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HAL Id: tel-03210880https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03210880
Submitted on 28 Apr 2021
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La philosophie de la vie de Raymond RuyerBertrand Vaillant
To cite this version:Bertrand Vaillant. La philosophie de la vie de Raymond Ruyer. Philosophie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2020. Français. �NNT : 2020PA01H213�. �tel-03210880�
UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE
École doctorale de philosophie
Thèse pour l’obtention du grade de docteur en philosophie
de l’université Paris I, présentée et soutenue publiquement par
Bertrand VAILLANT
La philosophie de la vie de Raymond Ruyer
Directeur de thèse :
M. Renaud BARBARAS, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Composition du jury :
M. Jocelyn BENOIST, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
M. Paul-Antoine MIQUEL, Professeur à l’Université Toulouse II Jean Jaurès
M. Pierre MONTEBELLO, Professeur à l’Université Toulouse II Jean Jaurès
M. Fabrice COLONNA, Professeur au lycée Joliot-Curie de Nanterre
Soutenance le 5 décembre 2020
2
3
Remerciements
Je remercie très sincèrement le professeur Renaud Barbaras d’avoir nourri par ses cours mon intérêt pour la philosophie de la vie, de m’avoir guidé dans la construction de mon projet et d’avoir accepté de diriger cette thèse. Ses encouragements ont été un soutien précieux dans ces périodes où la charge du travail de recherche se fait plus pesante que les joies de la découverte.
Je remercie également les professeurs Jocelyn Benoist, Paul-Antoine Miquel, Pierre Montebello et Fabrice Colonna qui me font l’honneur d’être membres du jury et de me lire. Un remerciement particulier à Fabrice Colonna pour ses encouragements dès les prémices de ce projet, et pour les travaux réalisés ensemble.
Merci à Ariel Suhamy pour son aide précieuse à la relecture et ses conseils.
Toute ma gratitude va encore aux membres de ma famille et à mes amis qui, par leur sollicitude, leurs interrogations, leur affection et leur fidélité ont été, chacun à leur manière, indispensables à la réalisation de ce travail.
Ma reconnaissance la plus profonde à toi Cécile, qui a rendu tout cela possible par ta présence et ta joie.
4
TABLE DES MATIÈRES
Liste des abréviations utilisées ................................................................................... 6
Introduction ................................................................................................................ 7
Partie I Le vivant comme machine et comme mécanicien ......................................... 43
Chapitre 1 : le corps divisé ........................................................................................ 44
1. Le statut hybride du vital ................................................................................................ 44
2. L’unité précaire des organismes ..................................................................................... 57
3. Un modèle de l’organisme : l’automate mixte .............................................................. 70
Chapitre 2 : le corps mécanique ................................................................................ 88
1. Le corps comme « boîte à outils » ................................................................................... 88
2. Le corps comme machine ................................................................................................ 98
3. Le corps comme invention technique .......................................................................... 114
Partie II la vie comme conscience close .................................................................... 133
Chapitre 3 : La monade et la machine....................................................................... 134
1. La monadologie et le problème de la liaison ............................................................... 135
2. Les faiblesses de la monadologie .................................................................................. 145
3. La monadologie corrigée : la conscience comme étendue vraie ............................... 152
Chapitre 4 : De la conscience primaire à la monadologie biologique ...................... 166
1. La conscience comme domaine absolu ........................................................................ 166
2. La conscience comme unité organique .................................................................... 179
3. Le double rôle de la conscience..................................................................................... 194
5
Partie III De la science à la théologie ...................................................................... 206
Chapitre 5 : Aux limites de la science ...................................................................... 207
1. L’explication cybernétique ........................................................................................ 207
2. L’hérédité : mémoire ou programme ? .................................................................... 227
3. La vie animale et son milieu .......................................................................................... 246
Chapitre 6 : Du thématisme au platonisme ............................................................. 259
1. La vie comme effort vers une norme ........................................................................... 260
2. La forme comme ordre et comme manifestation ...................................................... 276
3. Du thème à la mémoire de l’espèce .......................................................................... 293
Partie IV Idéologie scientifique et idéologie politique ........................................... 311
Chapitre 7 : Les difficultés du néo-finalisme ........................................................... 312
1. Ruyer entre néo-matérialisme et néo-finalisme ......................................................... 312
2. L’impossible ouverture .................................................................................................. 336
3. Ruyer : le philosophe, la science et Dieu ...................................................................... 348
Chapitre 8 : Une politique de la vie ......................................................................... 367
1. Forces vitales et forces mécaniques dans les sociétés............................................ 368
2. Abolir l’idéologie pour laisser place à la vie ................................................................ 378
3. L’humanité en crise et la nécessité de durer ............................................................... 391
Conclusion ............................................................................................................... 403
Index nominum ......................................................................................................... 409
Bibliographie ........................................................................................................... 411
6
LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES
Les ouvrages de Ruyer les plus fréquemment cités sont cités à l’aide des abréviations suivantes, qui sont rappelées à la première occurrence de l’ouvrage.
