). Et cette dualité est étendue par Ruyer jusqu’à

traverser toutes les sciences, brisant leur classification linéaire et les redistribuant selon le

13 Ibid., p. 117. Le rejet par Ruyer d’une classification « feuilletée » des sciences a été analysée dans ses différentes dimensions par COLONNA, « Ruyer et la grande chaîne de l’être », art. cit.

14 RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 117.

Page 50: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

49

type de réalités qu’elles étudient : êtres réels, doués d’une forme propre, ou interaction

entre ces êtres. À la première catégorie appartiennent la physique des particules, la

biologie en tant qu’étude des organismes vivants ou la psychologie. À la seconde

appartiennent la physique classique, une partie de la biologie et une partie des sciences

sociales. Ce n’est donc pas entre des sciences constituées qu’il faut distinguer celles qui

relèvent de l’explication mécaniste et celles qui relèvent de la compréhension, mais à

l’intérieur même de ces sciences. Des hommes comme individus relèvent d’une psychologie

compréhensive, mais en tant que foule en mouvement, ils relèvent de lois statistiques

comparables aux lois de la mécanique des fluides.

Il y a donc aussi deux biologies, ou deux types d’explication en biologie : par la

causalité mécaniste, et par quelque chose qui relève de la conscience, observable dans ses

effets. Pour le dire autrement : toute science est en partie explicative et en partie

compréhensive. S’il y a de la subjectivité à une extrémité de la chaîne, chez l’homme, c’est

qu’il y en a déjà dans les particules fondamentales de la physique quantique, et qu’il y en a

dans tout être qui n’est pas un simple agrégat, à tous les niveaux de la chaîne continue qui

va de l’atome à l’homme. La biologie est le lieu de rencontre privilégié des deux types de

science et des deux types de causalité. La vie est par excellence le domaine dans lequel il y

a enchevêtrement observable (au moins indirectement) de ces deux types de causalité, d’où

son intérêt, mais aussi sa difficulté, puisqu’une compréhension rigoureuse du vivant devra

démêler ce qui est si puissamment intriqué. La vie pourrait se définir chez Ruyer comme le

domaine des structures matérielles produites par une conscience et intégrées dans une

totalité par cette conscience - structures mécaniques grâce auxquelles la conscience accède

in fine à la perception et à la fonction symbolique.

Le travail de Ruyer va donc consister à partir du milieu des années 1930 à dégager au

sein de la biologie un domaine de causalité mécanique dévolu à la biologie expérimentale,

matérialiste par méthode, mais aussi souvent par dogme, et un domaine de la conscience

agissante, que l’observateur non prévenu est seul à même de mettre au jour. Ce domaine

« subjectif » de la biologie est donc dans la continuité de la physique quantique d’une part

et de la psychologie de l’autre.

La découverte par Stanley des virus-molécules rendait d’autre part indispensable de

confondre type biologique et type chimique. Plus généralement, il apparaissait de plus en

Page 51: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

50

plus clairement, depuis le développement de la physique des domaines individualisés, des

particules et des atomes, qu’il y avait deux sortes de sciences. Les sciences qui étudient,

statistiquement, les interactions superficielles d’un grand nombre d’individus : physique

classique, physiologie mécaniste, économie politique classique, démographie. Et d’autre

part, les sciences primaires qui étudient les individualités elles-mêmes, les systèmes ou

domaines à structure typique : physique atomique, biologie du développement,

psychologie, sociologie psychologique.15

Tout en cherchant à éviter le dualisme, c’est donc à un véritable dédoublement des

sciences que procède Ruyer, appuyé sur l’opposition entre sciences de l’individu et sciences

des foules.

Les deux types de science renvoient aux deux « séries » de la métaphysique-

transposition : la science explicative traite de l’objectivité, de la structure observable, et la

science compréhensive atteint les êtres réels, subjectifs, qui produisent et coordonnent ces

structures. Il y a donc dépassement de cette métaphysique minimale : on peut en fait, par

isomorphisme avec le psychisme humain, dire quelque chose de la réalité subjective des

êtres, qui se laisse observer dans les lacunes de la science mécaniste. Une métaphysique

présente finalement bel et bien de l’intérêt.

Quel est le rapport entre ce dédoublement des sciences et les « très vieilles thèses »

vitalistes dont nous sommes partis ? Il tient à ce que ces deux sciences correspondent aux

deux attitudes devant la nature décrites par Canguilhem, que Ruyer tente perpétuellement

de concilier :

L’homme, dit-il, peut considérer la nature de deux façons. D’abord il se sent un enfant de la

nature et éprouve à son égard un sentiment d’appartenance et de subordination, il se voit

dans la nature et il voit la nature en lui. Ou bien, il se tient face à la nature comme devant un

objet étranger, indéfinissable. Un savant qui éprouve à l’égard de la nature un sentiment

filial, un sentiment de sympathie, ne considère pas les phénomènes naturels comme

15 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8.

Page 52: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

51

étranges et étrangers, mais tout naturellement il y trouve vie, âme et sens. Un tel homme

est fondamentalement un vitaliste.16

Si la biologie mécaniste ne peut jamais parvenir qu’à une explication lacunaire de la

vie, c’est qu’elle est incapable d’adopter la première attitude, et que le biologiste va jusqu’à

occulter sa propre nature de vivant. C’est le sens de cette formule plusieurs fois reprise par

Ruyer : tout biologiste est aussi un « ex-embryon ».

Car le savant qui observe et expérimente sur les phénomènes embryologiques est lui-même

un ex-embryon. (…) Obsédé par une idéologie scientiste qu’il prend pour la norme de toute

vraie science, il en oublie comment il s’y est pris pour former ses mains, ses yeux, sa langue,

il oublie son embryogenèse comme il a oublié sa petite enfance.17

C’est cet oubli fondamental, par lequel le savant se place en quelque sorte en dehors

ou en surplomb de la nature, qui lui fait manquer le fait fondamental : c’est bien de cette

nature, de ces processus biologiques qu’il observe qu’a émergé sa propre conscience de

savant, et avec elle son désir de connaissance, sa pensée rationnelle, son action finalisée. Il

y a nécessairement absurdité, pour Ruyer, à vouloir se donner pour fin de prouver qu’il n’y

a pas de fin dans la nature, alors qu’on en est soi-même un élément parmi d’autres. (Il va

de soi que cet argument est problématique, et qu’il n’a de sens qu’à partir de l’exclusion a

priori de toute émergence de la conscience à partir du monde physique.)

À l’inverse, ce qui permet à Ruyer de se distinguer du vitalisme naïf, c’est de ne pas

en rester à la seconde attitude, celle de la sympathie avec la nature, et de ménager une

place à la première. Les mots parfois très durs que manie Ruyer à l’encontre de la science

ne doivent pas être mal interprétés. S’il y a bien chez Ruyer une critique récurrente des

biologistes, ce n’est pas pour autant une critique de la biologie, mais seulement du

« paradigme scientiste du XIXème siècle », celui du matérialisme positiviste, dans lequel sont

16 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 111. Il reprend cette distinction au biologiste et philosophe tchèque Emanuel Rádl (1873-1942). Ruyer écrit dans le même sens : « L’homme, comme spéculatif pur, peut étudier la nature, et même l’ensemble de la nature. Mais quand il sent que cette nature le concerne, qu’il en fait partie, il ne peut plus être un pur spéculatif. » RUYER, « La philosophie de la nature et le mythe », art. cit., p. 167.

17 RUYER, EM, p. 41.

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enfermés la plupart des biologistes.18 Ce n’est pas à un remplacement de la science par la

philosophie qu’il appelle, mais à une collaboration à double sens, dans laquelle les

scientifiques seraient capables d’accepter la remise en cause par les philosophes, non de

leurs travaux d’expérimentateurs et d’observateurs, mais de l’interprétation théorique

qu’ils en donnent. Or, c’est précisément dans le domaine biologique que cette remise en

cause est la plus méritée et la moins écoutée. Les physiciens, par exemple, ont tout de suite

saisi l’écart qui séparait le comportement des particules quantiques de celui des corps de

la physique classique. C’est que les objets et les disciplines diffèrent, et que le savant

atomiste n’est pas l’astronome. Le cas de la biologie est tout autre, car l’objet y est le même :

c’est le même organisme qui donne prise aux deux types d’explication, et qui doit faire

l’objet de cette double biologie.

Le « vitalisme panpsychique » de Ruyer doit donc se comprendre, non comme un

retour à Aristote, mais bien comme un vitalisme moderne, post-cartésien, qui admet

entièrement la science mécaniste tout en soulignant son incapacité à saisir la spécificité du

vivant et de la subjectivité. S’il y a retour à Aristote et à Platon, ce n’est pas pour

abandonner le mécanisme, mais pour le fonder et le compléter. Cette articulation n’ira pas

toutefois sans difficulté. Comment une ontologie de l’individu conçu à partir de la physique

quantique et de l’expérience subjective pourra-t-elle rendre compte de la spécificité du

vivant ?

1.3 La vraie nature du vital

C’est progressivement que l’organisme vivant devient un objet d’étude central pour

Ruyer : à la fin des années 1930, il devient le lieu où l’efficacité de la conscience se manifeste,

s’observe de manière rigoureuse. Où ? Dans les observations des biologistes eux-mêmes, et

surtout dans leurs aveux d’impuissance. Il ne s’agit plus en effet de traiter du concept de

18 Ibid. La charge contre le « paradigme scientiste » prendra toutefois de plus en plus chez lui, dans l’œuvre de la maturité, la forme d’un renoncement aux canons de vérification de la science en général, plus que celle d’une critique de certaines rigidités dogmatiques. La tension réside en ce que Ruyer appelle de ses vœux une nouvelle science finaliste, mais ne s’interroge pas sur les conditions de possibilité d’une telle science, dans ce qu’elle implique de renoncement à tous les principes méthodologiques qui ont fait la science moderne – physique quantique et embryologie incluses.

Page 54: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

53

« vie » en général, mais des processus concrets observables dans le développement, le

fonctionnement, le comportement des vivants, rendus accessibles par l’expérimentation

des biologistes, mais laissés de côté par les philosophes comme un matériau impropre à

leur étude. On ne peut pas compter sur les biologistes eux-mêmes pour interpréter leurs

propres travaux et produire une philosophie rigoureuse de la vie : « Les fautes de logique

des biologistes, quand ils se mettent à vouloir expliquer l’évolution ou l’ontogenèse

individuelle par des causes a tergo, ou par des mécanismes divers sans finalité, sont, il faut

dire le mot, parfois extrêmement grossières. »19 C’est donc au philosophe de se saisir des

données disponibles sur le vivant pour en tirer enfin une philosophie de la vie rigoureuse,

seule réponse possible au défi des apories du dualisme cartésien et de ses avatars.

Ruyer pense pouvoir rendre compte de la matière sans dualisme en faisant naître,

dans une nouvelle monadologie, les corps physiques de l’agrégation d’individus subjectifs.

Mais qu’en est-il des corps vivants ? Une telle métaphysique ne laisse de place que pour

deux ordres de phénomènes : l’ordre des individus (psychique) et celui des foules ou

agrégats (physique). Il n’y a pas de place pour une troisième catégorie ontologique qui

serait celle du vital. Loin de faire une ontologie entièrement pensée pour rendre compte de

la vie organique, Ruyer est au contraire empêché par ses propres catégories de considérer

le vivant comme un domaine ayant son mode d’être propre, et en fait plutôt la combinaison

des deux autres. Dans un article essentiel de 1938, il formule la triade conceptuelle suivante

:

I – Le “physique” n’est pas un mode d’être ; est physique tout ce qui s’effectue, dans

l’espace et le temps, par des actions de proche en proche, en tache d’huile, et qui s’ajoutent

les unes aux autres. (...)

II – Le “psychologique” implique un autre mode du champ spatio-temporel. Cette

fois, un domaine possède une unité propre ; les actions ne s’y transmettent pas par

cheminement ; la différenciation comme l’évolution du domaine est un phénomène

d’ensemble. (...)

19 RUYER, NF, p. 39.

Page 55: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

54

III – Le “vital” est caractérisé par une combinaison, à dosages divers, des deux

modes précédents, et par le passage incessant de l’un à l’autre.20

Ruyer parvient ainsi, à partir d’un monisme de la conscience qu’il finira, faute d’un meilleur

terme, par nommer « panpsychisme », à préserver la distinction de deux ordres de

causalité, dont l’un émerge simplement de la quantité de consciences agrégées et

interagissant, puis à délimiter un troisième ordre de phénomènes caractérisé par

l’enchevêtrement de ces deux types de causalité. Il y a là matière à justifier tout en la

nuançant une importante objection formulée par Renaud Barbaras :

La philosophie de Ruyer est-elle véritablement une philosophie de la vie, commandée par

le souci d’en comprendre le mode d’être spécifique ? (...) [Chez Ruyer] le dépassement de la

conscience au profit de la vie repose lui-même sur un dépassement de la vie proprement

dite au profit d’un mode d’être ultime qui est celui des êtres primaires, auto-unifiés (atome,

molécule, cellule, tissu, organe, organisme, etc.), dont le vivant n’est qu’un exemple. Loin

de correspondre à un mode d’être irréductible, la vie est ressaisie par Ruyer comme une

modalité parmi d’autres d’une réalité qui dépasse les vivants proprement dits.21

Force est de constater que, dès la tripartition de 1938, l’affaire semble jouée quant à

l’identification d’un mode d’être spécifique du vivant, Ruyer avouant de lui-même qu’il n’y

en a pas. Il n’y a qu’un mode d’être véritable, la subjectivité ou conscience non

intentionnelle. « Il n’y a au fond qu’un seul mode de conscience : la conscience primaire,

forme en soi de tout organisme et ne faisant qu’un avec la vie. »22 Cette dernière formule qui

paraît affirmer la coextensivité de la conscience et de la vie ne change rien à l’objection,

car on ne peut la comprendre que de deux manières. Si on prend le mot vie en son sens

ordinaire de domaine des organismes étudiés par le biologiste, il faut comprendre : toute

vie est conscience, mais toute conscience n’est pas vie (la molécule par exemple, serait une

forme en soi consciente, mais non vivante). Le vivant n’est donc bien « qu’un exemple »

d’être conscient. Si on admet au contraire qu’il y a une réelle coextensivité de la vie et de

la conscience chez Ruyer, c’est que le mot « vie » cesse d’avoir son sens ordinaire et s’étend

20 RUYER, « Le “psychologique” et le “vital” », art. cit., p. 159‑160.

21 BARBARAS, Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 180.

22 RUYER, NF, p. 116. Nous soulignons.

Page 56: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

55

jusqu’à désigner l’atome aussi bien que la société, ce qui a bien pour effet de « dépasser la

vie au profit d’un mode d’être ultime ».

Ruyer sera toujours un continuiste persuadé que « la nature ne fait point de saut ». Il

est vain de chercher chez lui une table précise des niveaux d’êtres à l’intérieur de la série

des « individus réels ». Même s’il esquisse parfois de telles listes ou tables, et même s’il

souligne les différences entre, par exemple, un atome et un organisme, c’est la continuité

ininterrompue qu’il recherche bien plus que les différences, et il s’empresse généralement

de le souligner.23 C’est ainsi qu’il peut dire de l’homme :

Des phénomènes chimiques les plus élémentaires de son organisme à son idéal le plus élevé,

il y a tellement d’intermédiaires que l’on ne peut rien réellement séparer.24

Toutefois, il faut noter qu’à défaut d’accorder au vivant un mode d’être propre, la

catégorisation de Ruyer permet tout de même d’en délimiter le domaine, et de donner un

critère du vital : relève du vital, du vivant au sens organique, tout être qui relève en même

temps des deux modes de causalité, psychique et physique. L’organisme vivant est l’être

traversé en son sein par la coupure ontologique, et c’est à ce titre qu’il intéresse Ruyer et

qu’il occupe une place centrale dans son système.

La coupure se place donc à l’intérieur du domaine de la vie organique. Elle sépare ce qui,

dans l’organe, est disposition massive, et ce qui, dans l’organe, est le tissu vivant, capable

de régulation. Elle sépare, dans le cerveau, ce qui est imitable par dispositifs à régulation

automatique, et ce qui est régulation thématique et finalité active. L’âme, pour employer

provisoirement ce mot, ou la “conscience organique primaire”, doit donc être réputée agir

partout où des enchaînements physico-physiologiques ne suffisent pas à expliquer le

comportement total des organes.25

23 Par exemple : « Il serait évidemment ridicule de s’imaginer que le mode d’unité d’une molécule est le même que le mode d’unité d’un organisme (...). Les différences sautent aux yeux. » Mais il ajoute aussitôt : « au fond des deux problèmes, il y a une donnée commune. Les divers mystères que nous avons rencontrés se rejoignent dans le mystère primaire de la forme en soi. » Ibid., p. 130.

24 Ibid., p. 162.

25 Ibid., p. 50.

Page 57: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

56

Il y a donc bien chez Ruyer une philosophie de la vie dans la mesure où le vivant est

pour lui à la fois le problème central et la solution. C’est la solution, car l’organisme vivant

va se présenter chez lui comme le chaînon qui articule la conscience organisatrice et la

matière organisée. C’est dans l’organisme que l’on peut observer l’action de la conscience

comme pure activité formatrice, débarrassée des caractéristiques secondaires qui en ont

jusque-là obscurci la compréhension : la perception et la réflexion, propres à la

« conscience seconde ». Mais c’est aussi dans l’organisme que se prépare l’avènement de

cette conscience seconde, dont il faut absolument rendre compte pour rompre avec la

conception de l’homme comme « enfant trouvé métaphysique », singularité inexplicable,

ou néant au sein de l’être. Il faut d’ailleurs en dernier lieu faire de la psychologie une partie

du domaine du « vital » : ce que Ruyer nomme le « psychologique », dans la tripartition ci-

dessus, est un mode d’être qui n’existe jamais à l’état pur : le psychisme humain est aussi

fait d’automatismes et de montages psychologiques qui relèvent d’une forme de

mécanisme, il est nécessairement « hybride ».26 Tout le domaine du vivant, de la cellule à

l’organisme supérieur doué d’intelligence, est le domaine hybride de la « psycho-biologie ».

C’est donc au vivant que Ruyer va consacrer ses analyses les plus minutieuses, les plus

techniques, les plus nourries de faits précis, et c’est à propos du vivant qu’il passera le plus

de temps à réfuter les hypothèses contraires.27 Mais cette minutie dans l’accumulation de

faits et cette énergie dans la réfutation manifestent que le mode d’existence des

organismes, loin de résoudre aisément son problème de départ, est en fait une difficulté :

traversé par la coupure, il relève des deux ordres de légalité physique et psychique, et son

mode d’unité est par là même extrêmement problématique. La difficulté est ici contenue,

comme souvent, dans les termes mêmes du problème : comment un même être peut-il

relever à la fois du régime de causalité physique propre aux agrégats sans unité (le nuage,

la montagne) et du régime de causalité psychique réservé aux êtres individués (la cellule,

26 À la limite et malgré le caractère apparemment extravagant de la formule, on peut dire que chez Ruyer le seul domaine du psychologique pur est celui des particules quantiques. Voir notre chap. 4.

27 La pars destruens représente une partie considérable des travaux de Ruyer, et c’est particulièrement vrai des travaux sur le vivant. Voir notamment les nombreux chapitres réfutatifs dans NF, GFV, EM. Un certain nombre d’articles sont consacrés à la réfutation des pseudo-explications du vivant. Citons entre autres : « Les postulats du sélectionnisme », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 146, 1956, p. 318‑353., ou encore « La cybernétique : mythes et réalités », Les temps modernes, 1952, p. 577‑600.

Page 58: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

57

la conscience réflexive) ? Dans son désir de réintégrer la conscience dans l’organisme,

contre un existentialisme oublieux de la biologie, Ruyer se place d’emblée dans une

situation difficile, dans laquelle l’organisme lui-même devient une singularité qui ne se

laisse pas facilement intégrer aux catégories générales de son système.

2. L’unité précaire des organismes

Il est clair que malgré son caractère hybride l’organisme demeure, chez Ruyer, un

individu réel : « l’être vivant appartient à la série principale, à la série des formes vraies

impliquant un potentiel ».28 Mais la « forme vraie » n’y est pas toute puissante, elle doit

composer avec les lois de la physique qui interviennent dès que les structures organiques

se complexifient. Cette double légalité, de la forme et de la structure, doit permettre de

rendre raison à la fois de la plasticité du vivant et de ses limites. Là où la biologie ultérieure

tendra vers une conception modulaire de l’organisme (et du cerveau) pour expliquer cette

plasticité par l’interaction d’une multitude de modules spécialisés, Ruyer y voit la

formation par la conscience de structures qui finissent par lui résister, entraînant une

dilution de l’individualité et une précarité toujours guettée par la mort.

2.1 L’enchevêtrement causal

Mais le point intéressant pour nous est que la multiplicité — et par conséquent le « corps »,

l’existence dite physique ou matérielle — sort d’une unité plus primitive qui n’est pas corps,

mais être auto-subjectif, forme pour soi.29

Ruyer conçoit l’organisme comme étant le produit d’une conscience formatrice, mais

qui se reposerait autant que possible sur des structures consolidées, c’est-à-dire sur la

causalité mécanique. Dans le monde physique inorganique, on retrouve des individualités

vraies (atomes, molécules, champ perceptif), et des foules ou agrégats (montagnes,

28 RUYER, EPB, p. 21. Comme nous le verrons plus bas, le terme de « potentiel » désigne chez Ruyer l’idéal trans-spatial qui guide le développement et le comportement des vivants.

29 RUYER, NF, p. 104.

Page 59: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

58

fleuves...), donc les deux types de causalité. Mais les deux ne sont pas enchevêtrées comme

dans un organisme. Les phénomènes physiques du niveau des agrégats (une avalanche, une

vague) y sont de purs effets statistiques, ils ne sont pas dominés, utilisés ou produits par

une individualité qui les contrôlerait. La spécificité de la biologie tient à l’enchevêtrement

dans un même être de processus mécaniques et d’un effort unifié et finalisé, celui-ci

dirigeant et canalisant ceux-là. À l’échelle microphysique à l’inverse, c’est le

fonctionnement mécanique qui fait défaut : dans un atome (et même dans les interactions

atomiques) il n’y a pas trace de mécanisme, c’est pour Ruyer le grand acquis de la physique

quantique. Seul le vivant, dans l’organisme d’abord et dans la vie psychologique et sociale

ensuite, constitue une individualité domaniale dans laquelle la conscience laisse une place

à la causalité mécanique qu’elle utilise, comme le sculpteur fait des moules pour se reposer

et faciliter son travail.

Dire que le corps « sort d’une unité plus primitive », celle de la subjectivité, c’est dire

que la causalité mécanique n’est ni première, ni vraiment nécessaire aux comportements

vitaux les plus essentiels. Elle ne fait le plus souvent qu’accélérer ou aider un processus qui

aurait pu se faire sans elle. Elle est néanmoins nécessaire à l’évolution du vivant vers plus

de complexité et de perfectionnement, et à la réalisation historique de la multitude

infiniment diversifiée des êtres vivants.

La causalité pure [i.e. mécanique] n’apparaît que dans les fluides, ou dans les fabricats

artificiels, où la complexité est contre-nature. Elle apparaît aussi dans la vie des organismes

supérieurs parce que l’unité du vivant domine précairement les appareils construits et des

amas de matériaux colonisés et canalisés.30

Une amibe invente d’elle-même un pseudopode, un organe-outil très simple, parce

qu’elle est suffisamment simple pour être entièrement dominée par la conscience primaire.

Mais dans les organismes supérieurs, la complexité est trop grande pour un tel contrôle, et

30 RUYER, EM, p. 134.

Page 60: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

59

la conscience doit se reposer sur des mécanismes déjà montés – elle peut inventer « sur le

moment » un pseudopode, mais pas un bras ou une aile.31

❖ La causalité descendante

Comme le montre bien le biologiste Denis Noble, les explications de la biologie du

développement ont été dominées jusqu’à la fin du XXème siècle par la seule causalité

ascendante, celle qui va mécaniquement et unilatéralement du gène à l’organisme.32 Il

observe cependant le recours de plus en plus nécessaire à une causalité descendante qui, à

l’inverse, va de l’organisme comme totalité au gène, déclenche et dirige la lecture de l’ADN,

conçu comme une vaste base de données qui ne peut se lire et s’interpréter elle-même. Il

s’agit là d’une étape supplémentaire dans la longue controverse qui oppose dans l’étude de

la vie les tenants du réductionnisme aux partisans d’une biologie holiste, qui considère

l’organisme comme totalité irréductible. Avant de prendre la forme d’une biologie des

systèmes comme celle de Noble, l’appel à une biologie holiste a souvent été une position

philosophique, adoptée contre un réductionnisme apparaissant comme un danger

philosophique et politique.33 Ruyer se situe dans la lignée de ces philosophes hostiles au

réductionnisme au nom d’une défense du caractère sensé de la vie et du monde. En 1939,

dans « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques », il

adopte ainsi le même vocabulaire qu’un Noble, mais pour donner à cette double causalité

un sens bien différent. Dans un intéressant texte de 1939, il écrit ainsi :

Nous nous sommes exprimés jusqu’à présent comme si l’initiative de causalité partait

toujours de la forme pour s’appliquer à la structure. Il n’en serait ainsi que si la structure

était, non une réalité, mais un simple mode d’apparition d’une réalité en elle-même

31 On voit déjà ici combien le poids causal porté par la conscience primaire correspond dans une large mesure à celui que doit porter, pour le biologiste, cette invention aveugle qu'est l'évolution. Le cas de l’amibe, crucial chez Ruyer, est abordé en détail dans notre chap. 2, section 3.1.

32 NOBLE, Denis, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome (The Music of Life. Biology beyond genes), OJEDA, C. et ASSADAS, V. (trad.), Paris, Seuil, 2007.

33 WOLFE, Charles T., « La catégorie d’ « organisme » dans la philosophie de la biologie. », Multitudes, vol. no 16, no 2, 2004, p. 27‑40. Wolfe cite à raison Ruyer comme un tenant non seulement d’une biologie holiste, mais d’une « ontologisation de l’organisme » et d’une « organicisation de l’univers » (p.37).

Page 61: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

60

inobservable, quoique seule efficace. En fait, la structure, comme telle, est bien par elle-

même un pur symptôme : l’architecture d’une maison n’est pas une propriété des pierres.

Mais, dans la mesure où elle comporte des éléments non assimilés, elle est aussi une réalité

propre, capable de réaction.34

Ce texte représente une intéressante charnière entre le Ruyer de la « structure », des

travaux des années 1930, et le Ruyer d’après-guerre qui, sans rompre avec cette idée, la

transposera dans un vocabulaire différent. Ruyer y reconnaît une efficacité de la structure

qui, sans être une forme véritable, réagit selon ses propriétés : une maison n’est pas une

forme consciente, mais elle résiste à l’ouragan en raison de son orientation, de la

disposition de ses murs, etc. Il y a bien une efficacité causale du tout qui, une fois constitué,

réagit selon ses propriétés : il y a bien des propriétés émergentes dans le monde, mais ce

sont les propriétés structurelles qui émergent de la conscience, et non la conscience qui

émerge de l’organisation des structures.

La causalité descendante, l’effet de l’organisme comme totalité organisée sur les

processus organiques de niveau inférieur, n’est pour le biologiste rien de métaphysique :

elle est rétroaction, régulation par réseaux et supports physico-chimiques, quoique la

compréhension de ces rétroactions soit parfois un épineux problème. Mais Ruyer voit dans

ces rétroactions l’aspect observable de l’action de la conscience organique, qui est la

véritable source de la causalité descendante. Il refuse toutefois d’affirmer que celle-ci

commande seule la morphogenèse, et il adjoint à la causalité descendante une causalité

ascendante, correspondant au fonctionnement mécanique des organes constitués. Pour la

penser, Ruyer emprunte au philosophe belge Eugène Dupréel le concept de

« consolidation » et la métaphore du moulage. Avant la prise du ciment, les parties de

l’objet ne tiennent ensemble que par l’action extérieure du moule. Après la prise du ciment,

l’objet a acquis sa propre unité : ses parties « tiennent ensemble » sans soutien extérieur.35

34 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit., p. 32‑33.

35 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit.

Page 62: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

61

Pour Ruyer, la cohésion de l’organisme adulte peut relever largement de cette

« consolidation » : une fois formés, le squelette, les tendons, le système nerveux

« tiennent ensemble » comme les pierres prises dans le ciment. Mais l’organisme n’a pas de

moule extérieur, et ses parties ne préexistent pas à leur existence ensemble comme totalité

organisée : ce qu’il faut penser, c’est donc la force qui produit ces structures liées, et qui en

constitue, pour reprendre le mot de Buffon, le « moule intérieur ». La structure physico-

chimique de l’organisme peut certes en expliquer l’unité et la coordination, mais elle a

d’abord dû être formée : elle est le résultat de l’action d’une « forme vraie » qui constitue

la véritable unité de l’organisme, qui n’est pas celle d’une machine, d’un agrégat de parties

fonctionnant ensemble mécaniquement, puisqu’il se forme, se régule et se restaure lui-

même. La forme se « repose » pour ainsi dire sur la structure qu’elle a formée. Même la

morphogenèse n’est jamais une pure recréation de forme sans aucun appui structurel,

puisqu’elle est reproduction : les gènes et toutes les caractéristiques de l’œuf peuvent être

compris comme un aide-mémoire construit par la forme au cours de l’évolution, qui lui

permet de ne pas avoir à réinventer entièrement ses organes à chaque morphogenèse. On

peut voir dans cette description la volonté de rendre compte non seulement de l’existence

dans l’organisme des deux ordres de causalité, mais aussi du « passage incessant de l’un à

l’autre ».36

Ce double article de 1939 permet de bien saisir le mouvement qui fait résolument

basculer Ruyer du côté du finalisme, qui est ce mouvement de décorrélation de la forme et

de la structure que nous avons mentionné : comme on le voit ici, en sortant du parallélisme

pour faire de la forme-conscience et de la structure mécanique deux ordres de causalité

distincts, Ruyer aboutit au problème classique de l’interaction entre la conscience et

l’étendue. Le rapport entre la forme et la structure, une fois celles-ci séparées, devient un

problème, qui renouvelle la difficulté cartésienne de bien placer la

« coupure » ontologique.

La solution semble être d’établir une liste des processus purement physico-

chimiques, et une liste des processus psychiques. L’édification d’une coquille de mollusque

36 RUYER, « Le “psychologique” et le “vital” », art. cit., p. 160.

Page 63: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

62

par sécrétion de calcaire serait purement physique, tandis que le comportement finalisé

d’une amibe serait purement psychique. Mais cette solution ne vaut que pour des cas

extrêmes : la construction d’une coquille, qui n’est pas un tissu vivant, « appartient à peine

à la biologie »37, l’amibe est presque une pure forme plastique, qui ne peut « improviser »

ses organes que parce qu’elle est sans structure, qu’elle n’est pas un organisme au sens

strict.38 La difficulté consiste donc à expliquer l’enchevêtrement causal des organismes

complexes, qui ne sont ni pur mécanisme ni pure conscience.

2.2 L’identité coloniale

Partagé entre causalité physique et unité subjective, l’organisme ne peut donc relever

que d’une individualité partielle, intermédiaire. Les corps physiques, simples agrégats,

n’ont aucune individualité au sens strict, ils n’ont qu’une apparence d’individualité aux

yeux d’un observateur. Leur unité n’est que la résultante précaire de l’agrégation d’une

multitude d’individus. À la rigueur, une machine peut présenter une organisation unifiée,

mais elle ne la tient que d’un esprit concepteur et, laissée à elle-même, elle tend à se

dégrader.

Le psychisme, lui, est caractérisé par une unité immédiate : s’il peut avoir des parties

(idées, souvenirs, tendances...), ces parties sont toutes parfaitement intégrées et

communiquent sans aucun moyen intermédiaire de communication – par opposition avec

une machine, dans laquelle les parties ne peuvent communiquer qu’au moyen

d’« ambocepteurs » : circuits électriques, bras mécaniques, etc. Cette unité parfaite du

psychisme constitue pour Ruyer le paradigme de l’unité : « C’est le critérium, la définition

même de l’individualité, de n’être pas une unité résultante, suspendue au bon fonctionnement

d’instruments de coordination, mais une unité immédiate. »39

37 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit., p. 28.

38 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit.

39 RUYER, Raymond, « L’individualité (II) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 47, no 4, 1940, p. 405. Les italiques sont de l’auteur. Il faut toutefois rappeler que Ruyer doit bien admettre le caractère hybride, partiellement automatique du psychisme humain lui-même, qui ne fournit finalement pas un

Page 64: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

63

Qu’est-ce qui interdit de rabattre l’unité du corps vivant sur l’un de ces deux modes ?

L’unité extérieure de la machine ne convient pas, car le corps vivant est une machine qui

se construit, s’entretient, se régénère et se reproduit elle-même : autant de propriétés qui

dépassent les interactions mécaniques de l’automate. L’unité du psychisme est un meilleur

candidat puisqu’elle permettrait de rendre compte de ces phénomènes : pour Ruyer, c’est

bien grâce à quelque chose comme un psychisme que l’organisme peut s’inventer lui-

même, se maintenir face aux perturbations, ou se reproduire de novo à partir d’un œuf

indéterminé. Mais l’organisme est à coup sûr « suspendu au bon fonctionnement

d’instruments de coordination » : comment pourrait-il se maintenir en vie sans les

multiples messages nerveux, hormonaux ou mécaniques qui permettent la coordination

des organes dans le métabolisme et dans l’action ? S’il y a une forme, une conscience

primaire qui assure l’harmonie du corps, elle n’est de toute évidence pas toute-puissante,

mais elle agit à travers une multitude de supports physico-chimiques. L’organisme relève

donc d’une individualité partielle :

L’emploi de ces « appareils de communication » prouve, en effet, que l’organisme n’est pas

une individualité pure, que son unité primaire s’appuie sur tout un matériel de

consolidation, analogue à l’outillage sans cesse accru d’une société humaine. Mais la

coordination de tous ces procédés auxiliaires ne saurait s’expliquer elle-même, finalement,

sans une unité primaire et directe, et croire que l’unité de l’organisme est obtenue

exclusivement par des appareils physiques ou chimiques serait aussi absurde que de

conclure, de l’existence du machinisme, que l’homme est une machine lui-même.40

L’unité de l’organisme est donc une unité d’intégration de parties, intégration qui

peut être plus ou moins complète, mais qui fait toujours appel à une conscience organique,

impérativement requise. Si nous laissons de côté l’appel à une telle conscience intégratrice,

force est de constater que ce mode d’unité par intégration est conforme aux faits, et tient

échantillon d’unité pure, tout en continuant à voir dans le psychique le paradigme de l’unité comme activité individuante.

40 Ibid.

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64

compte du caractère flottant de l’individualité chez les êtres vivants.41 Ruyer a toujours été

très attentif à cette difficulté. « Tous les degrés possibles d’individualité se rencontrent

dans les organismes multi-cellulaires, comme dans les cellules composant ces

organismes »42 : si la plupart des animaux qui nous sont familiers, chat ou chien, cheval ou

colombe, sont des individus bien distincts, il n’en va pas toujours ainsi. Ruyer cite par

exemple le cas de l’éponge, dont le pouvoir régénérateur presque illimité semble indiquer

qu’elle est plutôt une colonie de cellules qu’un organisme différencié et intégré. Il cite

encore le cas des colonies d’insectes comme les termites, chaque animal pouvant être

considéré comme la cellule ou le membre différencié d’un « super animal »43. On pourrait

citer également l’amibe Dictyostelium discoideum, dite aussi « amibe sociale », qui vit tantôt

comme individu monocellulaire, et tantôt comme membre d’une colonie formant un quasi-

animal pluricellulaire44. Cette attention à la pluralité le conduit d’ailleurs à une critique de

la Gestaltpsychologie de Kurt Goldstein, qu’il accuse de trop insister sur l’unité au détriment

de la multiplicité, en contradiction avec ses propres découvertes : « loin de voir ce

qu’implique rigoureusement ce point de vue, c’est-à-dire une conception pluraliste, et non

moniste, de l’individualité, [Goldstein] insiste jusqu’à l’intransigeance et le paradoxe sur le

caractère de totalité et d’unité de l’organisme. »45. Désaccord notable, qu’il faut garder en

mémoire pour tempérer les accents parfois beaucoup plus holistes de Ruyer, lorsqu’il

insiste sur l’unité partagée par tous les types d’individus réels.

Le caractère poreux de la frontière entre l’individu et la colonie, qui fait qu’une entité

vivante est souvent à la fois un tout et une partie d’une totalité plus grande, conduit Ruyer

à baptiser « identité coloniale » le mode d’individualité propre aux organismes.

41 Voir notamment : PRADEU, Thomas, « Qu’est-ce qu’un individu biologique ? », in LUDWIG, Pascal et PRADEU, Thomas (dir.), L’individu : perspectives contemporaines, Paris, Vrin, 2008.

42 RUYER, Raymond, « L’individualité (I) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 47, no 3, 1940, p. 299.

43 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 406.

44 RUYER, GFV, p. 94.

45 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 349 Nous soulignons.

Page 66: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

65

Les organismes supérieurs sont bien « faits » de cellules, de molécules et d’atomes (par

Überformung), mais non pas comme une maison est faite de briques. Les cellules ou

molécules sont plutôt « possédées » du dedans par une individualité qui a réussi à coloniser

et à organiser, selon une unité thématique, une foule d’autres individualités, souvent

produites d’ailleurs par son propre dédoublement.46

La métaphore récurrente de la colonisation exprime assez clairement ce dont il

s’agit : l’individualité des organismes est l’unité de parties dont chacun garde une relative

autonomie, voire pourrait survivre seule, mais qui a été captée par une individualité

« colonisatrice », qui l’a intégrée à sa propre unité. Une cellule de foie humain existe

toujours en tant que cellule, mais elle est intégrée dans le fonctionnement général du foie

comme organe, lui-même semi-autonome par rapport à l’organisme dans lequel il est

intégré et dont il a besoin pour continuer à fonctionner. L’organisme tout entier peut lui-

même être intégré, mais de façon beaucoup plus lâche, dans une colonie, une meute ou une

société organisée. S’il y a un propre des organismes vivants, chez Ruyer, c’est donc bien

d’être unifiés « comme des Empires coloniaux hiérarchisés ».47

Il y a ici une sorte de vitalisme inversé. Pour le vitalisme, le corps vivant est de la

matière organisée plus une force vitale qui distingue le règne organique de l’inorganique.

Chez Ruyer, la force active, organisatrice, est première : elle caractérise déjà les entités

microphysiques comme l’atome ou la molécule. Elle ne peut donc être le critère de

délimitation du vivant. La vie, au moins dans sa marche vers l’organisation, ne se distingue

donc pas par le fait d’être une telle activité formatrice, mais par le fait de se subordonner,

dans son activité, des structures matérielles de l’ordre de la physique classique.48 D’où

l’inversion de la formule vitaliste : l’organisme, c’est une force vitale plus de la matière

organisée. On retrouve donc le caractère hybride de l’organisme, qui mêle les deux ordres

de causalité, mais sous l’autorité unificatrice de la conscience. Pour Ruyer, un vivant est

46 RUYER, NF, p. 168.

47 Ibid., p. 176.

48 « (…) il est impossible, à moins d’admettre, là aussi, une régression à l’infini, de ne pas arriver à un domaine qui n’est plus colonial, qui n’a plus de sous-individualités dominées. » NF, p. 176, et p.178 : « les "domaines derniers" sont les moins substantiels de tous les domaines ; ils sont des activités pures ».

Page 67: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

66

une conscience qui se donne un corps, qui se donne des instruments de « support » comme

un homme capable de frapper se donnerait un marteau pour frapper plus fort, ou une

machine pour frapper à sa place.

Cette invention de structures nous indique deux caractéristiques du vivant qui lui

sont liées : elle implique une histoire, et elle a un coût. Elle implique une histoire

individuelle, celle du développement embryonnaire de chaque vivant qui reconstruit ces

structures à partir d’une « mémoire ». Elle implique également une histoire collective, celle

de l’évolution des espèces, qui est l’histoire de ces inventions successives. Mais cette

marche à la complexification a également un coût, car « l’empire » ne peut maintenir

indéfiniment son autorité. Aussi intégrée soit-elle, la totalité organique est nécessairement

précaire et menacée de mort.

2.3 La précarité et la mortalité

Si d’étage en étage, chaque unité émergente forme à son tour un sous-système, jusqu’à

l’unité la plus élevée, on peut dire en un sens que c’est la même unité qui règne à tous les

étages (…). Mais, en prendre acte pour parler de l’Unité et du Moi avec des majuscules, ce

serait abuser de cette vérité jusqu’à l’erreur, car cette unité est un édifice, qui peut se

rompre en des zones de moindre résistance. 49

Dans ce texte se révèle le caractère nécessairement précaire de l’identité coloniale :

ce n’est pas la possession totale d’un ensemble de parties par une seule et même unité, un

seul et même Moi qui serait présent sous le même mode et au même degré dans chacune

de ces parties. L’individualité de l’organisme est une individualité distribuée : « L’artisan

[i.e. la conscience primaire] ne distribue pas les travaux. « Il » se distribue lui-même en une

multitude d’apprentis, jusqu’à la mosaïque terminale, où la spécialisation des « apprentis »

est poussée au point qu’ils paraissent “mécaniques” »50. La complexification de l’organisme

va de pair avec une conscience de plus en plus distribuée, et donc de moins en moins

49 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 387‑388.

50 RUYER, EM, p. 66.

Page 68: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

67

unifiée. En se dotant des instruments mécaniques ou physico-chimiques que sont les

organes, la conscience primaire peut produire des organismes toujours plus complexes, et

donner finalement lieu à l’émergence du système nerveux et de la conscience seconde. Mais

elle perd en même temps la plus grande partie de son pouvoir d’harmonisation et de

régénération : elle devient « suspendue au bon fonctionnement d’instruments de

coordination » et s’expose, en cas de dysfonctionnement, à la mort.

La mortalité est bien un propre du vivant chez Ruyer : les individus réels de la

physique quantique ou de la chimie ne meurent jamais, ils ne font que se transformer en

d’autres individus du même « étage » de réalité. Une molécule « coupée » donne deux

molécules de type différent, tandis qu’un chien coupé en deux ne donne pas deux

grenouilles.51 Les corps inertes quant à eux n’ont jamais été en vie et n’ont qu’une unité

apparente : l’érosion ou l’éclatement d’une pierre sous l’effet du gel n’est pas une mort,

puisqu’il n’y a pas d’individu qui pourrait disparaître. Seul peut mourir un individu réel,

c’est-à-dire unifié par une conscience, mais qui dépend pour son existence de structures

physiques qui peuvent dysfonctionner, et finiront nécessairement par le faire. C’est ainsi

que l’on peut délimiter la sphère du vivant dans la philosophie de la nature de Ruyer. Plus

exactement, cela délimite le domaine des organismes, c’est-à-dire des multicellulaires

organisés. En effet, plus le vivant est simple, moins il dépend de structures fragiles. À la

limite, un vivant assez simple pour pouvoir toujours se réguler et se réparer est immortel :

Il y a bien des micro-organes aussi dans un protozoaire, ou dans une cellule germinale, ou

dans les cellules d’un tissu cultivé in vitro ; mais il faut croire que ces micro-organes ne sont

pas faits d’ambocepteurs autonomes, et que la « surveillance » subjective est totale et

parfaite, puisque tous ces êtres vivants sont potentiellement immortels (…).52

Si les êtres vivants les plus simples sont au moins potentiellement immortels, il faut

dire que la mort n’est pas ce à quoi la vie s’arrache, comme si elle émergeait du monde mort

de l’inerte : la mort est une conquête de la vie, ou plus exactement elle est l’inévitable prix

à payer pour la complexification des organismes et l’apparition de la conscience perceptive

51 Ibid., p. 134.

52 RUYER, NF, p. 121.

Page 69: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

68

et réflexive. Elle n’est d’ailleurs jamais absolue : elle n’est que le retour à la liberté

d’individus autonomes qui avaient été momentanément « colonisés » et mis au service

d’une totalité plus grande. « Dans un système qui perd son unité, les éléments reprennent

leur activité propre et leur liberté, qui avait été partiellement mobilisée lorsque le système

agissait comme un individu. »53 Le sommeil est un premier degré de cette perte d’unité :

l’homme endormi ne mobilise plus l’ensemble de ses organes et de ses membres pour

poursuivre une fin, et ces derniers retournent donc à un état d’autonomie relative, se

contentant de fonctionner selon leurs liaisons propres, sans être « utilisés » par une unité

supérieure. Mais le sommeil n’est pas la mort, car, outre qu’il s’agit évidemment d’un état

réversible, le corps y reste unifié par la « surveillance globale » de la conscience primaire,

même lorsque la conscience seconde est inactive. La mort véritable se produit quand cette

surveillance ne parvient plus à endiguer l’usure des organes et à maintenir l’unité du corps.

En réalité, dans les corps organisés, l’unité fondamentale a été perdue dès le moment de

l’édification de l’organisme, et ce qui reste de l’unité « parfaite » de la première cellule ne

subsiste que « par des moyens de fortune ». C’est pourquoi Ruyer l’appelle « individualité

rattrapée » : elle ne subsiste qu’en s’appuyant sur des supports physiques, le système

nerveux étant chez les animaux supérieurs tout ce qui reste de cette unité plastique et

« totipotente ».54 L’identité coloniale et la mortalité sont donc des critères de l’organisme

(ce qui suppose une organisation de parties semi-autonomes) plus que de « la vie »,

assimilable à la conscience primaire.

L’idée de la mortalité comme critère du vivant, si elle nous semble découler

logiquement des textes, n’est d’ailleurs jamais vraiment thématisée par Ruyer, toujours

plus préoccupé d’affirmer la continuité de la série des individus réels que de délimiter un

domaine propre du vivant. Il met en garde le lecteur contre une réduction de la vie à ses

limites (vieillissement, mortalité...), alors que celles-ci ne sont que les conséquences

secondaires de la colonisation, par la vie, des structures physiques. Sur les capacités

53 Ibid., p. 177.

54 RUYER, EM, p. 67.

Page 70: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

69

limitées des organismes à se réparer et à se réguler face aux perturbations, il écrit par

exemple :

Les localisations germinales, les expériences de greffe d’organisateurs, les développements

tératologiques dans l’embryogenèse prouvent que l’unité du vivant peut se dissocier. Les

régulations ne sont pas toujours possibles. Mais là encore, il faut se garder de définir la vie par

les limites de son action. L’ontogénie, sous son aspect positif, ne se conçoit que par la notion

d’une forme qui se connaît et se remanie elle-même intelligemment.55

On peut déjà noter dans ce texte de 1938 une tendance constante de Ruyer dès lors

qu’il fait appel aux faits biologiques : anticiper les objections en rappelant qu’il a conscience

des limites de ce que la nature peut faire, et particulièrement de la plasticité des

organismes. Cette volonté d’anticiper est évidemment le signe d’une difficulté : les faits

biologiques ne sont qu’en partie compatible avec la thèse d’une conscience finaliste qui

dirigerait la morphogenèse ou le métabolisme. La nature produit aussi des monstres. La

division ontologique de l’organisme, sujet partagé de la double légalité physique et

psychique, est censée résoudre ce problème, qui n’en est pas vraiment un pour Ruyer : elle

permet de se défausser de tout échec de la vie sur ses structures physiques. On retrouve ici

quelque chose de l’élan vital bergsonien, luttant avec la matière et finalement toujours

arrêté par elle, dans les formes vivantes actuelles sinon dans son évolution générale. Dans

toutes les monstruosités, dans toutes les réparations ou reproductions manquées, on

pourra toujours distinguer « l’intention et l’obstacle »56, c’est-à-dire la conscience et la

matière qui lui résiste.

Forme et structure, physique et psychique, en-soi et pour-soi, intention et obstacle,

matière et esprit : si le vocabulaire ruyérien change pour exprimer les deux légalités à

l’œuvre dans le corps divisé, la division demeure, précairement unifiée toutefois.

L’emblème le plus évident de cette dualité réintroduite dans le corps est une expérience de

pensée proposée par Ruyer : « l’automate mixte. »

55 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 488. Nous soulignons.

56 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit., p. 31.

Page 71: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

70

3. Un modèle de l’organisme : l’automate mixte

De la conception hybride de l’organisme ressortent deux problèmes, ou plutôt deux

dimensions d’un même problème, que l’on pourrait nommer problème de l’unité et

problème de la genèse, et qui conduisent Ruyer à remonter de la structure à l’activité

structurante, pour aboutir à une monadologie biologique.

Le problème de la genèse concerne la production des êtres vivants et leur histoire, en

tant qu’individus et en tant qu’espèces. Comment comprendre le mouvement par lequel

une pure subjectivité se limite elle-même en s’adjoignant des structures physiques, tant

dans le développement de chaque individu que dans l’histoire naturelle de l’évolution des

espèces, et comment cette subjectivité en vient-elle à s’ouvrir au monde extérieur ? La

genèse des corps vivants est depuis Descartes un problème crucial pour toute conception

mécaniste de l’organisme, comme nous le verrons.

Le problème de l’unité concerne l’organisme déjà formé et peut se formuler ainsi :

comment penser l’unité de l’organisme constitué ? Une fois admis que cette unité était celle

d’un « empire hiérarchisé », le problème est baptisé plus que résolu : il faut encore analyser

le mode d’être de cette unité globale, ce qui fait que le corps n’est pas la simple réunion,

par des réseaux physico-chimiques, de parties matérielles. Ce problème est chez Ruyer

celui de la « monadologie corrigée ». Ces deux problèmes se trouvent éclairés par le modèle

imaginé par Ruyer sous le nom d’automate mixte.

3.1 Le modèle de l’automate mixte

L’automate mixte est un modèle de l’organisme imaginé par Ruyer dans L’animal,

l’homme et la fonction symbolique. Il y montre comment on pourrait reproduire le

Page 72: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

71

comportement d’un être vivant en faisant diriger par une amibe un exosquelette

mécanique, dont elle serait en quelque sorte le cerveau.57

Par une expérience mentale qu’il ne serait pas impossible de transformer en

expérience réelle, imaginons que le fond du récipient sur lequel le protozoaire émet des

pseudopodes, ou sur lequel se déplace la colonie amibienne, soit en rapport direct avec le

tableau de commande d’un automate électronique fait sur le modèle des agencements

nerveux des centres subcorticaux de la marche chez l’homme, et auxquels on aurait donné,

au surplus, l’apparence d’un homme. L’émission de pseudopodes fermerait alors des

contacts, prévus par le constructeur, sur le fond du récipient arrangé en réseau de

commandes électriques. Elle se traduirait donc automatiquement par l’avancement de

« jambes » de synthèse, et l’appareil total : automate + protozoaire, ferait un instant l’effet,

pour un observateur non prévenu, d’un homme en marche, plutôt que d’un protozoaire en

déplacement.58

Ruyer raffine ensuite ce modèle en le dotant notamment de capteurs jouant le rôle

des sens, qui renseigneraient le protozoaire-conducteur et lui permettraient de tenir

compte des obstacles. On ne peut s’empêcher de comparer ce texte au traité de L’homme de

Descartes, tant l’approche est semblable : dans les deux cas, il s’agit d’un modèle

imaginaire, qui n’a pas vocation à décrire le corps tel qu’il est, mais à montrer par quel type

de causes on pourrait l’expliquer, et en se donnant le corps tout fait sans se préoccuper de

sa genèse.59 Dans les deux cas, il s’agit d’imaginer une machine et de se demander ce qui

serait nécessaire pour qu’elle imite les mouvements d’un corps vivant. Chez Descartes, rien

d’autre que l’agencement et la configuration des rouages de la machine. La conscience en

revanche supposera d’unir à cette machine l’âme immatérielle. Chez Ruyer, la machine

n’est qu’un auxiliaire, elle n’a au fond aucun caractère de la vie, si ce n’est son

comportement guidé par la conscience centrale de l’amibe. C’est alors à la statue

57 Rappelons que pour Ruyer, les vivants simples comme l’amibe sont de pures activités conscientes, l’amibe représente donc ici la « conscience organique » à l’œuvre dans tout vivant, et notamment dans le cerveau humain.

58 RUYER, AHFS, p. 59. Noté ci-après AHFS.

59 DESCARTES, René, « L’homme », in Œuvres, éd. Adam et Tannery (noté ci-après AT), vol. XI, Paris, Cerf, 1909, p. 119 sq.

Page 73: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

72

progressivement animée du Traité des sensations de Condillac que l’on peut penser.60 Si la

démarche est comparable – partir d’une statue inanimée à laquelle on donne

progressivement vie et connaissance, ce n’est pas en lui adjoignant des sens externes que

Ruyer anime sa statue. Les sens sont intégrés à la machine comme autant d’instruments

auxiliaires, mais qui ne sont indispensables ni à la vie ni, ce qui est plus étonnant, à la

connaissance, dont l’amibe est déjà pourvue. L’amibe joue donc ici le rôle de l’âme, une âme

matérielle cette fois ou du moins spatio-temporelle. C’est donc un modèle ambivalent. D’un

côté, seule l’amibe est véritablement consciente et vivante, et le corps-machine n’est qu’un

auxiliaire dispensable de la vie, un ensemble de prothèses surajoutées à un être simple qui

possède déjà en lui-même toutes les propriétés fondamentales de la vie. Mais d’un autre

côté, c’est attribuer au mécanisme un important pouvoir explicatif, puisque le corps

fonctionnant, une fois formé, peut être assimilé à une machine obéissant à des commandes

électroniques.

Le statut de l’amibe ou du protozoaire comme paradigme est ici clairement visible : il

y a univocité de la vie depuis la cellule la plus primitive jusqu’au cerveau le plus complexe,

ses caractères principaux restant inchangés. Il n’y a aucune différence essentielle entre une

amibe isolée, une colonie d’amibes sociales du genre Dictyostelium, et le réseau de neurones

d’un cortex ou d’un système nerveux.61 Le système nerveux le plus complexe ne fait en

réalité que préserver les propriétés fondamentales de la vie consciente dans l’organisme.

Le vivant unicellulaire n’est pas seulement analogue aux cellules nerveuses, il ne faut pas

se contenter de dire que l’amibe aussi est consciente, mais il faut dire qu’elle l’est d’abord,

et que le cerveau n’est conscient que parce qu’il est fait de telles cellules, et que les cellules

nerveuses seules ont gardé la spontanéité et la plasticité des protozoaires, au contraire des

cellules spécialisées et rigidifiées. En effet, l’évolution de la vie comme « technicisme

60 CONDILLAC (DE), Etienne, Traité des sensations, Paris, Arthème Fayard, 1984, tiré des Oeuvres de Condillac, revues et corrigées par l'auteur, Ch. Houel, imprimeur, Paris, 1798.

61 RUYER, AHFS, p. 58. On voit ici combien Ruyer méconnaît l’importance du caractère de réseau des neurones, lui qui cherche pourtant à penser la conscience comme une force de création de liaisons. L’organisation en réseau ne change rien d’essentiel chez lui (dans la philosophie de la maturité) puisque tout vivant possède toutes les propriétés fondamentales de la conscience.

Page 74: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

73

généralisé » n’aboutit finalement qu’à restreindre le champ de la conscience chez les êtres

vivants les plus complexes, c’est-à-dire les plus mécanisés :

L’organisme d’un métazoaire diffère d’une colonie amibienne du genre Dictyostelium

surtout parce qu’il s’est davantage mécanisé secondairement, arrangé en organes massifs,

fonctionnant mécaniquement – organes remplaçables, en conséquence, par des appareils

de prothèse. Un protozoaire n’est pas moins, mais plus conscient qu’un homme, en ce sens

qu’il est tout entier conscient, que la conscience est, en lui, coextensive à son organisme,

dont elle est l’unité domaniale absolue, tandis que chez l’homme la conscience est devenue

nulle, comme conscience cellulaire, dans toutes les cellules, comme les cellules osseuses,

graisseuses, kératinisées, qui ne jouent plus qu’un rôle passif dans le fonctionnement

organique, et qu’elle ne s’est conservée pleine et entière que dans nos domaines cérébraux

encore capables de liaisons improvisées comme les protozoaires en mouvement.62

L’accroissement de complexité du vivant est donc en un sens une

« dégénérescence »,63 car elle va de pair avec une mécanisation croissante du corps qui,

tout en rendant possibles de multiples fonctionnements et comportements nouveaux,

implique nécessairement la perte de l’unité pure et, à terme, la mort. Elle est toutefois

nécessaire pour qu’émerge la conscience « seconde » ou perceptive, renseignée sur le

monde extérieur par des appareils sensitifs. Mais de l’amibe à l’homme, « ces machines

changent le mode de la conscience, sans en changer l’essence. »64

Ce modèle de l’automate mixte permet de mettre en lumière, et de la façon la plus

nette, le caractère naturel que prend la technique chez Ruyer, le critère

d’interchangeabilité — d’un organe et d’une prothèse par exemple — suffisant à établir que

les deux choses sont du même ordre. L’homme se distingue bien des autres vivants de ce

point de vue, mais seulement par l’immense variété et le caractère extérieur à son

organisme des organes auxiliaires qu’il se donne par la technique : moyens de transport,

armes, outils, habitations... On peut le définir avec Butler comme un « vertébro-

62 Ibid., p. 63. 63 Ibid., p. 78. 64 Ibid., p. 68.

Page 75: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

74

machiné »65, mais c’est tout organisme pluricellulaire qui est en un sens équipé de machines

auxiliaires.

Il semble également résoudre le problème de l’unité de l’organisme, et de son

rattachement à la série des individus réels : l’unité de l’organisme est celle du cerveau, qui

n’est autre que l’apparence objective et observable de la conscience. Seul le cerveau est un

véritable domaine absolu, et ce domaine absolu dispose secondairement de prothèses

mécaniques, qu’il maintient dans une unité relative grâce au réseau du système nerveux

périphérique. Celui-ci « rattrape » l’unité perdue dans la mécanisation en reliant toutes les

machines subordonnées au cerveau-conscience. Les choses ne sont toutefois pas si simples,

puisque comme nous l’avons déjà signalé, l’unité de l’organisme n’est pas chez Ruyer celle

d’un pilote logé dans un navire, mais celle d’une hiérarchie, d’un emboîtement

concentrique d’individualités plus ou moins intégrées dans un tout de niveau supérieur

(molécules formant une cellule, cellules formant des organes, organes formant le corps

entier). Il faut donc apporter une importante nuance au modèle de l’automate mixte, ce qui

ne va pas sans compliquer davantage le problème de l’unité.

3.2 Les limites de l’automate mixte

La notion même de modèle nous conduit à poser la question du degré de similitude

de l’automate mixte et de l’organisme réel : est-ce une approximation grossière, ou Ruyer

a-t-il la prétention d’approcher de près la réalité humaine ? Plusieurs formules indiquent

qu’il accorde un grand crédit à son modèle, puisqu’il écrit notamment : « L’automate mixte,

loin d’être une fantaisie utopique, représente, à bien peu de choses près, l’homme réel,

mixte lui aussi d’un réseau domanial conscient et de machines auxiliaires. »66

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’approximation du modèle ne tient pas tant à

l’assimilation du cerveau à un unicellulaire primitif (qui paraît pourtant ici la thèse la plus

audacieuse) qu’à l’assimilation du corps à un robot mécanique. Ruyer souligne lui-même ce

65 Ibid., p. 154.

66 Ibid., p. 66. Il parle également de « l’homme comme automate mixte, comme organisme transformé presque complètement en machine fonctionnante » (ibid., 68).

Page 76: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

75

point : en dernière analyse, on ne peut réduire entièrement l’organisme à une machine, car

tous les organes, mécaniques dans leur fonctionnement, sont bien vivants dans leurs

cellules et leurs tissus. Chaque élément subordonné est lui-même un individu possédant

les « propriétés organiques proprement dites ».67 Le cœur est une pompe, mais chaque

cellule cardiaque conserve quelque chose de l’unité primordiale, elle est une conscience

organique, quoique subordonnée à un fonctionnement qui la dépasse - comme l’homme

individuel peut être subordonné au mouvement « aveugle » de la foule. La limite du modèle

de l’automate mixte consiste dans la séparation abrupte de ce qui est toujours mêlé, intégré

à plusieurs niveaux dans la réalité : dans l’organisme vivant, l’organe conserve quelque

chose de la plasticité initiale de la forme vivante et s’il est « déjà à demi un artefact », il ne

l’est qu’à demi seulement. Le système nerveux quant à lui conserve bien cette plasticité et

cette capacité d’improvisation initiale, mais il n’en est pas moins organisé physiquement

en réseaux, en nerfs reliés les uns aux autres, en neurones communiquant électriquement

et chimiquement. Nous retrouvons ici le problème de la coupure, cette distinction entre

deux modes d’être qui traverse l’organisme, et que Ruyer semble bien avoir des difficultés

à situer clairement.

❖ Deux unités, deux objectifs contradictoires ?

Comment concilier le nombre considérable de textes où Ruyer pousse très loin

l’assimilation du corps à un automate mécanique, et de l’organe à un outil, et les nuances

qu’il leur apporte ailleurs en rappelant que ces analogies ne sont vraies qu’à titre

d’approximations ? C’est d’autant plus difficile que s’il affirme qu’un modèle comme

l’automate mixte est vrai « à bien peu de choses près », la nuance qu’il apporte ensuite n’est

pas si peu de choses. En effet, l’automate mixte fournissait une solution claire au problème

de la coupure, en distinguant le système nerveux du reste du corps. Le système nerveux

rattraperait après coup l’unité perdue, en innervant et en coordonnant des parties

devenues étrangères les unes aux autres. Mais la clarté de cette solution semble perdue dès

lors que la coupure ne passe plus entre des organes coordonnateurs et des organes

coordonnés, mais à l’intérieur de chaque organe, voire de chaque cellule, toute partie du

67 RUYER, NF, p. 45.

Page 77: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

76

vivant étant en quelque proportion structurée, mécanisée, et en quelque autre vivante,

c’est-à-dire consciente. Comme le montre le texte cité plus haut, il n’y a pas tant une

coupure nette qu’un gradient de conscience allant de cellules entièrement conscientes

(l’amibe, la cellule nerveuse) à des cellules entièrement inconscientes et rigidifiées (la

cellule osseuse ou kératinisée), en passant par une diversité de degrés. Tout se passe comme

si Ruyer tentait en permanence de concilier deux objectifs contradictoires :

1. Combattre l’animisme naïf en délimitant un domaine où seule la causalité

mécanique s’applique.

2. Combattre le dualisme en atténuant voire supprimant la séparation entre

pur fonctionnement et pure activité formatrice, ou entre la matière et la

subjectivité.

Quand il cherche à souligner la validité de la science, il tend ainsi à délimiter un vaste

domaine du vivant entièrement explicable par la causalité physico-chimique. Seuls certains

phénomènes étroitement liés les uns aux autres échapperaient alors au positivisme des

biologistes : l’embryogenèse, le comportement instinctif, le cerveau. Mais devant les faits

biologiques, qui montrent qu’il n’y a pas d’organe ou de processus même mental qui n’ait

de structure ou de véhicule physico-chimique, il est amené à atténuer parfois à l’extrême

sa distinction, jusqu’à dire que tout est partiellement conscience et mécanisme, formation

et fonctionnement. À vouloir ainsi interpréter tous les faits à l’intérieur de la dualité

conscience-mécanisme, Ruyer finit par réintroduire partout conscience et finalité, puisque,

si rien ou presque n’est entièrement physico-chimique, il n’est aucun processus vivant qui

n’échappe en partie à la biologie positive. La conscience vient au moins se loger partout où

il n’y a pas d’explication complète et mécanique d’un processus : « L’âme, écrit-il, pour

employer provisoirement ce mot, ou la “conscience organique primaire”, doit donc être

réputée agir partout où des enchaînements physico-physiologiques ne suffisent pas à

expliquer le comportement total des organes. »68 S’il faut accorder à tout organe, toute

cellule, tout processus un caractère de conscience au moins partiel, plus rien n’entre dans

68 Ibid., p. 50.

Page 78: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

77

la catégorie des explications physico-chimiques, si ce n’est la solidité du squelette ou la

structure d’un cheveu.

Son monisme lui interdit évidemment le recours à deux substances hétérogènes, à

« un “ghost” dans la machine »69, selon ses propres termes. Mais en imaginant une

conscience directrice incarnée, représentée par le protozoaire dans l’automate, il est

d’autant plus exposé au dualisme du « pilote en son navire » qui manque l’unité de l’âme et

du corps, et que l’automate mixte évoque immanquablement.70 Il est donc tenu de le

corriger en affirmant que cerveau et corps ne sont pas hétérogènes, qu’ils participent bien

du même mode d’être et que l’unité domaniale du cerveau doit être étendue au corps. Mais

alors on ne voit plus pourquoi cette unité domaniale du corps ne suffirait pas à assurer son

individualité, et pourquoi la nature a recours au réseau complexe des nerfs et à

l’individualité rattrapée. Le problème de l’unité de l’organisme a donc en un sens trop de

solutions chez Ruyer, qui oscille entre l’individualité domaniale et l’individualité rattrapée,

et ne parvient à les articuler qu’en affirmant que toute unité vivante relève des deux à la

fois. Il est permis de penser que la stratégie argumentative de Ruyer s’est ici retournée

contre lui : séduit par la dimension finaliste qu’il voit dans le modèle du corps-machine et

de l’organe-outil, comme nous allons le montrer, il est ensuite en difficulté lorsqu’il s’agit

d’articuler ce corps à son ontologie initiale, qui ne permet de penser que de la subjectivité

pure ou du mécanisme pur.

3.3 Mécanisme et vitalisme : l’héritage de Cournot

Le statut hybride du vital, enchevêtrement de mécanisme et de vitalisme, est — au

moins pour une part — un héritage de la philosophie d’Antoine-Augustin Cournot (1801-

1877), à laquelle Ruyer a consacré sa thèse secondaire, L’humanité de l’avenir d’après

Cournot.71 L’influence de Cournot sur la pensée de Ruyer est à la fois indiscutable et

69 RUYER, AHFS, p. 43.

70 Ibid., p. 77.

71 RUYER, L’humanité de l’avenir d’après Cournot.

Page 79: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

78

complexe. Indiscutable, parce que la similitude de certains termes, arguments et problèmes

est saillante, mais aussi parce qu’il fait explicitement de Cournot un point de départ de sa

trajectoire philosophique, dans l’article qui constitue son « autobiographie

intellectuelle ».72 Complexe, parce que le rapport de Ruyer à Cournot évolue avec sa pensée.

Cournot défend le mécanisme dans l’ordre physique (et social), mais affirme la nécessité

d’un principe vital spécifique qui échappe aux lois physiques. Ruyer entend d’abord jouer

le mécanisme de Cournot contre son vitalisme, avant de revenir lui-même à une forme de

panpsychisme qui le rapproche du Cournot vitaliste.73 On peut dire que Ruyer a cherché

par deux fois à dépasser ce dernier : d’abord, il ne retient de lui que son mécanisme de la

structure, qu’il cherche à reprendre et à améliorer pour en éliminer le « résidu » vitaliste.

Puis, devant l’échec de cette tentative, en proposant une version plus solide du vitalisme,

qui rapporte la structure à la conscience qui l’a produite.

De Cournot, il conservera toujours la certitude que seule une étroite collaboration de

la philosophie et de la science permet le véritable progrès de la connaissance, et que bien

souvent c’est la science, par ses découvertes, qui enseigne la philosophie. On retrouve chez

Ruyer le progrès cyclique de la connaissance décrit par Cournot : la philosophie est au

principe du questionnement, qu’elle fait naître, et à la fin, lorsque la science nous a menés

aussi loin que possible et qu’il faut faire la critique de ses résultats, de ses méthodes et de

ses limites.74 Comment ne pas reconnaître le style philosophique de Ruyer, cette recherche

72 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit.

73 S’il est difficile de déterminer exactement ce qui, chez Ruyer, vient de sa lecture de Cournot, c’est que conformément à son style philosophique, il ne sépare pas lui-même la pensée de Cournot de ses réflexions à partir de cette pensée, et fait de lui, comme de tous les autres auteurs qu’il citera, une source de réflexion libre et non un objet d’étude. C’est déjà ce que remarquait une recension contemporaine de L’Humanité de l’avenir d’après Cournot, qui résume bien la démarche de lecture ruyérienne : « L’auteur, à vrai dire, semble plus soucieux du problème lui-même que de la pensée de Cournot à son sujet ; l’historien de la philosophie regrettera qu’il ait négligé de marquer plus nettement l’évolution que cette pensée a suivie : elle se trouve indiquée sans doute, mais, faute de servir de plan à l’exposé tout entier, son importance n’apparaît point assez. En revanche, ce souci plutôt spéculatif qu’historique nous vaut des appréciations personnelles d’un réel intérêt. » DOPP, Joseph, « R. Ruyer, L’humanité de l’avenir d’après Cournot », Revue Philosophique de Louvain, vol. 33, no 30, 1931, p. 261.

74 « Dans les sciences, la philosophie ou la critique de certaines idées fondamentales apparaît dès le début, au seuil même de la science (…). Puis, quand la science nous a conduits jusqu'où elle peut actuellement nous conduire, quand viennent les problèmes qu'elle pose et qu'elle ne résout pas, il faut bien revenir à la critique des idées dont nous commençons à soupçonner l'insuffisance, à mettre en doute l'autorité. (…) son objet propre étant l'architectonique des sciences ; et son rôle royal, son rôle de

Page 80: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

79

des isomorphismes et analogies fécondes suggérées par la science moderne, dans ces

phrases de Cournot affirmant qu’« il est dans l’ordre naturel que les progrès des sciences

manifestent de nouvelles analogies, suggèrent de nouvelles inductions, témoignent de la

fécondité et de l’accord de certaines idées », et que « les crises rénovatrices des sciences

ont été les seules crises utilement rénovatrices de la philosophie » ?75 Chez Ruyer, la grande

crise rénovatrice est celle de la physique mécaniste face à la physique quantique, et les

« nouvelles analogies » qu’elle permet mettent au jour un même dynamisme auto-

formateur de l’atome à l’organisme, et mettent un terme à la parenthèse « aberrante »,

quant à ses principes, de la science du XIXème siècle.76 Chez Cournot, le mot « philosophie »

désigne souvent la dimension théorique de la science, par distinction avec sa dimension

empirique, et il n’y a pas de distinction tranchée entre théorie scientifique et interprétation

philosophique des faits. Or c’est également le cas chez Ruyer, qui va plus loin que Cournot

en considérant le philosophe comme mieux à même que le savant d’élaborer la théorie

adéquate aux faits que ce dernier a collectés. La philosophie sortira alors du rôle de critique

et d’ordonnatrice des savoirs que lui assignait Cournot, pour entrer de plain-pied dans les

controverses scientifiques sur les questions de faits. Mais ce n’est pas seulement dans le

projet philosophique général que Ruyer manifeste l’influence de Cournot : toute sa

philosophie de la nature porte la marque de son admiration et de son opposition à celle du

mathématicien philosophe.

❖ Du mécanisme au vitalisme

Le premier mouvement de sa philosophie, celui qui se joue dans L’Esquisse et les

premiers articles, doit beaucoup à Cournot tout en opérant une rupture : Ruyer y conserve

régulateur ou d'ordonnateur devenant d'autant plus utile que chaque science, en se fortifiant, semble plus disposée à faire parade de son autonomie, à s'affranchir de toute subordination. Cependant, même à ce point de vue, la philosophie contribue moins aux progrès des sciences, que les sciences ne contribuent aux progrès de la philosophie, aux seuls progrès réels que la philosophie comporte. » COURNOT, Antoine-Augustin, Matérialisme, vitalisme, rationalisme : études sur l’emploi des données de la science en philosophie, Paris, Hachette, 1875, p. 369‑370.

75 Ibid., p. 370.

76 Voir RUYER, DRDS, p. 18.

Page 81: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

80

l’idée d’un matérialisme de la structure, dont il fait la clef suffisante de la compréhension

complète du monde, par analyse et déploiement de l’ordre structurel des choses.77 Il y

rejette en revanche le vitalisme de Cournot, qu’il considère à cette époque comme une

limite arbitraire posée au projet de compréhension structurale du monde, projet auquel le

vivant et la conscience ne doivent pas échapper. Il présente ainsi cette première période

de sa pensée :

Au début de son Traité, Cournot écrit : « Ce que nous connaissons le mieux en toutes choses,

c’est l’ordre et la forme. » Mais Cournot introduit ensuite d’autres idées, qu’il estime aussi

fondamentales : la force, l’affinité chimique, le principe vital. Ma thèse consistait à corriger

ainsi Cournot : nous ne connaissons que l’ordre et la forme ; cette connaissance de l’ordre

et de la forme épuise le tout de la réalité, il n’y a pas de résidu mystérieux.78

Cependant, Ruyer va progressivement revenir dans son œuvre mature à une forme

de vitalisme, et à une conception hybride du vivant comparable à celle qu’on trouve chez

Cournot, où un principe vital métaphysique se mécanise en se développant dans les formes

complexes de la vie animale. Comme le Ruyer de la maturité, Cournot affirme l’impuissance

des forces mécaniques et chimiques à expliquer seules les processus organiques, ceux-ci

étant contrairement à eux caractérisés par leur imprévisibilité, c’est-à-dire l’impossibilité

en droit d’une prédiction laplacienne de la totalité de leurs mouvements. Il est par exemple

impossible de connaître à partir de l’observation d’une graine, aussi minutieuse soit-elle,

tout le développement et tous les caractères individuels de la plante adulte. C’est un

argument que l’on retrouvera chez Ruyer, contre le préformationnisme sous sa forme

77 On peut juger du caractère crucial pour le Ruyer de l’Esquisse de la notion de forme (équivalente alors à celle de structure) dans une peu amène recension de l’époque : « Le but de l’auteur est de déterminer avec rigueur toutes les conséquences de cette idée fondamentale : il n’y a de réalité que d’une seule sorte : la réalité géométrico-mécanique, la forme, la structure. Toute la diversité du monde réel se réduit à la diversité des formes. (…) L’impression générale qui se dégage de la lecture de cet ouvrage est que l’auteur croit que, pour avoir prononcé à propos d’un problème quelconque le mot de forme, on a, non seulement un procédé de solution du problème, mais cette solution elle-même. » RENOIRTE, Fernand, « Ruyer R., Esquisse d’une philosophie de la structure », Revue Philosophique de Louvain, vol. 33, no 32, 1931, p. 541‑542.

78 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., paragr. 5.

Page 82: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

81

génétique.79 Cournot oppose d’ailleurs au préformationnisme l’idée d’une transmission des

caractères à travers les générations, transmission dont le processus demeure mystérieux.

Au milieu du XXème siècle pourtant, la génétique résoudra le mystère de Cournot en

réconciliant les deux vues : la graine contient bien le code ou le programme pour les

caractères de la plante adulte, et ce code est en même temps le support de la transmission

héréditaire. Mais cette réconciliation n’en est pas une pour Ruyer : il rejettera la génétique

comme un nouvel avatar du préformationnisme condamné par Cournot, et il lui opposera

lui aussi un mystère de l’hérédité, à la fois transmission stable et évolution, appelant

comme explication un principe métaphysique.

On trouve de même chez Cournot l’affirmation d’une continuité des processus

vivants, du métabolisme de la cellule la plus simple jusqu’aux instincts animaux les plus

complexes. C’est ainsi qu’il compare l’instinct de l’oiseau construisant son nid au travail de

sécrétion chimique d’une cellule, sans attribuer à celle-ci de conscience comme le fera

Ruyer, mais en mettant comme lui en évidence une commune « faculté de triage ou de

sélection [qui] se montre dans l’un et l’autre cas, aussi incompréhensible pour nous dans un

cas que dans l’autre. »80

Franchissons toute la série des phénomènes de la vie et transportons-nous d’un pôle au pôle

opposé. Chaque cellule d’un organe glandulaire, telle que la mamelle d’une femelle de

mammifère, imite à sa manière, dans le travail de sécrétion qui lui est dévolu, le travail de

l’oiseau dans la construction de son nid. Elle trie les matériaux que le sang lui apporte, elle

les modifie, elle les associe et les dose avec un art merveilleux, de manière à produire

l’émulsion qui doit si bien répondre aux besoins pour lesquels est instituée la fonction de

l’allaitement. Le plus habile chimiste, le plus prévoyant médecin ne ferait pas mieux, ni

aussi bien ; et pourtant la cellule ne sait pas un mot de médecine ni de chimie, n’a pas même

comme l’oiseau la conscience des actes accomplis, jointe peut-être à quelque notion obscure

du but poursuivi.81

79 COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, p. 115‑116.

80 Ibid., p. 91‑92.

81 Ibid., p. 91.

Page 83: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

82

Ruyer est un habitué de ces « franchissements » de toute la série des phénomènes,

dans lesquels on recherche ce qu’il y a de commun aux vivants les plus simples et les plus

complexes, les isomorphismes dont il a fait sa méthode. On peut concevoir sa philosophie

comme une tentative pour résoudre ce qui reste chez Cournot un mystère de la vie, en

dotant les vivants de la cellule à l’oiseau d’un même mode de conscience primaire et

finalisée. Ce faisant, Ruyer renoue non seulement avec le vitalisme de Cournot qui lui avait

d’abord paru la partie faible de son œuvre, mais avec une métaphysique d’inspiration

leibnizienne dont on trouve là encore l’idée chez Cournot, qui en reprend le concept de

force.

❖ La monade et la force

Le Ruyer finaliste ne refuse la conscience ni aux vivants quels qu’ils soient, ni aux

cellules, ni même aux éléments chimiques et physiques, et admet un emboîtement

hiérarchisé de consciences se dominant les unes les autres. N’est-ce pas là retrouver cette

multiplication des entéléchies que raillait Cournot ?

On est tombé dans le ridicule roman de la métempsychose quand on a voulu créer pour

quelques animaux voisins de l’homme un psychisme animal à l’instar du psychisme

humain ; et ce que nous savons des analogies fondamentales de la vie de l’animal et de la

vie de la plante conduirait à un psychisme végétal bien plus extravagant encore.

L’entéléchie du rosier greffé serait-elle celle du sauvageon ou celle de la greffe ? Y en aurait-

il une pour chaque bourgeon, destinée presque toujours à rester inactive, ou s’en créerait-

il une, chargée de présider au développement de chaque bourgeon greffé ? Que

d’entéléchies le métaphysicien mettrait ainsi à la disposition d’un jardinier ! Et quel compte

la science pourra-t-elle tenir de ces puérilités d’école !82

On peut s’étonner de voir Ruyer renouer avec cette multiplication des entéléchies

après avoir rejeté même le vitalisme plus modeste de Cournot. En réalité il ne s’agit pas

d’un simple retour en arrière, et c’est précisément cet avertissement de Cournot qui donne

son cadre et sa direction au Ruyer des Éléments et du Néo-finalisme : il tente de résoudre ce

82 Ibid., p. 105.

Page 84: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

83

qui reste mystérieux chez Cournot autrement qu’en faisant simplement appel (comme

Driesch) à des entéléchies doublant chaque être vivant, et sans étendre le psychisme

humain à l’animal, aux plantes ou aux cellules.

Et c’est encore Cournot qui indique le chemin de cette résolution : celle d’une

physique dynamiste d’inspiration leibnizienne, qui, en rendant plus difficile la physique,

rend plus simple et plus claire la biologie, parce qu’elle est d’inspiration biologique.83 C’est

précisément ce que va faire Ruyer, aidé en cela par son interprétation de la physique

quantique : elle n’est rien d’autre, pour lui, qu’une physique des individus auto-formés, de

forces s’individuant selon des types déterminés (particules, atomes du tableau de

Mendeleïev, molécules), comparables en cela aux organismes vivants. C’est par elle qu’il

dépassera l’incapacité de Cournot à rendre compte de l’apparition de la vie dans le monde.

Chez Cournot, en effet, les phénomènes organiques obéissent à des lois distinctes des

phénomènes physiques, mais l’hypothèse d’une force vitale, comme celle des forces de

gravitation ou électromagnétique, doit être acceptée comme telle si elle fait la preuve de

son efficacité scientifique – de même que l’on accepte l’existence d’une force

électromagnétique sans être capable d’en expliquer la nature ou l’origine. Ainsi peut-il

affirmer : « La physique ne contient pas le germe de la vie, mais ce germe ne se développe

que sur le sol des lois physiques. »84 Pour Ruyer au contraire, la physique des particules, en

descendant en deçà des lois de la physique statistique, nous révèle que la physique contient

83 « À la vérité ceux des physiciens auxquels on donne le nom de dynamistes et qui pensent avec le grand Leibnitz qu'il faut être encore « petit garçon » pour conserver la foi aux atomes, sont moins embarrassés d'admettre le jeu des archées ou des monades. Avec une physique d'une exposition plus difficile, ils ont une biologie d'une conception plus facile : ce qui est tout simple, puisqu'ils ont pris leur point de départ, non dans la physique newtonienne, comme la plupart des physiologistes de nos Académies, mais dans la biologie même. Qu'est-ce en effet que la monadologie leibnitzienne, sinon la généralisation savante et hardie, trop hardie peut-être, de la doctrine des archées de Van-Helmont ? » Ibid., p. 106‑107. Le terme d’archée, emprunté à Paracelse (1493-1541), désigne chez l’alchimiste et médecin Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644) le principe vital qui donne sa forme à chaque organisme et à chaque organe. Les multiples archées d’un corps sont sous la domination d’une archée centrale. Son fils, François-Mercure Van Helmont, kabbaliste et défenseur d’une monadologie vitaliste, fût un interlocuteur régulier de Leibniz et exerça sans doute une influence sur sa philosophie. Voir COUDERT, Allison P., Leibniz and the Kabbalah, Dordrecht, Springer Netherlands, 1995, chap. II‑IV particulièrement. 84 COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, p. 123.

Page 85: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

84

bel et bien le germe de la vie, c’est-à-dire l’être comme activité individuante, le domaine

absolu, que les individus physiques partagent avec les individus chimiques et organiques.

Les avertissements de Cournot quant à l’impasse philosophique que constitue la

notion de substance sont aussi sans doute un élément qui éclaire l’itinéraire de Ruyer.

Assurément, il ne se tiendra pas entièrement aux limites fixées par Cournot, qui récusait

tout à fait la notion de substance comme la source et le terrain de tous les conflits sans fin

de la philosophie, et cherchait à séparer l’idée de force de celle de substance. En un sens,

c’est le programme de Ruyer : penser la réalité fondamentale comme force (la « force de

liaison ») sans support substantiel. Aux deux extrémités de la chaîne, on retrouve des forces

de liaison sans support, qui réalisent la formule de Lequier : « Faire, et en faisant, se faire »,

sans que l’action soit dissociable de l’agent. La particule physique qui est un pur quantum

d’énergie et non un corps, qui est autoformation constante de soi-même, se compare ici à

la subjectivité du « je » qui n’a pas une conscience, mais est conscience : je suis mon champ

visuel, sans séparation. Il y a là assurément la tentative de penser un substrat primaire de

toute réalité en se passant de la notion de substance, et de la distinction Être / Avoir. Plus

encore, comme nous le verrons, Ruyer partage avec Cournot l’idée que nous avons

connaissance de la réalité de cette force, « étoffe première de tous les phénomènes », dans

la conscience que nous avons de nous-mêmes au travail, c’est-à-dire chez Cournot dans le

sentiment du travail de nos fonctions nourries par l’énergie vitale. Cette idée de la force

comme « travail » unissant aussi bien le travail humain, le développement organique et les

échanges énergétiques de la physique prendra chez Ruyer une place essentielle.85

[En] puisant l’idée de force à sa vraie source, à la conscience que nous avons de notre propre

travail, dans les fonctions de tout ordre par lesquelles se manifeste le principe de vie qui est

en nous, nous avons la juste prétention de saisir une réalité, ce qu’il y a de plus réel, sinon

d’uniquement réel dans la notion de substance. Dès lors la raison admet sans peine, lors

même qu’elle se sent incapable de les expliquer, les transformations incessantes que l’art

divin fait subir à cette étoffe première de tous les phénomènes, aussi bien dans le monde

85 Cf. infra, chap. 6, §1.

Page 86: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

85

inorganique que dans le monde organique, l’un et l’autre étant soumis d’ailleurs à des lois

si différentes.86

Mais en poursuivant l’idéal d’une « dynamique supérieure », Ruyer s’est-il

entièrement gardé de substantialiser la force ? Le domaine absolu est-il le dépassement de

l’alternative force-substance, ou une manière déguisée de faire de la force une substance ?

Un premier élément de réponse nous est fourni par Cournot lui-même, qui indique les

conséquences nécessaires d’un substantialisme, fût-il dynamiste, en matière de théologie

naturelle : là où une physique newtonienne de la loi appelle immédiatement l’idée de

législateur et une doctrine théiste comme celle de Newton lui-même ou de Clarke, « ce

Protée aux transformations surprenantes et continuelles, qu’on appelle la force, incline

plutôt l’esprit vers le panthéisme, vers la divinisation de la Nature ou du Monde, conçu

comme un tout dans l’unité duquel disparaît la distinction d’un étage et d’un autre, de ce

qui vit et de ce qui ne vit pas. »87 Ce panvitalisme menant au panthéisme est pour Cournot

un péril dont il faut se prémunir, et qui doit réguler l’usage rationnel de l’idée de force.

Ruyer, en revanche, qui poursuivra toute sa vie les conséquences théologiques de ses

intuitions fondamentales, ne reculera pas devant un certain panthéisme, quoique ce

dernier ne représente pour lui qu’une partie de la vérité sur le divin. Sa conception du

« Dieu connu » est d’inspiration nettement panthéiste, et, mêlée à une interprétation

psychique de la physique quantique, participe à une représentation du monde dans laquelle

il y a de la vie à tous les « étages » de réalité (ce mot étant commun aux deux auteurs). Le

monisme de Ruyer ménage certes une distinction non dualiste entre ce qui vit (les individus

réels) et ce qui ne vit pas, du moins pas en tant que tel (leurs manifestations en foule). Mais

il brouille certainement la délimitation d’un domaine du vivant en l’assimilant à une force

d’autoformation déjà présente dans le monde physique. Il n’aboutit cependant qu’à un

« demi-panthéisme ».88 La divinité a en effet deux faces chez Ruyer : celle du Dieu connu,

Dieu qui se dépense et se réalise à travers sa création, Dieu inachevé et indissociable de

l’univers, et celle du Dieu inconnu, qui est au-delà de l’Univers. Nous avons donc ici un

86 COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, p. 110‑111.

87 Ibid., p. 111.

88 RUYER, EM, p. 205‑207.

Page 87: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

86

indice fort de la tension qui habite la philosophie de la nature de Ruyer, tension entre lois

physiques et processus biologiques, et entre substance et force, qui se révèle dans la dualité

de sa théologie. Celle-ci semble entraînée simultanément des deux côtés de l’alternative

cournotienne : celle du Dieu législateur divin, arbitre des possibles et des lois, et celle du

panthéisme vitaliste, celle « l’embryogenèse du monde » et celle du « Dieu silencieux »,

selon le titre de son dernier livre.

❖ L’historicité du vivant

Ce qui distingue en fait l’être vivant de la particule physique chez Ruyer, c’est son

caractère historique, qui désigne à la fois le fait qu’il se développe dans une morphogenèse

individuelle, et que sa morphè, la forme typique de son espèce, est elle-même le résultat

d’une évolution. Le vivant se caractérise chez Ruyer à la fois par sa normativité, qui en rend

la connaissance possible (classement des espèces, description des étapes du développement

embryonnaire, étude des instincts) et par son imprévisibilité, qui en rend impossible une

connaissance comparable à celle d’une structure mécanique. Or, ce statut est précisément

celui de l’histoire chez Cournot : ni pur hasard, comme la succession des tirages d’une

loterie, ni prévisibilité parfaite conforme à des lois, comme les événements physiques.

L’histoire est un enchevêtrement de lignes causales interférant les unes avec les autres,

produisant à la fois des régularités sur une ligne donnée et un développement d’ensemble

imprévisible laissant place au hasard. Cette caractérisation de l’historicité comme

régularité non prévisible correspond parfaitement au statut du vital chez Ruyer : le vivant

obéit à des normes qui expliquent sa régularité (la stabilité de la reproduction par

exemple), tout en n’étant pas prévisible, car doté d’une relative liberté dans l’exécution de

ces normes. Ainsi, le développement d’un embryon n’est pas entièrement prévisible à

partie de l’œuf, mais si sa ligne de causalité n’en rencontre pas une autre (perturbation

environnementale ou expérimentale) il suivra un cours typique donnant toutes les

apparences du déterminisme. S’il est perturbé ou modifié par l’environnement, cela

donnera lieu à une adaptation plus ou moins réussie, et l’ensemble formera un

développement véritablement historique. Mais même dans le cas d’un développement

typique, le type réalisé (l’espèce) est lui-même le produit d’une histoire évolutive qui est

un enchevêtrement de reproduction mécanique, d’adaptation consciente et de hasards

environnementaux.

Page 88: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

87

Il y a de plus une parenté profonde entre histoire du vivant et histoire humaine chez

Ruyer, plus accentuée encore que chez Cournot. Celui-ci pensait l’histoire humaine comme

« le déploiement de la tension entre les forces vitales qui les animent et les facteurs de

stabilité qui s’y opposent. »89 Nous retrouverons chez Ruyer cette tension entre les facteurs

de stabilité mécanique du collectif et la vitalité des individus : l’histoire naturelle comme

celle des sociétés humaines est celle de la conscience organique s’appuyant toujours plus

sur les outils qu’elle se donne (organes et instincts dans le vivant, science et technique chez

les hommes), et soumise dans la vie collective à une régression mécanique.90

Le vocabulaire de Cournot, sa manière de poser les problèmes et les difficultés qu’il

laisse irrésolues exercent donc une empreinte durable dans toute l’œuvre de Ruyer, et pas

seulement dans les œuvres de jeunesse. Quoique son objectif devienne rapidement de le

dépasser, Ruyer organisera toujours en partie sa pensée à l’intérieur de l’opposition entre

le mécanisme du XIXème siècle et le vitalisme finaliste, et sa conception hybride du vital est

d’emblée tributaire de ce cadre.

89 MARTIN, Thierry, art. « Cournot », version académique (2016), §7, in KRISTANEK, Maxime (dir.), L’Encyclopédie philosophique.

90 Nous explorons les rapports entre la philosophie de la vie de Ruyer et ses positionnements socio-politiques, à la lumière de la philosophie de l’histoire de Cournot, dans notre chap. 8.

Page 89: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

88

CHAPITRE 2 : LE CORPS MÉCANIQUE

Le concept central de la philosophie de la vie de Ruyer est celui de conscience

primaire, être pour-soi non intentionnel de tous les individus vrais, et particulièrement des

vivants. C’est cette conscience primaire qui, en se déployant dans l’espace et en se formant

elle-même, produit ce qui nous apparaît comme développement embryonnaire et évolution

des espèces. Mais il nous semble intéressant, pour souligner la diversité de l’argumentation

ruyérienne et mieux mettre en lumière ses difficultés, d’aborder l’organisme par son autre

face, c’est-à-dire par sa dimension mécanique. Celle-ci permet à Ruyer de développer un

finalisme marqué par la lecture de Lucien Cuénot, et par la reprise du thème cartésien du

corps machine.

1. Le corps comme « boîte à outils »

Si Ruyer admet le modèle mécanique du corps, c’est qu’il lui semble non seulement

un moyen efficace de manifester la nécessité d’une finalité dans la nature, mais aussi parce

qu’il lui paraît soutenu par les faits biologiques les plus récents. Ainsi, c’est dans des

travaux de biologistes (largement teintés de philosophie finaliste) que Ruyer va trouver

matière à étayer une interprétation technique ou machinique du vivant, qui pense l’organe,

conformément à son sens étymologique, comme un outil.

Deux ouvrages irriguent sur ce point sa philosophie, tant au niveau des faits concrets

que de leur interprétation. Le premier est le petit livre du biologiste Lucien Cuénot intitulé

Invention et finalité en biologie, publié en 1941.1 Le second est un ouvrage de la biologiste

Andrée Tétry intitulé Les outils chez les êtres vivants, qui est le prolongement direct du

premier.2 Le livre de Cuénot n’importe pas seulement pour les faits biologiques qu’il

renferme, ni même pour l’interprétation qu’il en donne, mais aussi et peut-être avant tout

1 CUÉNOT, Lucien, Invention et finalité en biologie, Paris, Flammarion, 1941. Cuénot était une figure de la faculté de Nancy, où il occupa la chaire de zoologie de 1898 jusqu’à sa retraite en 1937. Voir COURRIER, Robert, Notice sur la vie et les travaux de Lucien Cuénot, Paris, Palais de l’Institut, 1952.

2 TÉTRY, Andrée, Les outils chez les êtres vivants, Paris, Gallimard, 1948.

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89

pour son caractère programmatique. Il esquisse en effet dans cet ouvrage le cadre dans

lequel devrait s’inscrire une philosophie soucieuse de biologie, qui produirait les concepts

nouveaux que les faits eux-mêmes imposent. C’est précisément ce cahier des charges que

Ruyer va tâcher de remplir.

1.1 Le programme de Cuénot

Lucien Cuénot est un important biologiste de son temps qui s’est intéressé à la

question de la finalité, sur un mode plus philosophique et à la fin de sa carrière, dans un

petit livre intitulé Invention et finalité en biologie. De nombreuses pages de ce livre

mériteraient d’être ici reproduites en intégralité, tant elles formulent avec clarté le

programme auquel Ruyer lui-même va s’atteler. Tout porte à croire qu’il a vu en Cuénot

son double inversé : c’est un biologiste qui se mêle de philosophie de la vie, il est un

philosophe de la vie qui se nourrit des faits biologiques.3 Ils partagent un même diagnostic

sur l’état de la science et de la philosophie, sclérosées dans un refus a priori de toute

métaphysique et, pour la science, dans un positivisme dogmatique :

[Il] existe à l’étranger un mouvement d’idées (néo-vitalisme) auquel les savants et

philosophes français ne participent guère (...) ; dans notre pays, les naturalistes sont

presque tous des positivistes conformistes, qui considèrent avec dédain ou qui ignorent

tout ce qui ressemble à de la métaphysique, et il est assez rare que nos philosophes aient un

bon fond biologique.4

Notons d’abord qu’on retrouve chez les deux auteurs l’idée que la France, immobilisée

par ces scléroses idéologiques, est en train de manquer le train de la science nouvelle, qui

se déploie au contraire librement à l’étranger. Cette idée d’un « néo-vitalisme » qui

s’élaborerait ailleurs, particulièrement dans un monde anglo-saxon supposé plus libre

3 Ruyer manifeste ici son attachement aux travaux de biologistes “passés” à la philosophie vers la fin de leur carrière, souvent pour tirer de leurs travaux passés une interprétation qui en excède tout à fait la portée proprement scientifique, comme Driesch ou Cuénot, que Piaget considère quant à lui comme des régressions malheureuses (Biologie et connaissance). Ruyer y voit plutôt l’aboutissement naturel de chercheurs honnêtes “contraints” par leurs propres découvertes.

4 CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 6.

Page 91: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

90

intellectuellement, formera d’ailleurs la matrice de la Gnose de Princeton - où Ruyer prétend

faire de sa philosophie celle d’une élite internationale de savants fort en avance sur leur

temps.5 Il est permis de supposer que ce tropisme anglo-saxon de Ruyer (qui cite souvent

plus d’auteurs anglais et américains que français ou, a fortiori, allemands) est pour lui une

consolation du succès limité de sa métaphysique dans une France plutôt dominée par le

matérialisme dialectique ou la phénoménologie existentialiste.

Notons ensuite que Ruyer a dû évidemment se reconnaître, ou du moins être

vivement inspiré par cette description du philosophe « ayant un bon fond de biologie »,

qu’il avait déjà à cœur de devenir dans les années d’avant-guerre et que la fréquentation

des biologistes en captivité n’avait fait que renforcer.6 Comment ne pas penser que Ruyer

s’est senti personnellement concerné par les lignes suivantes, qui prolongent cette

description :

(…) peut-être un philosophe trouvera-t-il dans ce livre imparfait quelque document

ou argument intéressant pour la métaphysique biologique, fille de la science. J’expose des

faits positifs, contrôlables, qui m’ont amené — et même contraint — à formuler des

hypothèses que l’on regardera comme extra-scientifiques ; je souhaite, en toute humilité,

qu’on en trouve de meilleures. J’ai voulu aussi attirer l’attention sur un des caractères

singuliers de la Vie : la faculté d’invention ; il ne me semble pas qu’on ait tiré du sujet tout

le suc métaphysique qu’il renferme.7

Cuénot refuse les étiquettes, affirme se tenir à égale distance des mécanistes et des

finalistes8, mais c’est bien à une reconnaissance de la finalité dans la nature qu’il entend

5 RUYER, GP.

6 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8.

7 CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 6‑7.

8 [J]e serai évidemment traité de finaliste par les mécanistes, car j’avoue ne pas pouvoir admettre qu’un œil ou un bouton-pression se soit formé par hasard, sans qu’il y ait eu préalablement plan ou idée d’une fin. Mais je reconnais que l’esprit humain cherche à s’affranchir de ce concept de dessein, que le mécanicisme a toujours fait reculer devant lui les explications finalistes immédiates, que diverses apparences de finalité globale relèvent certainement de rencontres fortuites (...). Je me résigne donc à être taxé de mécanicisme par les finalistes (...). Ibid., p. 6.

Page 92: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

91

amener son lecteur, par une longue série de faits qu’il juge sans cela inexplicables. Ruyer

puisera dans ce catalogue nombre de phénomènes biologiques qu’il utilisera à l’appui de

son propre finalisme. Il considère que Cuénot a fait (avec d’autres) la part scientifique du

travail, celle du relevé des faits, et entend produire la « métaphysique biologique » qu’ils

imposent, à la fois « extra-scientifique » et « fille de la science ». Ce vocabulaire de la

contrainte par les faits, qui ne laisseraient en quelque sorte plus le choix et obligeraient

l’observateur non dogmatique à adopter une position finaliste, est d’ailleurs commun aux

deux auteurs.

Ruyer cite aussi à plusieurs reprises le livre de la biologiste Andrée Tétry, disciple de

Cuénot, intitulé Les outils chez les êtres vivants, et lui consacre même une élogieuse

recension.9 Cet ouvrage fait également partie de ceux dans lesquels Ruyer trouve la

collection de faits qui devraient conduire, selon lui, au renversement de la biologie tout

entière et de son arrière-fond mécaniste et anti-finaliste. C’est donc tout naturellement

qu’il reprend à son compte dans sa recension l’exergue du livre, une phrase de Paul Valéry

affirmant : « De petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser les

explications des grands faits. » Il s’agit pour Ruyer de « déchiffrer » ces petits faits qui

contiennent en eux « un nouveau principe d’explication valable pour les grands faits eux-

mêmes ».10 Il s’agit là d’une synthèse parfaitement adéquate de la méthode de notre auteur

concernant les phénomènes de la vie, et pour tout dire d’un aveu remarquable : ce qui

motive le souci minutieux avec lequel Ruyer se penche sur les observations des biologistes,

c’est sa foi dans le caractère authentiquement inexplicable (à l’intérieur d’un cadre

mécaniste) de ce qui est encore inexpliqué. Ruyer traque, collecte, restitue tous les faits qui

résistent aux explications mécanistes standards de la biologie de son temps, afin de susciter

la révolution paradigmatique qui, à son goût, tarde à gagner la biologie. Il ne voit pas non

plus d’inconvénient à concentrer son attention sur de petits faits qui pourraient paraître

anecdotiques. Au contraire, puisqu’il affirme que ces faits précis et facilement

9 RUYER, Raymond, « Compte-rendu : Andrée TETRY, Les outils chez les êtres vivants », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 142, 1952, p. 291‑296. Voir aussi NF, chap. V ; « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 55, no 3, 1950, p. 302‑311.

10 RUYER, « Compte-rendu : Andrée TETRY, Les outils chez les êtres vivants », art. cit., p. 292.

Page 93: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

92

représentables sont par là même plus clairs, et qu’il ne procède pas non plus par une

accumulation du plus grand nombre de faits possible (ses exemples biologiques sont

d’ailleurs souvent les mêmes). Il s’agit pour lui au contraire de pousser plus loin la formule

de Valéry : non seulement faire tomber, par l’analyse des petits faits inexpliqués, les

systèmes d’explication qu’ils prennent en défaut, mais encore trouver en eux la véritable

clef d’explication qui remettra sur pied l’édifice détruit.

Comment un finalisme appuyé sur quelques faits inexpliqués pourrait-il résister, si

ces faits venaient à être finalement réduits à des processus physico-chimiques ? On peut

supposer que les faits listés par Cuénot ou Tétry (entre autres) sont assez nombreux à ses

yeux pour pouvoir garder confiance dans l’impuissance de la science positive à les

expliquer tous, quand bien même elle parviendrait à en expliquer certains. C’est du reste

la position de Cuénot lui-même, qui admet que certains de ses exemples trouveront sans

doute une explication mécaniste. Il faut ajouter à cela le caractère indéniablement finalisé

de l’activité humaine qui, en dernier ressort, suffit pour Ruyer à contester l’explication

mécaniste de la nature, qui reviendrait alors à « pousser dans un coin »11 la finalité

(humaine) sans parvenir à la réintégrer dans l’ensemble de la nature, dont elle sort

pourtant.

Sa confiance dans les « petits faits » est de plus appuyée sur l’exemple de la physique,

qu’il considère toujours comme l’exemple de la science qui a su se refonder intégralement

face à des phénomènes que son cadre classique ne permettait plus d’expliquer. Il va

d’ailleurs jusqu’à faire de la physique nouvelle (relativiste et quantique) la réaction à de

« petits faits » expérimentaux, que les physiciens (contrairement aux biologistes) ont eu le

courage de prendre en compte. « L’expérience de la physique tend plutôt à faire prévoir

que la pierre rejetée deviendra la pierre angulaire. »12

11 RUYER, NF, p. 196.

12 Ibid., p. 196‑197. Ruyer donne au même endroit deux exemples : l’expérience de Michelson sur la vitesse de la lumière, et les expériences de Planck sur le rayonnement du corps noir, qui auraient toutes deux forcé à « refaire la physique de fond en comble », et ajoute à propos de ces exemples : « on ne peut s’empêcher de trouver puérile la politique scientifique des biologistes qui s’imaginent qu’ils n’auront pas à bouleverser les cadres mécanistiques de leur science pour y caser l’activité finaliste humaine ». Mais la comparaison est extrêmement problématique, puisqu’elle suppose deux postulats difficilement

Page 94: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

93

1.2 L’organe compris comme outil

Ruyer trouve donc dans les deux livres de Cuénot et Tétry une multitude d’exemples

d’outils animaux, que les deux biologistes présentent par analogie avec leurs homologues

artificiels : on trouve ainsi dans le règne animal « ventouses », « pinces », « pièges »,

« appareils de plongée », etc. L’ouvrage d’Andrée Tétry lui-même aurait pour origine, écrit-

elle, l’affirmation de Cuénot selon laquelle l’inventeur du bouton-pression, un gantier,

avait eu pour prédécesseurs des crabes et des céphalopodes. Comme dans le cas de la

comparaison corps-machine, l’assimilation de l’organe à un outil doit servir à mettre au

jour le finalisme caché d’une biologie mécaniste fondée sur la notion d’organe. Elle est

d’autant plus importante que si le corps n’est une machine que par analogie, comme nous

le verrons, l’organe quant à lui est parfaitement assimilable à l’outil.

Le mot « organe » dit exactement la même chose, en grec, que le mot « outil » ou

« ustensile » en latin ; plus pédant par son origine, il est plus faible que son synonyme, et

dit moins bien ce qu’il veut dire. Un « organisme » c’est, littéralement, une boîte d’outils,

mais l’on n’y songe guère. C’est pourquoi les biologistes de foi mécaniste solide, qui ne

voudraient pas parler d’outils chez les êtres vivants, parlent très volontiers d’organismes

et d’organes, sans s’apercevoir qu’ils emploient ainsi un vocabulaire finaliste et que,

logiquement, ils devraient parler plutôt de « masses cellulaires » ou d’« amas de

molécules ». Remplacer le mot « organe » par le mot « outil » a l’avantage de souligner

l’illogisme.13

Là où de nombreux biologistes insistent sur les limites et les dangers des termes et

des métaphores qu’ils emploient par commodité, Ruyer choisit d’y voir plus qu’une

métaphore : la métaphore révèle la réalité et c’est au contraire cette insistance des

biologistes sur de tels dangers qu’il faut voir comme le signe de leur mauvaise foi. « Il est

caractéristique, écrit-il par exemple, que la thèse de Cuénot-Andrée Tétry, l’assimilation

justifiables : 1) l’existence au sein de la biologie de débats entre des paradigmes concurrents, dont l’un serait le finalisme, et 2) la possibilité pour le finalisme d’être un mode d’explication scientifiquement acceptable, alors que son rejet est inhérent à la méthode scientifique elle-même.

13 RUYER, « Compte-rendu : Andrée TETRY, Les outils chez les êtres vivants », art. cit., p. 292.

Page 95: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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de l’organe et de l’outil, passe aujourd’hui pour finaliste d’inspiration. À juste titre. »14 Ce

qui apparaît aux biologistes matérialistes comme l’abus d’une métaphore commode, mais

approximative apparaît au contraire à Ruyer comme la vérité du mécanisme : il est

inséparable de la finalité, parce qu’il implique des structures adaptées à une fonction, ce

qui suppose nécessairement pour lui une forme de connaissance préalable de la fonction à

remplir. C’est qu’il identifie largement le mécanisme à ce qu’il était pour les cartésiens de

l’âge classique : un fonctionnement par chocs et poussées, dans lequel des fragments

d’étendue inertes se meuvent les uns les autres « de proche en proche », et supposés de

plus dans la biologie moderne être produits par le hasard. Le texte ci-dessus montre à quel

point Ruyer associe le mécanisme à une explication par le hasard, associant celle-ci à un

monde totalement dépourvu de sens. Si les vivants ne sont pas des monstres, mais des êtres

complexes adaptés à la vie et capables de remplir une multitude de fonction, s’ils sont

téléonomiques au sens de Monod15, cela suffit à affirmer qu’ils ne sont pas le fruit du hasard,

donc du mécanisme.