• Esquisse d’une philosophie de la structure : EPS
• La conscience et le corps : CC
• Éléments de psycho-biologie : EPB
• Néo-finalisme : NF
• La cybernétique et l’origine de l’information : COI
• La genèse des formes vivantes : GFV
• L’Animal, l’homme, la fonction symbolique : AHFS
• Dieu des religions, Dieu de la science : DRDS
• La gnose de Princeton : GP
• Les cent prochains siècles : CPS
• L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux : EM
7
INTRODUCTION
La philosophie est confrontée au cours du XXème siècle à un événement « d’une
portée incalculable », ainsi résumé par Roger Chambon : « les hommes en viennent, pour
la première fois dans l’histoire, à la certitude scientifique de la naturalité de leur être ».1
L’idée que l’homme n’est pas un sujet extérieur à la nature, qu’il transcenderait par sa
raison et sa technique, mais un élément inséparable de cette nature, est certes fort
ancienne. Mais l’événement réside dans la certitude nouvelle dont elle jouit : la naturalité
de l’homme n’est plus une hypothèse métaphysique parmi d’autres, mais le fondement
indiscutablement établi par la science à partir duquel toute pensée doit se constituer. Ce
diagnostic est déjà, en 1930, celui de Raymond Ruyer. Comme Chambon – qui s’en inspirera,
il est convaincu que la séparation dualiste de l’homme et de la nature, de l’âme et du corps,
du spirituel et du vivant, a fait son temps, et que le défi posé à la philosophie par la science
est celui d’un naturalisme nouveau. Un tel naturalisme entend réintégrer l’homme à
l’élément de la nature et de la vie, mais il est du même coup « tenu à préciser ce qu’est cette
nature à laquelle (…) l’homme appartient. »2 Il implique nécessairement une thèse
ontologique portant sur « la nature de la nature », et une thèse anthropologique portant
sur l’homme conçu comme prolongement du règne organique. C’est précisément ce à quoi
va s’employer Ruyer en travaillant à rétablir l’identité de la pensée et de la matière, d’abord
sous la forme d’un matérialisme de la forme-structure, puis principalement sous la forme
d’un panpsychisme. Le premier faisait de la conscience un produit de l’organisation de la
matière organique, tandis que le second, développé par étape comme un retournement du
premier, fait de l’organisation un produit d’une conscience organique, et de la subjectivité
l’étoffe du monde.
1 CHAMBON, Roger, Le monde comme perception et réalité, Vrin, 1974, p. 11.
2 Ibid., p. 13.
8
À chaque étape de la tentative, la naturalité de la conscience humaine implique de
faire de celle-ci un cas particulier de la vie animale, qu’il s’agit de faire émerger sans hiatus
de l’histoire du vivant. Cette histoire du vivant est cependant devenue depuis la fin du
XIXème siècle la chasse gardée d’une science nouvelle, la biologie, qui s’accompagne d’une
philosophie sous-jacente essentiellement tournée vers le réductionnisme mécaniste. La
biologie est donc porteuse à la fois de connaissances qui révolutionnent notre
compréhension de la vie, et de dogmes implicites qui, par leur réductionnisme, ne
permettent pas d’intégrer la subjectivité humaine dans la nature. Le rôle du philosophe que
Ruyer entend être sera donc de se nourrir de ces connaissances tout en rompant avec ces
dogmes, pour se demander ce que doit être la nature pour qu’elle puisse être le sol sur
lequel se forme la vie. Ce n’est pas l’esprit seul, mais la nature tout entière qu’il faut
arracher au mécanisme pour rendre compte de la certitude nouvelle : cette nature est à la
fois « biophore » et « anthropophore », elle est pour l’homme un Englobant et non un
spectacle devant lequel il se tiendrait. La ligne de crête sur laquelle Ruyer tente de se tenir
sera donc celle d’une troisième voie entre un mécanisme incapable de rendre compte de la
subjectivité, et un animisme naïf qui se contente de répandre la conscience humaine dans
toute la nature. Ruyer conçoit la philosophie comme une tentative de synthèse des
connaissances humaines disponibles à une époque donnée, capable de donner du monde
comme totalité une vision cohérente, quoique nécessairement incomplète et toujours à
recommencer. Là où le savant est condamné à une spécialisation toujours plus grande, le
philosophe lui est condamné à tenter de faire la synthèse de savoirs et d’expériences qu’il
ne peut plus prétendre embrasser tout entier.
« Mais ce que vous définissez-là, (…) c’est un agréable amateurisme, ce n’est rien de sérieux.
Déjà avant la fin de l’hellénisme, il était devenu impossible à un seul homme d’embrasser
toutes les sciences. (…) C’est évident. Un philosophe tel que nous le souhaitons, il faut le
reconnaître, est devenu aujourd’hui un être purement virtuel – de même peut-être, hélas,
qu’un vrai chef politique. La cause en est profonde. L’homme est un être qui, littéralement,
a éclaté, qui ne se possède plus. Il ne continue à vivre que dans le contradictoire, le
paradoxe, l’à peu près. Le chef politique fait comme s’il était compétent en tout. Le
9
philosophe fait comme si… Mais nous n’avons pas le choix, car il serait aussi désastreux de
renoncer à l’unité de l’esprit humain qu’à l’unité politique.3
Une telle ambition de synthèse n’est d’ailleurs pas le propre des philosophes de
métier – qui se cantonnent au contraire souvent dans des « problèmes-refuges », elle est
partagée par tous les savants qui, en dépassant les étroites limites de leur discipline de
spécialité, font preuve du même « esprit philosophique » en se demandant ce qu’est la
nature, la vie, l’homme ou la société.4
C’est précisément dans une juste saisie de ce qu’est la vie, sans cesse tirée vers le
physico-chimique par les uns, et vers le spirituel par les autres, que l’on peut espérer
trouver la direction d’une troisième voie entre mécanisme et animisme. « Le primat
perceptif-ontologique du vif (l’intuition que la vie est la définition principale de l’être, donc
une caractéristique de fond de l’univers, non une moisissure locale et illusoire sur le socle
de la minéralité) demande à être assuré tout autrement qu’il ne l’est dans l’animisme. »5
C’est précisément cette idée que « la vie est la définition principale de l’être », ou du moins
une des voies principales vers une telle définition, qui va saisir Ruyer alors que sa
philosophie est en pleine évolution, à la fin des années 1930. La vie ne s’impose pas à lui
comme un concept abstrait, mais comme un saisissement devant la révélation par la
science de ce qui était jusque-là dissimulé : le dynamisme auto-formateur de la vie
embryonnaire.
3 RUYER, Raymond, « L’esprit philosophique », in Orientation. Recueil de conférences faites au centre universitaire de l’Oflag XVII A, Paris, Editions de Champagne, 1946, p. 57.