1.3 De la fonction à la finalité

Chez Cuénot, l’emploi des termes d’outil et d’invention ne se fait pas tout à fait sans

précaution, et il affirme lui-même définir l’outil « par le but atteint et non par son mode de

formation ».16 Par le but atteint, c’est-à-dire par l’adaptation observable de la forme de

14 RUYER, NF, p. 26.

15 Monod nomme « téléonomie » l’adaptation de fait des organismes à la vie, et l’impossibilité de les penser sans les référer aux fonctions vitales pour lesquels ils sont adaptés. Mais cette téléonomie n’est qu’une apparence de téléologie, puisqu’elle est le produit de mutations aveugles accumulées par la sélection naturelle. Chez Cuénot et Ruyer, l’adaptation ou « finalité de fait » conduit au contraire à une téléologie métaphysique, et le mécanisme est souvent assimilé à une explication fallacieuse par le hasard. « Au contraire, si l’on donne un contenu positif à l’idée de causalité, il est aisé de voir qu’elle implique finalité au sens large du mot, c’est-à-dire action unifiée d’un ensemble vraiment un et se comportant comme un tout et non comme une somme (…). La finalité ainsi comprise ne s’oppose pas à la causalité efficiente, mais au hasard, notion négative n’ayant pour contenu que l’idée de la juxtaposition ou de l’interférence de deux causalités vraies. » RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 126.

16 « On rencontre à chaque instant chez les plantes et les animaux des organes ou appareils plus ou moins compliqués qui représentent incontestablement des buts ou fins atteints d'une façon parfaite ; exemples : parachute des fruits de Composées, ailes d'Insecte, d'Oiseau ou de Chauve-Souris, appareils de saut, rame, ancre, crochets, ventouses, scie, lime ou râpe, vrille, pince, bouton-pression, bascule, filet et engins de pêche, éjecteur, pile électrique, appareils d'éclairage, cloche à plongeur, flotteur, brosse,

Page 96: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

95

l’organe et de sa fonction, par exemple de la forme de la pince du crabe et de sa fonction

de saisie ou de broyage.

Cette définition de l’organe comme « ce qui permet de remplir une fonction (pour

l’organisme) » mène tout droit à l’assimilation de l’organe et de l’outil, qui peut se définir

de la même manière. On peut toutefois remarquer que Cuénot n’est pas vraiment fidèle à

son principe, quand il prétend définir l’outil « par le but atteint et non par son mode de

formation ». Ce qu’il veut dire, c’est qu’on peut comprendre l’organe comme l’outil à la

lumière de sa fonction, indépendamment du fait qu’il ait été fabriqué par l’homme ou

produit par la nature. On peut comprendre aussi bien l’adaptation de la configuration et de

la fonction dans le cas d’une pompe hydraulique ou dans le cas du cœur, dans le cas d’un

scaphandre ou dans celui de la cloche de plongée de certaines araignées, et la téléologie

peut avoir ici un rôle heuristique. Mais Cuénot opère du même mouvement un glissement

nettement plus contestable, qui revient bien à définir l’organe, au même titre que l’outil,

par un mode de formation : l’invention en vue d’une fin, ou d’une fonction préalablement

représentée. S’il écarte comme accidentelle la fabrication par la main humaine, c’est pour

mieux assimiler dans les deux cas la formation à une invention finalisée, et son « excuse »

ne tient pas : définir la fonction comme un « but atteint », c’est se donner d’emblée ce qu’il

s’agit de démontrer.

On observe chez Ruyer la même assimilation de l’organe à un outil, avec la même

conséquence : si les deux sont assimilables en ce qu’ils remplissent une fonction, ils le sont

boîte à couvercle, rail et rainure de guidage, tenon à mortaise, canule à injection, gaz toxiques, instruments de musique, etc. C'est ce que l'on traduit en disant qu'il y a chez l'être vivant une finalité de fait ou de réalisation, constatable empiriquement. Je voudrais dès maintenant aller au-devant d'une critique possible : l'outil humain est finalisé et révèle une intelligence créatrice ainsi qu'un travail d'artisan ; or, si j'emploie des noms d'outils pour des organes simples de vivants, comme ceux que je viens d'énumérer, et celui d'invention pour leur apparition chez un type donné, n'est-ce pas, par une sorte de jeu de mots, préparer une confusion favorable à la thèse d'une finalité intentionnelle ? Mais comment pourrais-je dire autrement ? Une pince de Crabe est tout de même une pince, une mâchoire de Sangsue une scie, une radula de Natice une râpe ! Je définis l'outil, comme on le fait effectivement dans la vie quotidienne, par le but atteint et non par son mode de formation ; c'est mon excuse pour l'emploi du terme invention, tandis que celui d'apparition n'exprime que le fait concret. » CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 40‑41.

Page 97: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

96

aussi dans leur mode de formation, qui relève de l’invention finalisée. Ruyer va plus loin et

écrit par exemple :

Outils et organes sont interchangeables, vicariants. Les uns comme les autres

supposent sens et finalité, aussi bien dans leur construction et constitution que dans

leur emploi.17

Une telle affirmation suppose un raisonnement doublement problématique.

Premièrement, Ruyer assimile ici organe et outil au point de vue de leur « construction »,

comme Cuénot dans le texte précédent, mais de manière plus assumée. Mais l’organe pour

Ruyer est aussi assimilable à l’outil, c’est-à-dire à un instrument supposant une conscience

qui vise des fins, en ce qu’il admet plusieurs usages et remplit plusieurs fonctions. Il y a là

un raisonnement quasiment inverse du précédent : d’abord l’adaptation parfaite de

l’organe à sa fonction manifestait la finalité de son invention, et maintenant le fait qu’un

organe ne soit pas cantonné à une seule fonction manifeste également la finalité naturelle.

Certes, il s’agit dans le premier cas de la formation de l’organe, et donc de la conscience

primaire organique, celle qui préside au développement de l’embryon, tandis que le second

cas renvoie au comportement du vivant qui utilise l’organe, et le détourne éventuellement

de sa fonction initiale. Il n’en reste pas moins que Ruyer semble convoquer tour à tour à

l’appui de son finalisme la rigidité de l’animal-machine (un organe, une configuration, une

fonction) et la souplesse d’une nature créatrice et capable d’adaptation, qui ne serait pas

contrainte par la configuration de ses organes. Une telle distinction entre la finalité comme

conception et configuration orientée vers un seul but, et l’adaptation souple du vivant a

été bien vue par Canguilhem lorsqu’il écrit :

On dirait volontiers qu’il y a plus de finalité dans la machine que dans l’organisme, parce

que la finalité y est rigide et univoque, univalente. (…) Plus la finalité est limitée, plus la

marge de tolérance est réduite, plus la finalité paraît être durcie et accusée. Dans

17 RUYER, NF, p. 20.

Page 98: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

97

l’organisme au contraire, on observe — et ceci est trop connu pour que l’on y insiste — une

vicariance des fonctions, une polyvalence des organes.18

Ruyer semble bien jouer tour à tour sur ces deux types de finalité. Cette difficulté est

la conséquence directe de la tension qui habite la conception ruyérienne de l’organisme,

qu’il veut penser à la fois comme machine fonctionnante et comme unité consciente. Ces

deux aspects apparemment incompatibles du corps vivant sont réunis chez Ruyer par une

double finalité qui encadre le fonctionnement de la machine vivante : en amont, la finalité

nécessaire à l’invention et à la formation d’une telle machine, qui ne saurait apparaître au

hasard ; en aval, la finalité dans l’usage que l’être vivant fait de ses organes-outils. Si le

comportement découle bien de la configuration des organes, ce n’est pas parce que celle-ci

le détermine, mais parce que le comportement continue l’activité finalisée qui a formé ses

organes, non plus en inventant leur forme, mais en leur inventant des usages.

Les possibilités d’un être vivant sont donc encadrées par la configuration de ses

organes, mais celle-ci ne le détermine pas comme les rouages d’une montre déterminent

entièrement son fonctionnement. Ce point est essentiel puisque l’homme, pour Ruyer, ne

se distingue pas des bêtes par l’invention d’organes particuliers, mais par le détournement

d’organes formés pour la vie biologique vers d’autres usages (par exemple, le larynx et la

langue utilisés pour la parole). Ce phénomène de détournement d’un organe existant, que

les biologistes nomment aujourd’hui exaptation, n’est donc pas considéré par Ruyer

comme le signe du « bricolage » tâtonnant que constituerait l’évolution du vivant, mais

comme le signe d’une conscience qui dominerait ses outils après les avoir formés.19

18 CANGUILHEM, Georges, « Machine et organisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1965], p. 150.

19 L’idée de l’évolution comme « bricolage » a été développée par JACOB, François, « Evolution and tinkering », Science, vol. 196, no 4295, 1977, p. 1161. Le terme d’exaptation a été proposé par GOULD, Stephen Jay et VRBA, Elisabeth S., « Exaptation—a Missing Term in the Science of Form », Paleobiology, vol. 8, no 1, Cambridge University Press, 1982, p. 4‑15.

Page 99: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

98

2. Le corps comme machine

2.1 Formation et fonctionnement

Comment concevoir la coupure, au sein d’un même organisme, entre cette conscience

formatrice et les organes-outils qu’elle se donne ? C’est pour répondre à cette question que

Ruyer élabore l’opposition de la formation et du fonctionnement, qui va structurer

durablement sa conception du vivant. C’est en effet l’une de ses thèses fondamentales :

« Une formation est irréductible à un fonctionnement. »20 Le fonctionnement est le jeu,

l’interaction de structures déjà formées, déductible entièrement à partir de ces structures :

celui qui connaît entièrement la structure d’une bicyclette peut en déduire tous les

mouvements dont elle est capable, et prédire exactement l’effet qu’aura sur l’ensemble le

fait d’appuyer sur les pédales, d’actionner le frein arrière, ou de presser la sonnette. La

structure est donc l’organisation actuelle, au sens de « ce qui est organisé », et s’oppose en

cela au désordre qui caractérise les simples agrégats (un tas de sable ou un nuage). La

formation en revanche est apparition d’une structure là où il n’y en avait pas, ou une

transformation telle que la structure nouvelle ne pouvait être déduite de l’état initial. C’est

l’organisation processuelle, active : le fait d’organiser quelque chose. Ainsi la fabrication

d’une bicyclette à partir d’éléments épars, à fortiori l’invention de la bicyclette et la

fabrication d’un prototype (par opposition à la simple reproduction d’un modèle standard)

est une formation et non un fonctionnement. L’articulation des deux paraît simple : le

fonctionnement sera la résultante des structures produites par la formation, qui est donc

première logiquement et chronologiquement.

L’usine qui fabrique des gouttières par emboutissage « fonctionne », une fois montée, mais

le montage de la chaîne de fabrication n’a pu être le résultat d’un fonctionnement. Il a dû

être une organisation, une formation vraie.21

Le recours constant à des exemples tirés de l’ingénierie humaine n’est pas un hasard, il

témoigne de la profonde solidarité qui relie chez Ruyer la technique et la vie, et son

20 RUYER, GFV, p. 11.

21 Ibid., p. 13.

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99

attachement au modèle du corps vivant comme machine. Tout comme la bicyclette ou

l’usine montée, un organisme adulte « fonctionne » selon des lois causales prévisibles, ce

que manifestent les succès de la biologie explicative. Mais tout comme l’usine ou la

bicyclette, il reste à en expliquer la formation, absolument irréductible à un fonctionnement

puisqu’elle implique apparition de structures et non mouvement ou déploiement de

structures préexistantes.

Pour Ruyer, la formation est la grande oubliée de la biologie mécaniste, qui cherche (en

vain, d’après lui) à tout réduire à un fonctionnement, même si celui-ci n’est plus mécanique

au sens des automates du XVIIème siècle, mais physico-chimique. Une fois la machine posée

et décrite entièrement, le plus dur reste à faire : expliquer son apparition, sa formation.

Celle-ci est en fait d’autant plus mystérieuse que le résultat final est « machinique ». C’est

pourquoi Ruyer peut ouvrir sa Genèse des formes vivantes sur ce constat : « Si la morphologie,

avec la physiologie du fonctionnement, est la partie facile de la science classique, la

morphogenèse présente au contraire le maximum de difficulté et même de mystère. »22

Nous avons là la structure essentielle de la biologie ruyérienne : le développement

embryonnaire ou morphogenèse constituera le paradigme de la formation, tandis que la

physiologie de l’organisme adulte sera celui du fonctionnement. La morphologie n’est pas

une véritable science des formes pour Ruyer, mais une science des structures, elle

appartient en cela au deuxième genre de science, qui ne traite pas d’êtres réels, mais

d’interactions entre des éléments déjà constitués (ici entre des organes, des os, des

tendons…). Toute forme véritable est activité formatrice : ce n’est donc pas à l’existence

d’une structure organisée qu’on reconnaît l’être doué de forme, mais au fait qu’il se forme

et maintient activement la forme qu’il s’est donnée. Le développement embryonnaire, mais

aussi tous les phénomènes de régénération, de métamorphose, de reproduction et

l’ensemble du système nerveux seront ainsi rangés du côté de la formation. La simplicité

de la distinction morphologie - morphogenèse est donc en réalité assez vite battue en

brèche, et c’est finalement la quasi-totalité des processus biologiques qui devra ménager

une place à l’action efficace de la conscience. La découverte d’un mécanisme nouveau

22 Ibid., p. 8.

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100

pourra être versée au compte du fonctionnement, mais ne remettra jamais en cause la

nécessité de faire intervenir des processus de formation consciente.

❖ Force motrice et force formatrice

La distinction ruyérienne de la formation et du fonctionnement rappelle la distinction

formalisée par Kant, dans la Critique de la faculté de juger, sous les termes de force motrice

et force formatrice.

Un être organisé n’est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a

exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu’il

communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise) : c’est donc une force

formatrice qui se propage et qui ne peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur

(par le mécanisme).23

On trouve dans ce passage et chez Ruyer la même volonté de distinguer le vivant de la

machine, et même de partir de la machine, mieux connue et plus simple, pour faire du

vivant un automate supérieur à toutes les machines humaines, une sur-machine, ou de la

machine un vivant imparfait. L’organisme est en effet conçu, non comme absolument

différent de la machine, mais comme l’intégration de la machine, du concepteur et du

constructeur en un seul être qui se construit, se meut et se répare lui-même. La technique

humaine est caractérisée par la séparation de l’ingénieur, du constructeur et du réparateur,

représentant la triple opération d’invention, de production et de réparation, d’avec la

machine elle-même. Mais, en opposition ouverte à Kant, Ruyer affirme la réalité de la

finalité au-delà du jugement subjectif que l’on peut porter sur la nature. On pourrait dire

de Ruyer qu’il cherche à conduire aussi loin que possible cette distinction des forces

formatrice et motrice au sein du vivant, distinction qui recouvre celle de la philosophie de

la vie et de la biologie positive. À celle-ci, il faut accorder une certaine efficacité dans la

description des mécanismes causaux qui dirigent les processus vitaux : c’est qu’elle décrit

23 KANT, Emmanuel, Kritik der Urteilskraft [1790], §65, Ak. V, p.374, trad. fr. A. RENAUT, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion (GF), 2015, p. 366.

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101

correctement le fonctionnement des organismes. Mais c’est au philosophe, du moins tant que

la science biologique n’aura pas changé résolument de paradigme, que revient la tâche de

mettre en évidence l’excès de la vie sur le fonctionnement, et la nature fondamentalement

psychique de la formation.

Cela éloigne définitivement Ruyer de Kant, et le classe dans la catégorie kantienne du

« réalisme de la finalité » :

Le réalisme de la finalité de la nature est en outre soit physique, soit hyperphysique. Le premier

fonde les fins aperçues dans la nature sur l’analogon d’un pouvoir agissant

intentionnellement, à savoir la vie de la matière (vie présente en elle ou introduite par un

principe vivifiant interne, une âme du monde), et il s’appelle l’hylozoïsme. Le second dérive

les fins du fondement originaire de l’univers conçu comme un être intelligent

(originairement vivant) produisant de façon intentionnelle, et il s’agit du théisme.24

Notons dès à présent qu’il est difficile de classer Ruyer dans l’un de ces deux types de

réalisme, et que son œuvre est en tension constante entre un réalisme « physique », qui

insiste sur l’immanence de la conscience primaire, et un réalisme « hyperphysique », qui

rapporte l’action de la conscience aux thèmes-Idées de l’entendement divin. Quoi qu’il en

soit, il condamne sévèrement la tentative kantienne de rapporter la téléologie au jugement

réfléchissant, une telle approche de la finalité n’étant pour lui qu’un flatus vocis. Il

rapproche Kant des organicistes, auxquels il adresse la même critique :

Il est certain que la théorie de Kant a fortement influencé les organicistes ultérieurs.

L’explication mécaniste est universellement valable et exhaustive ; mais le jugement

téléologique aussi est toujours légitime, bien qu’il ne soit que réfléchissant, car « la nature

présente visiblement une unité finale d’intention ». Kant admet fort bien que l’on médite

pieusement, comme Fénelon, sur l’harmonie de la nature (…). Par contre, il n’admet pas que

l’on fasse intervenir la finalité comme une cause particulière dans l’explication de la formation

ou du comportement d’un organisme vivant. »25

24 KANT, Emmanuel, Kritik der Urteilskraft [1790], §72, Ak. V, p.392 ; trad. fr. Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 386.

25 RUYER, NF, p. 228. Nous soulignons.

Page 103: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

102

Dans ce texte de Néo-finalisme, le parti est pris non seulement du primat ontologique de la

forme, acquis depuis l’avant-guerre, mais de son efficacité réelle et constatable. De plus, il

ne s’agit pas seulement d’une finalité d’ensemble : on peut faire intervenir la finalité

comme « cause particulière dans l’explication » des phénomènes de la vie. Ruyer

condamnera ainsi toujours plus vivement les faux finalistes, qui n’ont pas le courage

d’assumer les conséquences de leur position et cherchent à concilier l’inconciliable. Il

rejette aussi fermement et dans la même page le « vitalisme physique » de Claude Bernard.

On aurait pourtant pu croire leurs doctrines proches, à la lecture de certaines formules

bernardiennes :

Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n’est point la formation du corps animal, en

tant que groupement d’éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale.

(…) ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n’appartient ni à la chimie, ni

à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout

germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation.26

Ruyer pourrait fort bien souscrire à une telle formule. Mais là encore, les efforts

considérables et parfois contradictoires de Claude Bernard pour enlever toute efficacité

réelle à cette « idée directrice » n’en font qu’une théorie vide, incapable d’assumer la

dimension métaphysique et finaliste nécessaire à l’interprétation des faits biologiques.

La force formatrice n’est donc pas un simple ajout à la liste des forces naturelles, au même

titre que la force gravitationnelle ou les forces électromagnétiques. C’est une cause

réellement agissante. Mais en basculant tout ce qui est de l’ordre de la force formatrice du

côté de la conscience finalisée, il dépouille pour ainsi dire le monde physique de tout ce qui

n’est pas la cause motrice, c’est-à-dire le fonctionnement mécanique par chocs, poussées,

engrenages ou ressorts. Ce basculement est crucial, parce qu’il condamne définitivement

Ruyer à ne plus pouvoir penser le matérialisme que sous sa forme la plus classique, c’est-à-

dire en fait celle du mécanisme de Descartes, celle de l’horloge et de l’automate du XVIIème

siècle. En admettant la conception cartésienne du mécanisme, surtout dans son application

26 BERNARD, Claude, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, 2ème partie, ch. II, §1, édition numérique de l’UQAC, p.91. On trouve cette citation et plusieurs autres dans l’ouvrage de Cuénot cher à Ruyer : Invention et finalité en biologie, op.cit., p.31-32. Cuénot y classe Claude Bernard parmi les biologistes finalistes.

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103

au corps organisé, il va ainsi se retrouver dans une situation similaire à celle de Descartes :

devoir expliquer la genèse d’une machine sans mécanicien. Son intérêt pour la

morphogenèse découle logiquement de sa conception de l’organisme adulte comme totalité

fonctionnant mécaniquement. En effet, un fonctionnement n’est par définition rien que le

mécanisme ne puisse expliquer : il suffit de décrire les structures des organes pour

expliquer leur action et leurs interactions. Le problème crucial devient alors : comment

expliquer l’apparition de telles structures qui, là encore par définition, ne peuvent agir et

interagir qu’une fois entièrement constituées ? Ainsi, c’est au fond en des termes hérités

de Descartes que Ruyer entend le combattre.

2.2 L’héritage cartésien

La biologie mécaniste de Descartes apparaît comme caractéristique du basculement, décrit

par Hans Jonas, d’une ontologie de la vie vers une ontologie de la mort, une ontologie dans

laquelle l’inerte est premier, où la vie n’est plus une évidence, mais un mystère à expliquer.

À ce titre, il semblerait naturel de faire de Descartes l’adversaire principal de Ruyer, qui

entend renouer avec une conception finaliste du vivant. C’est à Descartes et aux cartésiens

classiques que l’on pense immédiatement en lisant les attaques féroces de Ruyer à

l’encontre d’un mécanisme qui prétend expliquer tout phénomène vital « par chocs et

poussées » et bannir toute explication par les causes finales. Rien de plus anti-finaliste, à

première vue, que les comparaisons célèbres de Descartes entre les animaux et les horloges,

ou les automates :

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne

pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi

qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous

l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent

en cela comme des horloges.27

Pourtant, comme nous avons entrepris de le montrer, les choses ne sont pas si simples et

Ruyer ne peut échapper à son héritage cartésien. Loin de rejeter entièrement le modèle de

27 DESCARTES, René, « Lettre au marquis de Newcastle » du 23 novembre 1646, AT IV, p.575. Orthographe modernisée.

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104

l’animal-machine, il entend plutôt le faire sien tout en révélant sa vraie nature, son envers

finaliste. C’est pour cette raison qu’il ne lui est pas possible de faire simplement retour au

paradigme de « l’ontologie de la vie », celui du « panpsychisme primitif » dans lequel

« l’âme inondait le tout de l’existence ».28

Il nous faut faire un détour par la double biologie de Descartes, dans laquelle la double

biologie de Ruyer prend ses racines. En effet, la solution apportée par Ruyer est

directement dépendante de sa manière de poser le problème, et cette manière de le poser

remonte précisément à Descartes, qui n’a pas su d’ailleurs le résoudre. « Un problème

spéculatif est résolu dès qu’il est bien posé, écrit Bergson. J’entends par là que la solution

en existe alors aussitôt, bien qu’elle puisse rester cachée et, pour ainsi dire, couverte : il ne

reste plus qu’à la découvrir. »29 Nous voudrions montrer que Ruyer ne prétend pas inventer

le problème au sens de Bergson, mais reprendre un problème laissé irrésolu par toute la

tradition depuis Descartes, et montrer que la solution était en effet déjà là, mais cachée et

encore à découvrir : en cela il ne combat pas Descartes et les mécanistes, mais entend pour

ainsi dire les révéler à eux-mêmes comme finalistes.

❖ Les deux biologies de Descartes

Comme l’a montré avec précision André Pichot dans son Histoire de la notion de vie30, on ne

peut comprendre les conceptions biologiques post-cartésiennes qu’à partir d’une dualité

qui traverse la biologie de Descartes lui-même. On trouve en effet chez lui deux discours

sans doute irréconciliables sur la vie. Du point de vue de l’organisme adulte, elle est décrite

comme le fonctionnement bien huilé d’un ensemble de parties interdépendantes, dans

lequel chaque organe-outil — rouage, crochet, poulie ou cornue — est à sa place et joue son

rôle. C’est le modèle dit de « l’animal-machine », qui a été reçu par les successeurs de

28 JONAS, « La vie, la mort et le corps dans la théorie de l’être », art. cit., p. 19. Ruyer écrit : « La biologie n’est pas séparable des sciences compréhensives », mais ajoute immédiatement : « Certes, le gros œuvre en reste de l’ordre de l’explication. » NF, p.24 29 BERGSON, Henri, « Introduction (Deuxième partie) », in La pensée et le mouvant, Paris, P.U.F., 2009 [1938], p. 51. 30 PICHOT, André, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, chap. V‑VI, notamment pp.395-396.

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105

Descartes comme le paradigme du mécanisme. C’est ainsi qu’il décrit dans le traité sur

L’homme sa machine humaine :

Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme

tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non

seulement il lui donne au-dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi

qu’il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle

mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être

imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.31

Il importe de rappeler que Descartes ne prétend pas ici décrire l’homme lui-même, mais un

automate capable de réaliser toutes les fonctions essentielles de la vie. Il s’agit donc

d’approcher la description du corps humain par la meilleure analogie disponible, en

l’occurrence celle de l’automate. Ce modèle mécanique est censé être la clef

d’interprétation, la grille de lecture qui permettra de déchiffrer le cryptogramme du corps

vivant. Comme le montre François Duchesneau, Descartes n’est pas dupe de l’insuffisance

de son analogie, mais il y a recours à titre de meilleur substitut à une déduction en bonne

et due forme.32 Là où il n’est pas possible de déduire a priori la constitution du corps réel de

l’homme à partir de principes simples (bien que cela soit en droit possible), il faut bien

constater le corps tout fait et proposer un modèle mécanique qui coïncide, autant que

possible, avec ce corps réel, afin de montrer que l’explication des fonctions vitales en

général peut se faire à l’aide des seuls principes mécaniques. Ces précautions

méthodologiques cartésiennes ne seront toutefois pas toujours observées par des

successeurs moins prudents, et quoi qu’il en soit de son statut épistémologique chez

Descartes, le modèle de « l’animal-machine » va structurer durablement le champ de

l’étude du vivant.

Le vivant est donc conçu par Descartes à partir des animaux supérieurs (en l’occurrence et

presque exclusivement, de l’homme) comme un corps organisé capable de remplir des

fonctions déterminées grâce à la disposition, à la configuration et à l’interaction de ses

parties. Le détour par l’action divine dans le traité de L’homme, fût-il seulement un

31 DESCARTES, René, L’homme, AT XI, p. 120. Orthographe modernisée. 32 DUCHESNEAU, François, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Paris, Vrin, 1998, p. 45 sq.

Page 107: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

106

expédient, permet de présenter un corps « tout fait », dont le fonctionnement s’explique

par l’ordre et la configuration des organes. Quoique l’ordre de complexité soit largement

supérieur, la légalité qui préside aux fonctions du corps est du même ordre que celle qui

régit les mouvements du moulin ou de l’horloge. Mais cette reconstruction a posteriori

souffre d’un défaut constitutif : elle se donne nécessairement le corps entièrement formé,

puisqu’elle part des fonctions réelles de l’être vivant adulte pour en proposer un modèle

mécanique. Dans le langage ruyérien, c’est se contenter de la morphologie, partie facile de

la biologie, sans se soucier de la morphogenèse – remplacée par l’intervention divine. La

forme, la disposition, l’interaction des organes y est essentielle, et la machine ne peut

fonctionner qu’une fois entièrement construite. Il faut donc chercher les moyens de rendre

compte de la formation de l’organisme, de son développement depuis les particules de la

semence jusqu’à cette machinerie constituée.

S’il est vrai que sa théorie du vivant est « incontestablement la plus “romanesque” de sa

physique », comme l’écrit Duchesneau, et le lieu d’une « audace spéculative (...) extrême »,

la tentative cartésienne d’explication de l’embryogenèse est sans doute le paroxysme de

cette audace.33 Descartes y décrit une véritable auto-organisation de la matière, une

épigenèse qui ne fait intervenir ni modèle ni horloger, mais le seul jeu des éléments

matériels se liant, s’assemblant, se poussant d’eux-mêmes du seul fait de leur constitution

élémentaire et des lois physiques. Il dépeint dans sa Description du corps humain une sorte

de fermentation dans laquelle les fluides indifférenciés des semences produisent un nouvel

être organisé par de simples processus physiques :

[La semence des animaux] semble n’être qu’un mélange confus de deux liqueurs, qui

servant de levain l’une à l’autre, se réchauffent en sorte que quelques-unes de leurs

particules, acquérant la même agitation qu’a le feu, se dilatent, et pressent les autres, et par

ce moyen les disposent peu à peu en la façon qui est requise pour former les membres.34

Descartes poursuit en décrivant les étapes de cette épigenèse : la chaleur produit une

agitation des particules, qui cessent d’être toutes semblables et commencent à s’associer, à

33 Ibid., p. 46.

34 DESCARTES, René, Description du corps humain, AT XI, pp. 253-254. Orthographe modernisée.

Page 108: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

107

former un noyau qui résiste au mouvement des autres particules et qui sera le cœur, à

former un flux circulaire qui donnera naissance à la circulation sanguine, etc. Ici les

organes ne sont plus pensés comme des outils adaptés à la réalisation de fonctions, mais

comme le simple résultat d’une interaction de particules aveugles et sans but.

C’est dans cette auto-organisation épigénétique qu’il faut voir, affirme Pichot, le véritable

mécanisme. Le modèle de l’animal-machine, que l’on juge à tort mécaniste en ce qu’il

fonctionne selon des lois mécaniques, relève en effet d’une conception irréductiblement

finaliste de la vie, dans la mesure où chaque organe est conçu en vue de tous les autres

comme en vue de la fonction qu’il a à accomplir dans le corps, ce qui conduit Descartes à la

recherche du grand horloger capable de produire des instruments aussi bien adaptés à leur

fonction. « En effet, l’animal-machine, doté d’organes fonctionnant mécaniquement, est

une structure assez rigide (...). Le fonctionnement de l’organe nécessite alors que celui-ci

soit déjà constitué, et bien constitué ».35 L’épigenèse radicale destinée à rendre compte de

la formation de la machine vivante est en fait radicalement incompatible avec la notion

même d’un corps-machine : on ne voit pas comment le jeu mécanique aveugle des

particules de matière pourrait produire des organes adaptés à une fonction, cette fonction

étant ultimement ce qui rend raison de la forme et de la disposition des organes. On peut

voir dans le recours au « roman philosophique » du traité De l’Homme et à son automate

créé directement par Dieu l’aveu de cette incompatibilité, ou du moins de l’impuissance de

Descartes à faire advenir son homme-machine par la simple auto-organisation des

particules.

Cette théorie de la reproduction et du développement embryonnaire reste chez Descartes

à l’état d’ébauche, mais on trouve déjà dans l’irréductibilité de ces deux voies : l’animal-

machine fonctionnant d’une part, la formation épigénétique d’autre part, la structure du

problème de la vie tel qu’il se pose aux successeurs de Descartes en général, mais aussi à

Ruyer, dont toute la philosophie du vivant peut être lue comme une tentative pour concilier

ces deux pans de la biologie cartésienne.

35 PICHOT, Histoire de la notion de vie, op. cit., p. 386.

Page 109: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

108

En effet, comme le montre encore Pichot36, toute la pensée post-cartésienne hérite de ce

problème et les auteurs seront forcés de choisir un camp. Les uns se revendiqueront

mécanistes (à tort, pour Pichot) : ils adopteront l’animal-machine et rejetteront

l’épigenèse, remplacée par la théorie de la préformation et de l’emboîtement des germes.

Un corps-machine dépendant de son organisation pour vivre semble en effet exiger que

l’organisation précède le développement, qui n’est alors plus qu’un déploiement. Ce sera

par exemple le cas de Swammerdam, de Malebranche, ou encore de Bonnet. Les autres

s’attaqueront à ce mécanisme « machinique », considéré comme une négation de la vie, et

prôneront l’auto-organisation du vivant, soit de façon purement mécanique (Needham),

soit en raison de propriétés spécifiques de la matière vivante (Maupertuis, Buffon), soit

sous l’action d’une âme ou d’un principe vital (Stahl, Bichat et les vitalistes). La biologie

moderne qui naît avec Lamarck, Claude Bernard et Darwin cherchera à son tour à résoudre

ce problème, laissé largement ouvert par la confusion des pensées de la vie du XVIIème et

XVIIIème siècle.

2.3 Le sens caché de l’animal-machine

Ceci posé, nous voudrions maintenant montrer comment Ruyer s’inscrit lui-même dans

cette problématique. Nulle allusion chez lui à l’embryologie cartésienne, qu’il ignore peut-

être : la thèse de Pichot s’en trouverait plutôt renforcée, puisque cela signifierait qu’à

travers la fréquentation des biologistes de son temps, de Kant, de Cournot et de Bergson, il

a été conduit à ce même problème qui structure toute l’histoire de cette science. En

revanche, la référence au corps-machine est dans sa pensée à la fois constante et

structurante. Donnons-en un exemple caractéristique :

Les dents sont des appareils broyeurs, l’estomac une cornue et un mélangeur automatique.

(...) l’organisme est précisément un ensemble d’organes qui ressemblent, malgré leur

complexité très supérieure, à tout l’outillage de l’industrie humaine. Mais un sens domine

tout cet arsenal, comme l’esprit de l’homme domine tout son outillage.37

36 Ibid., p. 388 sq., particulièrement pp.395-396. 37 NF, pp. 22-24

Page 110: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

109

Ruyer, malgré ses critiques du mécanisme, n’a aucune difficulté à faire sienne une

telle vision de l’organisme, et ce pour au moins deux raisons. La première est la nécessité

de ménager une place à la science mécaniste, qui a depuis Descartes fait la preuve de son

efficacité. Mais cette concession apparente n’en est pas vraiment une. L’efficacité du

modèle de l’animal-machine est au contraire un appui précieux pour une philosophie

finaliste, car c’est un modèle inintelligible sans appel à la finalité. En effet, qui dit machine

dit harmonie de parties faites chacune en vue des autres, et en vue d’accomplir une

fonction. Une machine est un ensemble d’outils travaillant ensemble, chacun selon sa

forme, celle-ci étant conçue en vue d’une fonction, et le tout étant construit en vue d’une

fin précédant son invention et sa construction. Ruyer va même jusqu’à forger ce que l’on

pourrait appeler le modèle de « l’animal-usine », l’usine étant ici comprise comme la

réunion de sous-ensembles aussi automatisés que possible :

L’organisme lui-même, encore plus qu’un ensemble d’outils, est une usine

perfectionnée, où l’automatisme est poussé extrêmement loin, même s’il y subsiste une

« surveillance » régulatrice qui continue l’activité formatrice de l’embryogénie.38

On voit dans cet extrait que l’image de l’usine intéresse Ruyer par son type d’unité :

contrairement à la machine de Descartes, il n’y a même plus d’intégration physique directe

entre les différents sous-ensembles, chacun pouvant fonctionner séparément. Il faut dès

lors imaginer des circuits de transmission qui rétablissent la continuité d’un atelier ou

d’une machine à un autre, en transmettant notamment l’information qui permet de

coordonner l’ensemble, et maintenir une surveillance globale subjective qui entretient et

répare. C’est précisément le modèle de l’individualité « rattrapée », grâce au système

nerveux et à la conscience organique primaire, que Ruyer développe pour penser l’unité de

l’organisme.

L’idée de l’organisme comme machine, usine ou boîte à outils fait intervenir une

double, voire une triple finalité : celle-ci régit en effet la « construction », la

« constitution » et « l’emploi » de l’organe en question. La construction, parce que l’organe

38 RUYER, « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », art. cit., p. 303.

Page 111: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

110

comme l’outil doit d’abord être formé à partir de la matière en vue d’accomplir sa fonction.

C’est donc un premier processus d’information. C’est pourquoi la finalité est en même temps

indispensable pour expliquer la « constitution » de l’organe, c’est-à-dire la structure qui lui

permet de fonctionner : c’est la fonction qui guide la construction de l’organe, et qui

explique sa constitution. C’est ici le retournement exact de la démarche cartésienne :

reconstituer la fonction dans un automate n’explique rien pour Ruyer. C’est la finalité qui

est le principe explicatif nécessaire de la structure de chaque organe, ou de chaque rouage

de la machine. Enfin, l’organe une fois constitué doit être employé à quelque chose, et c’est

à nouveau la finalité de l’action qui seule peut rendre compte de l’emploi qui est fait de

l’organe. Le recours à la finalité est rendu d’autant plus important par le caractère

« vicariant » de l’organe-outil : si un même organe peut servir à plusieurs fonctions, se

substituer à un autre, permettre l’invention d’un comportement nouveau, alors sa seule

structure ne suffit pas à expliquer son emploi. Tout en adoptant le modèle du corps-

machine, Ruyer tente de lui redonner la souplesse et l’inventivité de la vie, qui ne sont pas

le jeu prédéterminé de rouages bien disposés, dont on pourrait à l’avance déduire le

mouvement. C’est pourquoi il considère, comme on le verra, que les caractères propres de

la vie se trouvent davantage dans les vivants les plus simples, comme ces amibes qui

doivent se déformer pour « inventer » leurs organes, que dans les organismes complexes,

déjà atteints par une forme de mécanisation.

Ruyer trouve dans le livre de Cuénot l’écho exact et peut-être la source de cette conception :

Un organisme est essentiellement téléologique, c’est-à-dire qu’il est arrangé pour une fin

qui est la continuation de la Vie, d’abord individuelle, ensuite raciale ; la notion d’organe

comme l’œil, l’oreille, évoque invinciblement l’idée de fonction, d’un service à rendre.

L’organisme étant donné, tout ce qui s’y passe relève du déterminisme physico-chimique ;

cependant la comparaison cartésienne de l’organisme avec une machine est une

contradiction dans les termes, car le travail mécanique de la machine est l’effet de sa

construction, ce qui suppose l’ingénieur qui l’a conçue et construite, et même celui qui la

dirige et la règle ; c’est donc un concept téléologique ; aussi Driesch est-il logique en logeant

Page 112: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

111

l’ingénieur (c’est-à-dire l’entéléchie) dans la machine ; le mécanicisme, pour expliquer

l’auto-régulation, est forcé d’imaginer chaque fois une machine accessoire.39

C’est encore le mérite de Pichot que d’avoir clairement mis en évidence ce caractère

finaliste du modèle de l’animal-machine, particulièrement visible dans ses racines

historiques, qui remontent en fait non à Descartes, mais à Galien, et à sa conception de

l’organe comme instrument (providentiellement) adapté à une fonction. C’est ce finalisme,

inspiré d’Aristote, mais considérablement rigidifié (sous l’influence stoïcienne notamment)

et mis sous la coupe de la Providence divine, qui forme le fond conceptuel de la biologie

galénique. « La finalité galénique, écrit Pichot, est une finalité où le corps est décomposé

en parties, et où chaque partie a une utilité inhérente à sa fonction. »40 Chez Galien, la

nature perd l’essentiel de la force créatrice immanente qu’elle avait chez Aristote, pouvoir

qui revient désormais à Dieu, ou à une nature divinisée et providentielle. Il peut donc se

livrer à de longs exposés émerveillés devant la précision avec laquelle la Providence a

disposé chaque organe en vue de lui faire parfaitement accomplir sa fonction.

Le pied (...) n’a pas une construction inférieure à celle de l’œil ou du cerveau. Toutes ses

parties sont parfaitement disposées pour la fonction qu’il est appelé à remplir. (...) Le

cerveau est la source de la sensation et des nerfs. Cela prouve-t-il que la construction du

cerveau soit supérieure à celle du pied, si chacun d’eux s’acquitte au mieux de la fonction

pour laquelle il a été créé dès le principe ? Le cerveau sans le pied serait incomplet, comme

le pied sans le cerveau. L’un a besoin, je pense, d’un véhicule, l’autre de sensation.41

C’est donc à Galien que l’on doit l’idée d’un corps-machine fait d’organes-outils dont

chacun est parfaitement adapté à une fonction, et dont l’harmonie d’ensemble ne peut

s’expliquer que par la sagesse de « l’Ordonnateur ». Descartes le débarrasse certes de ses

« facultés naturelles », ces pouvoirs téléologiques mystérieux qui inspirèrent à Molière sa

fameuse « vertu dormitive de l’opium ». Il écarte « Dieu ou la nature » des causes

légitimement utilisables dans l’étude du corps, laquelle doit se faire dans le strict cadre des

lois mécaniques dont Dieu se contente de garantir l’immuabilité. Descartes croit s’opposer

39 CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 149. 40 PICHOT, Histoire de la notion de vie, op. cit., p. 142. 41 GALIEN, « De l’utilité des parties du corps humain », in Oeuvres anatomiques, physiologiques et médicales I, Paris, Baillière, 1854, p. 263‑264.

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112

ainsi vigoureusement à Galien et à ses scolastiques successeurs, et purger la philosophie

naturelle de l’obscurité des essences et des causes finales. Mais c’est pour mieux conserver

le couple de l’organe et de la fonction, celle-ci expliquant celui-là, et l’idée du vivant comme

machine harmonieusement construite. C’est même une machine au fonctionnement

d’autant plus rigide que ses organes sont dépourvus de ces facultés « attractive »,

« nutritive », etc. qui leur donnaient chez Galien une forme de compétence propre. Les

successeurs de Descartes croiront approfondir un mécanisme radical en reprenant à leur

compte le modèle de l’animal-machine qui les conduira pourtant bien vite, après abandon

de l’épigenèse cartésienne (authentiquement mécaniste et spontanée), aux thèses de la

préformation et de l’emboîtement des germes qui achèvent de faire des organismes vivants

autant de fruits directs de la création divine. Un organisme fonctionnant à la manière d’une

machine, avec ses rouages prévus chacun pour leur fonction, peut difficilement être pensé

sans le référer à l’artisan qui a ainsi pensé ces fonctions et adapté ces outils.

Pour reprendre les termes de Pichot, on peut dire que Ruyer, s’il n’a pas su (ou pas voulu)

rejeter l’animal-machine, en a bien vu le caractère de « faux mécanisme », inintelligible

sans référence à une finalité. Il formule d’ailleurs très explicitement ce retournement :

Aussi la biologie mécaniste n’est pas nécessairement une biologie anti-finaliste. On pourrait

même croire que la biologie mécaniste est plus naturellement finaliste qu’anti-finaliste.42

Ruyer semble opérer avec ce « finalisme machinique » un retour (inconscient) à une forme

de galénisme plutôt qu’à la phusis d’Aristote.43 Il ne ferait ainsi que révéler le geste

constitutif de la biologie post-cartésienne, qui s’est voulue mécaniste en conservant le

modèle de l’animal-machine et en niant son caractère finaliste. Mécanisme et organicisme

commettent finalement la même faute, celle de se donner la machine déjà montée sans en

expliquer la formation :

Des organicistes comme Rostan, le fondateur de la doctrine, et Delage, ont fini par trouver

que Descartes était leur précurseur, puisque pour lui « la digestion des viandes…, la

respiration, la veille et le sommeil suivent tout naturellement de la seule disposition des

42 NF, pp. 25-26. 43 On retrouvera d’ailleurs chez lui une interprétation de la « compétence » des organes et des tissus qui n’est pas sans rappeler les facultés naturelles galéniques.

Page 114: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

113

organes ». Le pouvoir de vivre, dit Rostan, n’est pas une propriété à part, c’est « la machine

montée ». Mais le nom de cette doctrine est évidemment « mécanisme », et non

« organicisme ».44

Cependant, cette faute est une demi-vérité plus qu’une erreur complète : il suffit

d’adjoindre à ce mécanisme la conscience qui en donne le sens pour la compléter. Ruyer

pense le mécanisme comme Descartes, et c’est de Descartes et de ses successeurs directs

qu’il tire non seulement sa position du problème, mais aussi les termes de la solution : n’est-

ce pas par une nouvelle conception de l’étendue, aboutissant à une monadologie nouvelle

corrigeant celle de Leibniz, qu’il entend résoudre le problème ? C’est qu’au fond, les

avancées les plus prometteuses des explications matérialistes ne sont jamais pour lui que

des développements du mécanisme « par chocs et poussée ». Même les machines à

information de la cybernétique dans lesquelles beaucoup ont vu la solution du problème de

la finalité sont considérées par Ruyer comme un nouvel avatar de l’automate du XVIIème

siècle, suscitant les mêmes attentes et les mêmes illusions.45 Enfin, en reposant à nouveaux

frais le problème du mécanisme et du finalisme, il entend corriger l’idée de Dieu

inévitablement faussée par une conception incomplète de la nature.

Ce n’est pas, certes, par l’assimilation de l’organisme et d’un ensemble de machines,

que l’on pourra échapper à la téléologie. Toute explication de la téléologie organique, par

l’analogie avec des machines, revient simplement à expliquer la téléologie interne par le

moyen d’une téléologie externe, mais c’est toujours de la téléologie. Plus le mécanisme est

grossier, comme celui de Descartes, plus grossière est la téléologie correspondante. Plus le

corps humain ressemble à un automate des jardins royaux, plus Dieu ressemble à un

ingénieur italien.46

Le projet de Ruyer apparaît ici nettement en négatif : il veut élaborer la téléologie

« fine » qui rendra compte à la fois des raffinements du mécanisme du XXème siècle, moins

grossier tout de même que celui de Descartes, et de la véritable nature de Dieu. Parti de la

44 RUYER, NF, p. 227. 45 « La “cybernétique” éveille aujourd’hui les mêmes enthousiasmes et les mêmes illusions que les automates hydrauliques ou pneumatiques, qui donnaient à Descartes l’idée du réflexe. » Ibid., p. 48.

46 Ibid., p. 26.

Page 115: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

114

structure matérielle de l’être et des corps vivants, nous sommes ainsi conduits dans une

double direction : en deçà de cette structure, vers la forme vraie dont elle n’est que le

produit, l’instrument et le soutien ; au-delà d’elle, vers le domaine des essences et le Dieu

« Fin des fins » qui les contient. Pour n’être pas un Dieu horloger ou ingénieur, le Dieu de

Ruyer n’en jouera pas moins le rôle qu’il assigne au Dieu de Descartes : soutenir dans

l’existence tous les êtres, et rendre compte de leur caractère téléologique. Malgré son

ironie, la formule sur le Dieu « ingénieur italien » n’est pas la critique du recours à Dieu en

général, seulement celle de la « grossièreté » de la divinité cartésienne, qui doit être

corrigée.

3. Le corps comme invention technique

L’ontologie de Ruyer peut donc être comprise comme un moyen de résoudre le

problème de la double biologie cartésienne : produire le corps-machine à partir d’une

épigenèse radicale. En effet, le développement épigénétique du vivant comme activité

formatrice y est précisément la propriété centrale du vivant, qui invente son corps comme

l’artisan invente ses outils.

3.1 Vivre, c’est former ses outils

Pour penser l’épigenèse, Ruyer s’appuie une fois de plus sur le concept de

« fonction », pour montrer cette fois que c’est la fonction qui crée l’organe. Croyant

prendre ainsi le contrepied du mécanisme cartésien, il va en fait moins loin que Descartes

dans la partie épigénétique de sa biologie. Celle-ci en effet renonçait tout à fait à la dualité

organe-fonction, pour montrer l’organisme apparaissant selon le jeu entièrement aveugle

de la matière en mouvement. Pour rudimentaire qu’elle soit, cette embryogenèse

cartésienne donne le modèle d’une authentique épigenèse, un développement qui n’est

guidé ni par une cause finale ni par une structure préexistante, et peut être décrit sans faire

appel à l’idée d’une fonction à accomplir. Elle est donc extrêmement difficile, pour ne pas

dire impossible à concilier avec le modèle de l’animal-machine, dans lequel 1) chaque

organe se comprend en référence à sa fonction et 2) la machine entière ne peut vivre, c’est-

à-dire fonctionner, qu’une fois entièrement constituée. C’est sans doute pourquoi

Page 116: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

115

Descartes s’est avoué vaincu devant ce problème, et pourquoi ses successeurs (comme

Malebranche) ont été contraints à la thèse de la préformation et de l’emboîtement des

germes : une machine qui doit être entièrement constituée pour fonctionner ne peut

d’abord se former elle-même, elle doit avoir été toujours déjà formée, en miniature, et ce

depuis la création du monde.

Tout en rejetant fermement la préformation (y compris génétique), Ruyer n’en

cherche pas moins à concilier épigenèse et animal-machine, et il ne va y parvenir qu’au

prix de l’abandon de l’épigenèse radicale. Son approche consiste en effet à conserver le

cadre organe-fonction, mais en se contentant de le renverser : ainsi, tout en ayant le

sentiment de triompher du « machinisme », Ruyer en conserve la structure. Ce

renversement consiste à affirmer que ce n’est pas l’organe, entièrement donné, qui réalise

ensuite sa fonction, mais bien la fonction qui crée l’organe (selon la formule souvent prêtée

à Lamarck). Le développement est donc un « apport de formes »47, ce qui pourrait passer

pour une tautologie, mais qu’il faut comprendre dans le lexique ruyérien. L’idée d’apport y

est opposée à celle d’apparition, qui implique que la forme ne serait qu’un résultat constaté

par l’observateur. Elle suppose au contraire que cette forme préexiste à son apparition,

d’une certaine manière, ou du moins qu’elle est le résultat d’une activité qui tend vers un

but, qui « apporte » dans le processus de l’information (le mot prenant ici tout son sens)

qui n’était pas contenue dans ses conditions initiales, et qui n’était pas prévisible. C’est ce

que Ruyer nomme « l’anticipation de la fonction sur la structure ».48

❖ L’amibe ou la vie dépouillée

Le travail qu’il va mener sur les données biologiques disponibles à son époque va donc

consister pour une grande partie à y chercher les traces de cette activité non mécanique,

cette création de formes qui doit précéder la structure entièrement montée et

fonctionnelle d’un organisme. C’est donc sans surprise chez les vivants les plus simples

qu’il tourne son regard : chez les microorganismes unicellulaires, aucun fonctionnement

47 RUYER, GFV, p. 21.

48 Ibid., p. 22.

Page 117: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

116

mécanique ne vient obscurcir l’action formatrice. Celle-ci pourra donc apparaître sans

doute possible aux yeux de l’observateur non prévenu, c’est-à-dire non aveuglé par le

dogme mécaniste. Dès 1938, Ruyer publie ainsi un article intitulé « Le paradoxe de l’amibe

et la psychologie », consacré au comportement révélateur de ce petit être. L’amibe est un

protozoaire à la forme plastique, qui selon ses besoins (déplacement, capture de proies…)

se déforme pour étendre dans l’une ou l’autre direction un petit tentacule nommé

« pseudopode ».

Ruyer s’inspire ici d’un ouvrage du zoologiste Herbert Spencer Jennings (1868-1947)

consacré aux unicellulaires et paru en 1906. Le biologiste Jacques Loeb (1859-1924) était

alors le défenseur d’une position mécaniste réductionniste, d’après laquelle le

comportement était réductible à des « mouvements forcés » par des réactions physico-

chimiques. Contre cette position, H.S. Jennings défendit dans un ouvrage célèbre à

l’époque, Behavior of the Lower Organisms (Le comportement des organismes inférieurs), la

variabilité et la plasticité du comportement chez les vivants les plus simples.49 C’est de cet

ouvrage, en lui-même dépourvu de finalisme, que Ruyer tirera l’idée d’un comportement

intelligent de l’amibe, qui lui fournit l’une des premières « preuves » de l’existence d’une

conscience primaire à l’œuvre dans tout vivant, avant tout système nerveux. Son article

s’ouvre d’ailleurs sur cette phrase de Samuel Butler, que l’article prendra pour thèse : « De

l’homme à l’amibe, les organes spécialisés diminuent, tout comme les sens spécialisés. Mais

l’organisation diminue plus vite que l’esprit. L’amibe a plus d’esprit, en proportion de son

corps, que l’homme en proportion du sien. »50 C’est bien la thèse de l’article, à l’exception

notable du mot « esprit » (mind) sur lequel nous reviendrons. L’amibe intéresse Ruyer pour

49 JENNINGS, Herbert Spencer, Behavior of the Lower Organisms, New York, Columbia University Press, 1906. Jennings décrit bien la capacité surprenante d’animaux unicellulaires à s’adapter à leur environnement, mais il l’interprète comme un ensemble de réactions chimiques et de transferts d’énergie en relation les uns avec les autres (voir notamment p.349-350). Jennings est devenu par la suite un éminent généticien, et son ouvrage le plus diffusé, The Biological Basis of Human Nature, présente une puissante critique des erreurs communes sur la génétique, des discours racistes et des programmes eugénistes irréalistes qu’elles entraînent, critique qui n’est pas sans concerner l’eugénisme de Ruyer (et son rapport à la génétique en général). The Biological Basis of Human Nature, New York, W. W. Norton & Company, 1930, chap. 9-10 notamment.

50 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 472. Nous traduisons. Ruyer donne en référence : S. BUTLER, Further extracts from the Note-Books, p.111.

Page 118: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

117

le paradoxe qu’elle représente : dépourvue de tous les organes spécialisés dont sont dotés

les animaux supérieurs, elle présente pourtant un comportement complexe qui semble

dénoter d’étonnantes facultés d’invention et d’adaptation.

D’ordinaire nous pouvons constater un parallélisme satisfaisant entre les

performances et l’organisation — c’est-à-dire la complexité unifiée — des êtres. Au

contraire, dans le cas des protozoaires, de l’amibe particulièrement, le parallélisme est

rompu. D’une part, la structure de l’amibe, cellule sans forme bien définie, avec d’assez

vagues organoïdes, est incomparablement plus simple que celles des animaux supérieurs.

D’autre part, son comportement ne diffère pas essentiellement de celui d’animaux bien plus

compliqués. Elle capture des proies, elle réagit d’une façon variée et graduée aux actions

extérieures, elle fuit les milieux nocifs, s’accoutume, cherche, par essais et erreurs, des

conditions favorables et habituelles, semble même obéir à des instincts, etc.51

Les termes mêmes dans lesquels Ruyer décrit le « comportement » des unicellulaires

signalent déjà la conclusion qu’il faut tirer de ces observations, et qui surgira quelques

lignes plus loin : de tels processus sont inexplicables par le mécanisme physico-chimique,

qui les attribue d’ordinaire à l’effet des stimuli extérieurs sur le système nerveux de

l’animal. S’ils subsistent une fois « ôté » l’édifice bien structuré du système nerveux et des

organes des sens, c’est que ceux-ci n’en sont ni la condition nécessaire ni la véritable cause.

Il faut donc postuler une forme de conscience ou de sensibilité interne qui, sans permettre

la perception du monde extérieur, peut tout de même guider le comportement.

À l’inverse, l’édifice structuré des organes et des nerfs doit sortir tout entier de cette

activité formatrice primordiale. En effet, qui dit outils dit invention d’outils, et, si le

cerveau n’est qu’un outil parmi d’autres, il ne peut être la condition de toute invention. « Il

ne peut avoir le monopole de l’invention, puisque, bon gré mal gré, il faut bien reconnaître,

que l’on recule ou non devant le mot, une invention organique des outils organiques. »52

Jusqu’où Ruyer admet-il littéralement la métaphore technique ? Jusqu’au bout, semble-t-il,

puisqu’il écrit ensuite : « Ces outils sont tout à fait analogues aux outils fabriqués par

51 Ibid.

52 RUYER, NF, p. 43.

Page 119: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

118

l’homme à l’aide de son cerveau, analogues par leur forme sinon par leur matière. Le

cerveau humain est certainement responsable du fait qu’il existe des outils en bois ou en

acier ; il n’est sûrement pas responsable de l’existence d’outils-organes, faits de cellules

vivantes »53, des pseudopodes de l’amibe aux reins, aux poumons et au cerveau lui-même.

Le terme d’analogie prend ici le sens qu’il a en biologie, celui de la similitude de fonction,

par distinction avec l’homologie, qui indique la similitude d’origine. L’aile de l’oiseau et

celle de la chauve-souris sont analogues, car elles ont la même fonction, quoique leur

aspect, leur structure et leur histoire évolutive soient différents. Ici, les organes et les outils

humains n’ont certes pas toujours la même fonction, mais ils ont en commun d’avoir une

fonction, et d’être inventés en vue de cette fonction. Sans compter, comme nous l’avons dit

plus haut, que les outils de l’homme servent bien souvent à la poursuite “en circuit externe”

de la finalité des outils internes que sont les organes : la lance, la marmite ou le four à

micro-ondes sont des moyens externes qui ne visent qu’à permettre et faciliter la fonction

nourricière du système digestif, et il n’y a pas seulement ressemblance, mais analogie et

continuité de l’un à l’autre.

(…) l’amibe, parmi les vivants, est comme le pauvre parmi les hommes. Elle n’a pas de

moyens, de matériel, d’outillage, mais elle fait la preuve qu’une sorte d’égalité essentielle

lui reste. Un principe de comportement, d’autoconduction, ne lui fait pas défaut. Il est

difficile de ne pas conclure que le système nerveux, chez les animaux supérieurs, est à

ranger dans la catégorie des “richesses” de l’être vivant, richesses très commodes, mais non

indispensables ».54

Nous trouvons dans l’analyse ruyérienne de l’amibe la solution d’une difficulté

soulevée plus haut, celle de l’apparente contradiction de Ruyer lorsqu’il passe tour à tour

de la finalité conçue comme rigidité d’un mécanisme tourné vers une fonction, et comme

formation qui invente et s’adapte. C’est qu’en réalité pour Ruyer, proche en cela du Bergson

de L’évolution créatrice55, la force formatrice du vivant est création de mécanismes, et que la

53 Ibid.

54 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 474.

55 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, édition critique dir. F. Worms, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 [1941], chap. II.

Page 120: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

119

vie tend à se rigidifier dans des configurations de moins en moins souples. La vie se

complexifie en se reposant toujours plus sur des mécanismes relativement autonomes, sur

des fonctionnements purs. Canguilhem souligne le fait que le grec mècanè signifie à la fois

ruse et machine, deux sens qui n’en font qu’un. 56 La machine est en effet une véritable ruse

de la raison, puisqu’elle consiste à réaliser ses fins par des médiations qui agissent selon

leur nature propre. La ruse de l’horloger consiste à atteindre sa fin par le truchement de

rouages eux-mêmes incapables de lire l’heure, et qui se bornent à suivre leur nature de

roue dentée ou de ressort. On retrouve ici une définition de la vie chez Ruyer : être vivant,

c’est s’organiser soi-même en sous-individualités relativement autonomes qui, en

fonctionnant, assurent presque malgré elles la survie de l’ensemble. Plus le vivant est

complexe et organisé, plus le « stratagème » devient « machine » : là où l’amibe forme

(« improvise » pour Ruyer) des pseudo-membres pour résoudre les problèmes, les

organismes complexes font appel à des membres structurés qu’il n’y a plus qu’à faire

fonctionner selon leur forme et leurs liaisons propres. L’aboutissement du processus est la

fabrication d’outils qui s’adjoignent au corps, puis de machines qui fonctionnent de façon

autonome et réalisent « malgré elles » les fins de leur concepteur. On retrouve ici, appliqué

au vivant, l’une des plus anciennes thèses de Ruyer : l’idée que la conscience se signale

paradoxalement par une réduction des degrés de liberté, que plus il y a de conscience dans

un comportement, moins il paraît libre.

Rien de plus « libre », à un certain point de vue, que la tête d’un homme ivre : dans sa

conscience diminuée, toute action est offerte, et en effet il tente tout et dans tous les sens.

Mais qu’un choc soudain le dégrise ; aussitôt les mouvements capricieux s’arrêtent, il

semble se solidifier comme un mécanisme dans lequel une force de liaison nouvelle a été

introduite, comme une roue qui cesserait brusquement de tourner folle.57

C’est au fond encore à un problème classique que revient Ruyer, celui de l’opposition

cartésienne entre la liberté d’indifférence et la liberté éclairée par la raison. C’est aussi

l’occasion pour Ruyer de se désolidariser de la conception bergsonienne de la

56 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 110.

57 RUYER, « Le versant réel du fonctionnement », art. cit., p. 338.

Page 121: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

120

liberté comme spontanéité : la liberté n’est pas du côté de la création imprévisible, d’un

jaillissement qui échapperait aux mécanismes de l’habitude, mais un comportement dirigé

selon une norme et, en cela, hautement prévisible et en un sens rigide. L’homme n’est

jamais aussi libre que lorsqu’il est « déterminé » au sens moral du terme, lorsqu’il se fixe

un but et qu’il n’en dévie pas. Former des mécanismes (mentaux ou physiques) grâce

auxquels on atteint son but sans dévier est précisément le propre de la conscience libre,

qui use autant qu’elle le peut de mècanè, au double sens de ruse et de machine. En fin de

compte, l’organe lui-même n’est qu’un stratagème solidifié, une ruse par laquelle la nature

assure la persistance d’un fonctionnement indispensable (la respiration par exemple)

mieux que s’il devait être effectué consciemment. On ne retrouve donc pas chez Ruyer

l’opposition de la conscience à la matière, centrale dans L’évolution créatrice, même si l’on y

retrouve l’idée d’une disparition ou d’une réorientation de la conscience à mesure que le

corps se mécanise. L’unité est chez lui plus importante que l’opposition, et la mécanisation

n’est pas une retombée dans l’inerte, mais la marque des progrès supérieurs de la

conscience, qui se donne des outils stables pour n’avoir plus à les improviser.

Ce qui est à la fois frappant et significatif, c’est ce recours à la métaphore de l’outillage

y compris dans le comportement créateur de formes, comportement véritablement

« psychique » et non mécanique pour Ruyer. L’image de l’outil n’est jamais remise en cause,

même dans le cas de l’amibe : elle ne se contente pas de se déformer, de s’adapter, de réagir,

mais elle invente des outils selon ses besoins. Le comportement d’une amibe se réduit

pourtant à la déformation de sa membrane en fonction de la direction du courant qui agite

le cytoplasme, déformation qui permet une forme de reptation et la digestion de proies par

enveloppement. L’analogie avec l’outil, dont la configuration exprime une fonction

donnée, est donc loin d’être évidente. Cette application très large du concept d’outil nous

semble confirmer notre thèse : Ruyer part bien de l’organisme conçu comme une machine,

c’est-à-dire pour lui d’un ensemble d’outils coordonnés, dont il faut comprendre la

construction. Même s’il fait de l’amibe une sorte de vivant paradigmatique, doté de toutes

les caractéristiques vitales, ce vivant primordial n’est atteint qu’en partant du corps-

machine et en le dépouillant progressivement de ses outils, et le comportement même de

l’amibe est encore conçu comme outillage. Ce dont il s’agit, c’est donc bien de rendre

compte de la genèse d’une machine, d’une machine sans mécanicien. Cette conception de

la vie se répercute dans ses deux dimensions dynamiques : le développement individuel,

Page 122: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

121

c’est-à-dire avant tout la morphogenèse embryonnaire, et le développement du vivant dans

son ensemble, c’est-à-dire l’histoire naturelle.

3.2 Réintégrer la technique à la nature

Pour bien comprendre l’assimilation de l’organe à l’outil, et du corps à l’usine, il faut

les réintégrer dans la perspective plus large qui est celle de Ruyer. De même qu’il cherche

à réintégrer l’homme dans la nature, il doit y réintégrer les productions humaines, qui

deviennent autant de productions naturelles. Il s’agit alors d’estomper la distinction entre

le naturel et l’artificiel, pour faire de la technique un élément de la nature, et de la nature

une production de techniques. Si le vivant peut être compris comme une machine, ce n’est

ni un hasard ni une simple analogie : c’est que la machine doit être à son tour comprise

comme un prolongement du vivant. Il n’y a pas de coupure nette entre les domaines de

l’organique et de l’artificiel, la technique étant elle-même un phénomène naturel. L’art

humain imite certes la nature, mais l’art, au sens de l’invention de formes, d’outils adaptés

en vue d’une fonction, préexiste de beaucoup à l’homme. « Invention de formes en vue

d’une fin » pourrait bien être pour Ruyer la définition de la vie, bien avant d’être celle de

l’ingénierie humaine.

❖ De l’organe à l’usine, il y a continuité

À suivre à nouveau Canguilhem58, le vitalisme est toujours en quelque manière une

réaction à l’emprise du modèle de la technique sur notre compréhension du monde,

toujours suspecte de réduire la nature à ce que l’homme peut faire et donc comprendre.

Ruyer s’écarte d’un tel vitalisme en suivant la voie indiquée par Canguilhem lui-même :

celle d’une naturalisation de la technique, qui assimile les machines à des organes

supplémentaires que l’homme se donne. Une certaine réduction de l’organisme à la

machine est possible pour Ruyer, mais c’est parce que la technique elle-même est naturelle,

elle émerge de la nature au même titre que le vivant et ne peut prétendre à un statut

ontologique séparé, quoiqu’elle constitue pour l’homme un monde artificiel à part. Toute

58 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 109.

Page 123: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

122

réduction n’est possible qu’en raison de la profonde continuité qui unit tous les êtres

naturels, du moins tous ceux qui sont dotés d’une unité et d’une finalité – ce qui inclut les

productions techniques. Les machines ne présentent certes qu’une finalité « fossile » et une

unité de second ordre. Elles ne tiennent leur unité que de l’unité de la conscience humaine

qui les a inventées et produites, et elles sont le résultat d’une finalité extérieure à elles.59

De plus, leur unité est précaire et, en l’absence d’une conscience qui les entretient et les

répare, elles se désagrègent.60 Mais cette unité précaire et destinée à se désagréger est,

comme on l’a vu, celle de tous les organismes, quoique dans ce cas les outils soient internes

et non externes, et que la conscience productrice et réparatrice ne soit pas extérieure à ses

productions.

On trouve donc chez Ruyer une multiplicité de textes semblables à l’extrait suivant,

qui visent à mettre en évidence la continuité du corps et de la technique la plus aboutie :

Un organisme vivant — humain — en état d’inanition, commence par utiliser les

réserves d’hydrate de carbone contenues dans son foie. Si cela ne suffit pas, il utilise ses

membres et ses organes sensoriels pour chercher du sucre dans le buffet de la cuisine et il

le casse éventuellement avec un outil approprié. Mais ce sucre, acheté à l’épicerie, suppose

l’existence non seulement d’outils, mais d’usines et de machines, plus ou moins

perfectionnées et automatiques. L’outil prolonge l’organe, mais la machine et l’usine

prolongent l’outil. La machine et l’usine prolongent donc aussi l’organe. Personne ne

soutiendra que l’on puisse mettre quelque part une coupure absolue, métaphysique, entre

l’outil primitif et l’usine perfectionnée. L’outil qui marche tout seul est encore un outil. Cela

revient donc à admettre que l’usine perfectionnée est encore liée à l’organisme, qu’elle en

sort indirectement, mais sans rupture de continuité.61

59 « [Les] structures agencées et interconnectées d’une machine sont l’indice d’une conscience qui s’est appliquée autrefois à cet agencement, et représentent, peut-on dire, de la finalité fossile ». RUYER, NF, p. 88.

60 Si un ermite vivant dans une cabane et cultivant son jardin sombre dans l’inconscience, « la suppression de la conscience condamnera cependant tout ce petit monde humain à la dissolution à terme. La cabane, non réparée, tombera en ruines, le jardin retournera à l’état sauvage. Bref, la suppression des liaisons conscientes supprimera les formes correspondantes. » Ibid., p. 126.

61 RUYER, « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », art. cit., p. 303.

Page 124: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

123

Ce texte est exemplaire de cette volonté de naturaliser la technique en rétablissant

une continuité que nous avons tendance à oublier. Si nous sommes tentés de voir dans la

technique humaine une rupture absolue, c’est seulement parce que nous comparons deux

maillons très éloignés d’une même chaîne. Entre la production d’un fruit par un arbre et

une exploitation agricole moderne, entre le nid d’un oiseau et un immeuble climatisé, entre

la synthèse du glucose dans le foie et une usine de sucre, il semble y avoir un hiatus

infranchissable, le passage d’un ordre à un autre. Mais il n’y a là qu’une illusion qui se

dissipe dès que l’on rétablit l’ensemble de la chaîne qui relie l’usine, aussi gigantesque et

perfectionnée soit-elle, au besoin organique de sucre qui impose d’en produire et d’en

constituer des réserves, et qui fait sortir par étapes successives l’usine du besoin et du

travail de l’organisme. Il s’agit donc pour Ruyer de réduire la distance entre la nature et

l’art, l’artisan n’étant pas un sujet extérieur à une nature-modèle, mais un être naturel

parmi d’autres. De même, lorsque Ruyer distingue la poursuite d’une fin « en circuit

interne » par des processus biologiques, ou « en circuit externe » par la production et

l’utilisation d’outils, ce n’est pas pour les opposer, mais pour souligner que l’un est le

prolongement de l’autre :

Il saute aux yeux qu’il est vain d’établir une frontière précise entre circuit interne et

circuit externe, que ce dernier sort du premier, qu’il complique et prolonge, et qu’il est

absurde d’admettre sens et finalité pour l’un, et de les refuser pour l’autre. La cuisson des

aliments est une prédigestion en circuit externe, de même que la digestion continue

naturellement la préparation et l’ingestion des aliments.62

Le « circuit externe », c’est-à-dire l’invention, la fabrication et l’utilisation d’outils en

vue de satisfaire des besoins spécifiques, ne se comprend que comme continuation d’un

« circuit interne », c’est-à-dire de l’invention, de la fabrication et de l’utilisation d’organes

(et d’instincts) par le vivant, en vue de satisfaire ses besoins. C’est ce que Kaplan nomme

« la conception naïve de la vie », en citant Ruyer comme son meilleur théoricien.63 Cette

conception « naïve », c’est la vie conçue comme l’action ou le produit d’une conscience

62 RUYER, NF, p. 22.

63 KAPLAN, Francis, Entre Dieu et Darwin, le concept manquant, Paris, Le Félin, 2009, p. 49.

Page 125: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

124

analogue à la conscience humaine, inventant en vue d’un but connu. Quelles que soient les

difficultés de la thèse ruyérienne, on peut toutefois discuter ce renvoi à la « naïveté », pour

autant que le terme semble impliquer l’ignorance des difficultés que pose le finalisme.

Ruyer, en bute toute sa vie aux critiques et formé à l’étude des grands problèmes classiques

de l’histoire de la pensée, ne peut ignorer les risques de l’anthropomorphisme et les

objections multiples faites au finalisme, qu’il prend souvent soin d’énumérer et de réfuter

une à une. On peut voir au contraire la philosophie de Ruyer, et particulièrement son

approche du vivant, comme la tentative de répondre à ces critiques dont il a conscience, et

de justifier en l’assumant un certain anthropomorphisme qu’il juge légitime.

L’anthropomorphisme bien compris n’est-il pas la pierre angulaire de la « grande voie

naturelle de la philosophie » dans laquelle Ruyer entend se situer ?64 La naturalisation de

la technique, qui est l’aboutissement de la réintégration de l’homme dans la nature, est une

étape de cette justification : c’est à titre de production naturelle que la machine peut servir

de modèle à l’organisme. C’est aussi ce caractère de production naturelle qui en souligne

l’insuffisance explicative : on peut comparer le corps et la machine en tant qu’êtres

naturels, mais il faut pour les comprendre remonter à la source commune qui produit le

vivant et, à travers lui, la machine. Aussi cruciale soit-elle, l’étude de l’organisme n’est

qu’un moment du système ruyérien, une des voies par lesquelles on peut remonter à une

mystérieuse source primordiale de toute conscience individuelle et donc de tout

organisme.

Le machinisme est le prolongement de la finalité organique, et comme la finalité organique

sort d’une source mystérieuse que l’on ne peut désigner que par x, la technique humaine,

qui est réputée faire toute l’histoire de l’homme, est donc l’expression, comme la main ou

le cerveau de l’homme, d’un Logos invisible, qui ne diffère de l’Esprit absolu de Hegel que

par ce qu’il est apparemment plus transcendant.65

Ainsi, si les cartésiens refusaient d’assumer le finalisme impliqué par leur description

du vivant, les marxistes quant à eux commettent la même faute à l’égard de leur description

64 Cf. notre introduction, et notre chap. 3, §3.2

65 RUYER, « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », art. cit., p. 304.

Page 126: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

125

de la technique : la machine n’étant qu’un prolongement de l’organisme, la technique doit

être réinsérée dans une histoire du vivant, qui elle-même ne peut être entièrement

matérielle précisément parce qu’elle est une histoire d’inventions radicalement nouvelles.

Le matérialisme des marxistes est donc « un paradoxe, car il est visible, au contraire, que

l’x qui fait l’organisme fait aussi, indirectement, les usines et la technique. »66 Nous devrons

donc nous pencher sur la nature de cette source de toute vie, qui met en continuité la

conscience humaine à l’œuvre dans la pensée comme dans la technique, la conscience

organique qui « fait » chaque organisme individuel à partir d’un œuf, l’histoire naturelle

qui produit l’espèce de cet organisme, et le « Logos invisible » dont tous ces êtres ne sont

que l’expression. Mais si, comme nous voudrions le montrer, les termes du problème

déterminent en partie sa solution, il nous faut d’abord achever de comprendre comment

Ruyer conçoit cet organisme vivant dont toutes ces hypothèses servent, en dernière

instance, à rendre compte. Cela passe, comme le montre la critique de l’histoire marxiste

citée ci-dessus, par l’intégration de la technique dans l’histoire naturelle, comme un

moment de l’évolution du vivant.

3.3 Une histoire biologique de la technique

Pour Ruyer, c’est toute l’histoire du vivant qu’il faut comprendre comme une course

aux armements, aux outillages, aux perfectionnements techniques. L’histoire des

techniques humaines n’est de ce point de vue que la partie la plus récente de cette

évolution.

Une sorte de « technicisme généralisé » s’applique bien à l’évolution biologique,

mieux même qu’à l’évolution des cultures où intervient la logique interne d’autres valeurs.

L’histoire de la vie est essentiellement l’histoire des perfectionnements techniques des

organismes, et l’histoire de l’homme ne fait pas exception.67

66 Ibid., p. 302‑303.

67 RUYER, AHFS, p. 22.

Page 127: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

126

Non seulement l’évolution du vivant se comprend comme un progrès technique, mais

cette explication est même davantage valable pour le vivant, qui représente en quelque

sorte l’invention technique pure, que pour l’homme, dont les changements font intervenir

non seulement l’histoire des techniques, mais encore celle des idées et des représentations

du monde, des valeurs morales, ou des institutions politiques. Ruyer ne recule toutefois pas

devant l’idée que le « complexe technique » de l’homme, soit l’ensemble des organes

artificiels qu’il produit pour son usage, suffirait à l’identifier comme homme, sinon à

épuiser la nature de l’humanité. De même qu’un animal est identifié comme chat à ce qu’il

possède tous les organes typiques du chat, et les comportements qui en sont le

prolongement direct, de même un animal imaginaire ou extra-terrestre qui disposerait des

mêmes outils techniques que l’homme serait au fond humain, les différences du corps

biologiques étant négligeables à côté de l’extension des organes artificiels :

Pourquoi ne pas imaginer un Reptile « hominien » [qui] rattraperait aujourd’hui, en

technique externe, par l’emploi de vêtements perfectionnés ou de thermostats, les défauts de

la technique interne, de même que l’homme rattrape le défaut de pelage (…) ? Mais

précisément, ce Reptile hominien serait alors pratiquement un homme véritable, dont le

« complexe technique » tout à fait semblable au nôtre dans sa nature, aurait eu simplement

des origines historiques différentes. Avec les progrès de la technique externe, il est probable

que les hommes corrigeront bien d’autres traits de leur nature biologique, pour la mettre en

harmonie avec la logique de leur « complexe technique », depuis l’allaitement au biberon

jusqu’au développement en couveuse artificielle.68

❖ Technique, savoir, évolution

Avec cet intérêt pour la technique comme phénomène du monde dont il faut

expliquer l’origine et la légalité propre, Ruyer rejoint un intérêt partagé de son temps, qui

se cristallise dans les années d’après-guerre. Renvoyant comme Ruyer aux travaux d’André

Leroi-Gourhan, Canguilhem affirme ainsi dans sa conférence de 1946 « Machine et

organisme » : « En France, ce sont les ethnographes qui sont le plus près, à l’heure actuelle,

de la constitution d’une philosophie de la technique dont les philosophes se sont

68 Ibid.

Page 128: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

127

désintéressés, attentifs qu’ils ont été avant tout à la philosophie des sciences. » 69 Rappelons

que Ruyer publiera « Marx et Butler ou technologie et finalisme » en 1950 et Néo-finalisme

en 1952. Gilbert Simondon publiera quant à lui Du mode d’existence des objets techniques en

1958. Ainsi Canguilhem en appelle-t-il à un renversement de point de vue qui n’est pas sans

rappeler la perspective ruyérienne :

On a presque toujours cherché, écrit-il, à partir de la structure et du fonctionnement de la

machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ; mais

on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de la

structure et du fonctionnement de l’organisme.70

Dans cet article, Canguilhem met en évidence une impasse de l’explication classique

de l’organisme par la machine : elle postule dans le vivant, comme dans l’ingénierie

humaine, l’antériorité logique et chronologique du savoir sur ses applications, et conduit

soit à doter l’organisme en formation d’un mystérieux savoir préalable de ce qu’il a à faire,

soit à nier toute possibilité d’analogie entre le corps et la machine. C’est précisément ce

problème que Ruyer va tenter de résoudre en s’appuyant sur sa redéfinition de la

conscience, amorcée dans La conscience et le corps. Canguilhem en appelait à une pensée

renouvelée de la technique, qui cesse de la subordonner à un savoir théorique préalable.

Ruyer, lui, cherche plutôt à redéfinir le savoir pour justifier la possibilité d’un « savoir

organique » non théorique, d’une connaissance propre à chaque entité vivante de ce qu’elle

a à faire. À la suite de Cuénot, Ruyer identifie en effet la technique organique au résultat

d’une invention, tout en s’efforçant de ne pas en revenir au finalisme le plus naïf, celui qui

suppose la représentation complète de la fin, soit dans la chose elle-même, soit dans l’esprit

d’un démiurge. Se pose alors le problème dont la position déterminera l’ensemble de la

métaphysique de Ruyer, et qui nécessitera l’articulation d’une monadologie et d’une

théologie naturelle renouvelées. Ce problème est celui d’un savoir non représenté, d’une

science sans conscience de savoir, ou encore de la possibilité de réaliser une finalité sans

représentation de cette fin. Ce problème découle du traitement de la technique comme

69 CANGUILHEM, « Machine et organisme », art. cit., p. 157.

70 Ibid., p. 130.

Page 129: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

128

nature et de la nature comme technique, puisque la technique suppose un savoir sous une

forme ou une autre.

La justification de la naturalité de la technique est rendue plus nécessaire, sans doute,

par les énormes progrès de cette dernière au cours du XIXème et du XXème siècle, qui

semblent avoir creusé un écart désormais irréductible entre le monde artificiel et le monde

naturel. Cet écart est réel, pour Ruyer, et le monde de la technique humaine a sa spécificité.

Mais l’écart n’est pas irréductible, et c’est en remontant dans l’histoire des techniques que

l’on peut retrouver l’origine vitale de celles-ci, leur enracinement dans le corps humain et

les besoins vitaux les plus essentiels, masqués aujourd’hui par la profusion des inventions.

Et même quand les progrès successifs semblent éloigner toujours plus le monde artificiel

des hommes et les produits de la nature, c’est une évolution tout à fait semblable à celle du

vivant que suivent les artefacts.

Comme Canguilhem, Ruyer renvoie à Leroi-Gourhan pour établir les bases d’une

pensée qui réintègre la technique dans la nature. Ce qu’il reprend surtout chez

l’ethnologue, c’est la pertinence du modèle de l’évolution biologique pour décrire

l’évolution des techniques. Reprenant à son compte cette conclusion de Milieu et

techniques71, il écrit : « L’évolution des techniques demande impérieusement à s’exprimer

en images biologiques : diffusion et ségrégation, mutation et hérédité ».72 Et on trouve bien,

chez Leroi-Gourhan, l’idée souvent réaffirmée qu’il y a un sens à parler d’une évolution des

techniques, qui prolongerait ou imiterait l’évolution des espèces.

La continuité de l’effort technique chez l’Homme fait de la Technologie une discipline où

les valeurs communes au reste de l’Ethnologie ne sont que partiellement applicables. Si l’on

cherche la parenté réelle de la Technologie, c’est vers la Paléontologie, vers la Biologie, au

sens large, qu’il faut s’orienter. À tout instant il est sensible que les éléments techniques se

71 LEROI-GOURHAN, André, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1973 [1945].

72 RUYER, NF, p. 24.

Page 130: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

129

succèdent et s’organisent à la manière d’organismes vivants et que la création humaine, par

sa continuité, calque la création universelle.73

Toutefois, comme le souligne notamment Xavier Guchet74, la reconstitution par Leroi-

Gourhan du progrès technique comme une évolution (logique et non historique) ne doit

pas être comprise comme une naturalisation, une biologisation de la technique, ce que tend

à faire Ruyer. Guchet montre même comment l’idée d’une techno-évolution chez Leroi-

Gourhan (mais aussi chez Simondon) vise à délimiter le domaine propre de la technique

dans son objectivité, et non à la diluer dans la biologie. Leroi-Gourhan lui-même écrit ainsi :

« dans le domaine de l’évolution technique, nous avons rencontré des faits qui peuvent

s’organiser en images biologiques : ce n’est pas dire qu’ils sont du même ordre, mais

simplement que la même réalité se retrouve ici et là dans les manifestations de la vie ».75

Ces passages de Milieu et techniques ne sont d’ailleurs que des extraits d’une conclusion

prospective, qui se contente de souligner des similitudes avec une grande prudence.

Comme l’écrit l’auteur, « Similitude ne signifie pas identité et il ne faut pas oublier que

Technologie et Biologie sont des sciences distinctes qui peuvent conduire à des résultats

assez divergents. »76

L’affirmation que les faits biologiques et techniques « ne sont pas du même ordre »

semble contredire d’emblée la lecture ruyérienne, qui paraît faire de l’outil et de l’organe

deux réalités du même ordre naturel. En fait, ce n’est pas tout à fait aussi simple : Ruyer

73 LEROI-GOURHAN, Milieu et techniques, op. cit., p. 439‑440.

74 GUCHET, Xavier, « Évolution technique et objectivité technique chez Leroi-Gourhan et Simondon », Appareil, no 2, 2008, https://doi.org/10.4000/appareil.580 (consulté le 27/08/20).

75 LEROI-GOURHAN, Milieu et techniques, op. cit., p. 436‑437.

76 Ibid., p. 439‑440. Le texte continue ainsi : « Si la Biologie peut hésiter à prêter à la Vie des plans prédéterminés, nous pouvons attribuer à cette mince pellicule matérielle qui s’interpose entre l’Homme et le Milieu, des tendances, des intentions, un but, parce qu’elle est création humaine et parce que l’homme est apte à désirer. Si nous proposons de juxtaposer Invention et Mutation, Tradition et Transmission des caractères acquis, ce n’est pas pour prendre parti, par extension des valeurs technologiques aux valeurs biologiques ; la complexité des problèmes biologiques nous est assez familière pour que nous observions la plus extrême prudence. (...) il est à prévoir que dans l’avenir la proximité des deux disciplines s’accusera de plus en plus clairement et que, par la confrontation des deux séries de créations de la Nature et de créations de l’Industrie humaine, on parviendra à une perception plus profonde des phénomènes généraux de l’Évolution. »

Page 131: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

130

n’affirme pas l’identité totale du biologique et de l’artificiel, il ne nie pas l’existence du

monde humain en général comme domaine propre de réalité et d’étude. Suivant sa

méthode favorite, il cherche à mettre en évidence des « isomorphismes », des structures

ou plutôt des structurations parallèles dans les divers domaines de la réalité, afin de mettre

en évidence leur solidarité, et leur appartenance à un même mode d’être fondamental. Il

suffit donc à Ruyer que le vivant et la technique, sans être exactement du même ordre,

permettent et même exigent un même type de classification et d’explication.77 Dans les faits

cependant, la volonté d’atténuer la séparation entre des domaines de réalité revient le plus

souvent à empêcher toute délimitation claire de ces domaines, la seule « coupure » valable

restant celle qui sépare les individus vrais et les agrégats.

Pour toutes ces raisons, il n’y a chez Ruyer ni critique virulente de la technique, ni

enthousiasme technophile excessif. C’est que d’une part, la technique n’est que le

prolongement de la vie, et d’autre part, qu’elle ne peut former un domaine autonome et

coupé de l’homme qui l’a produite et qui l’entretient. La technique est inséparable de sa

source dans l’esprit humain, de même que l’homme lui-même est inséparable de la source

ultime de toute vie dont il sort.78

La solution du problème de l’unité de l’organisme vivant implique donc de remonter

vers cette source commune de la vie et de la technique, ou plutôt vers la source de la vie

comme créatrice de techniques. C’est vers le renouvellement ruyérien du concept de

conscience et de l’ontologie monadologique que nous sommes conduits.

***

77 Sur cette « exigence », notons que les faits qui chez Leroi-Gourhan « peuvent s’organiser en images biologiques », sous la plume de Ruyer, « demande[nt] impérieusement à s’exprimer en images biologiques ». Le terme d’image biologique, qui renvoie chez Leroi-Gourhan à des catégories descriptives, désigne bien chez Ruyer une analogie de structure qui témoigne d’une parenté ontologique.

78 Pour plus de précision sur ce point, voir BLANCHARD, Hans-Pascal, « Ruyer et le transhumanisme », Le Portique, no 37‑38, 2016.

Page 132: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

131

Résumons le parcours de Ruyer sur le problème de l’organisme. Parti d’une

redéfinition de la conscience comme subjectivité close sur elle-même, il est conduit à une

ontologie qui fait de cette subjectivité le seul mode d’être vraiment fondamental, et de la

matière un simple sous-produit de celle-ci par agrégation. Cette ontologie prétend donc

tenir ensemble un monisme de la subjectivité et une dualité des modes de causalité : celle-

ci peut être soit psychique, dans le cas des individus subjectifs, soit mécanique, dans le cas

des agrégats et phénomènes de foule. Cette dualité des modes de causalité lui permet de

distinguer dans l’organisme une part mécanique tombant sous le régime explicatif de la

science, et une part d’action psychique, finalisée, qui échappe à l’explication mécaniste.

Soucieux toutefois de jouer jusqu’au bout la partition finaliste, il cherche à faire du

caractère mécanique du corps non une concession à la science, mais une preuve centrale

de la nécessité de la finalité consciente à l’œuvre dans le vivant : s’il y a machine, il y a

nécessairement inventeur, constructeur, mécanicien de la machine. Pour cette double

raison (absorber les explications de la biologie positive et faire valoir le finalisme caché

derrière le mécanisme), il est conduit à concevoir un modèle de plus en plus mécanique du

vivant, le corps étant pensé sur le modèle de la machine, de la boîte à outils ou de l’usine

automatisée. Pourtant, cette pente est dangereuse en ce qu’elle semble coûter à Ruyer son

hypothèse fondamentale : celle qu’il n’y a pas de corps, que le corps n’est que l’envers de la

conscience, et que l’organisme n’est pas unifié comme un agrégat, mais comme une

subjectivité. Où peut-on encore loger celle-ci dans ce corps mécanisé à l’extrême ? Pour que

la dualité des modes de causalité ne devienne pas un dualisme des substances, il faut

parvenir à générer la machine à partir de la vie, et à penser un mode d’unité qui préserve

l’intuition fondamentale de Ruyer tout en intégrant cette dimension mécanique.

Le problème de la coupure entre les deux biologies (physique et psychique,

mécanique et formatrice) débouche donc sur le problème de l’unité du composé hybride

qu’est le corps vivant. Mais ce problème implique à son tour celui du passage de l’un des

ordres à l’autre, c’est-à-dire non pas comme pour la biologie positive du physique au

psychique, mais bien du psychique, qui est l’ordre de la première cellule, de l’unité

primordiale, au physique, qui est l’ordre du corps composé, mécanisé. Il faut en effet

expliquer comment, de l’œuf initial, fût-il pensé comme « domaine absolu », peut surgir

l’édifice de l’organisme. La conséquence logique de la mécanisation du corps est en effet,

Page 133: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

132

comme l’a bien souligné Canguilhem, de loger toute la finalité dans le moment ou dans

l’être chargé d’édifier ce corps-machine :

On peut donc dire qu’en substituant le mécanisme à l’organisme, Descartes fait disparaître

la téléologie de la vie ; mais il ne la fait disparaître qu’apparemment, parce qu’il la rassemble

tout entière au point de départ. Il y a substitution d’une forme anatomique à une formation

dynamique, mais comme cette forme est un produit technique, toute la téléologie possible

est enfermée dans la technique de production.79

Il faut donc doter l’organisme, ou du moins la conscience formatrice de l’organisme,

non seulement d’un type particulier d’unité, mais encore du savoir nécessaire à cette unité

pour former un corps fonctionnel, harmonieux, et typique de son espèce. C’est pour

résoudre ce problème, celui du corps comme « unité savante », que Ruyer doit s’atteler à

une nouvelle monadologie.

79 CANGUILHEM, « Machine et organisme », art. cit., p. 145.

Page 134: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

133

PARTIE II

LA VIE COMME CONSCIENCE CLOSE

Page 135: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

134

CHAPITRE 3 : LA MONADE ET LA MACHINE

On dit volontiers Ruyer inclassable, mais s’il l’est, comme nous avons commencé à le

voir, ce n’est pas parce qu’il se situerait en dehors des grands courants de l’histoire de la

pensée, dans une sorte d’isolement radical. C’est bien plutôt par la multiplicité et

l’hétérogénéité des sources qui nourrissent sa philosophie, et qu’il tente d’articuler entre

elles. Il puise dans toutes les époques de la philosophie et dans toutes les disciplines de la

culture humaine des matériaux pour bâtir son système de la nature : d’Héraclite à

Baudelaire, de Russell à Waddington, d’Homère à Cournot, la variété des auteurs cités

donne le tournis. Elle fait parfois du ruyérisme un labyrinthe dans lequel il est difficile de

se repérer, et de distinguer le fondamental de l’accessoire. Plusieurs auteurs non-

philosophes lui fournissent des prémisses essentielles : le biologiste Étienne Wolff et son

embryologie à tendance finaliste, le géologue Ellenberger et sa théorie de la mémoire, ou

encore l’écrivain Samuel Butler et son « Dieu connu et Dieu inconnu ». Mais ces travaux

sont reçus par Ruyer à l’intérieur d’un cadre philosophique général, dont les principales

thèses sont la nature subjective de toute réalité et la distinction entre « individus réels » et

« agrégats », et qui doit beaucoup à Leibniz.

C’est par la critique de Leibniz que Ruyer entend résoudre le problème laissé par

Descartes de l’articulation entre le mécanisme et la conscience, entre l’étendue et la pensée.

Nous voudrions ici montrer que l’on peut lire cet effort, et particulièrement la constitution

de son concept central de « domaine absolu de survol », comme une monadologie corrigée,

qui cherche à en éviter les écueils jugés rédhibitoires : mauvais panpsychisme, harmonie

préétablie, conception substantialiste de l’individualité. Nous pourrons ainsi mettre en

lumière l’étonnante tentative de Ruyer : penser une monade étendue.

Page 136: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

135

1. La monadologie et le problème de la liaison

1.1 Ruyer disciple de Leibniz

Si Leibniz est régulièrement cité par Ruyer, c’est pourtant pour lui adresser de rudes

critiques et soigneusement distinguer sa philosophie de la sienne1 : dans l’Esquisse, œuvre

encore mécaniste de 1930, la réfutation par l’absurde était administrée en pointant le fait

que l’hypothèse envisagée conduirait à « refaire la monadologie »2, ce qui est exclu

d’emblée. Si les intelligences du XXème siècle répugnent encore à admettre la thèse

panpsychiste, « le mal remonte à Leibniz et à ses petites perceptions »3, écrit Ruyer à

l’heure de sa maturité philosophique. « Cette métaphysique dogmatique [de Leibniz],

évidemment, a quelque chose de grotesque »4, écrira-t-il encore dans sa dernière œuvre.

La critique de Leibniz est un fil rouge qui traverse toute l’œuvre de Ruyer, ce dernier faisant

souvent du premier un repoussoir, l’harmonie préétablie devenant le symbole d’un échec

retentissant. Mais si Ruyer met tant de soin à se distinguer de Leibniz, c’est qu’il pressent

toujours la confusion possible, et donc l’étroite proximité entre leurs deux pensées, et qu’il

sait bien que son effort ne consiste pas tant à rompre avec la monadologie qu’à produire

une « monadologie corrigée »5, quoique la correction, on le verra, soit d’importance. Ce

n’est donc pas sans raison que Gilles Deleuze fait de Ruyer « le plus récent des grands

disciples de Leibniz »6. En effet, c’est bien dans une mise à jour de la monadologie qu’il

1 Voir notamment RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 397. Ou RUYER, Raymond, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 147, 1957, p. 27‑40.

2 RUYER, EPS, p. 111.

3 RUYER, NF, p. 88.

4 RUYER, EM, p. 147.

5 Ibid., p. 126.

6 DELEUZE, Gilles, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les éditions de Minuit, 1988.

Page 137: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

136

entend trouver la clef de son ontologie et de sa philosophie du vivant, la clef d’une

unification générale de la physique, de la biologie et du psychisme humain.

Comme Leibniz, il cherche à articuler mécanisme et finalisme en acceptant la

possibilité d’une explication mécaniste des phénomènes, tout en ramenant ces mécanismes

à la force qui les constitue et qui doit être elle-même rapportée à une individualité d’origine

divine : la monade chez Leibniz, le domaine absolu chez Ruyer. Comme lui encore, il conçoit

l’unité de ces individualités fondamentales à partir de celle du champ perceptif faisant

l’unité d’une multiplicité, même si la question de la perception va les diviser. Comme lui

enfin, il commence par forger une ontologie des individualités closes composant des

agrégats, et cherche ensuite à préserver dans ce cadre l’unité des organismes vivants, ce

qui n’est pas sans poser de difficulté.

Le Leibniz de Ruyer est assez schématique et lui fournit, de son propre aveu, un

« type » général du monadisme plus que l’occasion d’une exégèse approfondie du

philosophe allemand.7 On peut ainsi formuler brièvement pour commencer les thèses

fondamentales qu’ils partagent, quoiqu’elles méritent évidemment bien des précisions :

(a) La réalité est constituée d’individus premiers, les corps physiques étant des agrégats de ces unités fondamentales.

(b) Ces individualités (monades ou domaines absolus) sont d’ordre spirituel ou subjectif, et peuvent être conçues à partir de mon expérience subjective, qui est unitas multiplex, l’unité d’une multiplicité.

(c) L’individualité des corps physiques (non organiques) est donc un pur phénomène, elle est l’apparence pour un sujet d’une multiplicité sous-jacente. Ces phénomènes se laissent toutefois expliquer selon les lois de la mécanique.

(d) Les monades ou individus réels se transforment qualitativement selon leur dynamisme propre et non sous l’action de causes extérieures (action du milieu environnant, interaction avec d’autres monades…).

(e) La nature tout entière est coordonnée de façon harmonieuse et finalisée.

L’inspiration leibnizienne de Ruyer se situe donc avant tout au niveau de la division

entre les individus réels, dotés d’une forme (« substantielle » dans le vocabulaire de

7 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 27.

Page 138: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

137

Leibniz, « forme vraie » chez Ruyer), et les agrégats composés de tels individus, qui n’ont

d’unité qu’accidentelle. On peut y voir la reprise du questionnement leibnizien sur la

nature des corps, qui peuvent être conçus soit comme de purs phénomènes soit comme

dotés d’une forme substantielle :

Quoi qu’il en soit, si les corps sont des substances, ils ont nécessairement en eux quelque

chose qui réponde à l’âme, et que les philosophes ont bien voulu appeler forme

substantielle. Car l’étendue et ses modifications ne sauraient faire une substance suivant la

notion que je viens de donner, et s’il n’y a que cela dans les corps, on peut démontrer qu’ils

ne sont pas des substances, mais des phénomènes véritables comme l’arc-en-ciel.8

Le problème qui conduit Ruyer du mécanisme de l’Esquisse9 au panpsychisme des

Éléments de psychobiologie10 et de Néo-finalisme11, en passant par la période de transition des

années 1930, est ce même problème leibnizien : comment rendre compte de la subsistance

des êtres, de leur cohésion ? Comment les choses, et a fortiori les êtres vivants individués,

se maintiennent-ils dans l’existence sans tomber en poussière ? Comme chez Leibniz, la

solution de ce problème passe par le rejet de l’impasse cartésienne : l’étendue-substance,

divisible à l’infini, condamnée à l’effritement, car elle n’est qu’un être par agrégation dont

les parties sont elles-mêmes des agrégats, sans que rien ne vienne soutenir cet émiettement

infini dans l’être et justifier la nature substantielle de l’étendue.

Aux deux auteurs, le problème se pose ainsi : comment penser un monde d’agrégats

qui ne se dissolve pas en poussière ontologique, mais qui se soutienne dans l’être, et qui

rende compte de la cohésion et de la régularité des phénomènes observables ? C’est sur la

résolution du problème qu’ils se séparent puisque, comme on le verra, Leibniz choisit

d’admettre la divisibilité à l’infini tout en fondant l’étendue sur la répétition de substances

sans extension, les monades, conçues comme des « points spirituels ». Ruyer au contraire

8 LEIBNIZ, G.W., « Lettre à Arnauld de juin 1686 », in Discours de métaphysique - Correspondance avec Arnauld, Paris, Vrin, 2016.

9 RUYER, EPS.

10 RUYER, EPB.

11 RUYER, NF.

Page 139: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

138

refusera la divisibilité à l’infini au nom de la physique quantique, et cherchera par le

concept de domaine absolu à étendre ou à spatialiser la monade, c’est-à-dire à la repenser

comme « étendue absolue, subjective ».12

L’ontologie panpsychiste de Ruyer n’en demeure pas moins une monadologie, et en

cela il est bien un disciple de Leibniz. Gilles Deleuze a largement souligné cette filiation

dans Le Pli13, son ouvrage sur Leibniz profondément inspiré par Ruyer, en insistant

précisément sur le caractère monadique des « formes se formant elles-mêmes » de Ruyer,

dans la mesure où elles sont closes sur leur propre intériorité, absorbées dans leur propre

formation et le self-enjoyment de cette activité formatrice. Il les décrit en ces termes :

[Des] surfaces ou des volumes absolus, des domaines unitaires de « survol », qui

n’impliquent plus comme les figures une dimension supplémentaire pour se saisir elles-

mêmes, et ne dépendent plus comme les structures de liaisons localisables préexistantes. Ce

sont des âmes, des monades, des superjets, en « auto-survol » (…) des intériorités absolues qui se

saisissent elles-mêmes et tout ce qui les remplit, dans un processus de « self-enjoyment », tirant de

soi tout le perçu auquel elles sont co-présentes sur cette surface interne à un seul côté,

indépendamment d’organes récepteurs et d’excitations physiques qui n’interviennent pas

à ce niveau.14

Le domaine absolu ruyérien se distingue de la monade par son caractère étendu : il

est une « surface » ou un « volume » conscient. Il s’en rapproche toutefois par son caractère

de clôture, et par son principe de changement : il ne se modifie pas en raison de causes

extérieures ou par le jeu de parties mécaniques, mais il se forme lui-même par son

dynamisme interne, par une invention permanente de soi qui est une véritable formation,

et non le fonctionnement de mécanismes déjà montés ou le produit d’interactions avec son

milieu. Appartiennent à ces « individus vrais » les organismes vivants, mais aussi leurs

12 Ibid., p. 112.

13 DELEUZE, Le pli. Leibniz et le baroque, op. cit.

14 Ibid., p. 137. Nous soulignons.

Page 140: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

139

cellules, les molécules et les particules physiques, et, à l’autre bout de la chaîne, certaines

formes de vie sociale.

Notons toutefois que, comme l’a montré Ronald Bogue15, le Ruyer décrit par Deleuze

est plus leibnizien que l’original, et réciproquement. En effet, l’auteur du Pli tend comme

souvent à se saisir des ressources conceptuelles offertes par les auteurs pour progresser

dans sa propre voie philosophique, plutôt que pour en donner un compte-rendu exact.16 Il

identifie toutefois fort justement la question de la liaison comme le nœud du rapport

problématique de Ruyer à Leibniz. Il nous semble en effet qu’un détour par le problème de

l’unité des corps tel qu’il se pose chez Leibniz éclaire nettement le problème ruyérien de la

conscience comme « force liante ».17

1.2 Unité des corps et unité du monde

Chez Leibniz, la résolution de la question de la substantialité des corps passe par la

réhabilitation progressive des formes substantielles, mais surtout dans l’élaboration

15 BOGUE, Ronald, « The Force that Is but Does Not Act: Ruyer, Leibniz and Deleuze », Deleuze and Guattari Studies, vol. 11, no 4, 2017, p. 518‑537.

16 Bogue montre notamment avec précision que la formule commune, selon Deleuze, à Ruyer et Leibniz, celle d’un vitalisme reposant sur « une force qui est, mais qui n’agit pas, donc qui est un pur Sentir interne », est inadéquate. Chez Ruyer en effet, loin d’être un pur sentir, la force formatrice agit, elle n’est même rien d’autre que sa propre action, l’activité des formes absolues étant de « faire et en faisant, se faire ».

Dans L’anti-Œdipe et Mille Plateaux, Deleuze et Guattari retrouvent des accents ruyériens dans leur description de l’organisme et du « corps sans organe », mais pour développer une révolte contre l’organisme inspirée d’Antonin Artaud et tout à fait absente de l’œuvre ruyérienne : « Les machines désirantes nous font un organisme ; mais au sein de cette production, dans sa production même, le corps souffre d’être ainsi organisé, de ne pas avoir une autre organisation, ou pas d’organisation du tout ». « [L’organisme] n’est pas du tout le corps, le CsO, mais une strate sur le CsO, c’est-à-dire un phénomène d’accumulation, de coagulation, de sédimentation qui lui impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées, des transcendances organisées pour en extraire un travail utile ». (DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, L’anti-Oedipe, Paris, Éditions de minuit, 1972, p. 14, et Mille Plateaux, Paris, Éditions de minuit, 1980, p. 197.) Sur le concept de « corps sans organe », voir DUPORTAIL, Guy-Félix, « Autopsie du corps sans organes », Essaim, vol. 26, no 1, ERES, Toulouse, 2011, p. 91‑113.

17 RUYER, NF, p. 126. Sur la dimension monadologique de la philosophie de Ruyer, voir également le travail récent de Fabrice COLONNA, « La monadologie de Ruyer », Revue de métaphysique et de morale, vol. 107, no 3, Presses Universitaires de France, Paris, 2020, p. 321‑331.

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140

tardive, dans les lettres au Père Des Bosses, du concept de vinculum substantiale ou lien

substantial, chargé de réaliser la substance composée. Chez Ruyer en revanche,

l’intégration de corps composés, particulièrement des corps vivants, aux « individus réels »

est précoce, et c’est un thème important dès la fin des années 1930. Rendre compte de

l’unité de ces êtres indubitablement composés de parties, à l’intérieur d’une nature divisée

entre les « individus réels » et les simples agrégats, est l’un des principaux défis qui

structurent l’effort de pensée de Ruyer.

Pour Leibniz, la substantialité des corps est une difficulté, et la question de savoir si

leur unité est purement phénoménale, y compris dans le cas des vivants, se pose.18 Chez

Leibniz tel qu’il est lu par Ruyer en tout cas, seule l’harmonie préétablie garantit que l’unité

apparente des corps est un phénomène bien fondé. Or, le symptôme éclatant de l’erreur de

Leibniz pour Ruyer est l’harmonie préétablie, qu’il considère comme un signe suffisant en

soi de son échec. Une philosophie qui ne peut se sauver que par un tel deus ex machina ne

peut, pour lui, être qu’inacceptable. L’harmonie préétablie pour Ruyer le correctif

impuissant d’une erreur fondamentale, celle d’une conception trop stricte de

l’individualité : seul un monde d’individus absolus, sans interaction ni liaison véritable, a

besoin de voir ses rapports réglés par une harmonisation divine.

Pour cette raison, l’idée d’individualité absolue produit aussi bien l’erreur inverse,

qui consiste à nier qu’il existe dans le monde des êtres réellement individués et d’autres

qui ne le sont pas, et qui n’accorde d’individualité qu’à l’univers entier, tout en lui étant un

point dans un système de points interdépendants. Ruyer attribue cette erreur à deux

penseurs aussi différents que Rabaud et Lotze. Etienne Rabaud (1868-1956) est un zoologiste

français spécialiste du comportement animal, positiviste et critique féroce de toute forme

d’anthropomorphisme en biologie. Sa conception de l’univers comme le seul véritable

individu semble être la conséquence de son rejet de l’existence d’individus réels dans le

monde : tout vivant étant tissé d’interactions entre ses parties et avec le milieu, le monde

n’est qu’un vaste réseau d’interactions et d’interdépendance. Le philosophe et médecin

18 Leibniz en parle au conditionnel dans le Discours de métaphysique, dont le chapitre X s’intitule « Que l'opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, si les corps sont des substances… » LEIBNIZ, G.W., Discours de métaphysique - Correspondance avec Arnauld, Paris, Vrin, 2016, p. 84.