4 Ainsi le physicien Schrödinger commence-t-il ainsi son opuscule « Qu’est-ce que la vie ? » : « Nous sentons clairement que nous commençons tout juste à acquérir le matériau fiable qui nous permettra de souder en une totalité la somme de ce qui est connu ; mais, d’un autre côté, il est devenu impossible pour un seul esprit d’en maîtriser pleinement plus qu’un petit domaine spécialisé. Je ne vois pas d’autre façon d’échapper à ce dilemme (à moins d’abandonner pour toujours notre but véritable) : il faut que certains d’entre nous osent s’aventurer dans une synthèse des faits et des théories, quoique dotés d’une connaissance incomplète et de seconde main de certains d’entre eux – et au risque de nous rendre ridicules. » SCHRÖDINGER, Erwin, What is life ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 [1944], p. 1. Nous traduisons.
5 CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 37.
10
❖ Ruyer philosophe de la vie
Merveilleuse aventure, et digne d’arrêter le philosophe, que celle du développement ! S’il
est un domaine où la vie paraît savoir ce qu’elle fait, suivre un plan tracé d’avance, obéir à
une idée directrice, c’est bien celui de l’embryogenèse. Tout s’y passe comme voulu, calculé,
prémédité ; tout survient à l’heure qu’il faut, à l’endroit qu’il faut. Pour le moindre
dérangement dans l’ordre des épisodes, l’aventure humaine tournerait court. Et l’embryon,
à chaque minute de son développement, outre qu’il est adapté aux conditions de sa vie
actuelle, prépare toutes les adaptations de sa vie adulte ; des organes complexes se forment
en lui, dont l’utilité ne se montrera que beaucoup plus tard ; bref, l’embryogenèse anticipe
constamment l’avenir ; elle est, suivant le mot de Cuénot, « préparante du futur ».6
Ainsi s’exprimait le biologiste Jean Rostand en 1953. Un an plus tôt Raymond Ruyer,
philosophe et professeur à l’université de Nancy, publiait Néo-finalisme, une métaphysique
de la vie accordant une place centrale à l’embryogenèse. Ruyer considère comme Rostand
que le développement d’un organisme à partir d’un œuf est une aventure « digne d’arrêter
le philosophe », non à titre de curiosité, mais comme le phénomène de la vie par excellence,
la manifestation de cette activité formatrice qui est la vie. « Nous avons considéré
l’embryologie comme la science centrale, celle qui permet d’approcher au plus près du
secret de l’existence naturelle, sinon de l’existence tout court » : c’est ainsi que Ruyer
récapitulera dans son dernier livre le geste fondamental de sa philosophie. 7 Que peut donc
révéler l’embryon au philosophe ? Ruyer affirme que chacun de ses livres est comme un
chapitre détaché d’un impossible ouvrage de théologie : il ne peut donc s’agir, comme chez
Diderot, de renverser avec cet œuf « toutes les écoles de théologie et tous les temples de la
terre ».8 Mais il s’agit bien de savoir si la vie sensible et consciente est « propriété générale
6 ROSTAND, Jean, L’aventure avant la naissance. Du germe au nouveau-né, Paris, Gonthier, 1953, chap. XV.
7 RUYER, Raymond, L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Paris, Klincksieck, 2013 [posth], p. 119. Noté ci-après EM.
8 DIDEROT, Denis, « Entretien entre d’Alembert et Diderot », in VERNIÈRE, P. (éd.), Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964 [1769], p. 274.
11
de la matière, ou produit de l’organisation ».9 On peut même considérer l’ensemble de la
philosophie de Ruyer, avec ses évolutions successives, comme une tentative pour trancher
cette alternative ou pour la dépasser : commençant par un matérialisme qui met l’accent
sur la structure, il fait d’abord de la conscience le produit de l’organisation – d’où son
intérêt pour la cybernétique, cette science nouvelle qui prétend générer des
comportements complexes par la mise en réseau d’éléments simples. Au contraire, le
panpsychisme de la maturité fera de la conscience une propriété des composants
élémentaires de la réalité, antérieure à toute organisation – d’où la critique de la
cybernétique, et l’intérêt pour les individus de la physique quantique et de la biologie. Mais
plus profondément encore, la philosophie de Ruyer est une tentative pour articuler ces
deux points de vue dans une nouvelle définition de la vie comme conscience, et de la
conscience comme « force de liaison », c’est-à-dire comme activité organisatrice. Si
l’embryologie est « la science centrale », c’est qu’elle nous donne à contempler ce
dynamisme auto-organisateur de la vie, de façon bien plus directe que la physiologie du
corps adulte.
La philosophie de Ruyer est donc d’abord une philosophie de la vie au sens d’une
philosophie du vivant, d’une philosophie qui considère l’observation des êtres vivants
comme un objet légitime et fécond pour la réflexion philosophique. Cette philosophie du
vivant est donc une région déterminée de la philosophie de la nature en général, et du
corpus ruyérien en particulier : celle qui réfléchit à partir des phénomènes que
l’observation du vivant nous donne à connaître. Cette observation n’est pas anecdotique ou
naïve : elle consiste dans l’ensemble des faits que la biologie révèle au philosophe. La
philosophie du vivant appuyée sur la biologie est donc une dimension du projet ruyérien
d’une « philosophie unie à la science, au point de ne constituer avec elle qu’un seul et
unique effort théorique vers une unique vérité. »10 Cette philosophie ne disserte pas sur « la
vie » en général, mais cherche à articuler le monde naturel et le domaine du sens à travers
9 Ibid., p. 276.
10 RUYER, Raymond, « La philosophie unie à la science », in Encyclopédie française, Paris, Larousse, 1957, vol. XIX, p. 6.
12
l’étude de ce fragment d’étendue organisée qui manifeste une activité sensée : l’organisme
vivant.
La bonne façon d’éviter le vague d’une philosophie de la vie ne nous semble pas être
d’ignorer la vie purement et simplement ou de l’interpréter selon une dialectique plus
vague encore. Il faut étudier au contraire comment l’activité sensée peut sortir, non de la
“vie” au sens vague, mais de l’organisme apparemment matériel, sur lequel la biologie nous
renseigne avec précision.11
La philosophie du vivant de Ruyer sera donc avant tout une philosophie de
l’organisme, appuyée sur les données de la science biologique. Elle devra donc rendre
compte du fait paradoxal que cette dernière « nous renseigne avec précision » sur le vivant,
alors même qu’elle se trompe sur sa nature profonde, puisque l’organisme n’est
entièrement matériel qu’en apparence, et relève en réalité davantage de la conscience que
du mécanisme.
Mais Ruyer est également un philosophe de la vie en un sens plus fondamental, qui
n’a pas trait à une région déterminée de sa pensée, mais à son problème fondamental. Ce
problème, celui du dépassement du dualisme par réintégration de la conscience dans la
nature, est bien celui de la vie, au sens où Georg Simmel a dit d’elle qu’elle était le « roi
secret » de la philosophie du XXème siècle.12 D’après Simmel, une époque se distingue au plan
intellectuel par la convergence de tous les chemins de pensée vers un unique concept, un
point focal à la fois fondamental et infondé : l’être comme substance chez les Grecs, Dieu et
l’ordre divin des choses dans la chrétienté médiévale, la nature et les lois du mouvement
mécanique à partir de la Renaissance.
Mais maintenant, avec le XXème siècle, le mouvement mécanique semble céder sa place
comme dernière instance à un autre concept : la vie. Entre l’éternité métaphysique de la
substance comme concept qu’il n’est plus possible de fonder, et le concept moderne de la
11 RUYER, Raymond, Néo-finalisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 [1952], p. 20. Noté ci-après NF.
12 SIMMEL, Georg, Der Konflikt der modernen Kultur (1918), tr. fr. J.-L. Viellard-Baron, « Le conflit de la culture moderne », in Philosophie de la modernité, t. II, Paris, Payot, 1990, p. 234.