Page 142: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

141

Lotze (1817-1881) penche au contraire du côté du panpsychisme. Il fait de l’univers une

« substance universelle », que seule l’intuition du Moi permet d’imaginer par analogie, ce

qui pourrait le rapprocher de Ruyer. Mais ce n’est pas seulement l’individualité de l’univers

qui intéresse Ruyer, c’est aussi l’individualité des êtres dans le monde : toute philosophie

qui échoue à rendre compte des individus réels est insuffisante pour lui, tant les faits

physiques et biologiques exigent que l’on admette leur existence. Ce qu’il cherche à faire,

c’est à penser à la fois l’unité réelle d’un monde ordonné et l’existence en son sein d’une

hiérarchie d’individus qui ne soient pas de pures interactions. Ainsi renvoie-t-il dos à dos

l’erreur leibnizienne et celle de Lotze-Rabaud : « Nier, comme Leibniz, toute interaction

entre des monades murées dans leur individualité, ou admettre, comme Lotze, qu’un seul

être réel, M, peut posséder l’individualité – ces extrémismes philosophiques opposés et

analogues n’ont guère d’intérêt ici. »19 Dans les deux cas on obtient un monde éclaté, une

multiplicité de points dont l’interaction est soit totale – chaque mouvement impliquant la

totalité des autres points de l’univers de manière déterministe – soit nulle en elle-même –

les monades étant closes sur elles-mêmes.

Leibniz est ainsi à ranger du côté de tous ceux qui cherchent à faire l’unité des êtres

de l’extérieur20, que ce soit par une conscience percevante (humaine ou divine) ou un

principe vital surajouté, symptôme d’un échec qui rassemble idéalistes, gestaltistes,

leibniziens et vitalistes :

Dans l’un et l’autre cas, le même choix s’offre entre deux méthodes pour exprimer les faits :

ou considérer comme un absolu l’individualité et la dualité, mais ne comprendre

l’interaction que par un deus ex machina : esprit établissant des liaisons, harmonie

19 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 386. Voir aussi DRDS, p. 19.

20 Encore faut-il noter que Ruyer accuse Leibniz des deux erreurs inverses qu’il ne cesse de dénoncer : d’une part l’illusion idéaliste, qui verrait en Dieu un œil extérieur organisateur du monde, et d’autre part l’illusion des choses s’organisant d’elles-mêmes (quoique, chez Leibniz, dans l’esprit de Dieu), mais selon un principe d’extremum et non d’optimum, quantitatif et non qualitatif. Ces deux conceptions, qui expliquent l’ordre du monde par la conscience constituante ou par l’auto-organisation des choses (peu importe, selon l’argument de Hume, qu’il s’agisse de l’auto-organisation des idées de Dieu ou des choses matérielles elles-mêmes) ne sont guère compatibles et Ruyer paraît ici tenté de doter la métaphysique de Leibniz d’erreurs contradictoires.

Page 143: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

142

préétablie, entéléchie dirigeant le système, etc. ; ou renoncer au postulat de l’individualité

absolue. Il n’y a guère de doute que la deuxième méthode ne soit la meilleure.21

Notons au passage que l’on peut s’interroger sur la pertinence de cet argument du

deus ex machina chez Leibniz, en tout cas venant de Ruyer. Cette critique a pour commencer

quelque chose d’ironique, puisque Leibniz lui-même concevait son harmonie préétablie

comme le moyen d’échapper au deus ex machina d’un Malebranche ou d’un Newton. Mais

elle étonne d’autant plus quand on considère que l’action divine et l’intervention d’entités

transcendantes (les essences et les potentiels) ne posent aucun problème à Ruyer, dont la

philosophie s’achève en une théologie néoplatonicienne, qui accorde bien plus à Dieu que

le geste créateur leibnizien – à partir duquel les monades sont parfaitement coordonnées

et la machine du monde n’a plus besoin d’être remontée ou réglée à nouveau.

S’il n’y a « guère de doute » qu’il faille renoncer à l’individualité absolue, c’est qu’il y

a pour Ruyer des faits indiscutables et cruciaux, à l’explication desquels on peut juger de la

valeur d’une théorie. Ces faits (dont nous verrons qu’ils sont largement fournis par la

physique et la biologie) sont l’existence d’individus réels et composés, et l’interaction réelle

de ces individus. Or, précisément :

Le résultat de ce schéma leibnizien est de rendre tout à fait bizarre la nature, non seulement

de l’interaction, qui n’est jamais que simulacre, mais de la forme. La forme d’une colonie

organique, par exemple, ou même d’un organisme multicellulaire, n’existe réellement nulle

part, puisqu’elle est seulement dans les perceptions internes de chacun des constituants, ou

encore, elle est seulement pensée par Dieu quand il harmonise les possibles.22

Alors, comment échapper à l’effritement infini de toute individualité tout en

conservant le cadre général de la monadologie ? N’est-ce pas une contradiction dans les

termes ? Cela suppose en tout cas une refonte radicale du concept de monade. Pour bien la

21 RUYER, « L’individualité (I) », art. cit., p. 297.

22 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 29.

Page 144: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

143

comprendre, il faut s’intéresser à la tentative de Leibniz lui-même de penser, à la fin de sa

vie, l’existence des corps comme « substances composées ».

1.3 Le problème du corps chez Leibniz et le vinculum substantiale

C’est peut-être dans l’élaboration du concept de « vinculum substantiale », ou « lien

substantial », que Leibniz est le plus proche de Ruyer, quoique ce dernier ne l’évoque

jamais, et c’est en tout cas le concept qui éclaire le mieux la transformation que Ruyer va

opérer dans la monadologie. C’est d’ailleurs dans des termes particulièrement ruyériens

que Deleuze décrit le vinculum dans son ouvrage sur Leibniz.23 Ce concept est élaboré

tardivement par Leibniz dans sa correspondance avec le P. Des Bosses. Consulté à l’origine

par ce dernier sur l’épineuse question de la transsubstantiation, Leibniz en vient à définir

un nouveau type de lien ou de liaison entre les monades, nécessaire pour rendre raison de

la substantialité des corps – ce qui est un nécessaire préalable pour traiter de celui du

Christ. Pour penser la transsubstantiation, il faut d’abord penser la substantiation, c’est-à-

dire ce par quoi un composé est substantifié, fait substance. L’existence des corps n’était

jusqu’alors qu’un phénomène bien fondé, l’apparence pour nous d’une multiplicité.24 Il doit

maintenant être doté d’une véritable substantialité. Cette union substantielle du corps sera

réalisée par un lien surajouté par Dieu, qui fait du composé une substance sans rien changer

aux monades qu’elle unit.

Si l’on admet outre les monades des Substantiels, c’est-à-dire si l’on admet une certaine

Union réelle, je conviens que l’Union qui fait d’un animal ou de tout corps organique de la

nature une unité substantielle possédant une monade dominante, est fort différente de celle

qui fait un simple agrégat comme dans un tas de pierres : celle-ci consiste en une simple

23 « Il y a un point sur lequel la pensée du Leibniz de Deleuze et celle de Ruyer coïncident presque, et c’est durant l’explication par Deleuze du concept leibnizien du vinculum substantiale. » BOGUE, « The Force that Is but Does Not Act », p. 527.

24 Cf. la lettre à Arnauld du 30 Avril 1687 : « Ce qui fait l’essence d’un être par agrégation n’est qu’une manière d’être de ceux dont il est composé : par exemple, ce qui fait l’essence d’une armée n’est qu’une manière d’être des hommes qui la composent. Cette manière d’être suppose donc une substance, dont l’essence ne soit pas une manière d’être d’une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans de véritables unités. » LEIBNIZ, Discours de métaphysique - Correspondance avec Arnauld, op. cit.

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144

union de présence ou union locale, celle-là en une union qui produit un substantié nouveau,

que les Écoles appellent un par soi, tandis qu’elles nomment la précédente un par accident.25

Le vinculum substantiale n’est donc pas un lien « substantiel » au sens où il serait lui-

même une substance, qui se subordonnerait les monades. Il est une pure relation, qui n’est

ni substance ni accident de substances. « Au sens actif du mot, le lien substantie, le lien

produit de la substance ».26 Ce lien substantifiant, c’est exactement ce que cherche Ruyer,

l’unification du composé par une « forme vraie » qui en fait un être « un par soi ». Ce qu’il

faut expliquer, c’est une unité de domination, de possession, par laquelle une forme ou une

monade peut s’en subordonner d’autres en foules, sans que celles-ci cessent entièrement

d’être des individus.27

Or, c’est ce que Leibniz échoue à faire pour Ruyer : en raison de sa conception trop

substantialiste et close de la monade, il ne parvient pas à penser la liaison, indispensable

pour fonder la cohésion des corps. Si Leibniz a besoin d’inventer un lien « surajouté » pour

constituer des corps individuels délimités, c’est que ses monades sont par définition

incapables d’interaction véritable, incapables de s’intégrer dans une totalité supérieure.

Chaque monade exprime tout l’univers, mais ce que vise Ruyer, c’est justement à délimiter

dans le tissu du monde des individus unifiés, distincts. En dehors de l’action de cette

relation substantialisante, on ne comprend pas comment, dans l’organisme, la monade

dominante peut dominer les autres, comment elle se les subordonne. C’est alors le

problème de départ qui reparaît : celui de l’effritement ontologique, d’une poussière — fût-

elle poussière de substances — dont aucun corps véritable ne peut sortir. Mais la solution

du vinculum est exclue pour Ruyer, d’abord parce qu’il ne semble pas la connaître, ensuite

25 LEIBNIZ, « Lettre au P. Des Bosses du 20 septembre 1712 », trad. C. FRÉMONT in L’être et la relation. Lettres de Leibniz à Des Bosses, Paris, Vrin, 1999, p. 215‑216.

26 SERRES, Michel, Préface à C. FRÉMONT, op. cit., p.8

27 « Si un corps m’appartient toujours, c’est parce que les parties qui s’en vont sont remplacées par d’autres dont les monades viennent à leur tour sous la domination de la mienne (…). Mais, aucune monade n’en contenant d’autres, la domination resterait une notion vague, n’ayant qu’une définition nominale, si Leibniz n’arrivait à la définir précisément par un « vinculum substantiale ». C’est un étrange lien, un crochet, un joug, un nœud, une relation complexe qui comporte des termes variables et un terme constant. » DELEUZE, Le pli. Leibniz et le baroque, op. cit., p. 148.

Page 146: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

145

parce que pour lui, comme on l’a vu, tout l’enjeu est de ne pas refaire l’individualité des

corps après-coup en surajoutant un lien, par ailleurs extrêmement difficile à définir, qui

serait une force d’individuation extérieure aux monades de ce corps.

Le problème n’est donc pas dans l’impossible définition du vinculum, mais dans la

conception même de la monade, c’est-à-dire de la conscience, de la forme vraie ou de

l’individu réel, dans le vocabulaire ruyérien. Il faut renverser le paradoxe du vinculum :

celui-ci forçait à penser une pure relation dans un univers d’individus clos, tandis qu’il faut

à l’inverse faire de la liaison, le mode d’être fondamental de la réalité. Le vinculum, s’il n’est

pas une solution acceptable, représente en quelque sorte le programme de recherche de

Ruyer : il faut repenser toute la monadologie à partir du problème de la liaison, et non

résoudre celui-ci après-coup et toujours trop tard.

2. Les faiblesses de la monadologie

Toutes les critiques adressées par Ruyer à Leibniz convergent vers l’identification

d’une même erreur fondamentale. Ce n’est pas l’idée de monade ou le panpsychisme en

général qui posent problème, mais la manière dont Leibniz les conçoit à partir d’une

conception erronée du psychisme, pensé comme substance douée de perception. La

critique de Ruyer se décline en trois volets : critique de l’individualité substantielle de la

monade, du mauvais panpsychisme, et de l’asymétrie de l’espace et du temps dans la

monadologie.

2.1 L’individualité substantielle à l’épreuve du vivant

La conception substantialiste et absolue de l’individualité, telle qu’un être est soit

absolument un (la monade) soit sans aucune individualité (l’agrégat), apparaît à première

vue comme l’emprunt majeur de Ruyer à Leibniz. En réalité, c’est d’après notre auteur une

erreur fondamentale de ce dernier. En effet, s’il reprend constamment la distinction des

individus réels et des agrégats, Ruyer n’en défend pas moins l’existence d’êtres à la fois

composés et véritablement individués, ce qui suppose des degrés d’individualité. Où est

l’individu véritable dans un organisme vivant : est-ce l’organisme entier ? Les organes plus

ou moins bien délimités ? Les cellules, les molécules, les atomes ? Pour Ruyer,

Page 147: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

146

l’individualité relative, « coloniale » des êtres vivants, qui n’est qu’une hiérarchie de sous-

individualités précairement dominées, impose de rompre avec le tout ou rien : soit l’unité,

soit la multiplicité. Il souligne « le caractère non fermé, non monadique de l’individualité

biologique »28 dont la nature est d’être une totalité plus ou moins intégrée, une totalité dont

les parties conservent des degrés d’indépendance variables et dont l’identité numérique

n’est pas toujours clairement établie. On peut dire en suivant Thomas Pradeu29, que c’est

une illusion du sens commun que de faire des organismes vivants le paradigme de

l’individualité, si l’on prend comme critères d’individuation la perséité (la séparation

d’avec les autres) et l’unité (qui inclut le fait de pouvoir être compté, la possession de

frontières stables, d’une identité transtemporelle). En effet, c’est précisément dans le

vivant que l’on observe les plus grandes incertitudes, les plus grandes fluctuations quant à

ce qui constitue « un » être, car la séparation comme les frontières stables sont toujours

relatives et mouvantes. C’est le cas de l’amibe sociale Dictyostelium déjà mentionnée, dont

les cellules existent tantôt à part et tantôt intégrées à un « organisme » collectif. Le

peuplier faux-tremble, lui, forme de véritables forêts de milliers d’arbres, qui sont tous des

clones reliés en réseau et peuvent être considérés comme un seul et même organisme.30

Ceci a été très bien vu par Ruyer qui, loin de succomber à l’illusion, s’appuie sur le cas du

vivant pour corriger la monadologie, et la rendre capable de penser une individualité

relative ou « mitigée », qui permettra d’intégrer des niveaux d’individualité hiérarchisés.

C’est ainsi seulement que l’on pourra résoudre l’une des plus grandes difficultés

rencontrées par Leibniz : rendre compte de l’unité de la substance composée. Ruyer devrait

toutefois lui-même se méfier de ses propres arguments, car une fois admise la critique de

la notion d’individu biologique entièrement délimitable et discernable, critique qu’il

28 RUYER, EPB, p. 134.

29 PRADEU, « Qu’est-ce qu’un individu biologique ? », art. cit.

30 Le plus grand de ces organismes-forêts, une colonie de dizaines de milliers de clones située dans l’Utah aux Etats-Unis, peut être ainsi considérée comme l’organisme vivant le plus massif au monde, et a même reçu un nom propre : « Pando ». Cf. MITTON, J.B. et GRANT, M.C., “Genetic Variation and the Natural History of Quaking Aspen”, BioScience, Volume 46, Issue 1, January 1996, Pages 25–31, https://doi.org/10.2307/1312652

Page 148: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

147

pousse fort loin, c’est toute sa philosophie qui se retrouve à son tour mise en question,

puisqu’elle repose toute entière sur la délimitation des « individus réels » : si l’on admet

comme individu réel non seulement l’arbre, mais ses cellules, ses graines, les molécules

nutritives circulant dans sa sève, le réseau qu’il forme avec d’autres arbres et tout

l’écosystème de la forêt à laquelle il appartient, il est difficile de ne pas en revenir à l’idée

du monde comme tissu d’interactions ou d’entr’expression de Rabaud et Leibniz.

Cette critique de Leibniz et les difficultés qu’elle occasionne à Ruyer mettent en

évidence la tension qui caractérise sont geste philosophique : on pourrait le décrire comme

une monadologie non substantialiste, une reprise de la monadologie, mais dans le contexte

« de la conception moderne de la réalité-processus, qui ne croit plus à des substances, mais

seulement à des activités. »31 Pour intégrer le vivant à une ontologie de type

monadologique, il faut donc à la fois renoncer à l’individualité absolue au profit d’une

individualité hiérarchisée et relative, et concevoir des individus-activités capables de se

former et de s’harmoniser d’eux-mêmes, sans recours à un principe extérieur ad hoc. En

effet, c’est bien au caractère préétabli de l’harmonie qu’il faut renoncer, et non à

l’harmonie elle-même : elle est au contraire ce qu’il s’agit de comprendre, mais sans la

référer à l’action d’un Dieu créateur et parfait. Pour cela, il faut repenser la nature même

de la subjectivité : si les individus ruyériens, comme les monades, relèvent bien de l’ordre

du subjectif et même du psychologique, c’est à partir d’une nouvelle conception du

psychisme qui échappait à Leibniz, ce dernier étant prisonnier d’une « demi-vérité », celle

du mauvais panpsychisme.

2.2 La demi-vérité du panpsychisme

Pour bien comprendre la correction que fait subit Ruyer à la monadologie, il faut en

revenir au projet philosophique élaboré dès La conscience et le corps : séparer la perception

de la conscience, pour réintégrer celle-ci dans l’étendue. Le dualisme de la conscience et de

l’étendue vient tout entier de ce que l’on identifie la subjectivité avec la pensée capable de

réflexion, chez Descartes, ou avec la perception, chez Leibniz. Si l’on admet cette identité,

31 RUYER, Raymond, « Nature du Psychique », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 57, no 1, 1952, p. 54.

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148

il faut alors exclure tout ce qui n’est pas capable de réflexion ou au moins de perception du

champ des êtres conscients. Mais Ruyer voit là un mauvais anthropomorphisme : que la

conscience humaine soit réflexive et perceptive ne nous empêche en rien d’admettre une

conscience qui ne le soit pas, et qui pourrait animer des êtres résolument dépourvus de ces

facultés. Ruyer inverse donc la perspective : chez Leibniz, il peut y avoir perception sans

conscience (sans aperception), tandis que chez Ruyer il peut y avoir conscience sans

perception – ce qui pose évidemment la question : de quoi sera-t-elle consciente ? Cette

redéfinition de la conscience doit permettre de réaliser le programme ruyérien : réintégrer

la finalité dans la nature contre les explications réductionnistes, et rendre compte de

l’émergence de la conscience humaine (qui ne peut être un surgissement absolu, mais

seulement un changement de mode d’une conscience préexistante.)

C’est entre autres par la critique de Leibniz que Ruyer va élaborer ce nouveau concept

de conscience, qui ne sort pas du cadre d’une ontologie monadologique, mais redéfinit la

monade pour, si l’on peut dire, « l’étendre », la spatialiser, et éviter la coupure entre la

monade et l’étendue. Plutôt que de chercher à recoudre ce qui a été déchiré, Ruyer va faire

de la conscience « l’étoffe même du monde », en pensant la conscience comme étendue ou

l’étendue comme conscience. Ruyer reproche avant tout à Leibniz de mal comprendre la

nature du champ subjectif, et d’attribuer à ses monades une subjectivité trop analogue à la

perception d’une conscience humaine. C’est l’erreur qu’il nomme panpsychiste, (avant de

finir par adopter ce terme pour qualifier sa propre philosophie).

Le panpsychisme, comme toutes les demi-vérités, a fait plus de mal que de bien.

C’est le panpsychisme, plus que le behaviourisme, qui empêche de définir avec

netteté et précision la conscience primaire organique, parce qu’il « occupe la place »

avec une conscience seconde à l’état infinitésimal ou dilué. Le mal remonte à Leibniz

et à ses « petites perceptions ».32

Le panpsychisme est vrai, à condition de bien comprendre le psychisme, c’est-à-dire

de le détacher de l’idée de perception, qui implique un sujet extérieur à un objet perçu.

32 RUYER, NF, p. 88. Chez Ruyer la conscience seconde est la conscience perceptive et réflexive. La conscience primaire est la « forme en soi » des individus réels

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149

Ruyer n’en partage pas moins la démarche leibnizienne qui consiste à faire de l’unité que

nous donne à connaître le champ perceptif le modèle ou plutôt l’échantillon de l’unité des

êtres réels. Cette unité, c’est celle d’un champ différencié dans lequel toute distance avec

un sujet extérieur au champ est abolie, c’est la véritable unité d’une multiplicité, qui n’est

pas faite de l’extérieur par le regard d’une conscience extérieure à la scène, mais qui est la

conscience elle-même. C’est donc bien la perception, non en tant que relation à un perçu,

mais en tant qu’unité d’un champ, qui exprime le type d’unité qui caractérise la

« monade ». Il est d’ailleurs permis de se demander dans quelle mesure cette définition de

la perception rompt avec celle de Leibniz, chez qui elle est déjà un changement d’état

interne, un déploiement de soi, et non l’effet sur ma conscience d’un stimulus extérieur –

l’harmonie préétablie expliquant seule l’apparence d’une interaction causale réelle entre

l’objet extérieur et moi. La véritable rupture n’est pas tant dans cette exclusion de la

perception (en un sens qui ne concerne sans doute pas Leibniz) que dans la spatialisation

de la monade, qui est peut-être l’idée la plus originale, la plus personnelle de Ruyer, et la

pierre angulaire de sa philosophie.

2.3 L’étendue et le rythme

L’erreur de Leibniz est d’avoir « fabriqué un panpsychisme sur le modèle d’un monde

géométrique et mécanique d’objets, en transposant simplement comme modes de

conscience les situations et relations des choses », écrit Ruyer dans le seul article qu’il

consacre longuement à cet auteur : « Leibniz et “Monsieur Tompkins au pays des

merveilles” »33. Il y reprend un argument de Russell, celui de la dissymétrie de l’espace et

du temps dans le système leibnizien.34 Les monades en effet restent toujours identiques à

33 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 33. Le titre fait référence à l’ouvrage de vulgarisation de la relativité générale du physicien George Gamow, Mr Tompkins in Wonderland, paru pour la première fois en 1940 aux Cambridge University Press. Cet ouvrage au succès jamais démenti présente les principales thèses de la physique relativiste transposées à l’échelle de la vie quotidienne d’un modeste employé de banque, M. Tompkins. Pour une version mise à jour, voir STANNARD, Russell et GAMOW, George, The New World of Mr Tompkins, Le nouveau monde de M. Tompkins, BOUQUET, A. (trad.), Paris, Le Pommier, 2002.

34 RUSSELL, Bertrand, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, Cambridge, Cambridge University Press, 1900. Ruyer lit probablement la traduction française de J. et R. Ray, Paris, Alcan, 1908.

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150

elles-mêmes à travers le temps, puisque tous leurs états successifs sont tirés de leur propre

fonds et compris dans leur concept. En revanche, écrit Ruyer avec Russell, la plus petite

différence spatiale suffit à les rendre « discernables » et donc autre numériquement et

qualitativement. Il y a lieu ici de se demander dans quelle mesure cet argument atteint

vraiment la monade leibnizienne, qui par définition n’est pas étendue et n’existe pas dans

l’espace. Ruyer semble ici penser la monadologie comme un atomisme, ce qui la tire vers

son propre système, où la monade est en effet un atome conscient.

Le temps est donc la dimension de la continuité ininterrompue, tandis que l’espace

est celui de la discontinuité totale, du partes extra partes. Cette conception de l’individualité,

valable « en gros » pour les individus que nous sommes — je suis le même qu’hier, mais je

ne suis pas mon voisin — ne résiste pas pour Ruyer à la réalité de l’individualité flottante

des êtres vivants. Abusé par cette approximation tirée de l’expérience courante, Leibniz

introduit une dissymétrie arbitraire entre le temps et l’espace, en faisant de l’altérité dans

l’espace le seul critère de distinction des monades.

Ce schéma leibnizien est tout à fait arbitraire, et il conduit à une théologie aussi mauvaise

que la cosmologie dont elle sort. Même en gros, il est apparent que les êtres ne sont pas

indéfiniment identiques numériquement à eux-mêmes, et qu’il y a, dans le temps, de

l’altérité numérique, tout comme dans l’espace : entre la chenille et le papillon, il y a bien

autant d’altérité qu’entre un papillon mâle et un papillon femelle ; entre l’œuf ou la cellule

germinale du parent et l’adulte, il y a bien autant d’altérité qu’entre deux cellules du même

adulte. (…) En droit, on ne voit pas pourquoi l’« identité des indiscernables » n’aurait pas

pour contrepartie une « diversité numérique des discernables » pour le temps aussi bien que

pour l’espace.35

Il faut donc amender l’idée de monade pour la rendre capable d’assurer une

individualité réelle tout en étant un moteur de transformation dans l’espace aussi bien que

dans le temps. À la différence de Bergson, Ruyer ne cherchera pas à creuser cette

dissymétrie du temps et de l’espace pour dégager le temps de sa schématisation spatiale :

35 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 29.

Page 152: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

151

il cherche à dégager l’espace lui-même de sa schématisation géométrique, afin de penser

« l’étendue vraie »36 comme Bergson a cherché à penser la « durée vraie ».

Un renouvellement de notre compréhension de l’étendue est en effet rendu

nécessaire, selon Ruyer, par l’échec de Leibniz à résoudre le problème le plus fondamental

de l’ontologie, celui qui habite Ruyer depuis ses toutes premières œuvres après avoir habité

l’auteur du Discours de métaphysique : le problème de la cohésion des êtres.

La seule solution pour ne renoncer ni à l’individualité et à la cohésion des êtres (y

compris des organismes qui sont des composés), ni à leur caractère réellement spatial,

étendu (ce que nie en un sens la monadologie), est pour Ruyer de penser quelque chose

comme une monade étendue, en trois dimensions, être évidemment monstrueux pour

Leibniz. La dimension temporelle n’est cependant pas exclue, et on peut même dire que la

monadologie nouvelle de Ruyer cherche parfois « l’espace-temps vrai » plus que l’étendue

ou le temps séparément. C’est le cas lorsque Ruyer fait appel à la métaphore musicale, et à

l’idée de rythme. L’être devant être pensé selon la formule de Lequier, « faire, et en même

temps, se faire », il est impensable que les individus primaires puissent exister

indépendamment de leur activité ou déploiement dynamique :

On ne peut donc pas dire, selon la formule leibnizienne, que la matière soit mens instantanea.

Un élément physique n’est rien s’il est instantané, s’il n’est pas un certain rythme prolongé

d’activités. (…) quand le concept traditionnel de matière est remplacé par le concept

d’activité, le temps ne peut plus apparaître comme un cadre vide et étranger, le temps de

l’action lui est inhérent, comme mélodie temporelle.37

Leibniz cherchait, avec l’idée de monade, à dépasser l’individualité du point

mathématique, indivisible, mais n’enfermant aucune diversité. Ruyer entend à son tour

dépasser l’individualité monadique tout en conservant l’idée d’unité différenciée, unitas

multiplex, à travers le concept de « surface consciente » : une conscience qui est à tout

36 « La conscience est de l’essence même de l’étendue vraie. Il n’y aurait pas d’étendue s’il n’y avait que de l’étendue selon la définition : Partes extra partes. » RUYER, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, op. cit., p. 22.

37 RUYER, NF, p. 175.

Page 153: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

152

moment en tout point de son corps, une surface ou un corps qui se possède lui-même, qui

se « survole sans distance », qui se voit sans être hors de soi-même. Mais aussi une

conscience qui se différencie temporellement selon sa loi propre, ou son « rythme

mnémique ».38 Où trouver le modèle d’un tel être ? Paradoxalement, après avoir durement

critiqué « l’illusion panpsychiste » de Leibniz qui pensait la monade à partir de la

perception, c’est dans une phénoménologie du champ visuel que Ruyer trouve le modèle

d’une telle étendue consciente : mon champ visuel est lui-même une telle surface absolue,

différenciée en mille figures et couleurs, en tout point de laquelle je suis en même temps et

sans déplacement (ubiquité), et qui ne se donne pas à un sujet extérieur : je ne vois pas mon

champ visuel (avec un troisième œil), je suis mon champ visuel. C’est que l’erreur ne

consistait pas en soi à partir de la conscience humaine, méthode au contraire revendiquée

par Ruyer : elle consistait dans la mauvaise description qui en était faite, et qui prenait

l’accessoire (la perception du monde extérieur comme objet à distance) pour l’essentiel.

3. La monadologie corrigée : la conscience comme étendue vraie

3.1 Champ visuel et étendue consciente

Si des êtres vivants et conscients ne peuvent surgir de l’étendue cartésienne, inerte

et sans qualité (comme l’avait déjà vu Leibniz), il ne faut pas en conclure à la nécessité d’une

âme surajoutée ou d’une monade inétendue, mais à la nécessité de revoir notre conception

de l’étendue elle-même. Dès lors que l’on accepte la coupure cartésienne de la pensée et de

l’étendue, on se condamne à recoudre artificiellement ce qui a été irrémédiablement

déchiré. Il faut donc revenir en deçà de cette coupure, et réunir la pensée, ou du moins la

conscience, et l’étendue.

À partir de cette idée peut naître une nouvelle conception de la conscience, celle de

la conscience comme étant « essentiellement une force de liaison »39, comme l’unité de

38 Ibid.

39 Ibid., p. 126.

Page 154: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

153

parties qui perdent leur caractère d’indépendance en s’intégrant dans une totalité

nouvelle. Une telle conscience joue très précisément le rôle du vinculum substantiale de

Leibniz, ou plutôt elle le rend inutile : elle est elle-même la relation absolue qui, d’une

multiplicité de monades, fait un être unifié. Les « monades » constituantes peuvent

éventuellement exister à part, cellules ou atomes indépendants, mais elles ne formeront

jamais un être vivant par simple agrégation, comme les atomes de Démocrite. Un monde

d’atomes démocritéens, tout comme un monde de pures monades, est un monde éclaté,

dans lequel aucune cohésion ne saurait naître, aucun individu composé, mais seulement

des agrégats informes, des nuages ou des tas. La force de la proposition ruyérienne est de

ne pas faire appel à un vinculum substantiale qui serait une entité surajoutée aux individus,

nécessaire pour les lier, mais de faire de la liaison l’être même de l’individu vrai.

Dès le début des années 1930, on trouve formée chez Ruyer l’intuition fondamentale,

qu’il ne cessera par la suite de déployer, de la véritable nature de l’étendue. Bergson

entendait soustraire la durée véritable au découpage spatialisant du temps objectif, Ruyer

entend faire de même avec l’espace. Pourquoi en effet abandonner celui-ci à sa dimension

objective, mesurable, analysable, sans se soucier de savoir s’il y a, derrière l’étendue

mesurée, une « étendue vraie » analogue à la « durée vraie » ? La durée n’est certes pas une

juxtaposition partes extra partes, mais pourquoi accepterait-on sans discuter que telle est la

définition de l’étendue ou de l’espace ? C’est l’erreur de Bergson, qui consiste à « partir

d’une définition de fantaisie de l’espace pour refuser ensuite à notre étendue sensible —

après tout le seul domaine d’espace qui soit réalité immédiate — le vrai caractère spatial »40.

L’illusion dénoncée par Ruyer, partagée aussi bien par les idéalistes que par les réalistes,

notamment néo-thomistes, et par la phénoménologie husserlienne, consiste à ne concevoir

la sensation que comme donnée, c’est-à-dire nécessairement donnée à une conscience

extérieure à elle. La surface étendue n’aurait donc de réalité comme surface que dans la

synthèse unifiante d’une conscience conçue comme un regard distant de cette surface.

Dans une telle perspective, comme l’écrit Lachelier cité par Ruyer, « il n’y a pas d’autre

étendue possible qu’une étendue idéale et perçue »41.

40 RUYER, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », art. cit., p. 155‑156.

41 Cité dans ibid., p. 521. Toute philosophie qui cherche à penser l’étendue à partir de l’étendue perçue, même si elle revendique l’étiquette du réalisme ou du monisme neutre (qui fait de la sensation l’étoffe

Page 155: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

154

Cette illusion a une origine précise dans ce que Ruyer nomme « la mise en scène de la

perception »42, c’est-à-dire les conditions matérielles nécessaires au bon fonctionnement

des organes perceptifs, qui exige que je me tienne, en tant que corps, devant et à une

certaine distance de l’objet pour le percevoir. L’illusion se produit naturellement du fait

que sont toujours inclus dans mon champ visuel des parties de mon corps (nez, sourcils et

contour des yeux, bras et mains…) qui me rappellent ma situation physique et me poussent

à me visualiser comme un objet séparé d’un autre dans l’espace. Mais l’illusion cesse si l’on

fait l’effort de débarrasser le champ visuel de ces éléments de « mise en scène » pour ne

plus considérer que le champ lui-même, la « surface sensible ». Cette surface sensible,

qu’est mon champ visuel, n’est pas à son tour donnée à un troisième œil spirituel, à une

conscience qui la contemplerait comme un tableau : elle est ma conscience même, ou plutôt

je suis mon champ visuel, et je ne m’en distingue pas. Ruyer le souligne par une invention

syntaxique : « L’image n’est pas vue. Elle est, vue (elle est, virgule, vue). (…) Le “vu” est

actif. »43 C’est-à-dire : elle n’est pas unifiée par un regard extérieur à elle (sous peine d’une

régression à l’infini), mais elle est en elle-même surface unifiée qui se connaît elle-même,

dans une unité sans distance. Cette surface échappe entièrement à la localisation et à la

distance géométrique, puisque je suis à tout moment en tout point de mon champ visuel,

ou que je parcours constamment tous ses points à vitesse infinie. Pourtant, l’unité de mon

champ visuel n’est pas celle d’une surface homogène et sans qualité, au contraire : elle est

différenciée en autant de détails que je peux en percevoir, sans rien perdre de son unité.

Ainsi m’est donné, non un être unique et mystérieux, mais un échantillon de ce qu’est

véritablement l’étendue : un domaine absolu, qui se possède ou se survole sans distance, et

qui se différencie qualitativement sans perdre son unité. C’est là la véritable formule de la

monade : elle n’est pas distincte de l’étendue, elle n’est pas l’équivalent spirituel d’un point

mathématique, mais elle est un fragment d’étendue vraie, qui se possède soi-même et se

transforme qualitativement, selon sa loi ou son essence interne, tout en restant un. La

du monde) verse finalement dans l’idéalisme : « Le réalisme de James, de Mach, de Russell (première manière), celui de tant de philosophes anglais et américains, Moore, Perry, Montague, Alexander, n’est qu’une sorte d’annexion, de débaptisation de l’idéalisme de Berkeley. » CC, p. 15.

42 RUYER, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », art. cit., p. 524.

43 RUYER, EM, p. 46.

Page 156: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

155

monade est étendue, parce que « “percevoir l’étendue”, c’est une façon d’être étendu.

L’étendue est la véritable chose en soi. Elle n’est pas connue, elle est. »44 Il n’y a pas à rendre

compte du déploiement de la monade dans l’espace, de sa « quantité dimensive », de son

articulation à un corps étendu. Elle est elle-même spatiale, non certes au sens du partes

extra partes, mais au sens de l’espace véritable, c’est-à-dire d’un domaine absolu.

Être, pour un être véritable, individué, c’est être une force de liaison, une unification

active, une mise en relation immédiate de toutes les parties du tout. « Le type primaire de

toute liaison, c’est le “survol absolu”, c’est-à-dire l’existence ensemble, comme forme

immédiate. »45 L’unité de l’étendue sensible n’a donc pas à être expliquée par un principe

extérieur qui ferait le lien, la liaison entre les différentes figures et couleurs du champ

visuel. Elle est au contraire le type même de la liaison, c’est à partir d’elle que l’on peut

expliquer la cohésion des êtres, qui ne peut ultimement se résoudre à une contiguïté de

parties, mais doit bien se faire dans une unité englobante. C’est ainsi que l’on peut dire que

« la conscience humaine, comme l’organisme de l’éléphant, a une unité, un type de liaison,

plus primaire qu’un grain de sable. »46 La conscience comme force de liaison est la tentative

ruyérienne pour tenir sur la ligne de crête qui sépare la pensée de l’organisme comme un

agrégat de parties contiguës sans unité spécifique de celle de l’organisme unifié par un

principe extérieur, fût-il une pure relation substantifiante comme le vinculum. L’organisme

n’a pas besoin du vinculum parce que se lier est l’activité propre des individus réels. Cette

activité propre de liaison suffit à expliquer que les atomes se lient en molécules, les

molécules en virus et en cellules, les cellules en organisme, voire les organismes en colonie.

Le corps vivant comme domaine absolu n’est toutefois pas la simple union ou fusion

partielle de parties, faute de retomber dans la position organiciste. Celle-ci admet en effet

que l’organisme comme totalité est « plus que la somme de ses parties », mais sans donner

de contenu réel à ce « plus ». Elle revient finalement, comme chez Kant, à ne faire de cette

totalité téléologique qu’une idée utile pour guider la science, mais n’ayant pas de

44 RUYER, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », art. cit., p. 527.

45 RUYER, NF, p. 126.

46 Ibid.

Page 157: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

156

contrepartie réelle. Au contraire, le domaine absolu ruyérien est parfaitement indépendant

du jugement d’un observateur (auquel d’ailleurs il échappe presque toujours, tant le regard

tend à l’objectivation de ce qui est connu). Il n’est de plus pas seulement union, mais mise

en ordre, organisation active selon un sens. Cela nous est à nouveau donné dans la

perception :

Si ma table est en désordre dans une pièce où je ne pénètre pas, les objets qui l’encombrent

n’ont aucune espèce de chance de se mettre en ordre d’eux-mêmes. Dès que mon regard

tombe sur elle, au contraire, il y a immédiatement probabilité pour que les objets-idées, qui

constituent la forme absolue de la table-vue, se mettent en ordre selon le sens de mon

activité, esthétique, théorique, sociale, etc.47

Mais la perception ne nous donne à nouveau qu’un échantillon d’après lequel nous

pouvons penser le mode d’être de tout individu réel, et donc des organismes : un vivant,

particulièrement un vivant en cours de développement embryonnaire, se conçoit à son tour

comme une unité qui se met en forme ou en ordre, selon un sens. Que peut alors signifier

cette « mise en ordre » ? Si la perception est ordonnée par le projet poursuivi, faut-il

considérer que l’embryon, en tant que champ ou domaine absolu, s’ordonne également lui-

même selon un projet ? Qu’est-ce qui justifie la transposition du mode d’être qui nous est

donné dans l’expérience immédiate du champ perceptif à tous les autres êtres ? Ce passage

n’est pas explicitement justifié par Ruyer, mais manifeste plutôt le postulat moniste qui ne

l’a pas quitté depuis le panmécanisme de l’Esquisse48 : si l’esprit est une partie de la nature,

il y a nécessairement dans la connaissance de l’esprit, convenablement épuré de ses

particularités, une connaissance de la nature tout entière.

47 Ibid., p. 144.

48 Voir sur ce point BERGER, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la cit. art.», ? philosophie”

Page 158: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

157

3.2 Ruyer, Schopenhauer et la « grande voie naturelle de la

philosophie »

Cette méthode qui va du microcosme au macrocosme est le point commun d’une

tradition philosophique à laquelle Ruyer se rattache lui-même. Cette « grande voie

naturelle de la philosophie », qui relie Leibniz à Maine de Biran, Bergson, ou Whitehead,

rassemble les philosophes « qui ont voulu tirer de l’intuition psychologique ce qui peut

servir de modèle et d’échantillon à une ontologie ».49 Dans ce texte fondateur, parmi tous

ces philosophes, Ruyer discute particulièrement Schopenhauer, sans jamais le nommer. Cet

anonymat est surprenant, et il est difficile de savoir s’il y a là indifférence ou volonté de

dissimuler la proximité des deux philosophies. Quoi qu’il en soit, le rapprochement permet

de mieux comprendre Ruyer et sa place dans la tradition philosophique, puisque

Schopenhauer lui-même s’est présenté comme le premier à faire véritablement cette

philosophie qui part du « dedans » de la conscience pour saisir l’essence des choses.50

L’erreur de Schopenhauer est en effet pour Ruyer « parente » de celle de Leibniz, ce

qui fait de lui un autre prédécesseur à corriger. Cette erreur consiste toujours non dans la

méthode qui va du micro au macrocosme, mais dans la conception de ce microcosme, c’est-

à-dire de l’esprit humain, dont chaque auteur de la « grande voie » présente une version

imparfaite : la monade, trop substantielle, le sentiment du Moi, qui rate la multiplicité, ou

encore la durée, qui fait manquer l’étendue vraie. Chez Schopenhauer, c’est la volonté qui

révèle l’essence de la réalité. Mais pour Ruyer « la volonté, même impersonnelle, est trop

visiblement, comme le moi, une construction linguistique. »51 Cette critique, suivie d’un

rejet lapidaire de la distinction entre Volonté et Représentation, lui suffit dans ce texte à

49 RUYER, « Le versant réel du fonctionnement », art. cit., p. 346.

50 « Nous voyons déjà par là que ce n’est pas du dehors qu’il nous faut partir pour arriver à l’essence des choses ; on aura beau chercher, on n’arrivera qu’à des fantômes ou à des formules ; on sera semblable à quelqu’un qui ferait le tour d’un château, pour en trouver l’entrée, et qui, ne la trouvant pas, dessinerait la façade. C’est cependant le chemin qu’ont suivi tous les philosophes avant moi. » SCHOPENHAUER, Arthur, Die Welt als Wille und Vorstellung, 1819 ; Le monde comme volonté et comme représentation, BURDEAU, A. (trad.), Paris, P.U.F., 2006, p. 140.

51 SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 347.

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158

clore la discussion. Mais comme pour Leibniz, il semble bien que cette discussion continue

de manière anonyme, et c’est toute la philosophie de Ruyer que l’on peut interpréter

comme un effort proche, sur de nombreux points de celui du Monde de Schopenhauer.52

Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer part de

l’impuissance de la science mécaniste, qui ne nous donne le monde que découpé et organisé

dans la représentation et ne peut percer jusqu’à l’essence intime des choses.53 Refusant de

se satisfaire de ce monde de représentations, de « fantômes » et de « formules », le

philosophe doit donc s’atteler à chercher une voie d’accès aux choses en soi, dont la

connaissance objective décrite par Kant démontre l’existence en même temps qu’elle en

barre l’accès. On peut noter ici que Ruyer hérite bien, malgré qu’il en ait, de la critique

kantienne, en ce qu’il part lui aussi de la distinction entre la série des choses connues,

phénomènes accessibles à la science, et la série des choses en soi qui lui échappent. Comme

Schopenhauer, il voit dans l’expérience de la subjectivité incarnée la voie vers la

connaissance du réel caché derrière les phénomènes.

L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents,

reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne

sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons différentes :

d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible. L’action du corps n’est

que l’acte de la volonté objectivé, c’est-à-dire vu dans la représentation. (…) Oui, le corps

entier n’est que la volonté objectivée, c’est-à-dire devenue perceptible (…).54

52 Dès l’Esquisse, alors que Ruyer refusait de manière implacable toute possibilité d’une connaissance métaphysique, il reconnaissait la tentative de Schopenhauer comme plus cohérente que celle de Bergson, dont il rejeta toujours avec dédain la métaphore de « l’élan vital ». RUYER, EPS, p. 304‑305.

53 « L’étiologie, d’autre part, nous apprend que, d’après la loi de cause et d’effet, tel état de la matière en produit tel autre, et, après cette explication, sa tâche est terminée. Ainsi elle se borne à nous démontrer l’ordre régulier suivant lequel les phénomènes se produisent dans le temps et dans l’espace, et à le démontrer pour tous les cas possibles ; elle leur assigne une place suivant une loi, dont l’expérience a fourni le contenu, mais dont la forme générale et la nécessité, – nous le savons, – sont indépendantes de l’expérience. Mais sur l’essence intime de n’importe lequel de ces phénomènes, il nous est impossible de formuler la moindre conclusion ; on la nomme force naturelle, et on la relègue en dehors du domaine des explications étiologiques. » SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 137‑138.

54 Ibid., p. 141.

Page 160: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

159

La proximité de tels passages avec l’identification de la conscience et du corps opérée

par Ruyer est visible, et témoigne bien d’un geste philosophique comparable.

Schopenhauer entend se servir de cette expérience de la volonté « comme d’une clef, pour

pénétrer jusqu’à l’essence de tous les phénomènes et de tous les objets de la nature qui ne

nous sont pas donnés, dans la conscience, comme étant notre propre corps »55, tandis que

Ruyer évoquait dès 1933 un « changement de clef radical » qui permettrait de comprendre

l’envers de la représentation scientifique du monde.56 Qu’est-ce qui éloigne alors Ruyer de

Schopenhauer ? À première vue, la volonté impersonnelle et incapable de représentation

correspond bien à ce que Ruyer recherche sous les termes de conscience organique : un

mode d’être qui est activité de formation sans représentation, mais qui donne lieu à des

enchaînements causaux connaissables dans la représentation. Schopenhauer insiste

d’ailleurs sur la double finalité des vivants : intérieure, leur organisation en parties

intégrées, et extérieure, leur harmonie relative permettant à toutes les espèces de

coexister.57 Que la volonté se manifeste comme effort rejoint également la conception

ruyérienne, qui fait de l’effort, du travail, le propre de l’activité vitale. Mais cet effort est

toujours chez Ruyer compris comme effort vers une norme et non comme volonté aveugle,

et c’est là peut-être la première grande divergence. La volonté schopenhauerienne relève

d’une conception moderne de la nature comme force aveugle et comme lieu d’affrontement

sans fin des vouloir-vivre. Ruyer cherche au contraire à revenir à une nature-cosmos

encadrée par des normes transcendantes. Ainsi la conscience primaire, si elle est sans

représentation au sens des représentations de l’esprit, n’est pas aveugle, elle est en

participation avec un thème ou une essence trans-spatiale, ou avec l’entendement divin,

comme nous le verrons.

On trouve pourtant chez Schopenhauer une tentative pour articuler chose en soi et

Idées platoniciennes qui, là encore, rappelle la philosophie de Ruyer. Le premier fait des

Idées le premier degré d’objectivation de la volonté, qui se manifestera à un sujet qui ne

55 Ibid., p. 146.

56 RUYER, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », art. cit., p. 43.

57 SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., §28, p. 204.

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160

perçoit que dans l’espace et dans le temps comme une multiplicité d’individus exemplifiant

le même type.58 Le second entend également révéler ce qu’il y a de vrai dans l’idéalisme

platonicien, en traitant l’Idée comme un potentiel ou une valeur à actualiser. Mais c’est

précisément ici que Ruyer semble s’éloigner définitivement de Schopenhauer : l’expérience

immédiate correctement épurée ne nous donne pas la conscience comme volonté pure qui

s’objectiverait dans des formes variées, mais comme activité normative, à laquelle l’Idée

sert de fin à actualiser. Son réalisme axiologique, conjugué à l’allure du développement

embryonnaire, le conduit à concevoir tout effort comme travail sensé, c’est-à-dire comme

inspiration par une norme ou un thème que l’on s’efforce de réaliser.

Notons enfin que la proximité comme l’écart entre Ruyer et Schopenhauer sont

visibles dans les conséquences de leur philosophie. Schopenhauer rejette le panthéisme

optimiste et refuse l’idée que « tout est Dieu », toute théologie échappant aux bornes de

l’expérience. Ruyer fait bien, lui, une théologie du Dieu connu et inconnu qui semble

correspondre à ce que critique Schopenhauer : « leur Dieu est un x, une grandeur

inconnue », et en même temps « tout phénomène [y est] une théophanie ».59 Mais c’est en

même temps un demi-panthéisme qui rompt avec celui des rationalistes classiques dénoncé

par Schopenhauer : il ne nie pas les maux de ce monde, conçus comme des « phénomènes

de foule », il n’affirme pas que le monde est achevé et parfait, mais qu’il est en permanence

en train de réaliser sa propre « embryogenèse », et la connaissance par représentation y

est bien accidentelle, relativement à la pure manifestation expressive de la conscience.

Mais si le monde de Ruyer n’est pas parfait et harmonieux, le bonheur y passe tout de même

58 « La chose particulière qui se manifeste sous la loi du principe de raison n’est donc qu’une objectivation indirecte de la chose en soi (qui est la volonté) ; entre cette objectivation médiate et la chose en soi il y a encore l’Idée ; l’Idée est la seule objectité immédiate de la volonté ; car elle ne comporte aucune forme particulière de la connaissance en tant que connaissance, si ce n’est la forme générale de la représentation, c’est-à-dire celle qui consiste à être un objet pour un sujet. Par suite, l’Idée est aussi et elle est seule l’objectité la plus adéquate possible de la chose en soi ; elle est même toute la chose en soi, avec cette seule réserve qu’elle est soumise à la forme de la représentation ; et c’est là que nous découvrons la raison de ce grand accord entre Platon et Kant, bien que, à la grande rigueur, ce dont ils parlent ne soit pas absolument identique. Au contraire les choses particulières ne constituent pas une objectité vraiment adéquate de la volonté ; cette objectité est déjà atténuée ici par les formes qui se résument dans le principe de raison et qui sont les conditions de la connaissance telle qu’elle est possible à l’individu considéré comme individu. » Ibid., §32, p. 227.

59 Ibid., « Épiphilosophie », p. 1417. Voir p.1417-1418 pour les cinq critiques adressées aux panthéistes.

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161

par le retour à l’expérience vitale, qui est celle de l’activité sensée et non celle du vouloir-

vivre aveugle qu’il faudrait arrêter.

Si la conscience est activité sensée selon un thème, cela implique bien une forme de

connaissance de ce thème, alors même que Ruyer s’efforçait comme Schopenhauer de

penser l’être en deçà de la représentation : c’est que sa conscience primaire n’est plus

seulement, dans la philosophie mature, le mode d’être réel de ce qui se manifeste comme

enchaînement causal, mais une cause à part entière, et ici Ruyer se sépare de Schopenhauer

par infidélité à Kant. Il ne considère pas, sauf dans des textes de transition, la conscience

primaire comme ne relevant pas du tout de l’espace, du temps et de la causalité, qui seraient

des catégories du sujet, mais plutôt comme « survol absolu » de l’espace et du temps. À ce

titre, elle exerce une efficacité causale spécifique, auquel il refuse souvent le nom même de

causalité, mais qui n’en produit pas moins des effets observables, notamment en

embryologie. Tout en jugeant trop anthropomorphiques les autres philosophies de la

« grande voie », il sera bel et bien conduit par sa recherche d’explications finalistes en

sciences à doter la conscience primaire d’une forme de connaissance. Mais ce que la

conscience primaire ruyérienne a de plus profondément original, c’est d’être une

conscience étendue, d’être la réalité même de l’espace.

3.3 La conscience doit exister dans l’espace

Tout en cherchant à refaire la monadologie, Ruyer est bien un penseur de son temps

en ce qu’il cherche à penser, comme nous l’avons dit en introduction, le « grand

événement » du milieu du XXème siècle : la certitude pour l’homme de sa naturalité. Cet

événement, comme l’indique Roger Chambon, implique une refonte de l’idée de nature qui

permette de faire de la conscience à laquelle le monde apparaît un fait naturel à l’intérieur

du monde.60 Cela implique inversement de reconnaître que dans l’apparition du monde à

une conscience est donné plus que l’apparaître lui-même : l’existence indépendante de ce

qui apparaît. Cette double nécessité guide la philosophie, pour Chambon, dans la direction

explorée par Ruyer : celle d’une redéfinition de la nature comme l’ensemble des êtres qui

60 CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 11 sq.

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162

existent de manière unitaire, dont l’unité consistante ne dépend pas du regard de

l’observateur. Il y a une vérité indiscutable de la critique kantienne, qui est déjà celle dont

se nourrit Schopenhauer : le monde de la science est celui des phénomènes, et la science

seule ne peut nous donner le monde dans sa réalité intime. Mais ce qui distingue Ruyer de

Schopenhauer, c’est qu’il souligne, comme le fait Chambon à sa suite, l’impossibilité d’un

monde de choses en-soi qui ne serait ni dans l’espace ni dans le temps : « là réside la

contradiction interne de la philosophie critique, le monde ne supporte pas d’être privé de

l’espace et du temps. Un monde de choses en soi aspatiales et intemporelles est vraiment

le cercle carré. »61 L’originalité de Ruyer est donc dans la spatialisation de l’esprit sur

laquelle repose son panpsychisme. Il s’agit bien avec le concept de domaine absolu et

d’auto-survol de penser une monade étendue, à la fois dans l’espace et distribuée,

ubiquitaire, en tout point de son être.

Toute présence donnée, rencontrable dans le monde, est étendue, ou inséparable de

l’étendue. Il est indispensable d’exister volumineusement dans le bel étalage diversifié de

parties spatialement extérieures les unes aux autres. Cependant, chaque présence “se

tient”, en mode ramassé, rassemblé. Le caractère unitaire est aussi patent que celui de

l’extension multiple. Les deux ne s’opposent pas, mais coïncident dans le même : l’auto-

sistance est con-sistance.62

Il ne s’agit donc pas de retrouver sous l’espace et le temps objectivés une réalité

aspatiale et atemporelle, comme la volonté schopenhauerienne, ou même seulement

aspatiale, comme la durée bergsonienne. Ce qui nous est donné dans l’expérience

immédiate de la conscience, c’est le mode d’unité de l’étendue vraie, qui est celui d’une

« unité absolue qui n’est cependant pas une fusion ou confusion », mais qui est capable de

se différencier sans rien perdre de son unité. Or cette unité subjective existe dans l’étendue,

puisqu’elle est avant tout tissu vivant, cerveau, chair et nerf : « Cet “exister-ensemble-

absolument” est donné à la sensation visuelle par le tissu vivant qui, lui, se définit ainsi

61 Ibid., p. 34.

62 Ibid., p. 28.

Page 164: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

163

primitivement. »63 Le sentiment d’être soi se confond avec la spatialité, qui elle-même

n’existe que comme activité formatrice se déployant dans le temps selon son rythme

propre. C’est pourquoi « l’être vivant est par essence une sorte de sensorium absolu », une

« cénesthésie primaire », une auto-possession, un sentiment de soi qui n’est pas, sauf dans

les vivants à système nerveux, un sentiment du monde.64 C’est pourquoi Ruyer pense

corriger l’erreur de la psychologie de la forme : elle pensait la perception à partir des

équilibrages du monde physique, il pense le monde physique (et organique) à partir des

équilibrages ou de l’auto-formation de la conscience : si les stimuli discontinus deviennent

forme dans la perception, c’est que les organes de la perception existent eux-mêmes sur le

même mode que le champ perceptif, c’est-à-dire comme « surface absolue ».

Chambon signale très justement le parallèle que l’on peut établir entre le domaine

absolu de Ruyer et l’auto-affection dans l’immanence de Michel Henry, qui écrit à propos

de « l’essence de la manifestation » :

Comme, en celle-ci, rien ne s’écarte et ne va vers le dehors, comme le mouvement créateur

de l’extériorité n’est pas présent en elle et n’y a ni action ni effet, l’essence, comme il a été

dit, ne se divise pas, elle ne se sépare pas de soi, aucune distance ne s’institue entre elle et

elle.65

L’essence jouit de soi, a l’expérience de soi, se révèle à elle-même dans ce qu’elle est. Ce qui

a l’expérience de soi et n’est rien d’autre que cette pure jouissance de soi, c’est la vie.66

[L’être de l’immanence] ne peut ni se couper de soi, ni survoler son être, ce qui n’est pas

susceptible de se contempler de l’extérieur ni de prendre à aucun moment vis-à-vis de soi

un libre point de vue.67

63 RUYER, GFV, p. 208.

64 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 484‑485.

65 HENRY, Michel, L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F., 1963, p. 352.

66 Ibid., p. 354.

67 Ibid., p. 422. Voir aussi CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 362.

Page 165: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

164

Ces lignes évoquent de façon frappante ce que Ruyer cherche à penser comme

domaine absolu ou self-enjoyment, jusqu’à la métaphore du survol impossible. Mais cette

métaphore n’a pas le même sens chez les deux penseurs, parce que la présence à soi de

Michel Henry est absolument aspatiale, tandis qu’elle est la réalité de l’espace chez Ruyer.

C’est pourquoi ce dernier parle de « survol sans survol » : comme Michel Henry, il veut

insister sur l’impossibilité pour l’être de se voir lui-même dans une dimension

supplémentaire, d’établir avec soi la moindre distance. Dans la perception même, l’idée

d’un sujet distinct de sa perception est une illusion, comme nous l’avons vu. Mais il y a tout

de même chez Ruyer un « survol non dimensionnel », une non-localisation de la conscience

qui n’est pas aspatialité, mais ubiquité, présence en tout point, fragment d’étendue se

possédant elle-même.68

Ici encore le lien avec le problème de la vie est clair : l’ontologie nouvelle ne doit pas

simplement redéfinir verbalement l’être du vivant, mais elle doit coïncider avec le fait

crucial de l’auto-formation dans l’embryogenèse, et avec l’unité formative et

comportementale des vivants mêmes les plus simples, comme l’amibe. L’embryon se

différencie sans perdre son unité, et ce qui apparaît comme succession de phénomènes

chimiques est en réalité le déploiement dans l’espace d’une forme se possédant elle-même,

par ce « sensorium absolu » qui caractérise les vivants, et tous les êtres primaires. Cela pose

évidemment le problème de l’ouverture au monde extérieur : comment serait-elle possible

à une telle conscience close ? Ne faut-il pas dire que chez Ruyer, comme chez Michel Henry,

68 « Relativement à la multiplicité des détails dans la sensation, « je » – l’indéfinissable « je » – apparaît comme l’unité, comme une unité douée d’ubiquité. Par là encore, la sensation et la subjectivité en général échappent aux lois ordinaires de la physique. On a dit que l’essentiel de la théorie de la relativité (restreinte) revenait à s’aviser que l’on ne peut être à deux endroits à la fois. En ce sens, l’étendue absolue, subjective, échappe à la juridiction de la théorie de la relativité. « Je » suis à tous les endroits à la fois de mon champ visuel. Il n’y a pas de propagation de proche en proche, de vitesse limite, pour un tel domaine. Si je regarde deux horloges d’un seul coup d’œil, quoique distinctes, elles ne font qu’un. Il n’y a pas d’« ailleurs absolu » dans un domaine subjectif, puisqu’il n’y a pas d’altérité absolue des détails les uns pour les autres. Si je numérote les cases du damier, les carrés d’une extrémité sont plus loin des carrés de l’extrémité opposée que des carrés du milieu. Et pourtant, cet éloignement variable, qui apparaît dans la figure ordonnée de la sensation, n’est pas une vraie distance qui demanderait, pour être vaincue, des moyens et de l’énergie physiques. La notion de survol absolu, de survol non dimensionnel, est la clé, non seulement du problème de la conscience, mais du problème de la vie. » RUYER, NF, p. 111‑112.

Page 166: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

165

« la solitude est l’essence de la vie » ?69 L’originalité profonde et peut-être la plus grande

difficulté de Ruyer résident dans ce paradoxe : en partant de l’analyse du champ perceptif,

il parvient à un mode de conscience totalement clos, fermé au monde, qui va rendre

finalement très problématique l’existence même de la perception.

De plus, à l’autre extrémité de la chaîne des êtres, comment une monadologie

« spatialisante » peut-elle ne pas tomber dans une régression à l’infini ? Si l’être se résout

en domaines d’espace-temps colonisant d’autres domaines d’espace-temps, si toute

individualité est un édifice spatial précaire, quel sera le sol stable sur lequel de tels

individus pourront s’édifier ? Autrement dit, comment peut-on tenir pour primaire la

conscience, la liaison et l’espace à la fois ? C’est à ces questions que répond l’interprétation

ruyérienne de la physique quantique, qui est la véritable « monadologie corrigée »70 :

Comme le macroscopique n’est qu’une accumulation de « microscopiques », le mécanique

qu’une accumulation d’« organismes », il y a hétérogénéité de mode, mais non de nature,

entre les forces physiques et les forces organiques ou conscientes. La difficulté principale,

à laquelle se heurtaient les vitalistes, et qui arrêtait les organicistes : « Comment admettre

qu’une force vitale ou psychique, sans support matériel, puisse intervenir sur des forces

physiques dont elle diffère par nature, sur des forces physiques inséparables des masses

matérielles qui les portent ? », cette difficulté n’existe plus, puisque la matière s’est résolue

en domaines d’action dont les caractères essentiels sont identiques à ceux des domaines de

survol absolu. On peut dire que toute force est d’origine spirituelle. Leibniz a raison contre

W. Köhler.71

C’est donc d’une certaine interprétation de la physique nouvelle qu’il nous faut partir,

pour comprendre comment Ruyer peut penser que les organismes sont, en tant

qu’individus, plus quantiques que physiques.

69 HENRY, L’essence de la manifestation, op. cit., p. 354.

70 « La microphysique est un monadisme, une monadologie expérimentale plutôt qu’un atomisme matérialiste. C’est une monadologie corrigée (…). » RUYER, EM, p. 126.

71 RUYER, NF, p. 246.

Page 167: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

166

CHAPITRE 4 :

DE LA CONSCIENCE PRIMAIRE À LA MONADOLOGIE BIOLOGIQUE

On peut reformuler ainsi le geste philosophique de Ruyer : redéfinir la monade pour

en faire à la fois une conscience et une force de liaison, penser des monades qui puissent

former des corps vivants étendus et unifiés sans recourir à l’artifice du vinculum

substantiale. La question est donc non seulement celle du lien entre les « monades » ou

subjectivités primaires, mais aussi de la nature de ces subjectivités, nature qui doit être

telle qu’elle rende compte à la fois de leur individualité, de leur capacité à former ensemble

des organismes eux-mêmes individués, et de leur activité finalisée. Comment une telle

subjectivité peut-elle, sans harmonie préétablie, « savoir ce qu’elle a à faire » et se

comporter en coordination avec toutes les autres, pour former un organe viable par

exemple ? Comment la conscience peut-elle être à la fois connaissance (accès à un savoir et

à des fins à réaliser) et liaison (unification des parties d’un organisme) ? Si tout vivant est

un composé de subjectivités vivantes, n’y a-t-il pas extension de la vie à tout ce qui est

plutôt que compréhension de la vie dans sa spécificité ? Toutes ces questions touchent à la

solidarité profonde que Ruyer tente d’établir entre les individualités physiques et

biologiques, comprises l’une et l’autre comme modes particuliers d’un psychisme

universel.

1. La conscience comme domaine absolu

1.1 L’émergence impossible

Tant que la conscience perceptive seule nous donne à connaître l’existence d’un

champ à unité domaniale ou non-localisable, il semble toujours possible d’envisager

l’émergence d’une telle conscience à partir de la matière inerte, dont émergeraient

progressivement les vivants. Pour Ruyer, une telle émergence est logiquement impossible,

et constituerait un « scandale intellectuel ». Le postulat fondamental de toute l’entreprise

ruyérienne est précisément que la conscience humaine ne peut « se poser dans le vide,

Page 168: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

167

“enfant trouvé métaphysique” », et ne peut surgir que dans un monde qui abriterait ou qui

se composerait toujours déjà de quelque chose d’analogue à de la conscience.1 L’être vivant

et conscient ne saurait être « expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun

caractère [...] de conscience ».2 Ceci étant admis, le problème reste toutefois ouvert de

savoir à partir de quels composants fondamentaux se constituent les formes vivantes, qui

donneront naissance à la conscience au sens ordinaire, et en quoi ces composants

fondamentaux sont eux-mêmes « conscients ».

Dans les années 1930, Ruyer pense pouvoir s’appuyer sur l’édifice de plus en plus

complet d’une nouvelle physique, la mécanique quantique, qui révolutionne justement

notre compréhension de ce que sont les constituants fondamentaux de la matière. Elle

révèle, et Ruyer en fera une de ses thèses fondamentales, que la physique classique est

statistique, qu’elle ne concerne que le comportement moyen d’une foule de particules que

nous nommons abusivement « un » corps. Mais elle va aussi lui fournir le fondement qui

lui permettra d’éviter la régression à l’infini leibnizienne. Les découvertes du microscope

qui ont tant impressionné les savants des XVIIème et XVIIIème siècles donnaient en effet à

croire que tout vivant était composé d’autres vivants plus petits, et ainsi à l’infini puisque

rien ne permettait légitimement d’arrêter, au moins en esprit, la décomposition. La

monadologie elle-même l’exigeait pour des raisons théoriques, en faisant de tout corps un

composé de monades sans étendue, mais dotées chacune d’un corps étendu, composé à son

tour des corps de monades dominées, elles-mêmes dominant d’autres monades, et ainsi à

l’infini. Mais la physique quantique permet à Ruyer de réunir ce qui était indûment séparé

par Leibniz : la monade et l’étendue. Puisque « Leibniz a fabriqué une métaphysique sur

une fausse physique »3, il faut corriger sa métaphysique en l’appuyant sur la physique

véritable.

Que la monade soit étendue, ou plutôt que l’étendue soit monadique, c’est-à-dire

composée de corpuscules discrets, c’est la solution que livre à Ruyer cette physique

1 RUYER, NF, p. 19.

2 RUYER, AHFS, p. 11.

3 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 33.

Page 169: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

168

nouvelle. Elle permet en effet d’éviter la régression à l’infini comme le dualisme, en

réconciliant la conscience et l’étendue, dès lors que l’on comprend que ses corpuscules ne

sont pas des portions d’étendue cartésienne ou des petits corps démocritéens, mais des

quanta d’énergie, c’est-à-dire des forces pures, de l’énergie qui d’elle-même forme des êtres

– les atomes dans leur variété, qui forment les molécules dans leur variété plus grande

encore. Ces corpuscules quantiques sont de plus réputés non localisables, ce que Ruyer

interprète dans une perspective réaliste comme signifiant qu’ils sont réellement à

plusieurs endroits à la fois, non localisables, dans l’espace-temps tout en échappant aux

principes de localité et d’impénétrabilité des corps. Au contraire, leurs « zones de

probabilité de présence » se recoupent, et c’est ainsi qu’ils forment des unités de niveau

supérieur, en mettant en commun une partie de leur énergie sous forme d’énergie de

liaison ou d’échange. Ce que découvre la nouvelle physique, c’est qu’à un niveau

fondamental, la réalité n’est plus descriptible en termes de corps obéissant aux lois de la

mécanique, mais en termes de quanta d’énergie que leur être même conduit à se lier entre

eux, à former des entités cohérentes par des modes de liaison plus fondamentaux que

toutes les colles et les crochets du monde macroscopique.4

Le cœur de la physique quantique est constitué par la découverte des quatre

interactions fondamentales (gravitationnelle, électromagnétique, forte et faible)

nécessaires pour rendre compte des interactions des particules d’énergie et notamment de

la cohésion des atomes. C’est là le niveau de liaison le plus fondamental auquel nous ayons

accès. Il semble toutefois que le modèle de la liaison pour Ruyer soit plutôt le phénomène,

de niveau supérieur, des liaisons entre atomes décrites par la théorie de l’orbitale

moléculaire. Il s’agit ici de comprendre comment deux atomes mettent en commun une

partie de leur énergie (sous forme d’électrons) pour former une liaison. Alors que la

première explication convaincante, celle de la liaison covalente de Lewis5, considérait

encore cette liaison comme un échange localisé « entre » les deux atomes, la théorie de

l’orbitale moléculaire considère les électrons comme des fonctions d’onde et donc des

4 RUYER, NF, p. 124 sq.

5 Développée à partir de 1916 et de son article séminal : LEWIS, Gilbert N., « The Atom and the Molecule », J. Am. Chem. Soc., vol. 38, no 4, 1916, p. 762‑785.

Page 170: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

169

probabilités de présence englobant la molécule dans son ensemble.6 Il n’en faut pas plus à

Ruyer pour considérer que l’on est ici en face d’un domaine étendu, mais non localisable,

tout à fait analogue ou plutôt isomorphe à la « surface réelle » du champ visuel. L’atome

est « subjectif » au sens de Ruyer, c’est-à-dire qu’il n’est pas un mécanisme, mais une force,

une énergie de liaison, et qu’il forme une unité dont les liaisons sont délocalisées,

englobantes, forment (au sens actif) un tout. L’atome ou la molécule, comme le champ

perceptif, est unitas multiplex.

Les considérations de Ruyer sur la « microphysique », comme il la nomme souvent,

ne sauraient être autre chose que l’interprétation philosophique libre de phénomènes

d’une immense complexité, une interprétation parmi toutes celles qui foisonnaient à

l’époque dans l’effervescence de la découverte, et qui foisonnent encore aujourd’hui. La

théorie de l’orbitale moléculaire, par exemple, n’est pas la description imagée dont

s’inspire Ruyer, mais une méthode d’analyse mathématique d’une extrême technicité. Mais

l’idée que la physique quantique dévoilait le caractère subjectif de toute réalité, pour ne

pas dire comme Diderot « la sensibilité, propriété générale de la matière », a fait florès dès

le début du XXème siècle. C’est ainsi que dans les années 1930, deux fondateurs de la physique

nouvelle, Louis de Broglie et Philippe Frank, publient coup sur coup deux articles de

critique des interprétations « psychiques » de leur théorie.7 . Plus récemment, le physicien

français Bernard d’Espagnat adressait des critiques sévères à Ruyer et à toute

interprétation des particules quantiques en termes de conscience, notamment dans Une

6 La théorie de l'orbitale moléculaire a été développée à partir de la fin des années 1920, dans les travaux de Friedrich Hund, Robert Mulliken, John C. Slater, et particulièrement d’un article de 1929 de John Lennard-Jones. Cf. HALL, George G., « The Lennard-Jones Paper of 1929 and the foundations of Molecular Orbital Theory », Advances in Quantum Chemistry, no 22, 1991, p. 1‑6.

7 BROGLIE (DE), Louis, « Réalité physique et idéalisation », Revue de Synthèse, vol. VIII, no 2, 1934, p. 125‑132 ; et surtout FRANK, Philipp, « La physique contemporaine manifeste-t-elle une tendance à réintégrer un élément psychique ? », Revue de Synthèse, vol. VIII, no 2, 1934, p. 133‑154. Frank commente Ruyer et son usage du concept de désubjectivation, et son verdict est sans appel : « En ce qui concerne le processus de la désubjectivation, les théories physiques contemporaines n’ont pas apporté le moindre changement. (…) Celui qui veut interpréter la physique à l’aide de “facteurs psychiques” aurait pu le faire à l’époque de la physique galiléo-newtonienne aussi bien qu’aujourd’hui. Le rôle du “psychique” et du “subjectif” est resté exactement le même. S’il existe aujourd’hui une propension plus marquée aux interprétations spiritualistes, cela tient uniquement à des phénomènes qui n’ont rien à faire avec les progrès de la physique. » Ibid., p.139. Voir également ANDRIEU, Bernard, « La réalité physique du cerveau selon Raymond Ruyer », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol. 12, no 1, 2005.

Page 171: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

170

incertaine réalité : « L’introduction explicite de la notion d’esprit à l’intérieur même des

descriptions, précises et détaillées, de la physique des phénomènes ne peut actuellement

être fondée sur aucun argument scientifique ayant un poids qui lui permette de résister à

une critique objective, menée par les moyens traditionnels de la discussion des hypothèses

dans les sciences ».8 Il faut donc reconnaître que ce que Ruyer présente comme une

évidence ne l’est pas pour bon nombre de spécialistes, à savoir que :

Ce qui est certain, en tout cas, c’est que la physique et la biologie contemporaines, ne

pouvant plus être mécanistes, reviennent, en leur donnant une précision et souvent un sens

tout nouveaux, aux thèses panpsychistes. La biologie et la physique contemporaines

tendent nettement à devenir psychobiologie et psychophysique.9

Rien d’étonnant toutefois pour notre auteur à ce que des scientifiques pétris de

matérialisme dogmatique soient incapables de reconnaître les conséquences ultimes de

leurs propres découvertes.

1.2 La vie, de l’atome à l’éléphant

L’usage que fait Ruyer de la mécanique quantique nous semble révéler plus que tout

autre sa fidélité jamais démentie à l’alternative : soit le mécanisme, soit la conscience. Il

suffit que les physiciens affirment que l’infiniment petit n’obéit pas aux lois de la

mécanique classique pour que Ruyer les interprète comme des consciences au plein sens

du terme ou (ce qui revient ici au même) comme des êtres vivants. Ce passage de la Genèse

des formes vivantes met clairement en évidence le caractère exclusif, binaire de cette

alternative :

Si l’on rejette — avec toute la physique moderne — l’idée d’un pur fonctionnement de

l’atome, alors par le fait même, par définition, on ne peut pas ne pas attribuer à l’atome le

8 ESPAGNAT (D’), Bernard, Une incertaine réalité, Paris, Gauthier-Villars, 1985, p. 228. Nous sommes redevables de notre connaissance de ces critiques à BRÉMONDY, François, « Ruyer et la physique quantique ou “le cadeau royal de la physique contemporaine à la philosophie” », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, n. 142.

9 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 121.

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171

statut d’une étendue-vision analogue à une sensation visuelle ou d’une durée-mélodie

analogue à une sensation auditive. L’aspect négatif du déficit d’explication par un

fonctionnement, a logiquement pour contrepartie positive, une présence absolue d’unité

formelle, et une auto-conduction « domaniale ».10

Comme on le voit, le simple déficit d’explication par fonctionnement suffit à faire

basculer un être ou un phénomène du côté de la conscience. L’alternative « formation ou

fonctionnement » est bien structurante de toute la pensée ruyérienne, et doit conduire à

faire de tout individu réel un vivant. La nature de conscience ou de formation active des

deux extrémités de la chaîne, atome et conscience humaine, est indispensable au dispositif

argumentatif ruyérien dans la mesure où ce sont les deux types de conscience « pure »,

dans lesquels n’intervient aucun fonctionnement.11 Paradoxalement, la nature de vivant

est même plus évidente pour ces deux pôles, qui semblent pourtant en dehors ou à la limite

du vivant, que pour le règne intermédiaire des organismes. Ceux-ci sont en effet des mixtes,

des hybrides relevant des deux ordres de causalité, dans lesquels l’explication mécaniste a

plus facilement prise parce qu’elle est vraie pour une part. Encore la distinction entre les

vivants au sens le plus large et les organismes est-elle rendue floue par certains textes

comme celui-ci :

Le prix à payer — si c’en est un — est évidemment qu’il faut admettre de toute molécule et

même de tout atome, qu’il est « vivant » autant qu’un virus. L’observateur distrait de cette

évolution inattendue des recherches contemporaines, peut croire à un retour aux vieilles

et vagues conceptions de l’animisme, à l’attribution imaginaire, à la matière physique,

d’une conscience, miniature de la conscience humaine, petit gnome ou petit démon, porteur

de liberté, de mémoire et d’intention. Nous pensons que la peur du « verbalisme » ne doit

pas conduire à la peur des mots, et qu’il ne faut pas craindre de prononcer en effet le mot

« organisme », ou même le mot « conscience », à propos de n’importe quelle molécule,

puisqu’il ne s’agit plus là de l’application paresseuse d’un mot, mais, au contraire, d’une

10 RUYER, GFV, p. 65. L’auteur souligne.

11 Le cas de la conscience humaine est à nuancer car Ruyer admet qu’elle n’est pas pure, mais relève également, en tant qu’elle est la conscience d’un organisme, d’automatismes et de structurations matérielles qui relèvent du fonctionnement. (Voir « Nature du Psychique », art. cit.) Mais le champ visuel pur tel que l’analyse Ruyer, débarrassé des conditions corporelles de la perception, est bien une forme d’unité immédiate sans fonctionnement.

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172

possibilité d’interprétation, par la chimie et la micro-morphologie moderne, de la réalité

que désigne ce mot. Liaison active — comportement structurant — unité systémique par

thèmes ou types non localisables — verticalisme — forme et formation par soi — instinct

formatif — domaine absolu — domaine organique — domaine de conscience, toutes ces

expressions sont synonymes. Partout où il y a activité formatrice et non fonctionnement, il

y a inévitablement « pour soi », auto-possession, forme donnée à elle-même se liant elle-

même absolument, et non constituée par liaisons secondaires de proche en proche.12

Comme le montre ce texte, Ruyer ne refuse à la molécule et à l’atome ni le nom de

« vivant » ni même celui d’« organisme ». L’emploi de ce dernier terme peut à la limite être

considéré comme un excès ponctuel, dans la mesure où Ruyer reconnaît au règne des

organismes des spécificités qui sont absentes de l’ordre physico-chimique. Mais le terme

de vivant doit être pris non comme une image ou une analogie lointaine, mais au sens d’une

« homogénéité fondamentale » :

Il y a homogénéité fondamentale, dans tous les organismes, de la conscience, de

l’intelligence, de la finalité, de la capacité de généralisation et d’abstraction selon un sens.

Tout cela appartient essentiellement à toutes les formes vraies. N’importe quelle

individualité organique, au sens le plus large du mot, est non seulement surface absolue se

possédant elle-même, champ de conscience, mais intelligence inventive.13

Inversement, l’individu vivant entier peut être versé au compte des réalités

« quantiques » : « L’éléphant est, si l’on peut dire, un être macro-microscopique. (…) la

conscience humaine, comme l’organisme de l’éléphant, a une unité, un type de liaison, plus

primaire qu’un grain de sable. »14 En effet, ce qu’il s’agissait d’expliquer c’était avant tout

l’apparent miracle de la « genèse des formes vivantes » : « La nature réalise ce qui d’abord

paraît impossible : elle fait sortir progressivement, comme par des tournants insensibles,

les formes organiques des formes moléculaires. »15 Or, ce qui paraissait impossible

12 RUYER, GFV, p. 64‑65.

13 Ibid., p. 256.

14 RUYER, NF, p. 126.

15 RUYER, GFV, p. 51.

Page 174: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

173

s’explique de lui-même dès lors que l’on admet que tout ce qu’il y a à expliquer se trouve

déjà au point de départ, dans les particules fondamentales de la réalité, qu’il faut considérer

déjà comme des vivants et comme des consciences. Cet apparent anthropomorphisme n’est

pas un problème pour Ruyer, puisqu’il est la conséquence logique d’une évidence : la

conscience ne pouvant naître que de la conscience, il est absolument nécessaire de donner

un « caractère de conscience » aux constituants premiers du monde, et la physique

quantique ne fait au fond que mettre en évidence ce qui était requis par les termes mêmes

du problème. Ce qu’elle permet surtout de faire, c’est d’éviter le dualisme en faisant de la

conscience, non une réalité primaire à côté de la matière, mais la seule réalité primaire,

dont la matière n’est qu’un dérivé par composition. La conscience étant présente dès le

niveau fondamental n’a pas à émerger, mais seulement à se conserver dans les êtres

composés :

Les individus vivants, qui sortent par transitions insensibles des individualités

microphysiques — puisque les molécules « subvitales » et les virus-protéines doivent leur

unité « domaniale » à des liaisons atomiques par indétermination d’individualité — ont

gardé quelque chose de l’unité domaniale élémentaire, et ont trouvé le moyen d’échapper

au règne des lois secondaires ; ils prolongent le micro- dans le macroscopique.16

Si l’éléphant est en un sens un individu « quantique », c’est que la vie n’est rien

d’autre que la conservation du mode d’unité quantique à une échelle macroscopique, où

elle devient à la fois observable (pour l’observateur attentif et non prévenu) et invisible,

masquée derrière le fonctionnement « massif » de la mécanique statistique. Ruyer

emprunte ici au physicien allemand Pascual Jordan une conception de l’organisme comme

amplificateur, qui permettrait de porter à un niveau macroscopique, par relais successifs,

l’effet de commandes quantiques.17

16 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 33.

17 « L’organisation protoplasmique permet une amplification, un passage à un niveau relativement macroscopique des forces moléculaires, comme dans les mouvements amiboïdes ; et l’organisation des “réseaux” nerveux permet à son tour une nouvelle amplification des comportements protoplasmiques. Si bien que le comportement global d’un homme, jouant en grand les comportements des Homunculi corticaux, dépend presque directement des comportements moléculaires intégrés dans les réseaux protoplasmiques constituant ces Homunculi. » RUYER, AHFS, p. 72. Voir JORDAN, Pascual, Die Physik und das

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174

Mais alors, si la subjectivité est universellement répandue et profondément

homogène de l’atome à l’homme, quelle place peut-on réserver à la vie ? N’y a-t-il pas chez

Ruyer dissolution inévitable de la vie dans la subjectivité générale du cosmos, comme nous

le redoutions ? Ce risque est redoublé par le maintien chez Ruyer d’une alternative stricte

entre agrégats mécaniques et individus conscients, qui ne semble pas laisser de place

spécifique aux organismes vivants.

1.3 Y a-t-il une spécificité du vivant ?

La physique quantique, dans l’interprétation qu’il en donne, forme pour Ruyer le

second des deux crochets qui encadrent le vivant. Le premier était la conscience telle

qu’elle se donne immédiatement à nous. Le second, à l’autre bout de la « grande chaîne des

êtres »18, sera la particule ou l’atome quantique, premier avatar de la conscience. En effet,

comme l’a montré François Brémondy19, c’est d’emblée dans une perspective psychologique

que Ruyer va concevoir l’atome et la molécule, dès lors que ceux-ci ont été soustraits par

la nouvelle physique aux lois du mécanisme traditionnel.

C’est le cas dans l’article sur « Leibniz et M. Tompkins »20, qui est un excellent

exemple de l’usage que fait Ruyer des faits biologiques. Comme souvent, il en appelle aux

faits biologiques pour montrer la faiblesse des explications qu’il critique, en l’occurrence

le monadisme leibnizien. Mais la partie positive du raisonnement, l’explication vraie qu’il

faut substituer à l’erreur, il la tire des deux pôles qui encadrent le vivant : de la

microphysique et de la psychologie. Une fois admise l’homogénéité de ces deux domaines

« psychiques », il n’est semble-t-il même plus besoin de montrer comment ce monadisme

Geheimnis des organischen Lebens (1941), tr. fr. A. Metz et M. Mareschal, La physique et le secret de la vie organique, Paris, Albin Michel, 1959.

18 COLONNA, « Ruyer et la grande chaîne de l’être », art. cit.

19 BRÉMONDY, « Ruyer et la physique quantique ou “le cadeau royal de la physique contemporaine à la philosophie” », art. cit. L’auteur donne d’importantes précisions sur le contexte philosophique et scientifique de la lecture ruyérienne de la nouvelle physique, et sur l’évolution progressive de Ruyer vers l’interprétation réaliste qu’il condamnait dans L’Esquisse.

20 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit.

Page 176: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

175

nouveau (qui remplace la substance par la liaison) s’applique aux vivants. Le raisonnement

implicite semble être le suivant : il faut bien faire émerger la psychologie humaine à partir

des particules quantiques, et le chaînon qui les relie est l’organisme vivant. Celui-ci doit

donc relever du même ordre d’explication, et tout ce qui est vrai des deux pôles doit être

vrai pour le chaînon intermédiaire. La fragilité de la philosophie ruyérienne du vivant tient

à cette position d’entre-deux : l’organisme étant moins unifié que les atomes ou le champ

visuel, il pose problème et il finit souvent par être évacué ou rabattu sans plus de

justification sur le type d’unité psychologique qui caractérise l’atome comme l’esprit.

In fine, ce que Ruyer appelle « vie », c’est la subjectivité, et la plante ou l’animal n’est

véritablement vivant qu’à proportion de la subjectivité primaire qui agit toujours en lui,

malgré (et non grâce à) son organisation différenciée en organes spécialisés, poumons,

squelette, globes oculaires ou même cerveau structuré :

Le cerveau humain, nous l’avons vu, ne « pense » qu’à titre de réseau protoplasmique. Un

réseau protoplasmique n’est « conscience », d’une façon primaire, et ne se comporte et ne

se fait activement, qu’à titre de réseau moléculaire. Un réseau moléculaire, ou une molécule

individuelle, ne se comporte et ne se fait activement, qu’à titre de domaine d’espace-temps.

Dans un cerveau vivant, c’est donc au fond, pour employer une formule extrême, l’espace-

temps qui « pense ».21

Il semble donc que l’on puisse dire de Ruyer ce que Canguilhem écrit de Descartes, à

savoir « qu’en substituant le mécanisme à l’organisme, [il] fait disparaître la téléologie de

la vie ; mais il ne la fait disparaître qu’apparemment, parce qu’il la rassemble toute entière

au point de départ. » Ruyer ne fait certes pas disparaître la téléologie de la vie, mais en

admettant le modèle du corps-machine et en refusant l’émergence progressive de la

conscience, il est forcé de la situer toute entière dans l’élément constituant du vivant (la

cellule) et ultimement de l’univers lui-même (l’atome, l’espace-temps, l’étendue). Refuser

l’émergence du conscient à partir du non-conscient et l’individuation à partir du non-

individué, c’est courir le risque de se donner un constituant ad hoc de toute réalité, une

monade pourvue d’emblée de toutes les qualités à expliquer. De plus, en affirmant que de

21 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 119.

Page 177: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

176

l’organisme à la cellule, de la cellule à l’atome, aucun des caractères essentiels de la

conscience n’est perdu, n’admet-il pas en même temps l’extension universelle de la pensée

et de la vie, rendant par là même impossible toute délimitation d’un domaine du vivant ?

On peut inverser la perspective et voir dans le projet de Ruyer le projet même de la

science, celui de l’unification totale de notre explication du monde, de la physique du boson

à la sociologie, idéal régulateur nécessaire si le monde est tout entier fait de la même réalité

physique. Bogue, à la suite de Deleuze, propose de voir dans le vinculum de Leibniz le moyen

d’unifier dans son système les forces primitives et les forces dérivées, qui ne seraient plus

qu’une seule force configurée différemment par le vinculum, et fait de Ruyer un héritier de

ce projet d’unification des forces.22 Ruyer lui-même envisage, quoique comme une

possibilité encore lointaine, la réalisation « rêvée par Leibniz et Cournot » d’une

« “dynamique supérieure” englobant tous les cas à la fois » et qui unifierait le « travail »

physique d’un ressort qui se détend et le travail créateur de l’artiste qui compose.

C’est ainsi que Ruyer en vient, pour combler l’écart entre les deux, à interpréter le

tableau des types de particules élémentaires, ou celui des éléments de Mendeleïev, non

comme le produit d’un effort de connaissance, mais comme une structuration préalable des

possibles que les atomes « s’efforcent de réaliser » à la manière dont un homme « s’efforce

de réaliser » une fin, c’est-à-dire comme l’actualisation active d’un potentiel préexistant. Il

parvient ainsi à doter les atomes eux-mêmes d’une forme de liberté paradoxale, puisqu’elle

consiste à poursuivre des fins, mais des fins fixées d’avance et auxquels ils ne peuvent se

dérober. Pour expliquer l’improvisation du vivant et des hommes, Ruyer fait des atomes

22 « En définitive, le vinculum offre un moyen de concevoir les forces primitives et dérivées de Leibniz comme une force unique, ce qui semble s’accorder avec la conception de la force de Ruyer. L’idée que la force de la conscience n’est pas différente de la force physique est un des thèmes constants de Ruyer – il perçoit en effet l’attribution à la conscience d’une force distincte comme le problème central du vitalisme traditionnel. Il n’y a pas de force ou d’énergie consciente séparée : “Ce qui apparaît au physicien comme liaison par énergie d’échange n’est rien d’autre qu’un champ élémentaire de conscience.” Habituellement, les forces primitives de Leibniz sont associées aux monades et les forces dérivées aux phénomènes des corps (…), ce qui suggère l’existence de deux forces distinctes. Mais Deleuze affirme que les forces primitives et dérivées de Leibniz sont une même force, configurée simplement de façon différente par le vinculum. » BOGUE, « The Force that Is but Does Not Act », p. 529. Nous traduisons. La citation de Ruyer est tirée de GFV, p.243.

Page 178: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

177

des improvisateurs tellement encadrés qu’ils improvisent toujours la même chose – mais

c’est alors l’idée même d’improvisation qui est menacée par ce passage à la limite.

C’est le problème du glissement de la méthode des isomorphismes vers l’homogénéité

fondamentale de tous les niveaux de réalité qu’elle est supposée révéler. Celle-ci ne permet

plus de distinguer clairement l’unité d’une molécule de celle d’une cellule, d’un organisme,

ou d’une colonie. Et c’est pourtant nécessaire, la différence entre ces ordres est même une

évidence dont la négation serait « ridicule » aux yeux de Ruyer :

Il serait évidemment ridicule de s’imaginer que le mode d’unité d’une molécule est le même

que le mode d’unité d’un organisme, et que la fusion des ébauches paires, en cas

d’avortement accidentel de l’ébauche médiane embryonnaire, est le même phénomène que

la liaison de formation des molécules homopolaires. Les différences sautent aux yeux. Mais

tout ce que nous voulons dire c’est que, au fond des deux problèmes, il y a une donnée

commune. Les divers mystères que nous avons rencontrés se rejoignent dans le mystère

primaire de la forme en soi.23

Si « les différences sautent aux yeux », rien n’est dit de la possibilité de passer de l’un

à l’autre de ces types d’être, alors que c’est ici le principal problème, ni de la difficulté qu’il

y a à assigner un même mode d’être à des individus dont les différences sont si évidentes

qu’il n’y a même pas besoin de s’y attarder. L’isomorphisme « saute aux yeux » tout autant

que les différences fondamentales, et c’est l’usage très libre que fait Ruyer de ce critère de

l’évidence (comprise comme bon sens non prévenu, non déformé par des théories

philosophiques), qui pose ici problème.

Au fond, le niveau quantique pose problème à Ruyer en raison de son ambivalence

pour le système : d’un côté il lui permet de s’affranchir de conceptions dépassées de la

matière comme passivité pure, étendue inerte, antitypie (alors qu’elle est au contraire

formée de particules typiques), mais de l’autre, il le force à adopter de la conscience une

définition tellement minimale, celle d’un échange d’énergie, qu’il semble impossible de

reconstruire à partir d’elle un monde d’individus conscients et finalisés, du moins sans

23 RUYER, NF, p. 130.

Page 179: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

178

recourir à une forme d’émergence. Or la seule émergence possible chez Ruyer est celle des

lois statistiques, auxquelles il est exclu de ramener la conscience. Il faut donc postuler la

possibilité du passage de l’existence de liaisons à l’improvisation libre de liaisons, à

l’invention de formes vivantes et de celle-ci à l’invention d’outils, de sciences, de règles

morales, etc. La nécessité de combler le hiatus du physique au biologique et au psychique

conduira ainsi Ruyer à identifier la conscience à la réalisation d’un type, ce qui permet d’y

intégrer les particules de la physique fondamentale qui peuvent être rangées selon leurs

types spécifiques, dans des tableaux ou des matrices. Cela permet de renforcer

l’isomorphisme physique-biologique, puisque c’est encore cette capacité à réaliser un type

spécifique qui va témoigner de l’action de la conscience primaire dans le vivant, et

particulièrement dans la morphogenèse.

S’il y a bien des spécificités qui permettent de délimiter (au moins

approximativement) un domaine du vivant, et que nous avons déjà mentionnées, celles-ci

restent donc secondaires au regard de l’homogénéité fondamentale de toute réalité, et elles

relèvent soit de l’amplification de propriétés déjà présentes au niveau suborganique, soit de

fonctionnements de l’ordre de la mécanique statistique, qui ne sont pas spécifiques au

vivant. Elles sont donc réductibles à des combinaisons de conscience et de mécanismes qui,

tout en formant des êtres réellement nouveaux et distincts (les organismes différenciés),

ne relèvent pas d’un mode d’être nouveau. Les phénomènes biologiques n’en restent pas

moins la troisième voie, après celle de la conscience humaine et celle de la liaison, par

laquelle on peut d’après Ruyer accéder à la notion de conscience primaire (ou domaine

absolu), et c’est sans doute celle qui permet le mieux de comprendre cette idée d’une

conscience « tournée vers le dedans ».24

24 RUYER, EPB, p. 24.

Page 180: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

179

2. La conscience comme unité organique

2.1 La conscience tournée vers l’intérieur

Tout en redéfinissant la conscience à partir de la phénoménologie du champ visuel,

Ruyer entend, comme nous l’avons vu, décorréler radicalement la conscience de la

perception du monde extérieur. C’est à cette condition que l’on évitera de retomber dans

l’erreur panpsychiste de Leibniz ou de Maupertuis, qui attribuaient une forme de

perception aux particules élémentaires de la vie. La conscience humaine n’est pas un cas

particulier de la perception universellement répandue dans la nature, c’est au contraire la

perception, et avec elle la conscience humaine, qui est un cas particulier de la conscience.

Malheureusement, la conscience humaine est aussi le seul échantillon de conscience auquel

nous ayons directement accès : c’est donc à partir de l’expérience d’une conscience

perceptive et réflexive qu’il faut, par élimination, penser la conscience organique. De cette

paradoxale tentative de penser une conscience non perceptive à partir de la perception va

résulter un effort constant pour formuler le paradoxe, à travers des formules qui

empruntent au lexique de la distance tout en l’annulant, ce qui donnera naissance au

concept le plus célèbre de Ruyer, le « domaine absolu de survol ». La conscience en général

est comparable à mon champ visuel qui « se voit nécessairement lui-même par “survol

absolu”, ou “non dimensionnel” »25, ou survol « sans distance ».26 Dans La conscience et le

corps on trouve déjà cet effort qui vise à caractériser la « surface réelle » qu’est la

conscience :

(…) dans une surface réelle, il n’y a pas de centre de perspective extérieur, analogue à un

dessinateur devant un tableau. Une surface réelle est à la fois tableau et dessinateur, clavier

et pianiste, instrument et usager. La réalité de la subjectivité consciente ne se mire pas dans

25 RUYER, NF, p. 115.

26 Ibid., p. 142.

Page 181: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

180

la surface corticale comme dans un miroir extérieur à elle, et dont elle serait indépendante

pour sa subsistance, elle est cette surface.27

L’image du tableau qui se peint lui-même permet de comprendre pourquoi « la notion

de survol absolu, de survol non dimensionnel, est la clé, non seulement du problème de la

conscience, mais du problème de la vie. »28 Ce que vise Ruyer, c’est le vivant comme

individu capable d’auto-organisation, capable de se différencier sans perdre son unité,

comme si chacune de ses parties savait ce qu’elle a à faire, à devenir. C’est bien ce que ferait

un tableau qui se peindrait lui-même : l’unité de l’œuvre ne serait pas perdue à travers

l’auto-différenciation de sa surface, qui se détaillerait pourtant elle-même en différents

plans, formes, couleurs ou personnages.29 Ce que l’idée de « survol non dimensionnel »

tente de saisir, c’est toujours l’idée leibnizienne de l’unité d’une multiplicité,

caractéristique aussi bien du champ visuel que d’un organisme vivant.

Mais comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Comment justifier qu’il y ait là plus

qu’une hasardeuse analogie ? En identifiant les deux êtres vivants apparemment les plus

éloignés, ceux qui sont adjacents aux deux « crochets » qui encadrent la conscience

organique : les vivants unicellulaires, qui participent encore de la subjectivité moléculaire,

et le cerveau, qui est l’organe de la subjectivité réflexive. En assimilant la vie du plus petit

organisme à l’activité du cerveau, qui est la charnière entre le visible et le voyant, entre le

monde objectif observable et le champ visuel du sujet observant. En effet, le cerveau du

neurologue n’est chez Ruyer que l’aspect objectif, observable de l’extérieur, de la

conscience, et ne fait qu’un avec elle – ce que l’on comprend quand on réalise que ce qui

nous apparaît comme objet existe pour soi-même comme sujet.30

27 RUYER, CC, p. 106.

28 RUYER, NF, p. 112.

29 Comme on le voit dans le film d’Henri-Georges Clouzot, Le mystère Picasso (1955), cité par Ruyer, dans lequel le peintre est invisible et le tableau semble se peindre lui-même. RUYER, GFV, pp. 240-241.

30 Cela ne vaut évidemment que pour les « individus vrais », du moins une fois constituée la philosophie mature de Ruyer. « L’âme n’est pas une substance distincte qui vient s’ajouter à la mécanique du corps, l’âme est la forme « en soi » qui est observée comme corps. » CC, p. 101.

Page 182: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

181

Le Protozoaire n’a pas d’yeux ni de miroir ; mais notre cortex non plus n’a ni œil ni miroir

pour voir ce que les yeux lui ont déjà apporté. Se voyant lui-même, le Protozoaire, ou son

« unité » en survol absolu, ne verra pas, dans ce champ de self-enjoyment, de formes

extérieures (…). Son champ de conscience ne sera que sa propre forme organique, qui sera

en principe tout l’univers pour lui. (…) Cette forme organique, ou la conscience primaire,

n’est pas vague ou psychoïde. Elle n’a aucune raison de l’être. Elle ne peut même jamais être

« myope pour elle-même » comme une sensation visuelle dans la conscience seconde, car

ce n’est pas notre cortex occipital qui est myope, ce sont nos globes oculaires.31

La justification du passage de la vision à la conscience organique repose, comme le

montre ce texte, sur le statut particulier du cerveau chez Ruyer. Pour lui, le cerveau n’est

pas un organe au sens strict, il n’a pas le caractère mécanique, fonctionnant qui fait des

autres organes des machines, des prothèses auxiliaires de la vie. Le cerveau, au même titre

que l’embryon ou le protozoaire, est considéré par Ruyer comme un morceau d’étendue

« vraie », c’est-à-dire une portion d’espace conscient, un domaine absolu de survol. Quand

la plupart des organes se différencient au point de devenir mécaniques, le cerveau demeure

parfaitement souple, capable de recevoir les infinies modulations de la perception et de la

pensée. Nous retrouvons ici l’idée que le vivant n’invente pas la conscience, mais la

conserve : dans l’organisme complexe, c’est le cerveau et le système nerveux en général qui

joue ce rôle et conserve la conscience primaire.

C’est d’ailleurs dans cette articulation de la subjectivité vécue et de son envers

objectif que se joue une évolution cruciale de Ruyer, qui donnera naissance à toute sa

philosophie mature à partir de la fin des années 1930. Dans ses débuts encore mécanistes,

en 1933, Ruyer affirme l’irréductible séparation de la série des êtres réels et de celle de ces

mêmes êtres en tant qu’ils sont connus par la science. 32 La psychologie, qui doit exclure a

priori tout appel à la subjectivité pour se constituer comme science, doit ainsi se borner à

décrire le fonctionnement objectif de la physiologie cérébrale, le cerveau n’étant rien

31 RUYER, NF, p. 116.

32 « Un certain dédoublement est inévitable dans toute l’étendue de la science, mais ce n’est que le dédoublement de la réalité en elle-même, et de la réalité connue (c’est-à-dire reconstruite abstraitement dans la réalité de notre champ de conscience.) » RUYER, Raymond, « La psychologie, la “désubjectivation” et le parallélisme », Revue de Synthèse, vol. IV, 1933, p. 180.

Page 183: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

182

d’autre que « le champ de conscience connu ».33 Dans la période intermédiaire, celle de la

métaphysique-transposition, il n’était encore question que d’affirmer l’existence d’un être-

pour-soi des êtres réels. Si l’idée se faisait jour d’une subjectivité universellement

répandue, cette subjectivité nous demeurait à tout jamais cachée, interdite, l’être n’étant

accessible que sur le mode de l’objectivation, à l’exception de ma propre subjectivité.34

Enfin, ce qui provoque le basculement vers la philosophie de la maturité et qui va pousser

Ruyer vers une philosophie finaliste du vivant qui n’était pas son projet initial, c’est la

conviction que cette subjectivité (désormais restreinte aux « individus vrais » donc entre

autres aux vivants) se laisse parfois observer dans ses effets, qu’à défaut d’en faire

l’expérience directe, on peut la déduire de certains phénomènes — et particulièrement de

phénomènes biologiques — qui échappent à l’ordre des explications objectives de la

science.35 Dans l’organisme vivant, deux ensembles de phénomènes intimement liés

trahissent particulièrement l’activité consciente : le développement de l’embryon, et

l’activité du cerveau.

2.2 L’équipotentialité, de l’embryon au cerveau

Dans l’organisme adulte, la conscience organique se laisse difficilement saisir, car, comme

nous l’avons vu, la vie s’y est tellement mécanisée que la conscience n’exerce plus (en

dehors de l’activité nerveuse) qu’une activité de « surveillance » globale et de coordination,

éventuellement de régénération d’une partie lésée. Il faut donc saisir la conscience avant,

ou au cours de ce processus de dispersion, de mécanisation. Ce processus, c’est

l’embryogenèse, qui depuis le XIXème siècle donne lieu à de nombreuses expérimentations

et à des observations frappantes. L’incapacité du mécanisme (comme fonctionnement de

structures préétablies) à expliquer l’autopoïèse de l’œuf, qui se fait embryon puis

33 Ibid., p. 179.

34 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.

35 Ce n’est pas à dire qu’une partie seulement des phénomènes biologiques serait due à la conscience organique : dans certains cas, son action directe est visible, mais même les mécanismes purement physiques et entièrement déterminés sont les produits (solidifiés, automatisés) d’une invention consciente initiale.

Page 184: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

183

organisme, sera l’une des principales causes de structuration de la pensée philosophique

autour de l’opposition entre mécanisme et finalisme, dont Ruyer est un représentant

typique.36 Dès la captivité, grâce à la rencontre d’Etienne Wolff, Ruyer est familiarisé avec

les découvertes les plus saisissantes de l’embryologie expérimentale, et tout

particulièrement avec la manière dont les monstres peuvent donner lieu à une tératologie,

une Science des monstres selon le titre de Wolff. Une telle science est possible, comme l’écrit

ce dernier, parce que la monstruosité a un sens, une logique, et présente des types et des

régularités.37 Cette logique, qui va donner à Ruyer un élément essentiel de sa

compréhension de la vie, c’est celle de la résistance aux perturbations. Face aux aléas

naturels ou aux manipulations expérimentales, tout se passe comme si l’embryon

« s’efforçait » de réaliser un organisme viable et conforme à son espèce. Lorsque les

perturbations sont trop graves, il n’y parvient pas, mais le monstre ainsi produit n’est pas

un innommable chaos, il témoigne des efforts de la vie pour contourner la perturbation, et

l’on peut classer comme Wolff les monstres en types résultant de perturbations spécifiques.

Il finira lui-même par adopter une interprétation finaliste de ses propres recherches,

comme en témoigne un article de 1984.38 La découverte de cette plasticité initiale de

l’embryon (limitée pour l’essentiel qu’aux toutes premières phases du développement)

permet d’attribuer aux premières cellules embryonnaires une propriété distinctive :

l’équipotentialité, c’est-à-dire la capacité à se différencier en n’importe quel type cellulaire,

36 Voir notre chapitre 7.

37 WOLFF, Étienne, La science des monstres, Paris, Gallimard, 1948, p. 17.

38 « Parmi les biologistes, la notion de cause finale ou de finalité est loin d’être acceptée par tous. Ils ont raison du point de vue pragmatique, car c’est une solution de paresse d’en venir dès l’abord à de telles notions. Mais je pense avoir montré dans cet exposé qu’il y a un moment où l’on ne peut plus éviter d’envisager une solution de cette nature. (…) Il est difficile a priori de postuler l’existence de choix possibles, de libertés, de contingences, mais il est tout aussi difficile d’imaginer que nous-mêmes et les autres organismes vivants ne sont que de pures mécaniques et que la vie psychique n’est qu’une efflorescence sans importance de la substance vivante. C’est à ce problème, que tant de penseurs ont envisagé, que nous arrivons sans pouvoir le résoudre de manière décisive. Et pourtant, elle existe, cette finalité. On ne peut toujours l’éluder. Beaucoup de biologistes de qualité l’ont déjà affirmé, tels Lucien Cuénot, Albert Vandel, Pierre P. Grassé, et beaucoup d’autres. Cette rencontre avec d’autres scientifiques n’est pas un argument en faveur d’une idée, mais elle montre que certains problèmes se posent d’une manière inéluctable à qui s’efforce de réfléchir en profondeur ». WOLFF, Etienne, « La finalité en embryologie », Revue Des Deux Mondes, 1984, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/la-finalite-en-embryologie-2/, consulté le 22.11.2019.

Page 185: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

184

pour former le membre ou l’organe nécessaire selon son emplacement. La découverte de

cette équipotentialité donne naissance à l’un des problèmes les plus épineux de la biologie

du XXème siècle : expliquer comment ces cellules équipotentielles peuvent « savoir » en quoi

elles doivent se développer, et comment leur différenciation peut être coordonnée dans

tout l’organisme en formation. Cette question est d’autant plus brûlante pour la science de

la première moitié du XXème siècle que l’équipotentialité embryonnaire semble exclure

l’explication la plus simple, celle d’une préformation de l’œuf qui contiendrait déjà, sous

forme miniature, des structures qui n’auraient plus qu’à croître. En effet, dès 1907, le

biologiste Ross G. Harrison (1870-1959) réalise de curieuses expériences de greffes sur des

embryons de triton, et montre que si l’on greffe un bourgeon de patte antérieure sur un

emplacement de patte postérieure, le greffon se différencie en patte postérieure selon son

nouveau site. Ces expériences, reprises et prolongées par Hans Spemann (1869-1941), sont

souvent citées par Ruyer39 comme un fait inexplicable en cadre mécaniste, puisque les

cellules du greffon semblent « savoir ce qu’elles ont à faire ». Avant cela, dès 1891, Hans

Driesch (1867-1941) montrait qu’aux premiers stades de division chez l’oursin, la

séparation en deux des blastomères produisait deux oursins entiers, et non deux moitiés.40

Driesch déjà en avait tiré une conclusion vitaliste, en attribuant la vitalité du vivant à une

entéléchie, comprise comme une conscience psychoïde comparable à un esprit (vitalisme

trop grossier pour Ruyer, qui cherche à en donner une version plus rigoureuse).41 Ces

embryons à la surprenante faculté d’adaptation seront nommés « embryons à régulation »

- par opposition au modèle de l’embryon préformé « en mosaïque ». Pour expliquer ces

phénomènes, le biologiste ukrainien Alexander Gurwitsch (1874-1954), admirateur de

Driesch, élabora dans les années 1904-1907 la théorie du « champ morphogénétique »,

d’après laquelle les différenciations seraient aléatoires au niveau cellulaire, mais

coordonnées en un tout par un « champ » global - dont la nature exacte reste assez

mystérieuse et qui rappelle la forme aristotélicienne. Ruyer à son tour, convaincu que ces

biologistes (qui n’hésitent pas à renoncer aux canons de l’explication scientifique) sont sur

39 Voir notamment NF, p. 58 sq.

40 L’essentiel de ces grandes découvertes est bien résumé par Ruyer dans EPB, p.73-82.

41 DRIESCH, La philosophie de l’organisme, op. cit.

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185

la bonne voie, propose à son tour avec le domaine absolu de survol une nouvelle version du

« champ morphogénétique » ou de « l’entéléchie » drieschienne – avec dans l’idée que c’est

le rôle du philosophe de donner un contenu précis à ces tentatives métaphysiques.42

Les faits d’équipotentialité, le déroulement spatial coordonné des processus de

développement, les paradoxes de la formation de patterns à partir de la différenciation

d’une même cellule originelle, tout cela indique pour Ruyer l’origine non spatiale, non

localisable de l’information qui guide la morphogenèse. Il y a là encore un glissement net,

dès les Éléments, de l’idée que l’information est non-localisable, qui pourrait signifier qu’elle

est distribuée dans tout l’organisme, qu’elle est interaction totale de ses composants (et pas

seulement fragment de code génétique), vers l’affirmation que l’information est non-

spatiale, c’est-à-dire psychologique et logée dans une « mémoire » hors de l’espace-temps.