13
vie, le mouvement mécanique apparaît comme un intermédiaire – comme si la pensée, qui
est elle-même une vie, s’était d’abord complètement éloignée de soi afin de conquérir un
équilibre, un objet, une résolution et que, seulement par un détour ou sur les ponts tendus
par les lois naturelles du mouvement, elle avait vraiment trouvé le courage de revenir à soi
comme à l’ultime fondement de l’existence. La vitalité du concept de Dieu ne parvint pas,
eu égard à sa transcendance, à fonder le monde dans la vie ; là où Dieu tout entier se fond
réellement en lui, comme dans la philosophie de Spinoza, il devient purement mécanique,
voire absolument non vivant. Il devait d’abord être complètement résolu en mouvements
par la science de la nature moderne, avant que la vie apparue en premier lieu comme le
détail, le secondaire, l’accidentel puisse éclore comme ce qu’il y a de plus profond et de plus
fondamental ; le mouvement mécanique devint lui-même un problème que le concept de
vie — n’étant plus lui-même objet d’interrogation — pouvait résoudre à partir de soi.13
C’est à propos de Bergson que Simmel écrit ces lignes, mais c’est bien dans cette
filiation de pensée que s’inscrit Ruyer, dont le projet est d’ailleurs profondément parallèle
au projet bergsonien. Il s’agit bien de faire une philosophie de la vie, non comme région
secondaire de la nature, mais comme réalité fondamentale, comme ce qui pourra
surmonter la béance ouverte par la crise du mécanisme. C’est à partir de l’identification de
la vie et de la conscience que Ruyer entend redonner leur vitalité aux concepts de Dieu, de
nature et de substance, en les transformant radicalement. Il ne faut pas penser la vie à
partir du mécanisme ou de l’individualité substantielle, mais le mécanisme et
l’individualité à partir de la vie. Or, cette vie nous est donnée à la fois dans l’expérience de
la conscience, et dans la connaissance des vivants : si les réponses diffèrent, les voies de
l’enquête sont semblables chez Ruyer et Bergson. Mais chez Ruyer les descriptions du
champ de conscience et de la vie organique ne nous donnent pas tant la vie comme durée
que comme spatialité : non pas l’espace partes extra partes tant décrié par Bergson, mais
l’activité spatialisante des formes, la conscience se déployant dans l’espace et dans le temps
et n’étant rien d’autre que cette activité formatrice. L’embryon qui se forme à partir de
l’œuf ne nous montre pas autre chose. Ainsi Ruyer part lui aussi du champ de conscience,
réfléchit à une « genèse idéale de la matière » à partir de la conscience, fait de la vie
13 SIMMEL, Georg, « Henri Bergson », ZANFI, C. (trad.), in FRANÇOIS, A. et alii (dir.), Annales bergsoniennes VII, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 79. Il ne faut toutefois pas oublier les réticences de Ruyer à l’égard du concept de vie pris comme fondement ininterrogé, visibles dans l’extrait cité ci-dessus.
14
organique, de l’évolution et du comportement animal un objet de spéculation pour le
philosophe, et la source première de la vie sociale, morale et religieuse. Mais il le fait à
partir de la conscience comme « étendue vraie », plus que comme « temps vrai ».14 Comme
Bergson enfin, Ruyer croit à la nécessité d’une métaphysique qui n’aurait pas peur de « se
salir les mains »15 en se penchant sur les sciences et leurs découvertes empiriques – au
risque de périr avec elles.