Le « champ morphogénétique » devient chez Ruyer conscience primaire, et la conscience

primaire elle-même se comprend comme « forme absolue » ou « domaine absolu de

survol »43, ce qui signifie que l’embryon constitue un domaine, mais un domaine sans

maître extérieur qui le dominerait et en ferait l’unité : il est lui-même et maintient lui-

même son unité. La conscience primaire n'est pas « au-dessus » de l'embryon, ce qui serait

encore une localisation spatiale, elle n'est pas non plus a-spatiale, sans quoi elle ne pourrait

guider un développement spatial : elle est la possession de l'embryon par lui-même, le self-

enjoyment d'un être qui n'est pas une machine (unité purement artificielle au

fonctionnement aveugle), mais une individualité irréductible à la juxtaposition de ses

parties, l’être pour-soi de l’embryon.

42 Si ces biologistes-métaphysiciens (comme Cuénot déjà cité) représentent pour Ruyer l’avant-garde de la science, il n’en va bien sûr pas de même pour la communauté scientifique contemporaine, qui critiquera durement ces incursions métaphysiques échappant à toute vérification empirique. Le pionnier de la biologie du développement J. W. Jenkinson (1871–1915) écrivit par exemple de Driesch qu’il inventait des entités « au-delà du nécessaire » et que « le progrès de la science serait mieux servi par une philosophie plus simple », ou encore qu’une telle idée était « vulnérable à de sérieuses critiques tant scientifiques que philosophiques ». (JENKINSON, J. W., « Vitalism », The Hibbert Journal, no 9, 1911, p. 545‑559. Nous traduisons.) Le zoologiste Herbert Spencer Jennings quant à lui affirma que le concept d’entéléchie « n’aide en rien notre compréhension des choses ». JENNINGS, Herbert Spencer, Behavior of the Starfish, Asterias Forreri De Loriol, 1907, p. 180.

43 Ruyer, NF, chap. IX, p. 107 sq.

Page 187: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

186

❖ Le cerveau, organe embryonnaire

Que vient alors faire le cerveau dans cette interprétation de l’équipotentialité

embryonnaire ? Il est tout simplement, conformément à ce que nous avons dit de la nature

de la vie, l’organe qui conserve tout au long de la vie adulte l’équipotentialité

embryonnaire, l’organe dont la « conscience seconde » (perceptive et réflexive) est la

forme propre, parce qu’il conserve la capacité à improviser des liaisons, à inventer des

formes, qui est le propre de l’embryon. Dans l’organisme largement mécanisé, le système

nerveux conserve et amplifie l’unité domaniale des particules quantiques et des molécules,

et rend possible celle de la conscience perceptive.

Le cerveau n’est conscient qu’en tant que partie embryonnaire conservée, non convertie en

organe fonctionnant. Il est une partie embryonnaire disposée commodément pour être

modulée par stimuli externes. La conscience cérébrale n’est pas essentiellement différente ;

mais comme le cerveau est un tissu organique modulé, la conscience cérébrale a pour

« contenu » cette modulation, et non la structure propre du tissu.44

Nous reviendrons sur cette capacité du cerveau à être « modulé » par le monde

extérieur, et sur la théorie de la connaissance qui en résulte. Il nous suffit pour le moment

de pointer l’homogénéité fondamentale, à l’intérieur du vivant, de tous les processus non

mécaniques, donc conscients et finalisés, du comportement de l’amibe à l’activité du

cerveau pensant, en passant par le développement de l’un en l’autre, c’est-à-dire de la

cellule-œuf unique à l’organisme différencié doté d’un système nerveux. Le système

nerveux n’expliquera jamais la conscience chez Ruyer, puisqu’elle le précède, dans les

vivants dépourvus de nerfs comme dans les virus, les molécules et les atomes. Ainsi

s’achève la rupture la plus essentielle de l’évolution intellectuelle de Ruyer : le passage

d’une explication de la vie et de la conscience par les liaisons structurelles à une explication

par les propriétés des composants. Tout en admettant que le cerveau fonctionne comme

un réseau, Ruyer n’en fait plus la condition de la conscience, car il a renoncé à l’idée

fondatrice de la cybernétique puis de l’informatique : il n’admet plus que la mise en réseau

d’éléments simples puisse produire des comportements aussi complexes que ceux de

44 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 111.

Page 188: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

187

l’esprit et du vivant, il ne reconnaît plus la relation ou la liaison comme primaire par

rapport aux propriétés des composants élémentaires de la vie, qui devront

progressivement être dotés de toutes propriétés essentielles du vivant. Tout en affirmant

que ces propriétés viennent de ce que l’être primaire est une « force de liaison », il s’agit

bien de rompre avec la liaison comme relation, mise en réseau d’éléments permettant de

faire émerger des comportements complexes. C’est ce qui explique que, dans l’automate

mixte, un protozoaire puisse jouer le rôle de « cerveau » : la mise en réseau de milliards de

neurones est utile, mais secondaire par rapport à l’intelligence organique commune à

chaque neurone comme à la moindre bactérie.

Ce qu’il nous faut maintenant comprendre, c’est ce que peut être cette conscience

primaire organique qui, elle, n’est pas modulée par le monde extérieur, n’est pas une

ouverture, mais une clôture, le sentiment de soi d’un corps qui « est pour lui-même tout

l’univers »45, un être qui tout en étant liberté improvisatrice, s’efforce de reproduire à

l’identique la forme propre de son espèce, dans une répétition bien peu inventive.

2.3 La conscience et l’habitude

On ne peut s’intéresser au problème de la conscience organique chez Ruyer sans

remonter à l’une des sources principales de ses thèses : Samuel Butler (1935-1902), écrivain

anglais rendu célèbre par Erewhon ou de l’autre côté des montagnes, roman utopique et

satirique, mais également auteur de plusieurs ouvrages de libre spéculation sur la vie, la

conscience, la mémoire, l’évolution et Dieu. Il est sans aucun doute l’un des auteurs ayant

exercé la plus forte impression sur Ruyer, dont la philosophie de la vie se présente à bien

des égards comme reprise, mise en forme et rectification de la pensée de Butler.46

Ce dernier se présente comme un adepte de l’évolution des espèces, lecteur assidu de

Darwin en tant que « grand collecteur de faits », mais fort critique (comme Ruyer) à l’égard

du concept de sélection naturelle, et soulignant à maintes reprises l’incapacité de Darwin

45 RUYER, NF, p. 116. Voir supra p.182.

46 RUYER, EPB, p. 60‑61.

Page 189: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

188

à expliquer le mécanisme de la variation héréditaire. Ses principaux efforts consisteront

donc à penser la vie comme conscience et comme mémoire, une mémoire constituée par

l’habitude répétée de génération en génération et transmise par l’hérédité, chaque

organisme n’étant qu’un prolongement de l’organisme de ses parents et, à travers eux, de

toute sa lignée. Il reprend, d’abord sans le savoir, puis explicitement, la thèse néo-

lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis, et de la « volition » comme cause de la

transformation des vivants.47

On trouve donc dans les ouvrages « biologiques » de Butler non seulement des

thèmes, mais des thèses qui seront centrales chez Ruyer, ainsi qu’un certain rapport

typique avec la science : comme Ruyer, il revendique le statut d’amateur éclairé, spéculant

librement à partir des faits encore inexpliqués par la biologie. De plus, il attribue lui aussi

au préjugé mécaniste des savants leur refus d’attribuer au vivant une âme consciente, qui

expliquerait pourtant tout ce qui reste inexplicable en biologie. Il leur oppose comme Ruyer

le jugement d’un esprit non dogmatique, non prévenu (qui est explicitement celui de

l’homme de la rue chez Butler), qui ne fait que se ranger à un avis que les faits nous

contraindraient à adopter. On trouve déjà chez lui l’alternative du finalisme de la vie

consciente, qui éclaircit toutes les zones d’ombre, et du mécanisme, dont les faiblesses ne

sont jamais considérées comme contingentes ou temporaires, mais toujours comme

définitives.48

47 Sur l’idée d’hérédité des caractère acquis, qui n’apparaît en ces termes que chez Weismann à la fin du XIXème s., voir PICHOT, op. cit., pp.680-681. À la fin du XIXème siècle, les mécanismes de l’hérédité ne sont pas encore connus, et les zones d’ombre pointées par Butler et bien d’autres sont réelles. C’est encore dans une large mesure le cas au moment où Ruyer pose les bases de sa philosophie (voir FOX KELLER, Evelyn, The Century of the Gene, Cambridge, Mass. et London, Harvard University Press, 2002.), mais le rôle déterminant des chromosomes est déjà reconnu et forme un programme de recherche très prometteur, qui donnera lieu à la découverte de la structure en double hélice de l’ADN en 1953 par Watson et Crick, et à la compréhension de la synthèse des protéines par les gènes au début des années 1960 avec le modèle de l’opéron-lactose découvert par Jacob et Monod. Ruyer a toujours considéré ce programme de recherche comme incapable de parvenir à une explication satisfaisante de l’hérédité ou du développement, considérant qu’il ne pouvait s’agir que d’une nouvelle extension du mécanisme, aussi impuissante que ses avatars passés.

48 Nous reviendrons sur la manière dont cette alternative se retrouve chez Ruyer (cf. notre chapitre 7). Chez Butler, parmi maints exemples, citons ce passage caractéristique : après avoir reconnu que les insectes asexués (comme les fourmis ou les abeilles) s’intégraient très mal à sa théorie de l’instinct comme habitude héréditaire, il écrit que « cette obscurité demeurera probablement jusqu’à ce que nous en sachions davantage sur les prémisses de la civilisation chez les abeilles », mais qu’une telle obscurité

Page 190: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

189

En ce qui concerne la notion de conscience organique, nous pouvons relever au moins

trois grandes thèses butleriennes que Ruyer fera siennes : l’idée de la conscience organique

comme exécution habituelle, la critique de l’idée d’individualité biologique, et la

supériorité de la conscience embryonnaire sur la conscience de l’organisme adulte.

❖ La conscience comme exécution habituelle

Les deux premiers chapitres de La vie et l’habitude de Butler sont consacrés à une

analyse de l’habitude chez l’homme, que les chapitres suivants étendront (selon un plan

qui rappelle celui du Néo-finalisme) à l’ensemble des vivants. Butler y souligne à quel point

l’extrême maîtrise liée à la pratique répétée d’une activité se confond (pour l’agent comme

pour l’observateur) avec le mécanisme. Un pianiste débutant est extrêmement conscient

des différentes opérations qu’il a à effectuer pour jouer la mélodie, et de ce fait n’y parvient

qu’avec peine. Le pianiste expérimenté, en revanche, peut jouer de manière apparemment

mécanique ou automatique, sans y penser voire en pensant à autre chose, et l’intensité de

sa conscience finit par se confondre avec l’inconscience pure. Ses gestes sont pourtant bien

le fruit d’un long apprentissage conscient. L’habitude produit une forme d’inconscience qui

n’est pourtant pas une retombée dans l’inconscience minérale, puisqu’à tout moment cette

inconscience de degré supérieur peut redevenir conscience – dès lors que le pianiste aborde

un passage qu’il connaît moins par exemple, et doit consciemment faire l’effort de jouer les

bonnes notes.

Pour Butler, ce qui est vrai du jeu du pianiste est tout aussi vrai de sa digestion, de sa

respiration, et plus encore de la formation de ses organes digestifs et respiratoires par

l’embryon qu’il était.49 C’est une idée souvent reprise par Ruyer :

ne fait d’ores et déjà pas le poids face à la lumière apportée par cette théorie (Life and Habit, New York, E.P. Dutton & Company, 1911 [1878], p. 296. Nous traduisons.) Il est donc clair pour lui que le progrès des sciences ne pourra aller que dans la direction d’un éclaircissement de la manière dont l’habitude se transmet chez les abeilles, et certainement pas dans celle d’une réduction de l’instinct à des causes physiques.

49 « Y a-t-il rien dans la digestion, ou l’oxygénation du sang, qui diffère en nature de l’action rapide inconsciente d’un homme jouant au piano un morceau de musique difficile ? Il pourrait y avoir difference de degré, mais de la même manière qu’un homme qui s’assied pour jouer un morceau bien connu le joue, une fois qu’il a commencé, presque mécaniquement, comme on le dit, de la même

Page 191: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

190

Un ouvrier absorbé par son travail en oublie le reste du monde. Ce qui rend certainement

vague, pour lui, le monde extérieur, mais non pas l’objet sur lequel il travaille, bien au

contraire. À mesure que le travail organique se poursuit, la conscience primaire, d’abord

équipotentielle, semble se perdre dans les structures plus ou moins automatiques qu’elle

monte. L’ouvrier semble disparaître dans l’œuvre.50

Comme Butler, Ruyer cherche ici à retourner les explications mécanistes contre elles-

mêmes en attribuant ce qui paraît « machinal » à l’effet d’une action consciente

parfaitement maîtrisée. Cette stratégie apparaît plus nettement encore dans L’embryogenèse

du monde :

Le parleur peu réfléchi, comme l’artisan qui exécute un travail de routine, n’est que

modérément conscient du détail de ce qu’il fait, sauf quand il rencontre une difficulté

technique, qu’il ne trouve pas ses mots ou que le matériel est récalcitrant. On parle ou on

travaille « machinalement », comme on dit. Le mot « machinalement » est très trompeur,

car une machine ne travaille pas machinalement, elle ne travaille pas du tout — sauf

métaphoriquement -, elle fonctionne selon sa structure, elle ne « fait » rien.

L’embryon, lui, a beaucoup à faire. S’il est inconscient, c’est à la manière de l’artisan

routinier ou du parleur irréfléchi, non à la manière d’une machine. Il sait si bien ce qu’il a à

faire ! Il l’a déjà fait tant de fois ! Qui est cet « Il » ? Mais l’embryon qu’il a été dans les

millions des générations précédentes (sic).51

Ruyer reprend donc de Butler cette idée d’action machinale (contraire exact du

fonctionnement mécanique), tout en la corrigeant sur un point essentiel : il ne s’agit pas

pour lui d’inconscience, fût-elle le degré supérieur de la conscience, mais d’une autre forme

de conscience : la conscience primaire, qui n’a rien d’inconscient, de vague ou

d’approximatif, mais qui est simplement une conscience exclusivement tournée vers le

manière, ayant avalé son dîner, il le digère naturellement, à moins qu’il ne lui soit trop étranger, ou que lui-même ne subisse l’effet d’un dérangement étranger, à cause duquel il ne saurait plus comment se comporter, comme un pianiste qui serait perdu si on le forçait à jouer avec des gants, ou en souffrant de la goutte, ou la tête en bas. » Ibid., p. 46‑47. Nous traduisons.

50 RUYER, NF, p. 85. Une note de Ruyer renvoie à Life and Habit.

51 RUYER, EM, p. 37. Il se réfère à nouveau à Butler comme l’un des premiers auteurs de ces considérations.

Page 192: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

191

dedans. Ce n’est en réalité pas si éloigné de Butler, qui parle encore, pour qualifier cette

« inconscience », d’attention, de volition et de connaissance : l’embryon, comme le

pianiste, « sait ce qu’il a à faire ». Il s’agit donc d’une reformulation plus que d’une rupture,

car Butler considère déjà la capacité à effectuer une action comme le signe d’une

connaissance de ce qui est à faire, connaissance d’autant plus parfaite qu’elle n’est pas

consciente.52 Dans les deux cas il s’agit de penser un savoir sans réflexivité, et l’on peut

considérer le domaine absolu ruyérien comme une tentative pour donner un contenu

conceptuel précis à cette idée qui n’est chez Butler qu’à l’état d’esquisse (tentative qui

impliquera tout de même de rompre avec la conception butlerienne de la mémoire, comme

nous le verrons). Pour parvenir à rendre compte d’un être qui sait sans savoir qu’il sait, il

faut tout à la fois priver la conscience primaire des caractères distinctifs de la conscience

seconde, la perception et la réflexion, tout en conservant son caractère de conscience

douée de connaissance. Loin d’être une contradiction, cette idée est au contraire pour

Ruyer la condition sine qua non de dévoilement de la vérité du panpsychisme, obscurcie

jusque-là par la confusion de ces deux modes de conscience.

❖ La nature de l’information organique

Pour bien comprendre la solution ruyérienne au problème du « savoir » organique, il

faut encore exposer deux thèses que Ruyer reprend de Butler, et qui constituent le cadre à

l’intérieur duquel le problème va devoir être résolu : l’excès d’information dans la

conscience embryonnaire, et la critique de l’idée d’individualité biologique stricte.

Pour Butler comme pour Ruyer, il y a plus de connaissance, ou au moins autant, dans

un embryon en développement que dans un organisme adulte (au moins pour le vivant non

humain). L’embryon est caractérisé par le surplus d’information qu’il semble posséder,

puisque sans être doté d’aucune des structures de l’organisme adulte, il s’avère capable de

52 « Qu’est-ce qui prouve que nous savons comment faire quelque chose ? C’est certainement le fait que nous pouvons la faire. Un homme montre qu’il sait comment lancer un boomerang en lançant un boomerang. Aucun discours, aucun écrit ne peut l’en affranchir ; ipso facto, si un bébé respire et fait circuler son sang, c’est qu’il sait comment le faire, et le fait qu’il n’ait pas connaissance de sa propre connaissance (it does not know its own knowledge) est seulement la preuve de la perfection de cette connaissance, et de ce qu’elle a été exercée durant une multitude d’occasions passées. » BUTLER, Life and Habit, op. cit., p. 55‑56. Nous traduisons.

Page 193: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

192

produire cet organisme. Il y a nécessairement plus de conscience pour Butler dans un œuf

de poule que dans une poule adulte, puisque l’œuf sait déjà tout ce que doit être la poule

adulte, et sait également comment la former. Comme Cuénot plus tard, et Ruyer à sa suite,

Butler fait appel aux « anticipations » du développement comme preuve que l’embryon

« sait ce qu’il fait » : si le bec du poussin présente, avant même qu’il en ait besoin, le

« diamant » qui lui permettra de briser la coquille, c’est là un signe suffisant qu’il y a chez

le poussin une connaissance des organes et des comportements nécessaires à cette étape

future de sa vie. Ici encore, le caractère inconscient de cette connaissance est le signe de sa

perfection :

Personne en réalité ne suppose que le poussin fait ce qu’il fait avec la même conscience de

soi (self-consciousness) qu’un tailleur travaillant à un costume. (…) Il est probable qu’il sache

ce qu’il fait à un degré très supérieur à celui que quelque tailleur que ce soit puisse prétendre

avoir atteint, ou atteindre avant au moins de nombreux millénaires. Il travaille avec une

certitude si parfaite et une expérience si vaste, qu’il est absolument incapable de suivre les

évolutions de son propre esprit (…).53

Il y a dans ces pages de Butler une indiscutable profondeur. Son talent littéraire rend

sensible mieux que bien d’autres la répétition innombrable des générations, le travail de

formation de soi de la vie à travers les millions d’années de l’évolution, et le degré

merveilleux d’adaptation des organismes ainsi sculptés par l’expérience vitale. Mais le

problème est posé là encore dans le cadre de l’alternative du hasard pur et de la

connaissance par un esprit, quoique Butler (comme Ruyer) cherche constamment à

distinguer l’intelligence organique de l’activité humaine consciente. L’adaptation du bec à

la coquille ne pouvant être mise au compte du pur hasard, elle doit nécessairement être

une forme d’outil fabriqué par une intelligence finalisée, et l’inconscience de cette

formation n’est liée qu’à la rapidité d’exécution de ce qui est su au-delà de toute réflexion.

Cette intelligence ne saurait être celle de chaque poussin particulier, puisqu’ils

présentent tous exactement le même développement typique. Il faut de plus rendre compte

de la localisation ou de la nature de cette information que le poussin possède, mais qui n’est

53 Ibid., p. 63.

Page 194: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

193

visible nulle part dans ses structures constituées. Butler, comme Ruyer, répond en

réinsérant l’individualité biologique dans la continuité des générations : ce poussin X n’est

pas un pur individu, mais il est un prolongement de l’organisme de ses parents, qui eux-

mêmes sont la continuité directe des leurs, et ainsi jusqu’au premier vivant qui survit

encore à travers nous tous. Toute tentative pour déterminer la limite de l’individualité

organique comme d’ailleurs de l’identité personnelle absolue est vaine. On retrouve ici un

thème cher à Ruyer, celui de la critique de l’individualité substantielle, qui se prolongera

dans l’idée qu’« aucun vivant n’est jamais mort », et que tout être actuel n’est que la vie

prolongée des générations précédentes. Une fois admise cette conception atténuée de

l’individualité biologique, le problème du savoir organique ne se pose plus à l’échelle de

chaque organisme, de chaque embryon, mais au moins de l’espèce entière. La suite se

déduit alors d’elle-même : si ce savoir est un savoir partagé de l’espèce, il constitue une

information conservée à travers le temps, donc une forme de « mémoire de l’espèce ». Mais

alors que la biologie contemporaine d’évertue à identifier le support physique de cette

information dans les chromosomes, Butler et Ruyer vont voir dans l’hérédité une mémoire

de même nature que la mémoire cérébrale, quoiqu’ils diffèrent quant à sa nature. Chez

Butler, le stockage de l’information est matériel, il est une trace physique laissée par

l’exercice répété, quoique la nature exacte de cette trace ne soit pas élucidée. Pour Ruyer

en revanche, s’il y a bien mémoire, celle-ci ne saurait être matériellement stockée ou

localisée, car elle doit relever d’une dimension transcendante à l’espace-temps (Ruyer

estimant que toutes les tentatives de localisation physique de la mémoire ont échoué).

Avant d’examiner de près la nature de cette « information mnémique », notons que

le problème se complique encore lorsque l’on se rappelle que cette conscience-mémoire ne

doit pas seulement être attribuée à chaque organisme, mais à chaque partie de cet

organisme, à chaque tissu, à chaque cellule, et aux composants chimiques de ces parties.

Chez les deux auteurs, un vivant est une totalité de parties chacune douée d’individualité

et de conscience, qui travaillent ensemble durant la vie et reprennent leur individualité à

la mort. La biologie monadologique de Ruyer est donc en un sens plus proche de Butler que

de Leibniz lui-même, puisqu’elle rompt avec l’individualité substantielle de la monade, et

la pense non comme un point sans dimension, mais comme un domaine étendu dans

l’espace, une cellule plutôt qu’un point. Butler se réclame d’ailleurs comme Ruyer de la

théorie cellulaire de Virchow, qui pense l’organisme comme une « République de cellules ».

Page 195: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

194

C’est ainsi à tous les niveaux du vivant qu’il faut expliquer comment les processus

biologiques peuvent être guidés par une information non physique, non localisable, mais

pourtant transmise à travers les générations comme une mémoire collective. Il faudra de

plus expliquer comment cette mémoire peut être le support non seulement de la

conservation des formes spécifiques, mais aussi de leur évolution.

3. Le double rôle de la conscience

3.1 Du problème de la liaison au problème de l’information

Leibniz lui-même séparait très clairement l’ordre de la métaphysique qui concerne

les fondements et l’ordre de l’explication mécanique des corps, toujours possible au moins

en droit, et refusait aux formes substantielles tout pouvoir explicatif.54 Ruyer au contraire

veut faire de la « forme vraie » ou « conscience primaire » un principe d’explication des

faits physiques et biologiques. C’est même une nécessité dès lors que toute sa philosophie

a pour but de rendre compte des faits inexpliqués de la biologie de son temps, en même

temps que des découvertes de la physique nouvelle. Il ne s’agit pas de faire de la

métaphysique pure, mais bien d’expliquer le développement des embryons, la nature de

l’activité cérébrale et nerveuse, le comportement instinctif, l’évolution des espèces ou

encore le rôle de la signalisation hormonale dans l’organisme. La conscience ou le domaine

absolu de Ruyer n’est donc pas un pur fondement métaphysique connu de nous sous

l’aspect du mécanisme (comme c’était encore le cas dans la période de transition des années

193055) : elle devient dans la philosophie mature de Ruyer indispensable à l’explication, et

seul l’aveuglement idéologique de la plupart des scientifiques les empêche de faire appel à

cette cause finale d’un nouveau genre. Loin d’y voir un retour en arrière, Ruyer, qui

54 « Il est vrai que ces formes [substantielles] qu'il faudra admettre dans la physique générale, ne changeront rien dans les phénomènes qu'on pourra toujours expliquer sans qu'il faille recourir à la forme non plus qu'à Dieu ou à quelque autre cause générale puisqu'il faut dans les cas particuliers réduire à des raisons particulières, c'est-à-dire aux applications des lois mathématiques ou mécaniques que Dieu a établies. » LEIBNIZ, « Lettre à Arnauld de juin 1686 », op. cit., p. 230.

55 Voir notamment RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.

Page 196: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

195

considère les insuffisances de l’explication mécaniste en science comme insurmontables, y

voit au contraire l’accomplissement du projet scientifique d’unification totale de notre

explication du monde, de la physique du boson à la sociologie, idéal régulateur nécessaire

si le monde est tout entier fait de la même réalité.

C’est qu’il ne s’agit plus comme on l’a dit de distinguer entre le travail de la science

et celui de la métaphysique, mais bien entre des sciences mécanistes et des sciences

finalistes, même si ces dernières n’avouent pas toujours leur nom. La science nouvelle

déborde le cadre newtonien et rend caduque la séparation kantienne du noumène et du

phénomène qui lui correspondait, comme celle de l’explication mécaniste et de l’ontologie

monadique. C’est la science elle-même, dans la physique quantique ou dans l’embryologie,

qui laisse apparaître l’être de la chose en soi :

On ne saurait trop le dire, en effet, c’est dans l’exposé scientifique, et indépendamment de toute

hypothèse philosophique, que les objets apparaissent, non plus comme faits d’éléments de

matière, coordonnés par des relations surajoutées, et servant de support à ces événements,

mais comme liaisons et événements à l’état pur ou substantiel, dépourvus de support

connaissable.56

Il subsiste chez Ruyer un certain flottement autour de ce que nous révèle la science :

parfois il semble dire comme ici qu’elle observe directement la conscience comme système

de liaisons, et ailleurs que les liaisons sont de toute façon inobservables, et relèvent de

l’hypothèse philosophique.57 Mais quoi qu’il en soit, la science peut au moins nous mener

négativement à l’être réel, par ce qu’elle rejette (l’application universelle de la physique

classique) et par ce qu’elle ne parvient pas à expliquer (l’embryologie). En biologie

cependant, on a affaire à un problème nouveau, celui précisément qui semble mettre en

échec le mécanisme : le problème de l’information. C’est une chose en effet d’admettre que

la vie repose sur la liaison ou l’intégration fonctionnelle des cellules et des organes, et c’en

56 RUYER, « Le versant réel du fonctionnement », art. cit., p. 341. Nous soulignons.

57 « Mais, par contre, la forme dynamique derrière la structure, l’activité structurante et les liaisons qu’elle produit sont inobservables et doivent toujours être inférées avec risque. (…) Sur le plan de l’observable brut, il n’y a aucune différence entre une forme active et un tout équilibré, entre un objet et un être. » RUYER, EPB, p. 11.

Page 197: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

196

est une autre d’expliquer comment un tel système de liaisons extrêmement bien

coordonnées peut sortir d’un œuf apparemment très simple, et se transmettre de

génération en génération – tout en donnant naissance à de nouvelles espèces au cours de

l’évolution. La vie n’est pas seulement liaison, elle est aussi forme, donc information, c’est-

à-dire établissement actif de liaisons selon un ordre et selon un type spécifique, et cet ordre

doit être à la fois exécutable par l’embryon et transférable à la descendance. Rien dans la

capacité des atomes à former des molécules par liaisons covalentes ne semble justifier cette

capacité à former les structures incroyablement différenciées des organismes, et à les

stocker dans une « mémoire de l’espèce ». L’ontologie de Ruyer rejoint ici les problèmes

centraux de la biologie du début du XXème siècle, marquée à la fois par la théorie cellulaire

et par la question de la nature de l’information nécessaire à l’hérédité et à l’embryogenèse.

❖ De la liaison au savoir cellulaire

La théorie cellulaire, aboutissement des observations réalisées au long du XVIIème et

XVIIIème siècle, se constitue au milieu du XIXème siècle autour des biologistes allemands

Schleiden, Schwann et Virchow, et formule les principes fondateurs de la biologie

cellulaire. Elle fait de la cellule l’élément constitutif du vivant, et affirme que toute cellule

provient d’une autre cellule préexistante. Elle répond à deux grands problèmes ainsi

résumés par Canguilhem :

[La théorie cellulaire] comprend deux principes fondamentaux estimés suffisants pour la

solution de deux problèmes :

Un problème de composition des organismes ; tout organisme vivant est un composé de

cellules, la cellule étant tenue pour l’élément vital porteur de tous les caractères de la vie ;

(…).

Un problème de genèse des organismes ; toute cellule dérive d’une cellule antérieure ; «

omnis cellula e cellula » dit Virchow (…).58

58 CANGUILHEM, Georges, « La théorie cellulaire », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1952], p. 85.

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197

Cette théorie plonge ses racines dans la monadologie leibnizienne, comme l’a

souligné Canguilhem. Sous l’impulsion de Maupertuis en France, de Schelling, Fichte,

Baader ou Novalis en Allemagne, la philosophie de Leibniz a donné lieu à des conceptions

du vivant dans lesquelles on retrouve « toutes les nuances d’obédience et de dépendance à

l’égard de la monadologie biologique ». Le terme « monade » désigne même au XIXème siècle

les vivants les plus simples, comme chez Lamarck qui parle de « la monade qui n’est pour

ainsi dire qu’un point animé. » 59 Elle pose nécessairement la question de l’unité et de la

genèse de ce corps agrégat de cellules. Comment un organisme se forme-t-il à partir de la

première cellule ? Qu’est-ce qui assure la coordination ou l’unification de l’organisme et lui

donne sa forme typique ? La conscience organique ruyérienne vise à répondre à ce même

double problème, de genèse et de composition, en revenant à ses racines métaphysiques

plus qu’aux observations des biologistes sur la cellule. À ces questions, la conscience comme

pure force de liaison est incapable de répondre, sauf à en faire un néomatérialisme : on

pourrait admettre qu’à partir des propriétés de liaison des molécules, il est possible

d’expliquer entièrement la formation des vivants les plus simples, et de l’ADN, à partir des

premières molécules capables de réplication. Mais ce serait abandonner entièrement le

projet qui consiste à retrouver le mode d’être fondamental commun à tous les éléments de

la série, de l’atome à la conscience humaine en passant par l’organisme, et cela ne

résoudrait pas les lacunes de l’explication mécaniste. Il faut donc transformer encore l’idée

de conscience afin qu’elle soit, comme la cellule de la théorie cellulaire, « l’élément vital

porteur de tous les caractères de la vie », y compris l’intelligence, l’invention ou la

mémoire.

3.2 La conscience, « connaissance et force liante »

Nous voyons ici apparaître le double rôle peut-être contradictoire que doit jouer la

conscience primaire ruyérienne : d’une part elle doit être un principe d’unité, de liaison,

de cohésion et coordination spatiales, et d’autre part elle doit être un principe de

connaissance, elle doit fournir à l’embryon le savoir de ce qu’il a à faire, à être. La définition

59 CANGUILHEM, Georges, « Appendice II - Note sur les rapports de la théorie cellulaire et de la philosophie de Leibniz », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1952], p. 241.

Page 199: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

198

ruyérienne de la conscience cherche à résoudre d’un seul coup un double problème : celui

du développement embryonnaire d’un vivant à partir d’une première cellule, qui apparaît

à l’observateur comme une différenciation parfaitement coordonnée dans l’espace et dans

le temps et réalisant une forme typique, et celui de l’émergence du vivant à partir de la

réalité physique fondamentale, de l’énergie de liaison qui se résout aussi en formes

typiques.60 Mais elle ne résout ce double problème qu’en attribuant un double rôle à la

conscience elle-même. C’est pourquoi la conscience primaire doit finalement être chez

Ruyer « indissolublement connaissance et force liante ».61

La conscience ne peut être seulement « force de liaison », elle doit être aussi et à tous

les niveaux « connaissance », au sens propre et non métaphorique du terme. Après avoir

fait des efforts considérables pour séparer conscience et intentionnalité62, en posant une

conscience de soi sans distance ni objectivation, un pur « se-sentir », Ruyer est donc

contraint de réintégrer l’intentionnalité qu’il avait d’abord éliminée, et ce en raison même

des termes dans lesquels le problème se pose pour lui. La conscience organique est en effet

close quant au monde extérieur et aux autres consciences – c’est la dimension monadique

de son ontologie. Mais elle doit en même temps être une force d’organisation, et

notamment d’organisation des vivants selon la forme de leur espèce. La conscience ne peut

donc être un pur se-sentir, ou une pure force de liaison avec d’autres consciences, elle doit

être aussi connaissance de formes. Cette conscience à double face ne posait pas problème dans

l’analyse de la perception, qui est précisément l’unité absolue d’une connaissance de

formes, ou dans la physique quantique, où être signifie immédiatement être une forme.

Mais elle devient bien plus difficile à expliquer dans le cas d’une conscience organique

dépourvue de perception. Ici encore Ruyer interprète sa monadologie corrigée non comme

une complexification, mais comme une correction de la monadologie leibnizienne qui n’en

retiendrait que l’élément de vérité.

60 Voir notre chapitre 6 pour un aperçu plus complet du contexte scientifique dans lequel se développe la pensée de Ruyer.

61 RUYER, NF, p. 126.

62 Voir notamment EM, p. 62-63.

Page 200: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

199

La microphysique s’approche encore plus de l’individualité particulaire, où le dynamisme

apparaît comme une propriété du champ et comme un ajustement en survol absolu d’une

matrice se complétant d’elle-même à la fois selon son sens et selon un thème mnémique.

(…) C’est une monadologie corrigée qui rejette, de Leibniz encore indûment ponctualiste, la

bizarre théorie de la monade « sans porte ni fenêtre », mais adopte la conception psychiste

de la force comme appétition, « comme appétit thématique d’autocomplétion ».63

Cet « appétit thématique d’autocomplétion » permet de faire le lien entre le cas de

l’atome et celui de l’organisme. L’un et l’autre sont conçus par Ruyer comme en tension

vers une forme, une « autocomplétion » selon un sens – comme le montrent les monstres

biologiques qui se sont efforcés malgré les obstacles de se compléter eux-mêmes selon la

forme de leur espèce. Mais elle ouvre la principale difficulté de la philosophie ruyérienne,

celle de la nature de ce « thème » qui doit bien être connu en quelque manière de la

conscience pour qu’elle puisse tendre vers lui. Le poète qui tend à exprimer le thème du

spleen ne se contente certes pas de recopier une Idée transcendante, mais la tension vers

un thème encore confus qui se précise au cours de l’écriture est bien un acte cognitif, qui

requiert intelligence et créativité. Doter chaque particule de matière de telles capacités

risque de nous ramener à l’animisme, au mauvais panpsychisme qu’il s’agissait d’éviter.

3.3 À la charnière de l’être et du sens

Ruyer a-t-il véritablement rompu avec les erreurs qu’il attribuait à Leibniz ?

L’individualité est débarrassée d’un substantialisme incompatible avec les faits biologiques,

et permet de penser l’organisme comme une colonie d’individualités intégrées. Mais pour

assurer cette intégration et la formation de la « colonie », Ruyer fait appel à la

connaissance, à l’inventivité et à la mémoire de ces individualités, conçues comme

connaissance au sens psychologique du terme, comme compréhension et réalisation d’un

sens : on ne voit pas en quoi cela améliore le panpsychisme leibnizien, accusé de mettre

partout « une conscience seconde à l’état infinitésimal ou dilué ». Certes, Ruyer élimine de

la monade leibnizienne la perception, considérée comme une faculté secondaire et dérivée

63 RUYER, EM, p. 126.

Page 201: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

200

de la conscience. Mais il le fait en dotant cette même monade d’un savoir complet de ce

qu’elle a à faire, savoir qui s’avère en définitive d’origine transcendante et divine. Tout en

critiquant vertement l’harmonie préétablie, il semble que Ruyer la retrouve malgré lui,

puisqu’il finit par affirmer l’existence de Dieu et la nécessité d’une harmonisation divine

des possibles (sinon des actuels). Certes, chez Ruyer, la création n’est pas le meilleur des

mondes et ce sont les créatures qui la font, de manière imprévisible et pas toujours réussie.

La notion de domaine absolu a pour but premier de réinsérer la finalité dans l’immanence

et la conscience dans l’espace-temps du monde naturel. Mais ces créatures elles-mêmes ne

font pas autre chose que réaliser des essences transcendantes qu’il faut bien finalement

situer en Dieu. Il n’est donc pas certain que Ruyer soit parvenu à transformer la

monadologie comme il l’entendait.

Il semble qu’on puisse redire avec le Kant de la troisième Critique : « L’hylozoïsme

n’accomplit donc pas ce qu’il promet. »64 Mais Ruyer rejette la philosophie kantienne

comme un idéalisme dépassé par la physique nouvelle, qui prouve selon lui que « le temps,

l’espace, la cause, la substance, sont des apparences, mais des apparences bien fondées, sur

les principes des choses, non sur les principes d’explication de l’esprit humain ».65 Ce n’est

donc pas un oubli ou une ignorance, mais bien un rejet conscient et en bloc de la critique

kantienne, qui permet de retrouver chez Ruyer le fil directeur de la philosophie véritable :

En revenant à Leibniz ou en reprenant le problème au point où Leibniz l’avait laissé, on

retrouvait le courant de la science. Des quanta d’action (…) on ne voit pas encore clairement

comment on peut arriver à l’étoffe d’espace-temps du cosmos. Mais que ce passage soit à

64 KANT, Kritik der Urteilskraft, Ak. V, p.395, trad. fr. A. Renaut, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 389.

65 RUYER, EM, p. 148. Ruyer le déclare explicitement : « « On me fera remarquer qu’il était bien naïf de tenter seulement l’entreprise. L’analyse même de la nature de la connaissance, et l’effort critique séculaire de la philosophie, aurait dû commander de m’en dispenser. Mais ce n’est pas mon avis. Une limitation ne peut être ordonnée a priori au nom de considérations méthodologiques et critiques. Je n’ai jamais été très féru de Kant ou d’Auguste Comte. Les philosophies critiques inspirées par la science newtonienne ne peuvent guère avoir d’autorité, à l’époque de la physique quantique. » « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 10.

Page 202: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

201

chercher, prouve en tout cas que l’on restera plus près d’une monadologie panpsychiste,

que d’un idéalisme ou d’un criticisme de type kantien.66

Il est permis de douter que la prophétie de Ruyer se soit réalisée. Mais les difficultés

mêmes de sa philosophie s’éclairent si on les comprend à la lumière de ce projet : corriger

la monadologie, cette métaphysique de l’individualité, pour y rendre possible une pensée

de la totalité - totalité vivante de l’organisme, mais aussi totalité du monde.

Cela ne doit pas nous conduire toutefois à rejeter la philosophie de Ruyer comme une

simple régression ou un anachronisme. Ruyer, tout en reprenant les grands problèmes

philosophiques là où les trouvait le XVIIIème siècle, ne peut pas ne pas être un penseur du

XXème, lecteur de Kant, des romantiques allemands et des phénoménologues. Même s’il

prétend parfois que la physique quantique a refermé la parenthèse des deux révolutions

coperniciennes (celle de la physique newtonienne et celle de Kant), il n’en touche pas moins

à des problèmes éminemment contemporains, et posés d’un point de vue contemporain au

moins sous certains aspects. On s’en convaincra en comparant la philosophie de la vie de

Ruyer à la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui l’a lu attentivement.67 Outre les

nombreuses mentions des cours sur la nature, on trouve deux références à Ruyer dans Le

visible et l’invisible, qui permettent de comparer les deux pensées. La première dans une note

de travail de février 1959 :

Découverte du Wesen (verbal) : première expression de l’être qui n’est ni l’être-objet ni

l’être-sujet, ni essence ni existence : ce qui west (l’être-rose de la rose, l’être-société de la

société, l’être-histoire de l’histoire) répond à la question was comme à la question dass, ce

n’est pas la société, la rose vue par un sujet, ce n’est pas un être pour soi de la société et de

la rose (contrairement à ce que dit Ruyer) : c’est la roséité s’étendant tout à travers la rose,

c’est ce que Bergson appelait assez mal les « images » (…) Le Wesen de la table ≠ un être en

66 RUYER, EM, p. 149.

67 Merleau-Ponty a au moins lu avec attention Néo-finalisme, La cybernétique et l’origine de l’information, et La genèse des formes vivantes, qu’il cite très abondamment dans ses cours sur la nature de 1956 à 1960, reprenant de Ruyer des résumés entiers d’observations biologiques ou cybernétiques. MERLEAU-PONTY, Maurice, La nature. Cours du Collège de France, SÉGLARD, D. (éd.), Paris, Seuil, 1995.

Page 203: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

202

soi, où les éléments se disposeraient ≠ un être pour soi, une Synopsis = ce qui en elle

« tablifie », ce qui fait que la table est table.68

Comme on le voit ici, mais également dans les cours de Merleau-Ponty, ce dernier

considère que Ruyer et lui sont en un certain sens à la recherche de la même chose, mais

que Ruyer, malgré d’importantes intuitions, échoue. Ce qu’ils cherchent tous deux, c’est à

trouver dans le mode d’être du corps vivant le moyen de rompre avec une philosophie

d’inspiration mécaniste, incapable de penser le temps et l’espace dans leur épaisseur et le

déploiement dynamique de la nature. Ils cherchent à ressaisir l’être comme consistant, et

en même temps comme champ ou totalité dynamique, à remonter en deçà de la poussière

d’instants et d’éléments que nous donnent les sciences objectives classiques. Ils le font tous

deux à partir de l’expérience du corps propre et de la perception. Ils cherchent tous deux

comment le sens n’est pas imposé à la nature par un sujet, mais émerge dans la nature,

dans le déploiement même des êtres vivants, dont l’activité formatrice et instinctive est

déjà sensée. Le Wesen est chez Merleau-Ponty le nom de cet être saisi de l’intérieur des

choses, et non du dehors. Ruyer le nomme conscience primaire, domaine absolu, auto-

survol, self-enjoyment.

La note de Merleau-Ponty fait écho à un important article de Ruyer, « L’expressivité »,

qui est certainement l’un des textes où il est le plus proche d’une phénoménologie de la vie.

Ruyer y traite en effet de la vie comme pure manifestation de soi, comme expressivité sans

destinataire, qui n’exprime rien d’autre que l’activité même de l’organisme.

En première approximation, on peut dire de l’expressivité ce qui a été dit du sens. Elle ne

suppose qu’un seul être. De même que l’animal fuit ou s’enfuit, la rose « rosifie » ou « se

rosifie » ; elle se fait « fleur belle et expressive » en même temps qu’elle se fait fleur viable,

avec des tissus et des organes signifiants et déchiffrables.69

68 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible. Suivi de : Notes de travail, LEFORT, Claude (éd.), Paris, Gallimard, 1979 [1964], p. 226.

69 RUYER, Raymond, « L’expressivité », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 60, no 1/2, Presses Universitaires de France, 1955, p. 78.

Page 204: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

203

Mais comme l’indique la note citée, Ruyer échoue pour Merleau-Ponty à dépasser plus

que verbalement l’opposition de l’en-soi et du pour-soi, il ne renonce à une ontologie de

l’en-soi que pour accorder une subjectivité à toute chose, ce qui est encore penser dans les

termes de l’alternative à laquelle il faut échapper. Il pose la bonne question, sans parvenir

à trouver de réponse satisfaisante, comme le souligne la deuxième mention, en marge d’une

note du 20 mai 1959 :

Finalement il y a quelque chose de profond chez Ruyer quand il dit que l’en soi et le pour

soi sont même chose. Mais à ne pas comprendre comme : les choses sont des âmes.70

Si les réponses apportées diffèrent, la méthode aussi : Ruyer formule son ontologie à

partir d’un positionnement réaliste et en partant de son propre matérialisme initial, qu’il

tente de « retourner » en panpsychisme (cette formule même dénonce, du point de vue

d’un Merleau-Ponty, l’incapacité à penser hors de l’alternative en soi - pour soi). Merleau-

Ponty aboutit à son ontologie inachevée à partir d’un positionnement phénoménologique,

et en partant de sa propre phénoménologie de la perception dont il cherche à dépasser la

corrélation sujet-objet. La conciliation est donc impossible, mais les projets sont parallèles,

et la lecture de Ruyer par Merleau-Ponty montre combien le problème de la vie est, dans

les années 1940-1960, au cœur des préoccupations d’une partie du champ philosophique.

Comme Ruyer, le phénoménologue travaille en s’aidant des sciences de la nature et de la

psychologie à faire émerger l’ontologie que réclame le changement de sens de la nature au

XXème siècle, ontologie qui donnerait son sens à la rupture amorcée avec les visions

mécaniste et romantique-vitaliste de la nature et de la vie. C’est ce qui transparaît très

nettement dans ses cours, où il serait trop long de relever tous les rapprochements

possibles avec le projet de Ruyer, mais dont on peut souligner la convergence avec ce

dernier. Dépassement du mécanisme et de la conception newtonienne de l’espace et du

temps, interprétation philosophique de la physique quantique, réintégration de la

conscience humaine dans la nature par l’étude du corps dans son animalité, continuité

entre déploiement organique, comportement et Logos signifiant, intérêt critique pour la

cybernétique et le néo-darwinisme… Les savants cités sont d’ailleurs souvent les mêmes,

70 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible.

Page 205: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

204

car ils sont souvent trouvés par Merleau-Ponty chez Ruyer.71 Tout ceci signale Ruyer,

malgré son anti-criticisme, comme un penseur du XXème siècle, contemporain d’un

bouleversement dans l’histoire de l’idée de nature, après lequel celle-ci ne peut plus être

pensée comme un déroulement objectif entièrement analysable par l’homme, devant

lequel elle se déroulerait. C’était pourtant sa tentation première, dans L’Esquisse, mais

comme Merleau-Ponty il a dû admettre que

(…) cette conception objective de l’Être laisse un résidu. Quels que soient les efforts de

Descartes pour penser « ce qui la fait être telle » (Montesquieu), la Nature résiste. Elle ne

peut s’établir tout entière devant nous. Le corps est une nature au travail au dedans de

nous.72

Face à ce constat, le phénoménologue distingue trois attitudes possibles : « oublier le

phénomène troublant de l’organisme en le considérant comme un fantasme », renoncer

comme les romantiques à comprendre rationnellement la nature, ou essayer de penser la

nature, à partir de la Critique de la faculté de juger,

(…) comme un Englobant, comme un type d’être dans lequel nous nous découvrons déjà

investis avant toute réflexion. (…) L’Être n’est pas devant nous, mais derrière. D’où le retour

à une idée pré-socratique de la Nature : la Nature, disait Héraclite, est un enfant qui joue ;

elle donne sens, mais à la manière de l’enfant qui est en train de jouer, et ce sens n’est jamais

total.73

71 Citons entre autres les cybernéticiens Ashby et Walter, les biologistes Arber, Lorenz, Gesell, Coghill ou encore Etienne Wolff. La façon dont il mobilise les résumés de Ruyer signale celui-ci comme une référence pour ce qui est de la maîtrise des savoirs biologiques « en train de se faire » de son temps. Ruyer est par exemple le seul philosophe à participer à un important colloque organisé en juin 1954 par la fondation Singer-Polignac, réunissant 22 savants, essentiellement biologistes et psychologues, autour de la question des conduites instinctives. Ruyer y côtoie des sommités de la biologie comme J.B.S. Haldane ou R. Gesell, et de l’éthologie comme Konrad Lorenz ou Karl von Frisch. Les actes de ce colloque, incluant la communication de Ruyer intitulée « Finalité et instinct », ont été publiés sous le titre L’instinct dans le comportement des animaux et de l’homme (Colloque organisé par la fondation Singer-Polignac), Paris, Masson, 1956.

72 MERLEAU-PONTY, La nature. Cours du Collège de France, op. cit., p. 117.

73 Ibid., p. 118‑119.

Page 206: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

205

Dans son ambition, Ruyer fait clairement partie de ce troisième groupe, lui qui

souligne à l’envi la réversibilité de l’être et du sens, en même temps que l’impossibilité de

remonter jusqu’au Sens des sens : Dieu, le Tao, le Sphinx ne nous donne jamais le « mot »

de l’énigme, mais sa réalité comme Encadrant est indiscutable :

Ce que fait et dit un homme ici-maintenant n’est au contraire compréhensible que par une

intention psychologique qui domine, dans son ubiquité, les différentes phases de son acte :

cette intention n’est compréhensible que par une intention subconsciente ou instinctive

encore moins localisable ; et celle-ci à son tour n’a un sens que par un Sens inconnaissable.

Enfin, je compris que l’échec théologique représentait le moyen de gagner une meilleure

connaissance de l’homme. Le « Tao qui est au-dessus de tous les noms » donne le secret de

la sagesse. Le pathos de la Déréliction, de l’Absurde, de l’Humanisme pur, est une erreur

insensée, car si l’Encadrant est inconnaissable, sa réalité n’en est que plus évidente. Le

Sphinx n’a pas de conscience, de type humain ou animal, parce que la conscience psycho-

organique est une actualisation, « en train de » s’opérer dans un domaine ici-maintenant. Il

n’est pas un Individu, ni même une Personne, mais il n’est pas pour autant une brute de

pierre dans un désert de sable, auquel l’homme seul aurait donné une forme, puisqu’il se

sert de toutes les consciences et se manifeste à travers elles.74

Mais Merleau-Ponty signale immédiatement cette nouvelle pensée de la Nature (dont

un représentant caractéristique serait Whitehead) comme un dépassement de l’alternative

mécanisme – finalisme, ces deux positionnements étant solidaires et inséparables l’un de

l’autre. « Le mécanisme affirme un artificiel naturel, et le finalisme un naturel artificiel. »75

Or, c’est bien par le finalisme, quoique par un finalisme renouvelé, que Ruyer entend

dépasser le mécanisme – mécanisme qu’il admet dans une large mesure et dont il a besoin,

selon la formule perspicace de Merleau-Ponty, pour artificialiser la nature.

C’est donc dans une perspective ambivalente que Ruyer aborde les grandes réponses

scientifiques de son temps au problème de la vie : il s’agit de relever et d’admettre leurs

explications par mécanismes partout où elles sont pertinentes, mais pour mieux ramener

ces mécanismes à la force qui les a produits, et manifester ainsi leur insuffisance.

74 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., paragr. 23‑24.

75 MERLEAU-PONTY, La nature. Cours du Collège de France, op. cit., p. 119.

Page 207: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

206

PARTIE III

DE LA SCIENCE À LA THÉOLOGIE

Page 208: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

207

CHAPITRE 5 : AUX LIMITES DE LA SCIENCE

À partir de la fin des années 1930, Ruyer s’intéresse à la physique et à la biologie dans

une perspective anti-mécaniste, qui vise à mettre en évidence l’impuissance du mécanisme

dans ces sciences et le caractère inévitable des explications finalistes auxquelles ce dernier

doit laisser la place. Dans les Éléments de psycho-biologie, il examine déjà avec minutie

certains faits biologiques liés au développement et à l’instinct, pour en rejeter les

explications mécanistes. Mais c’est surtout à partir de Néo-finalisme et dans la décennie 1950

qu’il voit s’élaborer plusieurs grandes tentatives d’explication du vivant qu’il lui faut

étudier et réfuter : la cybernétique rassemble toutes les sciences et techniques de

l’information pour élaborer les premières machines capables de comportements

téléologiques, tandis que la biologie progresse vers la synthèse néodarwinienne, et que les

comportements animaux deviennent à leur tour, des plus simples aux plus complexes, les

objets d’une nouvelle science du comportement. Ruyer adopte alors une posture défensive

dans laquelle il met en évidence sa bonne connaissance de ces théories, pour mieux les

mettre en échec.

1. L’explication cybernétique

S’agissant de la cybernétique, science qui l’a beaucoup intéressé, mais vis-à-vis de

laquelle il a très tôt adopté des positions critiques, Ruyer opère selon le même schéma que

pour la conception mécaniste du corps, dont elle n’est pour lui qu’un raffinement : il lui

accorde beaucoup dans le domaine des réalisations techniques, mais pour annuler ensuite

toute prétention de sa part à expliquer quoi que ce soit de fondamental s’agissant du

fonctionnement de l’esprit, du système nerveux, ou de l’organisation du vivant dans le

développement. Il peut ainsi tout accorder sur un plan à cette science naissante de

l’information sans rien abandonner de son panpsychisme, une forme de conscience étant

pour lui nécessaire à l’édification et à l’usage des « machines à information » même les plus

perfectionnées.

Page 209: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

208

1.1 L’horizon nouveau de la cybernétique

Formé dans le creuset des conférences interdisciplinaires Macy de New York (1946-

1953), et formalisé par Norbert Wiener76, le courant cybernétique rassemble des chercheurs

d’horizons multiples, logiciens, ingénieurs, psychologues, etc., et se donne pour but l’étude

des mécanismes de l’information dans les systèmes complexes. L’idée de système complexe

désigne aussi bien ici le cerveau et le système nerveux qu’un réseau de machines

électroniques reliées, et l’on pourra décrire a posteriori ce courant comme « la science des

analogies maîtrisées entre organismes et machines ».77

Le concept central de la première cybernétique est celui de rétroaction, ou feedback,

c’est-à-dire l’action en retour du résultat d’un mécanisme sur le mécanisme qui l’a

initialement produit. Un thermostat mesure la température, déclenche le chauffage des

radiateurs, puis le coupe lorsqu’il reçoit l’information que la température programmée a

été atteinte : c’est le résultat de son mécanisme initial (l’augmentation de température) qui

lui apporte en retour le signal de l’arrêt. L’un des principaux enjeux de la cybernétique est

la possibilité de simuler des comportements téléologiques, notamment des comportements

de poursuite de but et d’évitement d’obstacles, à l’aide de tels mécanismes de rétroaction,

qui permettent à une machine non seulement de fonctionner d’une certaine manière, mais

de le faire jusqu’à l’atteinte d’un résultat, en corrigeant son propre fonctionnement jusqu’à

y parvenir.

Ce courant de la première cybernétique se structure à la fin des années 1940, au

moment où la philosophie de Ruyer atteint sa maturité et où celui-ci a rejeté toute

possibilité d’une explication mécaniste future de l’organisation du vivant et du système

nerveux. C’est donc bien peu de dire qu’il va être intéressé de bien des manières à son

succès : dans les objectifs les plus ambitieux qu’elle se fixe, la cybernétique est

littéralement l’autre de Ruyer. Non seulement elle se propose de donner de la téléologie

dans le vivant, et de l’esprit, une explication entièrement mécanique, mais elle prend le

76 WIENER, Norbert, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, Mass., MIT Press, 1948.

77 DUPUY, Jean-Pierre, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994, p. 42.

Page 210: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

209

parti tout à fait opposé à celui de Ruyer. Celui-ci pose comme postulat fondamental de son

travail que l’émergence, c’est-à-dire l’apparition de propriétés nouvelles à partir de

constituants qui en seraient dépourvus, est impossible, du moins dans le domaine de la vie

et de l’esprit : il est impossible d’expliquer la vie à partir d’atomes qui n’auraient

« absolument aucun caractère de vie et de conscience ».78 Or la cybernétique s’efforce de

démontrer le contraire, c’est-à-dire que le comportement téléologique d’un système ne

doit rien aux propriétés de ses composants, qui peuvent être purement mécaniques et

aveugles, mais doit tout à son organisation en réseau, aux relations entre les composants.

Mais en formulant les choses de cette manière, on comprend que la cybernétique n’est pas

un adversaire comme les autres pour Ruyer, mais qu’elle réalise en quelque sorte son

programme initial, celui d’un matérialisme de la structure, qui verrait dans le mode de

liaison des parties la totalité de ce qu’il y a à expliquer. C’est ce qu’il s’efforçait de faire dans

ses premiers travaux, et il pouvait ainsi conclure un article de 1932 intitulé « Un modèle

mécanique de la conscience » :

Nous avons montré qu’il n’est pas absurde de parler d’un modèle mécanique de la

conscience. La pensée, la réflexion, de même que les états affectifs, se laissent peu à peu

ramener à des réflexes, des attitudes motrices, des sensations et des images. Comprendre la

sensation, la perception et l’image, c’est comprendre l’esprit. Nous devons donc conclure

(…) contre le néo-spiritualisme de certains savants. L’esprit ne peut être l’étoffe du monde,

parce qu’il peut être construit. Mais avec quoi ? Nous ne commettrons pas la faute d’opposer

néo-matérialisme à néo-spiritualisme. Même dans notre plus que grossière figuration

mécanique, ce n’est pas avec des fils électriques, avec la matière du cuivre, du caoutchouc

et du sélénium que nous avons voulu construire l’équivalent d’une sensation, c’est avec le

78 « On n’explique pas un mystère en le transportant tel quel sur un autre plan. (…) Pour la science « orthodoxe », la vie apparaît à partir de combinaisons chimiques, la conscience à partir de circulations nerveuses qui, en elles-mêmes, n’ont absolument rien de commun avec ce que l’homme, comme être vivant et conscient, éprouve être d’une façon immédiate. Mais que gagne-t-on en intelligibilité à cette nouvelle politique ? La satisfaction mentale obtenue est tout aussi illusoire, que l’on explique par le semblable, mythiquement, ou par le « tout différent », magiquement. Qu’un être vivant et conscient soit expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun caractère de vie ou de conscience, dans l’un comme dans l’autre cas, on pose tout simplement une existence miraculeuse reposant, soit sur une préexistence mythique, soit sur une apparition magique. » RUYER, AHFS, p. 10‑11.

Page 211: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

210

mode de liaison de tout cela, qui ne servait qu’à souligner de couleurs voyantes notre

exposé. De même (…) la conscience n’est que l’association des fibres nerveuses. 79

Ce texte ne choquerait pas sous la plume de l’un des participants des conférences

Macy, une quinzaine d’années plus tard, et convoque le même projet de dépassement du

matérialisme mécaniste classique vers un matérialisme des relations dans une structure ou

système – une « structure absolue » dans le texte de Ruyer. Celui-ci va toutefois dès le

milieu des années 1930 retourner ce projet en ce qu’il estime être sa vérité cachée, à savoir

que si la conscience est un certain mode de liaisons entre des éléments, ce ne sont pas les

liaisons qui font la conscience, mais bien la conscience qui fait les liaisons, et que la

conscience est « primaire ». La cybernétique représente l’autre voie de la bifurcation, et

donnera naissance, dans la deuxième cybernétique, aux théories de l’auto-organisation du

vivant, dont les fondements sont notamment posés par la théorie de l’autopoïèse de Varela

et Maturana au début des années 1970.80

❖ Efficacité pratique et postulats théoriques

On comprend pourquoi Ruyer ne peut pas ne pas être profondément intéressé par les

travaux et les réussites spectaculaires de la cybernétique, qui donnent le jour à

l’informatique et aux premières simulations d’apprentissage et de comportement

intelligent. On comprend aussi qu’il ne peut sans ébranler les fondations mêmes de sa

philosophie admettre qu’elle représente le fin mot de l’explication. C’est pourquoi Ruyer

va opérer avec elle comme il le fera avec la génétique, et avec l’explication matérialiste du

79 RUYER, « Un modèle mécanique de la conscience », art. cit., p. 573. Voir aussi ce résumé de la thèse de l’Esquisse : « Dans mon premier ouvrage, j’essayais donc de montrer l’universalité et la suffisance des descriptions structurales. L’arbre n’est qu’un système de courbures et de torsions d’espace-temps. La représentation consciente même que j’ai de l’arbre, grâce aux modulations sensorielles de mon cortex cérébral, n’est aussi qu’un système structural. Le mode de liaison, fourni par les neurones, de ce système, est différent de celui de l’arbre végétal – ce qui explique qu’il ait des propriétés et des modes de fonctionnement bien différents : l’image de l’arbre ne prend pas racine dans ma tête, de même qu’un ours en peluche ne mord pas. Mais il s’agit bien de deux structures et il y a correspondance structurale entre elles. (…) [La] conscience, le « regard sur la carte », était bien un système structural, tout comme la carte de papier et tout comme le paysage géologique. » « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., paragr. 7.

80 VARELA, F. G. et alii, « Autopoiesis: The organization of living systems, its characterization and a model », Biosystems, vol. 5, no 4, 1974, p. 187‑196.

Page 212: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

211

vivant en général : en acceptant toutes les réussites pratiques sans admettre pour autant

les ambitions théoriques de la science nouvelle. Il commence donc logiquement ainsi son

premier grand ouvrage sur le sujet, en 1954 : « Cet ouvrage n’aura qu’en apparence un

aspect critique et négatif. Notre critique porte sur les postulats de la cybernétique, non sur

la cybernétique elle-même, dont l’intérêt pratique et théorique est immense. »81

Il formule clairement la conception de l’information qui sous-tend les travaux

cybernétiques, en en faisant le négatif de sa propre philosophie : pour Ruyer, comme nous

avons commencé à le voir, il n’y a pas d’information véritable (au sens de la connaissance

comme au sens de « donner une forme ») sans conscience. Pour la psychologie behavioriste

qui sous-tend la cybernétique et l’informatique naissantes, information et conscience (au

sens de subjectivité, de psychisme) sont parfaitement séparables :

Depuis longtemps, le pragmatisme et le behaviourisme ont appris aux psychologues à

mettre l’accent sur l’action plut6t que sur la conscience. La cybernétique adopte

rigoureusement ce point de vue : le sens, la conscience dans l’information, n’a rien

d’essentiel ; ou plus exactement, le sens d’une information n’est rien d’autre que l’ensemble

des actions qu’elle déclenche et contrôle. (…) Toute communication efficace d’une structure

peut donc, semble-t-il, être appelée une information.82

Le modèle de l’information par « communication efficace d’une structure » n’est pas

seulement cybernétique : c’est le modèle de la connaissance développé dans l’Esquisse, où

elle est conçue comme reproduction, dans les liaisons du cerveau, d’une structure

homologue à celle de l’objet connu, comme la carte reproduit sur un autre mode la

structure du territoire.83 Le parcours de La cybernétique et l’origine de l’information, où la

modélisation mécanique de la conscience est envisagée avec enthousiasme avant d’être

rapidement dépassée vers le vitalisme panpsychiste, reproduit en fait l’itinéraire

intellectuel de son auteur.

81 RUYER, COI, p. 17.

82 Ibid., p. 9‑10.

83 RUYER, EPS, p. 215‑217.

Page 213: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

212

Ruyer reconnaît de plus à la cybernétique la capacité de simuler et de reproduire tout

ce qui, dans le comportement et la pensée, est mécanique, et quoiqu’il lui faille ultimement

reconnaître que ce n’est pas tout (et que ce n’est même pas l’essentiel), c’est une vaste

gamme de phénomènes qui trouvent là une explication, ou un programme prometteur

d’explication à venir. Il reconnaît notamment d’emblée ce qui pourrait passer pour

l’essentiel, à savoir la possibilité de construire des « mécanismes

téléologiques » poursuivant un but par auto-contrôle :

Les machines, autres que les machines à information, ressemblent à des organismes sans

tête, et elles peuvent remplacer des ouvriers manuels auxquels on ne demanderait que leur

force de travail. Une fois munies de servo-mécanismes à information, et capables par suite

de se contrôler elles-mêmes, elles deviennent semblables à des organismes complets avec

une tête, c’est-à-dire avec un système nerveux et des organes de perception. Elles visent un

but donné, malgré les interférences accidentelles. Elles peuvent remplacer alors des

ouvriers intellectuels, à qui l’on demanderait vigilance et initiative dans le cadre de leur

mission.84

Cette concession paraît déterminante, d’autant que lorsque Ruyer écrit, des modèles

théoriques et des machines réelles permettent effectivement de simuler de tels

comportements. Le psychiatre et pionnier de la cybernétique W. Ross Ashby (1903-1972),

en construisant en 1948 l’homéostat, propose un modèle mécanique du phénomène

d’homéostasie dans le vivant, qui permet à un organisme de maintenir son état d’équilibre

(chimique, thermique, etc.) malgré les perturbations extérieures, en adaptant

dynamiquement sa propre configuration.85 La même année, Grey Walter construit des

tortues électroniques qui deviendront les premiers robots capables de reproduire des

comportements orientés - comme la recherche de « nourriture », en tenant compte du

milieu, et de passer à un nouvel objectif lorsque le premier a été atteint. Ces tortues, comme

les « renards électroniques » du cybernéticien français Albert Ducrocq, sont capables

d’apprentissages par réflexes conditionnés et fondent à la fois l’espoir d’une

84 RUYER, COI, p. 8.

85 ASHBY, W. Ross, Design for a Brain, New York, Wiley & Sons, 1960 [1952].

Page 214: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

213

compréhension complète du comportement animal et les fondements de la robotique.

Ruyer connaît ces travaux et les cite avec enthousiasme.86

On retrouve dans les travaux sur la cybernétique la séparation des méthodes et des

objets entre science et philosophie établie dans les années 1930 : aux savants la poursuite

de la modélisation mécanique de l’objet connu, au philosophe le mode d’être de l’objet réel.

La cybernétique manque l’être de la conscience, mais permet de mieux comprendre les

mécanismes dont cette conscience se sert, et d’en reproduire l’apparence.87

1.2 Premier paradoxe : la nature de l’information

La réaction de Ruyer face aux progrès de la science, toujours désespérément

« actualiste » et rebelle au panpsychisme, suit finalement toujours le même schéma, qui lui

est permis par l’usage constant de la métaphore de l’outil et de l’artisan : il accorde tout

quant à la description scientifique de l’organe, du processus métabolique, du réseau

nerveux, etc., pour ensuite rappeler qu’il ne s’agit là que d’un outil, dont l’artisan (à la fois

fabricant et utilisateur) lui échappe et lui échappera toujours. Cette démarche n’a

évidemment aucune chance de convaincre un savant positiviste dont tout l’effort consiste

précisément à rejeter la séparation de l’outil et de l’artisan dans l’organisme et à expliquer

comment le vivant s’auto-organise sans distinction entre une conscience directrice et des

outils formés par elle.88 Mais elle est convaincante pour Ruyer dès lors qu’il juge avoir

identifié, non des lacunes temporaires de la science positive, mais des échecs définitifs :

86 RUYER, COI, p. 53 sq. pour les tortues de Walter. Ibid. p.60 sq. pour l’homéostat d’Ashby.

87 « On connait scientifiquement dans la mesure où l'on sait fabriquer des modèles schématiques, dans la mesure où une technique peut essayer de reproduire les phénomènes à connaître. La physiologie et la psychologie ont beaucoup à apprendre du comportement des automates. » Ibid., p. 21.

88 Il serait plus juste de dire que la biologie a d’abord cherché à réduire « l’artisan » ou la « conscience directrice » à un support physique observable, le modèle du « programme génétique » maintenant encore la distinction entre un ensemble d’instructions codées et la réalisation toujours seconde de ces instructions. Cette distinction même est cependant aujourd’hui largement remise en question – cf. notre chapitre 7.

Page 215: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

214

Les modèles mécaniques, ou plus généralement les modèles schématiques, instruisent à la

condition qu’on les utilise sans dogmatisme, et sans poser en principe que tout, dans la

physiologie et la psychologie des systèmes nerveux, doit être expliqué par des modèles de

ce genre. Ils instruisent à la condition que l’on attende autant de lumière de leurs échecs

que de leurs succès, et à condition que l’on ne décrète pas d’avance que tout échec est

provisoire et apparent.89

Ce passage est l’un des plus révélateurs de la méthode de Ruyer, qui consiste d’une

certaine manière à faire l’inverse de ce que l’on attend d’un scientifique (Ruyer le reconnaît

explicitement à propos de la cybernétique).90 La foi du savant dans son hypothèse peut être

un moteur utile pour la connaissance, quand elle l’encourage à considérer tout échec

comme un obstacle à surmonter. Mais le philosophe (et le savant véritablement

visionnaire, capable de renouveler la science) est au contraire celui qui est capable d’acter

les échecs définitifs, d’identifier les faux problèmes et les quêtes stériles. C’est ainsi que là

où le scientifique cybernéticien, généticien ou darwinien considérera tout échec de sa

théorie comme provisoire et tenter de le surmonter, Ruyer entend identifier des échecs

définitifs et rediriger la science vers une voie plus féconde.

Comment affirmer avec certitude l’échec d’une entreprise qui vient tout juste de

naître, et dont les premiers progrès permettent tous les espoirs ? C’est fort difficile, y

compris pour Ruyer, dont les formules montrent la gêne à ce propos : bien souvent, devant

les défis que se donne la cybernétique, il se contente d’affirmer que leur réalisation n’est

pas certaine, ou sera très difficile.91 Du point de vue argumentatif, ces formules sont faibles

et dangereuses pour le système, et force est de constater rétrospectivement que certains

89 RUYER, COI, p. 22.

90 Ibid., pp.24-25.

91 « Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est vraiment trop tôt pour déclarer, avec Northrop, que les machines à percevoir les universaux ont “une signification révolutionnaire” ». COI, p. 59-60. « Or, les machines à induire, sans être inconcevables, nous l’avons vu, sont fort difficiles à réaliser. » ibid., p.68. « Les machines à traduire sont encore dans l’enfance, ou même dans les limbes », écrit-il encore, tout en reconnaissant qu’une traduction élémentaire est déjà possible, et que des machines à écriture automatique, comme la « Calliope » d’Albert Ducrocq, produisent des poèmes remarquables. Ibid., p.245-246. Ruyer ajoutera en 1967 un chapitre à la Cybernétique et l’origine de l’information où il se sent tenu de souligner à nouveau que, malgré les progrès effectués depuis la première parution, la cybernétique (devenue informatique) est toujours en échec sur de nombreux points.

Page 216: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

215

de ces défis ont été relevés par l’informatique récente, en particulier dans le domaine de

l’apprentissage par « induction » qui semblait le plus inaccessible pour Ruyer. Elles nous

semblent plutôt témoigner de l’intérêt profond de Ruyer pour les découvertes à venir, en

même temps que de sa certitude qu’aucune d’entre elles ne viendra rétablir un mécanisme

définitivement dépassé. C’est aussi, rappelons-le, la méthode qu’il s’était fixée : achever

l’édifice du savoir en tenant compte de la science disponible, sans nier que la tâche devrait

certainement être recommencée dans l’avenir. Il y a toutefois chez Ruyer des raisons

logiques de considérer l’explication cybernétique de la vie et de la conscience comme une

impasse. Ces raisons concernent, à propos des « machines à informations », la nature des

machines aussi bien que la nature de l’information.

❖ L’homme garde une avance sur ses œuvres

La cybernétique est incapable pour Ruyer de reproduire ou même d’éclairer les

fonctions essentielles de l’esprit, puisqu’il y a entre le cerveau humain et les machines

cybernétiques « une différence d’ordre, et non de performances. »92 Cette différence

d’ordre se situe dans un caractère « premier » du cerveau vivant, qui représente à la fois

son antériorité chronologique et sa capacité à fabriquer la machine (alors que la machine

ne pourra jamais former un cerveau vivant). On retrouve donc ici la structure

argumentative par analogie déjà identifiée à propos du corps comme machine : 1) le

cerveau vivant est toujours supérieur aux machines qu’il produit puisqu’il les produit. 2)

L’embryon produisant son propre cerveau est donc supérieur au cerveau lui-même

puisqu’il le produit. 3) Il faut donc bien admettre quelque chose comme un esprit-sans-

cerveau (dont le cerveau n’est qu’un outil) à l’œuvre dans l’embryon, comme il faut

reconnaître un cerveau vivant à l’œuvre derrière le fonctionnement d’un cerveau

mécanique ou d’une machine à calculer.

Le cerveau mécanique le plus perfectionné sera toujours par définition moins perfectionné

que le cerveau vivant, et toujours décalé relativement à celui-ci. En effet, d’une part, le

cerveau s’est fabriqué lui-même, d’autre part, c’est lui qui fabrique les automates qui

92 RUYER, COI, p. 22.

Page 217: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

216

l’imitent. Plus il fait de merveilles, plus son caractère sur-merveilleux apparaît. L’homme

vivant garde toujours une avance sur ses œuvres, par définition ; il ne peut jamais être

rattrapé par ses machines, puisque c’est lui qui les tire en avant. Entendons-nous. L’avance

gardée n’est pas quantitative ; elle est une différence d’ordre, et non de performances.93

Que l’argument fonctionne « par définition » n’est certes pas si évident, car il ne

devrait pas s’agir ici de comparer un cerveau unique avec ses seules inventions

individuelles, mais bien avec les machines érigées par le travail collectif de l’humanité, et

particulièrement de la vaste communauté présente et à venir des chercheurs en

cybernétique, sciences de l’information, neurosciences, etc. Rien ne garantit apparemment

que la « différence d’ordre » sera toujours maintenue, ni surtout, si elle l’est, qu’elle

implique toujours une supériorité des facultés du cerveau individuel sur les machines

collectives. Que l’on puisse éventuellement affirmer la supériorité de l’intelligence

collective sur les machines qu’elle produit ne résout pas le problème dans le sens de Ruyer,

puisqu’un tel appel à la supériorité du collectif exige d’admettre que la mise en réseau des

composants (ici, des cerveaux) permet de générer des comportements ou des productions

d’ordre supérieur : c’est précisément le point de la cybernétique, que Ruyer cherche à

réfuter.

Son argumentaire ne repose toutefois pas seulement sur cette impossibilité a priori,

et on peut le ramener, s’agissant de la cybernétique, au double problème de la nature et de

l’origine de l’information.

❖ La nature de l’information

La substitution du problème de la transmission d’informations à celui de

l’accumulation d’énergie constitue la grande révolution qui relie la cybernétique à

l’explication du vivant. Comme le résume bien Hans-Pascal Blanchard : « La théorie de

l’information constitue un changement de paradigme. Elle supplante après-guerre

l’hégémonie globalisante du modèle thermodynamique. On peut le remarquer à cet indice

93 Ibid. Cette différence d’ordre est aussi la cause de l’optimise technologique de Ruyer, qui s’en prend volontiers aux craintes « académiques » et « absurdes » des critiques de la technique. (COI, p.17)

Page 218: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

217

d’un changement de modèle : Bergson parle encore du cerveau comme d’un appareil à

neutraliser la nécessité de la réaction dans l’action. Le cerveau introduit de

l’indétermination. Il est lui-même solidaire d’un chimisme spécial qui capte l’énergie qui

se dégrade, la capitalise et la piège pour la faire éclater dans un sens choisi par le vivant,

lequel semble ainsi remonter la pente fatale de l’entropie. Freud parlera encore de quantité

d’excitations, de quanta d’énergie libre ou liée. Cinquante plus tard, venant de la

psychologie expérimentale, de la linguistique, d’une théorie des computers digitaux et de la

capacité des ingénieurs à réaliser ces calculateurs, c’est le modèle des patterns avec

l’organisation des structures qui aura la faveur. Au caractère continu de la dégradation de

l’énergie s’oppose le caractère discret de la quantité d’information. Au processus aveugle

de l’échange, le caractère sélectif d’un pilotage qui semble donner un cours et un ordre au

flux d’énergie. Justement l’information remonte la pente du désordre. Elle est

« néguentropique ». L’information devient alors un modèle qui explique tout aussi bien les

liaisons téléphoniques, le cortex perceptif, le système linguistique des signes. »94

Repensé en termes d’information, le problème du vivant devient celui de

l’accroissement d’information : il y a plus de complexité dans un organisme adulte et dans

son comportement que dans un œuf, même doté de son patrimoine génétique. De ce point

de vue, les vivants semblent aller à rebours de l’entropie, c’est-à-dire de la tendance de tout

système physique à se dégrader, à se désorganiser. Mais l’information telle que la

cybernétique la comprend permet-elle vraiment de rendre compte de cette

« néguentropie » du vivant ? Non, pour Ruyer, qui souligne l’importance de la

« thermodynamique de l’information » élaborée par Shannon, dans laquelle l’information

se dégrade au même titre que tout système physique organisé. Il va chercher là encore à

distinguer soigneusement l’information comme sens pour une conscience de l’information

comme structure mécanique, transmissible par une machine cybernétique, mais qui n’aura

jamais de sens sans conscience pour l’interpréter. La première impasse dont ne peuvent se

sortir les « machines à information » de la cybernétique est celle-ci : il n’y a d’information

au sens propre que pour une conscience.

94 BLANCHARD, « Ruyer et le transhumanisme », art. cit., paragr. 1.

Page 219: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

218

Dans la transmission d’une structure d’une machine à une autre machine, ou d’une partie à

une autre d’une même machine, une forme, finalement se trouve transmise comme une

unité signifiante parce qu’un être conscient peut prendre conscience d’un résultat final

comme d’une forme. Mais la transmission elle-même, tant qu’elle reste mécanique, n’est la

transmission que d’une structure, ou d’un ordre structural sans unité interne. (…) si une

oreille, ou plutôt si un « je » conscient n’était pas à l’écoute, finalement à tous les étages de

la machine a information, on ne trouverait jamais que des fonctionnements morcelables et

jamais une forme à proprement parler. L’utilisation de la machine par l’homme, pour son

« information » au sens psychologique, fait illusion sur la nature de la machine. On lui

attribue bénévolement à tous ses étages l’ordre formel qui n’apparaît qu’à la fin.95

On retrouve dans ce texte la forme du problème leibnizien : assurer non seulement

qu’une information est transmise, mais que ce qui est transmis est une information. Il y a

pour Ruyer une profonde équivoque dans notre usage du mot « information », et cette

équivoque est en même temps la cause des ambitions explicatives des cybernéticiens et de

l’impossibilité de les réaliser. Information signifie en effet à la fois transmission de

structure (de modulations du son, de longueurs d’onde, de traits et de points) et

transmission de sens, d’une forme sensée (forme linguistique d’une phrase, image

cohérente, mélodie perçue dans son unité). Cette confusion est la cause de l’ambition des

cybernéticiens : ils croient pouvoir expliquer totalement la conscience en la réduisant à ses

structures (ce que tentait déjà le jeune Ruyer), parce qu’ils croient que l’information est

réductible à son sens faible. L’impossibilité d’opérer une telle réduction suffit pour Ruyer

à assurer l’échec de cette ambition. Mais cette impossibilité est là encore prise comme une

évidence, dont la négation ne s’explique que par l’oubli du témoignage de la conscience :

dans l’expérience subjective nous ne percevons pas une information comme un chaos

d’éléments, mais comme l’unité d’un sens.

Il y a lieu cependant de s’interroger sur cette évidence : le fondement de la

philosophie de Ruyer n’est-il pas d’affirmer que l’établissement de liaisons est l’apparence

extérieure d’une conscience, lorsqu’elle est prise comme objet de connaissance ? Qu’ainsi

un autre homme m’apparaît comme un corps objectif dans lequel un esprit serait logé

95 RUYER, COI, p. 11.

Page 220: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

219

(selon « l’illusion réciproque d’incarnation ») alors que son corps (son cerveau) n’est en

réalité que la face observable de sa conscience ? Si tel est bien le cas, pourquoi refuser la

conscience aux machines informatiques, au prétexte que leur observation ne nous donne à

connaître que des fonctionnements morcelés ? N’est-ce pas aussi ce que la biologie nous

donne à connaître du corps ou du cerveau ? Dit autrement : si nous pouvions pénétrer

subjectivement dans l’ordinateur ou le robot (selon l’expérience déjà imaginée par Ruyer à

propos des êtres naturels96), pourquoi ne ferions-nous pas l’expérience d’une subjectivité

particulière « au-delà de l’organisme visible »97, exactement comme pour le corps vivant ?

Il faut relever là un paradoxe de la philosophie de Ruyer, qui attribue la subjectivité à tous

les éléments physiques et chimiques, et à la plus petite parcelle du vivant, tout en la

refusant aux réseaux informatiques qui ne sont pourtant rien d’autre que des êtres de

liaisons auto-régulées, ce qui semble bien correspondre à sa redéfinition de la conscience

subjective. Cela ne contredirait même pas l’impossibilité de l’émergence, puisque les

machines sont faites d’atomes et de molécules possédant déjà, chez Ruyer, une forme de

conscience. Mais il y a bien un critère de distinction cohérent : la conscience primaire est

formatrice de soi, et les machines cybernétiques ne se sont pas formées elles-mêmes.

L’unité vitale chez Ruyer est primaire et donc première, elle est l’unité première dont sort

par lui-même tout l’édifice différencié du corps, et ne peut jamais être construite,

constituée à partir de liaisons artificielles. Elle ne peut être que perdue dans la

différenciation mécanisée, jamais créée à partir d’elle.98

❖ De la machine au vivant

Les arguments de Ruyer mettent l’accent sur l’essentiel : la nature de ce que la

cybernétique explique véritablement. Qu’a-t-on démontré lorsqu’on a construit un

« renard électronique » comme celui de Ducrocq, capable d’apprentissage par « réflexe

96 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.

97 RUYER, COI, p. 23.

98 Il y a là rupture complète avec le mécanisme des débuts. En 1932, Ruyer écrivait en effet a contrario : « L’esprit ne peut être l’étoffe du monde, parce qu’il peut être construit. » RUYER, « Un modèle mécanique de la conscience », art. cit., p. 573.

Page 221: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

220

conditionné » ? « Ce sont des simulateurs, non des modèles » affirme Ruyer,99 et imiter le

comportement ne sera jamais pour lui expliquer l’esprit. Sur ce point l’argumentation

ruyérienne n’est pas dépourvue de poids et touche, à partir du cas des premiers robots, à

la question des limites d’une approche purement comportementaliste de l’esprit.

Le problème pour notre propos réside dans la généralisation à l’ensemble du vivant

d’arguments portant initialement sur le comportement humain et la comparaison homme

- machine. Deux de ces arguments par analogie doivent ici retenir notre attention : celui de

la maintenance des machines et celui de leur finalité primaire.

L’argument de la maintenance, formulé à plusieurs reprises par Ruyer, est très

simple, et nous l’avons déjà rencontré : la supériorité du vivant tient dans sa capacité à se

réparer lui-même, tandis que les machines, si elles ne sont pas entretenues par l’homme,

se dégradent, dysfonctionnent et tombent en poussière. Par analogie, il en tire la

conclusion qu’il doit y avoir dans le vivant quelque chose d’analogue à la conscience du

mécanicien-réparateur qui explique la capacité auto-formatrice et auto-réparatrice du

vivant. Cet argument, valable dans le cas du corps-machine hérité du mécanisme classique,

se trouve toutefois mis en difficulté par la cybernétique : grâce à elle, il devient

envisageable que les machines se surveillent, se corrigent et se réparent elles-mêmes, voire

qu’elles atteignent elles-mêmes une finalité qui leur serait donnée (comme de fabriquer tel

modèle de vis dont on fournirait à la machine un exemplaire) en inventant les moyens d’y

parvenir, par une série d’essais, d’erreurs, de comparaison au modèle et de corrections

appropriées. Ruyer a alors recours à l’argument de la finalité primaire, que l’on peut

résumer ainsi : on peut accorder aux machines la poursuite d’une finalité donnée, mais il

revient toujours à l’homme de fixer à la machine sa finalité, et de la concevoir comme une

finalité. Même s’il n’intervient pas dans le fonctionnement de la machine, « l’homme (ou la

conscience) est toujours, indirectement, actif et encadrant, comme “donneur de finalité” »,

et « comme support vivant de l’idée technique, par laquelle la machine a été construite ».100

Tout le problème est dans cette équivalence : « l’homme (ou la conscience) », qui prépare

99 RUYER, COI, p. 251.

100 Ibid., p. 249.

Page 222: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

221

la généralisation de l’argument aux « machines internes » que sont les organes : elles aussi

« ne subsistent que par la conscience primaire qui les encadre. »101 Le problème de cette

analogie est que si une machine implique nécessairement une finalité, ce n’est pas le cas

d’un organisme vivant, qui peut être et se maintenir dans l’être sans être doté d’aucune

autre fin déterminée. Ruyer n’est d’ailleurs pas très loin d’une telle idée… à propos des

machines cybernétiques, dont il souligne qu’elles peuvent exister comme pur jeu sans

finalité – ce qu’il observe à travers le succès des animaux électroniques comme jouets pour

enfants :

Or, un jouet mécanique, à la différence d’une machine industrielle, n’a pas de finalité

primaire, c’est-à-dire ne prolonge pas, en la servant, la finalité primaire de l’homme. Le

jouet ne sert à rien - il ne sert qu’à amuser, par ses mouvements et ses virevoltes,

indépendamment d’un rendement quelconque de ces mouvements. L’industrie japonaise a

fabriqué, par exemple, une boîte qui est une sorte de « jouet pur » : on l’ouvre, une main

articulée en sort, et referme le couvercle ; c’est tout. On peut de même fabriquer des jouets

qui ne sont que des mécanismes à rétroaction. Leur moteur ne sert qu’à alimenter cette

rétroaction même.102

Le jouet-robot est doté de ce que Ruyer nomme « finalité secondaire », c’est-à-dire

d’auto-régulation, sans être doté de « finalité primaire », c’est-à-dire d’un idéal visé. Mais

qu’est-ce qui empêche de concevoir ainsi la vie végétale ou animale ? La réponse de Ruyer

réside peut-être dans son traitement de la morphogenèse : pour lui, un vivant est un être

indéterminé qui s’est donné à lui-même des organes mécaniques, capables d’auto-

régulation. Une fois ce cadre posé, il paraît en effet absurde d’imaginer que cette

conscience formatrice se donne des outils sans but, comme un artisan qui fabriquerait des

outils sans avoir aucun projet auxquels les employer. Mais alors, quel est ce projet ? Quelle

est la « finalité primaire » d’un être vivant particulier, de cet épagneul, de ce séquoia ? La

question de la finalité de la nature, d’un Sens total de la création, reste ouverte chez Ruyer.

Il s’en approchera à travers l’idée d’une « expressivité » générale de la vie, mais celle-ci est

101 Ibid.

102 Ibid., p. 195.

Page 223: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

222

en même temps l’occasion de refuser l’idée d’une intelligibilité totale de la nature.103 La

question de la finalité de la nature est en fait rabattue chez Ruyer sur la question de la

finalité dans la nature, c’est-à-dire de l’activité de la conscience dans l’origine des formes

naturelles, à partir de laquelle on peut remonter jusqu’à la question du Tout et de la

divinité. La question de la source des formes est cruciale chez Ruyer, et c’est tout à fait

visible à propos de la cybernétique, où le problème de la nature de l’information se double

du problème de son origine.

1.3 Second paradoxe : l’origine de l’information

Le second paradoxe, sans doute le plus décisif pour Ruyer, est celui de l’origine de

l’information, appuyé sur le principe d’accroissement de l’entropie. Il s’agit ici d’une

réduction à l’absurde de l’explication cybernétique qui part de sa propre définition de

l’information.

Si l’information est essentiellement le progrès d’un ordre structural efficace, elle sera le

contraire d’une « déstructuration », d’une diminution d’ordre. Cette diminution d’ordre a

un nom en physique : l’entropie. L’information pourra donc être considérée comme le

contraire d’une entropie, et elle sera mesurable comme celle-ci.104

Dans le cadre de la théorie de l’information de Shannon, qui lui sert de cadre

conceptuel et qui est également admis par Ruyer pour ce qui est de l’information au sens

faible, l’information est conçue comme l’ordre d’une structure, et cette structure est

soumise au cours de la transmission à une dégradation semblable à celle qui menace tout

système physique, d’après la seconde loi de la thermodynamique. Lorsque la structure

(l’encre formant les caractères d’une lettre, le signal radio transmettant un message en

103 Dans l’Hymne à Zeus qui conclut le Sceptique résolu, Ruyer s’adresse ainsi (sans espoir d’être entendu) à la divinité : « Tu n’es pas Parole, ni même Langage, ou Signification, car tu es au-delà, non seulement des mots, mais des sens. Tu t’exprimes dans tes créatures, mais ta création ne signifie rien, pas même ta gloire. Tu n’es pas intelligible, et tu ne sembles pas apprécier l’intelligence pure. Mais tu donnes à comprendre selon les besoins de chaque être. Tu te montres en toute clarté à ceux qui ont des yeux pour voir, car tu es un dieu inintelligible, mais non un dieu caché. » RUYER, Le sceptique résolu, p. 307.

104 RUYER, COI, p. 11.

Page 224: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

223

morse) se dégrade, l’ordre se perd et avec lui le sens du message. La photocopie d’une

photocopie par une machine médiocre devient moins lisible, et l’on peut poursuivre jusqu’à

destruction complète de l’information. Certes, un certain degré de perfectionnement

technique permet d’éviter en grande partie cette dégradation. Mais préserver parfaitement

l’information de départ n’est pas la créer : or, c’est justement le problème soulevé par

Ruyer, ce qu’il s’agit d’expliquer n’est pas tant la transmission d’un ordre, ou même son

maintien malgré les perturbations, mais son origine, l’auto-organisation du vivant, du

cerveau, de la pensée.

Le paradoxe résulte pourtant clairement du rapprochement de deux thèses énoncées par N.

Wiener. La première de ces thèses est que les machines à information ne peuvent gagner

d’information : il n’y a jamais plus d’information dans le message qui sort d’une machine

que dans le message qui lui est confié. (…) La seconde est que les cerveaux et les systèmes

nerveux sont des machines à information, certes plus perfectionnées que les machines

construites industriellement, mais du même ordre que celles-ci, et qu’elles ne recèlent

aucune propriété transcendante ou impossible à imiter par un mécanisme. Combinons ces

deux thèses ; il devient impossible alors de concevoir quelle peut bien être l’origine de

l’information.105

C’est le principe de « l’ordre à partir de l’ordre »106 : concevoir le cerveau comme une

machine à information, c’est poser immédiatement la question de l’ordre initial qui a

informé les « messages » internes au cerveau, même en admettant que le cerveau soit

capable de conserver le message et de le transmettre, par exemple au bras pour qu’il se lève

et à la main pour qu’elle attrape la balle. Ce serait retrouver l’hypothèse bergsonienne du

cerveau comme simple organe de réception et transmission de mouvement ou, ici,

d’information, mais incapable d’en créer. Où est donc cet ordre d’après lequel je rédige un

message lui-même ordonné, sensé ? Pour Ruyer, l’ordre initial qui est l’origine de

l’information ne peut pas être dans le monde, et ne peut être expliqué par un mécanisme.

Il va donc se mettre en quête de la Source de toute information, de tout sens, et ultimement

identifier un domaine « trans-spatial » des sens, et un Dieu « Sens des sens ». L’expérience

105 Ibid., p. 13.

106 Voir aussi notre chap. 6, §2.

Page 225: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

224

semble là encore suffire à démontrer la nécessité d’un tel franchissement des limites

spatio-temporelles, parce que l’expérience de l’information (au sens actif d’informer

quelqu’un de quelque chose) est celle de la transmission d’un sens que je n’ai pas créé, mais

que, pour Ruyer, je n’ai pas non plus reçu du monde :

[Des] thèmes inspirateurs ont contribué à l’élaboration du message selon un mode très

particulier. Le « je » n’est pas origine absolue, mais il n’est pas cependant un simple organe

de transmission. Dans l’élaboration du message le plus modeste, on perçoit nettement qu’il

ne s’agit pas seulement de laisser fonctionner son cerveau, mais qu’il s’agit d’insérer dans

l’espace et de donner aux machines fonctionnant dans l’espace un « aliment », qui ne peut

être pris simplement dans une autre partie de l’espace.107

Pourquoi l’aliment ne pourrait-il être pris dans l’espace ? Si je décris dans ma lettre

le Parthénon vu lors d’un voyage, ou un paysage vu de ma fenêtre, cette information ne

m’est-elle pas donnée par le monde lui-même ? Le paysage ou le monument comme unité

ne sont certes pas dans les arbres ou les pierres, mais ce que j’opère est bien une sélection

d’une partie de l’immense multiplicité d’informations qui atteignent mes organes de

perception et mon cerveau – c’est du moins une hypothèse empiriste qu’il faudrait

envisager avant de situer le sens ailleurs que dans l’information sensible. Chez Ruyer, cette

objection peut être renvoyée à la possibilité pour l’architecte du Parthénon de « s’informer

lui-même »108 : le spectateur qui « s’informe » en le regardant reçoit l’ordre structural du

temple comme modulation cérébrale, le maître d’œuvre « informe » les matériaux d’après

les plans de l’architecte, mais l’architecte a dû s’informer lui-même pour créer un

monument nouveau : où a-t-il trouvé cette information ? À la suite de Platon, c’est dans

une forme de réminiscence ou d’invention à partir d’un thème transcendant que Ruyer

cherchera la solution.

En ce qui concerne la biologie qui est ici notre principal objet, l’argument a davantage

de portée : le problème de l’origine de l’information permettant le développement d’un

107 RUYER, COI, p. 14.

108 RUYER, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, op. cit., p. 49‑50. Ruyer poursuit dans ces pages une réflexion sur l’origine des idées et des structures a priori de l’esprit qui ne manque pas d’intérêt (mais excède notre présent propos).

Page 226: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

225

organisme complet à partir d’une simple cellule est extrêmement épineux pour la biologie

du début du XXème siècle et ne peut être considéré comme entièrement résolu aujourd’hui,

quoique des progrès immenses aient été réalisés dans l’intervalle. Ce problème est

difficilement soluble à l’intérieur du cadre de la théorie de l’information de Shannon, qui

devra sans doute pour cela être dépassé. Or, c’est toujours en définitive à cet argument que

revient Ruyer : ce qui fait la supériorité du vivant sur la machine, c’est que le vivant s’est

édifié lui-même. Le traitement de la question de l’information dans ce texte n’en révèle pas

moins la piste qui sera suivie par Ruyer, en raison de la solidarité profonde qui unit chez

lui les deux questions : exactement comme le « je » écrivant une lettre ou parlant au

téléphone, l’organisme ne sera ni « origine absolue » ni « simple organe de transmission »,

mais passage dans l’espace d’une information trans-spatiale.

Les machines automatiques fonctionnent comme des machines ordinaires, la seule

différence étant que, par feed-back, l’effet du fonctionnement, ou plutôt la différence entre

l’effet obtenu et l’effet “idéal” imposé à la machine, contrôle le fonctionnement ultérieur.

Mais tout se passe dans l’espace et l’actuel. Les organismes, eux sont régulés par des feed-

back trans-spatiaux, à idéal non matérialisé.109

Le modèle de l’auto-régulation par boucle de rétroaction est donc finalement le bon,

mais seulement si l’on admet le détour par un domaine idéal trans-spatial, qui lui semble

la seule alternative au paradigme de l’information soumise à l’entropie de Shannon. La

nature est en définitive une cybernétique divine, et si Dieu ne ressemble pas à l’« ingénieur

italien » du cartésianisme, il ressemble davantage à un informaticien.

Ruyer va donc paradoxalement moins loin que les prolongements biologiques de la

cybernétique, qui donneront lieu à des théories de l’épigenèse radicale par auto-

organisation, comme les travaux précités de Varela sur l’autopoïèse de la cellule. « L’auto-

information » existe chez Ruyer, mais elle n’est que l’apparence que prend pour

l’observateur (voire pour le penseur lui-même) la communication avec un réservoir de sens

existant en dehors de nous.

109 RUYER, Raymond, « Les conceptions nouvelles de l’instinct », Les Temps modernes, no 96, 1953, p. 846‑847.

Page 227: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

226

❖ Parallélisme et interactionnisme

L’importance des concessions faites par Ruyer à la cybernétique et à la conception de

la cognition qui la sous-tend interroge : suffit-il d’annuler en quelque sorte toutes ces

concessions, en affirmant qu’elles n’atteignent jamais l’information au sens propre ? Les

difficultés qu’il rencontre à articuler pleinement les réussites de la cybernétique et ses

propres positions métaphysiques tiennent sans doute à son oscillation de plus en plus

prononcée, mais jamais véritablement tranchée, entre parallélisme et interactionnisme.

Le parallélisme n’est pas absolument vrai, et il n’est pas non plus absolument faux. Il devient

seulement de plus en plus faux à mesure que l’on « monte » dans le monde invisible, en

s’éloignant de la structuration instantanée des « observables ».110

Au niveau des particules physiques, il y a parallélisme complet, mais au niveau

organique ce n’est déjà plus le cas : une partie des processus biologique est déléguée aux

mécanismes physico-chimiques, aux réseaux de communication électrique et chimique de

l’organisme, et une autre partie distincte est l’effet direct de la conscience primaire,

conscience et structure étant deux causes en interaction constante. Au niveau

psychologique, la conscience prend davantage encore de place et les mécanismes

(cérébraux, sensoriels) sont plus accessoires.

La divergence des deux niveaux du parallélisme semble bien ici croître avec la

difficulté des sciences, difficulté telle qu’elle laisse à chaque niveau davantage de

phénomènes inexpliqués pour lesquels on peut faire appel à un agent conscient. Le premier

étage de réalité auquel on observe ce « détachement du potentiel » est celui du vivant et

particulièrement de l’embryologie, où Ruyer doit confronter son finalisme non seulement

aux modèles de régulation de la cybernétique, mais à la synthèse naissante entre génétique

et théorie darwinienne de l’évolution.

110 RUYER, NF, p. 162.

Page 228: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

227

2. L’hérédité : mémoire ou programme ?

2.1 Génétique et épigenèse

L’accroissement d’ordre dans le développement embryonnaire constitue pour Ruyer

le mystère central des phénomènes de la vie, celui qui rend visible plus que tout autre

l’insuffisance des explications matérialistes. Le mystère semble pourtant sur le point d’être

résolu lorsque Ruyer écrit l’essentiel de son œuvre : la redécouverte au début du siècle des

lois de Mendel gouvernant l’hérédité, couplée aux observations de plus en plus précises du

matériel chromosomique considéré comme le support matériel de cette hérédité, fournit

le cadre de recherche de la génétique moderne en cours de constitution. Celle-ci aboutira

notamment à la découverte de la structure de l’ADN par Watson et Crick en 1953111 (l’année

suivant la parution de Néo-finalisme), et permet au milieu du XXème siècle tous les espoirs

quant à la résolution du problème de l’origine de l’information héréditaire.

Ruyer n’a jamais admis que la génétique pourrait un jour expliquer ni l’hérédité, ni

l’évolution des espèces, ni le développement embryonnaire. Les raisons de ce refus sont à

chercher à la fois dans l’état de la recherche à l’époque de la constitution des thèses

centrales de sa philosophie, et dans les principes mêmes de cette philosophie.

Celle-ci se constitue en effet avant tout comme une critique du matérialisme, conçu

sur le modèle du mécanisme classique du XVIIème siècle, qui ne connaît que l’exercice de

forces aveugles sur des corps passifs. Ce mécanisme n’admet pas d’autre type de causalité

que celle qu’il appelle « causalité aveugle », « de proche en proche » ou « a tergo », c’est-à-

dire une causalité par contact, par choc et poussée, dont le point d’exercice est précisément

localisable, qui s’exerce de façon aveugle et sans réponse active de ce sur quoi elle

s’exerce.112 En biologie, une telle conception de la causalité correspond aux modèles qui

111 WATSON, J. D. et CRICK, F. H. C., « Molecular Structure of Nucleic Acids: A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid », Nature, vol. 171, no 4356, 1953, p. 737‑738.

112 « Il y a des causes et des effets au sens classique du mot dans les foules ou dans les amas, ou dans les machines fabriquées par les organismes, où les parties se tiennent et se poussent les unes les autres. » RUYER, EM, p. 133.

Page 229: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

228

entendent réduire le fonctionnement des organismes, mais aussi leur formation, à des

interactions physico-chimiques. De ce point de vue, les progrès de la génétique naissante

et les espoirs que fonde sur elle la communauté scientifique n’apparaissent à Ruyer que

comme un nouvel avatar du mécanisme, transposé à l’échelle microscopique, mais aussi

impuissant que ses précurseurs. L’argumentaire de Ruyer consiste donc essentiellement à

réduire les explications génétiques à une reformulation du mécanisme, comme c’est le cas

pour toutes les nouvelles théories scientifiques qui pourraient prétendre à l’explication de

la vie (la cybernétique et la théorie darwinienne de l’évolution en sont d’autres exemples).

L’idée de programme génétique comme information codée dans une structure chimique

correspond d’ailleurs tout à fait au sens « faible » du concept d’information dont Ruyer

souligne l’insuffisance dans sa critique de la cybernétique.

Comme dans le cas du corps-machine, on peut accorder aux gènes un rôle

instrumental dans le fonctionnement de l’organisme, mais on ne peut en faire la cause

formatrice à l’origine du développement d’un organisme nouveau. Charger les gènes seuls

de la production de l’organisme revient en effet, comme l’a bien souligné Ruyer, à une

forme de préformationnisme :

La vérité est que toute la charge du problème de la formation est rejetée sur les gènes. Ce

sont eux qui réagissent selon les seuils d’organisine, donc qui individualisent les territoires

et qui sont chargés d’expliquer toute la prodigieuse différenciation des organes. Les autres

facteurs, dans la théorie, ne sont qu’un hors-d’œuvre en trompe-l’œil, hors d’œuvre rendu

indispensable par la fausseté certaine de la théorie de la mosaïque pour l’œuf et pour les

premiers stades embryonnaires. Ils sont destinés à retarder le plus possible le recours —

auquel on ne peut finalement échapper à ce plan de pensée — à la vieille théorie pré-

formationniste. (…) La génétique ne peut donc pas rattraper le caractère désagréablement

épigénétique de l’embryogénie. C’est une illusion de croire que par leurs gradients, leurs

organisines et leurs seuils, les embryologistes ont rejoint les généticiens et qu’ensemble ils

parviennent à expliquer la forme organique.113

113 RUYER, EPB, p. 90‑91. « Organisine » est le nom générique donné au milieu du XXème siècle aux substances chimiques inductrices du développement ou de la régénération. Le rôle causal de ces substances inductrices et leur nature chimique est l’objet d’importants travaux à cette époque en embryologie, notamment dans le laboratoire d’Etienne Wolff. Voir par exemple une étude sur le rôle de l’organisine dans la régénération du ver planaire, effectuée dans le laboratoire de Wolff au Collège de

Page 230: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

229

Ce texte, contenant l’une des premières critiques développées de l’explication par les

gènes chez Ruyer, en expose déjà tous les éléments centraux, structurés par le débat entre

préformationnisme et épigenèse et l’opposition entre généticiens et embryologistes. Les

sciences du vivant du milieu du siècle sont divisées entre une embryologie explorant la

plasticité du développement et une génétique encore en construction, déterminée à

identifier le « code-source » génétique du vivant. Elles retrouvent ainsi, et les philosophes

du vivant avec elles, le clivage ancien opposant la préformation à l’épigenèse.

❖ Préformation et épigenèse

La controverse opposant ces deux conceptions du développement remonte au moins

au XVIIème siècle et aux tentatives cartésiennes et postcartésiennes de penser la vie dans un

cadre mécaniste. Comme nous l’avons vu114, Descartes a légué à la science du vivant

naissante deux tentatives contradictoires : celle de penser le corps comme une machine, et

celle de penser la formation épigénétique de ce même corps. Si l’on admet qu’une machine

ne peut fonctionner qu’une fois montée, le processus de montage ou de formation de la

machine vivante devient impensable, puisque celle-ci n’a pas de mécanicien pour façonner

chaque pièce en vue des autres et les assembler. Certains successeurs de Descartes opteront

donc pour la thèse préformationniste, qui ne conserve que le modèle du corps-machine et

renonce à l’épigenèse : l’organisme adulte est déjà préformé dans le germe, et le

développement n’est plus que le déploiement d’une structure déjà entièrement formée.

Sous sa forme classique, cette thèse était difficilement tenable et menait aux conséquences

métaphysiques les plus étonnantes, comme celle de l’emboîtement des germes : il fallait

que Dieu ait créé dès l’origine la totalité des vivants sous forme miniature, emboîtés les uns

dans les autres à l’infini, pour que chaque adulte soit porteur des germes nécessaires à la

reproduction. Mais la génétique semble bien redonner une véritable consistance à cette

thèse, en logeant dans l’œuf non un organisme préformé, mais le plan complet de montage

France : LENDER, Théodore, « Recherches expérimentales sur la nature et les propriétés de l’inducteur de la régénération des yeux de la planaire Polycelis nigra », Journal of Embryology and Experimental Morphology, vol. 4, 1956, p. 196‑216.

114 Voir notre chap. 2.

Page 231: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

230

de la machine, sous la forme de l’information codée dans les gènes. Ce préformationnisme

nouveau, que l’on peut appeler « préformationnisme informationnel »115, trouvera sa forme

la plus achevée dans la métaphore du « programme génétique » développée à partir des

années 1960116, et ainsi formulée par l’un de ses premiers promoteurs, François Jacob :

Ce qui est transmis de génération en génération ce sont les « instructions » spécifiant les

structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du futur organisme. Ce sont aussi

les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système.

Chaque œuf contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son propre

avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l’être qui en

émergera. L’organisme devient ainsi la réalisation d’un programme prescrit par

l’hérédité.117

Ruyer s’oppose à ce préformationnisme au nom du caractère épigénétique du

développement, mis en évidence par l’embryologie. Les expériences de Driesch sur l’œuf

d’oursin, ou de Spemann sur le triton ont mis en évidence depuis la fin du XIXème siècle la

plasticité développementale, la capacité de l’embryon aux premiers stades à former un

organisme complet et fonctionnel malgré certaines perturbations introduites par

l’expérimentateur. Il y a là un défi posé aux généticiens : comment un patrimoine génétique

unique, reproduit à l’identique dans toutes les cellules, pourrait-il rendre compte de la

différenciation cellulaire, et a fortiori de la stabilité de cette différenciation malgré les

perturbations ? Impossible pour Ruyer, qui fait jouer le témoignage de l’embryologie

expérimentale contre la génétique naissante, à qui le « caractère désagréablement

épigénétique de l’embryogénie » pose des difficultés. La génétique n’est pour lui qu’un

115 Nous reprenons l’expression à HERNANDEZ AGUIRRE, Isaac et VECCHI, Davide, « The epistemological resilience of the concept of morphogenetic field », in MINELLI, Alessandro et PRADEU, Thomas (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford University Press, 2014, p. 79‑94.

116 La métaphore informatique du programme appliquée à la génétique apparaît en 1961 dans deux articles : JACOB, François et MONOD, Jacques, « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins », Journal of Molecular Biology, vol. 3, no 3, 1961, p. 318‑356 ; MAYR, Ernst, « Cause and effect in biology », Science, vol. 134, no 3489, 1961, p. 1501‑1506.

117 JACOB, François, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 10.

Page 232: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

231

« refuge » temporaire par lequel les biologistes retardent le recours à l’inévitable

finalisme :

Pour éviter le recours à des agents de régulation de caractère finaliste et trans-spatial, à

une épigenèse vraie des structures embryonnaires — épigenèse qui répugne profondément

à l’esprit des biologistes — il ne restait donc aux embryologistes qu’une ressource : imaginer

la pré-formation, la « mosaïque », dans les gènes.118

A la même époque, l’embryologie découvre le caractère non-spécifique des

substances inductrices : la même molécule peut déclencher par exemple le développement

ou la régénération d’un organe chez plusieurs espèces.119 Un tel phénomène n’est explicable

en biologie que si la substance déclenche quelque chose de spécifique, comme l’expression

d’une partie du génome. Si l’on refuse l’explication génétique, il devient entièrement

mystérieux et il faut admettre le finalisme. La thèse métaphysique du panpsychisme

s’appuie sur un constat biologique, celui de l’épigenèse, qui nécessite d’être expliquée par

l’action de la conscience primaire. On peut souligner toutefois que Ruyer, comme souvent,

traite séparément des hypothèses qui ne fonctionnent qu’ensemble, de manière

complémentaire : l’hypothèse d’un patrimoine génétique identique dans toutes les cellules

couplée à celle d’un déclenchement différentiel de l’expression des gènes, permis par des

substances inductrices diverses, devient une explication matérialiste solide, comme il le

reconnaîtra ailleurs.120 La substance inductrice n’a pas besoin de contenir une information

spécifique, mais seulement de déclencher ou réguler la lecture d’une portion de cette

information spécifique, codée dans le génome.

❖ Un débat dépassé ?

L’opposition constamment répétée par Ruyer entre les ambitions de la génétique et

les observations de l’embryologie n’est ni unique dans les controverses philosophico-

118 RUYER, NF, p. 211.

119 Voir par ex. LENDER, « Recherches expérimentales sur la nature et les propriétés de l’inducteur de la régénération des yeux de la planaire Polycelis nigra », art. cit., p. 206.

120 Voir ci-dessous, § 3.1.

Page 233: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

232

scientifiques sur le vivant, ni anodine : cette structuration du champ de la biologie pourrait

bien être non le révélateur, mais la cause de difficultés persistantes dans les sciences du

vivant. Les biologistes Lawrence et Levine rapportent ainsi l’histoire des controverses

métaphysiques qui ont agité la biologie des XIXème et XXème siècles à une séparation

disciplinaire trop étanche, en passe d’être définitivement dépassée par le dialogue entre

disciplines.121 Dans un article de 2006122, ils mettent en garde les biologistes contre la

tendance qui conduit rapidement, dans les questions touchant à l’embryogenèse, de la

science véritable aux « marécages métaphysiques » dans lesquels s’embourbent biologistes

et philosophes. Ils citent ainsi quatre débats classiques, dans lesquels Ruyer est engagé de

façon centrale (et qui ne seraient pas mal nommées antinomies de la biologie) : préformation

contre épigenèse, vitalisme contre mécanisme, cellules préprogrammées ou totipotentes,

embryon mosaïque ou à régulation. D’après eux, ces débats trouvent leur source dans

l’histoire des sciences du vivant et non dans la nature de leur objet : elle provient de la

division de l’étude du développement, au début du XXème siècle, entre des embryologistes

expérimentaux de la vieille école ignorant le rôle des gènes, et des généticiens rigoureux -

mais peut-être plus soucieux de statistiques que de la réalité expérimentale. Depuis,

affirment-ils : « une révolution a eu lieu, provoquée par la génétique et la biologie

moléculaire, et il est temps d’enterrer certaines des vieilles disputes. »123 Et de montrer,

exemples nombreux à l’appui, que la distinction entre embryon mosaïque et embryon à

régulation a perdu toute raison d’être.

Les embryons dits « mosaïques » sont ceux dont chaque territoire donné correspond

à une partie déterminée de l’organisme entier. L’ablation d’une partie de l’embryon dans

les premiers stades du développement produira un organisme incomplet, la partie

manquante étant toujours la même pour les mêmes cellules ôtées. L’embryon à régulation

est un embryon dont les territoires ne sont pas déterminés à donner telle ou telle partie de

121 Dépassée sous cette forme, elle persiste sous d’autres. Le philosophe de la biologie Ron Amundson estime ainsi que nous n’avons toujours pas de théorie unificatrice

122 LAWRENCE, Peter A. et LEVINE, Michael, « Mosaic and regulative development: two faces of one coin », Current Biology, vol. 16, no 7, 2006, p. R236‑R239.

123 Ibid., p. 236.

Page 234: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

233

l’organisme et qui est capable (dans une certaine mesure) de restaurer le développement

normal en cas d’interférences, comme l’ablation d’une partie de l’embryon ou une greffe

d’une partie d’un autre embryon.

Les embryons à régulation, longtemps considérés comme caractéristiques des

vertébrés, correspondent aux descriptions d’embryons que fait régulièrement Ruyer : ils

paraissent s’efforcer de restaurer une norme comme s’ils savaient ce qu’ils avaient à faire.

Les embryons mosaïques apportent quant à eux de l’eau au moulin de ses adversaires

mécanistes et préformationnistes : ils sont entièrement déterminés et ne font preuve

d’aucune adaptation. Peut-on dire alors que chacun ne considère qu’une partie du vivant ?

Même pas, puisque comme le montrent Lawrence et Levine, ces deux types d’embryons

doivent être considérés comme des abstractions, dans la mesure où tous les embryons sont

à la fois mosaïques et capables de régulation, dans des proportions variables.

À l’heure où la biologie du développement est devenue une branche mature de la

science du vivant intégrant la génétique, les mécanismes de la plasticité développementale

et l’histoire évolutive de ces mécanismes (evo-devo), les critiques de Ruyer ont perdu de leur

poids et semblent dépassées. Il ne faut pas toutefois méjuger la perspicacité avec laquelle

il a identifié les problèmes qui restaient à résoudre à son époque, souligné l’importance de

faits expérimentaux qui étaient passés au second plan, et prévu l’échec, non de la génétique

dans son ensemble (comme il le croyait), mais au moins d’un certain modèle génétique

d’ordre préformationniste, fondé sur un déterminisme unilatéral du gène à l’organisme.

Dans cette partie critique, il fait véritablement œuvre de philosophie des sciences, en

indiquant les limites logiques et expérimentales de postulats restés longtemps admis en

biologie, même si les solutions métaphysiques qu’il développe dépasseront largement tout

programme de recherche scientifique possible. En réalité, la conscience organique de

Ruyer, évidemment bien plus souple et adaptable que la conception mécaniste-

déterministe du génome, correspond au développement tel qu’il est aujourd’hui conçu par

la biologie : celle-ci adjoint au génome, conçu comme réseau complexe et non comme

simple message codé, une pluralité de mécanismes de régulation qui font de l’embryon cet

être plastique et auto-organisateur décrit par Ruyer.

Page 235: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

234

2.2 Information et organisation dans les sciences du vivant

En identifiant comme centrale la question de l’information guidant l’organisation (au

sens dynamique) du vivant et permettant son évolution, Ruyer est parfaitement en prise

avec la biologie du XXème siècle tout entier, celui qu’Evelyn Fox Keller nomme Le siècle du

gène.124 Force est toutefois de constater que la biologie a emprunté pour le résoudre une

série de voies parfaitement « spatialistes » ou « actualistes », et y a rencontré ses plus

grands succès. Il nous faut rappeler les grandes lignes de cette évolution récente, afin de

mieux situer rétrospectivement la manière ruyérienne de poser les problèmes et de les

résoudre.

Les avertissements de Ruyer quant aux limites de l’explication du développement et

de l’expression du phénotype par les gènes, conçus comme unités discrètes d’information,

n’étaient pas sans pertinence. Lorsque Watson et Crick identifient en 1953 la composition

moléculaire du « code génétique », avec sa structure en double hélice et ses paires de

nucléotides, bien des biologistes ont pu penser que la clef ultime de l’explication du vivant

avait été trouvée : le support physique de l’information nécessaire au développement et à

l’hérédité n’avait plus, semblait-il, qu’à être analysé et décodé.

Une première étape cruciale de ce décodage est achevée en 1966 par Nirenberg,

Holley et Khorana, qui associent chaque triplet de nucléotides de l’ARN (AUC, UUG, etc.) à

un acide aminé (phénylalanine, leucine, etc.) entrant dans la composition d’une protéine.125

On peut désormais associer une portion d’ADN à une série d’acides aminés, c’est-à-dire à

une protéine dont l’ADN donne (via l’ARNm) le « plan » ou le « programme ». Ce modèle du

« programme génétique » connaît le succès à partir des années 1960 avec la découverte du

fonctionnement de l’opéron-lactose par Jacob et Monod, qui identifient un complexe de

trois gènes qui se régulent les uns les autres, les molécules produites par chacun exerçant

sur les autres un effet activateur ou inhibiteur.126 Les gènes peuvent non seulement

124 FOX KELLER, The Century of the Gene, op. cit.

125 Ils recevront pour cela le prix Nobel 1968.

126 JACOB et MONOD, « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins », art. cit.

Page 236: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

235

produire les molécules essentielles à la vie, mais ils peuvent se réguler les uns les autres de

façon à les produire d’une façon adaptée aux besoins de l’organisme. Or, pour reprendre

les mots de Ruyer lui-même : « Une théorie de la régulation fait tout de suite figure d’une

théorie de la vie. »127 Il semble qu’on tienne là un modèle complet et généralisable de la

nature et de l’expression de l’information génétique, le génome étant conçu comme l’étage

fondamental à partir duquel peut s’édifier tout l’organisme, et qui est responsable de

l’ensemble de ses traits phénotypiques. Un réseau complexe de gènes se régulant les uns

les autres permet notamment d’expliquer la différenciation cellulaire et l’apparition de

patterns organisés à partir de tissus homogènes. La production de protéines par un réseau

de trois gènes interconnectés permet par exemple de former un pattern de rayures

parallèles dans un tissu indifférencié, par le seul jeu des interactions et inhibitions

réciproques : c’est ce qui se passe lors de la formation des doigts à partir du bourgeon de

membre indifférencié.128

Pourtant, les grands projets de séquençage de l’ADN sont loin d’avoir réalisé les

espoirs dont ils étaient initialement porteurs, et n’ont pas donné la clef ultime de

compréhension du vivant.129 L’explication de cette déception et les nombreux progrès de la

biologie occasionnés par la critique du modèle du programme génétique (au moins sous ses

formes les plus rigides) est toute l’histoire de la biologie du début du XXIème siècle, et excède

de beaucoup notre propos. Il est toutefois intéressant de relever certaines grandes

directions qui permettent de situer rétrospectivement Ruyer dans cette histoire.

La raison principale de son opposition à l’idée du génome comme support de toute

l’information nécessaire était, nous l’avons vu, enracinée dans son adoption partielle de la

127 RUYER, EPB, p. 86.

128 JAEGER, Johannes et SHARPE, James, « On the concept of mechanism in development », in MINELLI, A. et PRADEU, T. (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford, Oxford University Press, 2014.

129 « Aujourd’hui, la prééminence des gènes dans les médias généralistes comme dans la presse scientifique suggère qu’avec cette nouvelle science, la génomique, la génétique du vingtième siècle a atteint son apothéose. Pourtant, ces mêmes succès qui ont tant agité notre imagination ont également miné radicalement leur concept moteur fondamental, le concept de gène. Alors que le HGP [Human Genome Project] approche de ses objectifs, les biologistes ont commencé à reconnaître que ces objectifs ne représentent pas une fin, mais le commencement d’une nouvelle ère en biologie. » FOX KELLER, The Century of the Gene, op. cit., p. 5‑6. Nous traduisons.

Page 237: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

236

théorie de l’information de Shannon. Or, le cadre conceptuel de la théorie de l’information

a été effectivement employé pour étudier le développement comme un canal de

transmission de l’information de l’œuf à l’adulte, obéissant à l’entropie de Shannon. Cette

représentation du développement comme un flux d’information a conduit à certains succès

pour la résolution de problèmes concernant par exemple l’information de position, mais a

été également reconnue comme insuffisante, pour la raison même invoquée par Ruyer,

comme le rappelle un article récent :

Cependant, les approches en termes de théorie de l’information sont limitées d’une manière

tout à fait fondamentale par le fait que l’information de Shannon ne peut augmenter durant

la transmission. Cela implique que la quantité totale d’information dans un organisme doit

rester constante (ou décroître) de l’œuf à l’adulte, ce qui revient à une forme de

préformationnisme implicite. Une telle conception est difficile à maintenir au vu de

l’augmentation évidente de complexité durant l’embryogenèse.130

Cependant, loin de produire le basculement espéré par Ruyer de la biologie nouvelle

dans le panpsychisme, la critique du préformationnisme génétique a conduit celle-ci sur

des voies nouvelles, mais tout à fait conformes à « l’actualisme » scientifique, et

particulièrement la voie de la biologie des systèmes. Appuyée sur la théorie des systèmes

dynamiques, cette biologie nouvelle a montré que l’accroissement de complexité — jugé

impensable par Ruyer — était possible, et qu’étant donné un certain nombre de conditions

initiales, l’organisation d’un système pouvait augmenter. Le cadre de la théorie

shannonienne de l’information a montré ses insuffisances et ne constituait pas, comme le

pensait Ruyer, le fin mot des théories actualistes de l’information.

Ruyer était déjà conscient, comme on l’a vu, des outils apportés par ce que l’on

appellera ensuite la première systémique, cette théorie des systèmes développée dans les

années 1950 à partir de la cybernétique, de la théorie de l’information de Shannon et de

l’analyse des systèmes de von Bertalanffy. Son principal apport pour la biologie était l’idée

de système auto-régulé par des boucles de rétroaction, dans lesquels l’effet agit sur la cause.

Ces régulations permettaient de réaliser un équivalent mécanique de la finalité, en

130 JAEGER et SHARPE, « On the concept of mechanism in development », art. cit., p. 64. Nous traduisons.

Page 238: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

237

permettant par exemple à une molécule produite d’inhiber sa propre production une fois

un seuil atteint, donnant l’apparence d’un but visé puis atteint. Mais Ruyer, ayant mis en

évidence les limites explicatives de ces mécanismes, n’accordera pas beaucoup plus

d’importance à une nouvelle théorie des systèmes : la deuxième systémique, qui se développe

à partir des années 1970. Elle réalisera dans une large mesure ce qu’espéraient les premiers

promoteurs de la cybernétique, à savoir faire de la biologie une partie ou une application

féconde de la théorie des systèmes. Cette deuxième systémique, centrée sur l’idée d’auto-

organisation, va se donner pour but la simulation et la compréhension de phénomènes que

Ruyer juge impossibles par principe : l’accroissement d’ordre dans un système à partir de

contraintes microscopiques simples, donnant lieu à l’auto-organisation du système qui

présente au niveau macroscopique des structures ordonnées et des propriétés émergentes,

qui n’étaient pas contenues dans les composants initiaux. De tels systèmes ont été d’abord

étudiés en physique, notamment dans des travaux célèbres de Prigogine131, et en sciences

de l’information, avant de devenir un cadre conceptuel applicable en biologie – à une

époque où l’œuvre de Ruyer est pour l’essentiel déjà écrite.

Un autre niveau d’explication de l’origine de l’ordre et de l’information en biologie

est en revanche bien vivant à l’époque où il écrit, et quoiqu’il en fasse dans l’ensemble de

son œuvre assez peu de cas, Ruyer ne peut ni l’ignorer ni se passer de la critiquer : il s’agit

de l’idée darwinienne d’évolution par sélection naturelle.

2.3 Ruyer, Darwin et le rôle de la sélection naturelle

Si la génétique offre une explication de la nature du support matériel de l’information

biologique, c’est la théorie darwinienne de l’évolution qui prétend rendre compte de la

transformation de cette information à travers les millénaires, et de l’apparition d’espèces

nouvelles. La sélection naturelle des plus aptes, considérée par Darwin comme le

mécanisme principal de l’évolution, est donc un adversaire direct pour Ruyer : par ce

131 PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, Order Out of Chaos: Man’s New Dialogue with Nature, New York, NY, Bantam Books, 1984.

Page 239: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

238

mécanisme, le darwinisme entend non seulement affirmer l’évolution des espèces, mais la

dépouiller de tout finalisme.

❖ Un évolutionnisme finaliste

La position générale de Ruyer quant à la théorie darwinienne de l’évolution est aisée

à comprendre et tout à fait parallèle à sa position sur la génétique et la cybernétique :

l’évolution est réelle, mais la sélection naturelle ne l’explique pas, elle n’en est qu’un

mécanisme secondaire. C’est son caractère de conscience qui explique avant tout la

persistance et la capacité d’invention créatrice de la vie, et la sélection naturelle n’est que

le versant négatif de ce processus, l’élimination des erreurs ou des échecs. L’apprenti qui

élimine les produits ratés n’explique ni le savoir-faire ni les progrès du maître. Malgré les

multiples mécanismes « auxiliaires » que la science découvre, il faut tenir le caractère

fondamentalement finaliste de l’évolution, dont l’activité finaliste de l’homme n’est qu’un

cas particulier. Comme nous l’avons déjà vu, l’histoire naturelle est une histoire

d’inventivité technique chez Ruyer, en continuité avec l’histoire de la technique humaine,

et il est exclu qu’une telle invention d’outils perfectionnés sans cesse soit inconsciente,

dans un cas comme dans l’autre.

Si son positionnement est clair, son argumentation ne l’est pas toujours, et elle est

caractéristique de l’enchevêtrement entre les « deux Ruyer » : celui qui suit au plus près la

science dans ses dernières découvertes, et celui qui renonce à l’explication scientifique au

profit de l’explication métaphysique. Le long article consacré par Ruyer à l’évolution

darwinienne, « Les postulats du sélectionnisme », en est un excellent exemple.132 Sa thèse

centrale est la suivante : le « sélectionnisme » ignore qu’il repose sur un postulat, celui de

la conservation dans l’être des vivants qui font l’objet des mutations. Autrement dit,

l’hypothèse de la sélection naturelle explique le changement, mais non la stabilité. Elle

affirme l’importance des mutations qui produisent des différences à sélectionner, mais ne

considère pas que chaque mutation favorable ou neutre doit être intégrée à un organisme

132 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit. Le « sélectionnisme » désigne ici l’explication de l’évolution des espèces par le seul mécanisme de la sélection naturelle aveugle, c’est-à-dire par le différentiel de reproduction entre les individus selon leur adaptation au milieu.

Page 240: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

239

qui, par ailleurs, ne mute pas : le raccourcissement des doigts du cheval n’est une

« adaptation » utile que si le reste de l’organisme « cheval » reste le même.

L’argument principal repose sur une idée très simple : la biologie ne doit pas

seulement expliquer comment les vivants se transforment (par mutation aléatoire), mais

comment ils vivent, comment ils persistent dans l’être de manière durable. Il faut expliquer

la « consistance » des êtres. Par « consistance », Ruyer entend le fait que les vivants ne sont

pas une matière passive qui se trouverait transformée au hasard par à-coups, comme un

bloc de roche subissant les coups de ciseau successifs du sculpteur. À tout stade de son

histoire évolutive, une lignée est faite d’individus vivants, actifs, et la mutation n’est qu’une

modification de cet « être en vie » préalable. L’organisme ne peut donc être considéré,

même en contexte matérialiste et darwinien, comme une machine fonctionnant

passivement et subissant les mutations. Au contraire, sa stabilité n’est pas celle de la

passivité inerte d’une structure, mais celle d’une forme qui se maintient dynamiquement

dans l’existence par son métabolisme et son comportement. L’organisme, ou l’ADN lui-

même, n’est pas comparable à un film qui serait « amélioré » par des dégradations

successives de la pellicule : ce serait réduire la vie à la reproduction d’une information

passive, ce qui serait alors conforme au schéma de l’entropie d’information de Shannon.

L’information pourrait seulement se reproduire ou se dégrader.133 L’évolution par

mutation-sélection n’est donc possible que si l’évolution agit sur des organismes vivants et

consistants, capables de se reproduire de manière stable et d’intégrer les mutations

favorables. On pourrait décrire sur ce point l’évolutionnisme de Ruyer comme l’inverse de

l’évolution créatrice de Bergson : la conscience n’y joue pas tant un rôle créateur qu’un rôle

stabilisateur, en assurant la persistance dans l’être des individus soumis à la sélection.134

Les transformations, elles, peuvent être expliquées par les mutations aléatoires du

darwinisme. C’est du moins le cas des textes les plus concessifs de Ruyer. Dans d’autres,

comme nous avons eu l’occasion de le voir, il fait de la conscience une inventrice des

organes comme l’homme est inventeur de ses outils, et dit de la sélection naturelle :

133 RUYER, EM, p. 139‑140.

134 L’opposition est évidemment schématique et indicative, et toute pensée de l’évolution est travaillée par la tension entre la stabilité de la reproduction et la variabilité qui permet la nouveauté.

Page 241: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

240

« Récompenser les inventeurs n’a jamais été synonyme d’inventer. »135 La fluctuation du

rôle de la conscience, tantôt créatrice et tantôt seulement stabilisatrice et canal vers une

mémoire de l’espèce, témoigne du déplacement de Ruyer vers le platonisme.

❖ Des concessions au matérialisme darwinien

L’argumentation de Ruyer en revanche est problématique et témoigne de l’opposition

de deux tendances à l’intérieur de sa philosophie. La première est celle de l’attention

scrupuleuse aux données scientifiques, qui cherche toujours à se confronter à la version la

plus récente de la thèse adversaire, matérialiste et darwinienne en l’occurrence. De ce point

de vue, la ligne d’argumentation résumée ci-dessus paraît à la fois parfaitement sensée, et

dépourvue d’adversaire sérieux du côté matérialiste. Ruyer le reconnaît lui-même

implicitement : toute la première partie de son article est consacrée à une synthèse

minutieuse de toutes les réponses aux objections que peuvent lui opposer les

évolutionnistes matérialistes. Cette synthèse révèle d’ailleurs sa bonne connaissance de

l’état de la science concernant ces problèmes, et peut-être aussi, en creux, la manière dont

il a dû lui-même reformuler ses arguments à mesure de ces découvertes : partant d’une

conception grossière du mécanisme de la sélection naturelle, il construit par raffinements

successifs un tableau beaucoup plus riche et convaincant de l’évolution biologique, du

point de vue matérialiste, et résistant beaucoup mieux aux objections initiales. Sans

pouvoir évoquer en détail toutes les expériences, découvertes et hypothèses mentionnées,

on peut en restituer les points essentiels.

Premièrement, les savants matérialistes reconnaissent parfaitement la nature

dynamique de l’état de stabilité du vivant : un organisme ne reste en vie qu’au moyen de

constantes régulations qui lui permettent de s’adapter aux perturbations internes et

externes qui le menacent. Le concept d’homéostasie, initialement proposé par Claude

Bernard et désignant la capacité d’un organisme à réguler une variable comme sa

température interne, est largement utilisé en biologie. Des modèles d’appareils complexes

capables de se maintenir dans un état stable en s’adaptant aux perturbations existent déjà

135 RUYER, NF, p. 209.

Page 242: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

241

à l’époque de Ruyer : c’est le cas de « l’homéostat » de Ross Ashby, déjà mentionné. Dans le

développement et le métabolisme général, la capacité d’ « homéorhesis » des organismes,

c’est-à-dire leur stabilité dynamique non plus en tant qu’état, mais au cours du changement,

est étudiée au même moment par Conrad Waddington, qui invente le terme.136 S’appuyant

sur l’exemple de l’homéostat et sur sa propre conception « mécanique » des organismes

supérieurs, Ruyer reconnaît de plus que ces organismes sont formés de sous-systèmes

relativement indépendants dans leur développement et leur fonctionnement, ce qui facilite

la stabilité de la reproduction même lorsqu’une mutation affecte une partie. Il finit par

reconnaître au fil du raisonnement que les explications matérialistes intégrant génétique,

sélection darwinienne et théorie des systèmes dynamiques rendent suffisamment compte

de la vie de l’organisme adulte.

La subsistance organique n’est certainement pas la persévérance inerte d’une structure. (…)

Bien entendu, les biologistes contemporains reconnaissent le caractère dynamique de la

substance organique. Un organisme, soulignent entre beaucoup d’autres H.G. Bray et K.

White, est un système ouvert, homéostatique et non statique, qui maintient, par exemple,

un certain degré de concentration de ses constituants par une balance auto-régulée de

synthèse et de décomposition, en corrigeant incessamment, d’une manière apparemment

finaliste et en réalité toute automatique, les variations du flux de matériaux venant de

l’extérieur. Un système ouvert de ce genre maintient de même, comme l’a montré

Prigogine, une certaine valeur de l’entropie (…).137

Il faut mesurer ce que de telles concessions représentent pour un philosophe qui

appuie une grande part de son argumentation sur les lacunes de l’explication scientifique :

comme dans son utilisation du modèle de l’animal-machine, Ruyer est prêt à tout accorder

du côté de l’organisme adulte pour mieux rendre manifeste le mystère de l’apparition d’un

tel organisme dans le développement. Mais avec l’intégration de la génétique à la théorie

darwinienne, qui produira la « théorie synthétique de l’évolution », c’est le développement

136 WADDINGTON, Conrad H., The Strategy of the Genes, London, George Allen & Unwin, 1957. Pour un exemple de travail très récent sur ce concept, dans un cadre de biologie quantitative, voir : MATSUSHITA, Yuuki et KANEKO, Kunihiko, « Homeorhesis in Waddington’s Landscape by Epigenetic Feedback Regulation », [preprint], https://arxiv.org/abs/1912.11994, consulté le 16.04.2020.

137 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 334.

Page 243: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

242

lui-même qui peut être expliqué par les mêmes mécanismes de stabilité dynamique, joints

à l’information codée dans le génome. Ruyer, là encore, le reconnaît :

Existe-t-il donc des régulateurs ou des feed-back réglant encore la structuration — et non

le fonctionnement — des feed-back du métabolisme ? Et s’ils existent - qu’est-ce qui assure

leur subsistance à leur tour ? Si difficile que paraisse cette fois la situation de la biologie et

du sélectionnisme mécaniste, la science orthodoxe a encore une réponse possible. Ces

régulateurs de régulateurs, exigés par la logique, existeraient en fait. Ils ne seraient autres

que les gènes.138

Et le philosophe de reconnaître non seulement la possibilité de gènes régulateurs, qui

permettent d’expliquer la différenciation cellulaire par auto-régulation de l’expression

génique selon le temps et le lieu – alors même que le mystère de la différenciation cellulaire

est par ailleurs une pierre angulaire de son argumentation anti-mécaniste.

Ce n’est donc pas le défaut d’information scientifique qui pousse Ruyer au finalisme.

La pertinence des objections qu’il s’adresse à lui-même dans l’article cité met en évidence

la bonne compréhension qu’il avait des théories les plus prometteuses de son temps. C’est

pour des raisons proprement philosophiques qu’il leur refuse la capacité d’expliquer le

vivant, plus que pour leurs lacunes objectives, même s’il s’appuie sur ces dernières pour

soutenir ses thèses métaphysiques.

❖ Argument de la consistance et retour au finalisme

Après tant de concessions au matérialisme, comment sauver le finalisme ?

L’argument principal de Ruyer est d’en revenir à la « consistance » des éléments

sélectionnés, soit l’organisme, soit l’ADN.

Les sélectionnistes, en principe, et jusqu’ici, ont donc raison. Les antiques objections contre

la toute-puissance supposée du hasard ne s’appliquent pas à leur thèse, qui ne demande au

hasard rien d’exorbitant. Seulement, il est absolument indispensable que la sélection puisse

n’agir qu’étape par étape. Cette condition implique une autre condition essentielle, postulat

138 Ibid., p. 335.

Page 244: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

243

fondamental du sélectionnisme. C’est que ce qui est déjà acquis puisse se conserver, c’est-

à-dire possède suffisamment de consistance, par soi-même ou par l’opération d’un autre

être « auto-consistant », pour se maintenir dans l’existence et attendre les opérations

ultérieures de la sélection.139

Or cette consistance, insiste Ruyer, le sélectionnisme ne l’explique pas. Mais dans le

même temps, il reconnaît lui-même que dans la théorie dominante, la sélection s’exerce

sur les gènes, et que la consistance des gènes est celle des molécules chimiques : celle-ci ne

fait donc pas problème dans un cadre matérialiste. Quant à la « consistance » de

l’organisme lui-même, c’est-à-dire en fait son métabolisme, elle ne pose pas davantage de

problèmes une fois admise la théorie des systèmes dynamiques, les réseaux de gènes auto-

régulés et la modularité de l’organisme, toutes choses admises par Ruyer comme nous

l’avons vu. Alors, où est le problème, où est le mystère ? Dans la deuxième partie de son

article, Ruyer semble oublier toutes ces concessions, pour affirmer que la « consistance »

est nécessairement d’ordre conscient et finaliste. Pour ce faire, il repart d’une conception

grossière du sélectionnisme, qui considérerait l’organisme ou la molécule d’ADN comme

un ensemble hétérogène de parties ayant chacune une grande probabilité de muter : dans

ce modèle, à chaque instant le maintien ensemble et la stabilité du vivant redevient

mystérieuse, et le hasard qui ferait muter une et seulement une des parties, laissant toutes

les autres intouchées, devient parfaitement improbable. C’est le retour à l’argument de la

pellicule : l’organisme, comme la pellicule, est une structure passive qui subit les assauts

des mutations aléatoires. Une telle vision de l’organisme ou de la molécule d’ADN implique

alors nécessairement quelque chose qui tienne ensemble ces éléments, et rende le tout

stable dans le temps et l’espace : pour Ruyer, c’est nécessairement une conscience

organique. Que l’évolution tâtonne et avance par essais et erreurs n’est pas un argument

contre le finalisme en général, mais simplement un appel à un finalisme (et ultimement,

une théologie) plus modeste, débarrassé de l’idée de la toute-puissance :

139 Ibid., p. 323.

Page 245: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

244

La finalité biologique est loin d’être infaillible, elle se trompe même, tout comme l’animal

ou l’homme individuel, elle se fourvoie dans des impasses, elle réussit inégalement ses

formes.140

Les impasses de l’évolution, le temps très long qu’elle met à produire de nouvelles

espèces sans se soucier des innombrables individus sacrifiés, et l’apparente absence de

finalité précisément identifiable de la nature comme totalité doit nous amener à admettre

que la finalité biologique n’est pas l’action d’un Dieu tout-puissant. Elle est « une visée sur

Dieu (considéré comme le lieu des essences et des valeurs). Mais alors, par définition, cette

visée ne saurait partir de Dieu. »141

La théorie de l’évolution comme celle du développement conduit donc Ruyer à

accorder une conscience organique aux individus, mais aussi à faire de cette conscience

une visée de thème ou d’essence à actualiser, l’individu actuel étant progressivement conçu

comme intermédiaire entre une essence actualisée et un x actualisateur. Mais bien souvent,

dans l’argumentaire anti-darwinien, cette conscience ne joue aucun rôle de connaissance

ou de visée d’essence, mais désigne simplement le mode de stabilité dynamique et intégrée

des organismes vivants. C’est ce dernier qui permet aux mutations d’être intégrées dans un

organisme qui reste coordonné et fonctionnel.

Il faut au moins une conscience en quelque point du système, pour canaliser ou entretenir

la canalisation du hasard, et pour tirer profit des fluctuations en les sélectionnant. (…) la

sélection n’est que l’auxiliaire d’une activité laborieuse des organismes. Cette activité leur

donne une consistance autonome qui leur permet de profiter des hasards heureux et de les

accumuler en se conservant eux-mêmes par un effort incessant. (…) La consistance et la

subsistance ne peuvent être données par la sélection. Le hasard pur ne peut fabriquer ses

propres canalisateurs.142

140 RUYER, Le monde des valeurs, p. 135.

141 Ibid., p. 134.

142 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 342.

Page 246: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

245

Mais que l’organisme et même le matériel chromosomique soient actifs au sens du

métabolisme, cela ne pose pas de problème particulier au matérialiste, quoiqu’il ait parfois

tendance à négliger l’organisme vivant au profit du seul génome.143 Que la sélection elle-

même ne produise pas la subsistance, c’est entendu : ce n’est pas son rôle, elle n’est pas

supposée être une explication universelle de tous les processus biologiques du

métabolisme, mais seulement le nom donné à la reproduction différentielle des individus

favorisés par une amélioration aléatoire de ces processus. Elle agit sur le génome et n’en

explique pas la consistance chimique : mais c’est que celle-ci est déjà expliquée par la

chimie, et non qu’elle serait absolument mystérieuse. En fait, Ruyer lui-même admet cette

consistance chimique. Il reconnaît que la vie exploite la stabilité de l’échelon moléculaire

inférieur pour construire des organismes, et que des réseaux de gènes, chimiquement

consistants et autorégulés par des boucles de rétroaction fournissaient un bon modèle

mécanique de la finalité : pourquoi faudrait-il y ajouter encore une conscience ?

Une fois de plus, l’argumentaire de Ruyer se replie sur le statut « psychologique » de

la mécanique quantique : si les liaisons chimiques suffisent à expliquer l’existence des

composants du vivant, et notamment des gènes, et à construire des « automates finalisés »,

cela ne renverse pas le finalisme, car la chimie et la physique des particules est déjà

finaliste : tout repose en définitive sur cette interprétation fort problématique de la

physique nouvelle, plus encore que sur les observations biologiques.

Il peut ainsi faire jouer les découvertes de la science matérialiste contre elle-même :

« Toute continuité est à double sens. Le succès de l’effort actuel sera par définition aussi

bien de rapprocher la molécule de l’organisme que l’organisme de la molécule. »144 Et de

souligner que l’expression « psychologie d’une molécule » ne nous paraît absurde que par

manque d’habitude ou de connaissance de la nature réelle du psychisme.145 Une fois admis

que la nature non-classique des phénomènes quantiques les classe ipso facto dans la

143 C’est un reproche qui a par exemple souvent été adressé à la théorie du « gène égoïste » de Dawkins : mais même dans ce cas, l’activité n’est pas niée, elle est reportée sur le gène qui devient l’acteur principal au détriment de l’organisme. (Note à vérifier…)

144 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 333‑334.

145 Ibid., p. 344.

Page 247: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

246

catégorie des phénomènes psychiques, toute explication physico-chimique, y compris de

la consistance des molécules composants le vivant, peut-être ramenée au panpsychisme.

Puisque tout individu réel peut être décrit comme doté d’un psychisme et capable

d’un comportement finalisé, c’est très naturellement que Ruyer va puiser non seulement

des faits, mais aussi des concepts dans l’étude du comportement et de la psychologie

animale qui se développe à partir de la fin du XIXème siècle.

3. La vie animale et son milieu

3.1 L’étude du comportement animal

Le comportement instinctif est, avec l’embryologie, le domaine des sciences du vivant

où les connaissances de Ruyer sont les plus complètes. Rappelons qu’il est le seul

philosophe à participer à un important colloque international sur le sujet, et que ses

comptes-rendus de travaux d’éthologues comme Konrad Lorenz, ou de psychologues

comme Arnold Gesell sont largement repris par Merleau-Ponty lorsqu’il s’intéresse au

vivant et à l’instinct dans les années 1950 et 1960.146 Au milieu du XXème siècle, l’étude du

comportement animal est une science nouvelle, en plein essor, dont Tinbergen résuma

ainsi les quatre questions directrices : 1) Quels sont les mécanismes qui causent ce

comportement ? 2) Comment se développe-t-il ? 3) Quelle est sa valeur en termes de

survie ? 4) Comment a-t-il évolué ?147

Un bref panorama de l’étude du comportement est nécessaire pour y situer Ruyer et

ses sources.148 À la fin du XIXème siècle, deux œuvres importantes (parmi d’autres) défendent

l’idée d’une continuité de l’intelligence animale, depuis les animaux « inférieurs »

146 Cf. supra, chap. 4, §3.3.

147 TINBERGEN, Niko, « On aims and methods of Ethology », Zeitschrift für Tierpsychologie, no 20, 1963, p. 410‑433.

148 Nous suivons pour l’ensemble de cette section GOODENOUGH, Judith et alii, Perspectives on Animal Behavior, New York, John Wiley & Sons, 2010, chap. 2. Voir aussi le panorama de Ruyer, GFV, p. 143 sq.

Page 248: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

247

jusqu’aux animaux « supérieurs » et, ultimement, à l’homme : les Principes de la psychologie

d’Herbert Spencer et, quelques années plus tard, L’origine des espèces de Darwin, et ses

œuvres ultérieures. Les premières études du XXème siècle, dans ce cadre continuiste et

évolutionniste, se partagent entre une tendance réductionniste, qui insiste sur la

composition physico-chimique du vivant, et une tendance contraire insistant sur

l’adaptabilité du comportement, parfois jusqu’à l’anthropomorphisme. Au milieu du XXème

siècle, la nouvelle science du comportement est assez fermement divisée entre deux écoles

rivales. En Europe, l’éthologie s’intéresse surtout, sous l’impulsion de Konrad Lorenz, aux

deux premières questions, tournées vers le « Comment ? ». Les éthologues étudient

principalement les comportements en milieu naturel, et cherchent à identifier des

mécanismes instinctifs invariants : les FAP, pour fixed action patterns.149 Ces « motifs

comportementaux fixes » répondent à un stimulus environnemental, mais se poursuivent

de façon relativement invariable jusqu’à leur complétion même si ce stimulus disparaît.

C’est ainsi que les oies étudiées par Lorenz poursuivent une série de mouvements du cou

destinés à ramener un œuf dans le nid, même lorsque l’œuf est retiré par

l’expérimentateur. L’éthologie s’intéresse donc à des comportements relativement

invariants et déterminés, et tend à comprendre le comportement comme l’intégration et

l’enchaînement d’une multitude de ces modules fixes. Ruyer, ayant une bonne

connaissance de ces résultats, reconnaîtra cette dimension « morcelée » et partiellement

automatique de l’instinct : elle ne remet pas en cause chez lui l’idée de comportement

conscient et finalisé, mais représente la composante mécanique d’une psychologie hybride.

Comme pour le cas des modules de développement de l’embryon, l’idée de processus

hybride lui permet toujours d’intégrer les mécanismes découverts sans renoncer à sa thèse

principale. Mais ce qui constitue une preuve de cette dernière, pour Ruyer, est un autre

concept central des éthologues, celui de stimulus-signal ou déclencheur. Les stimuli-

signaux recouvrent tout ce qui, dans l’environnement, déclenche chez l’animal un

comportement correspondant, sous la forme d’un FAP. Par exemple, chez le rouge-gorge,

la perception de plumes rouges déclenche un comportement d’attaque (qu’il s’agisse

véritablement d’un mâle concurrent, ou de plumes rouges agitées par l’expérimentateur).

149 On utilise également aujourd’hui l’expression modal action patterns (MAP), ces schémas de comportement étant parfois moins stéréotypés que ne le pensaient les premiers éthologues.

Page 249: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

248

Ce concept de stimulus-signal est essentiel chez Ruyer pour deux raisons. Premièrement, il

admet une certaine généralité thématique qui indique une perception de formes chez

l’animal : le stimulus peut varier, comme dans le cas du rouge-gorge, dans une certaine

gamme qui a du sens dans l’environnement naturel de l’animal. Le rouge des mâles

concurrents du rouge-gorge peut se présenter en différentes teintes, formes, vitesse ou à

différentes distances. Cette généralité du stimulus compense chez Ruyer sa contrepartie

éthologique : l’invariance des comportements (attaque, séduction, nourrissage…) qu’il

déclenche. La conscience « recule » si l’on peut dire du niveau comportemental au niveau

perceptif. Deuxièmement, le comportement n’est pas inclus dans sa cause, qui n’en est que

l’occasion : c’est l’aspect central qui relie chez Ruyer le comportement instinctif au

développement embryonnaire. L’inducteur du développement, comme le stimulus-signal,

n’est qu’une occasion, un déclencheur, mais la réponse complexe qui est déclenchée relève

de la compétence propre de l’organisme, ou du tissu embryonnaire. C’est à partir de ces

faits que Ruyer entend rompre avec l’idée cartésienne : autant dans la cause que dans

l’effet. On pourrait presque parler d’un occasionalisme biologique de Ruyer, dans la mesure

où la nature fournit à tous les niveaux des inducteurs et des stimuli qui sont toujours

corrélés aux comportements, mais qui ne sont que l’occasion d’un comportement global dû

à la conscience primaire. Tout cela n’a évidemment de sens que dans le cadre de son rejet

massif de la génétique et de la sélection naturelle, qui fournissent au biologiste le moyen

d’expliquer comment l’effet est contenu ou préparé dans l’organisme. S’il n’y a rien dans

l’organisme qui prépare la réponse au stimulus, il n’y a plus qu’à voir dans cette réponse,

globale et adaptée, l’action d’une conscience. Mais dans ce cas, pourquoi le développement

et l’instinct sont-ils aussi figés dans leur séquence et dans leurs possibilités d’adaptation ?

Là encore, on retombe sur l’argument de l’hybridité : une part de souplesse due à la

conscience, une part de rigidité due à l’appareillage physico-chimique dont elle se sert.

Tout au long de la carrière active de Ruyer, l’étude du comportement, nous l’avons

dit, est divisée. Face à l’éthologie européenne, la psychologie comparée, basée surtout aux

États-Unis, s’intéresse aux capacités d’apprentissage des animaux et privilégie

l’expérimentation en laboratoire. Elle donnera notamment naissance au courant

comportementaliste ou « behavioriste ». Ses représentants s’appuient avant tout sur la

règle d’or de l’étude scientifique du comportement énoncée par Morgan en 1894, le « canon

de Morgan » : « Nous ne pouvons en aucun cas interpréter une action comme le résultat de

Page 250: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

249

l’exercice d’une faculté psychique supérieure, si elle peut être interprétée comme le

résultat de l’exercice d’une faculté de position inférieure sur l’échelle psychologique. »150

Ce principe, on le voit, n’est pas précisément celui de Ruyer, qui adopte une sorte de canon

de Morgan inversé : tout ce qui ne peut actuellement être expliqué par un mécanisme

d’ordre inférieur doit être considéré comme l’action d’une conscience au plein sens du

terme. En revanche, il s’intéresse particulièrement aux travaux concernant

l’apprentissage : les célèbres conditionnements de Pavlov, mais également les expériences

de Karl Lashley sur l’apprentissage chez les rats. Lashley a non seulement mis en évidence

les capacités d’apprentissages des rats face à une multitude de problèmes, mais encore

l’effet surprenant des lésions cérébrales sur cet apprentissage : quelle que soit la partie du

cortex du rat lésée par l’expérimentateur, les effets sur la capacité à reproduire le

comportement appris sont les mêmes. L’apprentissage est distribué sur l’ensemble du

cortex et non précisément localisé : c’est ce résultat (qui n’a là encore rien de finaliste ou

de métaphysique dans l’esprit de Lashley) qui fournit à Ruyer un point d’appui pour son

interprétation du système nerveux : celui-ci n’a pas seulement un fonctionnement

distribué (en réseaux reconfigurables de neurones), il obéit à une logique de non-

localisation dans l’espace, comparable à la non-localisation de certaines particules

quantiques.

Comme on peut le constater au terme de ce bref panorama, Ruyer ne se rattache pas

particulièrement à l’une ou l’autre école, mais, comme dans le cas du développement, tire

parti de certaines observations contre-intuitives trouvées dans l’une et l’autre pour

accumuler un matériau expérimental en faveur de son finalisme.

3.2 Le comportement prolonge l’embryogenèse

Dans les travaux d’éthologie que connaît bien Ruyer, l’instinct est de plus en plus

conçu comme le prolongement et la continuation de l’embryogenèse, le développement

étant un même processus continu dans lequel un ensemble de modules prédéfinis sont

150 “In no case may we interpret an action as the outcome of the exercise of a higher psychical faculty if it can be interpreted as the outcome of the exercise of one which stands lower in the psychological scale.” Cité dans GOODENOUGH et alii, Perspectives on Animal Behavior, op. cit., p. 18. Nous traduisons.

Page 251: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

250

harmonisés, coordonnés et réutilisés pour servir à plusieurs fonctions. Ainsi Ruyer écrit-il

dans sa communication au colloque de la fondation Singer-Polignac :

Le parallélisme est frappant entre les lois du développement organique et celles du

comportement. Ou plutôt, développement organique, développement des structures du

corps, et développement des structures du comportement ne font qu’un. On peut dire que

le développement embryonnaire est un comportement et que le comportement se

développe à la manière des ébauches organiques. Ce qui entraîne l’identification complète

du principe du développement et de l’instinct.151

Cette continuité du développement et du comportement conforte la thèse de Ruyer

selon laquelle le vivant doit être compris dans son déploiement dynamique,

particulièrement observable dans l’ontogenèse, et non dans un instantané figé de la forme

adulte. Comme Ruyer le lit dans les travaux d’Arnold Gesell (1880-1961), psychologue

pionnier de l’analyse du développement de l’enfant, les conduites instinctives sont déjà

ébauchées in utero, et il n’y a pas de distinction tranchée entre la formation de l’organe et

son fonctionnement.152 L’étude de l’instinct est donc pour Ruyer une occasion d’atténuer

l’idée même d’un fonctionnement mécanique du vivant :

“Structure et fonction”, “structure et comportement”, ne sont pas du tout comme “machine

et fonctionnement”, la structure étant cause suffisante du fonctionnement. Ils se

développent de conserve, presque du même pas, l’un parfois anticipant quelque peu sur

l’autre, et appelant l’autre selon les besoins de l’être vivant. 153

Une remarque s’impose ici : de tels passages ne révèlent-ils pas une rupture définitive

de Ruyer avec le mécanisme, même dans la vie de l’animal adulte ? Ils révèlent à coup sûr

qu’il ne se contente pas d’opposer un finalisme primaire dans l’embryogenèse à un

mécanisme grossier une fois l’organisme constitué. Mais l’opposition entre mécanisme et

151 RUYER, « Les conceptions nouvelles de l’instinct », art. cit., p. 825‑826.

152 GESELL, Arnold, The Embryology of Behavior. The Beginnings of the Human Mind, London et New York, Harper and Brothers, 1945. Ruyer lit la traduction française de P. Chauchard, L’embryologie du comportement, Paris, P.U.F., 1953.

153 RUYER, « Les conceptions nouvelles de l’instinct », art. cit., p. 826.

Page 252: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

251

finalisme, ou mécanisme et conscience primaire, demeure le cadre général de sa

philosophie. En reconnaissant l’enchevêtrement des deux, il n’accomplit pas tant le

dépassement de l’opposition qu’il ne déplace la « coupure » ontologique à l’intérieur même

du corps et du comportement. Qu’il y ait de la formation là où l’on croyait trouver du

fonctionnement, dans les débuts du comportement instinctif, ne prouve pas qu’il n’y ait

pas de fonctionnement du tout. Cinq ans plus tard, en 1958, La genèse des formes vivantes

s’ouvre toujours sur l’opposition entre l’étude de la morphologie, description facile de

structures fonctionnantes, et celle de la morphogenèse, conçue comme « le passage d’une

absence de structure à une présence de structure ».154

L’étude de l’instinct est encore pour Ruyer l’occasion de rétablir la continuité qu’il

recherche entre le monde organique et le monde humain : « Entre l’organogenèse, entre

l’activité organique et l’activité finaliste intelligente, s’interpose, normalement, le

comportement instinctif en circuit externe. »155 Tisser sa toile n’est, pour l’araignée, que la

continuation de l’activité formatrice par laquelle elle s’est donné un organisme doté de

glandes séricigènes. Le discours philosophique le plus abstrait est la continuation de la

formation du larynx. L’instinct est en fait la « régulation en circuit externe » de

l’organisme, c’est-à-dire la poursuite dans le monde extérieur de l’activité essentielle du

vivant : le déploiement et la manifestation de soi comme forme, par auto-formation et auto-

régulation. C’est surtout cette continuité qui intéresse Ruyer, car elle justifie pour lui

l’emploi d’un même vocabulaire pour l’explication du comportement humain et de la

formation de l’embryon, en passant par le comportement animal. Ce vocabulaire est avant

tout celui du sens : ce qui importe à Ruyer dans le comportement instinctif, c’est de

montrer qu’il n’est pas un fonctionnement aveugle, mais qu’il est sensé, c’est-à-dire qu’il

sert une fin. On retrouve chez Merleau-Ponty cette idée de l’organisme et de l’instinct

comme lieu d’incarnation d’un sens qui précéderait toute signification et tout langage.

Avec la critique du behaviorisme, écrit-il, le comportement retrouve son sens, et le sens

trouve pour ainsi dire sa chair :

154 RUYER, GFV, p. 8.

155 RUYER, NF, p. 23.

Page 253: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

252

Tout en réincorporant le sens, la notion de comportement reste quelque chose d’ancré dans

un corps, mais le corps n’est plus une machine, et si l’organisme n’est plus une machine,

dès lors le comportement devient une réalité quasi organique (Gesell).156

Ce qui intéresse le dernier Merleau-Ponty chez Ruyer est assurément cette mise en

évidence du sens et du dynamisme dans une biologie en pleine reconstruction : il y voit la

direction de sa propre recherche, celle de l’émergence du sens dans la nature. C’est à la

racine d’une telle émergence, à la co-naissance du visible et de l’invisible que son

« ontologie du perçu » devait le conduire. Mais c’est justement là qu’il se sépare de Ruyer,

puisqu’il écrit encore :

Tout le développement est, d’un côté, maturation, lie à la pesanteur du corps, mais, de

l’autre, le devenir de ce corps a un sens : l’esprit est non ce qui descend dans le corps afin

de l’organiser, mais ce qui en émerge.157

Chez Merleau-Ponty, le sens n’implique pas la conscience ou l’esprit, au contraire : il

s’agit de les distinguer, de montrer que l’esprit n’a pas le monopole du sens ou ne l’impose

pas au monde par la constitution transcendantale. Chez Ruyer au contraire, le sens

implique nécessairement la conscience, et l’esprit ne peut « émerger » du corps, car le

corps est déjà esprit. La conscience perceptive et les comportements les plus complexes

émergent certes de la complexité du système nerveux, mais elle n’est qu’un cas particulier

de la conscience primaire qui constitue tout individu vivant : « la conscience seconde,

sensorielle, est la conscience primaire des aires cérébrales. »158 Quand Merleau-Ponty se

défend contre Lachièze-Ray de refaire une monadologie159, Ruyer l’accepte et le revendique,

et cherche à construire une version plus fine du finalisme théiste et monadologique plus

qu’à réaliser l’ontologie, radicalement nouvelle, recherchée par l’auteur du Visible et

156 MERLEAU-PONTY, La nature. Cours du Collège de France, op. cit., p. 188.

157 Ibid.

158 RUYER, NF, p. 116.

159 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), DARMAILLACQ, Dominique et alii (éd.), Paris, Belin, 2015, p. 81.

Page 254: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

253

l’invisible. C’est dans cette perspective qu’il emprunte à l’éthologie un vocabulaire qui va lui

servir à dépasser la causalité mécaniste, celui du déclenchement et de la signalisation.

3.3 Les causes et les signaux

La continuité du développement et du comportement sert d’appui à ce qu’on pourrait

appeler chez Ruyer une forme de réductionnisme inversé, une réduction qui rabat

l’organique sur la conscience plutôt que l’inverse, comme nous avons tâché de le montrer.

Mais ici un rappel s’impose : ce qui est commun à toute la chaîne du vivant, ce n’est pas la

conscience ou la finalité pure, mais la causalité hybride ou la « demi-finalité » : le vivant

est un domaine intermédiaire entre la causalité a tergo et le domaine du sens, mais c’est en

fait le cas de tout psychisme, y compris humain, et la conscience pure n’est pas de ce monde

– elle relève de Dieu. « Le psychique est domaine intermédiaire entre les deux limites du

fonctionnement pur ou de la causalité pure, et de l’action spirituelle, du sens pur. »160 C’est

pourquoi l’isomorphisme principal sur lequel insiste Ruyer est celui du déclenchement ou

de l’évocation : dans le développement, l’instinct, la mémoire, l’action libre, intervient

toujours un élément du monde physique comme déclencheur, et des automatismes ou

modules en lesquels on peut morceler l’ontogenèse, le comportement, la remémoration.

La notion d’évocation ou de « stimuli-signal » développée par Ruyer permet

d’articuler ces deux versants du psychisme organique, et constitue un excellent exemple

des deux aspects de sa philosophie : une reconnaissance pertinente de la nécessité de

repenser les catégories biologiques d’une part, et d’autre part une réinterprétation

résolument métaphysique de ces catégories. Cela le place dans une oscillation constante

entre une vision très juste de certains bouleversements à l’œuvre en science et une

spéculation très libre de la direction que celle-ci est supposée prendre, la direction d’une

monadologie panpsychiste.

L’idée de stimuli-signal, de déclencheur, d’évocateur sert à désigner tous les

phénomènes vitaux, nombreux dans l’embryogenèse, dans lesquels une substance

160 RUYER, « Nature du Psychique », art. cit., p. 65.

Page 255: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

254

chimique déclenche une réponse complexe d’un tissu, par exemple la différenciation en tel

ou tel organe. Au début du XXème siècle, on découvre en effet un phénomène sur lequel

Ruyer va s’appuyer de manière récurrente pour défendre son interprétation finaliste :

nombre de processus complexes dans le développement sont déclenchés par des molécules

chimiques relativement simples, dont la structure bien connue est sans commune mesure

avec la coordination complexe des processus déclenchés ou, pour mieux dire, induits.

Ruyer interprète ce mystère selon la logique qui nous est désormais familière : il y a

signalisation, donc sens, donc intervention d’une source d’information non physique, d’un

thème trans-spatial. Ceci est là encore acquis dès les Éléments :

[Que] toutes les actions inductrices soient des déclencheurs et non des causes, c’est une

certitude. Le point mystérieux c’est que, ce qui est déclenché, c’est-à-dire le tissu spécifique

qui reçoit l’induction, ne contient pas non plus en lui la cause de la production finale, puisqu’il

est indifférent, de son côté, à l’organe qu’il produira. (…) Des deux facteurs actuels en

présence, l’inducteur et le tissu récepteur, l’expérience montre que ni l’un (puisqu’il

n’apporte pas la forme spécifique), ni l’autre (puisqu’il n’apporte pas la détermination de

l’organe particulier à se produire), ne peut être cause explicative, raison suffisante, du

résultat produit. (…) Ce n’est pas l’addition de l’inducteur et du tissu induit qui explique la

formation, c’est la « constellation » de l’un et de l’autre, à un moment bien déterminé, qui

« appelle » un troisième élément, facteur véritable de la formation. (…) La détermination ne

peut être conçue que comme un amorçage mnémique. Il est la mise en circuit du plan spatial

avec un thème mnémique trans-spatial.161

Une fois de plus la distinction passe entre les causes, que Ruyer réduit à l’action d’une

structure formée transmettant tout ou partie de ses propriétés par contact, et les

« significations » thématiques qui sont d’ordre psycho-biologique, incompréhensibles dans

l’actuel. Ruyer va ainsi jusqu’à établir un isomorphisme entre un élève récitant sa leçon,

une araignée tissant sa toile et un embryon formant ses organes, les trois pouvant être

interprétés comme un « appel » à une source supérieure d’information, déclenché par un

événement ne contenant rien de cette information (la consigne du maître d’école, la

configuration d’une branche, la substance chimique inductrice ne contiennent ni la leçon,

161 RUYER, EPB, p. 82.

Page 256: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

255

ni la toile, ni la forme de l’organe).162 Le concept de « stimuli-signal » ou d’« amorçage

mnémique » sert chez Ruyer à rendre compte d’un problème évident : à tous les niveaux

d’observation, la biologie met en évidence des interactions physico-chimiques constantes

dans les processus vitaux, et l’on ne voit jamais la nature opérer sans substrat observable.

À de nombreuses reprises et dès les Éléments, il est forcé d’admettre que la conscience

primaire, la « mélodie mnémique »163, se sert constamment de structures actuelles, que

l’œuf fécondé lui-même n’est pas sans structure, que l’altération de ces structures, et

particulièrement celle de l’ADN, résulte très souvent en dysfonctionnement grave du

développement. La réponse générale de Ruyer à tous ces problèmes est d’en faire des causes

instrumentales, dirigées par la conscience primaire. Ce que les biologistes prennent pour

de la causalité doit être interprété comme de la signification, comme un langage dans

lequel la molécule inductrice n’est que l’indice qui évoque un sens transcendant.

C’est ainsi que l’embryologie est comparée à une linguistique fondamentale dans

L’embryogenèse du monde. Ruyer s’y interroge sur la possibilité de l’apparition du langage

dans un monde physique, étant entendu que pour lui le langage ne peut exister que soutenu

par une existence séparée des Idées ou des Sens, à la manière des Formes-Idées de Platon.

Or, c’est justement dans le vivant qu’il trouve le modèle d’une telle existence : « le type de

subsistance “sémantique”, c’est-à-dire selon le sens, par opposition à la subsistance

matérielle ou énergétique, se manifeste déjà, bien avant l’apparition du langage, dans les

embryogenèses. »164 Cette subsistance sémantique signifie que les organes, comme les mots

d’une langue, « subsistent au-delà de la physique par une mémoire immatérielle »,165

mémoire qui est toutefois évoquée par les vibrations physiques des sons du mot prononcé.

162 Ibid., p. 82‑84.

163 Ibid., p. 83. Ruyer multiplie les formules pour tenter de cerner la formation véritable, le « facteur positif de la morphogenèse » : « on peut le décrire comme “thématisme vertical”, “auto-conduction et auto-contrôle”, “comportement unitaire”, “action selon une surface absolue”, “équipotentialité”, “mélodie mnémique”, “compétence à réagir sur un simple signal”, etc. » GFV, p. 238.

164 RUYER, EM, p. 30.

165 Ibid.

Page 257: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

256

L’embryologie, comme la communication verbale, est un échange de significations

renvoyant par un détour extra-physique à des essences transcendantes.

❖ Les difficultés de l’argument

La manière dont Ruyer reformule à de multiples reprises, et avec des précautions

parfois très nombreuses, son argumentation sur la nature non-causale des phénomènes

biologiques nous paraît révéler une difficulté à laquelle il est confronté, celle de

l’articulation de ces signalisations-par-détour et de la conscience primaire, dont la nature

de « force de liaison » intelligente et finalisée ne s’insère plus aussi bien dans

l’enchevêtrement des niveaux de causalité établis.

Son rôle [celui de l’induction] est essentiellement l’inter-ajustement spatial et temporel des

diverses phases du développement. Ce rôle est indispensable étant donné la division du

travail et le morcellement qui s’introduisent très vite dans le développement. Il faut bien

que l’unité, qui n’est plus assurée par l’unité immédiate de la mélodie formative, le soit par

une technique matérielle – chimique en l’espèce. Cette technique est très analogue à ce que

sera, à la période fonctionnelle, la technique hormonale qui est aussi un moyen

d’ajustement et d’unité dans l’organisme. L’induction assure l’enchaînement dans le

développement des ébauches.166

Comme on le voit dans ce texte, le rôle exact de la conscience primaire n’est pas aisé

à saisir, car il s’agit tantôt d’une véritable force formatrice inobservable et tantôt du nom

donné à la coordination des mécanismes observables, dans une position qui se rapproche

de l’organicisme. Mais pourquoi une conscience intelligente et finalisée, capable comme

nous le verrons de puiser dans la mémoire transcendante de son espèce, aurait-elle besoin

d’accompagner son action en se déclenchant elle-même, par des « rappels » chimiques,

alors qu’elle détient toute l’information nécessaire, et qu’elle est supposée être en tout

point de l’embryon en développement ? Elle n’est en fait pas capable de jouer son rôle, du

moins sans s’appuyer constamment sur des auxiliaires physico-chimiques. Elle n’a même

pas l’initiative puisque Ruyer est forcé de reconnaître qu’un certain nombre de facteurs

166 RUYER, EPB, p. 85.

Page 258: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

257

physiques doivent être réunis pour former la « constellation d’appel »167 qui déclenche

l’action du thème. Dans de nombreux textes, Ruyer traite le développement comme le lieu

d’observation privilégié de l’action de la conscience primaire, parce qu’on y verrait

apparaître l’hétérogène à partir de l’homogène, l’organisé à partir de l’inorganisé, le

complexe à partir du simple. Mais comme le montrent les textes ci-dessus, c’est dès le

commencement du développement, et même dès la fécondation (Ruyer reconnaissant aux

gènes un rôle instrumental) que la conscience primaire s’avère impuissante, et semble

n’être que le nom donné aux mécanismes encore inobservés. Dans tous ses ouvrages sur le

vivant, Ruyer prend soin de reconnaître avec minutie le rôle joué par les mécanismes

toujours plus nombreux et mieux connus que la biologie met au jour dans les domaines qui

l’intéressent : génétique et développement embryonnaire, fonctionnement du cerveau,

régénération. Mais cette honnêteté qui l’honore se retourne contre sa stratégie adoptée,

celle de traquer l’action de la conscience dans les « blancs » laissés par la biologie

matérialiste.

Le danger ici est celui-là même qui n’a pas manqué d’être fréquemment mis en

évidence dans la discussion des interprétations plus ouvertement théologiques de la

biologie : une argumentation reposant sur les « trous » de la science s’expose à voir ces

trous comblés à mesure que celle-ci progresse. C’est la limite des raisonnements souvent

appelés « arguments du Dieu-des-trous ».168 Ici, c’est la conscience primaire qui joue ce rôle

et non Dieu directement, mais Ruyer en viendra progressivement à admettre que la

conscience ne joue ce rôle qu’en participant aux thèmes de l’entendement divin, ce qui ne

fait qu’ajouter un intermédiaire de plus.

167 Ibid., p. 94.

168 « Les arguments en faveur du dessein intelligent, reposant sur l’incapacité supposée de la nature à produire certains phénomènes « naturels » importants, sont généralement considérés comme faisant appel explicitement ou implicitement à une agentivité surnaturelle, et sont typiquement décrits comme des arguments « du Dieu-des-trous » - une description souvent péjorative. (…) La possibilité de découvrir (ou de postuler) des moyens alternatifs de production « naturelle » constituerait une menace permanente pour tout argument reposant sur l’absence apparente de tels moyens. » RATZSCH, Del et KOPERSKI, Jeffrey, « Teleological Arguments for God’s Existence », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Summer 2019 Edition, paragr. 2.2.3. Nous traduisons.

Page 259: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

258

Une telle hypothèse échappe (mais comment n’y échapperait-elle pas ?) aux

difficultés rencontrées par la biologie des années 1940, et permet d’éviter les quatre

« défauts » des théories « purement spatialistes », qui correspondent aux grands

problèmes encore irrésolus à ce moment par la méthode scientifique et qui sont fort bien

résumés par Ruyer :

1. La structure complexe de l’organisme, et son apparition par épigenèse ; 2. Le caractère

thématique de l’organisation et des organes, formés, non pas de cellules considérées comme

des matériaux de construction, ou de molécules ou d’atomes, mais d’appareils, de systèmes

se commandant mutuellement, et représentant de véritables outils ; 3. Le caractère

historique des organismes, qui ne sont jamais purement et simplement en équilibre avec les

conditions instantanées ; 4. Enfin, elle [l’explication physico-chimique du développement]

rend incompréhensibles les rapports étroits entre le biologique et le psychologique.169

Cependant, pour jouer ce rôle, la conscience doit avoir accès à l’information censée

guider son activité, qui ne peut pas, pour Ruyer, être le codage d’un substrat matériel

comme l’ADN. C’est ce qui va mener Ruyer à adopter une forme d’idéalisme platonicien, qui

lui permet de faire converger son réalisme axiologique et sa philosophie du vivant.

169 RUYER, EPB, p. 94.

Page 260: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

259

CHAPITRE 6 : DU THÉMATISME AU PLATONISME

Une fois admise la monadologie nouvelle, qui fait de la conscience une force de

liaison, le problème de l’unification des corps vivants semble résolu. Il n’est plus nécessaire

de faire appel à un lien extérieur d’unification, les êtres primaires étant en elles-mêmes

capables de mettre en commun leur énergie pour former des êtres à la fois composés et

véritablement individués. Mais l’individuation de l’organisme n’est pas le seul problème à

résoudre, et il est même second relativement au problème crucial de l’information de ce

même organisme. D’où vient que les consciences se forment et s’associent selon des types

chimiques et des espèces biologiques ? D’où vient la régularité du vivant et de la nature en

général, si elle est le fruit de l’intelligence d’une multiplicité de consciences douées des

mêmes facultés essentielles de comportement adaptatif, d’inventivité, d’intelligence ?

Faute du Dieu leibnizien qui crée lui-même chaque monade avec sa loi propre de

modification et assure l’harmonie des monades entre elles, la monadologie corrigée semble

vouée à produire un chaos imprévisible et non la stabilité remarquable de la nature. Or, ce

qui frappait déjà les Anciens, c’est qu’« un humain engendre un humain », comme un lion

engendre un lion, et que la reproduction dans la nature fait un être « de même forme, mais

dans un autre être ».1 Il faut donc rendre compte de cette capacité du vivant, non seulement

à se produire, mais à se reproduire avec régularité. Une fois rejetées les grandes

explications scientifiques de cette régularité, c’est vers des hypothèses métaphysiques que

Ruyer est conduit : il s’agit alors de penser la source transcendante de l’ordre naturel, à

partir du réalisme des valeurs d’une part, et d’une théorie originale de la mémoire d’autre

part. C’est le « verticalisme » ou le « thématisme » de Ruyer.

1 ARISTOTE, Métaphysique, 1032a, tr. fr. DUMINIL, M.-P. et JAULIN, A., Paris, Flammarion (GF), 2008, p. 247.

Page 261: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

260

1. La vie comme effort vers une norme

1.1 Conscience-liaison et conscience-connaissance

Il faut que le vivant ait accès (sur un mode encore à définir) à son concept, au type

morphologique de son espèce. Il faut donc non seulement affirmer que le vivant agit et se

produit lui-même en vue d’une fin, mais qu’il le fait avec une forme de connaissance ou de

visée intentionnelle de cette fin, et que l’objet de cette visée est un « potentiel » ou

« thème trans-spatial », une Idée platonicienne située hors de l’espace-temps, mais en

relation de participation avec lui. Tout ceci est acquis dès les Éléments et sera ensuite

approfondi dans la suite de l’œuvre :

Il faut donc franchement accepter l’hypothèse que l’organisme observable, corps dans

l’espace et dans le temps, ne représente pas tout l’être vivant dont la réalité le déborde de

beaucoup. Cette réalité, que l’on peut appeler le potentiel, en tant qu’elle commande

dynamiquement le développement, doit être considérée comme de nature psychique, c’est-

à-dire à la fois idéelle et mnémique. Elle n’est pas une doublure inefficace du corps visible,

elle n’en est pas non plus une simple propriété. C’est plutôt au contraire le corps qui est à

chaque instant la trace de l’actualisation du potentiel psycho-mnémique. On voit

immédiatement qu’une telle hypothèse échappe aux quatre défauts principaux des théories

purement spatialistes.2

Nous reviendrons sur le caractère « mnémique » du thème. Notons pour l’instant que

dès les Éléments, Ruyer rompt avec toute explication naturaliste du vivant, ou du moins

étend le domaine de la nature bien au-delà de son acception habituelle : il ne faut pas la

restreindre à ce qui existe actuellement, mais y inclure des « potentiels », dont il faudra

expliquer comment ils peuvent exister en tant que potentiels, et qui doivent expliquer ce

qui ne peut l’être par analyse des structures actuelles du vivant, dans l’espace et dans le

temps. C’est ainsi que la théorie de Driesch, qui expliquait les propriétés organiques en

postulant une « entéléchie » guidant chaque organisme, est « infiniment plus près de la

2 RUYER, EPB, p. 94.

Page 262: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

261

vérité que celle de Dalcq »3, le représentant des tentatives d’explication positives ou

« spatialistes » du développement. « Elle fait le pas décisif, en sortant, pour comprendre la

régulation, de l’espace et des données spatiales », et ne pèche que par manque d’audace,

puisque Driesch attribue l’entéléchie aux seuls vivants et méconnaît « le caractère

universellement psycho-mnémique du dynamisme » aussi bien atomique et chimique

qu’organique.4

❖ Le caractère thématique du développement

Ruyer cherche toutefois à remplacer les entéléchies et autres formes substantielles

par la notion de thème - ou potentiel thématique. En quoi celle-ci éclaire-t-elle le

développement et la vie des organismes ? Pour le comprendre, il faut revenir une fois de

plus aux cours d’embryologie et de tératologie de Wolff reçus en captivité. Ruyer en tire

une thèse définitive et qui lui paraît absolument nécessaire au vu des faits qu’il a sous les

yeux : l’embryon s’efforce de réaliser un schéma d’organisation typique, et s’en rapproche

autant que possible malgré les perturbations extérieures. Cet effort est nécessairement

intentionnel : c’est un effort vers un résultat déterminé, sans quoi la monstruosité ne

suivrait aucune logique. On peut donc comprendre le développement embryonnaire par

analogie avec l’activité d’un homme qui s’efforce consciemment de réaliser une tâche

quelconque – construire une armoire, composer un sonnet ou résoudre une équation

différentielle. Puisque « tout se passe comme si » l’embryon savait ce qu’il a à faire, et

qu’aucune autre explication n’est disponible, on peut considérer (au moins à titre de

tentative philosophique) que c’est effectivement le cas.

Mais à quoi ressemblent les fins visées intentionnellement par les hommes quand ils

agissent ? A des plans détaillés, à l’objet entièrement constitué ? Non, bien plutôt à des

thèmes, des idées-guides abstraites et partiellement indéterminées, qui ne prennent toute

la richesse de détails du concret que dans la réalisation elle-même. Le thème qui guide le

poète n’est pas un sonnet tout écrit dans l’esprit, mais une direction, un guide qui lui

3 Ibid.

4 Ibid.

Page 263: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

262

permet de former des vers, de les conserver ou de les rejeter, de les agencer d’une façon

qu’il juge « réussie » par rapport à ce thème, sans pour autant que l’on puisse mettre le

thème directeur à côté du poème pour les comparer. Et ce guide n’est pas perçu comme

extérieur à l’artiste, mais plutôt comme une présence, un noyau de sens qui habite

temporairement l’artiste et le soumet à sa dynamique propre.

Comme l’a signalé André Conrad, cette conception thématique et harmonique de la

finalité a beaucoup à voir avec l’idée bergsonienne de « schéma dynamique ».5 Bergson

désigne par ce terme, dans sa conférence « L’effort intellectuel », une « représentation

simple, développable en images multiples », par exemple l’idée essentielle d’un texte à

mémoriser, à partir de laquelle on pourra retrouver toutes les idées subordonnées de ce

texte. Le schéma dynamique « contient moins les images elles-mêmes que l’indication des

directions à suivre et des opérations à faire pour les reconstituer. »6 On trouve dans ce

concept et dans le texte de la conférence trop de points communs avec la notion ruyérienne

de thème pour qu’il n’y ait là aucune parenté. Le schéma dynamique tout comme le thème

ruyérien contient en lui-même la loi ou la physionomie générale qui permet de déployer

ou de retrouver toutes les idées ou parties subordonnées (d’un texte, d’un tableau…). On

trouve même dans la conférence l’exemple cher à Ruyer du nom propre que l’on ne

parvient pas à se rappeler, et la description de Bergson est la même que celle de Ruyer : le

nom agit comme un guide de la remémoration sans être présent à la conscience.7 Ce schéma

joue de plus un rôle à la fois dans la mémoire et dans l’invention, tout comme le thème.

L’inventeur qui se propose de construire une certaine machine se représente le travail qu’il

veut obtenir. La forme abstraite de ce travail évoque successivement dans son esprit, à force

de tâtonnements et d’expériences, la forme concrète des divers mouvements qui

réaliseraient le mouvement total, puis la forme des pièces et des combinaisons de pièces

5 CONRAD, André, « La finalité-harmonie », Philosophia Scientiæ. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, no 21‑2, Université Nancy 2, 2017, p. 18.

6 BERGSON, Henri, « L’Effort intellectuel », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 53, Presses Universitaires de France, 1902, p. 6‑7.

7 Ibid., p. 9 et 21. Le nom que cherche Bergson est « Pendergast ». Notons cette formule qui pourrait être de Ruyer : les lettres d et r, qui lui reviennent à l’esprit, « étaient moins données en elles-mêmes qu’elles n’indiquaient une direction d’effort à suivre pour articuler le nom recherché. » (p.9)

Page 264: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

263

capables de donner ces mouvements qui réaliseraient ces mouvements partiels. À ce

moment précis l’invention a pris corps : la représentation schématique est devenue une

représentation imagée.8

Et Bergson de citer en exemple l’écriture d’un roman, la composition d’une

symphonie ou la création poétique, qui commencent toutes par un tel schéma simple qui

donne à l’artiste la « direction d’effort » à suivre. Ce schéma est « élastique ou mouvant »,

et se modifie parfois au cours de la création. L’effort intellectuel dans sa difficulté témoigne

chez Bergson de ce que cette représentation est une, mais en même temps complexe. Une

unitas multiplex servant de guide à un effort de déploiement, dans lequel les parties

s’organisent pour réaliser un schéma cohérent : c’est la définition même du thème ou du

potentiel chez Ruyer. La différence, considérable, est dans la notion de représentation :

Ruyer la rejette au nom du caractère universel de l’expression thématique, qui n’est que

l’autre nom de la finalité. Le « schéma dynamique » doit donc pouvoir guider les efforts

d’êtres incapables de représentation, comme une molécule, une cellule, un embryon en

formation. Le thème acquerra dès lors un statut énigmatique que Ruyer cernera par les

idées de potentiel trans-spatial et de participation. C’est ainsi qu’en cherchant à rompre

avec le dualisme corps-esprit, il aboutit à un dualisme agents-thèmes idéaux.

De plus, et c’est là un élément essentiel de la logique ruyérienne, le même thème peut

inspirer une multitude de poètes, et il peut même les guider vers des réalisations tout à fait

semblables – de même que les inventions techniques ont souvent eu lieu simultanément en

plusieurs points du globe, ou que des règles morales semblables sont apparues

indépendamment dans des sociétés très diverses. C’est le phénomène de l’invention, qui est

pour Ruyer l’un des problèmes majeurs dont une philosophie de la vie doit rendre compte.

Ce qui est doublement mystérieux dans l’invention, c’est donc l’existence dans l’esprit

d’une idée-guide indéterminée, mais efficace (le thème ou potentiel), et son ubiquité. Tout

est résolu si l’on affirme l’existence réelle et indépendante de ces thèmes ou potentiels,

dans un domaine propre hors de l’espace-temps, avec lequel les inventeurs sont en

participation. C’est exactement ce que va faire Ruyer, et c’est ainsi que le recours à des

8 Ibid., p. 16.

Page 265: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

264

entités situées hors de l’espace et du temps va donner naissance au « domaine naturel du

trans-spatial », plan ontologique d’existence des « thèmes » qui guident non seulement

l’invention humaine, mais aussi l’invention biologique.

Même les types organiques, plus canalisés que les essences, sont indifférents à la

localisation des individus : un embryon de chat ou de chien sait devenir chien ou chat, à

n’importe quelle place, comme une même idée vient à deux mathématiciens travaillant aux

antipodes. Une idée que j’ai eue, ou un souvenir personnel, me reste personnel, et ne se

trompe pas de tête quand il revient, bien que l’idée, sous un autre aspect, puisse venir à un

autre et être « personnalisée » par lui. Il y a, comme disait déjà Héraclite, un Logos commun.

Le Logos se distribue dans l’espace-temps, mais en reste indépendant.9

La « connaissance » des consciences primaires, ne pouvant passer par la perception

dont elles sont dépourvues, ne peut plus être pensée que sur le mode (néo-)platonicien de

la participation à des Formes-Idées. La conscience qui pouvait rester unifiée dans le cas de

la perception, où l’unité en surface absolue et la connaissance de formes sont une seule et

même chose, va donc se dédoubler dans le cas de la conscience primaire organique. Plus

exactement elle devient elle-même une réalité intermédiaire, à l’intersection de deux

pôles : « Un domaine absolu est constituant d’espace-temps parce qu’il est différent d’une

surface physique par son double rapport avec la région du trans-spatial d’une part, et avec

le « je » ou x d’individualité d’autre part. »10 Ne nous méprenons pas : ce que Ruyer cherche

à expliquer, c’est bien l’existence actuelle, dans l’espace-temps. Mais celle-ci n’est plus

concevable que comme le résultat visible de l’interaction de deux « pôles » invisibles et

inaccessible à la connaissance directe : un pôle d’individuation que Ruyer nomme x pour le

distinguer du « je » conscient et réfléchi, dont les consciences primaires sont dépourvues,

et une Idée que cet x s’efforce d’actualiser, de faire passer dans l’espace-temps.

Il est impossible de comprendre le monde de l’espace, du temps et des individus, si on ne le

considère pas comme une sorte de limite d’un monde, d’une région, encore naturelle, mais

d’une tout autre nature que notre monde visible, région dans laquelle ne règne pas le « de

9 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 120.

10 RUYER, NF, p. 157.

Page 266: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

265

proche en proche » spatial ou temporel, et dans laquelle « le même » analogique et « le

même » numérique se confondent. Cette région est celle des essences, des formes-idées et

des thèmes mnémiques.11

En suivant le fil de ses premières tentatives pour penser une subjectivité immanente

et close qui serait seulement l’envers inobservable des choses, Ruyer est donc

paradoxalement conduit à ouvrir ces subjectivités sur un réservoir d’Idées ou de thèmes

transcendants, nécessaires pour expliquer l’existence des formes et des formations

dynamiques, notamment dans la morphogenèse. Dans les Éléments de psycho-biologie déjà,

les faits biologiques menaient comme naturellement à une interprétation psychique et

« thématique ». Dans La genèse des formes vivantes, ouvrage consacré à de longues et

minutieuses descriptions du développement embryonnaire, la conclusion est la même, et

Ruyer la présente à nouveau comme un débouché naturel et nécessaire imposé par les faits :

Au bout de l’enquête sur la morphogenèse, nous trouvons donc la nécessité d’admettre une

sorte de dimension non géométrique contenant les thèmes formateurs. Le « verticalisme »

n’est pas une simple métaphore. Ces thèmes règlent l’activité incessante qui fait la vie.12

La justification suffisante de ce « passage au vertical », comme nous pourrions

l’appeler, est ici comme dans les ouvrages précédents le fait que les régulations souples du

développement ne sont « jamais complètement imitables par des montages mécaniques ».13

L’auto-régulation autour d’une norme, dont nul ne peut nier qu’elle est au cœur des

processus organiques, ne peut être pour Ruyer que psychique.

❖ Nature des normes

Le passage de l’idée de conscience primaire organique à celle de thèmes

transcendants se fait à travers la notion de norme. Comment Ruyer pense-t-il la norme ? A

partir, ici encore, de plusieurs descriptions qu’il tente de faire converger : celle du

11 Ibid., p. 145.

12 RUYER, GFV, p. 252.

13 Ibid.

Page 267: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

266

développement embryonnaire, celle du travail, et celle de la valeur morale. Là où

Canguilhem envisageait la norme, dans Le normal et le pathologique, à partir de la médecine

et de l’expérience de la maladie, Ruyer l’aborde à partir de l’embryologie et de l’expérience

de la monstruosité. C’est le caractère typique des monstres étudiés par la tératologie

d’Etienne Wolff qui frappe Ruyer durant la rédaction en captivité des Éléments, et le pousse

à admettre l’idée que le développement est effort vers la forme de l’espèce. Cet effort lui-

même va être interprété, à partir de la description du travail artistique et humain en

général comme tension vers un idéal, non pas proprement représenté, mais senti ou

participé d’une manière énigmatique, ce qui conduira ultimement Ruyer vers une reprise

du thème platonicien de la réminiscence. Son réalisme axiologique, affirmé dès Le monde

des valeurs, le conduit rapidement à identifier les normes biologiques et anthropologiques

(esthétiques, morales, politiques), non comme étant exactement la même chose, mais

comme relevant d’un même domaine de réalité, celui des « thèmes trans-spatiaux » qui

irriguent le monde visible.

Ruyer a recours à l’analogie artisanale pour penser le vivant, mais à partir d’une

description bien particulière du travail, comme effort d’actualisation d’un thème n’est pas

une forme toute faite, mais qui demeure un critère objectif permettant de juger la réussite

ou l’échec de l’œuvre. Le travail humain n’étant qu’un cas particulier de l’activité vitale,

c’est la totalité de la nature qu’il faut comprendre comme un tel effort de réalisation de

normes : « C’est un grand fait, c’est le Grand Fait quotidien en nous et hors de nous. Tous les

êtres s’efforcent à leur normalisation. »14 Cet effort de normalisation doit être compris à la fois

comme la vérité de la forme platonicienne, et de la norme des biologistes comme équilibre

viable. En effet, toute interprétation réductionniste de cet effort de normalisation (comme

obéissance à un programme génétique, adaptation à l’environnement ou recherche d’un

équilibre de type Gestalt) est impuissante à rendre compte d’un fait indubitable pour Ruyer :

il y a dans l’activité organique, spécialement dans le développement, plus d’information et

d’ordre à la fin du processus qu’au début, dans l’adulte que dans l’œuf par exemple. La

norme ne peut donc être le résultat de lois physiques, elle doit exister en elle-même et

contenir cette information organisatrice. De plus, dès lors que toute vie est un tel travail

14 RUYER, EM, p. 135. L’auteur souligne.

Page 268: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

267

d’actualisation de normes distinctes de l’actualisateur, il faut évidemment faire exister la

norme indépendamment d’un cerveau qui la concevrait, puisque les vivants les plus

simples et même les embryons humains en sont dépourvus. Tout en partant d’une ontologie

de l’individu unifié, Ruyer ne dit pas avec Canguilhem qu’« en matière de normes

biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer », car la norme n’est pas

seulement l’adaptation viable au niveau individuel, mais la conformité à la forme typique

de l’espèce. La forme est à la fois type idéal, eidos, et organisation dynamique du corps,

morphè.

1.2 Travail et finalité

Cette conception de la norme est notamment issue de la description ruyérienne du

travail, développée assez tôt dans « Métaphysique du travail »15 et structurante pour sa

philosophie de la vie. Cette phénoménologie, qu’il qualifie lui-même de « sommaire »16,

révèle le caractère polaire, ou polarisé, du travail : tout travail est une tension d’un agent

(pôle actualisateur) vers un idéal, une valeur (pôle potentiel). Le modèle est ici très

clairement le travail humain, dans lequel l’agent est un individu conscient qui choisit les

valeurs qu’il poursuit (le beau pour un peintre, l’utilité pour un ingénieur, la perfection

dans le crime pour un meurtrier…), qui vaut également pour décrire l’activité organique.17

Le signe du travail chez Ruyer est l’effort, qui est en même temps le signe de la liberté.

L’effort peut ne pas aboutir, mais rien n’aboutit sans effort, et l’effort vers un idéal est

véritablement la structure intentionnelle de la conscience ruyérienne. Cette polarité de la

conscience justifie également l’existence d’un individu x capable de viser et d’actualiser

15 RUYER, Raymond, « Métaphysique du travail (1ère partie) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 53, no 1, 1948, p. 26–54 ; « Métaphysique du travail (2ème partie) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 53, no 2, 1948, p. 190–215.

16 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 190.

17 « Mais l’essence même du travail, c’est d’être effort de réalisation directe d’une valeur, ou d’une fin selon une valeur. Il ne faut donc pas se laisser imposer des associations d’idées par la prééminence du travail industriel, ni même du travail économique en général. Il y a autant d’ordres de travail qu’il y a d’ordres de valeurs. Il y a un travail théorique, artistique, moral, pédagogique, juridique, politique, social et même vital. (…) La vie organique elle-même est un travail incessant. » RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 39.

Page 269: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

268

l’idéal : l’individu n’est pas le produit passif d’une Idée, il est une conscience qui réalise un

thème.

La phénoménologie la plus sommaire du travail fait apercevoir que tout travail suppose un

agent, que, pour ne rien préjuger, nous désignerons par x. Un travail, au sens axiologique

général, ne se fait pas, il est fait par un x. Ce point apparaît mieux encore si l’on examine les

concepts-limites du travail : la contemplation et le fonctionnement sont vidés de liberté ;

ils excluent aussi l’existence de l’agent, de l’x. Le sujet qui contemple s’absorbe, à la limite,

dans l’objet ; quant au fonctionnement, il n’a de sujet, d’agent, que dans le langage. Ce n’est

pas la machine qui fonctionne, puisqu’elle n’a pas d’unité réelle ; il se produit simplement

des mouvements, liés cinématiquement entre eux. Pour le travail au contraire, l’existence

d’un x est inhérente à sa notion. Dans tout travail il y a une distance entre le but et un autre

point, qui ne peut être que l’x en question – l’œuvre en cours, actuelle, étant située non

seulement dans l’ici et maintenant du monde réel, mais sur la ligne idéale qui va de l’x au

but visé, en croisant le plan du monde réel.18

Cette phénoménologie du travail fournit à Ruyer le paradigme de l’activité finaliste.

Elle lui permet en effet de conserver la formule existentialiste de Lequier : « faire, et en

faisant, se faire », tout en rejetant l’existentialisme lui-même.19 La formule de Lequier est

juste dans son refus de distinguer l’agent de l’action : être, c’est agir, c’est se maintenir

dans l’être par son activité formatrice. « Être inactif » est une contradiction pour Ruyer,

puisqu’au niveau organique ou, au moins, physico-chimique, tout ce qui existe est

maintenu dans l’être par une activité, un conatus qui prend la forme de l’établissement et

du maintien de liaisons et d’échanges énergétiques.

Mais la formule devient fausse si l’on ne comprend pas que « faire », c’est toujours

faire quelque chose de déterminé, c’est toujours s’efforcer de réaliser une norme. Le

postulat fondamental de toute l’analyse ruyérienne de l’activité, humaine ou organique, est

en effet que cette activité peut toujours être dite réussie ou ratée. Un embryon d’éléphant

réussit plus ou moins à réaliser le type de son espèce, de même qu’un pianiste réussit plus

18 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 190.

19 RUYER, NF, p. 5.

Page 270: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

269

ou moins à interpréter correctement une sonate de Beethoven. La réussite ou l’échec ne

sont pas pour Ruyer des évaluations subjectives, en tout cas elles ne peuvent l’être à chaque

fois : si tout nous paraît réussi ou raté en comparaison d’une norme idéale, cela doit

nécessairement refléter la structure même de la réalité. La norme doit donc être

nécessairement connue et visée par l’agent, qui doit se guider sur elle pour que son action

ait un sens. Toute la faiblesse de l’existentialisme repose, pour Ruyer, sur l’idée qu’une

liberté indéterminée est possible, une liberté qui ne poursuivrait pas de normes, ou qui

serait véritablement créatrice de normes et de valeurs. La liberté n’est pas autre chose,

chez Ruyer, que l’effort de réalisation d’une norme. C’est avant tout une liberté des

moyens : dès le niveau organique au moins, les individus ont une certaine marge de

manœuvre, il y a du jeu, de l’improvisation dans le choix des moyens, même lorsque les fins

sont fixées d’avance par l’appartenance à une espèce. Chez l’homme, l’accès à la totalité

des valeurs introduit une liberté aussi dans le choix des fins poursuivies et non seulement

des moyens. Ce choix n’est cependant pas une création, mais une sélection : les valeurs

préexistent à l’action humaine, et je ne peux que choisir celle qui orientera mon action. Je

peux choisir de me consacrer à la réalisation du beau, du vrai, de la justice, du plaisir, de la

tromperie, du pouvoir… mais les normes de réussite de mon action sont indépendantes de

moi.

❖ La structure polaire du travail

Le travail est donc chez Ruyer actualisation d’une norme visée par le travailleur. « Le

travailleur s’efforce humblement, il se soumet à des règles, inhérentes à l’ordre dans lequel

il travaille, à des normes qu’il reconnaît, au moins implicitement, comme indépendantes

de son caprice. L’artiste le plus affranchi travaille à son œuvre, veut obtenir, ou plutôt

essaie d’obtenir, un certain effet par des procédés efficaces. »20

Tout travail véritable est axiologique, et tout ce qui présente adaptation et régulation

est un travail, par opposition à un pur fonctionnement. Tous les phénomènes de régulation

et adaptation, omniprésents dans le vivant, doivent donc être pensés comme un « travail

20 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 199.

Page 271: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

270

organique » dans lequel un individu conscient vise une valeur ou une norme indépendante

de lui. C’est cette conception polarisée du travail qui articule chez Ruyer une ontologie

monadologique construite sur la notion d’individu vrai, et un réalisme des valeurs

d’inspiration nettement platonicienne. L’ontologie de Ruyer peut être comprise à la fois

comme une ontologie de la monade, comme une ontologie de la participation

platonicienne, et comme une ontologie des processus, la totalité des phénomènes du

monde étant en fait constitués par un effort processuel d’actualisation des valeurs par les

individus.

Toutes les tentatives pour expliquer la formation de l’organisme par des forces physiques

ont échoué ; l’organisme est bien le résultat d’un travail de nature axiologique, et non d’un

travail physique. L’appel à une « force vitale » encore calquée sur le modèle des forces

physiques n’a pas été plus heureux. En fait, le dynamisme formateur et travaillant implique

la mise en circuit d’un x individuel avec une sorte de modèle spécifique qui sert de norme

au travail organisateur. Le rôle du dynamisme formateur n’est pas simplement de produire

des mouvements selon la loi de composition des forces, mais plutôt, comme nous l’avons

constaté directement dans l’ordre du travail mental avec l’auxiliaire cérébral, d’improviser

des liaisons complexes. La force physique ne peut que détendre ou rompre linéairement

une liaison, en forçant — le mot est expressif — une barrière de potentiel. Le dynamisme

formateur, en biologie ou en psychologie, est capable au contraire d’établir ou de modifier

tout un système de liaisons, en vue d’un rendement déterminé : il effectue un travail

axiologique, et non un simple travail physique ; il ne se borne pas à déplacer son point

d’application.21

L’individu indépendant de la valeur n’est alors plus qu’une notion-limite, que Ruyer

appelle fréquemment « x », un pôle actualisateur, un point de jonction entre le monde

physique et le monde des valeurs.

❖ Le travail organique

Cette articulation de la liberté à un ensemble de normes transcendantes permet ainsi

de résoudre la principale lacune de l’existentialisme selon Ruyer : son incapacité à

21 RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 40‑41.

Page 272: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

271

reconnaître que la liberté et la conscience précèdent l’homme dans le règne organique. Il

n’y a pas liberté humaine illimitée et mécanismes naturels entièrement déterminés, mais

accès à une gamme plus ou moins variée de normes ou de thèmes de comportements entre

lesquels choisir. L’homme est pleinement libre parce qu’il peut choisir entre toutes les

valeurs existantes, et peut se faire artiste, prêtre ou guerrier, généreux ou cupide, sociable

ou solitaire, tandis qu’un animal simple ou une plante n’a accès qu’à la forme typique de

son espèce et à quelques thèmes comportementaux. Il n’y a pas de distinction tranchée

entre se former et agir, le développement embryonnaire étant conçu comme un ensemble

coordonné d’« instincts formatifs », dont les instincts comportementaux ne sont que le

prolongement.

Le cas de l’instinct animal est révélateur de la double direction inhérente au

ruyérisme : un effort considérable pour rattacher liberté et intelligence au monde vivant,

mais pour mieux relier ce monde vivant à un domaine transcendant. Ainsi Ruyer met-il en

évidence avec beaucoup d’acuité la continuité entre développement organique et instinct,

sans qu’il y ait de hiatus entre être et agir, et ancre ainsi sans hésitation l’instinct dans

l’organisme.22 Pourtant, parce qu’il conçoit le développement lui-même comme

participation à un thème, il concevra également l’instinct comme un « détour » par un plan

idéal, et non seulement comme réaction à une situation concrète donnée dans le milieu de

vie.23

La possibilité d’appliquer au vivant la grille de lecture polarisée du travail est

essentiellement justifiée par son adéquation aux faits. C’est un trait général de la méthode

de Ruyer de considérer que l’applicabilité d’un concept ou d’un modèle dans des domaines

très divers est l’indice de sa validité.

22 « La pulsion instinctive est beaucoup plus thématique qu’on ne le croyait ; elle laisse à l’animal passablement d’initiative dans le choix des moyens. (…) L’animal prend sur lui tous les détails d’actualisation, et dans cette mesure il travaille et il est libre. L’embryon lui-même n’est pas exécuté passivement : il travaille à son développement guidé, et c’est pourquoi il est « libre » en ce sens qu’il n’est pas une machine, et qu’il est capable de régulariser les perturbations. » Ibid., p. 35.

23 Voir RUYER, EM, p. 92-93, et supra, p. 341.

Page 273: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

272

Nous avons été amené dans cette étude à utiliser les points de vue les plus divers : physique,

biologique, psychologique, sociologique, phénoménologique, existentialiste, axiologique,

métaphysique et même théologique. Nous n’avions aucune idée préconçue quant à la

méthode ; mais nous nous sommes vite aperçu que tous les points de vue étaient nécessaires

et valables, et que la notion de travail avait une vertu synthétisante curieuse.24

Le concept de travail, compris comme actualisation de valeurs, peut s’appliquer aussi

bien à l’activité du savant qu’à celle du terrassier, au comportement humain qu’au

développement organique, à l’activité d’un vivant qu’à celle d’une molécule (qui après tout

réalise un type spécifique) : c’est là un signe de sa pertinence universelle. Même le travail

au sens du physicien, c’est-à-dire le déplacement du point d’application d’une force, s’il

n’est pas un travail véritable, c’est-à-dire axiologique, peut toutefois être compris comme

une forme dégradée de celui-ci, qui n’apparaît que dans les foules statistiques : les systèmes

physiques « travaillent » en tendant vers un état d’équilibre qui n’est qu’un extremum

quantitatif, cas limite et dégradé du travail axiologique qui tend, lui, vers un optimum

qualitatif. C’est ce rapprochement qui permet à Ruyer d’envisager la possibilité d’une

dynamique universelle, unifiant toutes les forces - le travail physique n’étant que la

résultante statistique du travail axiologique des individus composant le système. « Bien

entendu, écrit Ruyer, il est difficile de prouver que ces rapprochements soient plus que des

métaphores. Il paraît cependant bien invraisemblable qu’il n’y ait pas de raison profonde à

un tel parallélisme. »25

1.3 Monde d’individus ou monde de normes ?

On peut voir dans la notion ruyérienne de thème ou potentiel un mélange de

platonisme et d’aristotélisme : la distinction de la puissance et de l’acte, et la conception

du travail comme passage de l’un à l’autre, n’est pensable selon Ruyer qu’à condition de

postuler un réalisme des Idées ou des thèmes visés, qui doivent exister indépendamment

de l’acte de visée lui-même. Ce qui cristallise la spécificité et les difficultés du ruyérisme,

24 RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 26.

25 Ibid., p. 44‑45.

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273

c’est au fond la nature du potentiel, dont l’ambivalence révèle cette oscillation entre

platonisme et aristotélisme. D’un côté, le thème est pure potentialité, puissance qui attend

son actualisation, mais ne peut rien par elle-même : elle est immobile ou, pour reprendre

un néologisme de Ruyer, « non-automobile ». Seul le travail de l’agent la fait passer dans

l’actuel.26 Cette importance de l’agent est essentielle pour Ruyer, dont l’œuvre est habitée

par le caractère primaire de l’activité sensée, de l’effort vers l’actualisation : le conatus chez

Ruyer est véritablement un vouloir, reconnu à l’effort, ce qui rappelle la formule

d’Anscombe : « Le signe primitif du vouloir, c’est de s’efforcer de… ».27 Le ruyérisme n’est

pas un néo-platonisme de ce point de vue : parmi les différents plans de réalité, « l’actuel »

est bel et bien le monde des individus concrets, en devenir, sans lesquels les Idées

resteraient de pures potentialités immobiles. Le potentiel ne travaille pas de lui-même, rien

n’en sort par émanation : il ne peut être actualisé par le travail des individus. Ceux-ci ne

sont donc pas des copies dégradées des essences, ils sont autant de points de passage du

potentiel dans l’actuel.

Mais de l’autre côté, il est évident pour Ruyer que cette valeur doit préexister au

travail de l’agent, pour pouvoir être visée. Pour contourner la critique bergsonienne de la

finalité comme action du futur sur le présent, Ruyer situe la fin visée hors du temps et de

l’espace, dans un plan « trans-spatial » qui finit par se révéler comme étant l’entendement

divin lui-même, ou comme n’existant que soutenu par le Grund de cet entendement divin.

Le fait que Ruyer saute si vite à une conclusion si coûteuse ne nous paraît intelligible qu’en

mettant au jour l’ambivalence que recèle chez lui le monde sensible. Considéré sur le plan

ontologique comme « le plus réel », le niveau de l’actualisation des essences, il est au

contraire dévalorisé voire oublié dans l’ordre de la connaissance, puisque l’actuel ne

s’explique pas au fond par l’actuel, mais par la communication avec le « domaine naturel

du trans-spatial ». On aperçoit ici la logique qui mènera Ruyer à faire de sa philosophie une

nouvelle gnose : s’il ne s’agit pas d’affirmer que le monde sensible est mauvais, comme dans

26 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 206‑208.

27 “The primitive sign of wanting is trying to get.” ANSCOMBE, Elizabeth, Intention, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2000 [1957], paragr. 36, p.68.

Page 275: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

274

la gnose antique, il s’agit bien de le mettre sous la dépendance d’une hiérarchie d’entités

de niveau supérieur, allant de Dieu aux mémoires organiques en passant par les valeurs.

Nous pouvons déjà mettre en évidence un élément essentiel à la compréhension de

ce statut des normes chez Ruyer : son anti-existentialisme. Le socle de toute la philosophie

ruyérienne est son rejet total (viscéral, serait-on tenté de dire) de la conception

existentialiste de la liberté comme indétermination absolue, comme liberté créatrice de

normes et non soumise à des normes. C’est ce qui lui permet de réinsérer l’humain dans le

monde organique, en accordant au premier comme au second une liberté encadrée par des

normes préexistantes.

Le travail, nous l’avons amplement constaté, implique essentiellement une référence à des

valeurs visées. (…) Pourtant l’existentialisme prétend définir l’existence et la liberté sans

référence à des valeurs indépendantes, primaires, et visées. Il nous paraît évident que c’est

la description existentialiste qui a tort. Une existence qui ne viserait pas une valeur

s’imposant à elle, et qu’elle s’efforce d’actualiser, serait aussi creuse et contradictoire qu’un

travail qui ne viserait rien, qui prétendrait se déterminer lui-même comme bon ou mauvais,

qui se décréterait réussi ou non par pur choix, sans aucune référence à une norme

indépendante.28

Le rejet de l’existentialisme se fait dans l’équivalence entre liberté et travail, le double

article « Métaphysique du travail » étant consacré à la fois à cette identification, à la

critique de l’existentialisme, et à l’affirmation du réalisme des valeurs. « Le parallèle [du

travail] avec la liberté est complet, malgré les apparences, puisque la liberté, elle aussi,

n’est jamais qu’à partir d’un thème imposé, à partir d’une mission biologique ou sociale. »29

L’existence de normes absolues est chez Ruyer la condition nécessaire pour penser

un monde structuré, non chaotique. « Cette “conscience universelle”, écrit-il, dont nous

sommes participants dans l’invention, on ne peut la concevoir que comme “entendement

divin”, sorte de potentiel général qui interdit de faire du travail ou de l’activité cet absolu

28 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 199.

29 RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 38.

Page 276: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

275

de création anarchique qu’y voient les existentialistes. »30 L’entendement divin ne garantit

pas, comme chez Leibniz, un calcul du meilleur des mondes possibles, mais il fonde une

structuration à priori du champ des possibles auquel ni la nature ni l’activité humaine ne

peuvent déroger. Les lois de la nature ne sont qu’une réalité secondaire, une régularité des

phénomènes de foule : les normes transcendantes forment la véritable architecture de

l’univers, et assurent son ordre. Ruyer réalise ici le renversement humoristique de Samuel

Butler dans Erewhon, qu’il cite souvent.31 Les lois physiques, bien identifiées, y sont conçues

comme des décrets divins sanctionnant des fautes morales : les dieux interdisent par

exemple que deux corps se trouvent au même endroit au même moment, et si une pierre

et le crâne d’un homme enfreignent la règle, ils punissent celui-ci de mort. Ce n’est là que

de l’humour, affirme Ruyer, car il s’agit bien en réalité de lois physiques gouvernant les

phénomènes statistiques, soumis au déterminisme mécaniste. Mais cela devient une vérité

dans le domaine des normes ou valeurs transcendantes, puisqu’il s’agit bien d’une

structuration absolue des possibles par l’entendement divin, qui identifie le possible (y

compris physique) et le « permis par Dieu ».

Lorsqu’on connaît les positions sociales et politiques de Ruyer, violemment opposé à

l’anarchisme libertaire des étudiants de mai 68, au marxisme et à toute volonté de

bouleverser trop radicalement l’harmonieuse mécanique sociale, sa métaphysique prend

une autre coloration, et il est permis de se demander lequel est la conséquence de l’autre.

Les efforts considérables qu’il déploie pour faire du travail l’équivalent de la liberté et du

monde une actualisation de normes intangibles sont-ils la cause ou le résultat de son

conservatisme ? La question n’a certainement pas de réponse tranchée. Aussi conforme

soit-il à ses désirs d’ordre social et moral, il faut admettre que ce platonisme est de toute

façon nécessité par sa seule métaphysique, puisqu’il n’est au fond que le déploiement de

l’idée de conscience « indissolublement connaissance et force liante », comme nous avons

tenté de le montrer. Mais l’assimilation de la forme organique viable et de la norme morale,

quoiqu’elles ne soient pas entièrement confondues, ne peut être sans conséquence dans

30 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 205‑206.

31 BUTLER, Samuel, Erewhon, édition numérique, Penguin Classics - Gutenberg Project, 2005, chap. XVI.

Page 277: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

276

l’ordre politique et moral : l’eugénisme de Ruyer comme sa conception racialiste et vitaliste

des peuples s’en nourriront, de même que sa conception de l’ordre social. 32

2. La forme comme ordre et comme manifestation

La question de la finalité chez Ruyer est habitée par une tension entre deux thèses

difficiles à concilier : celle de la finalité comme expressivité harmonieuse, et celle de la

trans-spatialité des normes. C’est que la finalité dans l’activité humaine est elle-même

envisagée sous deux aspects : l’aspect intentionnel et utilitaire qui régit, par exemple,

l’activité de l’artisan ou de l’ingénieur, et l’aspect expressif de l’activité artistique ou

religieuse, qui ne vise pas l’efficacité pratique, mais l’expression d’un sens. Mais dans les

deux cas, il s’agit de penser l’ordre harmonieux du monde.

2.1 De la finalité-harmonie à l’expressivité de la nature

Le concept de finalité-harmonie représente sans doute le principal effort de Ruyer

pour construire un finalisme renouvelé, et c’est sa combinaison avec l’idée de domaine

absolu qui constitue le cœur proprement original de sa philosophie.