Parvenue à sa pleine maturité, la philosophie de la nature de Ruyer peut apparaître,
plus qu’une pensée de la vie, comme une cosmologie philosophique construite autour de la
polarité effort-norme, qui se retrouvera dans sa théologie naturelle sous la forme du Dieu
divisé en Dieu connu et Dieu inconnu. Cette cosmologie elle-même servira de support à une
philosophie morale et sociale dont le double but sera l’affirmation de normes absolues qui
s’imposent à l’homme, et de la nécessité pour celui-ci d’être dans toutes les dimensions de
sa vie un être au travail, capable par son effort d’actualiser ces normes. C’est de l’homme
autant que de l’animal et de l’atome que Ruyer écrit : « Un être n’est un être authentique,
c’est-à-dire un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux. »16 Mais c’est de
l’étude de la vie même que Ruyer tire cette polarité de l’individu au travail et de la norme
à réaliser : la norme, c’est d’abord le type de l’espèce que l’embryon s’efforce d’actualiser
malgré les perturbations. L’individu travaillant, c’est d’abord l’œuf formant ses propres
organes-outils, morphogenèse qui se continuera dans le comportement instinctif.
L’effort vers une norme est ainsi l’autre nom de l’activité formatrice qu’est la vie. La
forme d’un animal n’est pas son contour ou sa surface : elle est la structuration toujours
active, toujours en train de se faire, de son organisme, et à ce titre elle est la condition bien
14 « Il faut admettre sans arrière-pensée ce que l’intuition de la conscience nous apprend immédiatement, si nous savons nous abstenir de fausses interprétations empruntées à ce que nous connaissons du monde des êtres physiques : le champ de conscience est un domaine d’espace absolument particulier, une surface absolue, où les formes sont des ensembles absolus. » RUYER, Raymond, La conscience et le corps, Paris, Presses Universitaires de France, 1950 [1937], p. 98. (Noté ci-après CC.) Voir aussi, entre autres, p. 60-61.
15 BERGSON, Henri, « L’âme et le corps », in L’énergie spirituelle, Paris, P.U.F., 1990 [1919], p. 38.
16 RUYER, NF, p. 11.
15
réelle de sa survie. La forme est plus qu’un résultat, c’est un critère de réussite. C’est
pourquoi Ruyer peut écrire :
L’activité que nous avons en vue doit être prise, de même, dans son sens propre d’activité-
travail. Elle se distingue d’un fonctionnement pur, en ce qu’elle exige l’invention de
moyens. Elle est accomplissement d’une tâche qui peut être estimée réussie ou non, selon
un critérium et selon des normes indépendantes du caprice de l’agent.17
Le monde ruyérien commence ici à se dessiner. La vie est formation de soi selon des
normes qui s’imposent aux êtres vivants. Ces êtres n’existent pas comme individus dans
l’œil d’un observateur qui les découperait sur le fond du monde, ils sont des individus réels
ayant leur propre cohésion. Or, il y a là pour lui plus qu’une analogie, un « isomorphisme »
révélateur d’une continuité profonde entre le dynamisme de la vie organique et le
comportement humain finalisé.18 Tout acte qui n’est pas un pur réflexe, tout travail humain
sensé est effort selon une norme, qui n’est plus seulement le type de son espèce biologique,
mais l’un des formes de vie ou des idéaux que l’homme seul peut appréhender et viser, dans
l’art, la politique ou la science. Mais il s’agit toujours de se former soi-même, par la
domination temporaire des ressources à notre disposition, en vue d’une certaine forme de
vie, à la fois organique et spirituelle. Un guépard est un être individué, mais dans la
continuité d’une lignée, dont l’être n’est rien d’autre que l’activité par laquelle il se donne
un corps organisé pour la chasse et la vitesse, et exerce la puissance de ce corps pour se
maintenir en vie jusqu’à la mort. De la même manière, l’homme n’est rien d’autre que
l’activité par laquelle il se donne un corps et une forme de vie, qu’il peut seulement choisir
plus librement que l’animal : sera-t-il homme-chasseur, homme-athlète, homme-musicien
ou ingénieur ? Chez Ruyer, la formation de son corps selon son espèce et la formation de
soi selon des valeurs utilitaires, esthétiques ou morales ne sont que des paliers différents
d’un même effort constitutif de la vie. Anthropomorphisme ? Certainement, mais un
anthropomorphisme mesuré, légitimé par le fait évident que l’homme est un vivant, qui
doit émerger sans hiatus de la nature. C’est donc toute la nature qu’il faut considérer
17 Ibid., p. 10.
18 « Notre méthode a consisté à chercher des isomorphismes entre les faits, sans nous inquiéter des classifications traditionnelles. » Ibid., p. 293.