On trouve chez Ruyer un argument en apparence étonnant de simplicité : la réduction

à l’absurde de toute pensée anti-finaliste, puisqu’une telle pensée se donne pour fin de

prouver qu’il n’y a pas de fin. Cet argument, par lequel il début son Néo-finalisme, s’inspire

du cogito axiologique de Jules Lequier : celui-ci entend mettre en évidence la nécessité

d’admettre liberté et finalité dans l’action humaine, puisque toute tentative de prouver

qu’il n’y a pas de finalité serait encore la libre poursuite d’une fin. Penser et agir, c’est

toujours penser et agir selon un but, et prouver par là même qu’il y a de la finalité dans la

nature. L’anti-finalisme serait donc absurde, auto-réfutatif en ce qui concerne l’activité

humaine. Mais Ruyer passe très rapidement de là à une extension générale de la finalité

dans la nature, dont l’homme doit pouvoir sortir sans hiatus :

32 Voir notre chapitre 8.

Page 278: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

277

S’il est absurde, comme nous l’avons amplement montré [par le cogito axiologique], de nier

le sens dans l’activité humaine cherchant, ou le vrai, ou le rendement économique ou

politique, ou un effet esthétique, et aboutissant à des propositions mathématiques, à des

machines à calculer, à des œuvres d’art, à des institutions adaptées, il est également absurde

de nier le sens dans l’activité organique qui constitue les organes, car les organes sont

conformes aux mêmes normes d’utilité, ou de rendement esthétique et technique. D’autant

plus absurde que c’est grâce à l’organe que l’activité finaliste de l’homme peut construire

l’outil, ou n’importe laquelle des autres œuvres de culture.33

Comme l’a bien montré André Conrad, il s’agit ici de retourner le questionnement des

sciences matérialistes de l’esprit : on ne se demande plus comment l’esprit doué

d’intentions peut émerger dans un monde naturel déterministe, mais quel doit être ce

monde naturel pour qu’un esprit doué d’intentions puisse en émerger.34 Étant la plus

proche de nous, l’expérience du caractère finaliste de notre comportement doit primer

tous les postulats, y compris le matérialisme méthodologique de la science. Ce

retournement légitime du questionnement se transforme toutefois à son tour chez Ruyer

en un véritable postulat : celui de l’impossibilité, pour la conscience et l’activité finalisée,

d’émerger à partir d’une nature non finaliste, quels que soient les mécanismes et les étapes

innombrables que l’on interpose entre la matière brute initiale et l’apparition de la vie et

du cerveau. L’Animal, l’homme et la fonction symbolique s’ouvre ainsi sur ce constat :

La satisfaction mentale obtenue est tout aussi illusoire, que l’on explique par le semblable,

mythiquement, ou par le « tout différent », magiquement. Qu’un être vivant et conscient

soit expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun caractère de vie ou de

conscience, dans l’un comme dans l’autre cas, on pose tout simplement une existence

miraculeuse reposant, soit sur une préexistence mythique, soit sur une apparition

magique.35

33 RUYER, NF, p. 20.

34 CONRAD, « La finalité-harmonie », art. cit., p. 14‑15.

35 RUYER, AHFS, p. 10‑11.

Page 279: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

278

On voit ici le glissement le plus problématique peut-être de toute la philosophie de

Ruyer, et qui en constitue en tout cas un fondement essentiel : l’équivalence entre les

propositions (A) le monde physique doit être tel que la conscience humaine puisse y

apparaître et (B) les éléments du monde physique doivent être eux-mêmes conscients. Cela

apparaît à Ruyer comme la seule manière d’éviter la création « mythique » par un

démiurge, qui représente l’explication « par le semblable » du paragraphe ci-dessus, en

même temps que l’explication « magique » par émergence. L’idée d’expressivité représente

la tentative de Ruyer pour se tenir entre ces deux lignes de crête, et il faut lui faire

correspondre une nouvelle conception de la finalité, non comme intention, mais comme

expression. C’est la finalité-harmonie.

La finalité-intention, caractérisée par la représentation consciente d’un projet

déterminé, n’est qu’un cas particulier de la finalité générale, qui se présente comme

harmonie. Cette finalité-intention est même un échantillon trompeur, car elle repose sur

la séparation de l’agent et de l’intention, qui n’est qu’une illusion requise par les besoins

de la communication. C’est le besoin de s’expliquer ou de décrire son intention qui produit

la séparation de ce qui, dans l’acte même, n’est pas distinct. Le sujet n’est tel que comme

activité poursuivant une intention, et non comme réceptacle passif d’une intention qu’il

contemplerait, puis réaliserait, comme quelque chose d’extérieur à lui. Ruyer oppose donc

à la finalité-intention la finalité-harmonie, caractérisée par l’indistinction de l’agent et de

l’idéal, ce qui est une autre façon de définir le domaine absolu auto-survolé, ou la

conscience primaire. Un domaine absolu est un être s’organisant de manière harmonieuse,

ou poursuivant l’expression d’un thème harmonique, selon une analogie esthétique.

« Atteindre une harmonie c’est réussir des rapports tels que le tout soit expressif d’un

thème, ou tels que rien ne manque ou qu’il n’y ait rien de trop. L’usage analogique par

Ruyer de cette notion insiste sur le « manque » à combler, sur l’appel ou la pression d’une

configuration donnée « vers » ce qui la complétera, et il rapproche en cela l’harmonie

esthétique des tableaux matriciels, ou des jeux de mots-croisés. On pourrait parler donc

Page 280: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

279

d’une expressivité thématique, non comme un état, mais comme une activité par laquelle

un sens prend forme. C’est en cela que les êtres sont des activités harmoniques. » 36

Un être vivant, comme un tableau de peintre durant sa création, est une « activité

harmonique », c’est-à-dire une activité qui n’a pas d’autre but que sa propre existence

expressive. Un oiseau n’existe que pour exprimer sa forme d’oiseau, et là encore le langage

introduit une séparation trompeuse : l’oiseau n’est rien d’autre que cette activité de

manifestation ou d’expression, et c’est finalement cette expressivité qui donne la clef de la

finalité dans la nature.

❖ Finalité et expressivité

On ne peut ainsi faire justice au finalisme de Ruyer sans tenir compte de la notion

d’expressivité, quoique cette notion entre en tension avec l’interprétation platonicienne

du « thématisme ». Dans l’article important qu’il lui consacre, il distingue l’expressivité du

sens : le sens désigne l’ensemble des conduites utiles, « sensées » c’est-à-dire servant la

conservation de l’être.37 Il peut ou non s’exprimer sous forme de signification, impliquant

la triade signifiant, signifié, sujet locuteur. La fuite d’un animal est une conduite sensée,

mais non un acte de signification par lequel l’animal s’adresserait à qui que ce soit.

L’extension de l’idée de « sens » pour inclure toute conduite utile à la vie, tout ce qui

n’est pas absurde et chaotique, est déjà éclairante : elle est liée au rejet du darwinisme, qui

fournissait justement un cadre à l’intérieur duquel les instincts et les organismes avaient

un sens (dans la mesure où ils n’étaient pas sans raison, mais sélectionnés en raison de leur

utilité vitale), tout en étant le produit d’une nature aveugle et de transformations dues au

hasard. Une fois refusé ce cadre, il est clair que l’évidente adaptation des conduites

animales ou de la conformation des organes les plus complexes redevient mystérieuse. Elle

ne peut plus être considérée que comme un impossible produit du hasard brut, qui

produirait d’un seul coup un organisme par choc des atomes, ou comme le produit d’une

36 CONRAD, « La finalité-harmonie », art. cit., p. 12.

37 RUYER, « L’expressivité », art. cit.

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280

finalité, d’un sens qui ne signifie pas seulement adaptation de fait, mais adaptation

consciente. Cette finalité utilitaire doit cependant être subordonnée à la manifestation

expressive de soi qui constitue le véritable phénomène de la vie.

L’expressivité désigne en effet la pure manifestation sans utilité. Elle peut ou non

donner lieu à des actes d’expression, comme l’expression artistique, impliquant la triade

expression, exprimé, sujet créateur. L’idée est là encore d’origine esthétique, et les

exemples donnés par Ruyer sont essentiellement des exemples de gestes artistiques ou de

rites religieux. Dire que l’expressivité concerne la manifestation pure et inutile semble en

effet la cantonner dans le domaine des créations humaines, car dans un organisme rien

n’est inutile, au contraire. La reprise ruyérienne du thème de l’animal-machine et des

organes-outils nous l’a suffisamment fait voir. Cependant, les créations de l’art humain ne

sont encore qu’un cas particulier de l’expressivité générale de la nature, ou sa continuation,

comme il le précise dès les Éléments : la musique de Mozart est dans la continuité du chant

des oiseaux, et l’une pas plus que l’autre n’est véritablement une création individuelle. «

C’est une création continuée de l’artiste, et non une création par l’artiste. »38 Il faut donc

en revenir à la pure expressivité de la nature, qui ne s’exprime que de façon secondaire par

des vocalisations ou des créations apparemment individuelles. Dans La forme animale, dont

la première édition paraît en 1948, le zoologiste suisse Adolf Portmann (1897-1982)

élaborait une théorie de l’apparence animale opposant l’organisation fonctionnelle

asymétrique des organes internes à la symétrie harmonieuse de la surface visible de

l’animal. S’appuyant sur une critique des explications réductionnistes et darwiniennes des

livrées animales, il met en évidence leur irréductible valeur sensible, d’abord comprise

comme l’effet d’organes-à-être-vus, comme la peau, destinés au regard extérieur. C’est ce

que critique Ruyer, lecteur de Portmann, qui y voit un idéalisme incapable de penser la

forme animale pour elle-même.39 Ruyer voit au contraire dans l’apparence animale le mode

d’expression de toute forme vivante, un pour-soi sans destinataire. Portmann lui-même

38 RUYER, EPB, p. 50.

39 Voir sur ce point BERGER, Benjamin, « La vie comme manifestation chez Raymond Ruyer et Adolf Portmann », in BURGAT, F. et CIOCAN, C., Phénoménologie de la vie animale, Zeta Books, 2016.

Page 282: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

281

évoluera d’ailleurs jusqu’à considérer l’autoprésentation du vivant comme « apparence

inadressée » :

Nous regardons en spectateurs étrangers le spectacle des formes et des couleurs des êtres

vivants, le spectacle de configurations qui dépassent ce qui serait nécessaire à la pure et

simple conservation de la vie. Il y a là d’innombrables envois optiques qui sont envoyés

“dans le vide”, sans être destinés à arriver. C’est une autoprésentation qui n’est rapportée

à aucun sens récepteur et qui, tout simplement, “apparaît”.40

Pour Ruyer et Portmann, les « explications fonctionnalistes [de l’apparence animale]

laissent un résidu ».41 Mais la valeur de ce résidu n’est-elle pas anecdotique ? L’expressivité

dans la nature pourrait à la limite désigner certains ornements apparemment inutiles

comme les motifs colorés d’une fleur ou les circonvolutions compliquées d’un coquillage.

Mais outre qu’il n’est pas impossible de ramener ces ornements à des raisons utilitaires ou

à des contraintes physiques, ce serait manquer la thèse de Ruyer : l’expressivité n’est pas

un ornement accessoire de la nature, mais bien plutôt le but même de la nature, qui est

toute entière manifestation pure sans autre but qu’elle-même. Dans la nature comme dans

un poème, rien n’est certes inutile, mais

l’expressivité est la raison d’être de tout, et, en fait, elle est partout, elle est dans la manière

de tout, comme la manière de respirer, de marcher, d’un animal est l’animal même, comme

être existant indicible. L’animal, comme « être », ne se réduit pas au fonctionnement bien

agencé de ses organes, qui n’ont d’autre rôle que de le faire vivre et exister. (…) Un signe

est utile comme instrument de communication ; un organe ou un comportement sensé est

utile ; un individu peut être utile à un autre individu, et même un groupe à un autre groupe.

Mais le système total de ces utilités, de ces sens, ou de ces moyens de communication de

sens, n’a pas lui-même d’utilité ou de sens. (…) Dans le monde réel, la finalité expressive

40 PORTMANN, Adolf, « « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung », « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » », DEWITTE, J. (trad.), Etudes phénoménologiques, no 23‑24, 1996, p. 161.

41 RUYER, Raymond, « Les informations de présence », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 152, 1962, p. 201.

Page 283: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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déborde la finalité signifiante. (…) Le monde réel est un monde d’œuvres au sens esthétique

du mot.42

Il faut donc en dernier lieu admettre l’inutilité de la nature, et la subordination de

toute finalité utilitaire à la finalité expressive, c’est-à-dire à la manifestation pure de soi.

Le raisonnement finaliste (au sens habituel, utilitaire) porte sur les moyens, mais non sur

la fin de la vie, car celle-ci n’a pas de but séparé d’elle-même, situé dans l’intention d’un

créateur transcendant. Toute la philosophie de Ruyer est certes un « chapitre détaché »

d’un ouvrage de théologie impossible, ou une approche asymptotique de Dieu par toutes

les voies possibles, mais le théisme de Ruyer est modeste : Dieu n’y est pas tout-puissant, et

il n’a pas d’intention quand il crée. Il ne veut pas l’homme plus que l’araignée ou la jacinthe,

et il fait la nature sans lui assigner une fonction ou un but. Dieu lui-même, en tant que

créateur (le « Dieu connu »), n’est pas plus distinct de sa propre activité créatrice que

l’artiste ou l’animal vivant : il est activité formatrice, source de toutes les expressivités. Le

mot même de création est impropre, s’il implique séparation du créateur et du créé. Pour

Ruyer, le « mythe théologique » le plus valable s’inspirerait de la figure de la « Divinité-

dema » :

La Divinité-dema n’a pas créé ou fabriqué ; elle a été mise à mort ou s’est sacrifiée dès les

premiers âges ; elle s’est transformée en plantes, animaux, hommes, cycles cosmiques, et

elle continue à se manifester comme présente dans les phénomènes mêmes, où elle poursuit

son existence métamorphosée, nourriture des corps et aussi des âmes, expressive et

rayonnante.43

Il y a dans cet article une véritable tentative de Ruyer pour penser l’être comme

apparaître sans destinataire, manifestation d’un pour-soi qui se déploie sans être pour-

autrui. Mais la distinction entre l’expression, qui suppose un destinataire, et l’expressivité,

qui est « l’être même », semble surtout commandée une fois de plus par la dimension

42 RUYER, « L’expressivité », art. cit., p. 96‑97.

43 Ibid., p. 100.

Page 284: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

283

monadique, fermée sur elle-même de la conscience primaire ruyérienne, et leur

articulation n’est pas entièrement claire.

La nature vivante elle-même suppose un spectateur pour les formes expressives : le

plumage de l’oiseau mâle est pour la femelle, la beauté attirante d’une fleur est pour

l’insecte. Les évolutionnistes ont montré récemment l’importance de ce qu’ils appellent la

sélection allesthétique, qui doit s’opérer pari passu chez l’acteur et le spectateur, les

couleurs de l’un supposant l’œil sensible aux couleurs, de l’autre.

Mais cela ne prouve absolument rien contre l’« expressivité objective ». Malgré le « pour

autrui » de l’expression, l’expressivité, elle, est l’être même. L’expressivité d’une fleur est

la fleur elle-même, sa forme d’organisme vivant. L’expressivité se confond avec l’être

même, indépendamment de ses rapports horizontaux avec les autres êtres, sinon

indépendamment de ses rapports verticaux avec une source ou un centre créateur.44

On peut voir dans de tels textes une tentative approchant ce que Cassirer nommait la

« prégnance » du symbolique dans le monde sensible, une dimension primaire du sens

précédant toute signification théorique : c’est parce que la nature est déjà par elle-même

expressive que les êtres vivants peuvent « s’exprimer » au sens ordinaire du terme, réaliser

des actes d’expression visant un destinataire.45 Mais à l’intérieur de son cadre ontologique

réaliste, Ruyer semble face à deux interprétations possibles de cette idée : soit c’est une

solution purement verbale qui nomme l’être « expressivité » et l’acte pour-autrui

« expression » sans résoudre l’articulation des deux, soit l’expressivité ne désigne pas

vraiment l’être apparaissant dans l’immanence, mais l’être en tant qu’il exprime un thème

ou un sens extérieur à lui dont il est la manifestation. Cela revient à rabattre l’expressivité

sur l’expression, mais c’est cette deuxième solution qu’il retient et qui le pousse vers son

platonisme, dans lequel l’expressivité de la nature est peut-être sans destinataire, mais

44 Ibid., p. 79‑80.

45 Cela rapproche une fois de plus Ruyer de Merleau-Ponty, qui en se référant explicitement à Cassirer, écrit : « Il faut reconnaître avant les « actes de signification ~ (Bedeutungsgebende Akten) de la pensée théorique et thétique les « expériences expressives ~ (Ausdrucksertebnisse), avant le sens signifié (Zeiéhen-Sinn) , le sens expressif (AusdrucksSinn), avant la subsomption du contenu sous la forme, la « prégnance ~ symbolique de la forme dans le contenu. » MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976 [1945], p. 337.

Page 285: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

284

n’est ni sans locuteur ni sans un sens exprimé – même si le locuteur est ultimement

identifiable à Dieu, conçu comme Logos universel, exprimant ses propres idées ou

« thèmes ». Ici encore on peut voir que la conscience close a besoin d’être « nourrie » par

une source située hors de l’espace et du temps, sous peine de n’avoir rien à exprimer – c’est

également ainsi que Ruyer concevra l’instinct et l’intelligence, qui impliquent à la fois

surface consciente et « thème-sens » trans-spatial qui s’y applique.46

Toutes les voies du néo-finalisme convergent donc ultimement vers une même

question : quelle est la source ultime de l’ordre du monde, à laquelle se nourrissent les êtres

primaires ? C’est que s’il abandonne la vision finaliste d’un monde parfaitement ordonné

par un Dieu-artisan en vue d’un but, il conserve celle d’un monde ordonné

harmonieusement, requérant Dieu et le trans-spatial comme source de cet ordre.

2.2 L’ordre du monde vivant

❖ Le principe de Schrödinger : l’ordre à partir de l’ordre

Pour comprendre la manière dont la question de l’ordre en biologie est posée par

Ruyer, il faut en revenir à la manière dont elle est résolue par Schrödinger. L’opuscule

Qu’est-ce que la vie ? d’Erwin Schrödinger, paru en 1944, a fait date dans l’histoire des

discours sur le vivant. Le cofondateur de la mécanique quantique y développe un

raisonnement sur la nature spécifique des phénomènes biologiques, du point de vue du

monde physique, que l’on peut résumer ainsi : dans le monde physique, l’ordre est le

résultat statistique de mouvements désordonnés à l’échelle quantique, et cet ordre tend à

se dégrader progressivement selon le principe d’entropie. C’est le principe de « l’ordre à

partir du désordre », qui est l’une des grandes découvertes de la physique quantique. Mais

ce principe peut-il expliquer l’ordre, et l’accroissement d’ordre, observable dans le

métabolisme et le développement d’un être vivant ? Non, pour des raisons d’échelle,

d’après les calculs proposés par Schrödinger. La stabilité des processus fondamentaux du

vivant, à l’échelle des liaisons atomiques dans les chromosomes, ne peut être attribuée à la

46 RUYER, EM, 92 sq.

Page 286: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

285

physique statistique, et au principe de l’ordre à partir du désordre. Le mystère de la vie

devient donc : comment la vie peut-elle produire de l’ordre qui ne soit pas statistique ?

Nous faisons face en biologie à une situation entièrement différente. Un unique groupe

d’atomes, existant en un seul exemplaire, produit des événements ordonnés,

merveilleusement coordonnés les uns aux autres et avec l’environnement, conformément

à des lois infiniment subtiles. (…) nous sommes ici évidemment devant des événements dont

le déploiement réglé et régulier est guidé par un « mécanisme » entièrement différent du

« mécanisme probabiliste » de la physique.47

Pour expliquer le développement ordonné du vivant, il faut d’après lui recourir à un

mécanisme nouveau, inconnu encore du physicien (mais n’échappant pas à l’ordre de la

nature et d’une physique plus complète), obéissant au principe de « l’ordre à partir de

l’ordre »48 : l’organisation complexe du vivant ne peut émerger du désordre du mouvement

brownien des atomes, au contraire, elle émerge avec une régularité admirable d’un très

petit groupe d’atomes (les molécules formant les chromosomes) dans lesquels doit opérer

ce mécanisme nouveau. Celui-ci, entend-il montrer, n’est en fait qu’une nouvelle

application de la physique quantique. Il faut considérer le support matériel de l’ordre

héréditaire du vivant, le chromosome, comme un « cristal apériodique », une molécule très

stable et capable de reproduire son ordre (comme un cristal), mais non répétitive

(contrairement à lui), car dans sa structure doit être codée l’organisation hétérogène de

l’organisme. La stabilité de cette molécule peut être comprise en la rapportant à celle de

tout phénomène physique au zéro absolu, température à laquelle le mouvement

désordonné des particules n’a plus d’effet sur les phénomènes physiques. L’organisme est

donc, pour Schrödinger, une sorte de pur mécanisme tirant son déploiement ordonné de

47 « Nous faisons face, en biologie, à une situation entièrement différente. Un unique groupe d’atomes, existant en un seul exemplaire, produit des événements ordonnés, merveilleusement agencés entre eux et avec l’environnement, selon les lois les plus subtiles. (…) nous sommes ici de toute évidence face à des événements dont le déploiement régulier et fiable (lawful) est guidé par un “mécanisme” tout à fait différent du “mécanisme probabiliste” de la physique. » SCHRÖDINGER, Erwin, What is life?, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 [1944], p. 79, nous traduisons.

48 « Il apparaît qu’il existe deux mécanismes différents par lesquels des événements ordonnés peuvent être produits : le “mécanisme statistique”, qui produit « l’ordre à partir du désordre », et le nouveau, qui produit “l’ordre à partir de l’ordre”. » Ibid., p. 80, nous traduisons.

Page 287: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

286

l’ordre d’un très petit groupe d’atomes, qui conserve son ordre, car il se comporte aux

températures normales de la vie comme s’il était au zéro absolu. Que le code de

l’information chromosomique soit une molécule obéissant aux lois de la physique

quantique et non à la physique statistique permet également à Schrödinger de proposer un

mécanisme d’explication des mutations, celles-ci étant comprises comme des sauts

quantiques d’un atome de la molécule, saut qui peuvent ainsi être très localisés et préserver

la structure d’ensemble. Ainsi s’expliqueraient à la fois la stabilité et la capacité d’évolution

du génome.

Ce brillant essai est donc un premier exemple particulièrement clair, quoiqu’écrit par

un physicien, de ce que l’on peut appeler avec Ruyer la conception laplacienne de la

génétique : l’idée que la connaissance point par point de la structure des chromosomes

permettrait à un esprit omniscient de calculer, de prévoir le développement complet et la

forme achevée de l’organisme. Le travail sur la manière dont une information ordonnée est

transmise de l’ADN à la cellule donnera naissance une quinzaine d’années après ce texte au

« dogme central de la biologie moléculaire ». C’est en effet par cette expression devenue

célèbre que Francis Crick désigna en 1958 l’hypothèse fondatrice d’un flux unidirectionnel

d’information de l’ADN à l’organisme :

Le Dogme Central. Il établit qu’une fois que « l’information » a été transformée en protéine,

elle ne peut plus se diffuser à nouveau. Plus précisément, le transfert d’information d’acide

nucléique à acide nucléique, ou d’acide nucléique à protéine peut être possible, mais le

transfert de protéine à protéine, ou de protéine à acide nucléique est impossible. Information

renvoie ici à une séquence précisément déterminée, de bases dans l’acide nucléique ou d’acides

aminés dans la protéine.49

Le principe énoncé par Schrödinger, celui de « l’ordre à partir de l’ordre », est donc

au centre de la biologie moléculaire du XXème siècle, qui se construira progressivement

autour du dogme central puis de la métaphore du « programme génétique ». Or, ce que

nous voudrions montrer ici, c’est que Ruyer admet ce principe qui lui paraît indiscutable,

49 CRICK, Francis H., « On protein synthesis », Symposia of the Society for Experimental Biology, vol. 12, 1958, p. 153, nous traduisons, nous soulignons.

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287

tout en rejetant la version matérialiste qu’en donnent Schrödinger et les généticiens. C’est

ainsi qu’il va être conduit, comme dans sa lecture des travaux cybernétiques, à chercher

hors du monde physique la source de l’ordre qui s’observe dans le vivant. On peut pour bien

le comprendre faire un dernier détour par l’essai de Schrödinger dont Ruyer retient un

autre concept, celui de la « néguentropie » du vivant.

❖ Le paradoxe de Schrödinger et l’entropie

Le finalisme de Ruyer peut en effet être rapporté à la lecture partielle qu’il fait de

Schrödinger : il retient le principe de l’ordre à partir de l’ordre, mais pas son explication

du caractère « néguentropique » du vivant. En effet, comme les deux auteurs ne manquent

pas de le souligner, le monde physique est gouverné par la seconde loi de la

thermodynamique, qui stipule que tout système fermé tend vers un niveau de désordre

maximal : c’est l’accroissement d’entropie. Pourtant, les organismes vivants semblent

défier cette loi, puisqu’ils suivent un développement qui accroît considérablement l’ordre

de leur organisation, et maintiennent ensuite cet état hautement ordonné tout au long de

leur vie. Cette capacité à lutter contre l’entropie est interprétée par Ruyer de façon

vitaliste, comme le signe que l’organisme est traversé par un « courant d’ordre »50 d’origine

extra-naturelle, qui lutte contre l’entropie : la conscience primaire en participation avec le

thème spécifique. Pourtant, comme le montrait déjà Schrödinger dans Qu’est-ce que la vie ?

il n’y a aucune contradiction physique à ce que les vivants maintiennent un état ordonné :

la seconde loi de la thermodynamique ne vaut que pour des systèmes isolés, qui ne

pourraient recevoir de l’extérieur l’énergie nécessaire au maintien ou à la modification de

leur ordre. Or, ce n’est pas le cas des vivants : l’organisme, comme la biosphère tout entière,

est un système ouvert, et les vivants ne maintiennent leur organisation complexe qu’au

prix d’une consommation constante d’énergie, et particulièrement d’énergie sous une

forme déjà ordonnée : celle des autres vivants qu’ils consomment. Le « paradoxe de

Schrödinger » n’est donc en rien une contradiction dans le système de la physique, qui

obligerait à faire intervenir des forces vitales spéciales.

50 L’expression est reprise de Schrödinger. RUYER, NF, p. 189.

Page 289: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

288

Ruyer pense toutefois y déceler une double contradiction : premièrement,

Schrödinger, en admettant que le niveau pertinent pour traiter de l’information génétique

est le niveau quantique, reconnaîtrait implicitement que celle-ci échappe à tout mécanisme

physique et qu’il faut faire appel à une dynamique finaliste et psycho-biologique, puisque

celle-ci est pour Ruyer la seule interprétation valable de la physique quantique. Ensuite, il

y aurait chez Schrödinger une inversion du rapport entre l’organisme et la molécule : si

l’organisme a besoin pour conserver son ordre de se nourrir d’« entropie négative » en

consommant d’autres vivants, c’est bien que le courant d’ordre va en partie de l’organisme

à la molécule, et non seulement de la molécule à l’organisme.51 Cette lecture de Schrödinger

l’amène donc au principe suivant : il y a nécessairement un ordre primaire dont

l’organisme vivant tire son ordre, mais cet ordre ne peut être trouvé dans l’espace-temps

physique.

La tentative de Schrödinger montre clairement l’erreur du néo-matérialisme, et la nécessité

d’accepter franchement le néo-finalisme. L’ordre vraiment primitif ne peut être fondé que

sur une activité essentiellement normative, du même type que l’activité psycho-biologique,

et telle que nous avons essayé de la définir en décrivant les domaines de survol absolu où

une transversale métaphysique domine la forme en lui donnant un sens. L’ordre purement

matériel, et la persistance brute d’un ordre matériel (au sens substantialiste du mot), sont

des phénomènes seconds relativement à l’ordre primaire.52

La source de l’ordre ou de l’information ne pouvant être physique, elle est

nécessairement à situer dans un domaine « trans-spatial », le domaine des thèmes et des

essences, qui jouent finalement le même rôle que le cristal apériodique de Schrödinger,

mais en laissant à l’organisme une marge de manœuvre dans la réalisation de cet ordre qui

explique la plasticité du vivant. On voit ainsi comment Ruyer est conduit à la fois par le

principe de « l’ordre à partir de l’ordre » et par le rejet de toute origine matérielle de l’ordre

51 Ibid.

52 Ibid.

Page 290: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

289

à admettre le « verticalisme » qui donne à sa philosophie un tour platonicien et le détourne

définitivement du néo-matérialisme.53

2.3 L’origine mixte de l’information

L’origine de l’ordre dans le vivant n’est donc pas compréhensible pour Ruyer sans

appel à un domaine trans-spatial de « thèmes » ou « potentiels », qui constitue un étage de

réalité intermédiaire entre la nature observable et Dieu. C’est dans ce Logos universel que

puisent les inventeurs humains aussi bien que les consciences organiques qui inventent de

nouvelles espèces. Le pas essentiel qui ouvre la voie à la science nouvelle est de chercher

les solutions en dehors du mécanisme, dans un néo-finalisme qui est en même temps un

« Platonisme biologique ». 54 Mais il faut souligner chez Ruyer le souci récurrent de

tempérer son platonisme : il insiste fréquemment sur le fait que le domaine du trans-spatial

n’est pas le « ciel des Idées » d’un platonisme naïf, et cherche à la fois à revendiquer son

saut hors de l’espace-temps vers les hypothèses métaphysiques et à le rendre plus

raisonnable qu’il ne paraît à première vue.

Ce « platonisme bien tempéré » est obtenu d’une part en montrant l’absurdité d’un

platonisme naïf et caricatural, et d’autre part en insistant sur le rôle joué par les lois

physiques dans l’explication du monde. Un texte essentiel à cet égard est le chapitre VIII

de La cybernétique et l’origine de l’information, intitulé « L’origine mixte de l’information ».

Ruyer y reconnaît les dangers et les caricatures auquel est soumise sa thèse : « Il serait

53 Comme nous l’avons déjà vu (au chap. 4), Ruyer donne des particules quantiques une interprétation psycho-biologique, que l’on pourrait également appeler hylozoïste. Ce n’est donc pas le caractère quantique des phénomènes vivants que Ruyer conteste chez Schrödinger, mais l’interprétation qu’il donne de cette nature quantique : elle devrait le conduire à dépasser la réduction du biologique au physique, et non à la justifier. Notons au passage que l’existence même d’effets quantiques significatifs au plan biologique au niveau des molécules d’ADN a été globalement exclue du paradigme biologique de la fin du XXème siècle. Elle fait à nouveau l’objet d’études et de vifs débats dans le champ récent de la « biologie quantique » (quantum biology), mais les découvertes de ce nouveau champ sont tout à fait localisées (dans les mécanismes de la photosynthèse ou du système de navigation des oiseaux notamment.). Elles ne fournissent pas une explication d’ensemble du développement ou de l’hérédité, qui se jouent essentiellement à l’échelle des explications classiques. Voir par ex. LAMBERT, Neill et alii, « Quantum biology », Nature Physics, vol. 9, no 1, 2013, p. 10‑18.

54 RUYER, NF, p. 258.

Page 291: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

290

ridicule de dire que l’inventeur de la bicyclette a été guidé, comme le jeune esclave du

Ménon, par l’intuition-souvenir d’un Type idéal, contrôlant ses efforts comme son radar

contrôle un canon de D.C.A. à pointage automatique. »55 L’essence transcendante de la

bicyclette n’existe pas, mais l’invention de la bicyclette est le fruit de la rencontre entre

une intention consciente, celle de se déplacer de façon rapide et légère, et des lois

physiques de notre monde, qui imposent la forme circulaire des roues, l’emploi de

matériaux solides et d’une forme résistante, etc. La conscience ruyérienne n’est pas

actualisation tout puissante des essences auxquelles elle a accès, mais canalisation des lois

physiques pour servir à cette actualisation. C’est là « l’origine mixte de l’information », que

Ruyer illustre par l’exemple de la conquête spatiale :

Des fusées réelles sont déjà construites. Les effets de la surpesanteur et de l’impesanteur

ont été essayés sur des animaux. D’autre part, la mécanique céleste est capable de décrire

d’avance, avec précision, les trajectoires avantageuses pour un but donné, parmi les

trajectoires possibles. Mais c’est une foi, une intention d’ordre spirituel et trans-physique,

qui unifie toutes ces techniques partielles, pour les diriger vers la réalisation. (…) Les formes

organiques sont déjà le résultat d’un mixte de foi ou d’intentions axiologiques, conjuguées

avec une canalisation technique des lois physiques macroscopiques.56

Cet exemple de technique humaine avancée paraît transposable pour Ruyer à toute

« in-formation » au sens d’apparition de forme, et donc au vivant : la vie est elle-même un

mixte de « foi » directrice consciente et de mécanismes subordonnés. La finesse et la

coordination exemplaire observée dans l’organisme lui paraissent encore une fois exclure

a priori toute explication matérialiste, et il faut admettre une conscience directrice qui soit

la force unifiante et directrice de ces mécanismes, après d’ailleurs en avoir été la force

inventrice et formatrice.57 Notons une fois encore qu’il n’y a pas pour autant parallélisme

55 RUYER, COI, p. 179.

56 Ibid., p. 182 et 187.

57 Ces passages qui évoquent l’idée d’une « foi » se réalisant en tournant les lois de la matière évoquent nettement l’élan vital de Bergson, et s’articulent difficilement avec le mépris affiché par Ruyer à l’encontre de cette idée. C’est qu’en creusant le problème de la visée d’un thème trans-spatial, Ruyer s’éloigne de son projet initial : une philosophie de la forme se possédant elle-même, auto-organisatrice, et non informée du dehors.

Page 292: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

291

strict entre le niveau mécanique et le niveau conscient, parallélisme qui permettrait une

séparation des ordres entre métaphysique monadologique et physique mécaniste, comme

c’était le cas chez Leibniz. Chez Ruyer, la métaphysique s’immisce dans la physique, elle est

exigée par les lacunes de l’explication physique qu’elle vient combler. C’est pourquoi

l’articulation de la conscience et des lois physiques qu’elle se subordonne revient malgré

tout à accorder l’essentiel du pouvoir explicatif à cette conscience, et Ruyer fait finalement

de l’origine mixte de la conscience, non pas la confrontation de la conscience et du monde

physique, mais le fruit d’un double rôle de la conscience :

On saisit en même temps le double rôle indispensable de la conscience. Elle est, d’une part,

une intention et une foi, prolongeant l’intention et la foi qui animent tous les organismes

vivants. Les hommes envahiront les planètes du système solaire, poussés par la même foi

qui anime le lichen envahissant un vieux mur. Elle est d’autre part survol absolu, c’est-à-

dire connaissance unitaire des domaines où règnent des lois physiques statistiques. Par

suite, elle est capable de saisir d’avance pour les canaliser, les effets inévitables de ces lois

au lieu de les subir.58

On retrouve la résolution par le dédoublement de la conscience, mais d’une manière

qui ne recoupe pas la première (« connaissance et force liante ») : non seulement elle est à

la fois visée intentionnelle d’un thème et forme en survol absolu, mais le survol absolu lui-

même devient une forme de connaissance, connaissance de son propre domaine et des lois

physiques à canaliser pour son organisation. La conscience doit être à la fois connaissance

des idéaux, connaissance de son domaine et connaissance des lois physiques, pour pouvoir

être force de liaison. L’exemple de l’aéronautique spatiale ne nous surprend dès lors plus :

le modèle de la conscience organique, du « savoir cellulaire » qui fait un organisme à partir

d’un œuf, c’est la conscience d’un ingénieur de la NASA doué de foi dans un projet

représenté et de connaissances théoriques et pratiques des lois de la nature et de

l’ingénierie. La problématique de l’information, traitée de façon extensive dans les

confrontations avec la cybernétique, met au jour le glissement progressif de la conscience

ruyérienne, glissement logique plus que chronologique, car il apparaît au fil de toutes les

grandes œuvres : le modèle de la conscience « force de liaisons », modèle vraiment moniste

58 RUYER, COI, p. 184.

Page 293: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

292

et immanentiste, se transforme au fil des faits à expliquer en une conscience douée de

connaissances, risquant le retour au « mauvais panpsychisme » dont le philosophie

entendait pourtant se garder.

Ruyer émet à l’occasion de ce chapitre une critique de la « métaphore peu heureuse »

de Bergson, celle du « courant de conscience lancé à travers la matière ».59 Mais cela signale

sa proximité avec les hypothèses de L’Évolution créatrice, en même temps que ce qui l’en

distingue. Chez Bergson le courant de conscience de l’élan vital ne peut produire la vie

qu’en se jouant de la matière, en en contournant les résistances, tout en étant forcé d’en

tenir compte. La vie est une lutte de la conscience pour dominer habilement les résistances

de la matière. Or, Ruyer est très proche de cette position lorsqu’il expose son « origine

mixte de l’information » : la conscience ruyérienne en effet n’informe la matière qu’en

tenant compte et en dominant les lois physiques, tout comme l’homme ne construit des

bicyclettes, des théières ou des astronefs qu’à l’aide de sa connaissance (théorique ou

empirique) des régularités du monde physique. Certes, comme Ruyer le souligne ici et

ailleurs, « la matière » informée n’existe pas comme hulè préexistante et sans forme, elle

n’est que la multitude des individus conscients qui, à partir d’une certaine masse,

produisent des effets de foule réguliers dont la physique classique nous donne les lois. Mais

il n’y a pas là de rupture essentielle avec la tentative bergsonienne d’une « genèse idéale

de la matière » à partir de la conscience retombée au sommeil de l’inconscience : Ruyer

cherche surtout à donner un contenu déterminé à ce qui lui paraît n’être chez Bergson que

des métaphores aux contours flous.60 Ce faisant, il opère toutefois une rupture importante

en admettant à regret un dualisme, non de l’esprit et de la matière, mais de l’agent et de

l’idéal.

59 Ibid., p. 180‑181.

60 « Même Bergson (…) garde un dualisme au fond platonisant, quand, dans une métaphore d’ailleurs peu heureuse, il parle d’un “courant de conscience lancé à travers la matière”. La matière ne représente qu’une notion vague, et la conscience n’est pas un courant. Elle est ce qui survole et encadre les mécanismes auxiliaires qu’elle monte et agence de manière à les forcer de fonctionner selon sa propre direction axiologique. Mais il y a bien en effet, dans toute information, une sorte de rencontre entre un thème conscient et des lois physiques domestiquées. » Ibid.

Page 294: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

293

Ce dualisme persistant est justifié, comme nous allons le voir, par l’analyse que Ruyer

donne de la mémoire, car l’idéal est de nature mnémique, et la visée thématique est

ultimement réminiscence. Les faits de mémoire comme les faits biologiques obligent pour

le philosophe au maintien d’une forme de platonisme : après avoir abandonné « presque

tout » de la théorie platonicienne « pour la rendre viable », « lorsqu’on a renoncé à croire

expliquer l’information par des formes toutes faites dans un monde transcendant, on

s’aperçoit néanmoins que quelque chose d’essentiel doit en être gardé, à savoir un certain

dualisme entre les valeurs ou les sens entrevus par l’agent et les lois du monde physique

que cet agent canalise dans la direction de cette valeur ou de ce sens. » Le réalisme des

valeurs est la vérité du platonisme, valable pour tout ce qui vit puisque la vie est par nature

axiologique. L’impossibilité pour Ruyer de penser une norme autrement que comme entité

transcendante est la clef de son dualisme : la vie obéit évidemment à des normes, mais chez

lui ces normes ne peuvent être tirées de la pression du milieu, des besoins corporels

objectifs et des réquisits physiques de la vie : elles sont nécessairement d’un autre ordre.

Le platonisme de Ruyer va plus loin encore, puisqu’il réhabilite non seulement la

notion d’essence, mais celle de la connaissance comme réminiscence, et identifie les

« potentiels » trans—spatiaux à des mémoires collectives.

3. Du thème à la mémoire de l’espèce

3.1 La mémoire selon Ellenberger

La mémoire est à la fois la voie d’accès privilégiée au trans-spatial, dans l’expérience

subjective de la remémoration, et la nature même des thèmes organiques trans-spatiaux,

qui doivent être considérés comme une « mémoire de l’espèce ». Ruyer utilise ici comme

ailleurs la méthode de « l’observation non prévenue », les faits contenant en eux-mêmes

leur interprétation. Une juste observation de l’expérience du souvenir permet pour Ruyer

de constater la vérité de la réminiscence platonicienne, car la mémoire nous donne

l’expérience de la « participation » et même de la « possession » par un souvenir.

Le type « hirondelle » ou le type « homme », les essences ou les valeurs en leur statut

intemporel, ne peuvent certes être imaginés comme des Idées, trônant dans l’Empyrée et

Page 295: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

294

contemplées avec admiration par des êtres qui s’efforcent de les imiter. Mais l’observation

soignée des faits de mémoire et des modes vrais de la réminiscence permet de donner une

signification et une valeur positive au vieux rapprochement platonicien de l’invention et de

la mémoire.61

Cette « observation soignée des faits de mémoire », il ne la fait pas lui-même. Il

l’emprunte à une source étonnante, mais essentielle pour toute sa philosophie : les travaux

sur la mémoire d’un jeune géologue, fréquenté comme Étienne Wolff en captivité à l’Oflag

XVII-A, François Ellenberger (1915-2000).62 Celui-ci se livre durant ses 5 ans

d’emprisonnement à une série d’observations introspectives sur le fonctionnement de la

mémoire qui a fasciné Ruyer, tant par la rigueur acharnée avec laquelle ces observations

étaient menées que par les résultats qu’Ellenberger en a tirés. L’ignorance de ce dernier en

psychologie comme sa qualité de géologue sont pour Ruyer des atouts et non des obstacles

à ce travail, conformément à son habitude de confiance dans l’esprit sans préjugé de

l’amateur sincère. Il vaut la peine de citer presque toute la page dans laquelle Ruyer relate

les conditions de réalisation de ces observations (à l’occasion de sa recension du livre qu’en

tirera Ellenberger, Le mystère de la mémoire).63

Géologue, Ellenberger se trouvait préparé à connaître tout le prix de l’observation

consciencieuse, car, en géologie, des observations bien faites sont presque tout. Lorsque l’on

dispose de coupes géologiques vraiment précises, l’hypothèse naît comme d’elle-même. (…)

Or, il se trouve que, tourmenté, anxieux par tempérament, Ellenberger était capable de

tourner toute la puissance d’observation scientifique qu’il possédait vers la découverte de

61 RUYER, NF, p. 147.

62 Ce dernier a évoqué cette expérience dans ELLENBERGER, François, « Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer », in VAX, Louis et WUNENBURGER, Jean-Jacques, Raymond Ruyer. De la science à la théologie, Paris, Kimé, 1995, p. 323‑333.

63 ELLENBERGER, François, Le Mystère de la mémoire. L’intemporel psychologique, Genève, Éditions du Mont-Blanc, 1947. Ellenberger retournera après sa captivité à une brillante carrière de géologue et d’historien de la géologie, mais ne poussera pas plus loin ces observations de jeunesse sur la mémoire, qui sombreront dans l’oubli. Ruyer les cite fréquemment, mais c’est dans sa recension de l’ouvrage qu’il est le plus complet : RUYER, Raymond, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 139, Presses Universitaires de France, 1949, p. 72‑79. Pour une synthèse de l’ouvrage, voir VAX, Louis, « Une clé de la philosophie de Ruyer : Le mystère de la mémoire de F. Ellenberger », in VAX, Louis et WUNENBURGER, Jean-Jacques, Raymond Ruyer. De la science à la théologie, Paris, Kimé, 1995, p. 169‑193.

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295

la réalité intérieure. Enfin, et c’est peut-être le facteur le plus favorable de tous, Ellenberger

était, au départ, absolument ignorant des théories et du vocabulaire philosophiques et

psychologiques, et sans aucune idée préconçue. (…) Nous-même, occupé à des études sur

l’interprétation psychologique de la biologie, nous n’avions ni l’intention, ni la possibilité,

d’influencer en quoi que ce soit la marche de ses observations. Notre rôle s’est borné à

encourager Ellenberger, devant le caractère souvent étrange et paradoxal des résultats

obtenus. Pendant des mois, et sans aucune idée préconçue, Ellenberger a noté, en

remplissant plusieurs gros cahiers, des rêves et des observations diverses, au prix d’efforts

héroïques pour retrouver les « suites » les plus longues possible (ce qui est capital), et pour

les décrire fidèlement, sans les intellectualiser (ce qui est fort difficile). En outre, une foule

d’autres observations ont porté sur des réminiscences, des remémorations dirigées, des

visions hypnagogiques, etc. (…) Les notions les plus importantes sont exprimées par des

métaphores soigneusement choisies.64

Ruyer ne se soucie pas des problèmes que pose une psychologie purement

introspective, qui plus est menée sur lui-même par un seul individu – un individu

« tourmenté et anxieux » dont les observations ont été obtenues « au pris parfois d’une

dangereuse fatigue »65, et dans les conditions bien particulières de la captivité de guerre.

Au contraire, le fait d’accumuler une masse d’observations puis d’en tirer l’hypothèse qui

« naît comme d’elle-même » lui paraît parfaitement représentatif des « méthodes

habituelles en sciences naturelles »66, conformément à l’image qu’il se fait de la science. On

relève dans ce texte, comme auparavant à propos de Butler par exemple, la confiance de

Ruyer dans l’observation « non prévenue », non déformée par des théories préalables, et

par là son adhésion à une forme de réalisme naïf. En effet, comme on va le voir, ces

« données immédiates de la conscience » ne nous renseignent pas seulement sur la

conscience elle-même, mais bien sur la réalité de ce qui est expérimenté dans la conscience,

et ici dans la mémoire. Cette confiance est redoublée lorsque les observations sont contre-

intuitives, paradoxales ou provocantes, pour la même raison : le fait qu’elles heurtent

64 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 73.

65 Ibid.

66 Ibid., p. 75.

Page 297: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

296

l’opinion reçue ou le paradigme scientifique en vigueur est un signe suffisant de leur

valeur, puisqu’elles témoignent nécessairement de l’absence de soumission de

l’observateur à ces présupposés dominants. Ainsi les observations d’Ellenberger, faites sans

idée préconçue, « n’aboutissent pas à des théories rationnellement satisfaisantes, mais à

des paradoxes, ce qui est un excellent signe de la profondeur et de la sincérité de

l’observation, car lorsque le résultat final est parfaitement satisfaisant pour la raison

commune, c’est en général que l’on a trouvé surtout ce que l’on avait envie de trouver. »67

❖ Lois et paradoxes de la mémoire

S’il est impossible de restituer dans leur précision et leur diversité les observations

d’Ellenberger, nous pouvons retenir ce qui paraît essentiel à Ruyer : la mémoire est

l’expérience d’une « conscience autre intemporelle ». En effet, dans le souvenir comme

dans l’imagination, la conscience éprouve le sentiment d’échapper à l’actuel pour accéder

à une autre dimension de l’expérience, non soumise aux lois ordinaires de l’espace et du

temps, dimension qu’Ellenberger nomme « l’intemporel ». Cependant, observe-t-il,

l’intemporel n’est pas expérimenté comme un monde d’objets mentaux livré au regard de

la conscience : l’intemporel a sa puissance propre et s’impose à la conscience, il la possède

plus qu’il n’est contrôlé ou exploré par elle. Le souvenir est ainsi vécu d’abord sous la forme

de la « procuration » :

Dans la procuration, pour atteindre la donnée transcendante à l’actuel, le « je » délègue ses

pouvoirs à un « autre-je » situé, lui aussi, dans l’intemporel. La procuration est donc

l’expérience d’une véritable multiplicité subjective. Le souvenir implique une participation

à une conscience-autre, qui n’est pourtant ni une conscience-tu, ni une conscience-il, mais

encore une conscience- je, il n’est pas une reproduction.68

Lorsque le « je » est entièrement absorbé dans le souvenir ou l’image mentale (« l’être

intemporel »), l’expérience est celle de la fascination. Lorsque l’autre-conscience envahit

ma conscience actuelle en faisant sentir sa présence, mais sans révéler son contenu

67 Ibid., p. 76.

68 Ibid., p. 74.

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représentatif, c’est la « larve » ou « présence larvaire » : je sens la présence impérieuse du

souvenir sans en avoir le contenu. C’est cette dernière expérience surtout qui intéresse

Ruyer. « La larve, c’est la conscience autre, intemporelle, qui envahit la conscience actuelle

sans apporter avec elle son propre sens. (…) elle est cause d’angoisse, elle manifeste à son

maximum le caractère de possession du phénomène mnémique ».69 Il s’agit de l’expérience

d’un souvenir dont on ressent la présence, évoquée peut-être par tel ou tel événement,

mais que l’on ne parvient pas à se remémorer. L’exemple le plus trivial, souvent cité par

Ruyer, en est celui du nom de quelqu’un que l’on a « sur le bout de la langue », sans parvenir

à se le rappeler.

L’expérience unique qui nous est donnée dans la mémoire est, pour résumer

l’essentiel, celle de la possession incontrôlée de mon « je » par quelque chose qui est à la

fois « je » et « autre ». « Se souvenir, c’est participer à une autre conscience, et pourtant

« l’autre-conscience-je » est une expression absurde ».70 L’expression « autre-je » est

contradictoire, mais elle est la seule désignation appropriée pour cette expérience de

« possession » qui est bien vécue en première personne, d’abord dans le « je » actuel qui est

envahi par le « je » du souvenir : je revis le souvenir en première personne et en tant que

« je », tout en continuant d’exister plus ou moins consciemment dans l’actuel. Proust

narrateur revit bien en première personne le thé chez la tante Léonie, ou les couchers de

soleil impressionnistes de Balbec : ce ne sont pas de simples images regardées de

l’extérieur. La conscience dans laquelle il s’absorbe, celle du « jeune Proust à Balbec » par

exemple, est une subjectivité, qui est à la fois la sienne et celle d’un autre.

Ellenberger lui-même paraît donner de ces descriptions introspectives une

interprétation réaliste, « l’intemporel » étant conçu comme un domaine de réalité prenant

réellement possession des consciences individuelles. Ruyer reprendra et renforcera cette

interprétation réaliste, en insistant sur deux points. D’abord, le souvenir est (relativement)

indépendant de la volonté, il s’impose souvent à la conscience malgré elle, et il a son

dynamisme et ses lois spécifiques. Ensuite, ce dynamisme est de nature thématique : c’est

69 Ibid.

70 Ibid., p. 76.

Page 299: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

298

en raison de leur sens que les éléments du rêve ou du souvenir se mêlent et s’évoquent les

uns les autres, et non en raison de forces physiques par lesquelles ils se « causeraient »

comme une boule de billard cause le mouvement d’une autre.71

Comme souvent chez Ruyer, ce qui est indépendant de la conscience actuelle va donc

être interprété comme existant de manière absolue, indépendante et intemporelle :

« l’intemporel » n’est autre que le domaine du trans-spatial, la « sur-nature » indispensable

à l’explication de la nature. C’est ce qui explique la proximité entre la mémoire et

l’invention, souvent soulignée par Ruyer : la mémoire consiste à puiser dans un réservoir

plus individuel de thèmes-souvenirs, tandis que l’invention consiste à puiser dans un

réservoir commun à tous les hommes, voire à tout le vivant, de formes et de thèmes à

actualiser. Le platonisme est la seule explication possible du fait que je peux me remémorer

un nombre infini de fois le même souvenir, et que la même invention puisse apparaître

dans des consciences très éloignées les unes des autres, dans le temps, l’espace ou la

culture.72

De plus, le fait que les souvenirs soient liés « selon leur sens » signale la nature

psychique, donc non physico-chimique, de la mémoire. L’hypothèse matérialiste d’une telle

évocation explicable par le mode de stockage physique des souvenirs dans le cerveau, avec

regroupement et connexions neuronales selon les ressemblances, les catégories ou la

fréquence de l’évocation commune, n’est pas sérieusement envisagée par Ruyer.

L’hypothèse d’une mémoire stockée physiquement dans le cerveau était d’ailleurs la limite,

71 « Enfin, la causalité mnémique est elle-même de nature paradoxale. Elle diffère, d’une part, de l’ordre de la causalité, de l’action, et de la compréhension spirituelle, et, d’autre part, elle diffère de la causalité d’ordre physique, car les thèmes mnémiques s’interpénètrent selon leur sens. Les thèmes mnémiques sont à la fois des êtres opaques et des êtres qui pourtant agissent les uns sur les autres selon leur signification et non pas par causalité « bord à bord ». » Ibid., p. 77. Ruyer donne aussi souvent en exemple la recherche d’un nom qu’on a oublié, et que l’on trouve après plusieurs essais : « J’ai sur la langue un nom propre qui me fuit. J’essaie différents noms : Moreau, Moret, Mairet. Je sens qu’aucun n’est bon. Puis je trouve, c’est Mercier. (…) Mais comment un gabarit absent peut-il être efficace ? Et surtout efficace pour se faire trouver lui-même ? (…) La reconnaissance implique une rétroaction sans contrôle actuel et qui pourtant fonctionne selon ce curieux contrôle-fantôme. » RUYER, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, op. cit., p. 36.

72 Voir notamment sur ce point : RUYER, EPB, p. 124 sq. ; NF, p. 145 sq.

Page 300: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

299

pour Ruyer, des analyses de Butler.73 Expliquer ces faits de mémoire par la science du

cerveau est en effet non seulement exclu, mais contraire au projet de Ruyer : celui-ci ne

vise pas l’extension à l’esprit humain des explications biologiques, mais bien plutôt

l’extension à la biologie des explications et descriptions psychologiques, ce qui est

particulièrement visible dans le cas de la mémoire. Le passage de l’un à l’autre est si naturel

pour lui qu’il conclut son article de recension du livre d’Ellenberger en résumant sa propre

philosophie de la vie pour montrer à quel point « les résultats d’Ellenberger cadrent à la

perfection » avec elle.74 La possibilité de décrire les phénomènes du vivant selon les mêmes

schémas thématiques et psychologiques lui apparaît comme la convergence naturelle de

deux esprits vers la vérité. On peut également y voir l’influence déterminante des

observations d’Ellenberger sur sa conception de la mémoire.75

3.2 De la mémoire humaine à la mémoire biologique

La tentation est grande de voir dans la fréquentation croisée, en captivité, d’Ellenberger

et de Wolff la source de la « psycho-biologie » ruyérienne. C’est vrai pour une part : celle-

ci est taillée pour penser les mystères de l’embryologie, dévoilés par l’un, à travers les

descriptions psychologiques de l’autre, et l’isomorphisme entre les deux paraît à Ruyer

receler la clef du mystère du vivant. « Les expériences de l’embryologie expérimentale,

écrit-il, sont la contrepartie exacte des observations psychologiques d’Ellenberger. »76

73 Voir notre chap.4, § 2.3

74 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 77.

75 « Nous voudrions, pour finir, montrer que l’analyse des phénomènes biologiques, dégagée des préjugés « physico-chimistes » et matérialistes, sans permettre la rationalisation des faits de mémoire psychique, permet du moins d’étendre les paradoxes de telle sorte qu’ils apparaissent comme des faits absolument généraux. Que peut-on faire d’autre ? La physique progresse de la même façon. » Ibid. Cette notation sur la physique permet de se représenter une fois de plus la conception extrêmement minimaliste que se fait Ruyer de la méthode de l’enquête scientifique : Ruyer est tout sauf un épistémologue, et l’activité scientifique se réduit pour lui à l’accumulation d’observations, suivie d’un effort d’interprétation générale qui est en fait proprement philosophique (et dans lequel les savants se trompent régulièrement).

76 RUYER, « Nature du Psychique », art. cit., p. 52. Voir p.52-53 pour une longue description du développement de l’embryon et du comportement instinctif reprenant les concepts d’Ellenberger : présence larvaire, fascination, multiplicité des « je ».

Page 301: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

300

Il ne faut pas oublier toutefois que l’intérêt de Ruyer pour ces questions précède la

guerre et l’Oflag, et que l’attention qu’il porte à ces deux chercheurs est l’effet, et non la

cause, de son projet philosophique général, le projet d’une réconciliation moniste de la

structure physique, de la forme biologique et du thème psychologique. Il est clair

cependant que les « faits » découverts en captivité ne le quitteront jamais, et influenceront

durablement son approche de la biologie comme de la psychologie. Ce qui est encore

certain, c’est que, tirant profit de cette double fréquentation, Ruyer a tout de suite cherché

à faire coïncider embryologie, psychologie de la mémoire et réalisme axiologique. La

possibilité de décrire le développement de l’organisme de façon « thématique », comme s’il

était de l’ordre du sens et de la normativité et non de l’ordre des causes physiques, justifie

dès lors l’établissement d’un isomorphisme révélateur entre la vie et la conscience, et le

met sur la voie de sa conception de la « mémoire biologique ».77 Là encore, Ruyer se situe

dans la continuité de ses thèses d’avant-guerre, puisqu’il interprétait déjà en 1938 le

comportement de l’amibe à l’aide de concepts psychologiques78, mais ces thèses sont

reconfigurées dans un langage qui les tire vers le verticalisme des Formes-Idées. Toute la

difficulté reviendra alors à concilier l’idée de normes intemporelles et le caractère

mnémique (donc évolutif et historiquement constitué) de ces normes : c’est le paradoxal

platonisme évolutionniste de Ruyer.

L’idée que le vivant obéit à une mémoire n’est pas nouvelle, reconnaît-il lui-même, mais

elle s’est toujours heurtée à deux impasses :

77 Qu’Ellenberger et Wolff soient deux sources essentielles de sa philosophie est parfaitement reconnu par Ruyer, qui les cite tous deux dans l’avant-propos de son premier livre de maturité sur la question du vivant, les Elements de psycho-biologie : « Cet ouvrage a été réalisé en grande partie à l’Oflag XVII A, de l’hiver 1942 au printemps 1944. J’ai discuté longuement beaucoup des questions traitées ici avec des camarades biologistes ou philosophes, et il ne m’est pas facile de discerner la part qui leur revient dans l’élaboration de certaines de mes idées. M. F. Ellenberger (…) qui poursuivait des études extrêmement soignées et acharnées sur la mémoire et la causalité psychologique dans le rêve, études dont il m’exposait journellement les progrès, a inspiré, notamment, plusieurs paragraphes des chapitres sur l’actualisation, sur l’action et la causalité, etc. M. E. Wolff (…) par ses cours sur l’embryologie, l’hérédité, la tératologie, et aussi par des conversations particulières, a contribué à préciser beaucoup de mes idées sur le développement, l’individualité, l’actualisation. » RUYER, EPB, « Avant-propos », p. sans num.

78 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit.

Page 302: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

301

L’existence d’une mémoire biologique a été soupçonnée par une foule d’auteurs. C’est un

des thèmes de la psychologie romantique. Carus, en particulier, l’a exposé

remarquablement. Hering, Butler, les Lamarckiens Pauly, Cope et, récemment, Mac Dougall,

Sémon, Rignano, Piéron, Bleuler ont défendu l’hypothèse mnémiste. Mais cette hypothèse

ne pouvait mener à rien, parce que ses auteurs ne définissent qu’une pseudo-mémoire,

considérée comme une propriété du protoplasme, donc, comme une structure dans

l’espace-temps. Inversement, Bergson, qui, lui, dans l’ordre psychique, a reconnu le

caractère trans-spatial du souvenir pur, n’utilise pas cette mémoire pour comprendre les

faits biologiques et se contente, dans l’« Évolution créatrice », de métaphores comme celle

de « courant de conscience lancé à travers la matière » ou comme celle de « l’élan vital ».79

Tout en les renvoyant dos à dos, Ruyer est ici clairement plus proche de Bergson que

des « mnémistes », c’est-à-dire ceux qui pensent la mémoire comme une information codée

dans l’organisme (dans les gènes ou le protoplasme, dans le cerveau). Bergson n’a péché

que par manque d’audace ou de cohérence, puisqu’il aurait dû généraliser son spiritualisme

à l’ensemble du vivant, et renoncer à l’idée d’élan vital au profit de celle d’un réservoir

trans-spatial de formes, d’une mémoire psycho-biologique. La vie n’est pas seulement élan,

mais élan vers une norme visée. Cette généralisation est permise par la découverte de la

plasticité embryonnaire, qui là encore faisait défaut à Bergson :

Il est vrai que l’embryologie expérimentale est toute récente ; or, c’est dans ce domaine

surtout que s’impose le fait d’une mémoire qui n’est pas la propriété de l’organisme actuel, mais

qui s’empare, au contraire, de l’œuf ou de l’organisme, qui en prend possession, qui le fait

participer à son rythme et à sa puissance formative. La mémoire psychologique, si bien

décrite par Ellenberger, apparaît ainsi comme un cas particulier de cette mémoire

organisatrice.80

L’appel à une mémoire conservée dans une dimension à la fois « trans-spatiale » et

« intemporelle » peut également être interprété, relativement à Bergson, comme un moyen

79 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 77.

80 Ibid., p. 77‑78.

Page 303: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

302

d’échapper à la critique de la finalité de L’Évolution créatrice.81 Bergson y dénonçait le

finalisme comme une impossible action de l’avenir sur le présent : en rompant non

seulement avec l’espace, mais aussi avec le temps, Ruyer pense pouvoir contourner cette

critique. Avec l’idée de « mémoire biologique », c’est même l’action du passé (évolutif) sur

le présent qui s’expliquera en termes finalistes.

Une fois admise la nature mnémique de la vie biologique, l’idée d’évocation qui

remplace, comme nous l’avons vu, celle de cause dans les phénomènes organiques, prend

tout son sens, un sens qui n’a rien de métaphorique : « l’x qui est la base de l’individualité

organique est possédé par des thèmes mnémiques, évoqués d’une façon analogue à celle

dont une odeur, par exemple, évoque un souvenir conscient. »82 La réminiscence

proustienne en dit plus sur la nature profonde du développement embryonnaire que la

génétique et la biologie moléculaire.

Ce texte est par ailleurs une fois de plus révélateur des conditions de validité d’une

hypothèse chez Ruyer. Après avoir pointé comme signes de sa vérité l’ignorance de

l’observateur non-spécialiste et le caractère paradoxal de ses résultats, c’est enfin la

dimension totalisante de l’explication qui en indique la vérité : la thèse de la mémoire

biologique trans-spatiale est vraie, parce qu’elle permet d’expliquer à la fois et de façon

homogène le vivant et la conscience humaine, le souvenir et l’invention, ce que ne permet

pas la thèse d’une mémoire physique inscrite, par exemple, dans les gènes.83

La révolution que représentera la génétique et l’oubli dans lequel tombera le livre

d’Ellenberger sur la mémoire n’ont pas vraiment donné raison à cette prédiction finale de

Ruyer : « On voit se dessiner, en tout cas, dans ce domaine, les lignes d’une synthèse

81 BERGSON, L’évolution créatrice, op. cit., p. 44-46 notamment.

82 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 78.

83 « Disons donc ici que la conception d’une mémoire trans-spatiale en biologie et en psychologie permet de comprendre – fait inconcevable dans l’hypothèse de la mémoire comme propriété des actuels – l’analogie surprenante entre la mémoire et l’invention. La participation aux essences et aux valeurs, la possession par les essences qui permet l’invention est même, en réalité, le fait primitif, le thème mnémique ne représentant qu’une « substantialisation », une « individualisation » d’un système d’essences actualisé une première fois. » Ibid.

Page 304: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

303

scientifique et philosophique d’envergure. Lorsque cette synthèse sera réalisée, on

s’apercevra nettement de la portée capitale qu’ont les observations exceptionnellement

sincères et profondes d’Ellenberger. »84

3.3 Du thématisme au potentiel mnémique

Il reste à déterminer aussi précisément que possible ce qu’est vraiment l’entité que

Ruyer nomme « la vraie mémoire thématique », ou le « potentiel mnémique ». C’est en

réalité fort difficile, car il n’en donne jamais une définition stricte. L’approche du monde

des essences et des thèmes se fait chez Ruyer de deux manières indirectes. D’abord, en

montrant que le recours à ces thèmes est exigé par certains faits, qui ne peuvent être

expliqués à l’intérieur de l’espace-temps. C’est la voie positive, par laquelle Ruyer affirme

la nécessité de recourir au trans-spatial. Mais ces affirmations, toujours posées avec force

des Éléments jusqu’à L’Embryogenèse du monde, sont aussi souvent tempérées : Ruyer craint

de retomber dans l’idéalisme platonicien le plus caricatural, ou d’en être accusé. L’accès au

trans-spatial se fait donc également par voie négative, en disant ce que ne sont pas les thèmes

et les essences : ce ne sont pas des Idées trônant dans l’Empyrée, le trans-spatial n’est pas

un monde, il n’est pas hors de la nature, les essences sont sans pouvoir actualisateur, mais

doivent être actualisées par des consciences, etc. Comme il a cherché à identifier l’élément

de vérité de la monadologie en la débarrassant de ses caractères naïfs ou de ses excès, Ruyer

cherche l’élément de vérité du platonisme, tout en cherchant à le dépouiller de ses

dimensions mythiques. Nous pouvons toutefois tenter de délimiter les contours de ce que

Ruyer nomme le « potentiel mnémique ».

❖ Le potentiel mnémique

Le potentiel mnémique est l’entité trans-spatiale correspondant à une espèce

biologique, la forme qui est actualisée simultanément par tous les représentants vivants de

l’espèce. Dans les « étages » du trans-spatial évoqués par Ruyer, le potentiel mnémique est

à un niveau de généralité intermédiaire, entre la mémoire individuelle (mes souvenirs, que

84 Ibid., p. 79.

Page 305: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

304

moi seul peux actualiser) et les essences (les idées universelles, accessibles à tous les

esprits).85

Il est explicitement conçu à partir de l’expérience de la mémoire psychologique : il

joue dans le déploiement d’un organisme le rôle de « l’autre-je » dans le déploiement d’un

souvenir, tel qu’il est décrit par Ellenberger.86 La détermination des cellules dans le

développement embryonnaire est conçue comme la forme préliminaire du souvenir

psychologique. Elle est ainsi comparée au « désancrage » des souvenirs d’enfance de

Proust, non encore déployés, au moment de la perception du goût de la madeleine, ou à

Ingres cherchant la bonne composition d’un tableau.87

Le potentiel mnémique est ce qui fait d’un organisme (et de toute individu vrai) une

forme au sens propre, et ce n’est pas la moindre des difficultés de la philosophie

ruyérienne : toute en s’efforçant d’identifier la conscience à une forme dynamique dans

l’espace-temps, il est conduit à reconnaître en même temps qu’une forme n’est telle que

reliée au potentiel mnémique trans-spatial : une cellule vivante est une forme, parce qu’elle

est reliée avec l’organisme à la mémoire de l’espèce, mais la même cellule détachée par le

biologiste n’est plus qu’une apparence de forme : « séparée du thème, elle n’est plus une

vraie forme, elle n’en est plus qu’une photographie instantanée ».88

Toute forme authentique est dans le temps aussi bien que dans l’espace. Elle subsiste dans

le temps en traduisant un potentiel, par lui-même intemporel, dans l’espace.

85 RUYER, NF, p. 148‑149.

86 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 205.

87 RUYER, EM, p. 79. La double comparaison renvoie au double rôle du potentiel, à la fois mnémique et inventif. Voir aussi NF, p.84 : « Il est strictement impossible d’interpréter les faits mis en lumière par l’embryologie expérimentale : antériorité de la détermination sur la différenciation ; développement orstgemäss ou herkunftgemäss des greffons ; induction avec régulation, etc., par des modèles mécaniques ou dynamiques. Seul le « modèle psychologique » d’amorçage mnémique peut rendre compte des faits. Il n’y a aucune fantaisie à faire correspondre, à l’embryon observable, un domaine de conscience primaire, de même que l’on a fait spontanément correspondre une conscience à la tête ou au cerveau observables d’un être vivant. Un thème sensé, que les structures observables expriment mais n’épuisent pas, ne peut avoir d’autre genre d’existence que l’existence de type subjectif. »

88 Ibid., p. 70.

Page 306: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

305

L’embryogenèse est mnémique. Le potentiel est une mémoire. Le thème n’est pas une sorte

d’animation vitale, un souffle créateur recommençant en chaque être individuel le souffle

mythique de Yahvé sur Adam. Il n’y a pas d’entéléchie individualisante. Le souffle vital, c’est

la mémoire organique. Si souffle il y a, il s’agit plutôt de l’action d’un « souffleur de

théâtre », qui n’est autre que la mémoire de l’espèce.89

Comme le montre ce texte, ce qui définit ou au moins délimite la nature du potentiel

chez Ruyer, c’est sa fonction : une fois admise l’existence de formes subsistant dans le

temps et dans l’espace, mais d’une manière ne s’expliquant pas dans le temps et l’espace,

on doit admettre le potentiel comme « ce qui assure la subsistance de la forme »,

spatialement et temporellement. Ruyer, qui met si souvent l’accent sur la dimension de

l’espace et l’ubiquité de la forme, qui est en même temps en tout point de sa surface, insiste

ici sur le temps : c’est que la vie est par nature dynamique, elle n’est pas forme figée, mais

maintien et restauration permanente de la forme. À un instant t, la structure spatiale de

l’organisme peut bien être expliquée dans l’espace, par la structure de ses éléments. Mais

la permanence de la forme à travers les changements de la matière des éléments appelle,

chez Ruyer, un « intemporel » constamment actualisé dans le temps.90

Cet intemporel a la nature d’une signification, puisque la forme « traduit » le

potentiel dans le temps : le potentiel est indispensable et inerte comme la partition du

musicien, qui se réalise dans le temps grâce à l’actualisation par le musicien. Vivre, pour

Ruyer, c’est chanter la mélodie de sa forme organique. L’organisme est d’ailleurs

partiellement créateur, libre dans son interprétation, puisqu’il résiste aux perturbations

en trouvant de nouveaux moyens de réaliser sa forme. Mais il est aussi très largement un

interprète scrupuleux, et non un improvisateur ; il est pour l’essentiel guidé par la mémoire

spécifique qui explique le caractère à la fois répétitif et épigénétique (c’est-à-dire créateur)

du développement.

89 Ibid. Notons ici l’usage de la « double voie d’accès » : d’une part on pose la nécessité du potentiel pour rendre compte de la forme organique, d’autre part on en délimite la nature par la critique des autres propositions métaphysiques ou métaphoriques, naïves ou inadaptées.

90 Cette fonction de maintien dans l’existence, véritable création continuée individuelle, jouera un rôle essentiel dans la critique ruyérienne du darwinisme. Voir infra, § 3.1.

Page 307: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

306

Le potentiel mnémique joue donc chez Ruyer un double rôle informateur. Dans le

développement individuel, il joue le rôle de programme génétique spécifique, contenant

l’information qui guide l’embryogenèse. Dans l’évolution des espèces, il joue le rôle de

mémoire de l’espèce accumulant, sélectionnant et intégrant les modifications successives

– un rôle là encore dévolu au génome dans la théorie synthétique de l’évolution. Ce que

Ruyer a bien identifié ici, c’est la solidarité profonde qui unit le développement, l’hérédité

et l’évolution, mais leur explication conjointe par le potentiel mnémique pose de multiples

problèmes.

❖ L’énigme de la participation

Nous avons souligné plus haut que le potentiel ou thème était, d’après Ruyer,

« immobile », incapable d’effectuer sa propre actualisation, qu’il n’était qu’un guide

donnant au comportement ou au développement sa direction. Mais Ruyer fluctue quant à

la nature et au rôle exact du thème – ce qui montre une fois de plus qu’il ne s’agit pas tant

d’un concept clairement déterminé que d’un réquisit de l’explication, rendu nécessaire par

les coordonnées scientifiques et philosophiques du problème. Avec l’idée de potentiel

mnémique servant de réservoir d’information pour la morphogenèse, on passe déjà du

simple thème à un ensemble d’informations déterminées, destinées à être réalisées de

façon répétitive et régulière à chaque embryogenèse. Le potentiel mnémique joue le rôle

que la biologie du XXème siècle attribue au programme génétique. Dans certains textes et

notamment dans son dernier ouvrage, L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Ruyer

accorde de plus en plus de consistance au domaine des potentiels : d’idéal guidant l’effort

de l’embryon, le potentiel devient alors la cause principale et même l’être le plus réel,

l’organisme n’étant plus qu’un « pied-à-terre » par lequel le potentiel « passe » dans

l’actuel.

La mémoire n’est pas propriété des corps. Ce sont les corps ou c’est ce qui apparaît comme

« corps » qui est propriété d’une mémoire.

Il faut donc souligner que la mémoire-habitude n’est pas une propriété du support matériel

actuel auquel elle s’applique. Elle le forme, ce support, elle n’en dérive pas. Elle est un

potentiel, non un actuel. Elle est thème potentiel hors de l’espace, potentiel qui passe dans

l’espace en utilisant le petit domaine spatial qui lui sert de pied-à-terre permanent, mais

qui ne la contient pas, qui n’est qu’une base de départ, un premier champ d’application pour

Page 308: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

307

son déploiement complet. (…) Il est en permanence dans ce pied-à-terre, qu’il maintient

activement comme la flamme d’une veilleuse maintient en permanence la capacité

d’allumer tout le gaz d’une chaudière.91

Dans ce texte, c’est bien la mémoire qui est première et « forme » l’organisme : elle

est à la fois un potentiel et une force formatrice, elle est active et non seulement visée. Mais

comment le forme-t-elle ? Comment la puissance passe-t-elle à l’acte ? Ruyer, en

néoplatonicien, achoppe devant le mystère de la participation. Tout en affirmant que « la

participation est un phénomène tout à fait fondamental dans l’ordre de la vie et même,

nous le verrons, dans l’ordre cosmique et pour tous les êtres créés »92, il peine à décrire de

façon claire le mécanisme de cette participation, et même la nature de ce à quoi les êtres

participent – étant de plus entendu qu’une multiplicité de degrés d’individualités implique

une multiplicité de niveaux de « thèmes » participables, ce qui n’est pas sans compliquer

encore considérablement les choses. Une cellule d’un organisme est ainsi en participation

simultanée avec sa forme de cellule, celle de l’organe, celle de l’organisme, de la colonie…

et chaque molécule qui la compose est elle-même en participation avec un thème, et chaque

atome, et chaque particule… On trouvera donc des formules énigmatiques comme celle-ci,

qui ne permettent pas d’identifier le rôle précis de chaque élément :

L’être, après évocation d’une idée-thème, peut laisser l’idée, devenue par participation son

idée, agir en lui, se transformer en lui selon son sens, en devenant à son tour dans son « je »

actuel idéomoteur créatrice de sa forme organique et de son comportement instinctif,

répétitif et créateur à la fois.93

Cette tentative de formulation synthétique montre comment Ruyer tente de

redonner à l’action de la forme une dimension immanente qui la rapprocherait d’une

entéléchie, après avoir admis le détour par l’idée trans-spatiale : c’est seulement après

avoir fait sienne l’idée intemporelle par participation que l’individu actuel peut, non agir

véritablement, mais laisser agir en lui cette idée. Mais alors, que faire de l’effort

91 RUYER, EM, p. 75‑76.

92 Ibid., p. 97.

93 Ibid.

Page 309: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

308

d’actualisation de la part de l’individu qui était dans d’autres textes le caractère essentiel

de la participation, et son signe visible ?94

Le flottement terminologique de Ruyer, qui parle successivement de thème, de

potentiel mnémique, de Forme-Idée, de valeur axiologique, met en évidence la convergence

d’ontologies hétérogènes dont le potentiel est censé révéler l’élément de vérité et faire la

synthèse. Le potentiel est à la fois Idée platonicienne objet de réminiscence, forme

aristotélicienne organisant la matière dans le vivant et la connaissance dans l’esprit,

possible leibnizien situé dans l’entendement divin et loi de déploiement de multiples

monades, norme morale objective opposée au subjectivisme existentialiste, et thème

d’expression esthétique. Il est responsable à la fois des phénomènes étranges de la

mécanique quantique, de la structure des molécules, du développement embryonnaire et

de l’évolution des vivants, de la pensée abstraite et des normes morales, esthétiques ou

religieuses. Les multiples fonctions du potentiel expliquent sans doute la difficulté d’en

faire un concept bien défini : il est plutôt le nom de ce qu’on peut trouver d’isomorphe entre

ces différents domaines de réalité ou concepts philosophiques. La certitude de Ruyer que

tous ces problèmes ont une solution unique le conduit en fait à diviser sa solution elle-

même en fonction des problèmes, en insistant davantage sur tel ou tel aspect du thème, sur

l’action du potentiel ou sur l’effort du domaine absolu, sur la répétitivité ou la créativité du

processus. C’est notamment vrai du cas de la morphogenèse, qui intéresse particulièrement

notre étude : la participation du domaine absolu à la mémoire spécifique y doit expliquer à

la fois la rigidité du processus et sa souplesse, l’existence et l’inexistence d’auxiliaires

physico-chimiques, la dimension reproductrice et la dimension créatrice.

Pourquoi une conscience organique inventant sa propre forme se contenterait-elle

de répéter l’organisme typique de son espèce ? Pourquoi la vie n’est-elle pas un

foisonnement créatif sans aucune régularité observable, pourquoi chaque organisme ne

s’invente-t-il pas radicalement différent de tout autre ? Parce que l’épigenèse n’est pas

radicale et qu’il faut faire appel à un « savoir » qui guide le développement selon le type de

l’espèce, qui permet à un embryon d’éléphant de savoir ce qu’est la « bonne forme » à

94 Cf. supra, chap. 6, § 1.2

Page 310: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

309

réaliser pour un éléphant. Ce savoir pour Ruyer est de nature mnémique, et le

développement d’un vivant est quelque chose comme une réminiscence. L’identification

du thème avec une mémoire permet notamment à Ruyer de rendre compte à la fois du

caractère épigénétique du développement et de sa régularité. D’une part les faits

biologiques cités indiquent que le développement est un effort vers la réalisation d’un

thème, puisque l’embryon s’efforce autant que possible de le réaliser malgré les

interférences. D’autre part le caractère prévisible et répétitif du développement vient, non

pas de ce que l’embryon fonctionnerait comme une machine aveugle et condamnée à se

répéter, mais de ce que l’embryon « n’hésite pas », et que l’information nécessaire n’est pas

inventée de toute pièce à chaque génération : le thème qu’il réalise porte la mémoire de

l’espèce. L’absence d’hésitation, d’innovation inattendue ou de changement extravagant

dans le développement n’indique pas son caractère mécanique, mais montre au contraire

que l’embryon est comme l’acteur expérimenté, absorbé tout entier dans son jeu : « Il sait

son rôle par cœur, au point d’oublier qu’il joue son rôle et d’être en effet inconscient de

jouer un rôle difficile. »95 Ce genre de métaphore permet d’adapter l’explication aux

phénomènes les plus rigides, qui sont comparés à une récitation mécanique, comme aux

plus souples et adaptables, comparés à une improvisation. Dans tous les cas, le vivant est

incompréhensible sans l’appel à une mémoire à la fois psychologique et située hors de

l’espace-temps.

***

95 RUYER, EM, p. 38.

Page 311: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

310

Nous sommes ainsi conduits à la question des difficultés, voire des contradictions

internes de l’œuvre de Ruyer. A-t-il trahi son projet initial en doublant la forme absolue

d’un thème trans-spatial, l’a-t-il accompli ou en a-t-il simplement changé ? Peut-il

préserver l’inspiration de sa première identification du corps à la conscience tout en

identifiant la conscience à une mémoire trans-spatiale ? Il nous faut de plus interroger le

lien qui unit cette philosophie biologique de l’individu et de la norme aux considérations

morales et politiques de Ruyer, qui ne peuvent en être entièrement indépendantes. Peut-il

penser l’altérité et la société à partir de la distinction de l’individu et de la foule ?

L’identification des normes biologiques à des normes axiologiques n’est-elle pas un

dangereux confusionnisme ? Ces deux ensembles de questions formeront l’objet de notre

dernière partie.

Page 312: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

311

PARTIE IV

IDÉOLOGIE SCIENTIFIQUE ET IDÉOLOGIE POLITIQUE

Page 313: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

312

CHAPITRE 7 : LES DIFFICULTÉS DU NÉO-FINALISME

L’attention minutieuse de Ruyer à certains développements de la science est aussi

incontestable que sa tendance à sortir toujours plus, au fur et à mesure de son œuvre, du

champ de l’observable au profit du « verticalisme » métaphysique. La coexistence parfois

difficile de ces deux tendances interroge : fait-il de la science un usage purement

instrumental, à l’appui d’une philosophie qui romprait tout à fait avec les critères de la

vérité scientifique ? Cette philosophie parvient-elle à assurer sa propre cohérence, et à

réaliser son projet de réintégration de la conscience humaine dans la nature ? A-t-il vu juste

dans ses prédictions au sujet de l’avenir de la science, et de sa rupture qu’il estimait

inévitable avec le mécanisme ? En soulignant les difficultés de la philosophie de la vie de

Ruyer, nous ne cherchons pas à la condamner, mais à en relever des lignes de force parfois

contradictoires, qui conduisent Ruyer à de difficiles efforts de conciliation.

1. Ruyer entre néo-matérialisme et néo-finalisme

1.1 La porte refermée du néo-matérialisme

La biologie contemporaine a plutôt donné raison à Ruyer quant à sa critique de

certaines attitudes dogmatiques courantes chez les biologistes du milieu du XXème siècle

(mécanisme simpliste, génocentrisme, sélectionnisme et autres réductionnismes

excessifs), critiques qui sont aujourd’hui formulées par nombre de biologistes.1 On peut

dire notamment que la biologie du développement contemporaine, est de moins en moins

1 On peut citer par exemple Gilbert et Bard : « une théorie du développement ne peut être un sous-ensemble d'une théorie génétique parce qu'une grande partie du développement n'est pas dirigée par le génome. » GILBERT, Scott F. et BARD, Jonathan, « Formalizing Theories Of Development : A Fugue On The Orderliness Of Change », in MINELLI, A. et PRADEU, T. (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 139. L’idée de « programme génétique » fait aujourd’hui l’objet de critiques de plus en plus virulentes en biologie comme en philosophie des sciences, par exemple : KUPIEC, Jean-Jacques et SONIGO, Pierre, Ni Dieu ni gène. Pour une autre théorie de l’hérédité, Paris, Seuil, 2003. LONGO, Giuseppe et TENDÉRO, Pierre-Emmanuel, « L’incomplétude causale de la théorie du programme génétique en biologie moléculaire », in MIQUEL, Pierre-Antoine (dir.), Biologie du XXIe siècle : évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 185‑217. NOBLE, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome (The Music of Life. Biology beyond genes), op. cit., FOX KELLER, The Century of the Gene, op. cit.

Page 314: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

313

mécaniste au sens ruyérien, mais ce mécanisme (modèle du corps-machine,

préformationnisme génétique, sélectionnisme pur) est dépassé à l’intérieur d’un cadre

matérialiste et non vers un abandon du matérialisme. Ainsi émerge comme philosophie

sous-jacente à la biologie contemporaine un néomatérialisme qui admet une forme de

complexité irréductible du vivant. Un biologiste comme Stuart Newman, se revendiquant

d’un matérialisme puraliste et émergentiste, en donne la formule suivante :

[La] nature hybride des systèmes en développement, par la nature multi-

échelle (multiscale) de leur opération à toutes les phases de leur évolution, et par

l’empreinte, toujours croissante, de leur histoire passée, exclut la possibilité d’une théorie

unitaire ou d’un ensemble de lois du même type que celles qui s’appliquent à des systèmes

physiques à une seule échelle (monoscale) (par exemple la mécanique classique ou

quantique, ou la thermodynamique).2

Ruyer a raison lorsqu’il pointe non seulement les insuffisances des explications

disponibles à son époque, et leur remise en question par les phénomènes

d’équipotentialité, de plasticité phénotypique et cérébrale, ou de robustesse du

développement, mais aussi en partie sur la direction dans laquelle se trouve la solution :

celle d’une conception structurale et dynamique de l’organisme, du système nerveux et du

génome, d’une structure plastique continuant en permanence sa propre auto-formation.

N’était-il pas, si l’on s’en tient à la part la plus moniste de sa philosophie, très proche d’un

tel matérialisme nouveau ?

❖ Le néo-matérialisme refusé

On peut penser qu’avec le concept de « structure absolue » développé dès l’Esquisse,

Ruyer était sur la voie d’un néo-matérialisme qui aurait pu le mettre davantage sur la voie

que la science allait emprunter : celle de la capacité des réseaux dynamiques à s’auto-

réguler et à se maintenir dans l’être tout en se transformant continuellement. L’idée que

l’organisme est un système complexe, que le génome est un réseau capable de se

2 NEWMAN, Stuart A., « Physico-genetics Of Morphogenesis: The Hybrid Nature Of Developmental Mechanisms », in MINELLI, A. et PRADEU, T. (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 97. Nous traduisons.

Page 315: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

314

transformer continuellement pour modifier sa propre expression, que c’est dans le réseau

de milliards de connexions que résident les capacités du cerveau, tout cela nous dirige vers

l’examen des modes de liaison spécifiques au vivant et à la cognition, et vers l’idée que

vivre, se développer, se comporter, apprendre, c’est établir dynamiquement de nouvelles

liaisons.

Certains textes du dernier ouvrage de Ruyer montrent qu’il ne juge pas tant avoir

abandonné qu’accompli ce projet initial : il ne le fait pas toutefois en revendiquant un néo-

matérialisme qui dépasserait un mécanisme trop fruste, mais en rabattant toutes les

tentatives pour bâtir un tel matérialisme sur son propre panpsychisme. Les efforts de

Monod, par exemple, pour insérer la téléonomie du vivant dans le jeu du hasard et de la

nécessité reviennent pour lui à une psycho-biologie qui s’ignore, car il y a pour lui une seule

alternative : le mécanisme classique ou le finalisme.3 C’est ce qui lui permet de reprendre à

son compte l’objection fondamentale que le matérialisme pourrait lui opposer, et de la

revendiquer comme un argument pour sa propre thèse :

Bien entendu, ici, les généticiens orthodoxes, anti-finalistes, crient à la caricature. Cette

comparaison — avec le singe dactylographe, ou avec le progrès du cinéma par agression

quelconque sur les pellicules — vaut peut-être, disent-ils, contre le monde d’atomes

disjoints de Démocrite, non contre le monde de la physique moderne, où il y a partout des

gradations, des paliers, des échelons consistants, et autosubsistants. Chaque étage (de

forme et de comportement) s’édifie et s’appuie, non sur le hasard des foules d’atomes à la

Démocrite, mais sur le palier immédiatement inférieur. La nécessité de l’étage n+1 est déjà

écrite dans l’étage n. Ce ne sont pas les atomes qui créent par hasard et nécessité les formes

d’un arbre ou d’un animal, ce sont les molécules d’ADN, formées elles-mêmes en des

millions d’années d’autosubsistance. (…) L’homme n’est pas « moléculaire », il est l’homme

3 MONOD, Jacques, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970. Voir EM, p. 141-142 : « En fait, il est clair que Monod et les généticiens introduisent subrepticement dans la « nécessité » toute la substance de ce que la psycho-biologie appelle le « thème ». Cette nécessité est, en fait, une conscience ou un comportement conscient « capteur » - et qui, étant conscient, peut être effectivement capteur. » Sur l’impossibilité d’une troisième voie entre mécanisme et finalisme, voir ci-après notre 2.1.

Page 316: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

315

cellulaire, ou “l’homme neuronal”. Mais ces gradations autoconsistantes ne sont

concevables que si l’on abandonne déjà les postulats mécanistes-déterministes.4

Ce texte nous semble particulièrement intéressant parce qu’il montre à quel point

Ruyer s’avance dans la compréhension nouvelle du monde que permet la science du XXème

siècle, mais sans jamais envisager que celle-ci puisse donner lieu à un matérialisme

renouvelé, ce dernier étant nécessairement pour lui le masque d’un finalisme qui ne dit pas

son nom. « Abandonner les postulats mécanistes-déterministes » ne peut signifier pour lui

autre chose qu’adopter une position finaliste-panpsychiste. Mais la porte ouverte dans ce

texte d’un matérialisme nouveau, quoiqu’aussitôt refermée, met déjà à mal tout un pan de

l’argumentation ruyérienne, qui consistait justement dans l’oubli ou le refus de cette

hiérarchie de paliers autoconsistants. Dans le même ouvrage, quelques dizaines de pages

plus tôt, on trouvait par exemple cette formule :

Or, il paraît ridiculement inadéquat d’expliquer cet immense domaine de la sexualité,

primaire et secondaire, anatomique, physiologique, et psychologique, par des substances

chimiques qui seraient des causes suffisantes. (…) Être homme ou être femme, cela déborde

manifestement la compétence de la chimie et des chimistes (…).5

Des formules de ce type perdent beaucoup de leur poids dès lors que l’on admet qu’un

tel réductionnisme primaire n’épuise absolument pas le discours scientifique -

matérialiste, sur la sexualité par exemple, ce qui est d’ailleurs reconnu par Ruyer à travers

la distinction des champs de la chimie, de l’anatomie, de la psychologie, etc.

De tels textes rendent tout à fait visible le paradoxe qui traverse le rapport de Ruyer

à l’idée d’émergence. Il dispose de tous les outils conceptuels pour penser et admettre celle-

ci, et il le fait dans une large mesure dans le texte précité, en reconnaissant que le monde

physique et organique se réalise par paliers dotés chacun de son niveau de consistance et

de ses propriétés particulières. Par ailleurs, l’idée de propriétés émergentes n’est pas en soi

rejetée, au contraire : en affirmant que les lois de la physique classique sont statistiques et

4 RUYER, EM, p. 140.

5 Ibid., p. 104.

Page 317: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

316

valables uniquement pour des agrégats, il reconnaît bien que l’agrégation d’éléments fait

émerger des propriétés qui n’étaient pas celles des éléments. La possibilité de l’émergence

de lois physiques nouvelles est donc un principe fondamental de son partage du monde

entre individus vrais et agrégats. Le comportement de la vague n’est pas celui de la

molécule d’eau, comme Ruyer aime à le rappeler.6 Mais alors, pourquoi ne pas admettre

une telle émergence dans le vivant, pourquoi choisir, dans l’alternative de Diderot, la

sensibilité « propriété générale de la matière » (jusque dans ses particules fondamentales),

et non « produit de l’organisation » ? Ruyer est retenu par son postulat : la conscience ne

peut émerger à partir du non-conscient, il faut donc qu’il y ait conscience à tous les étages.

Ces considérations permettent de mieux comprendre l’ambiguïté récurrente de

Ruyer sur les différences entre la conscience d’un atome, d’une cellule, d’un embryon ou

d’un adulte, « qui sautent aux yeux »7, mais ne sont jamais clairement délimitées. Tout se

joue dans l’identification de l’auto-consistance et de la conscience, ou de la conscience-

liaison et de la conscience-connaissance : une fois admise cette identification, il devient en

effet impossible d’éviter la généralisation d’une forme de conscience-connaissance à tout

ce qui est, l’auto-consistance étant en fait dépendante de l’accès à un thème transcendant,

à un savoir-ce-que-j’ai-à-faire. On peut dire en fin de compte que si Ruyer refuse le

néomatérialisme qu’il pourrait déployer, c’est que sa pensée reste jusqu’au bout structurée

d’une part, par la volonté de trouver une explication unique de l’édifice du monde à tous

les étages (exigée par les isomorphismes entre ces étages), et d’autre part par la conviction

que la conscience ne peut émerger dans un monde d’éléments sans conscience. Il est donc

amené à osciller entre deux positions : un néo-matérialisme qui se donnerait pour seule

condition de l’émergence de la vie et de la conscience perceptive les forces de liaison de la

physique quantique, et un hylozoïsme qui interprète tous les paliers depuis les particules

quantiques selon les catégories de la vie consciente : comportement, liberté, savoir.

❖ Y a-t-il deux Ruyer ?

6 RUYER, NF, p. 182.

7 Ibid., p. 130. Cf. supra, p.176.

Page 318: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

317

Dans « Les postulats du sélectionnisme », Ruyer écrit :

Un panpsychisme tel que celui que nous soutenons est extrêmement proche d’un

matérialisme qui ne dogmatise pas sur l’essence de la matière. Ce qu’il demande au

matérialiste, c’est d’admettre, dans les machines naturelles, chimiques ou biologiques, un

principe de consistance autre que les liaisons secondaires, de proche en proche, des

processus physiques de type classique.8

Une telle affirmation correspond en effet à l’impression qui se dégage de la lecture de

la première partie du texte, et de tant d’autres passages de l’œuvre ruyérienne, où l’auteur

semble à la recherche d’un monisme adapté à la science nouvelle, capable de rendre compte

de tout ce qui, dans le monde naturel, dépasse les lois trop simples du mécanisme classique.

C’est le sens même de la physique quantique, dont nul ne nie qu’elle concerne des

phénomènes échappant à la physique newtonienne. Il semble qu’une fois admis cela, seront

admises la réalité et la consistance du niveau fondamental de la réalité, la possibilité pour

des éléments chimiques de subsister, et pour la vie de se former par le hasard et la sélection

à partir de ces éléments.

Mais dans la suite, Ruyer se fait comme dans toute son œuvre mature l’avocat d’un

panpsychisme à tendance platonicienne, où la concession demandée devient la porte

d’entrée d’un finalisme radical, le caractère non-classique des phénomènes quantiques

suffisant à démontrer le caractère psycho-biologique de toute réalité. Il refuse certes

explicitement la conception la plus simpliste des Idées, et renvoie dos-à-dos platonisme

naïf et sélectionnisme. Mais c’est pour mieux affirmer la vérité fondamentale du

platonisme, qui peut se contenter de ménager un rôle d’auxiliaire secondaire aux

mécanismes physico-chimiques et évolutifs :

Les mythes d’une création à partir d’Idées divines servant de texte-guide ou même, pour

l’homme spécialement, les mythes d’une auto-reproduction de Dieu daignant faire un être

à son image et ressemblance, sont voués (…) à la régression à l’infini. Mais les théories du

sélectionnisme absolu, qui se croient seules scientifiques et se veulent pures non seulement

de toute mythologie, mais de tout théisme au sens large, de tout recours à un monde

8 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 345.

Page 319: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

318

transspatial de sens et de valeurs, ne sont pas moins faibles logiquement. (…) l’invention, si

elle se passe d’un texte-guide, ou d’un « idéal » précis comme la série des dix premiers

nombres, ne se passe pas d’un idéal au sens propre du mot, donnant une direction générale,

un sens, et agissant comme thème-guide, par la polarité bien-mal. Le démon de Maxwell, la

conscience poétique de Victor Hugo, la vie organique et ses efforts de régulation et

d’invention, ne peuvent se passer d’un idéal de ce genre.9

La position d’un « thème-guide » donnant un sens « par la polarité bien-mal » à

l’évolution des espèces comme à l’ontogenèse individuelle est-elle vraiment compatible

avec « un matérialisme qui ne dogmatise pas sur l’essence de la matière » ? La contradiction

ou du moins la tension forte entre les différents moments de l’argumentaire ruyérien

(tension que l’on retrouve dans toutes ses grandes œuvres) nous paraît manifester la

tension interne qui habite toute son œuvre, et qui oppose deux projets successifs. Le

premier projet, qui est celui de Ruyer dès l’Esquisse et ne le quittera jamais, est celui d’un

monisme réconciliant l’homme et la nature, la pensée et la matière, le vivant et

l’inorganique. Ce projet cherche dans la métaphysique la réponse à la question : « De quelle

étoffe sont faits les êtres, pour qu’ils puissent subsister par eux-mêmes et donner lieu à la

conscience perceptive et symbolique ? ». Pas de rupture fondamentale de ce point de vue

entre le matérialisme de l’Esquisse, qui fait de la forme l’unique réalité, et les œuvres

suivantes du « tournant panpsychiste », qui cherchent à penser la nature de cette forme

pour qu’elle puisse inclure la subjectivité aussi bien que la matière et la vie. Le concept de

« domaine absolu de survol » est l’accomplissement de ce projet et donne la formule de la

monadologie corrigée, c’est-à-dire spatio-temporalisée. Il s’agit alors de penser le

soubassement ontologique de ce qui se présente à nous comme monde objectif,

connaissable selon sa structure par la science. Le parallélisme est complet.

Le second projet consiste à utiliser cette métaphysique pour résoudre directement les

lacunes de l’explication scientifique : il n’y a plus de parallélisme strict, et c’est même le

dualisme épistémologique du premier projet qui disparaît, celui qui séparait le monde dans

sa réalité propre et le monde connu par la science. En effet, c’est la science elle-même qui

découvre, avec la physique quantique ou l’embryologie, la réalité subjective fondamentale,

9 Ibid., p. 346.

Page 320: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

319

qui devient partie intégrante de l’explication – ou le deviendra une fois dépassés les anciens

préjugés matérialistes. À partir des Éléments de psycho-biologie au moins, nourris à la fois

d’embryologie et de la théorie de la mémoire organique, ces deux projets coexistent de

façon partiellement incompatible et tirent l’œuvre dans des directions contradictoires.

L’attitude tantôt extrêmement conciliante, tantôt très critique de Ruyer vis-à-vis des

théories scientifiques s’explique ainsi : tantôt il considère qu’il peut les accepter toutes

entières, en les doublant d’une meilleure ontologie ; tantôt il cherche dans leurs limites la

preuve de son finalisme. Le point nodal de cette tension est la double face de la conscience,

à la fois force de liaison et connaissance. Force de liaisons, elle équivaut au remplacement

leibnizien d’une physique de l’inerte par une physique dynamiste. Faculté de connaissance

sans accès au monde (parce que sans perception), elle devient participation à un monde

d’essences, et fait intervenir directement le métaphysique (le trans-spatial) dans le monde

physique. Pour Ruyer, cette double face est le point de conciliation qui unifie son système.

Il nous semble toutefois qu’elle révèle plutôt la coexistence de deux projets philosophiques

incompatibles dans l’essentiel de l’œuvre, le premier, réellement moniste, étant

progressivement, mais jamais totalement supplanté par le second, appuyé sur un dualisme

monde physique - monde des essences.

L’alternative rigide : soit le mécanisme, soit le finalisme, associée à sa redéfinition de

la vie comme conscience close, semble être le cadre qui contraint Ruyer à abandonner

progressivement le monisme au profit du platonisme. Mais comment expliquer l’évidence

avec laquelle il paraît admettre ce cadre ?

1.2 Il n’y a pas d’alternative : le finalisme inévitable

Quels que soient les faits biologiques étudiés par Ruyer (expérience de Driesch sur

l’oursin, de greffe sur les tritons de Spemann, d’ablation du cortex chez les rats de

Lashley…), la structure de l’analyse est toujours la même. Il s’agit à chaque fois de pointer

les lacunes des théories scientifiques en vigueur, en mettant en exergue les faits qu’elles ne

parviennent pas à expliquer, et de montrer que le problème est résolu si l’on invoque la

conscience organique appelée par l’ontologie ruyérienne. Cette mise en évidence de faits

problématiques est souvent l’occasion d’opposer des savants ouverts d’esprit, capables d’en

reconnaître le caractère révolutionnaire, à des savants dogmatiques incapables de se

Page 321: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

320

laisser remettre en question par les faits (les premiers sont souvent anglo-saxons, les

seconds français).

Prenons le cas du développement épigénétique de l’embryon, qui résiste aux

perturbations de l’expérimentateur - comme Driesch qui sépare en deux un œuf d’oursin

et obtient tout de même deux oursins entiers, et non deux moitiés. Il échappe

apparemment aux explications préformationnistes qui affirment que des molécules

porteuses de l’hérédité (les gènes) contiennent la totalité du programme de construction

de l’organisme et l’exécutent de façon purement ascendante. Pour Ruyer, cela suffit à

mettre cette épigenèse au compte de la conscience organique, « exigée » par l’absence

d’explication causale satisfaisante.10 Cette position de « tout ou rien » n’est pas propre à

Ruyer, mais signale une disposition caractéristique de l’époque, non seulement en

philosophie, mais aussi à l’intérieur du champ des sciences du vivant, que décrivait déjà le

psychologue suisse Jean Piaget. « En biologie déjà, écrit-il en 1965, la situation paraît à un

grand nombre d’esprits appeler par la force des choses une collaboration entre la recherche

scientifique et la métaphysique. »11 La formule ne doit pas tromper : ce qui « appelle par la

force des choses » l’irruption de la métaphysique dans le champ biologique ce ne sont pas

les faits eux-mêmes, comme le pense Ruyer, mais une certaine situation historique du

champ, qui tient à deux raisons.

La première est que la biologie n’a point encore résolu ses problèmes centraux. Ni le

mécanisme de l’évolution ni la structure d’ensemble de l’organisme ne sont encore connus

et faute de dominer ces deux perspectives diachronique et synchronique, la biologie en est

à un stade comparable à celui où se trouvait la physique avant Newton, mais avec beaucoup

plus de connaissances partielles. Il est donc naturel que la spéculation philosophique

cherche à occuper le champ laissé encore libre par cette absence actuelle de synthèses

10 Bien sûr, Ruyer lui-même ne peut ignorer que l’embryogenèse n’est pas entièrement épigénétique, ni que sa plasticité est contenue dans d’étroites limites : les expériences de greffe ou de division forcée ne sont possibles qu’à un stade très primaire du développement, chez certaines espèces, pour certaines parties de l’organisme, etc. Pour lui, c’est simplement le signe que l’organisme lui-même est hybride et participe des deux modes de causalité, conscience et mécanisme, comme nous l’avons vu.

11 PIAGET, Jean, Sagesse et illusions de la philosophie, Presses Universitaires de France, 1992 [1965], p. 240.

Page 322: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

321

possibles et comme cet état de choses lui est particulièrement favorable, elle ne peut qu’être

portée à la croire permanente parce que tenant à la nature de la vie.12

Il n’est pas polémique de reconnaître Ruyer dans ce portrait du spéculateur occupant

le champ laissé libre par les lacunes de la science, même si Piaget le citera en exemple dans

un but critique. En effet, c’est Ruyer lui-même qui revendique ce rôle et en fait une

méthode, développée et mise en œuvre depuis la conférence sur « L’esprit philosophique »

donnée en captivité.13 C’est lui-même qui attribue à la nature de la vie (et, au fond de toute

chose) le caractère non seulement inexpliqué, mais proprement inexplicable de la plupart

des phénomènes vitaux. La cartographie des faits qui exigent selon Ruyer la conscience

organique est en effet très exactement celle des faits encore largement inexpliqués ou

imparfaitement expliqués dans les années 1930-1960 : l’hérédité et l’évolution des espèces,

le développement embryonnaire, le comportement instinctif, le fonctionnement du

système nerveux et particulièrement du cerveau. Concernant le problème, séminal chez

Ruyer, du développement embryonnaire (étudié en captivité grâce à Wolff), la

compréhension du réseau de mécanismes à l’œuvre est aujourd’hui encore incomplète,

même si la nature physico-chimique de ces mécanismes est désormais considérée comme

acquise. On trouve ainsi chez des biologistes contemporains une comparaison semblable à

celle de Piaget entre la biologie du milieu du XXème siècle, période de travail de Ruyer, et

l’état de la physique :

Il y a cinquante ans, nous étions plus proches de l’analogie avec la gravité [i.e. : un

phénomène que l’on constate, mais dont on ne comprend pas la nature] : le mystère du

développement des multicellulaires était essentiellement le miroir de notre ignorance de la

machinerie interne par laquelle les cellules pouvaient prendre des décisions complexes et

coordonnées quant à leur destin (fate decisions). Les questions centrales étaient : de quoi est

12 Ibid.

13 « Chaque savant spécialiste, chaque érudit est pareil à ces soldats qui – selon l’histoire, ou la légende – se jetaient dans le fossé pour que les autres puissent passer sur leurs corps. Eh bien, permettez-moi de vous dire, au risque de vous scandaliser, que, comme philosophe, je ne me sens pas capable d’un pareil héroïsme. (…) A quoi servira donc jamais la science théorique, je vous le demande, si toujours chacun y travaille, hypnotisé sur la petite pierre qu’il ajuste, et si jamais personne ne profite de l’ensemble de la construction ? » RUYER, « L’esprit philosophique », art. cit., p. 59. Conférence donnée le 16 novembre 1941. Voir aussi notre introduction.

Page 323: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

322

fait le système de contrôle ? Quelle sorte d’entité physique pourrait bien rendre compte de

la vaste gamme de comportements de régulation complexes observés ? Depuis, notre

compréhension de la nature chimique des systèmes biologiques a beaucoup progressé.14

Ce que Ruyer considère comme inexpliqué à son époque l’est en effet assez largement,

et le reste parfois encore aujourd’hui. Les lacunes importantes d’une biologie qui n’avait

pas encore trouvé de théorie unificatrice ajoutée à une méthode philosophique visant à

compléter l’édifice jamais achevé de la science mènent donc naturellement Ruyer (comme

bien d’autres) sur le chemin de la libre interprétation philosophique des faits biologiques.

Mais la situation du champ appelle-t-elle pour autant des solutions finalistes ? D’une

certaine manière oui, si l’on en croit Piaget : l’alternative binaire du finalisme et du

mécanisme structurait l’ensemble des positions philosophiques des biologistes, en raison,

selon lui, de la séparation contingente des cursus et des disciplines. On nous pardonnera

de citer longuement cette page, tant elle nous semble éclairante pour notre propos :

La seconde raison est plus grave et très instructive quant aux conséquences de

l’organisation actuelle des études. Un biologiste a étudié, en plus de ses branches spéciales,

la chimie, la physique et un peu de mathématiques, surtout en statistique, mais il ignore

tout de la psychologie expérimentale, de la linguistique, de l’économie, etc., c’est-à-dire de

celles des sciences qui, touchant à des phénomènes relevant d’activités vivantes, pourraient

lui suggérer toutes sortes de « modèles » en ce qui concerne les processus soulevant des

problèmes de finalité. Sauf exception, il ignore donc les théories de l’information, de la

décision (ou des jeux), et le détail des applications cybernétiques aux questions

d’apprentissage ou d’adaptation intellectuelle. Il a par conséquent peu réfléchi aux

problèmes de structures, tels qu’on les rencontre en algèbre générale, en logique et dans

toute cette région essentielle qui relie aujourd’hui ces questions de structures à celles de

probabilités. Sorti du champ de sa formation professionnelle, c’est donc la philosophie sous

14 JAEGER et SHARPE, « On the concept of mechanism in development », art. cit., p. 57. Nous traduisons. L’article poursuit : « Aujourd’hui, les réseaux de gènes à régulation et signalisation représentent une part essentielle de l’explication du développement (…). Cependant, il est important de noter qu’il y a d’autres composants essentiels des systèmes en développement, qui sont de plus en plus reconnus mais ont été beaucoup moins étudiés en détail. A l’exception des produits des gènes (ARN ou protéines), et d’autres substances chimiques à l’intérieur de la cellule (comme les ions et les métabolites), les autres facteurs importants incluent le stress mécanique, les potentiels bioélectriques, le pH, ou encore des déclencheurs et facteurs extérieurs à l’organismes qui contribuent causalement à un développement correct. » Ibid, p.58

Page 324: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

323

ses formes communes et générales qu’il a le plus de chances de rencontrer sur son chemin.

Il en résulte alors que, en présence des lacunes actuelles de sa science à l’égard des

problèmes les plus centraux de la vie, il adopte soit une attitude qu’il dit mécaniste et qui

revient en dernier ressort à tout attribuer au hasard, soit une attitude exactement contraire

d’accueil à l’égard de toute interprétation spéculative générale, dont il ne fait pratiquement

rien dans le détail de ses recherches, mais qui satisfait son esprit en lui permettant de

dénoncer l’insuffisance des explications par le hasard. Il s’agit souvent là de deux phases

successives d’une même carrière.15

Cette présentation permet de bien situer Ruyer sur l’échiquier. Il a évidemment pris

acte de cette structuration binaire du champ, et du « passage » de certains biologistes vers

le finalisme, comme Driesch ou Cuénot.16 Il adopte lui-même l’alternative, et considère

clairement que l’impuissance du mécanisme est un témoignage suffisant de la vérité du

finalisme, et ce après avoir lui-même défendu un mécanisme radical dans son premier

ouvrage. Mais contrairement au biologiste décrit par Piaget, il est loin d’être ignorant

quant à « celles des sciences qui, touchant à des phénomènes relevant d’activités vivantes,

pourraient lui suggérer toutes sortes de « modèles » en ce qui concerne les processus

soulevant des problèmes de finalité », notamment la psychologie, la cybernétique et la

15 PIAGET, Sagesse et illusions de la philosophie, op. cit., p. 241‑242. Il n’est pas sans intérêt de citer aussi l’exemple de Guyénot donné par Piaget à la suite de ce texte, et qui évoque immanquablement l’évolution de Ruyer lui-même : « J’ai, par exemple, suivi avec un intérêt passionné l’évolution des idées d’un grand généticien et d’un grand spécialiste de la régénération, E. Guyénot, que nos relations continues en une même Faculté me permettaient d’interroger souvent. Durant une première phase, Guyénot ne voulait connaître que le hasard et la sélection, sur le mode néodarwinien. Je lui objectais que toute explication psychologique devenait ainsi impossible et que si son cerveau était le produit de hasards successifs avec sélection approximative après coup, toute théorie devenait singulièrement fragile. Ses réponses étaient invariablement que sortir du hasard revient à recourir au finalisme, que lui personnellement avait décidé de « jouer contre » et que la psychologie n’intéresse en rien le biologiste puisque c’est « de la philosophie » et que d’un tel point de vue le finalisme s’impose. De cette position de tout ou rien, Guyénot a alors tiré les conséquences le jour où il a cessé de croire à la valeur explicative du hasard : devenu finaliste et quasi-vitaliste, il n’a pas mieux compris pourquoi je ne le suivais pas, comme s’il n’existait rien entre un soi-disant mécanisme se réduisant à la sélection du fortuit et la philosophie aristotélicienne de la finalité. » Ibid.

16 On trouve chez Cuénot la même présentation des positions, et la même affirmation qu’il ne s’agit que d’un choix intérieur qui ne change rien à la recherche elle-même : « Quel que soit le choix que dans son for intérieur, un biologiste est incliné à faire, il est évident que cela ne retentit en rien sur son travail scientifique ; le mécaniste et le finaliste constatent les faits par les mêmes méthodes, en acceptant dans leur plénitude le déterminisme physico-chimique des phénomènes vitaux ; ce n'est que l'interprétation spirituelle qui diffère. » CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 48.

Page 325: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

324

théorie de l’information en général. Mais tout son effort consiste à se servir de ces

ressources pour consolider la position finaliste, pour élaborer un néo-finalisme qui n’est

pas la troisième voie voulue par Piaget, mais une reformulation — originale — de l’une des

deux branches de cette alternative.17

Ruyer pense pourtant être sur la piste de cette troisième voie, précisément parce qu’il

fait la critique des explications métaphysiques qui l’ont précédé (entéléchie de Driesch,

Idée directrice de Claude Bernard, organicisme, psycho-lamarckisme…). Il mobilise à

l’appui de son argumentation une bonne partie des sciences citées par Piaget et qui

participeront effectivement pour une part à la constitution d’un nouveau paradigme en

biologie : sciences de l’information et cybernétique, psychologie expérimentale,

linguistique, théorie de l’évolution… De ce point de vue, il est effectivement sur la voie

d’une biologie plus ouverte et plus riche, moins prisonnière des explications bornées au

hasard ou à l’action unilatérale des gènes. Mais ces sciences ne lui servent pas (une fois

dépassé le mécanisme de ses premiers travaux) à trouver des « modèles » de processus

finalistes, ou apparaissant comme tels, au contraire de Piaget. Il parcourt ces sciences pour

mettre en évidence l’échec de ces modèles à produire de la véritable finalité, ou montrer

leur caractère plus ou moins inconsciemment finaliste, comme nous l’avons vu par exemple

à propos de la cybernétique ou de la physique quantique. Il ne s’agit pas de dépasser les

explications par le hasard ou le mécanisme simpliste par une science plus complète

intégrant des disciplines multiples : il s’agit de diviser ces disciplines elles-mêmes pour en

répartir le contenu en mécanismes des foules et comportement sensé des individus. De tout

ce qui prétend être un modèle physique de processus téléologiques, Ruyer va montrer qu’il

n’y a là qu’un avatar du vieux mécanisme. De tout ce qui échappe au vieux mécanisme, il

fait une preuve du finalisme. On peut dire en un sens qu’il fait l’inverse de ce que prônait

son contemporain Piaget : il ne va pas chercher dans d’autres sciences des modèles pour

une biologie néo-matérialiste, mais il va chercher dans la psychologie ou la linguistique des

modèles pour une biologie néo-finaliste. C’est ainsi qu’il applique, par exemple, les

concepts d’Ellenberger décrivant le fonctionnement de la mémoire au développement d’un

17 Encore faudrait-il ajouter que Ruyer, pour être bien informé dans de nombreux domaines, n’échappe pas pour autant à certaines apories causées par la structuration des champs disciplinaires, comme nous l’avons vu à propos de l’embryologie et de la génétique. Cf. notre chap. 5, §1

Page 326: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

325

embryon ou à l’évolution des espèces, qu’il invoque des normes axiologiques pour rendre

compte de la physique quantique, ou qu’il invoque le sens des énoncés linguistiques contre

l’information quantifiable de la cybernétique. Nous retrouvons ici finalement le principe

de division des sciences mobilisé dès le début de notre étude : il y a des sciences des

individus, finalistes, et des sciences des phénomènes de foule, mécanistes. Il y a deux

biologies et deux physiques.18

Nous comprenons mieux l’importance accordée par Ruyer à la mécanique de

l’organisme constitué : plus l’explication scientifique est réduite à un mécanisme

strictement réductionniste, plus le domaine des faits à verser au compte du finalisme

s’élargit. Il est aisé de voir que la réduction de l’explication causale au seul emploi du

mécanisme au sens du XVIIème siècle (le mouvement d’une structure physique entièrement

formée comparable aux rouages d’une machine) exclut de facto du champ de l’explication

scientifique toute la biologie, à l’exception de la physiologie de l’organisme adulte, et de la

pathologie comprise comme dysfonctionnement de cette physiologie. Le modèle du corps-

machine s’insère donc très naturellement dans cette pensée qui reconduit une forme de

dualisme entre le domaine de la mécanique pure et celui de la conscience. Dès que la

science rompt avec le mécanisme ancien, comme c’est le cas de la physique quantique ou

de l’embryologie, elle doit être considérée comme tombant d’elle-même au compte du

finalisme, puisque la « troisième voie » ne peut être qu’un finalisme amélioré.

La singularité de Ruyer tient donc à ce double aspect. D’un côté, il est original dans sa

direction de recherche, celle d’une troisième voie intégrant l’ensemble des sciences autour

du concept de forme auto-survolée. De l’autre, il reste pris dans la division binaire

mécanisme-finalisme qu’il reconduit à l’intérieur même des sciences, et qui lui fait

finalement verser l’ensemble de sa métaphysique du côté du finalisme. Un bon exemple en

est le traitement ruyérien des notions de gène et de programme génétique.

18 Voir notre chap. 1, §1.

Page 327: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

326

1.3 Le dépassement du programme génétique

Contester rétrospectivement les hypothèses des philosophes en s’appuyant sur des

données scientifiques ultérieures peut apparaître comme une injuste facilité, ou une

confusion des ordres. Dans le cas de Ruyer, ce regard rétrospectif n’est pas tout, mais il

nous semble légitime : dans la mesure où il prend parti dans des questions de faits

scientifiques, fait des prédictions sur l’avenir de la science, et identifie théorie scientifique

et interprétation philosophique, il s’expose consciemment à un démenti factuel. Sa pensée

répond à l’appel de Bergson, celui d’une métaphysique qui ne craindrait pas de « se salir

les mains » en s’affrontant aux problèmes de faits et en fournissant au savant la théorie

philosophique réclamée par les faits - « théorie souple, perfectible, calquée sur l’ensemble

des faits connus ».19 Ce faisant, il accepte le caractère de tentative audacieuse de son

entreprise, et la confrontation à venir de ses prédictions et de la marche réelle du savoir.

Comme nous l’avons vu, Ruyer insiste sur l’impuissance du génome, même conçu

comme plan complet de l’organisme, à produire effectivement ce dernier, notamment en

raison du problème de l’information de position. Cette critique le conduit à toucher du

doigt certains points qui deviendront centraux dans l’épigénétique contemporaine comme

en biologie des systèmes, par exemple dans ce texte tardif :

Ce qui compte dans la genèse des formes — les « rubans mnémiques » restant identiques

dans toutes les cellules -, c’est l’activation ou l’inhibition, ou le masquage, des parties utiles

ou inutiles, à tel moment et à telle place. Ce qui suggère fortement un x « joueur », se servant

du clavier moléculaire des noyaux ou du protoplasme, pour réaliser des formes

macroscopiques ou surmoléculaires (…).20

Ruyer s’appuie sur le paradoxe de la différenciation cellulaire pour contester

l’explication géno-centrique du développement. Puisque toutes les cellules ont le même

patrimoine génétique, les gènes ne peuvent seuls expliquer comment chaque cellule se

différencie selon sa place, et semble savoir quels tronçons de l’ADN contiennent

19 BERGSON, « L’âme et le corps », art. cit., p. 38.

20 RUYER, EM, p. 87.

Page 328: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

327

l’information qui la concerne. Il faut donc postuler un autre type de causalité que celui qui

va de l’information génétique à la structure de l’organisme. Or, on retrouve le même type

d’argument en biologie, notamment chez Denis Noble, pionnier de la biologie des systèmes,

qui a posé les bases d’une critique de l’idée de programme génétique aujourd’hui largement

admise. Le fondement de cette critique est l’idée de passivité du génome, qui ne doit pas

être vu comme un producteur autonome, mais comme une base de données qui doit être

lue par autre chose pour exprimer quoi que ce soit, et dont l’expression est modifiée et

régulée en permanence par l’organisme pris comme totalité systémique. Il utilise une

métaphore très semblable à celle de Ruyer : celui-ci parlait d ’un « joueur » utilisant le

génome comme un « clavier », celui-là compare le génome à un orgue, et se demande : « Qui

joue de l’orgue aux trente mille tuyaux ? Y a-t-il un organiste ? Et qui peut bien occuper

cette fonction ? »21 Pour Noble comme pour Ruyer, il existe une causalité descendante, par

laquelle l’organisme en formation agit en retour sur la lecture du génome. Mais en

biologiste, Noble ne voit dans cette « causalité descendante » qu’un réseau de rétroactions,

qui justifie un rejet radical du tout-génétique mais n’appelle aucun finalisme. Notons

cependant qu’en filant la métaphore, Noble est étonnamment proche de Ruyer et de sa

conception du « survol » :

L’organiste travaille selon une perspective bien différente de celle de chacun des tuyaux de

son orgue. Bien que physiquement, dans un orgue réel, les tuyaux soient au-dessus du

concertiste, métaphoriquement parlant celui-ci surplombe le clavier et les pédales, voyant

ainsi les formes et les motifs musicaux qu’il impose à l’instrument.22

Si l’image est proche, la différence est toutefois essentielle : son « organiste » désigne

seulement un étage supérieur des processus biologiques (la cellule dans son ensemble, ou

l’organisme entier par exemple), qui par sa structure même va modifier à mesure de son

édification l’expression des gènes. Il s’agit donc de changer de perspective, mais pas

d’admettre une conscience dans les processus à expliquer – contrairement à Ruyer qui

attribue la causalité descendante à une conscience « auto-survolée », qui ne surplombe pas

21 NOBLE, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome (The Music of Life. Biology beyond genes), op. cit., p. 42.

22 Ibid.

Page 329: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

328

son corps comme l’organiste son clavier, mais qui reste une conscience au sens plein du

terme.

L’image du disque est une autre convergence intéressante. Noble nomme le génome « le CD

de la vie », et prend l’exemple suivant : lorsque j’écoute un disque d’un concerto de

Schubert et que je me mets à pleurer, un observateur extraterrestre extérieur pourrait en

déduire que c’est la structure physique des sillons du disque qui a mécaniquement produit

mes larmes. Pourtant le disque seul ne me fait pas pleurer : il ne produit cet effet que parce

qu’il est déchiffré par un lecteur, et que la musique ainsi produite éveille en moi le souvenir

d’une émotion, accompagnée par exemple du souvenir de la première fois que j’ai entendu

ce concerto. De même l’ADN seul ne peut rien, le gène ne « détermine » rien : il est là, et la

cellule en lit de temps à autre une séquence spécifique.23 Ruyer emploie lui-même l’image

du disque en ce sens. « Étrange merveille, écrit-il, que par l’intermédiaire d’un peu d’encre

et d’un disque de cire, les émotions d’un musicien lointain ou depuis longtemps disparu

puissent agir sur notre vie émotive ».24 Et il ajoute immédiatement que cette merveille

« n’est pas un mystère nouveau, si l’on admet l’existence des deux espèces de causalité

inverses », ascendante et descendante. La forme musicale produit la structure du disque

(causalité descendante), qui, quand il est joué, la restitue (causalité ascendante).

Le rôle du génome est donc d’être lu et interprété comme un disque ou, mieux, comme une

partition, qui ne contient pas toute la musique, mais seulement des indications destinées à

« l’évoquer » dans l’esprit du musicien, qui lui-même peut en proposer des interprétations

différentes. Mais ce qui est interprété chez Ruyer c’est ultimement une entité

métaphysique, le potentiel mnémique, et le génome ne sert que d’aide-mémoire pour cette

participation. La « lecture » n’y est plus une métaphore, mais une véritable opération de

compréhension psychologique. Là où Noble et la biologie des systèmes déplace et enrichit

la conception mécaniste de la causalité dans le développement, Ruyer la contourne donc

23 Ibid., p. 1‑6.

24 RUYER, Raymond, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (II) », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 127, no 3/4, 1939, p. 194.

Page 330: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

329

entièrement pour laisser place à quelque chose qui est en-dehors de la causalité, au sens

scientifique du mot.

Nous avons vu que, selon les faits d’embryogenèse et aussi selon les expériences de la

microphysique, le principe même de causalité, au sens classique, est faux. Il n’y a pas de

causalité déterministe, sauf dans les foules d’individualités. Dans toutes les individualités

prises en elles-mêmes, biologiques, microphysiques et chimiques, la causalité est en fait la

manifestation, induite par stimulus, d’un potentiel mnémique ou typique. Elle est

indiscernable de la finalité.25

Dans un tel schéma, la cause n’est plus vraiment cause, mais seulement apparence,

manifestation de la participation qui joue le véritable rôle causal, quoique d’une manière

mystérieusement non déterministe.

❖ L’indistinction hardware-software et l’auto-organisation

La biologie des systèmes a ainsi ouvert la voie à un rejet de plus en plus définitif d’une

distinction qui était au cœur de l’usage de modèles ou de métaphores informatiques en

biologie, la distinction hardware-software, ou matériel-logiciel. L’idée de programme

génétique implique en effet la séparation nette d’un programme codé devant être lu et

réalisé, et d’une structure matérielle capable de le lire et de faire ce que le programme

demande. C’est la distinction informatique classique du software, le programme ou logiciel

indépendant de la machine sur laquelle il est lu, et du hardware, l’ordinateur ou la machine

matérielle sur laquelle on fait fonctionner le programme – le programme s’exécutant de

façon identique, quelle que soit la machine. Mais l’un des fondements de la critique de l’idée

de programme génétique a précisément été le rejet de cette distinction, jugée inadaptée en

biologie. « Les organismes ne sont pas simplement élaborés selon un ensemble

d’instructions. Il n’y a pas de façon simple de séparer les instructions du processus qui les

exécute ni de distinguer le plan de son exécution. »26 Une telle critique était déjà formulée

25 RUYER, EM, p. 143.

26 Réf de Noble à Coen (1999), à vérifier.

Page 331: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

330

par Waddington en 195727 et se retrouve chez Ruyer, mais elle a depuis conduit la biologie

non vers un vitalisme ou un panpsychisme, mais vers une compréhension du vivant comme

système dynamique. Il y a bien passage d’une perspective déterministe à sens unique

(génome → organisme) à une compréhension du vivant comme totalité, mais cette totalité

est celle d’un réseau dynamique et non d’une conscience unifiante. « Le programme doit

être exécuté par quelque chose. Cependant, ce “quelque chose” — la structure de la

machinerie de transcription, les composants de régulation, la cellule, les tissus, les organes,

et par conséquent l’organisme entier — est lui-même modifié par le programme, qui à son

tour est affecté par l’état modifié de son “hardware”. »28 La direction actuelle de la biologie

du développement est donc la rupture avec le modèle informatique au profit de celui de

système auto-organisé dont chaque niveau successif, édifié lors du développement (niveau

cellulaire, tissulaire, organique, etc.) fait apparaître des propriétés émergentes qui

n’étaient pas contenues dans ses composants, mais qui agissent en retour sur ces

composants.

La conception holiste de l’organisme trouve ici un sens précis qui rompt avec toute

idée de conscience survolante, d’entéléchie ou de force vitale, mais qui confirme d’une

certaine manière l’intuition qui poussait philosophes et savants dans cette direction :

l’organisme n’est pas construit par un simple assemblage de briques élémentaires, comme

on bâtirait un mur, quand bien même on guiderait cette construction par un plan ou un

programme. En termes ruyériens, ce que réalise cette biologie nouvelle c’est la

généralisation de la « formation » au détriment du « fonctionnement », comme jeu de

27 Voir aussi : « La métaphore du programme appliquée au développement implique une distinction entre hardware et software qui n’est pas si claire dans les systèmes biologiques. Le programme doit être exécuté par quelque chose. Cependant, cette chose – la structure de la machinerie de transcription, des éléments régulateurs, de la cellule, des tissus, des organes, et ainsi de tout l’organisme – est elle-même modifiée par le programme, qui est affecté en retour par l’état modifié de son “hardware”. Le flux d’information n’est en aucun cas un pur ensemble d’instructions ou de commandes à un seul sens, qui irait du génome vers la cellule. Au lieu de cela, il y a d’importantes rétroactions entre “hardware” et “software”, d’une manière qui n’est pas représentée par la métaphore d’un programme génétique ou développemental (cet argument a été élaboré en premier par Waddington, 1957) (…). En résumé, l’idée d’un programme déterministe composé d’instructions ignore le fait que la structure même des processus développementaux change au cours de l’embryogenèse (et, à une échelle de temps supérieure, au cours de l’évolution). » JAEGER et SHARPE, « On the concept of mechanism in development », art. cit., p. 64‑65. Nous traduisons.

28 Ibid. Nous traduisons.

Page 332: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

331

structures préformées. Un tel fonctionnement vaut peut-être pour des agencements

mécaniques comme l’articulation du genou ou l’action du cœur comme pompe. Mais un

organisme pris dans son ensemble est sans cesse en train de se modifier en raison même de

son propre fonctionnement, qui exerce un effet de « formation » en retour. « Ainsi plutôt que

de voir dans la description exhaustive d’un système biologique la solution à tous les

problèmes qu’il pose, mieux vaudrait prendre en compte de fait que son fonctionnement

complète sa description et modifie ainsi nécessairement celle-ci. Le temps agit. »29 La distinction

structurante de la biologie de Ruyer, celle de la formation et du fonctionnement, est

dépassée par une conception systémique et dynamique du fonctionnement, qui n’est ni

formation consciente ni pur jeu de mécanismes. Plus encore, c’est le rôle du temps qui

permet de comprendre ici la rupture avec l’interprétation ruyérienne des faits. Hors

perturbation, le développement se déroule chez Ruyer « comme prévu » dès le début, dans

une forme de préformationnisme qui déplacerait l’information hors du temps et de

l’espace, dans une mémoire transcendante. Au contraire, la théorie des systèmes

dynamiques permet de former une image véritablement temporalisée du développement,

où chaque étape n’est pas une brique de plus, mais une modification du comportement de

l’ensemble du système.

La biologie contemporaine est finalement plus critique de la distinction hardware –

software que la philosophie de Ruyer : tout en insistant sur la plasticité développementale,

il reconduit la distinction sur un mode dualiste, en faisant du monde des thèmes et des

valeurs le « software » auquel a accès un organisme qui constitue en un sens le « hardware »

réalisant ces différents programmes.30

29 VIDAL, Frédérique et MIQUEL, Pierre-Antoine, « Du concept de gène au concept d’épigénétique en biologie », in MIQUEL, Pierre-Antoine (dir.), Biologie du XXIe siècle : évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 238. Nous soulignons.

30 RUYER, EM, p. 68. Les termes hardware-software y sont employés par Ruyer, à propos de la conscience humaine comme de l’embryogenèse.

Page 333: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

332

❖ Le dépassement du géno-centrisme : dans quelle direction ?

Deux directions de la biologie la plus contemporaine permettent de mieux

comprendre cette mise à jour de l’idée de fonctionnement d’un système biologique, et de

mesurer l’écart qui sépare le résultat réel de la critique du tout-génétique de celui que

prédisait Ruyer. La première est le rôle central que jouent désormais dans notre

compréhension du développement embryonnaire les facteurs épigénétiques, ces

modifications de l’expression des gènes induites par l’environnement. La découverte

progressive depuis les années 2000 de la façon dont l’environnement de la cellule modifie

l’expression des gènes en activant ou inhibant certaines portions du génome

(particulièrement en compactant ou décompactant la structure moléculaire des

chromosomes, la chromatine) a en effet complété largement un modèle du développement

encore lacunaire. Elle permet notamment de rendre compte des variations phénotypiques

pour un même génotype, et d’une « hérédité des caractères acquis » (ou plutôt hérédité

sans mutation du génome) déjà étudiée par Waddington en 194231 et reprise comme un

argument finaliste par Ruyer. La découverte d’une explication biochimique de l’expression

différenciée d’un même génome d’une cellule à une autre a fait faire un pas décisif au

problème de la différenciation cellulaire au cours du développement, en allégeant

considérablement la charge pesant sur l’information de position : il suffit que les cascades

de signaux par lesquelles les cellules communiquent altèrent la structure chimique de

l’ADN pour produire une activité différente dans chaque cellule. Il n’y a pas besoin non plus

de conscience directrice. Ruyer avait parfaitement compris que le développement

dépendait de « l’activation ou l’inhibition, ou le masquage, des parties utiles ou inutiles [du

ruban d’ADN], à tel moment et à telle place »32, mais cette activation-inhibition semble

aujourd’hui explicable sans sortir du cadre de la méthode scientifique « actualiste » ou

« spatialiste ». L’épigénétique moderne n’est pas « l’épigenèse » de Ruyer, contrairement à

ce qu’une lecture trop rapide pourrait laisser croire : Ruyer entend par épigenèse une

apparition d’information et de structure à partir d’une matière dépourvue de structure et

31 WADDINGTON, Conrad H., « Canalization of Development and the Inheritance of Acquired Characters », Nature, vol. 150, no 3811, 1942, p. 563‑565.

32 RUYER, EM, p. 87.

Page 334: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

333

d’information – celle-ci étant tout entière contenue dans une mémoire immatérielle.

L’épigénétique au contraire est un complément plus qu’un renoncement à la génétique, elle

permet d’expliquer comment l’information peut à la fois être codée dans un support

physique (l’ADN) et exprimée de façon différenciée et en tenant compte des modifications

du milieu. Comme l’indiquent Vidal et Miquel, si l’on peut distinguer dans le

fonctionnement dynamique du réseau génétique des régulations proprement génétiques

et des régulations épigénétiques, ces dernières portent sur la structure du génome et son

expression, et de plus, « les trois mécanismes épigénétiques « classiques » connus

aujourd’hui sont le fait d’enzymes codées par le génome : la méthylation de l’ADN, les

modifications post-traductionnelles des histones, le remodelage de la chromatine par des

complexes protéiques ». 33

La deuxième direction, pour l’instant moins établie que l’épigénétique, mais bien plus

révolutionnaire, est celle de la remise en cause globale de la génétique par la théorie du

darwinisme cellulaire. Cette théorie, développée depuis les années 1970 par le biologiste et

philosophe français Jean-Jacques Kupiec, rompt définitivement avec le déterminisme du

programme génétique, et accorde une large place au hasard dans l’expression des gènes et

la différenciation cellulaire. L’idée centrale peut en être ainsi résumée : une cellule ne se

différencie par parce qu’elle est informée de façon déterministe par son code génétique

(même modifié épigénétiquement), mais elle se différencie de manière probabiliste, à la

suite d’une période d’intense variabilité de son expression génétique, et c’est l’interaction

entre les cellules qui stabilise la différenciation pour former un tissu de plus en plus

homogène. Cette interaction entre cellules est un processus de sélection darwinienne à

l’échelle cellulaire, grâce auquel certaines cellules sont éliminées, et un même type de

différenciation est sélectionné pour former un tissu homogène, par exemple du tissu

cardiaque. La révolution de ce darwinisme cellulaire peut être ramassée en une formule :

elle substitue au principe « l’ordre à partir de l’ordre » celui de « l’ordre à partir du

désordre », en montrant qu’un comportement stochastique des cellules suffit, via la

sélection naturelle jouant aussi à cette échelle, à produire un développement ordonné.

Encore loin d’être généralement accepté, ce modèle a toutefois connu un intense regain

33 VIDAL et MIQUEL, « Du concept de gène au concept d’épigénétique en biologie », art. cit., p. 238.

Page 335: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

334

d’intérêt depuis que l’observation a mis en évidence le caractère stochastique de

l’expression des gènes et la période de variabilité d’expression précédant la différenciation

qui avait été prédite par Kupiec.34

Le darwinisme cellulaire en revanche conteste la pertinence de la notion même de

gène, dont Kupiec (en biologiste et en historien et philosophe des sciences) souligne qu’elle

ne désigne pas une entité matérielle bien définie, mais un concept, l’équivalent

chromosomique des caractères phénotypiques observés dans les lois de Mendel. La notion

de gène comme portion unique d’ADN codant pour un caractère n’a cessé d’être remise en

question, par la découverte de la distinction entre gènes régulateurs et gènes de structure,

par la notion de « réseau de gènes » censés coder pour un caractère, par la découverte du

rôle de l’environnement ou de l’importance du junk-DNA, l’ADN non codant. Il n’est pas

question ici de prendre parti dans un débat aussi difficile que profond, mais l’existence

même du modèle probabiliste, qui redonne une place centrale au hasard, peut servir pour

nous d’argument a fortiori : même dans ses plus radicales remises en cause du déterminisme

génétique, la biologie contemporaine ne prend pas la direction du finalisme, mais son

contraire : c’est le hasard qui retrouve un rôle, et non l’agentivité d’une conscience

organique, exclue par principe de la méthode scientifique. Si le principe de « l’ordre à

partir de l’ordre » est contesté, ce n’est pas pour substituer un ordre transcendant à l’ordre

génétique, mais au profit du principe de « l’ordre à partir du désordre », de l’auto-

organisation par le hasard et la sélection naturelle.

Notons toutefois que l’on pourrait trouver sur d’autres plans des accents ruyériens

au modèle de Kupiec. Celui-ci écrit notamment :

Je considère que la sélection externe (darwinienne) et la sélection cellulaire sont

interconnectées de façon causale. Habituellement, on sépare l’évolution des espèces (la

phylogenèse) du fonctionnement des sociétés cellulaires impliqué dans le développement

embryonnaire (l’ontogenèse). Avec ma théorie, les deux sont intimement liés puisque la

structure tissulaire joue comme une contrainte sélective sur chaque cellule, mais que cette

34 KUPIEC, Jean-Jacques, « D’où vient l’ordre en biologie ? L’erreur de Schrödinger », in MIQUEL, Pierre-Antoine (dir.), Biologie du XXIe siècle : évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 247‑262.

Page 336: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

335

structure tissulaire est elle-même soumise à la sélection darwinienne. Les deux

phénomènes ne sont donc pas indépendants, mais causalement liés.

Pour exprimer cette idée, j’ai formé le concept d’ontophylogenèse, qui entraîne un

bouleversement profond dans notre façon de voir le vivant. Dans cette conception, l’entité

première du vivant n’est plus l’organisme ou l’espèce, mais la lignée généalogique.

L’organisme et l’espèce ne sont plus que deux entités secondaires, et l’ontogenèse et la

phylogenèse, deux manières d’approcher le même phénomène : le flux continu des

générations (de cellules ou d’individus).35

En mettant l’accent sur la lignée plus que sur l’individu, Kupiec retrouve la vision

ruyérienne d’une « structure fibreuse de l’univers », d’un univers constitué « en gerbe »

par des lignes d’individualités ininterrompues.36 Il n’y a pas d’individualité absolue, de

hiatus net entre corps des parents, cellules germinales, œuf fécondé et corps de l’enfant :

l’individualité véritable est celle de la lignée et non celle de chacun de ses membres (idée

que Ruyer reprend à Butler, et par laquelle il retrouve Darwin). Cette réunification de la

phylogenèse et de l’ontogenèse, plus globalement à l’œuvre dans le champ de la biologie

évolutive du développement (evo-devo), va dans le sens préconisé par Ruyer, exception faite

de l’interprétation métaphysique qu’il en donne. Celui-ci traite en effet le développement

embryonnaire et l’évolution des espèces comme les deux faces d’un même processus de

sélection adaptative, quoiqu’il conteste toute interprétation matérialiste de cette sélection.

Comme sur bien des points, Ruyer a vu avec acuité ce qui devait être dépassé, sans admettre

que ce dépassement pourrait s’opérer dans les bornes de la science, ce qui s’est pourtant

produit.

Une autre difficulté se pose cependant de manière interne à sa pensée : celui de

l’ouverture au monde extérieur et de la perception. En situant l’information biologique et

psychologique dans un domaine trans-spatial, tout en faisant de la conscience primaire un

pour-soi tourné vers le dedans, ne rend-il pas impensable et inutile l’ouverture perceptive ?

35 KUPIEC, Jean-Jacques, « Il faut renoncer aux lois de Mendel », Pour la Science, no 509, 2020, p. 59‑60.

36 RUYER, EM, p. 113-114.

Page 337: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

336

Ruyer parvient-il vraiment à générer la « conscience seconde » à partir de sa « conscience

primaire » ?

2. L’impossible ouverture

2.1 Ruyer et Piaget : le vivant comme régulation

L’émergence de la conscience perceptive ne peut avoir lieu qu’à partir d’éléments

ayant eux-mêmes un caractère de conscience, comme nous l’avons vu. Mais si l’on admet

que ce caractère n’est rien d’autre que la capacité à former des liaisons, ne se donne-t-on

pas les moyens de penser l’émergence de la perception à partir des liaisons spécifiques du

système nerveux auto-régulé, sans appel à un domaine trans-spatial ? On peut s’en

convaincre et ainsi mieux comprendre l’itinéraire de Ruyer en le comparant à son exact

contemporain, le psychologue, biologiste et épistémologue suisse Jean Piaget (1896-1980).

Dans un contexte scientifique semblable, Piaget poursuit un projet fort parallèle à

celui de Ruyer, puisqu’il cherche à « comparer les mécanismes de la connaissance à ceux

de la vie »37 en usant des ressources de la biologie, de la psychologie et des sciences de

l’information, pour mettre en évidence l’intégration et la genèse biologique des facultés de

connaissance, qu’il faut considérer comme un cas particulier de processus déjà identifiables

aux niveaux inférieurs du vivant. On peut dire que chez lui psychologie et biologie sont

indissociables.38 Piaget fait même de la recherche « d’isomorphismes structuraux » entre

phénomènes biologiques et cognitifs une méthode essentielle, empruntant là encore une

direction semblable à celle de Ruyer. Il y a chez Piaget une continuité de la série ontogenèse

– phylogenèse - psychogenèse, continuité assurée par un isomorphisme central : ces trois

domaines sont des domaines de genèse par régulation. De façon comparable à Ruyer, Piaget

entreprend de construire une « biologie rationnelle » fondée sur la recherche de

similitudes générales dans les grands processus des mondes organique et psychique, en

37 PIAGET, Jean, « Biologie et connaissance », Diogène, no 54, 1966, p. 3.

38 BUSCAGLIA, Marino, « La biologie de Jean Piaget : (1896-1980) Cohérence et marginalité », Synthese, no 65, 1985, p. 99.

Page 338: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

337

recherchant la cohérence interne plus qu’en s’appuyant sur un travail expérimental très

rigoureux.39 En suivant la belle synthèse de Buscaglia, on peut citer quatre grands thèmes

constants de la biologie piagétienne, dans lesquels on retrouve les principaux centres

d’intérêt et positionnements de Ruyer.

Ces thèmes constamment repris et articulés de diverses manières sont les suivants :

(a) L’opposition à l’idée d’une sélection naturelle passive, après-coup, du type

néodarwiniste.

(b) L’importance attribuée à l’intervention de l’activité individuelle dans le choix

du milieu, qui sera sélectif a posteriori, et par conséquent dans la construction

des voies possibles de l’évolution, les individus étant les déterminants de la

direction prise, dont les limites déterminent la sélection.

(c) L’élaboration d’un modèle interactionniste, épigénétiste des développements

ontogénétiques et phylogénétiques.

(d) La conception de l’organisme comme totalité autorégulée.40

Piaget conçoit les organismes vivants comme des totalités auto-régulées grâce à des

boucles cybernétiques, mais ce sont des totalités actives qui participent à leur propre

adaptation, par le choix de leur milieu et par une capacité de reconfiguration plastique du

phénotype et même du génome. Si l’on retrouve chez lui des attaques très semblables à

celles de Ruyer contre le néodarwinisme et sa sélection passive, ou contre le

préformationnisme génétique, c’est donc dans le cadre d’un néo-mécanisme cybernétique

que Piaget cherche la troisième voie, et non dans une direction finaliste.

Durement critique avec les projets vitalistes ou panpsychistes, notamment celui de

Ruyer41, il s’efforce d’approfondir la direction que ce dernier délaisse, celle d’une

39 BUSCAGLIA, « La biologie de Jean Piaget : (1896-1980) Cohérence et marginalité », art. cit.

40 Ibid., p. 110‑111.

41 Ruyer est explicitement critiqué par Piaget dans Sagesse et illusions de la philosophie (chap. V) comme l’un de ces philosophes qui prétendent se mêler des problèmes de faits relevant du champ scientifique. Il écrit ainsi : « Mais cette aptitude à imaginer des cycles élargis et des structures abstraites, dont la biologie concrète éprouve un tel besoin, et qui trouvent un début d’expression dans les travaux cybernétiques actuels (que Ruyer a d’ailleurs suivis depuis et dont il a donné d’excellents exposés), n’a pas suffi à protéger le philosophe contre les deux grandes tentations qui menacent toute spéculation

Page 339: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

338

explication génétique et structurale du vivant par intégration des sciences : génétique,

cybernétique, psychologie, embryologie. Là où Ruyer critique séparément les prétentions

explicatives de ces sciences, Piaget cherche à les combiner pour former un ensemble

cohérent, et, si cette tentative de formalisation peut paraître aujourd’hui naïve, elle

propose pour l’époque une alternative stimulante au couple hasard-finalisme. La direction

générale de cette tentative est celle de « l’hypothèse directrice » de son ouvrage majeur sur

la question des rapports entre psychologie et biologie, Biologie et connaissance :

[Cette hypothèse] revient, d’une part, à supposer que les mécanismes cognitifs prolongent

les régulations organiques dont ils représentent une résultante ; elle consiste, d’autre part,

à admettre qu’ils constituent des organes spécialisés et différenciés de ces régulations dans

les interactions avec l’extérieur.42

Sans entrer dans les détails du riche travail de Piaget, on peut souligner ce qui le

distingue nettement de Ruyer. C’est d’abord l’idée que les « mécanismes cognitifs »

conscients sont la résultante de processus organiques inconscients, l’isomorphisme

structural ne conduisant pas au panpsychisme, mais à l’idée commune de régulation43 :

sur le terrain de la vie : le recours à des explications invérifiables et la tendance à projeter dans les processus élémentaires des propriétés appartenant aux niveaux supérieurs du comportement et de la vie mentale. Sur le premier point, Ruyer nous dit (p. II) que “la forme dynamique derrière la structure, l’activité structurante et les liaisons qu’elle produit sont inobservables et doivent toujours être inférées avec risque”. Mais, dès ce départ, on est naturellement conduit à se demander si les structures valables qu’il s’agirait de rechercher ne sont pas précisément celles qui, à l’instar des grandes structures algébriques qualitatives, englobent leurs propres lois de construction sans qu’il soit besoin d’imaginer “derrière” elles une activité structurante : en une structure de “groupe”, par exemple, l’activité structurante n’est pas autre chose que l’opération qui définit ce groupe. (…) Mais c’est surtout, parce que, avec une rapidité surprenante, Ruyer quitte le terrain des faits pour s’orienter non pas seulement vers les sables mouvants des « inférences avec risque », mais très directement vers une métaphysique du « potentiel », malgré tout ce que nous enseigne l’histoire quant au maniement verbal de notions qui n’ont un sens que sur le terrain des mesures et des calculs précis. » PIAGET, Sagesse et illusions de la philosophie, op. cit., p. 249‑250. Ruyer répond à ces critiques une lettre à Piaget du 16 octobre 1965 (texte inédit, à paraître édité par F. COLONNA), en réaffirmant que ce sont les faits eux-mêmes qui nous contraignent à admettre le panpsychisme platonisant.

42 PIAGET, Jean, Biologie et connaissance, Paris, Gallimard, 1973 [1967], p. 478.

43 « Notre problème n’est pas autre chose que celui des relations entre la « mémoire » ou la « logique » propres au comportement ou à la vie mentale et la « mémoire » ou la « logique » que ces auteurs [biologistes] situent avec raison dans la vie organique, non pas en tant que propriétés psychiques comme celles dont abuse le vitalisme pour combler les lacunes de l’explication scientifique, mais à titre d’expression des mécanismes auto-régulateurs. » Ibid., p. 31.

Page 340: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

339

l’organisme se développe et maintient sa forme par auto-régulation (homéostasie dans la

physiologie, homéorhesis dans le développement, auto-régulation du génome comme

réseau), et le système nerveux n’est qu’une forme particulière de régulation : celle qui

équilibre et adapte l’action tournée vers le milieu extérieur.

La vie est essentiellement auto-régulation. L’explication des mécanismes évolutifs,

longtemps enfermée dans l’alternative sans issue du lamarckisme et du néo-darwinisme

classique, trouve sa voie dans un tertium qui est cybernétique et s’oriente effectivement vers

la théorie de l’auto-régulation. (…) Les processus cognitifs apparaissent simultanément

comme la résultante de l’auto-régulation organique dont ils reflètent les mécanismes

essentiels et comme les organes les plus différenciés de cette régulation au sein des

interactions avec l’extérieur, de telle sorte qu’ils finissent avec l’homme par étendre celles-

ci à l’univers entier. »44

Piaget accorde nettement plus d’importance que Ruyer aux considérations de

méthode et d’épistémologie, même si on peut ultimement lui faire le même reproche de se

contenter de similitudes très générales ou de la possibilité de transposer un vocabulaire

d’un domaine à un autre comme critère de vérité.45 Sa psychologie est assurément plus

rigoureuse, ses travaux sur la genèse de l’intelligence étant un jalon essentiel de la science

du XXème siècle, alors que Ruyer se contente des observations d’amateur d’Ellenberger. En

revanche on peut dire que Ruyer perçoit mieux l’inscription de la question dans le champ

philosophique et particulièrement métaphysique, et les conséquences ultimes d’une

psycho-biologie sur l’ontologie qui la sous-tend (ou l’inverse). Ce qui nous importe surtout

dans le cadre de cette étude, c’est que la tentative de Piaget permet de mieux voir en négatif

les choix faits par Ruyer, là même où il prétend se contenter de suivre l’évidence des faits.

À partir du même état de la science, d’une même sensibilité critique vis-à-vis du paradigme

dominant, et d’un même geste philosophique (la recherche d’isomorphismes du

développement de l’embryon à celui de l’esprit), Ruyer aboutit à un finalisme panpsychiste,

là où Piaget propose une biologie génétique et cybernétique. Comment l’expliquer ? Une

partie de l’explication est à chercher, d’après Piaget lui-même, dans l’état de la science de

44 Ibid., p. 48‑49.

45 BUSCAGLIA, « La biologie de Jean Piaget : (1896-1980) Cohérence et marginalité », art. cit., p. 115‑117.

Page 341: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

340

l’époque, comme nous l’avons vu. Une autre partie, nous voudrions maintenant essayer de

le montrer, tient au caractère monadologique de l’ontologie ruyérienne, et à la difficulté

qu’elle présente pour s’articuler à une dimension essentielle de toute explication

biologique : l’interaction entre l’individu et son milieu.

2.2 Perception et accès au milieu

L’un des problèmes communs à Ruyer et à Piaget (et en fait à toute interrogation sur

le vivant) est l’adaptation des individus au milieu. Comme l’écrit ce dernier :

L’organisation est indissociable de l’adaptation puisqu’un système organisé est ouvert sur

le milieu et que son fonctionnement suppose ainsi des échanges avec l’extérieur dont la

stabilité définit son caractère adapté.46

Chez Piaget, ce n’est pas tant une difficulté que le phénomène essentiel que toute sa

biologie cherche à expliquer, par l’association de l’évolution par mutation et de

l’interaction réelle et active des individus avec le milieu. En choisissant son milieu et en s’y

adaptant, l’organisme se moule en quelque sorte sur lui (parfois en le transformant) de

façon à occuper sa niche écologique de manière optimale. Chez Ruyer, si le fait de

l’adaptation ne fait pas de doute, son explication est une véritable difficulté. Ce n’est pas

étonnant si l’on considère que la question du milieu de vie est centrale dans presque toutes

les philosophies de l’organisme qui lui sont contemporaines (de Canguilhem à Merleau-

Ponty), tandis qu’elle est un point aveugle de sa propre pensée. La dimension

monadologique de la vie chez Ruyer interdit d’emblée de faire de l’interaction avec le

milieu un caractère vraiment constitutif du vivant, notamment parce que la vie est pensée

chez lui à partir de l’embryogenèse. Or, celle-ci apparaît chez Ruyer comme un processus

de formation dans lequel l’embryon est fermé sur lui-même, « fasciné », c’est-à-dire

conscient, mais entièrement absorbé par sa propre tâche. L’embryon possède donc tous les

caractères essentiels de la vie, dont il est le cas paradigmatique, mais sans véritable

interaction avec un milieu. L’interaction avec un milieu se déroule nécessairement ici et

46 PIAGET, Biologie et connaissance, op. cit., p. 241‑242.

Page 342: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

341

maintenant, tandis que la forme qui guide l’embryogenèse (comme d’ailleurs le

comportement) est forcément trans-spatiale et trans-temporelle chez Ruyer : c’est elle qui

prépare à l’avance l’adaptation, et selon le mot de Cuénot, « l’ontogenèse est préparante

du futur ».47

Un poisson adulte est hydro-dynamique, mais cette structure est préparée au cours d’une

ontogenèse où il reste immobile, elle n’est pas acquise par le modelage des filets d’eau à la

manière dont un tas de neige est modelé par le vent. On n’a encore jamais vu un tas de neige

se mettre en équilibre avec une tempête future. C’est qu’un tas de neige n’est pas un être,

n’est pas une vraie forme avec un potentiel.48

Cette comparaison n’a en elle-même rien de particulièrement finaliste, et pourrait

souligner simplement la différence entre un organisme capable d’un développement global

coordonné et un agrégat physique. Mais il devient radicalement finaliste sous la plume de

Ruyer dès lors qu’il considère que cette préparation du futur implique une forme de

prescience anticipatrice ou, ce qui revient au même, la coordination par une unité hors de

l’espace et du temps. Cela implique évidemment le rejet d’une explication génétique du

développement, comme d’une explication par la sélection naturelle des générations

passées de l’hydrodynamisme du poisson. Bien sûr, Ruyer est évolutionniste et reconnaît

une forme de sélection, mais celle-ci implique le stockage de l’information sélectionnée

dans un « potentiel spécifique » hors de l’espace-temps qui explique l’étrange prescience

de l’embryon de poisson préparant son corps à la nage future.

On pourrait considérer ici que le potentiel n’est qu’un avatar imagé du génome,

compréhensible au moins pour un ouvrage paru en 1946. Mais en raison du réalisme

métaphysique de Ruyer et de sa recherche constante d’une ontologie unifiée, la

« conscience primaire » de l’embryon sert encore de modèle pour penser celle de

l’organisme adulte, donc du comportement instinctif et de la perception. Ruyer ne parvient

47 Ruyer cite cette formule dans EPB, p. 15. La formule de Cuénot dans Invention et finalité est celle de « préparation du futur », op. cit., p. 21. On trouve la formule exacte dans le dernier ouvrage du biologiste : CUÉNOT, Lucien, L’évolution biologique : les faits, les incertitudes, Paris, Masson, 1951, p. 308, 536.

48 RUYER, EPB, p. 15.

Page 343: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

342

pas à penser l’instinct sans un détour par le trans-spatial, puisqu’il est la continuité de

l’ontogenèse qui est elle-même informée par une telle participation.49 Cette nécessité du

détour par un Idéal ou une Forme en soi est sans doute d’ailleurs suscitée chez Ruyer par

un refus implicite d’accorder à l’interaction avec le milieu, comme à la perception, un

véritable rôle d’information. Ruyer n’envisage jamais que la même invention technique,

par exemple, puisse être en tout point du globe et en tout temps une réponse adaptée au

milieu lui-même, par exemple qu’un même piège soit la réponse aux contraintes d’un

certain type de proie, ou qu’un comportement instinctif soit une adaptation dynamique,

sans cesse réajustée, à l’environnement perçu. Il lui faut toujours imaginer un détour par

une forme, un survol du temps et de l’espace, qui donne sens au perçu. C’est pourquoi Ruyer

ne peut penser, comme Canguilhem, que la seule norme soit l’adaptation à la vie dans le

milieu : issue d’une telle adaptation et stockée dans le « potentiel mnémique » de l’espèce,

elle devient une Idée qui guide le comportement dans le milieu. Certes, il est juste de

considérer l’instinct comme une réponse typique aux « gnosies » qui se présentent dans

l’environnement : le comportement instinctif n’est pas inventé par chaque individu mais

préparé dans l’organisme et hérité de génération en génération. Mais chez Ruyer cet

héritage prend la forme du potentiel mnémique « détaché », et les stimuli

environnementaux ne sont plus que l’occasion qui « appelle » le détour par cette mémoire

transcendante. Mais c’est alors à l’idéalisme qu’on en revient, un idéalisme platonicien

plutôt que kantien, qui soumet la connaissance à des formes a priori, mais affirme

l’existence de ces formes, relativement immuables, en-dehors du monde physique.50

Comme le remarque Piaget dans sa charge contre Ruyer, celui-ci affirme en même

temps à propos de l’amibe qu’elle manifeste un véritable comportement, puisqu’elle est

capable d’acquérir habitudes et conditionnements, et que ces manifestations sont celles

d’un psychisme dirigé « vers le dedans », « et non pas, comme l’activité psychique des

49 RUYER, EM, p. 92-93.

50 « Relativement » puisque Ruyer admet une forme d’évolutionnisme, en associant les vivants non à des Idées mais à des « mémoires spécifiques » susceptibles de changement. « Vous êtes un idéaliste qui s’ignore ou qui ne veut pas s’avouer », répliquait à Ruyer en 1938 Dominique Parodi, lors d’une séance de la Société française de philosophie. RUYER, « Le “psychologique” et le “vital” », art. cit., p. 193.

Page 344: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

343

animaux supérieurs, vers le milieu extérieur. »51 Mais ici la difficulté éclate : pourquoi

assimiler la capacité à être conditionné, c’est-à-dire nécessairement conditionné par le

milieu extérieur, à une subjectivité tournée vers le dedans ? N’est-ce pas exactement

l’inverse que montre la capacité d’apprentissage de l’amibe, à savoir une capacité

rudimentaire de s’informer ou de réagir aux stimuli extérieurs ? Le problème redouble

quand on passe aux animaux supérieurs dotés d’un système nerveux, et dont Ruyer doit

bien admettre qu’ils ont accès à un monde extérieur : pourquoi auraient-ils besoin d’un

système nerveux, là où l’amibe qui en est dépourvue est capable de s’adapter parfaitement

à son propre milieu extérieur, et ce sans le percevoir ? Le panpsychisme de Ruyer ne fait pas

seulement de la perception un cas particulier du psychisme, il en fait une anomalie

incompréhensible, qui n’a plus de place. Examinons la définition qu’il en donne :

Il n’y a au fond qu’un seul mode de conscience : la conscience primaire, forme en soi de tout

organisme et ne faisant qu’un avec la vie. La conscience seconde, sensorielle, est la

conscience primaire des aires cérébrales. Comme le cortex est modulé par des stimuli

extérieurs, la conscience sensorielle nous donne donc la forme des objets extérieurs à

l’organisme. Mais ce contenu particulier ne représente pas du tout un caractère essentiel

de la conscience et de la vie.52

Cette formule qui paraît tout résoudre est en fait celle qui menace le plus la cohérence

interne du néo-finalisme. Ruyer entend par là que la conscience seconde est rendue

possible par la modulation du cortex par les formes des choses extérieures, perçues par

l’intermédiaire des organes sensoriels. Ici encore, l’idée que le cortex forme une « unité

auto-survolée » peut n’être prise que comme une simple originalité terminologique

anticipant sur les découvertes de la neurologie. Mais admettre cela, c’est renoncer aux

fondements mêmes du panpsychisme, appuyé sur le cas de l’amibe, puisque c’est admettre

que la conscience primaire peut être modulée du dehors, qu’elle est informée non par

participation aux essences, mais de façon parfaitement matérielle et immanente, par

l’opération des organes des sens. Que donnerait cette « modulation » appliquée à l’amibe ?

51 RUYER, EPB, p. 24.

52 RUYER, NF, p. 116.

Page 345: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

344

Elle reviendrait tout simplement à admettre que le comportement de l’amibe est une

réaction aux stimuli du milieu, par réaction physico-chimique, et un conditionnement par

ces interactions répétées. Or, c’est justement le contraire de l’idée ruyérienne de

subjectivité close, en pur self-enjoyment. Si l’on admet l’explication ruyérienne de la

conscience seconde et de la perception, on en revient finalement à un matérialisme de la

structure, mais qui ferait une large part à la genèse, au dynamisme et à la plasticité des

structures considérées. Ce n’est évidemment pas ce que fait Ruyer, qui tente au contraire

d’articuler avec difficulté la part perceptive de la connaissance avec la participation directe

du cerveau au monde des essences. Alors que la phénoménologie husserlienne cherche

précisément cette articulation dans la suspension du réalisme naïf, Ruyer doit la penser

dans l’interaction d’un réalisme des essences (accessibles sans perception) et d’un

empirisme pour lequel les sensations sont bien « dans notre tête ».53

Cette impossibilité de générer la conscience seconde à partir de la conscience

primaire, de « refaire le chemin en sens inverse », a été amplement développée par Renaud

Barbaras54, qui dénombre sur ce point trois grandes difficultés que nous pouvons résumer

ainsi. Premièrement, on ne comprend pas pourquoi le survol des aires cérébrales ne serait

pas, comme tous les autres survols, connaissance de soi-même, connaissance des aires

cérébrales et non-perception du monde extérieur. La réponse de Ruyer est qu’il y a ici une

différence de contenu, qui correspond à la différence entre les cellules nerveuses et les

autres tissus vivants. Mais comme le souligne Barbaras, une différence de contenu

n’explique pas une différence de modalité, or la conscience seconde diffère bien par sa

modalité : « elle n’organise pas des tissus, mais fait apparaître quelque chose ».55 Or, le fait

que la cause des modulations du cerveau soit extérieure n’explique en rien qu’elles donnent

lieu à une conscience d’extériorité, à la représentation d’un monde extérieur. Enfin, la

53 RUYER, Raymond, « Les sensations sont-elles dans notre tête ? », Journal de psychologie normale et pathologique, 1934, p. 555‑580.

54 BARBARAS, « Vie et extériorité. »

55 Ibid.

Page 346: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

345

troisième difficulté est la plus grave (elle est soulevée également par Kaplan56), car elle

touche aux fondations mêmes de l’édifice : une telle conscience close sur elle-même, qui

n’a accès qu’à ses propres modulations, ne peut se prévaloir du réalisme consubstantiel à

l’entreprise de Ruyer. Celle-ci en effet consiste, comme l’a souligné Chambon, à reconnaître

la validité d’un double accès à l’être, objectif et phénoménal.57 Mais si nous n’avons au

monde qu’un accès indirect via les modulations de notre propre unité « sans porte ni

fenêtre », alors l’accès objectif est gravement menacé, et l’accès phénoménal ne peut plus

être considéré comme ouvrant un accès à la réalité même.

2.3 Ruyer a-t-il sauvé le concept d’information ?

La question de l’ouverture au monde n’est pas centrale chez Ruyer, qui lui substitue

le problème de la nature de l’information : peut-on penser la capacité des organismes à

s’informer, au double sens de se donner une forme, et d’acquérir des connaissances leur

permettant de s’adapter au monde extérieur, sans faire de la biologie une psychologie ? Un

débat profond et important existe sur la pertinence de l’utilisation du terme d’information

dans les sciences du vivant, et les confusions rendues possibles par l’équivoque du mot.

Comme le souligne par exemple Chapouthier, le calcul par Shannon de « l’entropie

d’information », c’est-à-dire de la déperdition quantitative de la quantité d’information

dans un message durant sa transmission, a donné lieu à une analogie et même une

assimilation plus que contestable avec l’entropie thermodynamique.58 La confusion entre

56 KAPLAN, Entre Dieu et Darwin, le concept manquant, op. cit., p. 49 sq.

57 CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 353 sq.

58 CHAPOUTHIER, Georges, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. Tome 138, no 1, Presses Universitaires de France, 2013, p. 21‑28. Voir notamment au paragr. 5 : « De ce simple isomorphisme entre les deux formules (il y a beaucoup de formules logarithmiques en physique) est issu l’un des plus graves malentendus de la biologie (Chapouthier, 2001). Brillouin (Brillouin, 1959), en tentant d’identifier les deux formules, a en effet conclu que l’information était la même chose que la néguentropie. De la « quantité d’information par message » du travail de Shannon, paramètre scientifiquement juste, mais très limité dans son utilisation, et dont l’expression présentait un vague isomorphisme avec la formule de Boltzmann, on passait alors allègrement à l’information au sens le plus général du terme, tel qu’on l’utilise dans le grand public, comme dans les sciences humaines ou biologiques, et qui est synonyme de « morceau de connaissance » ! Et puis on ne s’arrêtait pas en si bon chemin : après avoir identifié néguentropie et information, on identifiait ces deux concepts à celui d’ordre (Matras & Chapouthier, 1984). Le dogme était né : l’information, c’était à la fois l’ordre et la néguentropie ! Un pont solide paraissait construit

Page 347: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

346

cette notion purement quantitative et l’information en général est selon lui la source de

nombreux malentendus, notamment dans notre compréhension du vivant. Il affirme ainsi

« que l’identification, qu’on rencontre encore dans nombre d’ouvrages de biologie, entre

néguentropie, information et ordre ne résiste pas à l’analyse scientifique »59 et en conclut

qu’il faut « séparer conceptuellement les échanges énergétiques des structures vivantes

avec leur environnement, qui peuvent, dans certaines conditions, être reliés à l’entropie,

et les échanges d’information, qui sont d’une autre nature ».60

Or, comme il le souligne, Ruyer ne commet pas cette confusion entre information

« qualitative » et « quantitative », et conteste au nom de cette distinction les prétentions

de la cybernétique, par exemple, à expliquer l’information en général et non seulement la

transmission d’une structure physique.61 En effet, toute signification véritable et toute

création d’information étant pour Ruyer le propre d’un « je » conscient (en participation

avec un domaine d’essences), il n’est pas possible d’assimiler l’information véritable à

l’information telle que mesurée par Shannon, qui n’est en fait que la mesure de la

dégradation d’une structure physique particulière (par exemple, les ondes plus ou moins

brouillées d’une transmission radio). Pour Chapouthier, grâce à ce postulat philosophique,

« Ruyer « sauve » le concept d’information, et par suite ses conséquences sur les concepts

de structure et de forme, du piège tendu par Brillouin où ils étaient enfermés. »62 Et l’auteur

de comparer le « dualisme » ruyérien au vitalisme qui aurait, selon lui, permis malgré son

erreur fondamentale de sauvegarder l’autonomie de l’étude du vivant.

entre une grandeur thermodynamique mesurable, l’entropie, et des concepts qualitatifs mal définis comme l’ordre et l’information. »

59 Ibid., paragr. 8.

60 CHAPOUTHIER, Georges, L’homme, ce singe en mosaïque, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 28‑29.

61 Voir notre chapitre suivant.

62 CHAPOUTHIER, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », art. cit., paragr. 13. Léon Brillouin (1889-1969) est un physicien franco-américain dont les travaux sur la théorie de l’information ont participé selon Chapouthier à répandre l’assimilation de l’information et de la néguentropie.

Page 348: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

347

Ruyer a-t-il véritablement « sauvé » le concept d’information ? S’il n’est pas

contestable qu’il ait maintenu une séparation stricte entre l’information au sens qualitatif

et l’information quantitative des « sciences de l’information », le terme de sauvetage nous

semble discutable. Premièrement parce que, comme l’auteur de l’article le reconnaît sans

ambiguïté, Ruyer ne conteste pas l’identification : information, ordre, néguentropie.

Si l’information est essentiellement le progrès d’un ordre structural efficace, elle sera le

contraire d’une « déstructuration », d’une diminution d’ordre. Cette diminution d’ordre a

un nom en physique : l’entropie. L’information pourra donc être considérée comme le

contraire d’une entropie, et elle sera mesurable comme celle-ci.63

La séparation introduite par Ruyer ne passe donc pas comme celle de Chapouthier

entre information et néguentropie, mais entre information passive ou structurée et

information active ou structurante : la connaissance comme la vie d’un organisme sont

bien comprises comme néguentropie, mais l’origine de cette néguentropie doit être un

principe informateur situé hors de l’espace-temps. Chapouthier s’appuie essentiellement

sur la thèse de Ruyer, Esquisse d’une philosophie de la structure, c’est-à-dire sur le Ruyer

matérialiste des débuts. Dans l’Esquisse en effet, structure et forme sont une seule et même

chose. Mais dans la philosophie mature de Ruyer, structure passive et forme active sont

dissociées, la première (observable) étant le résultat de la seconde (inobservable), et la

seconde trouvant sa source dans un domaine d’essences trans-spatiales. Le résultat de cette

« sortie de l’actuel » est le dépassement du dualisme purement épistémologique du premier

Ruyer vers un platonisme des Formes-Idées qui tend à devenir un dualisme ontologique. Le

« sauvetage » de l’information, qui ne succombe pas au réductionnisme de certains

physiciens et ingénieurs du milieu du XXème siècle, ne se fait donc qu’au prix d’une autre

assimilation : celle de toute information véritable, en biologie et en psychologie, à une

signification reposant sur des Idées ou thèmes transcendants.

Il nous paraît donc excessif de dire avec Chapouthier que « le néo-finalisme proposé

par Ruyer (…) ne prétend pas renouer avec un finalisme désuet et théologique, mais

63 RUYER, COI, p. 10‑11.

Page 349: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

348

constater la « directionnalité » effective de l’évolution du monde observable. »64 Le néo-

finalisme de Ruyer est original et propose avec le concept de domaine absolu de survol une

redéfinition audacieuse de la conscience qui fait de son œuvre un moment important de la

philosophie du XXème siècle. Mais il n’est pas douteux que son finalisme soit théologique,

comme il le revendique d’ailleurs abondamment lui-même,65 et ne se borne pas au

« dualisme épistémologique » examiné par l’auteur. Si Ruyer n’a pas sauvé pour la science

le concept d’information, il est de plus permis de se questionner de manière plus générale

sur le rapport qu’il entretient avec les savoirs scientifiques : s’agit-il de corriger les

dogmatismes fautifs des savants lorsqu’ils s’essayent à la philosophie, ou de remplacer

l’activité théorique de ces derniers par la libre spéculation du philosophe ?

3. Ruyer : le philosophe, la science et Dieu

3.1 Philosophie et science : les dangers de la position de

surplomb

La difficulté du rapport de Ruyer aux savoirs scientifiques n’est pas la critique que

fait Ruyer des insuffisances de la science de son temps, mais sa conversion systématique de

l’inexpliqué en inexplicable : l’insuffisance des explications « mécanistes » à un instant t

(les années 30-60) suffit à Ruyer pour affirmer que les faits en question échappent

définitivement à l’empire de la causalité, et requièrent conscience et finalité. C’est la

64 CHAPOUTHIER, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », art. cit., paragr. 20.

65 Tout en reconnaissant que la théologie véritable est impossible, Ruyer n’en fait pas moins de l’approche axiomatique de cette théologie le but et la source de toute son œuvre, et en premier lieu de ses travaux sur l’information. Il écrit ainsi : « Au-delà de la région du trans-spatial, dans son aspect de « nature », obéissant à des lois non mécaniques et non géométriques, mais à des lois malgré tout encore naturelles, il fallait postuler une région que l’on devait donc appeler théologique, puisqu’elle était source de toutes les activités individualisées, de toutes les formes et de toutes les lois. (…) Tout ce que j’ai publié depuis 1946, à l’exception de mon livre sur l’utopie, est chapitre détaché de mon ouvrage manqué. L’étude sur le néofinalisme, sur les valeurs, sur la morphogenèse, et même, si étrange que cela paraisse, sur la cybernétique, sont des parties détachées d’un ouvrage théologique. C’est peut-être l’analyse philosophique des automates et la critique de la théorie de l’information qui peut donner le plus longtemps l’espoir d’aboutir à quelque chose comme une nouvelle théologie. » RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 10‑11, nous soulignons.

Page 350: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

349

démarche inévitable d’une philosophie du « résidu », qui se donne pour tâche d’identifier

dans ce qui résiste à la science la clef de compréhension du monde.66 Il se place dans une

position de surplomb par rapport aux sciences, en se croyant capable de donner la véritable

interprétation des observations expérimentales. Ce faisant il dépasse la lettre raisonnable

de la méthode élaborée dans L’esprit philosophique : il ne s’agit pas seulement de s’appuyer

sur les sciences (toujours incomplètes) pour construire la vision cohérente du monde

qu’elles rendent possible à un moment donné, mais de remplacer les théories scientifiques

par une explication libre des faits, que le philosophe est seul capable d’interpréter

correctement. Il ne s’agit pas en effet d’une libre interprétation dans l’esprit de Ruyer, mais

du sens évident des choses elles-mêmes, qui n’est manqué que parce qu’il est généralement

obscurci, recouvert par des constructions idéologiques, essentiellement la vision mécaniste

du monde. Une fois débarrassé de ces couches d’idéologie, le sens vrai est supposé

apparaître de lui-même à l’esprit non prévenu, capable de percevoir l’explication que les

faits « appellent », « demandent impérieusement », « exigent », etc.

Cette position de surplomb autorise le philosophe non seulement à intervenir dans

les problèmes de faits dévolus à une science particulière, mais à dominer suffisamment

l’ensemble du savoir humain pour corriger une science par une autre, en important par

exemple des concepts psychologiques en biologie, ou en corrigeant la génétique par

l’embryologie – sans tenir compte des différences de méthode et d’objet entre ces

disciplines. Les conditions de vérité d’une hypothèse (y compris à propos de questions de

fait très concrètes comme le mode de division d’une cellule ou la nature d’un photon) sont

les suivantes chez Ruyer :

1) Elle fournit une explication des faits.

2) Il n’y a pas d’hypothèse alternative pleinement satisfaisante.

3) Elle est applicable à tous les problèmes irrésolus des sciences physique, biologique et psychologique.

66 Par exemple, à propos de l’embryologie : « Dalcq, dans sa synthèse récente, a utilisé à peu près tous les éléments logiques d’explication que peut offrir ce plan de pensée [actualiste]. Détaillons son arsenal. » EPB, p.86. Cette formule est caractéristique de sa démarche défensive, qui consiste à relever inlassablement ce qui n’est toujours pas expliqué à un moment donné du temps.

Page 351: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

350

On voit aisément que 1) et 2) sont déjà des conditions insuffisantes, qui autorisent

notamment la transposition illimitée de concepts et de mécanismes d’une science à une

autre, dès lors qu’on peut en tirer une description cohérente des faits. Face aux difficultés

d’explication de la plasticité du développement embryonnaire aux premiers stades, on peut

donc invoquer par exemple la mémoire, l’inventivité ou la connaissance de l’embryon, au

prétexte que « Seul le “modèle psychologique” d’amorçage mnémique peut rendre compte

des faits. »67 Mais il faut ajouter la condition 3), en vertu de laquelle une explication

seulement locale ne résout rien, et doit être rejetée au profit d’une explication totale si l’on

peut en élaborer une. Par exemple, à propos d’une explication mécaniste de

l’équipotentialité cérébrale, Ruyer écrit : « Comme cette théorie, de toute manière, ne

rendrait pas compte de l’équipotentialité embryonnaire, nous pouvons nous dispenser de

la discuter. »68

Il faut noter que, paradoxalement, cette recherche d’une clef ultime de la science

s’accompagne chez Ruyer d’une intéressante critique du rationalisme comme foi

dogmatique, au nom même du postulat de rationalisation complète de la nature, qui relève

pour lui du mythe.

Le bon sens a beau lui dire que si sa propre vie n’avait pas quelque chose de mystérieux et

d’incalculable, il ne serait pas un être vivant, mais la Pensée ou l’Être unique et en soi, la

raison, comme foi mystique, s’obstine à postuler une science et une technique intégrales.

(…) L’homme et la nature sont liés et il est encore plus impossible de rationaliser

absolument la nature que de soulever la Terre avec un levier sans point d’appui. Il y a des

mythes dans le rationalisme absolu, tout autant que dans les imageries religieuses.69

Ruyer semble ici sur la voie d’un scepticisme appuyé sur l’idée que l’homme, et avec

lui ses facultés de connaissances, est un être naturel et biologique. Son insertion dans la

nature lui interdit la position de spectateur en surplomb, et la nature biologique de ses

facultés, sélectionnées par l’évolution en vue de la survie et non des mathématiques ou de

67 RUYER, NF, p. 84.

68 Ibid., p. 78.

69 RUYER, COI, p. 31.

Page 352: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

351

la philosophie, doit nous amener à limiter leurs prétentions. Cette critique de poids est la

conséquence logique de son projet de réinsertion de l’homme dans la vie et dans la nature,

contre les rationalistes ou les existentialistes qui oublient qu’il est d’abord un organisme.

Mais il est difficile d’articuler cette modestie naturaliste et la volonté qui transparaît chez

Ruyer d’achever le projet d’une nouvelle gnose qui acterait certes l’échec de la science

rationaliste, mais pour en donner l’explication finale – et qui le fait en s’appuyant sur ce

qu’il pense être une science nouvelle, une science de degré supérieur et ultimement

finaliste. On pourrait répondre à cela que Ruyer n’envisage sa philosophie que comme

tentative et comme mythe, mais cela pose tout de même deux questions. Premièrement,

pourquoi le mythe panpsychiste serait-il plus légitime ou moins « religieux » que le mythe

rationaliste ? Deuxièmement, le mythe rationaliste n’a-t-il pas pour lui une vertu

heuristique en science, tandis que le panpsychisme en prétendant l’achever, arrête là son

progrès ?70

❖ La stratégie de l’examen séparé

Ruyer a recours à un mode d’examen des solutions scientifiques qui pose problème.

Dans sa critique du rationalisme matérialiste, il procède à l’examen séparé de chaque

discipline, voire de chaque hypothèse, en refusant la possibilité qu’elles se complètent les

unes les autres pour former une explication unifiée et satisfaisante. Or, il ne suffit pas de

montrer que ni la génétique, ni le darwinisme, ni l’embryologie ni la cybernétique ne

produit seule une explication totale du vivant pour prouver qu’une théorie synthétique

utilisant les apports de toutes ces sciences ne donne pas une telle explication, ou au moins

un programme de recherche pertinent. Ruyer a certainement raison de contester les

prétentions totalisantes de certains généticiens ou cybernéticiens, et ces prétentions ont

été souvent battues en brèche par la suite. Mais elles l’ont été dans la direction d’une

70 Ruyer lui-même reconnaît au moins pour une part cette valeur heuristique de la confiance dans un programme de recherche : « La foi aveugle aux modèles cybernétiques peut être utile aux techniciens. Elle les encourage à tout tenter. Elle peut être encore utile dans certaines provinces de la théorie. Longtemps encore, les physiologistes, notamment, auront avantage à postuler que tout se fait par montage et fonctionnement, et à demander aux techniciens d'imiter intégralement les fonctionnements physiologiques. Mais la foi aveugle, dès aujourd'hui, est nuisible en d'autres provinces scientifiques, par exemple en psychologie et en embryologie. » COI, p.24-25

Page 353: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

352

approche interdisciplinaire permettant d’articuler les apports de ces sciences et de

corriger, par exemple, le modèle génocentrique par la théorie des systèmes dynamiques et

de compléter l’embryologie par la biologie cellulaire et moléculaire, et l’evo-devo.

Parallèlement à cet examen séparé, il fait souvent jouer une science contre une autre

(l’embryologie contre la génétique, la psychologie introspective contre la cybernétique…)

sans voir que cette remise en cause mutuelle est la marche normale de la science et non

son échec définitif : que la génétique naissante n’explique pas (encore) la plasticité

embryonnaire observée expérimentalement est certainement le signe de l’absence d’une

théorie unifiée, mais pas la preuve de l’impossibilité d’une telle théorie – qui a fini par voir

le jour. Sans compter que Ruyer n’interroge jamais la question des différences de

méthodologie, de maturité, d’histoire intellectuelle qui séparent les disciplines.

Cette stratégie de l’examen séparé explique sa prédilection pour les explications

excessivement réductionnistes ou totalisantes qu’il est facile de mettre en échec : l’idée de

Schrödinger du génome comme code passif par exemple – qui pourrait être corrigée par la

cybernétique, mais celle-ci est elle-même mise en échec séparément en faisant appel à des

considérations sur la subjectivité psychologique, et ainsi de suite. De ce point de vue, il nous

semble que Ruyer n’est pas entièrement fidèle à « l’esprit philosophique » tel qu’il le

décrit : celui-ci impose de chercher la complémentarité maximale entre les sciences pour

aller dans la direction d’une représentation unifiée du monde, en anticipant sur

l’achèvement jamais atteint de l’entreprise scientifique. Ruyer au contraire divise les

sciences, par l’examen séparé, par la division des « deux types de sciences », par la mise en

contradiction de faits et d’hypothèses tirés de disciplines différentes, et occupe la place

laissée vacante par cette mise en échec par sa propre métaphysique totalisante, qui prétend

unifier les sciences en quelque sorte malgré elles. En usant d’un tel argumentaire fondé sur

l’échec de la science, et en rejetant la possibilité d’explications mécanistes futures au nom

de la plus grande plausibilité du finalisme, Ruyer s’inscrit dans la longue tradition des

argumentaires théistes et finalistes.

Page 354: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

353

3.2 Du finalisme à la théologie naturelle

La position de surplomb qu’adopte le philosophe vis-à-vis de la science lui permet

d’opposer aux lacunes de cette dernière un tableau général de l’ordre cosmique, au nom de

la certitude intime de celui qui sait percevoir l’expressivité de la nature. Cette expressivité

de la nature comme ordre harmonieux et sensé conduit Ruyer de l’ontologie à une

théologie naturelle originale. Cette originalité ne tient précisément pas à la nouveauté de

ses arguments, car beaucoup sont des arguments finalistes typiques et déjà anciens, mais à

son caractère de mixte de plusieurs finalismes habituellement exclusifs l’un de l’autre, un

finalisme immanent inspiré de la phusis grecque, et un finalisme transcendant inspiré du

théisme moderne.

Le théisme de l’époque moderne fournit une articulation élégante du fondement

divin de l’univers et de son explicabilité scientifique. Si Dieu se contente de créer la matière

et les lois de l’univers, et laisse la conjonction de cet ensemble de lois avec cette matière

produire des mondes, des vivants et même des hommes, alors ceux-ci sont explicables par

la science, même si celle-ci ne pourra jamais expliquer pourquoi nous vivons dans un

univers régi par cet ensemble précis de lois, des lois telles que des vivants puissent

apparaître. Cette position semble être la plus solide et la plus inattaquable du finalisme, et

Ruyer n’en est pas très éloigné lorsque, dans la période de transition des années 1930, il se

contente de penser un envers ontologique des êtres qui les maintient dans l’existence, mais

sans rien changer à leur explicabilité scientifique. Le Ruyer de la maturité, en revanche,

refuse de s’en tenir là et entend combiner les deux versions du finalisme : un théisme

justifiant l’existence de l’univers avec ses lois, et un finalisme immanentiste justifiant

l’explication par les causes finales à chaque niveau de réalité. C’est donc en définitive un

finalisme maximal, poussé jusqu’au paradoxe puisque seuls y échappent (outre les purs

agrégats) les produits de l’activité finaliste et consciente de l’homme, artefacts et machines

qui ne sont qu’une finalité dégradée, « fossile », parce qu’issue d’une cause externe et non

interne à l’être finalisé.

C’est ainsi que Ruyer est amené à élaborer une théologie naturelle à deux faces. Elle

distingue, à la suite de Butler, un Dieu connu et un Dieu inconnu, ou « Dieu réservé et Dieu

Page 355: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

354

participé ».71 Le Dieu connu est un Dieu panthéiste, il est l’activité formatrice responsable

de « l’embryogenèse du monde ». Il est créateur sans être extérieur à sa création, il se divise

et se dépense lui-même en lignées d’individualités qui sont les consciences quantiques et

organiques qui forment le monde. Mais Dieu est en même temps le Dieu inconnu ou

silencieux, source inaccessible des Sens et des Fins actualisés par l’activité du monde,

fondement de tout ce qui est. Le Dieu inconnu est le fondement dans l’être de toute norme,

du possible et de l’impossible métaphysique comme du bien et du mal moral. Ruyer

substitue ici un Dieu source des normes au Dieu cartésien source des lois, car la norme

(concept moral et biologique) remplace chez lui la loi (concept de la physique classique)

comme concept central. Ce Dieu à deux faces permet en fait à Ruyer d’utiliser un double

argumentaire finaliste – à moins qu’il n’en soit le résultat, la conclusion inévitable. D’une

part Dieu agit dans la nature sous la forme des consciences primaires, qui méritent d’être

intégrées comme causes secondes à l’explication de la nature. D’autre part, il est le

fondement nécessaire du monde et de ses normes absolues, qui assure l’existence même de

ce qu’il y a de mécanique dans la nature.

Si l’idée d’un Dieu fondement du soi et du monde évoque la théologie transcendantale

et l’idéalisme allemand, il nous semble que le débat auquel Ruyer prend part est davantage

celui du mécanisme des XVIIème et XVIIIème siècle et de sa critique, et la question du rapport

entre Dieu et la nature.

Sans postuler une improbable influence, on peut comparer la théologie naturelle de

Ruyer à celle d’Henry More (1614–1687), figure centrale des platoniciens de Cambridge. Si

l’on admet que Ruyer se situe sciemment dans le contexte de la modernité postcartésienne,

on s’étonnera moins des similitudes frappantes de ces deux pensées. Comme Ruyer, More

est un admirateur du mécanisme de Descartes qui consacrera une grande partie de son

œuvre à en montrer les limites. Il faut d’après lui admettre l’explication mécaniste des

phénomènes jusqu’à un certain point, mais jusqu’à un certain point seulement. En effet,

laisser une trop large part à ces explications serait s’exposer (et exposer la religion) au

matérialisme, puisqu’un monde entièrement mécanisé pourrait aussi bien se passer de

71 RUYER, EM, p. 200 sq.

Page 356: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

355

Dieu. More est profondément dualiste et religieux, et en cela se distingue de Ruyer. Mais,

rejetant le dualisme cartésien, More affirme que Dieu et les âmes sont nécessairement

étendus dans l’espace, car être ne peut signifier autre chose qu’être dans l’espace. Pour

mieux souligner l’impuissance du mécanisme à expliquer l’activité, il dote tous les vivants

d’une âme, l’âme seule étant capable de donner le mouvement à la matière. De plus, s’il ne

fait pas directement intervenir Dieu dans la nature, il affirme que les lacunes du mécanisme

permettent de prouver l’existence d’un « Esprit de la nature », lui aussi étendu dans

l’espace, qui représente le « pouvoir délégué de Dieu » dans la nature. C’est ce pouvoir actif

qui donne aux êtres le mouvement, car la matière elle-même doit être considérée comme

parfaitement inerte, incapable de se mouvoir par elle-même. Face aux critiques, More

soutiendra vivement qu’un tel esprit est parfaitement admissible au rang des causes

secondes, et qu’il constitue une aide indispensable à l’explication rationnelle du monde

plutôt qu’un obstacle, ou un refuge de l’ignorance. Enfin, l’Esprit de la nature est conçu

selon un émanatisme néoplatonicien, et produit en mettant en forme la matière une

« sphère de vie et d’activité ».72

Ruyer présente la même acceptation partielle du mécanisme cartésien, exploite de la

même façon les failles de ses explications pour démontrer l’existence d’un autre ordre de

causalité intégré à la nature, mais en participation avec l’entendement divin. Il partage

avec More la thèse fondamentale : toute existence est dans l’espace, ou du moins il s’y

efforce : il reconnaît certes un domaine du trans-spatial, mais comme corrélat de ses efforts

pour spatialiser la conscience, et de son rejet de toute substance immatérielle. Enfin, il

dédouble Dieu, à la suite de Samuel Butler, en Dieu connu et Dieu inconnu : le Dieu connu

de Ruyer, qui se dépense en créant le monde dont il constitue l’activité formatrice, n’est

pas sans rappeler l’Esprit de la nature de More, et même ce demi-panthéisme de Ruyer

ménage la place d’un Dieu inconnu, transcendant et inaccessible. Ce Dieu n’est certes pas

un Dieu personnifié ou accessible aux prières, et la théologie naturelle de Ruyer aurait paru

bien dangereuse à un More soucieux de préserver la religion chrétienne. Mais même de ce

point de vue, Ruyer pourrait apparaître comme un déiste du siècle des Lumières : critique

72 HENRY, John, « Henry More », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2016.

Page 357: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

356

acerbe des religions institutionnelles, il rejette l’athéisme comme une position non

seulement fausse, mais impossible, sinon en paroles. Dieu étant la source et le fondement

de tout sens et de toute activité véritable, agir de façon sensée, poursuivre des fins quelles

qu’elles soient, exister biologiquement c’est reconnaître, par la vie sinon par la pensée, son

existence.

Le fait que l’homme y “croie” ou non n’a philosophiquement aucune importance [...] tout

homme est déiste ou plutôt théomorphiste dans sa pensée ou son comportement.73

Il retrouve ainsi Bacon affirmant que « l’athéisme est sur les lèvres plus que dans le

cœur »74, et le Philon des Dialogues sur la religion naturelle de Hume, affirmant que l’athée

« ne l’est jamais que verbalement et ne peut jamais être sincère ».75 Ce qui distingue le

finalisme de Ruyer de la théologie naturelle des XVIIème et XVIIIème siècles, c’est le bagage

scientifique plus que le cadrage métaphysique du problème : pré-kantien revendiqué,

Ruyer voit en Descartes, Leibniz et Hume des interlocuteurs plus valables. Ce que permet

la physique quantique, en donnant consistance à l’idée d’une matière douée de sa propre

activité, c’est de trancher définitivement les querelles nées à partir du mécanisme de

Descartes, en réintégrant l’esprit dans l’espace sans tomber ni dans le matérialisme, ni dans

l’athéisme, mais en identifiant Dieu et l’activité formatrice du monde, dispersée dans une

myriade d’individus se formant et exprimant la force créatrice de Dieu, ou de la nature.76

73 RUYER, EM, p. 132.

74 “[A]theism is rather in the lip, than in the heart of man”. BACON, Francis, « Of Atheism », in Collected Works, Hastings, Delphi Classics, 2017.

75 « Je me tourne ensuite vers l’athée qui, je l’affirme, n’est tel que nominalement, et ne peut jamais l’être sincèrement ; et je lui demande : dans la cohérence et la sympathie apparente de toutes les parties de ce monde, n’y a-t-il pas un certain degré d’analogie parmi toutes les opérations de la nature, en toute situation et en tout temps ? Dans la décomposition d’un navet, dans la génération d’un animal, et dans la structure de la pensée humaine, n’y a-t-il pas des énergies qui présentent probablement quelque analogie éloignée entre elles ? Il est impossible qu’il le nie : il le reconnaîtra volontiers. » HUME, David, Dialogues Concerning Natural Religion (And Other Writings), COLEMAN, D. (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 93. Nous traduisons.

76 RUYER, EM, p. 146 sq.

Page 358: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

357

Les arguments mobilisés par Ruyer contre le hasard, qu’il oppose à l’évolution

darwinienne, mais aussi à toute explication matérialiste et athée de la vie, trouvent

toujours un écho dans la littérature créationniste contemporaine. Mais si Ruyer a pu

emprunter objections et comparaisons à l’anti-darwinisme de la fin du XIXème siècle, il s’agit

surtout pour lui de rejouer la querelle des Lumières sur le matérialisme. La sélection

naturelle est comprise par Ruyer comme le dernier avatar du hasard démocritéen, celui

qu’invoquaient Maupertuis et Diderot, un avatar impuissant qui n’en résout pas les

difficultés. L’exemple souvent répété du singe dactylographe composant au hasard, dans

un temps infini, les œuvres de Victor Hugo, ou du film amélioré par dégradation aléatoire

de la pellicule, évoquent ce passage de la célèbre lettre de Rousseau sur la Providence :

Qu’on vienne me dire que, d’un jet fortuit de caractères, la Henriade a été composée, je le nie

sans balancer ; il est plus possible au sort d’amener qu’à mon esprit de le croire, et je sens

qu’il y a un point où les impossibilités morales équivalent pour moi à une certitude

physique. On aura beau me parler de l’éternité des temps, je ne l’ai point parcourue ; de

l’infinité des jets, je ne les ai point comptés ; et mon incrédulité, tout aussi peu

philosophique qu’on voudra, triomphera là-dessus de la démonstration même. (…) je la

donne comme une invincible disposition de mon âme, que jamais rien ne pourra

surmonter (…).77

Ce qui rapproche Ruyer de Rousseau n’est pas tant l’argument probabiliste, élaboré

plutôt dans le cadre plus tardif des critiques de l’évolution darwinienne, mais l’idée de

preuve par le sentiment de plausibilité. Chez Ruyer, les arguments fondés sur la probabilité

ne se présentent presque jamais comme des preuves définitives, mais comme des appels à

un sentiment de crédibilité : que l’apparition de machines capables d’apprentissage,

l’observation de structures complexes dans l’œuf fécondé, ou l’évolution par mutations

aléatoires soient « très improbables », cela suffit généralement. Il ne s’agit pas tant de

démontrer que de mettre en évidence la plausibilité nettement supérieure de la thèse

adverse, celle du hasard guidé et canalisé par Dieu et les consciences organiques.

77 ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Lettre à Voltaire sur la Providence du 18 août 1756 », in GOUHIER, H. (dir.), Lettres philosophiques, Paris, Vrin, 1974, p. 46.

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358

Le mode d’argumentation ruyérien est ici souvent proche de celui du Cléanthe de

Hume.78 Défenseur du théisme expérimental contre le scepticisme fidéiste de Philon,

Cléanthe fonde son argumentaire sur la plausibilité globale du théisme, appuyée sur la

perception globale de l’ordre de la nature. Les arguties sceptiques de Philon ne peuvent

d’après lui que faire perdre de vue, à celui qui y entrerait, le tableau général de cet ordre,

éclatant pour l’observateur sincère. Cet appel à revenir à une forme d’appréhension globale

de l’univers apparaissant comme cosmos, oublié par le savant penché sur tel ou tel

mécanisme, est fréquent chez Ruyer. Comme Cléanthe, il cherche de plus à lier le théisme

finaliste à des thèses impossibles à nier sans ridicule, comme l’existence de comportements

humains visant des fins, ou l’impossibilité d’améliorer un film par destructions aléatoires :

la finalité est défendue d’un bloc, et sa négation dans un ordre (l’embryologie par exemple)

est réfutée comme ayant pour conséquence le rejet global de toute finalité, y compris celle

du comportement de l’embryologiste « ayant pour fin de prouver qu’il n’y a pas de fin ».79

En réalité, il se donne pour but de prouver qu’il n’y a pas de fin dans le développement d’un

embryon et non en général, mais c’est tout un pour Ruyer : la finalité à tous les étages est

solidaire, car elle ne pourrait apparaître dans un monde purement physique. Enfin, Ruyer

se rapproche de l’expérience théiste par excellence décrite par Cléanthe contre Philon, qui

est celle de l’appréhension du sens. Contre l’empirisme de Philon, Cléanthe distingue

soigneusement la compréhension d’un sens (la lecture d’un livre) de l’explication par

réduction à des mécanismes (la composition chimique du papier et de l’encre). Le vivant se

présente à nous comme une « bibliothèque naturelle », dont l’empiriste ne cherche que les

causes, tandis que le théiste en comprend le sens. Cette distinction du sens et des causes,

et de la recherche des causes comme recouvrant le sens qui en est pourtant la raison, est

typique de l’argumentaire ruyérien - qui reprend peut-être consciemment, non seulement

le rôle de Cléanthe, mais ses propres termes.80

78 HUME, Dialogues Concerning Natural Religion (And Other Writings), op. cit.

79 RUYER, EM, p. 138 sq.

80 Il faudrait ajouter que Ruyer, théiste non chrétien, accepte sans difficulté la conséquence du théisme philosophique formulée par Philon comme un avertissement à Cléanthe : celui qui accepte la thèse théiste voit sa religion réduite au seul assentiment philosophique à celle-ci, mêlé d’émerveillement en même temps que de dépit face au mystère. Ibid., partie 12, notamment p.101-102.

Page 360: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

359

L’argumentaire de la probabilité et de la plausibilité rapproche également Ruyer des

argumentaires créationnistes modernes, quoique le Dieu ruyérien soit bien différent du

Dieu chrétien, et même du Dieu transcendant et doué de volonté consciente des théories

du « dessein intelligent ».81 Du point de vue argumentatif, son néo-finalisme est tourné vers

la critique du hasard plus que vers Dieu lui-même. Mais l’alternative aux explications par

le hasard pur, démocritéen, est toujours chez Ruyer le recours à un finalisme fondé en Dieu.

Il n’est donc pas étonnant de retrouver chez lui un mode d’argumentation, des faits et des

analogies qui ont fait florès dans les discours créationnistes.

Si le créationnisme fait fond sur les lacunes de l’explication matérialiste ou son

improbabilité mathématique, et voit l’intention divine à l’œuvre dans le vivant, un autre

finalisme contemporain est bien vivant, que l’on peut nommer anthropisme. Pour ce

dernier, ce n’est pas dans les phénomènes physiques et biologiques qu’il faut voir la marque

d’une origine divine de l’univers, mais dans l’existence même de cet univers avec ses lois

naturelles, permettant l’émergence de la vie et de l’homme. Le finalisme anthropique

accepte donc la validité du darwinisme, mais pour en faire dans son ensemble un fait de

finalité, rendu possible par l’ajustement parfait (fine-tuning) des lois de la nature. Ce

finalisme anthropique, défendu notamment avec une grande rigueur philosophique par

Richard Swinburne82, forme avec le créationnisme ce que Quentin Meillassoux a appelé la

« tenaille finaliste », un dispositif argumentatif difficilement réfutable puisqu’il permet de

passer constamment de l’amont à l’aval du problème, des phénomènes organiques aux

conditions de possibilité de ces phénomènes, pour contrer toutes les objections. On

81 La plupart de ces arguments fondés sur l’impossibilité de l’explication par le hasard, notamment en termes de probabilités, se retrouvent par exemple dans DENTON, Michael, Evolution : une théorie en crise, Paris, Flammarion, 2010 [1985]. Ce livre, écrit par un biologiste, est une critique sévère (et contestée) de l’évolution darwinienne, qui a inspiré les fondateurs du mouvement créationniste de l’intelligent design. On y retrouve notamment l’argument du singe dactylographe, cher à Ruyer. En France, la tentative de réfutation du darwinisme au nom des probabilités mathématiques a été notamment popularisée par le mathématicien Shützenberger dans les années 1990. Voir notamment SCHÜTZENBERGER, Marcel-Paul, « Les failles du darwinisme », La Recherche, no 283, 1996, p. 86‑90. Des réponses darwiniennes ont été formulées dès cette époque, notamment dans l’ouvrage collectif : TORT, Patrick (dir.), Pour Darwin, Paris, Presses Universitaires de France - PUF, 1997, 1104 p. Nous sommes redevable pour ce paragraphe et le suivant à un cours donné en Sorbonne par Quentin MEILLASSOUX sur le finalisme, qui a attiré notre attention sur ces deux dernières références, et duquel nous reprenons la distinction créationnisme – anthropisme et l’expression de « tenaille finaliste ».

82 SWINBURNE, Richard, The Existence of God, Oxford, Oxford University Press, 2004 [1979].

Page 361: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

360

pourrait dire de ce point de vue que Ruyer manie la tenaille finaliste, mais sur un mode

bien particulier : on retrouve chez lui des arguments anti-démocritéen et anti-darwinien

typiques qui le rapprochent du créationnisme moderne, appuyés sur l’exhibition de faits

paradoxaux et d’analogies visant la réduction à l’absurde. Mais on trouve aussi chez lui une

manière de faire remonter le problème vers les conditions de possibilité mêmes de la vie et

de la conscience, qui se rapprochent de la position anthropique : pour que la conscience

humaine apparaisse dans l’univers, il faut que ce dernier soit fait de telle sorte que la

conscience y soit toujours déjà possible, et, en fait, présente sous une forme non perceptive,

non réfléchie. On trouve ainsi chez lui l’association de l’argument de l’ajustement fin de

l’univers (fine tuning), dont les lois sont parfaitement réglées pour permettre la vie, et le

panpsychisme :

On ne peut pas ne pas voir l’accumulation des caractères favorables, soit dans l’ordre

naturel, soit dans le Cosmos physique. Les individualités physico-chimiques préparent les

individus biologiques. L’espace donne à chacun un domaine non fermé. Le temps

irréversible, le mouvement, les lois de composition du mouvement permettent le

changement et par suite le développement. (…) Le carbone, on l’a remarqué depuis

longtemps, est tout à fait approprié pour servir de base à une chimie indéfiniment

complexe. L’eau a également des propriétés très particulières indispensables à la

constitution d’une biosphère. La loi de gravitation — avec sans doute d’autres lois inconnues

— permet la constitution de systèmes cosmiques favorables à la vie (…). Des lois comme

celles de la tension superficielle, de l’osmose, de l’effet photo-électrique, les lois des

colloïdes, tout cela est indispensable pour rendre concevable l’existence de quelque chose

comme une cellule. (…)

Encore nous plaçons-nous ici à un point de vue volontairement superficiel. Il est très

probable qu’il y a un enracinement bien plus intime des êtres bio-psychiques dans les êtres

physiques, et que, par exemple, la mémoire, fondement même de la vie, est déjà à l’œuvre

au niveau des individualités élémentaires de la physique.83

Enfin, on retrouve chez lui une forme alternative de l’anthropisme, plus leibnizienne

que cartésio-newtonienne : il s’agit de la prédétermination des possibles par Dieu. Chez

Ruyer en effet, si Dieu ne calcule pas le meilleur des mondes possibles, il structure tout de

83 RUYER, Le monde des valeurs, p. 142‑143.

Page 362: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

361

même a priori les possibles réalisables dans le monde, car, Ruyer y insiste, la genèse

permanente du monde est imprévisible, mais non chaotique. Tout ne peut pas être possible,

et des normes a priori de ce qui est possible ou non doivent exister pour assurer la cohérence

de cette création continuée. Le Dieu silencieux doit encadrer le Dieu connu, c’est-à-dire le

monde comme natura naturans. L’évolution n’est qu’à demi créatrice, car elle s’inscrit dans

des normes transcendantes, qui encadrent l’existence et lui donnent un sens.84

La position adoptée par Ruyer, à l’écoute des sciences, mais les surplombant pour en

donner la juste interprétation, correspond-elle au rôle légitime du philosophe, ou brouille-

t-elle les frontières entre science et philosophie ? Dans une perspective critique, on peut

rapprocher son néo-finalisme de ce que Canguilhem nomme, dans Idéologie et rationalité,

une idéologie scientifique, au moins sur plusieurs points.85 N’est-il pas pourtant essentiel

de redonner à la science positive une dimension de sens qu’elle a déserté par méthode ?

3.3 Philosophie de la vie ou idéologie scientifique ?

Une idéologie scientifique est, au sens de Canguilhem, un discours à prétention

scientifique, qui occupe le terrain de la science véritable tout en faisant fi des normes de

vérité propres à la science. Elle emprunte à des sciences constituées des normes de

vérification et des concepts qu’elle déplace ou étend hors de leur champ légitime

d’application, parfois jusqu’à produire un système d’explication total (social, politique...),

dans un champ qui n’est pas encore occupé par une science constituée. Ces discours sont

éliminés et reconnus comme idéologies a posteriori dès lors qu’une science véritable se

constitue dans ce champ – jamais d’ailleurs de la façon ou à l’endroit prévu par l’idéologie.

Enfin, cette dernière poursuit plus ou moins consciemment un objectif moral, social et

politique, à travers des justifications pseudo-scientifiques. L’un des exemples de

Canguilhem est l’évolutionnisme de Spencer. Ce dernier généralise les lois de l’embryologie

84 Nous approchons ici de la surdétermination de la philosophie de la vie ruyérienne par des considérations morales et politiques : dans la vie individuelle comme dans la vie sociale, il ne saurait être question d’abolir les normes, en faisant droit à la liberté radicale de l’existentialisme, ou à l’imagination irresponsable des utopistes et des étudiants de mai 68. Cf. sur ces points notre chap. 8.

85 CANGUILHEM, Georges, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1988.

Page 363: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

362

de Von Baer à toute la nature, et aux sociétés humaines, à travers l’idée d’une loi mécanique

universelle de l’évolution. Il prétend ensuite déduire cette loi du principe physique de

conservation des forces et d’instabilité de l’homogène. Il procède par extension de lois hors

de leur domaine d’application légitime et multiplication des sources de corroboration dans

des sciences différentes, le tout étant mis au service de la justification de l’ordre social

individualiste, dominé par l’économie industrielle.

L’idéologie scientifique se distingue de la superstition, car elle occupe une place

(même usurpée) dans l’espace de la connaissance et non de la croyance religieuse. Elle se

distingue aussi de la « fausse science », qui ne rencontre jamais le faux, et n’est jamais

démentie. Elle se distingue enfin des « idéologies de scientifiques ».86

Le néo-finalisme de Ruyer est-il une idéologie scientifique au sens de Canguilhem ?

La question permet de mettre en évidence les pans les plus problématiques de sa

philosophie du vivant, celle qui touche le plus aux faits scientifiques et qui fait le plus l’objet

des stratagèmes de corroboration et de déplacement de concepts visés par Canguilhem. Si

l’expression d’idéologie scientifique ne saurait résumer la philosophie de Ruyer, elle peut

toutefois l’éclairer en ce qu’elle se présente comme une nouvelle philosophie pour la science

et les scientifiques, la philosophie susceptible d’engendrer un nouveau paradigme dans les

sciences du vivant.

Ruyer affirme donner le véritable sens des faits scientifiques que les scientifiques

eux-mêmes sont incapables de voir, en raison précisément de leur propre idéologie (qui

n’est pas, dans les termes de Canguilhem, une idéologie scientifique, mais une idéologie de

scientifique, c’est-à-dire une posture dogmatique, mais appartenant à un champ déjà

constitué de la science et à un scientifique de métier). La Gnose de Princeton ou

L’Embryogenèse du monde expriment de façon très claire la conviction de Ruyer de

représenter l’avant-garde philosophique d’une science nouvelle, ou d’un renouvellement

complet de la science, rendu nécessaire par l’avènement de la physique quantique – qui

86 Ibid., p. 39-43.

Page 364: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

363

signe la fin de la parenthèse newtonienne de l’histoire des sciences, et le retour à une

science finaliste.

On trouve également chez lui, non à la marge, mais comme méthode généralisée,

l’extension de lois propres à un domaine à l’ensemble de la nature. Les lois du psychisme,

notamment de la mémoire, sont appliquées à l’embryologie, tandis que les lois de

l’embryologie sont étendues au monde entier d’une part et au microscopique d’autre part.

L’éthologie des instincts est appliquée à l’embryon, à la cellule voire à des entités physico-

chimiques. La linguistique et la psychologie introspective sont appliquées à l’ensemble de

la biologie. Comme chez Spencer, on trouve chez Ruyer un ensemble souvent répété

d’emprunts à des sciences diverses (observations paradoxales ou échecs de certaines

hypothèses) comme justification de la cohérence et de la scientificité de sa pensée, sans

véritable analyse du sens épistémologique de cette mosaïque de faits.

Une telle critique n’est-elle pas cependant excessive ? N’exclut-elle pas a priori tout

discours qui prétendrait établir des lois fondamentales du monde qui dépasseraient les

disciplines scientifiques ? N’est-ce pas justement le rôle du philosophe que de mettre en

garde le savant contre ses préjugés et ses cloisonnements institutionnels aussi bien

qu’intellectuels ? Il ne s’agit pas ici de condamner toute philosophie scientifique ou toute

métaphysique, ni même de faire tomber l’ensemble de la philosophie de Ruyer sous le coup

de cette seule critique de méthode. Mais il nous paraît clair que dans l’usage qu’il fait des

faits scientifiques, Ruyer se révèle idéologue au sens défini. C’est donc dans ce qui peut

apparaître à première vue comme le principal gage de sérieux de son geste philosophique,

la multiplication des appels aux faits expérimentaux et aux théories scientifiques de son

temps, qu’il manifeste le mieux les faiblesses de sa méthode, méthode qu’il n’a jamais

véritablement théorisée. Les faits sont mis au service d’une théorie préexistante, issue de

l’évolution progressive de sa pensée en métaphysique, dans laquelle l’embryologie, la

mémoire décrite par Ellenberger ou l’évolution des espèces viennent s’insérer dans un

second temps, après une reconceptualisation dans les termes métaphysiques de

subjectivité ou conscience primaire, de trans-spatial ou de domaine absolu. La philosophie

biologique de Ruyer est en effet le prolongement, et non la source primaire, de sa

métaphysique : elle consiste dans une recherche de confirmation de cette métaphysique

dans les faits scientifiques et psychologiques, même si ces derniers vont jouer un rôle très

Page 365: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

364

important dans la constitution de la philosophie mature de Ruyer et de son vocabulaire

propre.

Chez Canguilhem, l’idéologie scientifique se reconnaît également a posteriori par le

fait que la science qui la remplace n’emprunte pas du tout la direction prévue par

l’idéologie, malgré les apparences que donne parfois un vocabulaire commun. Il donne

comme exemple l’atomisme de la physique moderne, qui conserve le vocabulaire de

l’atome, mais se constitue dans une toute autre direction que celle de l’atomisme antique,

et n’identifie pas l’atome du côté de l’indivisible (malgré son nom).87 Comme nous l’avons

montré, on peut dire en un sens la même chose de Ruyer : la science nouvelle qu’il appelle

de ses vœux s’est constituée, mais sur de tout autres bases (systémiques, génétiques et

darwiniennes) que la monadologie finaliste et panpsychiste dont il faisait l’avenir de la

physique et de la biologie.

Le rôle heuristique positif de l’idéologie scientifique est généralement de souligner

les failles, les insuffisances, les rigidités dogmatiques des explications disponibles. De ce

point de vue, Ruyer joue parfaitement son rôle en mettant en évidence la fragilité des

prétentions explicatives totalisantes de sciences encore bien loin de pouvoir fonder ces

prétentions, comme la génétique ou la cybernétique naissantes. Plus qu’à des sciences, on

pourrait affirmer que Ruyer s’en prend lui-même à des idéologies de scientifiques, et c’est

en partie vrai. La véritable difficulté apparaît quand on reconnaît qu’il inclut dans ces

idéologies condamnables des présupposés méthodologiques inséparables de la méthode

scientifique, comme le non-recours aux causes finales ou à l’hylozoïsme, les deux rendant

la science impossible. Une telle critique porte très au-delà des rigidités dogmatiques ou des

clivages disciplinaires qui peuvent indiscutablement ralentir la science à un moment

donné, et remet en cause la possibilité même de faire de la science.

Il est possible de considérer des problèmes et découvertes cruciaux de la biologie

contemporaine du développement comme une forme d’accomplissement, débarrassé de

son vocabulaire métaphysique, de la philosophie de la vie de Ruyer, tournée vers la

plasticité, la résistance aux perturbations, l’auto-régulation distribuée dans l’espace ou les

87 CANGUILHEM, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, op. cit., p. 40.

Page 366: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

365

problèmes de causalité descendante.88 Mais il ne faut pas pour autant oublier

l’avertissement de Canguilhem à propos de l’histoire rétrospective : celle-ci, écrit-il,

présente toujours la succession chronologique comme une véritable continuité, en

s’appuyant sur des similitudes de vocabulaire ou de faits invoqués, et néglige les

divergences fondamentales. La science, en effet, se constitue souvent sur un tout autre

« axe » que l’idéologie, qui est elle-même dans la continuité d’axes politiques et

philosophiques qui lui sont antérieurs et dont elle hérite. L’exemple de Canguilhem est

éclairant : Maupertuis comme Mendel traitent d’hérédité et d’hybridation, mais

Maupertuis le fait dans l’axe de la controverse sur la préformation et l’épigenèse, et du

problème politique de l’hérédité dans la hiérarchie aristocratique ou dans la hiérarchie des

sexes. Mendel lui, est tout à fait étranger à ce contexte historique et intellectuel, et

constitue la génétique sur un axe nouveau qui ne doit rien à ceux sur lesquels reposent les

thèses de Maupertuis – lequel n’est donc pas un pré-généticien. De la même manière, il est

sans doute exagéré de faire de Ruyer un précurseur de la biologie actuelle, malgré l’usage

qu’elle peut faire des termes d’épigénétique ou de plasticité développementale, tant celle-

ci s’est construite sur un axe refusé par Ruyer, celui d’une synthèse de la génétique, de

l’évolutionnisme néodarwinien et de la biologie du développement.

Cependant, l’idéologie chez Canguilhem doit être largement diffusée et constituer un

véritable champ pseudo-scientifique qui occupe momentanément la place qui sera celle de

la future science. C’est pourquoi d’ailleurs il s’y intéresse comme historien des sciences :

une véritable histoire des sciences doit selon lui inclure celle de ses errements et des

impasses qui ont participé malgré tout à son avènement, comme obstacle, mais aussi

comme adversaire intellectuel dans un débat fécond. Est-ce vraiment le cas du ruyérisme ?

La thèse de Chapouthier sur le sauvetage du concept d’information semble supposer que

les champs philosophique et scientifique ont effectivement bénéficié des mises en garde de

Ruyer, mais cela n’est pas du tout certain. Le succès très modeste des thèses de Ruyer de

son vivant (qui l’a conduit à les vulgariser dans le canular de la Gnose de Princeton, souvent

88 Nous avons-nous-même tenté un tel rapprochement, avec peut-être trop d’égards pour les similitudes de formulation et trop peu pour les divergences de méthode et de fondements philosophiques : VAILLANT, Bertrand, « Enjeux métaphysiques de la morphogenèse : l’embryologie de Ruyer et la biologie du développement », Philosophia Scientiæ. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, no 21‑2, 2017, p. 79‑97.

Page 367: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

366

mal compris) et l’oubli dans lequel il est rapidement tombé après sa mort rendent douteuse

l’idée d’une influence réelle de sa pensée sur le progrès de la science, en quelque domaine

que ce soit – quoique son influence philosophique soit bien réelle, chez un Deleuze

notamment. Pour constituer une véritable idéologie scientifique, le ruyérisme aurait dû

rencontrer bien davantage de succès et exercer une influence structurante sur le champ de

la biologie, ce qui n’a pas été le cas. On peut dire en revanche que Ruyer constitue l’un des

derniers représentants, et des plus originaux, d’un courant de philosophie finaliste en

biologie, issu de la structuration binaire du champ entre tenants du hasard et défenseurs

de la finalité. Dans ce paradigme intellectuel, il participe avec bien d’autres philosophes du

vivant et biologistes à tendance philosophique (Driesch, Bergson, Cuénot, Wolff, Guyénot…)

à contester les dogmes de la science matérialiste, sans pouvoir la dépasser autrement que

par un renoncement à sa méthode et un basculement dans le finalisme.

***

Nous avons volontairement laissé de côté jusqu’ici un critère essentiel de l’idéologie

scientifique, à savoir sa dimension morale et politique. Y’a-t-il chez Ruyer un tel projet, ce

projet peut-il être considéré comme idéologique ou dangereux, et surtout, est-il la véritable

raison d’être de sa philosophie de la vie ? Ce sera l’objet de notre dernier chapitre.

Page 368: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

367

CHAPITRE 8 : UNE POLITIQUE DE LA VIE

Une partie considérable de l’œuvre de Ruyer est consacrée à des questions politiques

et sociales, et ce depuis sa deuxième thèse sur L’Humanité de l’avenir d’après Cournot. S’il ne

saurait être question ici d’examen exhaustif de ce pan de l’œuvre, nous voudrions

cependant mettre en lumière ses liens avec la philosophie de la vie. Le problème

fondamental des deux est remarquablement similaire : il s’agit toujours de restaurer la

dimension de sens d’un monde qui, laissé au pur mécanisme, ne peut que dégénérer et

mourir. Dans la connaissance du vivant, le mécanisme devait être englobé dans le

panpsychisme, produit et soutenu dans l’être par le thématisme. Dans le monde social,

l’économie, qui est pour Ruyer (lecteur de Cournot et de l’économie classique) un

mécanisme à ne pas perturber, « l’économie doit être protégée, couvée par une atmosphère

de traditions et de discipline morale, autrement, elle se détruit et se dévore elle-même par

son triomphe. »1 Libéral en économie, Ruyer n’en perçoit pas moins la vacuité d’un monde

dominé par la recherche du profit matériel, et veut là encore retrouver un sens vital de la

vie de la communauté humaine qui a été perdu dans les sociétés industrielles modernes.

Cette « politique de la vie » n’est pas cependant sans poser de graves problèmes, puisque

l’eugénisme, le racialisme2 ou encore la séparation essentialiste des sexes en est une

composante essentielle. Nous voudrions montrer ici que ces pages sombres de Ruyer ne

sont pas des anomalies indépendantes : sans être la conclusion absolument nécessaire de

sa philosophie de la vie, elles en découlent tout de même naturellement.

1 RUYER, L’humanité de l’avenir d’après Cournot, p. 147.

2 Nous employons le terme de « racialisme » en ce sens inspiré de son usage par Tzvetan Todorov : affirmation de la réalité des races et d’une continuité entre caractères physiques et moraux (qui prend chez Ruyer la forme de la « psycho-biologie »), qui légitime l’établissement de hiérarchies entre les peuples et entre des individus de « qualité biologique » différente. Voir TODOROV, Tzvetan, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.

Page 369: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

368

1. Forces vitales et forces mécaniques dans les sociétés

1.1 Futurologie de Cournot et ontologie sociale3

La première œuvre à caractère social et politique de Ruyer est sa thèse secondaire,

dans laquelle il reprend en la corrigeant la futurologie de Cournot.4 Ce dernier considère

l’histoire de l’humanité comme une phase transitoire de conflits entre la vitalité organique

et la rationalisation mécanique. Peu à peu, cette histoire conflictuelle va tendre à la

rationalisation bureaucratique complète de la société, qui ne fonctionnera plus que de

façon automatique et monotone, et où le tragique de l’histoire sera remplacé par des

problèmes techniques de gestion. La phase préhistorique vitale se transforme ainsi, à

travers un mouvement historique de rationalisation, en une vaste mécanique,

compréhensible selon les lois d’une « physique sociale » mathématisable. Dès cet ouvrage,

Ruyer tempère nettement cette philosophie de l’histoire, ou de la fin de l’histoire. « On peut

dire avec une quasi-certitude, écrit-il, que l’humanité future ne renoncera à ce que Cournot

appelle les vaines utopies que parce qu’elle les croira réalisées. Il reste seulement à savoir

jusqu’où iront ses capacités d’illusions ».5 En homme du XXème siècle et pourfendeur de tout

discours qui lui paraît idéologique, Ruyer est frappé par le tragique de l’histoire bien plus

que par sa fin présumée. Les illusions humaines prendront encore longtemps le pas sur la

rationalisation de la société, probablement pour le pire.

Ruyer conserve pourtant au moins partiellement la grille de lecture cournotienne, en

opposant ou au moins en distinguant une dimension vitale et une dimension mécanique

dans les sociétés humaines. Conformément à l’ontologie qu’il construit progressivement,

ces deux dimensions sont réinterprétées au cours des années 1930 comme une opposition

entre l’individu, sujet d’actions sensées et capable d’intelligence, et la collectivité conçue

3 Sans partager ses conclusions enthousiastes, nous avons lu avec profit pour la composition de cette section l’article de CARBOU, Jacques, « L’actualité de la critique sociale de Raymond Ruyer », n.p., 2019.

4 RUYER, L’humanité de l’avenir d’après Cournot.

5 Ibid., p. 89.

Page 370: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

369

comme foule, obéissant à des lois mécaniques aussi implacables que dépourvues

d’intelligence véritable. Là encore, l’idée trouve son origine chez Cournot, qui postulait

l’existence d’une « loi de régression » de l’individu à la collectivité, que reprend Ruyer.6

Tandis que la vie progresse vers toujours plus de complexité, la collectivité régresse vers

des lois plus simples, plus mécaniques. La vie atteint l’apogée (temporaire) de son

développement avec la spiritualité humaine, tandis que la société « n’a qu’une vie toute

végétative ».7

Dans ces grands corps formés d’éléments conscients, l’ordre, ou la finalité supérieure

empruntée aux consciences individuelles, y lutte difficilement contre l’ordre simplement

physique et inhumain ; à l’équilibre des forces essaie de s’opposer la convention, le droit ; à

l’économie naturelle, l’économie dirigée. La conscience individuelle assiste tragiquement

au « de proche en proche » de la mécanique sociale dont elle est le matériel ; elle arrive à

en maîtriser des fragments, mais l’ensemble finit presque toujours par obéir à des lois

toutes physiques. (…) Des hommes sains et normaux peuvent ainsi être le « champ » de

phénomènes sociaux, ordonnés à leur façon, mais aussi aveugles qu’un orage.8

Dans cet article, Ruyer fait de cette mécanique sociale la « cause élémentaire des

guerres modernes » : quelles que soient l’intelligence et la moralité des individus, ils sont

entraînés comme société dans une course aux armements, et la recherche légitime par

chacun d’un maximum de sécurité aboutit, au niveau de l’équilibrage presque physique des

corps sociaux, à l’insécurité maximum. Cette captation des motifs psychologiques par la

mécanique sociale, quoiqu’elle aboutisse ainsi parfois à l’inverse des effets recherchés, est

inévitable : elle correspond aux phénomènes de foule émergeant, dans sa métaphysique,

des interactions entre individus. Mais, ce qui est plus important encore pour comprendre

le travail de « critique sociale » de Ruyer, tout effort psychologique individuel pour

réorganiser, améliorer, rediriger cette mécanique sociale a les plus grandes chances

d’aggraver la situation et de produire le chaos. C’est ainsi qu’il faut comprendre la plupart

6 RUYER, « La cause élémentaire des guerres modernes », art. cit., p. 64.

7 Ibid.

8 Ibid., p. 66.

Page 371: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

370

des discours politiques ou militants comme « idéologiques », c’est-à-dire comme des

utopies dangereuses qui prétendent s’affranchir de l’inertie et des lois propres de la

collectivité.

C’est ainsi également que l’on peut comprendre le libéralisme économique de Ruyer,

lecteur des économistes néo-classiques, et il y a sur ce point une convergence frappante

entre son ontologie et ses prises de positions politiques, au point que l’on ne sait pas

laquelle surdétermine l’autre. Qu’est-ce que la nature, chez Ruyer ? Une multiplicité

d’individus s’associant et se dissociant, qui sont intelligents et poursuivent des fins, mais

dont l’interaction générale se comprend selon des lois mathématiques. On ne saurait

donner meilleure description du monde social de l’économie libérale classique, dans

laquelle les agents rationnels produisent par leurs interactions l’équilibre général du

marché, mathématisable et mécanique. Ruyer peut donc sérieusement parler d’une telle

conception de l’économie comme d’une « économie naturelle », dans le passage cité plus

haut, et condamner toute tentative politique d’interférer avec l’équilibre du marché

comme une idéologie dangereuse : l’intelligence individuelle est à sa place dans le

comportement individuel, et ne peut dominer l’ensemble de la mécanique sociale pour la

réorganiser.9 À ces velléités d’organisation nuisibles à l’économie comme à la morale

s’oppose l’économie libérale comme « l’anarchisme véritable, réalisable et réalisé, et non

resté à l’état de déclaration sentimentale », et entraînant naturellement avec elle

démocratie politique, libertés civiles et culture libre.10

Que nous révèle cette convergence sur la philosophie de la nature de Ruyer ? Peut-

être qu’elle souffre du même caractère monadologique que l’homo economicus de l’économie

9 La métaphore économique et politique est fréquente dans la philosophie du vivant de Ruyer, et il convient, au vu de ses prises de position politiques, d’y voir plus que des illustrations. Ainsi les organismes sont-ils tantôt des « Empires coloniaux hiérarchisés » (NF, p. 176), tantôt comparables à « un homme qui s’enrichit par le travail, l’entreprise, la spéculation intelligente et la bonne économie. » (« Les postulats du sélectionnisme », p. 26). Ailleurs, « le monde spatial n’est matière qu’en tant que colonisé ou colonisable par ceux de ces individus [ceux de la physique quantique] qui sont plus entreprenants que les autres. » (COI, p. 189) Sur ce point, mais aussi sur un possible usage écologique de la pensée ruyérienne, voir SAUVAGNARGUES, Anne, « Le dynamisme organisateur et son œuf. Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités », Revue de métaphysique et de morale, vol. 107, no 3, 2020, p. 365‑376.

10 RUYER, Raymond, Éloge de la société de consommation, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 267.

Page 372: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

371

classique : de même que la monade est sans porte ni fenêtre, et rend difficilement pensable

le caractère fondamental de la « liaison » pour comprendre la réalité naturelle, de même

l’enfermement de la vie sensée au niveau de l’individu poursuivant ses fins rend

difficilement pensable la vie proprement sociale, c’est-à-dire relationnelle. Dans la société

comme dans son ontologie, Ruyer ne peut considérer la relation que comme une

perturbation, celle de deux particules ou de deux piétons se heurtant par mégarde, ou

comme la formation d’un individu de niveau supérieur, c’est-à-dire en un sens la réduction

de l’autre au même, de la relation à l’unité. La vie sociale moderne est conçue, dans la

continuité de la complexification des vivants, comme un progrès dans l’organisation

technique mêlé d’une régression dans l’ordre de l’intelligence et de la capacité

d’adaptation.

Nous retrouvons donc la même tension dans la philosophie sociale que dans la

philosophie du vivant : Ruyer est hanté par l’idée d’un monde éclaté, dépourvu d’harmonie

et de sens, pulvérisé en éléments identiques. Mais en même temps il cherche à faire une

philosophie de l’individu, celui-ci étant précisément conçu comme agent réalisateur de

sens. C’est finalement l’individu qui est harmonieux, non le collectif qui est toujours une

foule, avec ses organisations mécaniques. Il en sort cependant un rejet catégorique de toute

idéologie prétendant reconfigurer le corps social, ce qui peut paraître étonnant. N’y a-t-il

pas dans l’idéologie une prétention à l’unité de la société qui s’oppose à son atomisation ?

C’est que l’idéologie peut être comprise comme l’équivalent social de l’idéalisme : l’un et

l’autre cherchent à faire l’unité du monde de l’extérieur, par l’action d’une conscience

surplombante chargée d’organiser le divers. Comme dans le monde naturel, il ne faut pas

chercher l’harmonie dans la multitude, qui ne peut que l’approcher sous la forme de

l’équilibre statistique. Il faut redescendre en deçà de la collectivité, vers l’individu et ses

valeurs morales : c’est pourquoi Ruyer ne fait pas une philosophie politique

programmatique, mais une critique sociale des idéologies de son temps, qui vise le retour

à des valeurs considérées comme des normes universelles et éternelles de l’humanité. La

crise de l’Occident sera donc perçue par lui à la fois comme la domination d’idéologies

mettant à mal l’équilibre collectif, et comme une crise morale d’oubli des valeurs

essentielles.

Page 373: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

372

1.2 L’erreur de Cournot et la résistance du vital

À mesure que sa propre philosophie se construit, Ruyer va s’éloigner plus

radicalement des prédictions de Cournot, pour finir, comme il le dit en 1958, par

« [contredire] tout à fait les conclusions de [son] étude de 1928 ».11 La contradiction ne

signifie toutefois pas rupture totale : ce que Ruyer en vient à contester de plus en plus

nettement, c’est la disparition prévue par Cournot de l’ordre vital. Selon notre auteur,

l’idée que la rationalisation, l’idéologie abstraite et la bureaucratie pourraient faire

disparaître l’ordre plus fondamental, et dont elles sortent, des comportements et valeurs

vitales, est tout simplement fausse. Mais cela implique bien de continuer à penser la société

et l’homme à l’intérieur de l’opposition entre des « valeurs supports ou vitales » et des

« valeurs que l’on pourrait appeler symboliques, supportées, à contenu rationalisé. »12 Aux

premières appartiennent « l’économie et la technique traditionnelles ; l’organisation

politique spontanée ; les croyances sous leur aspect intégré et leur transmission par

éducation spontanée » ; aux secondes, « l’art cultivé, la science et la technique à l’état

théorique, les religions et idéologies en tant qu’elles sont au-delà des croyances vitales ; la

politique idéologique ; la vie de société sous ses aspects mondains, les jeux et les loisirs, la

philanthropie organisée, le sport et les valeurs vitales décoratives, la pédagogie

systématique, etc. »13 Ces deux catégories de valeurs ne paraissent rien moins qu’étanches

et clairement déterminées (pourquoi par exemple « le sport et les valeurs vitales

décoratives » sont-elles des valeurs à contenu rationalisé, et pas les croyances

traditionnelles ?). Or, rappelons-le, Ruyer est un réaliste des valeurs et des normes : celles-

ci existent et structurent le monde indépendamment de toute volonté humaine, et

indépendamment même de la conformation particulière de la nature et de la psychologie

humaine.14 Les valeurs non seulement techniques et scientifiques, mais morales, politiques,

11 RUYER, Raymond, « Les limites du progrès humain », Revue de Métaphysique et de Morale, no 4, 1958, p. 412.

12 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 43.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 25‑26.

Page 374: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

373

esthétiques ou religieuses sont indépendantes de l’esprit humain, qui doit s’y conformer

avec peine (cette peine étant pour Ruyer la preuve qu’une valeur s’impose à lui comme une

réalité objective). Il faut donc considérer le « double polyèdre inversé » des valeurs vitales

articulées aux valeurs rationnelles comme la structuration objective du champ des valeurs

auxquelles l’homme a accès.15

Ce qui préoccupe Ruyer dans sa critique sociale, c’est le détachement progressif des

valeurs rationnelles de la réalité vitale : les discours abstraits et théoriques deviennent

idéologiques à force de ne plus tenir compte de la réalité. Ce sont des discours utopiques,

qui prétendent nier la contrainte fondamentale des sociétés : l’exclusion mutuelle des

valeurs. De même qu’un organisme ne peut être à la fois rapide, léger et protégé par une

armure, une société ne peut que faire des choix entre les valeurs qu’elle vise. Le mensonge

de l’utopie est de prétendre réaliser à la fois la parfaite morale, la parfaite politique, l’art

parfait, l’économie la plus prospère, etc.16

La tendance à la rationalisation n’est donc pas une mécanisation suivant un cours

uniforme, mais elle est largement un égarement dans des détours idéologiques après

lesquels les sociétés sont contraintes d’en revenir à la réalité, et au socle des valeurs vitales.

Celles-ci ne peuvent disparaître, car elles correspondent à une sorte de contact direct de

l’homme avec ses besoins et capacités organiques. Mais pas seulement, et ici la typologie

de Ruyer est fluctuante et difficile à saisir : il considère parfois les loisirs au sens large,

c’est-à-dire toute activité qui n’est pas contrainte par des nécessités utilitaires (de la danse

rituelle au cinéma), comme de l’ordre de la vitalité en l’homme.17 Ce n’est donc pas tant la

typologie qui importe que la volonté profonde qui apparaît dans ces différents textes,

contradictoires dans le détail seulement : cette volonté est celle de lutter contre le mirage

des idéologies autant que contre le mirage de la pure rationalisation technique, pour faire

droit à l’ordre non-utilitaire de la vie. Ce geste fondateur qui vise à laisser apparaître et

exister la vie pour elle-même était déjà au cœur de sa philosophie du vivant : tout son but

15 Ibid., p. 31 sq.

16 Ibid., p. 9-11.

17 RUYER, « Les limites du progrès humain », art. cit., p. 422‑423.

Page 375: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

374

était de montrer que la vie n’était pas réductible au mécanisme, ou à l’aveugle reproduction

différentielle darwinienne. En s’intéressant à l’organisme en-dehors du mécanisme, on

peut le saisir comme une forme de self-enjoyment, c’est-à-dire non seulement de présence à

soi, mais peut-être aussi de joie, de plaisir à être soi, à se sentir comme puissance formatrice

et expressive. L’expressivité gratuite, pour le plaisir, sans destinataire ni fonction

physiologique, y révélait non l’accessoire, mais l’essentiel de la vie.18 De même, la vie

humaine ne saurait être complète sans une forme d’activité vitale, c’est-à-dire en prise avec

le réel et avec le corps, gratuite, plaisante par elle-même, fût-elle le divertissement de

masse du cinéma ou du sport moderne. Si Ruyer retrouve Nietzsche, ce n’est pas dans

l’attente du surhomme, ni, évidemment, dans la destruction des valeurs, mais dans le

« sérieux de l’enfant qui joue », qu’il est bon que l’homme retrouve – y compris, pour Ruyer,

sous la forme d’une certaine « infantilisation » qui n’est peut-être pas si grave.19 Au fond,

ce que Ruyer craint et rejette, c’est « l’homme unidimensionnel », incapable d’accéder à

une pluralité de valeurs, dont toute la vie serait conditionnée par une seule norme et

tournée vers un seul but – homme qu’une société entièrement tournée vers l’économie

risque bien de produire.

À côté de prises de position radicalement libérales en économie, Ruyer défend ainsi

(non sans humour) une étonnante proposition politique en faveur d’une société

« plurivalente » : le S.U.I.F., pour « salaire unifié inter-fonctionnaires ». Celui-ci

consisterait à faire vivre, à côté du monde des affaires autonome et récompensé par

l’argent, un monde égalitaire de fonctionnaires libres de travailler en dehors des exigences

de la rentabilité et de la carrière, à toutes les valeurs non-économiques : l’art, la science, la

politique ou la philosophie, par exemple. Dans cet État « demi-socialiste », « l’austérité

spartiate des hauts fonctionnaires aurait une vertu exemplaire pour toute la société. »20 On

ne peut donc taxer Ruyer de céder au simplisme économiste ou technicien : tout en

admettant sans grande réserve les postulats de l’économie classique, il refuse d’en faire une

18 RUYER, « L’expressivité », art. cit.

19 RUYER, « Les limites du progrès humain », art. cit., p. 422.

20 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 333‑334.

Page 376: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

375

solution viable à la crise de sens qui traverse les sociétés occidentales. Mais, en dehors de

la proposition semi-humoristique du « S.U.I.F. », il n’envisage pas que la réponse puisse

vraiment être politique, et reporte le problème sur le plan des valeurs poursuivies par les

individus, et encouragées par la culture dominante. Or, ce discours tourne vite à la

déploration d’un déclin des « valeurs réelles » au profit des « anti-valeurs » qui ne

dissimule pas son caractère conservateur21, et considère la plupart des revendications

politiques, sociales et morales de son temps comme des errements idéologiques que la

réalité se chargera de balayer.

La thèse de Ruyer a donc deux faces. D’un côté, c’est un rappel à cette vérité simple,

mais essentielle : la société, comme la vie, ne progresse que sur le sol des contraintes de la

réalité physique et biologique, en les canalisant, en les utilisant, mais jamais en les niant.

C’est un appel stimulant à une réflexion sur la nécessité d’opérer des choix dans les valeurs

sociales visées, des choix impliquant des moyens concrets et le sacrifice d’autres buts

incompatibles. C’est à la fois un rappel des contraintes matérielles de la prospérité, qui ne

se décrète pas, et une charge contre l’homme unidimensionnel qui sacrifie « l’art vital » sur

l’autel de la productivité. Mais de l’autre, puisque les normes morales font partie des

contraintes réelles au même titre que les lois physiques, cela met Ruyer en position de faire

de tout discours qui s’écarte de ce qui lui apparaît comme norme morale éternelle une

idéologie oublieuse de la réalité. De plus, et c’est plus grave, si la solution n’est pas

proprement politique, elle prend dans plusieurs ouvrages de Ruyer un sens clairement bio-

politique : il y associe déclin moral et dégradation de la qualité génétique des populations,

à enrayer par l’eugénisme autant que par une « saine culture ».22

21 « Mais les conservateurs ont pour eux des lois bien plus puissantes que le sens momentané de l’histoire : lois sur-historiques, qui condamnent à mort les idéologues, les tricheurs du principe de réalité, les inventeurs de mouvement perpétuel, les zélateurs de la transgression, de la subversion, de l’inversion, des anti-valeurs. Cet optimisme du long terme doit aider à supporter les sinuosités du fleuve de l’histoire, et les nuisances innombrables, toujours renouvelées, mais éphémères, des idéologies. » Parmi ces aberrations anti-morales, « l’élimination rapide, par la sélection biologique, des formes aberrantes, fantaisistes, pseudo-futuristes de la sexualité et de la famille, n’est que le cas le plus apparent. » Ibid., p. 337.

22 Voir infra, §3.

Page 377: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

376

1.3 Les limites de la technique humaine

Il ne faut pas confondre la crainte de la mécanisation du monde civilisé avec la crainte

de la technique. Le monde humain moderne est certes un monde technique, mais la

technique chez Ruyer est la continuation naturelle de la vie. Par sa technique, l’homme ne

fait qu’étendre son corps très au-delà de ce que réalise habituellement la formation

d’organes-outils dans l’histoire naturelle. La technique n’est donc ni condamnable, ni

même opposée à la nature, et il n’y a pas chez lui de critique de la technique à proprement

parler. Au contraire, la technique ouvre sans cesse des possibilités nouvelles devant

lesquelles il n’y a pas lieu de s’effrayer :

Les craintes académiques sur l’automatisation de l’homme par les automates nous

paraissent absurdes. Les machines à information, les servo-mécanismes, les automatismes

de toutes sortes, libéreront l’homme, non seulement du travail manuel, mais de ce qu’il y a

de servile dans le travail de surveillance ou de contrôle. Elles libéreront son cerveau comme

les machines à grande puissance ont commencé à libérer ses muscles. Elles le libéreront

tout en multipliant son pouvoir. E. C. Berkeley a probablement raison quand il écrit que les

machines électroniques ouvriront une nouvelle ère de la pensée humaine de la même façon

que le char d’assaut a ouvert une nouvelle ère dans la tactique.23

On y trouve pourtant une critique d’un certain déséquilibre possible entre le cerveau

humain individuel et l’édifice toujours plus considérable des machines qu’il a à sa

disposition, qui forme comme un corps trop grand, trop puissant et doté de trop

d’automatismes propres pour être vraiment sous son contrôle. Ruyer considère par

exemple la volonté transhumaniste de prise de contrôle, par l’homme, de sa propre

évolution, comme une forme d’hubris : le clonage, l’amélioration technologique de

l’organisme ne sont pas « logiquement impossibles », mais « cela frôle de si près

l’impossible, cela ressemble déjà tellement à de l’outrecuidance, qu’il [l’homme] ferait

mieux de ne pas essayer. Nos finalités propres sont trop manifestement enveloppées par

une finalité qui nous déborde. »24 L’espèce étant d’ordre idéal et au fond théologique, jouer

23 RUYER, COI, p. 17.

24 RUYER, EM, p. 137.

Page 378: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

377

avec l’espèce reviendrait à jouer avec les voies impénétrables de la Finalité divine – ce qui

n’est pas véritablement un péché d’orgueil, chez Ruyer, mais plutôt une tentative vouée à

l’échec, condamnée à se heurter aux limites préétablies du possible.

On trouve également, particulièrement dans les derniers textes de critique sociale, la

dénonciation d’une certaine confiance naïve dans la technique, et une préoccupation

écologique mineure, mais lucide : il y a tout lieu de douter que l’on trouvera sans cesse de

nouvelles sources d’énergie et de matière, et l’idée même que ce serait possible tient de la

croyance religieuse et du déni de réalité.

On fait confiance — parfois comme Pierre Chaunu, avec des espoirs religieux et

providentialistes, chrétiens, non gnostiques — au génie des savants et aux possibilités

infinies de la technique scientifique, dont les ’’multiplications’’ paraissent répondre aux

multiplications des demandeurs. (…) Par malheur, il y a là d’effrayantes illusions qui

promettent de plus effrayantes déconvenues.25

Ruyer prévoit de grandes crises de l’énergie pour le XXIème et le XXIIème siècle26, et fait

l’éloge, non d’une société de la consommation effrénée, mais d’une forme de sobriété qui

favorise la vie intérieure et le contentement. Il prévoit ainsi l’avènement d’une forme de

rationnement collectif des biens comme réponse inévitable, mais peut-être bénéfique aux

pénuries futures :

Les Gnostiques sont très indifférents en politique. Ils prévoient, comme tout le monde, que

le socialisme de distribution qui règne déjà en Suède, et qui gagne tous les pays

industrialisés évoluera vers un socialisme de la production, ou vers une organisation

bureaucratique universelle : « Ce socialisme diminuera certainement le niveau de vie, et

ralentira, ou stoppera le développement. Mais il diminuera aussi les soucis inhérents à la

libre entreprise. Chacun sera mieux assuré de sa « place », et pourra l’aménager en niche

psychologique, sans luxe, mais avec plus de tranquillité d’esprit. » À condition toutefois que

la stagnation du niveau de vie matérielle n’aille pas jusqu’à faire retrouver l’obsession du

« ravitaillement » quotidien. Cependant, pensent-ils, cette obsession du ravitaillement est

25 RUYER, CPS, p. 160‑161.

26 Ibid., chap. 8.

Page 379: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

378

plus bénéfique psychologiquement que l’obsession de s’enrichir. Elle favorise l’ « art d’être

toujours content » — du moindre gâteau, ou du moindre pain d’épices.27

L’éloge de la société de consommation n’est donc pas, tant s’en faut, un éloge de la

surproduction et de la surconsommation :

« Acceptons d’avance la vie de hippy raisonnable, ou plutôt la vie de petit, tout petit

bourgeois, qui sera, par nécessité, la vie de l’homme moyen après l’an 2000. »

J’ajouterai, pour ma part, dans mon propre vocabulaire : « Soignons la nourriture

psychique, car il est possible que nous n’en ayons pas beaucoup d’autres. »28

Mais même cette préoccupation écologique est subordonnée à la principale

préoccupation de Ruyer en matière sociale : la « préservation de la nature humaine »,

menacée par la civilisation et les idéologies post-modernes.

2. Abolir l’idéologie pour laisser place à la vie

2.1 Abolir les « nuisances idéologiques » pour laisser place à la vie

La « critique sociale » de Ruyer révèle, plus encore que sa philosophie de la biologie,

une tendance ambivalente. Ruyer y développe une critique féroce de tous les discours qu’il

considère comme idéologiques, qui sont nombreux et de genres très variables : le

christianisme guerrier et dogmatique, le matérialisme dialectique et toutes les

philosophies de l’histoire, l’antiracisme, le féminisme politique, le gauchisme de Mai 68 ou

encore le matérialisme mécaniste en font partie.29 L’essentiel de cette critique sociale

consiste dans la réfutation (ou parfois plus simplement dans la condamnation) de ces

27 RUYER, ATC, p. 264.

28 Ibid., p. 265.

29 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., 2ème partie.

Page 380: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

379

idéologies, au profit d’un retour à la réalité qu’elles dissimulent, mais qui est accessible au

« sens commun » de celui qui a su se préserver des illusions.30 La critique souvent moqueuse

de Ruyer peut tomber juste, et elle est visiblement animée par une saine horreur de la

guerre et du totalitarisme quel qu’il soit. Elle s’enracine dans son travail sur L’Utopie et les

utopies, qui dénonçait déjà l’utopie comme un dangereux refus des contraintes de la réalité.

Il y définissait l’idéologie comme « une pseudo-théorie qui en réalité est une arme et

l’expression d’une volonté collective de justification ou de propagande ».31 Ailleurs, il la

définit de façon plus vague encore comme « tout système d’idées qui n’a de valeur

théorique qu’en façade », refusant l’idée marxiste que cette façade recouvrirait un

déterminisme sous-jacent.32 L’idéologie est au contraire, pour Ruyer, une forme de

mauvaise foi honteuse, bien plus qu’une croyance sincère et l’effet d’un déterminisme, et

la violence « hargneuse » avec laquelle se défendent les idéologues en est la preuve.33 Le

problème saute aux yeux lorsque l’on considère le très grand nombre de discours qui se

rangent sous la plume de Ruyer dans la catégorie des idéologies : ce terme en vient souvent

à désigner chez lui tout discours qu’il considère comme faux, à condition que ce discours

soit suffisamment répandu pour avoir des défenseurs.

Si Ruyer se présente comme un « sceptique résolu », ce n’est donc pas au titre de la

méthode et de la philosophie de la connaissance, mais au sens de l’esprit libre, qui conserve

son indépendance à l’égard des modes et des « contaminations » idéologiques de son

époque.34 Son scepticisme est tout entier tourné contre les discours de contestation de

l’ordre établi, qu’ils soient marxistes, anarchistes, féministes, ou contestataire sous

quelque forme que ce soit. Il juge le pouvoir politique impuissant et enfermé dans la

30 RUYER, Raymond, « Les idéologies de notre temps et la toile de fond de la science », Les Études philosophiques, vol. 14, no 2, 1959, p. 150.

31 RUYER, Raymond, L’Utopie et les utopies, Paris, P.U.F., 1950, p. 53-54. Ruyer y distingue l’utopie, plus sincère et moins liée au combat politique, et l’idéologie, plus mensongère et visant directement la manipulation collective.

32 RUYER, « Les idéologies de notre temps et la toile de fond de la science », art. cit., p. 139.

33 Ibid., p. 141.

34 RUYER, Le sceptique résolu.

Page 381: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

380

repentance soumise, tandis que les discours intimidants et les velléités totalitaires sont du

côté des manifestants de Mai 68, des médias et des intellectuels qui les soutiennent.

L’intimidation est aujourd’hui presque entièrement le fait du Contre-Pouvoir, du Nouveau

Pouvoir culturaliste. Des « clercs » de tous ordres ont pris la place des Prêtres

professionnels, déficients. Ils dogmatisent, ils jugent, ils monopolisent la propagande

politico-culturelle – politique sous couvert du culturel.35

C’est un scepticisme à l’encontre des nouveaux « clercs », terme emprunté à Butler et

désignant « celui, quel qu’il soit, qui se présente comme « sachant mieux », et comme

« agissant mieux », que ses voisins. »36 Dans Les nuisances idéologiques, on trouve une

typologie de ces idéologies portées par de nouveaux clercs : idéologies racistes et

antiracistes, idéologies du « vital symbolique » (qui exaltent le sport ou la virilité),

idéologies religieuses, idéologies politiques interventionnistes et anti-économisme,

démagogie, idéalisation de la technique, pédagogies nouvelles, idéologies « de l’amour et

de la culpabilité universelle », et nouveau « totalitarisme culturel ».37 Cette liste n’a rien de

particulièrement original et l’ouvrage présente pour l’essentiel les griefs habituels de la

droite conservatrice à l’encontre de la postmodernité des années 1960 et 1970. Mais le

rapport de Ruyer à l’idéologie est intéressant en lui-même, en ce qu’il dévoile un geste

philosophique fondamental y compris pour le reste de sa philosophie.

2.2 Laisser apparaître la vie même

Ruyer refuse le discours « perspectiviste » qui fait de l’idéologie l’expression d’une

position sociale, parce qu’il revendique la possibilité de penser en dehors de toute

idéologie, par l’usage d’un sens commun teinté de scepticisme, et refuse absolument l’idée

(qu’il ne considère pas même rhétoriquement) que sa propre position pourrait être un tant

35 Ibid., p. 10. « Pauvres politiques ! (…) Pauvres policiers ! (…) Pauvres entrepreneurs, industriels et commerçants ! » déplore Ruyer au même endroit.

36 Ibid.

37 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 93‑296.

Page 382: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

381

soit peu teintée d’idéologie. Tout comme nous l’avons vu dans sa philosophie du vivant, la

démarche est donc, de manière assumée, essentiellement négative : la science

expérimentale et la spéculation philosophique qui forment la « toile de fond » de la

comédie humaine ne peuvent y jouer qu’un rôle de critique imposant des limites.

La toile de fond rend parfois impossibles certains rôles et certains masques, mais elle ne

suggère pas directement la pièce à jouer.

Ce n’est pas la science qui peut remplacer les idéologies fausses qu’elle dénonce. Ce n’est

pas même, plus généralement, la réflexion spéculative qui peut résoudre ce problème qui

dépasse l’ordre spéculatif. La science et la réflexion ne peuvent qu’arracher les masques,

elles sont incapables d’animer les visages. C’est la vie humaine elle-même qui doit révéler sa

propre physionomie.38

Ce texte est extrêmement important pour comprendre le geste philosophique de

Ruyer dans toutes les régions de son œuvre : il s’agit bien de détruire les idéologies fausses,

non pour en défendre une autre, ni même en un sens pour démontrer rationnellement la

vérité, mais pour laisser apparaître la vie comme la véritable réalité trop souvent recouverte.

La vie, qu’elle soit le dynamisme propre des organismes ou cette « physionomie » de la vie

humaine, est ce qui n’a pas besoin d’être expliqué, mais qui apparaît de soi-même, ayant sa

réalité, sa consistance et son « expressivité » propre. C’est en ce sens que sa philosophie

peut proprement être appelée une philosophie de la vie, tout en étant d’une certaine

manière un retrait de la philosophie devant la vie, qui s’exprime d’elle-même. C’est ainsi

que l’on peut comprendre les expressions récurrentes de Ruyer à propos des faits qui

« exigent », « commandent », « appellent », « réclament instamment » le finalisme, de

même que la préférence de Ruyer pour les amateurs en sciences plutôt que pour les

spécialistes. La philosophie de Ruyer se présente d’une certaine façon comme une

phénoménologie, au sens de Lambert repris par Kant et Hegel, c’est-à-dire une doctrine des

apparences et une destruction des illusions. Mais à leur différence, et probablement en

raison de son anti-idéalisme, il ne cherche pas plus loin que dans la mauvaise foi des

savants, le désir de pouvoir des « nouveaux clercs » et les effets de mode la raison d’être de

38 RUYER, « Les idéologies de notre temps et la toile de fond de la science », art. cit., p. 149. Nous soulignons.

Page 383: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

382

ces « idéologies », et considère la conscience immédiate dans sa naïveté sincère comme

l’instance ultime de vérité.

Cet aveuglement recouvrait déjà les phénomènes biologiques, voilés par l’idéologie

mécaniste, mais que les observateurs non prévenus étaient capables de laisser apparaître

au grand jour. C’est encore le cas d’une certaine harmonie morale et sociale :

momentanément obscurcie par le libéralisme de mœurs ou par les illusions marxistes, elle

résiste et finira par reprendre ses droits. Que révèle ce parallèle ? Une fois de plus, le

moteur premier de toute l’entreprise philosophique ruyérienne : garantir, ou faire au

moins apparaître, la consistance d’un monde ordonné, où les normes sont aussi éternelles,

et plus fondamentales, que les lois physiques. C’est, au fond, l’indistinction du fait et de la

valeur que cherche à établir Ruyer, la transcendance de la valeur permettant d’en faire un

mode d’explication de la nature autant qu’un critère de jugement des sociétés humaines.

Ainsi, l’humanité débarrassée des idéologies laisserait éclater sa vitalité propre, et

trouverait d’elle-même le chemin d’une relative harmonie sociale fondée sur l’universalité

du sens commun. Il existe en effet pour lui un idéal universellement partagé : « les divers

idéaux humains ont dans leur fond un principe commun qui juge les théologiens, les

spécialistes de toutes sortes, les idéologues du matérialisme historique, ou du nationalisme,

ou du racisme. » Cet idéal commun et transculturel participerait à la fois du « Beau et bon »

grec que du « gentleman » anglais et de « l’honnête homme » du XVIIème siècle, qui

semblent à Ruyer autant de formes particulières d’une universelle « volonté d’élévation ».39

La connaissance de cet idéal suprême, ou plutôt de ce critère ultime de jugement de tous

les idéaux et de tous les dieux, est pour Ruyer la trace divine en l’homme, et la source d’un

« humanisme à base religieuse », attitude de « l’Honnête homme à l’état pur » et « croyance

non spécialisée, et à la limite inconsciente, au divin comme pure transparence des actions

et des êtres réussis. »40

39 Ibid., p. 150.

40 RUYER, Raymond, « Ydgrun ou la recherche d’une dernière vérité », Deucalion, no 3, 1950, p. 31‑33.

Page 384: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

383

Il ne faut pas y voir toutefois l’expression d’une utopie ruyérienne, qui contredirait

son rejet massif de l’utopie, au sens d’idéal imaginaire collectif. L’harmonie morale et sociale

chez Ruyer repose en effet sur une stricte séparation du vertical et de l’horizontal, de la vie

psychique et de la vie économique et sociale.41 Dans celle-ci, l’harmonie n’est atteinte que

par l’effort individuel laborieux pour faire au mieux la tâche qui est la sienne. Les

institutions sociales se forment d’elles-mêmes, par le libre jeu des individus travaillant à

leurs propres fins. Cette vie « horizontale » individualiste n’en est pas moins une vie sociale

et physique, faite d’interactions multiples avec d’autres hommes et de contraintes

matérielles irréductibles. L’ordre vertical, celui de la vie psychique, est au contraire à la

fois celui de la clôture et celui du rêve éveillé, libéré des événements et des contraintes

matérielles, livré tout entier à l’imagination et au domaine des significations. L’harmonie

sociale et morale implique la distinction de ces deux ordres : si le rêve devient collectif, si

l’imaginaire se confond avec le sens des contraintes réelles, on sombre dans l’idéologie.

Dans cette méfiance envers le collectif et dans cet éloge d’une vie close sur son propre

imaginaire, y a-t-il encore une place pour une véritable relation ?

2.3 L’art d’être toujours content : bonheur gnostique, rêve

et intimité

Outre La Gnose de Princeton (1974) et Les cent prochains siècles (1977), un troisième

ouvrage rarement commenté compose la « trilogie gnostique » de Ruyer. Il s’agit d’un livre

de conseils pour atteindre le bonheur, inspiré du reste de ses travaux, et rédigé dans le

style des manuels de développement personnel qui font florès dans les années 70 : L’art

d’être toujours content – Introduction à la vie gnostique (1978). Ici encore, Ruyer se fait le porte-

parole de l’imaginaire mouvement gnostique pour décrire et illustrer un ensemble de

techniques permettant d’atteindre le bonheur, ou le contentement permanent. Ses

références principales ne sont pas les gnostiques imaginaires de Princeton, mais les

mystiques rhénans comme le théosophe Jacob Böhme (1575-1624), les romantiques

allemands et surtout le romancier Jean-Paul (Johann Paul Richter, 1763-1825), qu’il

41 RUYER, ATC, p. 27 sq.

Page 385: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

384

considère comme le paradigme de la sensibilité « gnostique ».42 On y retrouve les deux

grands thèmes de la philosophie ruyérienne de la vie : l’embryogenèse et le problème de

l’individualité, d’une part, et la dualité de l’actuel et du potentiel, de « l’Horizontal » et du

« Vertical », de l’autre. Ce sont les deux premiers piliers de cette méthode du bonheur (dont

les autres sont des variations), et les deux qui intéressent notre étude :

1°) Continuer la formation embryonnaire pendant toute son existence par des « montages »

appropriés, dans une « psycho-niche », dans une « deuxième peau », protégeant la première

peau.

2°) Vivre « verticalement » — sur place — en se détournant des aventures « horizontales »,

politiques ou autres.43

La méthode de la vie verticale se résume ainsi : il faut être un travailleur humble et

laborieux dans la vie matérielle, afin de se consacrer à la vie psychique individuelle, qui est

le véritable lieu du bonheur et permet de tout supporter. Cultiver cette vie de l’âme permet

de modifier sa perception du monde actuel et de « rêver » sa vie de façon à la rendre

toujours agréable, ou du moins supportable. Il faut fuir en revanche les grandes aventures

collectives, les carrières ambitieuses et l’agitation de la politique dans l’ordre horizontal,

les idéologies dans l’ordre psychique. Il est intéressant de voir comment Ruyer appuie cet

idéal du « rêveur laborieux » sur sa cosmologie :

Pour les Gnostiques, l’Horizontal, c’est tout le monde réel, tout l’espace-temps des

physiciens. Le Vertical, c’est tout ce qui est au-delà, (…) un « Enveloppant » d’un autre

ordre, hors de l’espace et du temps.

Le Vertical enveloppe tout le monde physique. Il participe à ce monde physique, il l’anime.

Il paraît passer incessamment par la « fente » étroite du maintenant. En réalité, il fait le

42 Ibid, « Avant-propos », p. 11 sq.

43 Ibid., 4ème de couverture.

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385

« maintenant », toujours nouveau, des êtres individuels, dont la persistance n’est pas une

simple inertie. Il fait leur consistance, et leur persistance, en ce qu’il est donneur de sens.44

La vie heureuse consistera donc à « animer » par l’esprit (le rêve, la perception

modifiée) la vie physique et ses contraintes.45 Ruyer tire de sa métaphore une définition de

la vie parfaitement conforme au reste de sa pensée, mais rarement formulée de manière

aussi ramassée :

La vie est toujours à la fois verticale et horizontale, comme toute actualisation — et il y a de

la vie dans toutes les actualisations. Les essences et les thèmes du monde vertical trans-

spatio-temporel ne vivent pas, elles « sont » dans l’intemporel. Les fonctionnements du

monde spatio-temporel horizontal ne sont pas davantage de la vie. Une machine n’est pas

vivante, même quand elle fonctionne. La vie est la contribution même du Vertical à

l’Horizontal. Elle est ainsi plus que fonctionnement, elle est comportement et action

sensée.46

Le passage est ici très naturel de la cosmologie métaphysique à la recherche du

bonheur : puisque la vie est par essence psychique, que le psychique, l’essence, l’idée est ce

qui anime le monde et le maintient dans sa cohésion, alors la vie humaine devra elle aussi

être essentiellement psychique, tournée vers les essences plus que vers la réalité actuelle.

Le « rêve romancé » que l’on fait de sa vie, étant de l’ordre de l’idéal, est plus important et

plus réel que l’actuel concret. « Le vrai moi, c’est le moi rêvé. »47 Et cela est vrai non

seulement parce que l’homme dépouillé de ses rêves n’est plus que l’ombre de lui-même,

mais encore parce que chez Ruyer les idéaux sont bien réels, et sont plus réels même que

le monde sensible : on retrouve l’idéalisme platonicien, et même une certaine ascèse

44 Ibid., p.27

45 Pour une défense de cette éthique, voir GOETZ, Benoît, « L’éthique de Raymond Ruyer », in VAX, Louis et WUNENBURGER, Jean-Jacques, Raymond Ruyer. De la science à la théologie, Paris, Kimé, 1995, p. 283‑288.

46 Ibid., p.28

47 RUYER, ATC., chap. VII. « Il est faux que la névrose résulte d’un conflit entre le « vrai moi » — qu’est-ce que le vrai moi ? — et l’image idéalisée et rêvée, liée au « système d’orgueil » (pride system). Le rêve romancé exprime le vrai moi, dont on ne peut dire grand-chose si on le dépouille de ses expressions rêvées. L’homme est ce qu’il rêve. »

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386

platonicienne dans le thème du travailleur qui se soumet aux exigences minimales de la vie

du corps, mais veut vivre tourné vers le monde des idéaux et des essences. Cependant, la

vie « verticale » ou « religieuse » au sens large doit rester individuelle et ne donne lieu à

aucune réorganisation du monde social - et ici Ruyer s’éloigne de Platon.

La conscience religieuse n’est facteur de paix que si le verticalisme reste individualisé et

qualitatif, et s’il s’accompagne d’humilité et de passivité. Un homme est apte à se conduire

à la fois religieusement et intelligemment dans sa vie personnelle, dans sa famille et, au

plus, dans son village ou sa petite ville.

S’il prétend viser plus loin, il n’est qu’une molécule magnétique dans un champ de forces

grossièrement quantitatif ou dominé par des idéologies inorganiques, fanatisantes et

intolérantes.48

Pourquoi la vie spirituelle, tournée vers les idées, n’inclut-elle pas les idéologies

politiques et les religions institutionnelles ? Ne sont-elles pas elles aussi de l’ordre des

idéaux à actualiser ? Ce rejet à première vue étrange est en réalité servi de façon

parfaitement cohérente par l’ontologie ruyérienne. Que nous dit celle-ci ? Que la vie, c’est-

à-dire l’actualisation de valeurs, est le propre des individus et non des masses, qui obéissent

aveuglément aux lois physiques. Seul un individu vrai peut actualiser une valeur, ou,

inversement, la définition même de l’individu vrai est qu’il est actualisation d’une valeur,

effort vers un idéal. Quelque chose comme le « groupe » au sens sartrien, véritablement uni

par une praxis commune, mais dont les membres restent des individus en relation

(mouvante) les uns avec les autres, est impensable dans l’ontologie de Ruyer.49 Il y a certes

des « individus collectifs », comme les organismes ou les colonies, mais ils ne peuvent être

des individus organisés et poursuivant des fins que parce que les éléments qui les

composent ont fondu leur individualité propre dans le tout, comme les cellules d’un corps

vivant. L’individu et la foule restent les deux grandes catégories de son ontologie, et la

société ne peut être comprise que comme masse aveugle ou comme quasi-organisme,

48 Ibid., p.39-40

49 SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, t. I. Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960.

Page 388: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

387

peuple-individu, ethnie douée de sa propre individualité psychobiologique – nous y

reviendrons. Quand elle n’est pas réduite à une individualité de niveau supérieur, la

collectivité n’est donc le lieu que d’interactions aveugles et de fonctionnements

mécaniques (selon la loi de régression de Cournot), de « causes a tergo » et non de véritables

« formations ». L’idéologie ou l’utopie est précisément l’illusion que l’on pourrait, comme

Platon dans La République, faire d’une foule une totalité ordonnée par des idéaux, une

totalité vivante. Ce qui est possible pour de petites sociétés traditionnelles est une

dangereuse illusion pour les masses modernes. Aussi chacun doit-il travailler de son mieux

dans son domaine, et laisser la « physique sociale » produire une relative harmonie. Un

titre de Ruyer dit tout : « L’espérance doit rester cloisonnée. »50

Il faut souligner que ce cloisonnement, cet éloge de « la passivité plutôt que l’activité

politique », de « l’isolationnisme plutôt que l’enthousiasme collectif »,51 a pour principale

visée la lutte contre les fanatismes de toute sorte, et la défense d’une tolérance humble et

modeste. Mais on voit bien ici comment il participe également d’une certaine incapacité à

penser le social et le politique inhérente aux catégories ontologiques mobilisées. C’est aussi

une incapacité à donner le critère de démarcation qui permettrait de distinguer l’idéologie

néfaste du mythe social bénéfique :

Il y a des dangers sociaux lorsque les mythes politiques ne sont plus des doublures

essentialistes conformes, lorsqu’ils ne font plus vivre, palpiter de vie, la réalité, mais

lorsqu’ils s’en détachent, la contredisent et prétendent vivre par eux-mêmes contre la

réalité des événements.52

Autrement dit, le critère de l’idéologie, c’est qu’elle est fausse, qu’elle ne correspond

pas au « vrai réel », c’est-à-dire non pas aux faits, mais aux essences – mais cela quel

philosophe-roi pourra en juger ? Même dans ces textes qui admettent la nécessité d’une

forme de mythe politique commun, il s’agit pour être heureux « d’échapper à l’obsession

50 RUYER, ATC, p. 39.

51 Ibid., p.41.

52 Ibid., p.63-64.

Page 389: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

388

des événements » pour se tourner vers la connaissance et l’imaginaire (qui ne saurait être

au pouvoir).53

Cette difficulté n’est pas seulement politique, mais aussi morale. Dans le domaine de

la vie individuelle, l’idéal du bonheur ruyérien est le retour à l’intimité fusionnelle de la vie

embryonnaire et de la petite enfance.

L’intimité heureuse dans une niche, semi-fermée aux autres, et protégée, est normalement

l’idéal de l’homme, comme des autres êtres vivants. La fin la plus profondément poursuivie

n’est pas le plaisir ou la puissance, ou le progrès collectif, ou le développement personnel,

ou l’extase mystique ou érotique. C’est l’état d’intimité organique, de symbiose avec

d’autres soi-même, dans une niche, dans une deuxième peau semi-perméable, protection

contre les autres niches organiques et sécurité rêvée contre les horreurs angoissantes du

monde inorganique.54

Le confort et la sécurité psychique, sous la forme d’un retour à la clôture de la vie

organique elle-même, est d’après Ruyer non seulement l’idéal du bonheur, mais l’idéal de

toute forme de vie et donc de tout être humain : retrouver le « pays de Cocagne maternel »,

« se trouver ou se retrouver dans une île organique autonourricière ».55 La vie familiale est

pour l’enfant comme pour l’adulte la « psycho-niche » intime qui permet de retrouver cette

symbiose perdue à la naissance : elle a une unité qui dépasse même la parfaite

communication, elle est « une vie psycho-organique commune ».56 Même le flirt et la

sexualité sont interprétés comme la recherche, non pas névrotique mais parfaitement

naturelle de cette intimité maternelle perdue. À nouveau, nous retrouvons l’impossibilité

de penser la relation véritable : elle n’est pensée que comme participation à une

individualité de niveau supérieur, vie commune, intimité fusionnelle. Même les

« fraternités religieuses ou politiques » ne sont conçues que comme des tentatives

53 Ibid., p.64. Cette « obsession des événements », présentée comme attitude générale, n’est évidemment pas sans lien avec les « événements » de Mai 68 directement vécus et déplorés par Ruyer.

54 Ibid., p.274.

55 Ibid., p.277-278.

56 Ibid., p.274.

Page 390: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

389

imparfaites pour retrouver cette intimité.57 C’est que l’intimité n’est pas de l’ordre du logos

(et ne peut donc être la philia grecque), elle est psycho-biologique, formation d’un

organisme commun plutôt que d’une cité.

La vie embryonnaire représente le paradis perdu, non comme passivité totale, mais

au contraire comme activité où tout réussit :

[L’embryon] commence sa vie dans une île organique, dans un pays magique de Cocagne,

où il n’y a aucun hasard — sauf les rares accidents tératologiques — où la nourriture est là,

et arrive comme d’elle-même, où les entreprises internes rencontrent toujours à point

nommé les bonnes circonstances, où les rendez-vous entre les parties ne sont jamais

manqués, où tous les projets réussissent.58

Cette vision du paradis perdu de la vie embryonnaire peut être comparée à ce que dit

Canguilhem des mythes de l’âge d’or :

Une norme, dans l’expérience anthropologique, ne peut être originelle. (…) Un âge d’or, un

paradis, sont la figuration mythique d’une existence initialement adéquate à son exigence,

d’un mode de vie dont la régularité ne doit rien à la fixation de la règle, d’un état de non-

culpabilité (…). À l’absence de règles fait pendant l’absence de techniques. (…) Ni travail, ni

culture, tel est le désir de régression intégrale.59

Au contraire, chez Ruyer, la norme est originelle et la technique naturelle, elles ne

sont pas instituées par l’homme, et le paradis perdu est celui d’une parfaite conformité à la

norme, qui se manifeste chez l’embryon par le déploiement d’une technique organique sans

effort pénible, sans accroc, sans perturbation.

57 Ibid., p.108.

58 Ibid., p.278.

59 CANGUILHEM, Georges, « Du social au vital », in Le normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 2018 [1966], p. 229.

Page 391: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

390

Étonnamment la philosophie de Ruyer, malgré son insistance sur l’activité finaliste

et l’effort dans le travail60, s’achève dans un éloge de la passivité, du rêve et de la sécurité

close. C’est l’aboutissement d’une tendance constante à donner au monde des essences

toujours plus de réalité et de consistance, à mesure que le mécanisme s’avérait toujours

plus insuffisant : dans la trilogie gnostique comme dans L’embryogenèse du monde, le

platonisme triomphe au point de renouer avec l’abandon du monde sensible au profit de la

contemplation des essences. C’est bien à une gnose qu’aboutit Ruyer : tout en réhabilitant

le monde comme œuvre de Dieu (et non d’un mauvais démiurge), il n’en appelle pas moins

au dépassement du sensible au profit d’une vie religieuse donnant l’accès au divin, par la

contemplation des essences au-delà de l’actuel concret.61 Le bonheur est soit dans la

conscience close de l’embryon, parfaitement adéquat à sa norme, soit pour l’homme adulte,

dans la contemplation rêveuse de ces normes, dont l’actualisation (esthétique, technique,

politique) lui est devenue difficile et pénible, et dans une remontée vers Dieu comme source

de toutes les normes.

Dans d’autres textes toutefois, Ruyer n’est pas si enclin à la passivité politique, et

propose, sinon un programme, du moins un diagnostic particulièrement dérangeant des

causes du « malaise dans la civilisation » moderne. Il y a là encore un passage naturel : la

biologie étant d’ordre axiologique et psychique, une crise morale peut avoir une cause (et

une solution) biologique.

60 « Un être n’est un être authentique, c’est-à-dire un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux. » RUYER, NF, p. 11.

61 Ruyer nomme « essentialisme » cette attitude qui va aux thèmes généraux et aux idéaux plutôt qu’à la détermination du monde sensible. Cet essentialisme est l’attitude spontanée de l’enfant, perdue par l’adulte qui n’est pas initié au « chamanisme » ou à la gnose : « Ce qui fait la religion spontanée et la poésie romantique de l’enfance et de la jeunesse, c’est que le jeune, en tout ce qu’il éprouve et en tout ce qu’il fait, perçoit et exprime beaucoup plus que ce qu’il fait. Il participe à l’universel. Toute expérience a pour lui une « aura » de généralité. Il agit sur fond de possibles indéfinis, dans un monde « primordial ». Le premier jouet, la première promenade, le premier compagnon, le premier petit exploit est une découverte dans l’éternité. Puis arrive, non pas l’habitude, mais la « différenciation restrictive ». La précision augmente et l’efficacité, mais aussi l’ « aura » magique s’éteint. L’ivresse des commencements, des improvisations, des découvertes fait place à la répétition. Toute différenciation est restrictive et diminutive. L’action, ou la perception différenciée, fatigue moins le corps, mais elle laisse l’âme trop inconcernée. L’adulte cesse de vivre dans un mythe universel nourrissant. » RUYER, ATC, p.54-55.

Page 392: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

391

3. L’humanité en crise et la nécessité de durer

3.1 Pouvoir spirituel et instinct vital

On peut dire que le grand risque des sociétés humaines, pour Ruyer, est la

spécialisation, qui est la forme sociale de l’éclatement, de la mécanisation. Une société de

spécialistes travaillant chacun dans son ordre (politique, économique, artistique,

philosophique, etc.) est comparable à une machine dans laquelle chaque mécanisme

fonctionne indépendamment des autres. Une telle machine est efficace, et la spécialisation

est bénéfique et inévitable pour les sociétés humaines. Mais elle pose le problème de l’unité

sociale, tout comme la mécanisation du vivant pose le problème de l’unité organique. Dans

le domaine vivant, il y avait une bonne et une mauvaise façon de faire l’unité. La mauvaise

consistait à faire de l’un des mécanismes le centre directeur des autres, par exemple le

cerveau, conçu comme mécanisme directeur. Cela correspond dans l’ordre social à

l’idéologie, qui prétend subordonner tous les ordres à l’un d’entre eux, et ramener toutes

les normes à une seule. C’est ainsi que l’art ou l’économie des régimes totalitaires sont jugés

selon la norme politique, et non selon leurs normes propres. Une telle unité est artificielle

et littéralement mortelle : dans le corps, chaque organe doit vivre selon sa compétence

propre, et dans la société, chaque ordre doit obéir à ses normes particulières. Il n’y a même

pas là différence de nature, puisque la « compétence » d’un organe vivant est chez Ruyer

une norme au sens axiologique du terme. Quelle sera alors la bonne manière de faire

l’unité sociale ? Elle devra être analogue à l’unité propre de la vie, qui est une forme active,

ubiquitaire, entretenant partout et constamment la structure organique, la réparant, en

prenant soin, avec une force d’invention souple et adaptable, non-spécialisée. Qui peut

jouer un tel rôle social ? Pour Ruyer, la réponse est claire : cette présence attentive, non-

spécialisée et bienveillante, c’est la femme. Dans un étonnant article intitulé « Pouvoir

spirituel et matriarcat »62, Ruyer déplore ainsi la barbarie technicienne de l’homme, attiré

par nature vers la spécialisation et l’efficacité. Il propose de confier à la femme, conçue sur

le modèle de la mère au foyer, un nouveau « pouvoir spirituel » : la femme ayant « de l’aveu

62 RUYER, Raymond, « Pouvoir spirituel et matriarcat », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 139, Presses Universitaires de France, 1949, p. 404‑422.

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392

général, le génie de la vie », elle a les ressources morales pour donner à la société moderne

une direction spirituelle. Si Ruyer milite, dans ce texte, pour une participation accrue des

femmes à la vie sociale, c’est donc contre le féminisme politique : le pouvoir de la femme

sera purement spirituel, il doit être maintenu loin des ordres politiques et économiques, le

travail des femmes étant conçu comme un « grave abus ».

Il n’est pas scandaleux que la femme, étant « maîtresse de maison » avec

l’assentiment général, soit maîtresse de maison aussi sur le plan de la vie nationale et

internationale. Elle tiendra ce rôle plus vaste aussi naturellement que le premier, parce qu’il

est de même nature. (…) Le pouvoir féminin sera plutôt l’éternelle vigilance d’une pensée

inséparable de la vie quotidienne. En une flamme unique se fondront tous les sentiments

qui ne cessent de brûler à toutes les heures de l’existence d’une femme dans sa maison,

pendant qu’elle cuisine, allaite, coud, veille sur le sommeil agité d’un enfant malade, songe

à l’avenir dans le silence du foyer, quand le mari est à son métier et les grands enfants à

l’école.63

Cet article de Ruyer apparaît à bien des égards comme un éloge de ce que l’on appellera

plus tard les valeurs du « care », d’une éthique du soin et de l’attention, contre un virilisme

violent, ridicule ou simplement oublieux du sens profond de la vie. « Un grand

renversement des valeurs est à opérer » pour subordonner l’homme à un « nouveau

matriarcat spirituel ».64 Mais ces valeurs prennent aussitôt la forme de l’éternel féminin, et

la femme y est à la fois présentée comme celle qui doit donner à la société sa direction

spirituelle, et comme réduite au rôle de la mère attentive. Si on laisse de côté cet

essentialisme et cette répartition figée des rôles (qui n’est pas sans évoquer le récit que

donne Ruyer de sa propre enfance65), ce texte révèle un souci plus général qui donne une

clef de compréhension de sa philosophie sociale :

Faire une communauté essentiellement virile, tel a été l’idéal impossible, le cercle carré, la

faute monstrueuse et tragique de l’Allemagne nazi. Harmoniser la communauté vitale

63 Ibid., p. 418‑419.

64 Ibid., p. 409.

65 RUYER, Raymond, Souvenirs I. Ma famille alsacienne et la vallée vosgienne, Nancy, Vent d’Est, 1985.

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393

féminine avec la société rationnelle et masculine, déterminer celle-ci par celle-là, tel est, au

contraire, le problème de notre temps. La direction ne peut être donnée qu’au nom du

sentiment général de la Vie, conçue non comme une vitalité organique brutale et

impérieuse, mais comme une harmonie totale de l’existence.66

De même que les lois physiques, dans l’organisme, doivent être canalisées et unifiées

par une conscience englobante, de même les forces techniciennes et spécialisées de la

société doivent se voir donner un but commun, elles doivent être au service de quelque

chose : c’est à un « pouvoir spirituel » qu’il revient de donner cette direction, « au nom du

sentiment général de la Vie » conçue comme harmonie totale. On se trouve toutefois ici

face au même ineffable que celui qui se demande quel est le Sens général de la vie, auxquels

tous les vivants s’efforcent de participer : Ruyer répond que seul Dieu est le Sens des sens,

mais la théologie étant toujours impossible, le « sentiment général de la vie », que Ruyer

compare ailleurs à la conscience morale de la Profession de foi du vicaire savoyard,67 reste tout

à fait indéterminée.

L’essentialisme de Ruyer quant à la répartition des rôles masculin et féminin pourrait

passer pour un simple préjugé conservateur, banal pour un homme de sa génération. Il

n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi d’autres plus importants de sa tendance à penser par

dualismes : individu-foule, mécanisme-conscience, morphologie-morphogenèse, etc.

Malheureusement, le « vitalisme social »68 de Ruyer ne s’arrête pas à l’exaltation de la

maternité comme souci de la vie.

66 RUYER, « Pouvoir spirituel et matriarcat », art. cit., p. 421‑422.

67 RUYER, « Ydgrun ou la recherche d’une dernière vérité », art. cit., p. 28.

68 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 118.

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394

3.2 De la conquête de la durée à l’eugénisme

Le principal défi de notre temps n’est, selon lui, ni la protection de la nature ni la

survie même de l’humanité, mais la préservation d’hommes et de peuples d’une certaine

qualité. Le défi n’est pas de survivre, mais de durer :

La préservation de la nature humaine dans la civilisation est une tâche beaucoup plus

difficile que la protection de la nature. Elle n’est pas affaire de techniques ou de

technocrates. Elle demande l’invention d’attitudes et de quasi-instincts. Il faudra au moins

cent siècles de sélection négative et de naufrage pour que des types de civilisation non

destructeurs des civilisés soient trouvés et mis au point. Car la conquête de la durée est

beaucoup plus difficile que la conquête de l’espace. Et elle ne demande pas le même genre

d’efforts.69

L’idée de « conquête de la durée », et l’ampleur de vue qu’elle suppose dans une

perspective qui considère les « cent prochains siècles » nous semblent particulièrement

intéressantes pour notre temps. Ruyer a certainement raison de souligner combien il est

plus difficile de se donner un mode de vie collectif compatible avec la durée, que de former

une civilisation technicienne capable d’envoyer des fusées dans l’espace. La question du

« genre d’efforts » qu’implique cette conquête de la durée, efforts très différents de la seule

ingéniosité technique, nous paraît bien être la grande question du XXIème siècle.

Ce qui est plus dérangeant, en revanche, c’est la nature des dangers qui pèsent sur

l’humanité d’après Ruyer. L’enjeu majeur d’après lui, auquel il consacre notamment Les cent

prochains siècles, est de ne pas laisser la qualité morale et biologique des populations se

dégrader à l’excès. Le grand danger auquel est exposée l’humanité est la dégradation

génétique des populations, étant entendu que dans cet ouvrage (et dans d’autres), Ruyer

assimile curieusement génétique, psychobiologie et moralité. Le Ruyer polémiste

oublierait-il les critiques de la génétique du Ruyer philosophe du vivant ? Au contraire, l’un

éclaire véritablement l’autre. La thèse centrale de Ruyer concernant la sélection et la

génétique est que le matériau génétique, l’information physiquement codée, ne peut aller

69 RUYER, CPS, p. 58.

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395

qu’en se dégradant. Tout son travail sur la notion d’information, en cybernétique et en

biologie évolutionniste, visait à démontrer le fonctionnement purement négatif des

mutations et de la sélection. La vie peut donc être conçue comme une lutte permanente des

forces vitales créatrices contre la dégradation de leur matériau génétique. Ce qui paraissait

une simple thèse vitaliste dans l’ordre de la physique apparaît de manière bien plus

choquante dans les considérations de Ruyer sur la vie des peuples, dans lesquels les forces

vitales (le « génie psychobiologique » propre à chaque peuple) sont sans cesse menacées

par la dégradation de la « qualité biologique des hommes », dégradation souvent liée à la

mauvaise sélection opérée par la civilisation. « La civilisation désagrège les peuples »70,

écrit-il, parce qu’elle sélectionne des instincts incompatibles avec la longue durée, des

individus faibles et manquant de courage, par exemple.

La sélection naturelle, de même, dans l’humanité, n’est pas un fait purement biologique. La

sélection porte sur des composés, des mixtes bioculturels. (…) Mais La civilisation n’est pas

séparable absolument de ses porteurs vivants, de leurs qualités biologiques ou

psychobiologiques. La sélection négative atteint les hommes par leurs idées. Elle atteint

aussi les idées par les hommes. (…)

Mais il ne faut tout de même pas oublier la valeur biologique des hommes. (…) Car ici

l’« aptitude » désigne une réalité distincte, génétique et psychobiologique. (…) Le

sélectionnisme n’est pas le racisme.71

Le « sélectionnisme » de Ruyer se défend ici d’être un véritable racisme, parce qu’il

implique une interaction de la biologie des peuples ou des « races », et de la culture.72 Mais

les exemples donnés parlent d’eux-mêmes : en raison de la qualité biologique particulière

de leur population, les Juifs sont doués en affaire, les « Nordiques » ont fait l’Amérique du

Nord « dynamique et pragmatique » tandis que les latins créaient une Amérique du Sud

70 Ibid., p. 110.

71 Ibid., p. 52‑53.

72 « Dans les cas examinés, les peuples ne sont pas des porteurs neutres de la culture-civilisation : ils la modifient selon leur « génie », pour employer un mot vague, mais juste. Inversement, les cultures-civilisations ne sont pas des navires passant sur la mer des peuples qui les portent, sans y laisser d’autre trace que leur sillage vite effacé. » Ibid., p. 111.

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396

« passionnée et peu “pratique” », les protestants capitalistes de Weber n’étaient pas doués

parce que protestants, mais cette religion dynamique, individualiste et inégalitaire avait

attiré les hommes d’une meilleure qualité.73 Dans les Nuisances idéologiques, le vocabulaire

est encore plus clair :

Un racisme intelligent, qui a le sens de la diversité des ethnies, est moins nocif qu’un

antiracisme intempérant, niveleur et assimilateur.74

Il serait facile de multiplier les textes et les exemples. Ce déterminisme biologique de

Ruyer le pousse à adopter l’une de ses positions polémiques les plus connues, en faveur

d’un « eugénisme positif » : il faudrait, écrit-il dès 1937, soutenir financièrement la

reproduction des élites, hommes de meilleure qualité, mais qui tendent à avoir moins

d’enfants que les couches inférieures de la population. Il suffirait pour Ruyer de classer les

individus selon leur quotient intellectuel et de verser une allocation supplémentaire aux

plus aptes pour les inciter à se reproduire davantage.75 Faute d’un tel volontarisme

eugénique, la population est condamnée à se dégrader biologiquement, intellectuellement

et moralement, ce qui est déjà en train de se produire en Europe pour Ruyer, dans

l’indifférence générale. Benjamin Berger a exposé avec clarté la constance dans le corpus

et les nombreux postulats intenables et datés sur lesquels il repose, à commencer par une

conception fort simpliste de l’hérédité et une survalorisation de la biologie sur

l’éducation.76 Dans son œuvre tardive, Ruyer abandonnera cette idée comme impraticable,

73 Ibid., p. 53‑54. A la page 56, Ruyer donne même une liste, explicitement fondée sur les « préjugés populaires », de populations dont la culture propre a été encouragée et soutenue par des particularités biologiques particulières : « Banquiers lombards, Jazzmen noirs américains, Gangsters siciliens, Porteurs d’eau auvergnats, Chanteurs de flamenco gitans, (…) Intellectuels novateurs juifs… » Voir aussi RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 125.

74 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 118.

75 Le choix du QI paraît certes réducteur, mais « il y a une corrélation évidente entre le bon sens, le jugement et les qualités générales du tempérament. » De plus, on y adjoindra les résultats physiques des tests du service militaire. Cf. RUYER, Raymond, « Une législation eugéniste », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 44, no 3, Presses Universitaires de France, 1937, p. 668.

76 Il montre également que l’idée d’un tel eugénisme n’est pas particulièrement originale dans les premières décennies du XXème siècle, et jusqu’aux années 1950, mais devient beaucoup plus rare dans les années 1970. Voir BERGER, Benjamin, Ruyer et la nature humaine - Thèse soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Renaud Barbaras, 2015, p. 237‑245. On peut également noter que la conception simpliste de l’hérédité génétique menant à la position eugéniste avait déjà été dénoncée par

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397

tout en maintenant la nécessité cette fois d’un « eugénisme négatif » qui empêcherait les

« anormaux » (fous ou criminels) de se reproduire. L’eugénisme positif n’est toutefois pas

rejeté sur des bases morales, mais pratiques, et une fois son impossibilité avérée, il n’y a

plus qu’à admettre le suicide génétique à petit feu de l’Occident par dénatalité générale, et

dénatalité des classes supérieures en particulier.77 L’avenir est alors au remplacement des

peuples civilisés, atomisés par la spécialisation, par des peuples plus proches des instincts

vitaux et de l’unité organique, des « peuples long-vivants ».78 Ceux-ci seront aliénés par des

croyances viscérales, retourneront à un mode de vie pré-industriel, rompront avec la

démocratie moderne et la rationalité au profit du sentiment vital, du matriarcat et de

l’empire.79

Cette crainte, pour ne pas dire cette hantise d’un suicide général de l’Occident

traverse donc toute l’œuvre de Ruyer, des années 1930 aux années 1970. Si l’idée de

sélection négative et d’entropie dans l’information génétique est si importante, ce n’est pas

seulement pour la philosophie de la nature, mais pour donner sens à un darwinisme

ethnique et social dans lequel seuls survivent les « peuples long-vivants », qui possèdent

les ressources vitales (à la fois biologiques, psychologiques et morales) pour préserver la

qualité de leur population humaine. La stabilité génétique est en effet la condition de la

bonne santé morale d’un peuple, ce qui lui permet de ne pas mourir de ses idéologies, de

celles des autres, ou du mélange avec d’autres ethnies.

Le suicide psychologique d’un peuple, l’autogénocide par la civilisation, est bien plus

fréquent non seulement que le génocide-assassinat physique, mais même que le génocide-

meurtre psychique « sans intention de donner la mort », par « mission » religieuse,

idéologique ou économique, et par meurtrier inconscient. Si une population pouvait rester

biologiquement — c’est-à-dire génétiquement — stable, elle finirait par guérir de ses

H.S. Jennings, le biologiste qui inspira à Ruyer sa théorie sur l’amibe, dès 1930. Voir JENNINGS, The Biological Basis of Human Nature, op. cit.

77 RUYER, CPS, p. 77‑81.

78 Ibid., 2ème partie, notamment chap. 12, p. 222 sq.

79 RUYER, CPS, chap. 12.

Page 399: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

398

maladies psychiques, des éclipses périodiques du sens commun, de la morale, de la décence,

par l’effet d’idéologies fanatiques ou de modes stupides. Un névrosé, un égaré, un déprimé,

est destiné à guérir, à redevenir capable de bonne adaptation à une situation d’abord

traumatisante.80

La force vitale est toujours une force de résistance aux perturbations, celles du monde

physique pour l’organisme, celles de l’idéologie pour l’homme et la société.

Il faut ajouter à ces textes les relations entretenues par Ruyer dans les années 1970

avec le courant de la « Nouvelle Droite » d’Alain de Benoist, né en 1969 avec la fondation

du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Ce

mouvement de réflexion d’extrême droite partage avec lui de nombreux points communs :

obsession pour le déclin génétique des populations dû aux méfaits de la civilisation,

racialisme présenté comme une défense de la diversité génétique et culturelle des peuples,

rejet de la modernité comme désenchantement du monde et retour à une forme de

paganisme ou de panthéisme renouvelé, rejet de toutes les idéologies contestataires de

gauche en même temps que du confort excessif et affaiblissant de la civilisation libérale. Il

n’y a donc pas à s’étonner que Ruyer appartienne au comité de parrainage de la revue

Nouvelle École, la revue du GRECE81, et soit tenu en haute estime par Alain de Benoist lui-

même. Ce dernier s’intéresse à Ruyer à la fois comme penseur des normes, étant entendu

que l’existence de normes ou lois éternelles est selon lui un principe de toute pensée « de

droite »82, comme théoricien de la « nutrition » et de « l’intoxication » psychiques, comme

défenseur de la tradition contre le modernisme, mais aussi comme métaphysicien

cherchant à rétablir l’identité de l’esprit et de la matière.83 Le néopaganisme de la Nouvelle

80 Ibid., p. 114.

81 Voir la liste des membres du comité dans DURANTON-CRABOL, Anne-Marie, Visages de la Nouvelle Droite : le GRECE et son histoire, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1988, p. 254‑258.

82 BENOIST (DE), Alain, Les idées à l’endroit, Paris, Editions Libres Hallier, 1979, p. 82‑83. On trouve également chez lui l’éloge du paganisme comme identification homme-dieu et dieu-norme : « Ce que nous cherchons derrière les visages des dieux et des héros, ce sont des valeurs et des normes. » BENOIST (DE), Alain, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, p. 251.

83 BENOIST (DE), Comment peut-on être païen ?, op. cit., p. 55 et 242‑243. L’auteur y rattache le panpsychisme de Ruyer à l’unité homme-Dieu du paganisme antique via la monadologie de Leibniz, et le rapproche (p.242-243) de Teilhard de Chardin. Celui-ci écrivait en effet que « L’étoffe de l’univers est l’esprit-

Page 400: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

399

droite se nourrit en effet de tous les discours métaphysiques (et pseudo-scientifiques) de

réenchantement du monde, permettant de voir dans la nature un jeu de forces

harmonieuses plus qu’un vaste mécanisme aveugle.

Il ne faut peut-être pas donner une importance excessive à cette appropriation de

Ruyer et à son appartenance au comité de parrainage de Nouvelle École, qui n’implique pas

nécessairement des relations très soutenues avec les activités du GRECE et de la Nouvelle

droite. Mais les textes de Ruyer parlent d’eux-mêmes, et interdisent d’y voir une

instrumentalisation déformante. La question qui se pose alors est celle-ci : de la

philosophie de la vie de Ruyer à sa pensée sociale, eugéniste et réactionnaire, quelle est la

nécessité du lien ? Laquelle détermine l’autre ? Les deux sont-elles séparables ? Dans sa

thèse, B. Berger l’affirme : « la philosophie de la nature de Ruyer n’est pas étrangère à sa

politique, mais elle ne la commande pas non plus. »84 Nous souscrivons à cette formule, au

sens où la position panpsychiste ne déterminait pas Ruyer à son eugénisme ou à son

racialisme. Mais le lien entre les deux nous semble assez fort pour considérer que dans la

trajectoire effectivement suivie par Ruyer, elles se tiennent l’une l’autre jusqu’à ne plus

être que les deux faces d’une même pièce.

3.3 De la philosophie du vivant à la bio-politique

On peut faire l’hypothèse, au vu de la virulence des positions socio-politiques de

Ruyer, et des importants ouvrages qu’il leur consacre, que celles-ci ont à tout le moins

surdéterminé le reste de sa philosophie, c’est-à-dire l’ont au moins biaisé en direction d’une

philosophie de la nature compatible avec elles. Mais même sans tenir compte de cette

matière », les deux n’étant que « deux états d’une même étoffe cosmique », formules qui justifient pleinement le rapprochement avec Ruyer. Il y aurait matière à de nombreux rapprochements entre le philosophe de Nancy et son contemporain jésuite, pour lequel l’évolution darwinienne était la forme de réalisation du plan divin. Dans sa préface à la dernière édition de Vu de droite (un panorama des controverses et courants de la droite des années 1970, dont une élogieuse recension des Nuisances idéologiques de Ruyer), A. de Benoist cite Ruyer parmi les grands noms regrettés de la « pensée de droite » des années 1970.

84 BERGER, Ruyer et la nature humaine, p. 235. D’après lui, la convergence des deux tient plutôt à ce qu’elles sont deux produits distincts de la même psyché, celle de Ruyer, qu’il s’efforce de reconstruire à l’aide des outils de la psychanalyse et de l’autobiographie de Ruyer.

Page 401: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

400

hypothèse, il nous semble clair que sa pensée forme un ensemble qui a sa cohérence, et

dans laquelle la critique sociale, l’eugénisme, l’essentialisme et l’idéal du bonheur ne sont

pas des anomalies. Ruyer lui-même ne les traite pas comme des parties séparées de son

œuvre, mais comme découlant logiquement de son ontologie et de sa conception de la vie.

Nous avons tenté de montrer précédemment comment celle-ci le conduisait à une morale

de l’individualité close. Mais comment accorder cet individualisme de Ruyer avec ses

positions eugénistes et racialistes ? Qu’est-ce qui, dans la philosophie de la vie de Ruyer,

porte en germe de telles considérations ?

Le racialisme de Ruyer est cohérent avec l’hypothèse de son incapacité à penser le

collectif autrement que comme masse ou comme individu. Il le conduit logiquement à

considérer les cultures comme supportées soit par un sujet unique, le peuple ou l’ethnie,

conçu comme individu doté de son propre « génie psycho-biologique », soit par les

individus qui le composent. Comme ces individus partagent une même nature psycho-

biologique (la psycho-biologie française, allemande, ou chinoise), ils donneront tous à la

même culture reçue la même modulation « ethnique », selon leur « génie » commun.85 Le

cas ne nous semble pas clairement tranché chez Ruyer, mais ce flou apparent est en fait

cohérent avec un dernier point qui rend compte de la possibilité de telles positions dans sa

philosophie. Celle-ci, malgré sa difficulté à penser en dehors de l’opposition individu-foule,

n’est pas un individualisme radical : au contraire, sa conception de l’individualité est

biologique, donc forcément très atténuée. L’individu n’est pas une substance, il n’est pas

toujours indivisible, ses frontières sont brouillées dans l’espace et dans le temps, comme

l’individualité des organismes vivants.86 L’individu actuel n’existe pas vraiment, à la limite

il finit par ne plus être considéré que comme une abstraction ou un phénomène. Ce qui

existe véritablement ce sont d’une part les valeurs et mémoires trans-spatiales, et d’autre

85 Ruyer est très clair sur ce point : la base biologique (ou psycho-biologique) n’est pas seulement une commune biologie humaine, elle est propre à chaque « ethnie ». Ainsi, si l’on substituait tous les bébés allemands à leur naissance à tous les bébés français, l’effet ne serait pas visible tout de suite, mais il est certain que cela modifierait « à la longue » la culture allemande et la culture française. Il conteste ainsi le « culturalisme », non seulement comme affirmation de la toute-puissance de la culture sur la biologie, mais comme négation de l’idée racialiste d’une biologie ethniquement spécifique au point d’influencer significativement la culture. Voir CPS, p.45

86 Voir notre chap.3, §2.1

Page 402: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

401

part les lignées, la succession des générations. L’individu apparent n’est que la

manifestation « ici et maintenant » d’une mémoire spécifique, d’une part, et de l’activité

des générations qui l’ont précédé, d’autre part87 : une abstraction. Une telle ontologie

conduit logiquement à ne pas accorder de valeur absolue à l’individu, d’autant plus que

Ruyer dénonce, chez l’homme, le « je » comme une illusion.

Les individus, les « je », prononcés ou virtuels, sont illusoires. Ils n’ont pas de réalité propre

en dehors des domaines, des tableaux, subjectifs par eux-mêmes, dont ils se disent le

dominus, survolant et conscient.

C’est pourquoi la nature (sive Deus) n’est jamais, apparemment, à un individu près, bouleau,

hareng, ou homme. Le nombre exact des exemplaires lui est manifestement indifférent. Elle

préfère seulement les grands nombres, par précaution, pour sauver l’espèce.88

Il serait absurde de prétendre utiliser ce genre de texte pour défendre l’idée qu’il n’y

a chez Ruyer aucune morale, aucun devoir de respecter la vie des autres, aucune attention

à la personne : son idéal moral tient au contraire de la politesse modeste d’une part et de

l’amour-fusion d’autre part. Mais il est clair que de telles affirmations sur la nature,

associée à l’idée souvent répétée que les sociétés humaines ne devaient et ne pouvaient pas

renoncer à leurs racines biologiques, et aux longs exposés de Ruyer sur la dégradation

biologique de l’humanité et l’eugénisme, manifestent une cohérence d’ensemble qui

interdit de considérer ces derniers comme une anomalie aisément isolable.

Ce que met en évidence l’eugénisme ou le racialisme de Ruyer, en même temps que

sa sympathie pour les thèses de la Nouvelle droite païenne, c’est la supériorité de la norme

sur l’individu, associée à une confusion de la norme biologique et de la valeur morale. La

norme est supérieure à l’individu, parce qu’elle n’est pas une simple adaptation au milieu,

mais une « mémoire de l’espèce » à laquelle on se consacre comme à un idéal, à laquelle il

faut se conformer pour exister et réussir. Les individus ne sont de ce point de vue que des

exemplaires dispensables, le seul risque étant la disparition complète de l’espèce, ou de

l’ethnie. Une telle philosophie ne peut sans contradiction donner à l’individu une valeur

87 RUYER, EM, p. 115 notamment.

88 Ibid., p. 70.

Page 403: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

402

absolue, et la divinisation de la nature n’y change rien : la natura sive Deus n’écoute pas les

prières et ne tient pas aux individus.89 La distinction claire des droits de l’homme, comme

impératif moral et politique, et de la réalité biologique, est une abstraction absurde, voire

dangereuse pour Ruyer, qui y voit un jeu de la « raison raisonnante » oublieuse de ses

origines vitales, et notamment des nécessités démographiques.90 Les normes impérieuses

de la vie préexistent aux individus vivants comme aux valeurs culturelles, et c’est leur oubli

qui menace les sociétés civilisées. Ce n’est pas là une confusion passagère, mais un

symptôme du projet ruyérien dans son ensemble, au moins dans toute la philosophie

mature : rétablir contre une certaine modernité scientifique et sociale un monde de normes

absolues, divines, qui tiennent à la fois de la contrainte incontournable et de l’idéal à

réaliser, et présentes comme envers de toute la nature. La réinscription de l’homme dans

la nature et le réenchantement du monde se font au prix de l’indistinction des normes

biologiques et des normes morales.

89 Ibid., part. II.

90 Ibid., p. 236‑239, « Les “droits de l’homme” contre l’embryogenèse sociale ».

Page 404: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

403

CONCLUSION

La philosophie de la vie de Ruyer est un moment central de l’entreprise par laquelle

il entend relever le grand défi de la philosophie du XXème siècle, celui de la réintégration de

la conscience dans la nature. Il s’y emploie en soulignant les limites du mécanisme, qui doit

être conçu comme un produit secondaire de l’étoffe primaire du monde, la conscience

redéfinie comme étendue vraie, unité d’une multiplicité auto-survolée. Une telle

redéfinition de la conscience ouvre une voie vers le dépassement du dualisme de la

conscience et de l’étendue, en faisant de la subjectivité humaine un cas particulier d’une

capacité de liaison, de coordination et de régulation déjà présente dans l’organisme vivant,

chez les plantes et même dans les constituants physico-chimiques de la matière. Par

l’observation des capacités d’adaptation, d’auto-régulation et de régénération, et de la

plasticité surprenante du développement embryonnaire et du cerveau, Ruyer touche aux

limites de la philosophie mécaniste sous-jacente à la science de son temps et met en lumière

les défis que la biologie a depuis entrepris de relever.

L’entreprise ruyérienne se rapproche de ce point de vue d’un néo-matérialisme

presque autant que d’un néo-finalisme, et ses critiques s’apparentent à celles qu’ont pu

produire à la fin du XXème siècle les philosophes et savants partisans d’un renouvellement

de l’ancien mécanisme. C’est en effet à la fin du XXème siècle et en réaction à l’empirisme

logique se constitue une direction générale de la philosophie des sciences que l’on peut

proprement appeler néo-mécanisme.1 Le néo-mécanisme se présente comme un

mécanisme généralisé, recherchant dans la structure causale de l’univers les mécanismes

sous-jacents aux phénomènes : l’identification de tels mécanismes y constitue le but

principal de l’entreprise scientifique et philosophique d’explication rationnelle du monde,

supplantant la seule subsomption des phénomènes sous des lois générales typiques de la

1 CRAVER, Carl et TABERY, James, « Mechanisms in Science », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2019.

Page 405: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

404

physique newtonienne. Ce néo-mécanisme a plutôt pour science privilégiée la biologie,

science dans laquelle il est impossible de découvrir de telles lois, et dans laquelle l’étude

des mécanismes causaux est le mode principal d’explication. Nous pouvons dire que Ruyer

a posé aux modèles scientifiques en vigueur les mêmes questions que les néo-mécanistes,

et insisté comme eux sur le caractère central de cette « science sans lois », mais non sans

régularités compréhensibles, qu’est la biologie. Malgré les divergences d’interprétation

qu’il ne faut jamais négliger, l’importance dans la biologie contemporaine des concepts de

causalité descendante ou de plasticité développementale, et la critique des solutions

purement génétiques, signalent au minimum une voie alternative à celle de Ruyer, mais

qui s’affronte aux mêmes problèmes.

Il est donc d’autant plus important de comprendre comment, après avoir lui-même

commencé d’élaborer un tel néo-mécanisme, il est devenu radicalement finaliste et

panpsychiste, jusqu’à mettre la biologie sous la domination d’une théologie à tendance néo-

platonicienne. L’hypothèse qui nous paraît la plus convaincante à la lumière de notre étude

est que Ruyer a identifié avec beaucoup d’acuité ces problèmes et le besoin d’un monisme

naturaliste nouveau, mais qu’il les a posés dans un vocabulaire métaphysique habité par la

dualité, de telle sorte que son néo-mécanisme s’est très vite transformé en un finalisme qui

ne parvient pas à réaliser pleinement son projet moniste initial. Son parallélisme qui se

rattache au monisme du double-aspect laisse ainsi progressivement place à l’opposition des

individus et des essences, qui ne sont plus deux aspects d’un même être mais bien deux

domaines d’êtres qui doivent collaborer pour produire chaque organisme vivant. Il y a donc

en quelque sorte deux Ruyer, ou plutôt deux projets enchevêtrés chez lui, et l’étude du

vivant est le lieu qui révèle cet enchevêtrement de la façon la plus visible. Nous disons

enchevêtrement plutôt que succession, car si le finalisme panpsychiste est postérieur au

mécanisme structural des débuts, celui-ci n’est entièrement abandonné ni dans ses thèses,

ni dans son vocabulaire, ni dans ses problèmes. Comme il le montre dans la description

rétrospective qu’il fait de son parcours intellectuel, le finalisme de Ruyer lui apparaît

comme le déploiement logique et inévitable de sa première philosophie de la structure,

dont il est le fondement métaphysique et la démonstration empirique.2 Une telle vue cède

2 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit.

Page 406: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

405

en partie aux illusions de l’histoire rétrospective, toujours tentée de souligner la cohérence

en gommant changements et contradictions. Mais elle révèle surtout la conviction de

Ruyer, constante du premier au dernier de ses écrits finalistes, que le finalisme constitue

le seul dépassement possible du mécanisme. En cela il ne parvient pas à échapper, malgré

le pas fait dans cette direction, au clivage mécanisme – finalisme qui structure l’étude de la

vie au milieu du XXème siècle, selon la description de Piaget. Or, ce finalisme est rapidement

conçu par lui non plus comme le fondement ontologique du mécanisme, qui demeurerait

le seul mode d’explication possible de la vie, mais comme une explication complémentaire

au mécanisme, qui doit cohabiter avec lui et prendre même la première place dans une

science nouvelle, inspirée par la révolution de la physique quantique. Après avoir tenté

d’identifier la conscience et le corps dans un geste véritablement moniste, en faisant du

cerveau « la conscience, vue par un autre », et dénoncé « l’illusion réciproque

d’incarnation »3, Ruyer tend à reconstituer un cadre dualiste qui oppose objectivité et

subjectivité, science de l’individu et science statistique, conscience et mécanisme, potentiel

et actuel, psychique et physique, dans l’ordre de l’explication du monde. Il aboutit ainsi à

un double dualisme, puisqu’il s’agit dès les Éléments de psycho-biologie non seulement de

distinguer physique et psychique dans le vivant, mais de distinguer le domaine des

individus actuels d’un domaine séparé de « potentiels mnémiques » situés hors de l’espace

et du temps. Ruyer est encore un représentant de la conception duale de la vie qui a prévalu

au moins depuis Aristote et sa distinction de la matière et de la forme. La vie reste comprise

par lui comme une interaction, une complémentarité ou un conflit entre un matériau

homogène, « antitypique », et une force organisatrice qui lui donne une forme (malgré sa

résistance). On cherche ainsi à expliquer à la fois l’ordre remarquable de la vie et son

dynamisme auto-formateur, et sa fragilité, sa mortalité, sa propension à produire des

monstres ou des malades. Il s’agit d’opposer une force organisatrice parfaite, qui joue

toujours son rôle, et une matière qui lui résiste, qui par son imperfection explique tous les

défauts du vivant et sa mort inévitable. Même Bergson qui comme Ruyer imagine une

genèse de la matière à partir de la conscience, pense la vie comme une résistance de la

3 RUYER, NF, chap. VIII, p.91 sq.

Page 407: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

406

matière à sa mise en ordre, que l’élan vital ne parvient que partiellement à « tourner ».4

Ruyer cherche bien à dépasser cette dualité par le concept de conscience primaire, qui doit

remonter en-deçà de la séparation de la pensée et de l’étendue, pour penser un mode d’être

véritablement primaire qui porte en germe toutes les constructions mécaniques de

l’organisme et de la technique, et tous les degrés ou modes de la conscience. Mais ce mode

d’être primaire en vient rapidement à être conçu lui-même comme une dualité, comme

étant « indissolublement, à la fois connaissance et force liante »5, la conscience-

connaissance exigeant à son tour la position d’un domaine de potentiels (ou thèmes) et

d’essences trans-spatiaux. De plus, l’idée d’une genèse de la matière à partir de la

conscience étant posée, Ruyer peut à nouveau considérer la matière agrégée comme une

masse inerte et à mettre en ordre, et comme le substrat de lois physiques que la vie doit

canaliser ou contre lesquelles elle doit lutter. L’opposition d’une force formatrice

consciente et d’une matière inconsciente à organiser est ainsi reconduite, et ajouter que le

« bâti cosmique »6 est fait de consciences primaires agrégées n’y change finalement rien.

Nous avons ainsi montré dans nos chapitres 1 et 2 que le panpsychisme de Ruyer ne

rompait pas avec le mécanisme structural de ses premières œuvres, hérité de Cournot. Bien

au contraire, il entend recruter la conception la plus mécanique du corps, celle de la

machine imaginée dans L’homme de Descartes, pour en faire un argument finaliste. C’est

alors toute l’histoire de la vie des individus et des espèces qui devient inventivité technique,

production de machines bien coordonnées et d’outils performants, qui se comprennent par

l’intelligence de la conscience qui les produit. C’est alors la dualité formation-

fonctionnement qui est centrale, et révèle le caractère hybride du vital. Dans nos chapitre

3 et 4, nous avons tenté de remonter avec Ruyer jusqu’au mode d’être de cette conscience

productrice de son propre corps organisé, pour mettre en lumière sa dimension

monadologique. La philosophie scientifique nouvelle, panpsychiste, est en effet élaborée

comme une « monadologie corrigée » censée « reprendre le problème au point où Leibniz

4 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, éd. critique dirigée par F. Worms, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 [1941], chap. II, p. 99 sq.

5 RUYER, NF, p.126.

6 RUYER, EM, p.156.

Page 408: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

407

l’avait laissé ».7 C’est cette monadologie nouvelle, dans laquelle la monade n’est pas un

« atome spirituel » mais un domaine unifié d’étendue consciente, qui mène Ruyer à l’idée

de la conscience comme force de liaisons, comme unité immédiate d’une totalité. Mais cette

conscience close, tournée vers le dedans, est immédiatement confrontée à la limite de toute

monade : elle est également « sans porte ni fenêtres », et ne peut jouer son rôle de mise en

forme selon un ordre spécifique. Il faut donc adjoindre à cette unité close la participation

à un thème ou potentiel trans-spatial, et faire du monde actuel la doublure visible d’un

domaine invisible où se trouvent les thèmes qui informent les consciences. C’est ce que

nous avons étudié dans nos chapitres 5 et 6. Ce platonisme est la conséquence ultime d’une

conception de la causalité reposant à nouveau sur une dualité : l’interaction avec le monde

sensible ou le stockage physique d’information dans le génome sont rejetés comme de

simples « causes a tergo », opérant comme des rouages par choc et poussée, par opposition

à l’information véritable, qui ne peut être que trans-spatiale. Le « problème de la coupure »

entre ce qui, dans l’organisme, relève du physique et ce qui relève de la conscience, aboutit

à faire des êtres vivants de simples « pied-à-terre »8 ou propriété des potentiels trans-

spatiaux, ce qui est bien éloigné du projet initial de réintégration de l’esprit dans

l’organisme et dans la nature.

Cette tendance à réintroduire partout un cadre dualiste conduit Ruyer à s’éloigner

sensiblement de la philosophie-science qu’il a souvent appelé de ses vœux, pour construire

un argumentaire de contestation de la science de son époque au nom du finalisme. La

contestation des rigidités dogmatiques des scientifiques, surtout dans leur philosophie

parfois inconsciente, est certes un rôle essentiel du philosophe, que Ruyer a souvent joué

avec pertinence. Mais le panpsychisme platonicien auquel il aboutit n’est pas une

philosophie alternative pour la science, dans la mesure où il entend résoudre d’un coup

toutes les lacunes de cette dernière par l’action de la conscience, et rompre avec le rejet

méthodologique des causes finales et des explications par le « dessein intelligent ». Ces

difficultés, ainsi que leurs conséquences morales et politiques, ont fait l’objet de nos

chapitres 7 et 8. Le conservatisme pessimiste et teinté d’eugénisme de Ruyer n’est pas en

7 Ibid., p.126 et 149.

8 Ibid. p.75-76

Page 409: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

408

effet indépendant du reste de sa philosophie de la vie. Celle-ci est en effet conçue selon

l’opposition d’un monde physique de foules en proie à la dégradation thermodynamique,

c’est-à-dire à la désorganisation graduelle et inévitable, et d’individus luttant par leur

activité normative pour préserver le monde de cette dégradation. La vie est un effort

toujours recommencé pour maintenir son ordre contre les forces de la dégradation

physique. Le monde social, comme le monde organique, est marqué par cette précarité qui

doit être constamment soutenue par une activité tournée vers les normes transcendantes

sous peine de sombrer dans le chaos – ce qui ne manquera pas d’arriver à l’Occident

spécialisé, atomisé et oublieux des valeurs éternelles.

La question posée par Ruyer à propos de la vie n’en demeure pas moins essentielle :

comment penser le monde physique, chimique et biologique de telle sorte que la vie, la

subjectivité et la poursuite de fins y soient possibles ? Les faits sur lesquels il attire notre

attention en biologie le sont tout autant : la vie s’y révèle comme dynamisme auto-

régulateur, capable de se former et de maintenir son organisation autour de normes dont

elle n’a aucun savoir théorique, et comme un continuum spatio-temporel dans lequel les

frontières de l’individualité, du physiologique et du comportemental, de l’inné et de

l’acquis, du biologique et du cognitif ne sont jamais entièrement nettes. L’exigence d’une

philosophie de la vie qui se nourrisse des résultats de la biologie évolutionniste pour penser

la conscience humaine dans son ancrage organique et dans son historicité est plus que

jamais d’actualité. L’éclairage du champ des possibles politiques par une telle philosophie

de la conscience et de la vie est également une nécessité à l’heure où la démocratie est

contestée au nom de la technocratie voire de la hiérarchie des intelligences, et alors que la

crise écologique appelle à substituer la « conquête de la durée » à celle de l’espace.

L’histoire de la philosophie gagnera sur ces points à s’intéresser à l’entreprise ruyérienne,

dans ses intuitions les plus stimulantes comme dans ses contradictions. En proposant une

identification non réductionniste de la conscience vécue et du corps observé, Raymond

Ruyer nous a légué un geste philosophique fécond qu’il nous appartient de ressaisir pour

dépasser l’enfermement spontané de la pensée dans des dualités rigides, comme celle de la

conscience et du corps, de la vie et de l’esprit, mais aussi du mécanisme et du finalisme.

Page 410: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

409

INDEX NOMINUM

Anscombe ................... 274

Aristote 20, 45, 46, 53, 112, 113, 185, 273, 309, 324, 406

Barbaras (Renaud) ...... 55, 345, 397

Benoist (Alain de) ...... 399

Bergson 14, 18, 21, 70, 105, 109, 119, 120, 151, 154, 158, 159, 163, 202, 218, 224, 240, 263, 264, 274, 291, 293, 302, 327, 367, 406

Bogue .......... 140, 144, 177

Broglie ........................ 170

Butler (Samuel) 39, 74, 92, 110, 117, 123, 125, 128, 135, 188, 189, 190, 191, 192, 194, 276, 296, 300, 302, 336, 354, 356, 381

Canguilhem 45, 46, 47, 51, 52, 97, 98, 120, 122, 127, 128, 129, 133, 176, 197, 198, 267, 268, 341, 343, 362, 363, 365, 366, 390, 416

Chambon (Roger) ..... 162, 164, 346

Chapouthier (Georges) . 346, 347, 348, 349, 366

Conrad (André) 242, 263, 278, 280, 333

Cournot 28, 41, 45, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 109, 135, 177, 369, 373, 388, 407

Cuénot (Lucien) 11, 41, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 111, 128, 184, 186, 193, 324, 342, 367

Darwin 109, 124, 188, 204, 227, 229, 238, 239, 240, 241, 242, 245, 248, 280, 281, 306, 334, 335, 336, 340, 352, 358, 360, 365, 375, 398, 400

Deleuze 136, 139, 140, 144, 145, 177, 367

Denton (Michael) ....... 360

Descartes 18, 20, 32, 33, 34, 37, 41, 45, 46, 47, 48, 53, 54, 62, 71, 72, 89, 95, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 120, 125, 133, 135, 138, 148, 153, 169, 176, 205, 226, 230, 249, 355, 356, 357, 407

Diderot 11, 170, 317, 358

Driesch 18, 46, 47, 84, 90, 111, 185, 186, 231, 261, 320, 321, 324, 325, 367

Ellenberger (François) .... 39, 43, 135, 294, 295,

297, 298, 300, 301, 302, 303, 305, 325, 340, 364

Fox Keller (Evelyn) ... 189, 235, 313

Galien .......................... 112

Gesell (Arnold)205, 247, 251, 253

Haeckel ......................... 18

Harrison (Ross G.) ..... 185

Henry (Michel) .. 164, 165

Hume .......... 142, 357, 359

Husserl ............... 154, 345

Jennings (Herbert Spencer) . 117, 186, 398

Jonas (Hans) 32, 33, 34, 35, 36, 104

Jordan (Pascual) ........ 174

Kant 21, 46, 101, 102, 109, 156, 159, 161, 162, 163, 196, 201, 202, 343, 357, 382

Kupiec (Jean-Jacques) ........ 313, 334, 335, 336

Lashley (Karl) .... 250, 320

Leibniz 18, 37, 41, 47, 83, 84, 114, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 148,

Page 411: La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

410

149, 150, 151, 152, 153, 154, 158, 166, 168, 175, 177, 180, 181, 194, 195, 198, 199, 200, 201, 219, 260, 276, 292, 309, 320, 357, 361, 399, 407

Lorenz (Konrad) ...... 205, 247, 248

Lotze ........................... 141

Malebranche ...... 109, 143

Maupertuis 109, 180, 198, 358, 366

Merleau-Ponty 33, 36, 202, 203, 204, 205, 206, 247, 252, 253, 284, 341

Noble (Dennis) 60, 313, 328, 329, 330

Piaget (Jean) 90, 321, 322, 323, 324, 325, 337, 338, 339, 340, 341, 343, 406

Pichot 105, 108, 109, 112, 113

Platon (platonisme) ... 18, 20, 26, 29, 40, 47, 53, 160, 161, 225, 256, 259, 260, 261, 265, 267, 271, 273, 276, 280, 284, 290, 294, 295, 299, 301, 304, 309, 318, 320, 343, 348, 355, 387, 388, 391, 405, 408

Portmann (Adolphe) 281, 282

Rabaud (Etienne) ..... 141, 148

Rostand (Jean) .............. 11

Russell (Bertrand) ...... 21, 135, 150, 155

Sartre .................... 36, 387

Schopenhauer158, 159, 160, 161, 162, 163

Schrödinger42, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 353

Simmel ................... 13, 14

Spemann (Hans) ...... 185, 231, 320

Tétry (Andrée) 89, 92, 93, 94

Wiener ................ 209, 224

Wolff (Etienne) 25, 135, 184, 205, 229, 262, 267, 295, 300, 301, 322, 367

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La philosophie de la vie de Raymond Ruyer : Nous abordons l’œuvre de Raymond Ruyer (1902-1987) sous l’angle de la philosophie de la vie, pour mettre en évidence la trajectoire qui le conduit d’un mécanisme réduisant la vie à ses structures physico-chimiques jusqu’à un panpsychisme finaliste qui fait de la vie une activité consciente commune à l’ensemble des êtres individués. Nous cherchons à restituer l’apport des principales sources de Ruyer à son traitement du problème de la vie : à la suite de Cuénot, il entend dépasser le mécanisme en biologie ; à la suite de Leibniz, il entend faire une « monadologie corrigée » ; à la suite de Butler (mais aussi de Bergson), il interprète la vie comme conscience et mémoire ; avec Schopenhauer, il remonte du microcosme de la vie humaine à la vie qui traverse tous les êtres ; en associant l’embryologie d’Etienne Wolff à la psychologie d’Ellenberger, il construit une biologie platonicienne guidée par des Formes-Idées ou thèmes transcendants. Il porte un jugement informé et critique sur la cybernétique, la génétique ou encore l’éthologie qui se développent au XXème siècle. Nous montrons comment Ruyer est conduit par ses ambitions en biologie à passer d’un projet strictement moniste et naturaliste, cherchant à dépasser l’opposition corps-esprit, à un platonisme marqué par des dualités irréductibles (formation-fonctionnement, individu-foule, physique-psychique, etc.). Les deux tendances cohabitent non sans difficulté et se corrigent l’une l’autre, ce qui mène cette conception de la vie à un ensemble de difficultés logiques et épistémologiques, mais aussi morales et politiques, que nous tentons de mettre en lumière.

Raymond Ruyer’s Philosophy of Life: In this work I study French philosopher Raymond Ruyer (1902-1987) as a philosopher of life. I intend to highlight the path that leads him, from an initial mechanistic conception that reduces life to physical and chemical structures, to a finalist panpsychism that conceives life as a conscious activity common to every individual being. I tried to identify Ruyer’s main sources regarding the problem of life : drawing from Cuénot, he aims to overcome mechanism in biology; drawing from Leibniz, he develops a “corrected monadology”; after Butler (and Bergson) he conceives life as conscience and memory; with Schopenhauer, he sees human conscious life as a microcosm leading to the life that puts every being in motion; combining Etienne Wolff’s embryology and Ellenberger’s psychology, he constructs a platonic biology where Forms-Ideas or transcendent “themes” guide the living. He makes an informed and critical judgement of 20th century early cybernetics, genetics or ethology. I show how Ruyer is driven by his biological ambition to go from a monistic and naturalistic project, trying to overcome mind-body dualism, to a platonic idealism characterized by irreducible dualities (forming/functioning, individual/mass, physical/psychological, etc.). Both tendencies coexist and correct each other, which leads this conception of life to a number of logical, epistemological, moral and political problems, on which I intend to shed a light.

Mots-clefs : Raymond Ruyer, philosophie de la vie, finalisme, mécanisme, panpsychisme, conscience, vitalisme, biologie, embryologie, évolution, cybernétique, organisme, monadologie, eugénisme, racialisme.

Discipline : Philosophie

UFR de philosophie (UFR10) - 17 rue de la Sorbonne 75231 Paris cedex 05

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Équipe d’accueil : PhiCo - Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, équipe de l’Institut

des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, UMR8103, Paris 1-CNRS