16
comme un domaine d’activité sensée, c’est-à-dire guidée par des normes de réussite
indépendantes de l’agent. C’est toute la nature, et l’homme avec elle, qui sont vivants.
Enfin, si Ruyer s’intéresse à la vie morale et sociale de l’homme, c’est justement en
s’appuyant sur sa philosophie du vivant. Ce qui le préoccupe dans la vie sociale, c’est la
disparition des instincts vitaux chez l’homme civilisé, l’oubli des contraintes de la vie
organique chez les idéologues utopistes, la différenciation sexuelle ou ethnique par une
« psycho-biologie » propre, ou encore la technique humaine comme continuité avec la
« technique » organique. En révélant, parfois de manière choquante, l’ancrage de toute sa
conception de l’homme dans sa conception du vivant, cette dimension « biopolitique » de
l’œuvre ruyérienne manifeste encore qu’il s’agit bien, au sens le plus profond, d’une
philosophie de la vie.
La question de la vie nous apparaît donc comme une excellente porte d’entrée dans
la pensée ruyérienne, car elle en constitue en quelque sorte le nœud central. Si la vie n’est
pas un concept fréquent sous sa plume, le problème de la vie nous semble en revanche le
lieu où se nouent toutes les dimensions de son œuvre, et où se révèlent toutes les tensions
qui l’habitent et la fragilisent. Parce que Ruyer n’est pas d’abord un philosophe de la vie,
mais un penseur de la conscience et de la forme, la vie est dans son œuvre un problème,
parce qu’elle ne s’insère pas de manière absolument évidente dans les catégories de son
ontologie : l’individu et la foule, la conscience et la structure, le psychique et le physique.
C’est ce qui le poussera à faire de l’organisme vivant un être hybride, caractérisé par la
dualité du physique et du psychique, et à développer sa philosophie dans la direction d’un
idéalisme platonicien capable de rendre compte de cette dualité. Ruyer ne vit pas sa
rencontre avec la biologie et le problème du corps vivant comme un obstacle, mais comme
une confirmation : la vie dans ce que la biologie nous en révèle apparaît bien comme
l’activité d’un individu s’efforçant de poursuivre une norme, de réaliser une forme
spécifique. Nous voudrions pour notre part mettre en évidence dans cette étude les
difficultés qu’il rencontre à penser cette individualité vivante sur le mode moniste qui était
initialement au cœur de son projet, difficultés qui le ramènent constamment à une pensée
marquée par la dualité : mécanisme et finalisme, fonctionnement et formation, sciences
primaires et sciences statistiques, etc. Ces difficultés ne se comprennent bien qu’à la
lumière de la trajectoire intellectuelle de Ruyer.
17
❖ Du matérialisme au platonisme, la trajectoire de Ruyer
Si Ruyer est l’un des derniers philosophes à tenter de construire un véritable système
complet du monde, il n’est pas possible d’aborder sa philosophie comme un tel système
figé. Même si les principales intuitions de Ruyer sont acquises dans sa première décennie
de production personnelle, de 1930 à 1940, sa pensée apparaît plutôt comme un
déploiement des tensions et des difficultés inhérentes à ces intuitions, qui le poussent à
remanier constamment son vocabulaire et ses concepts, et à se défendre contre des
objections toujours renouvelées. C’est donc comme le déploiement dynamique de ces
tensions que nous voudrions envisager la pensée ruyérienne, et cela implique un premier
parcours rapide des grands mouvements de cette évolution.
Dans quel cadre préexistant cette évolution commence-t-elle ? Avant tout dans la
conception classique du mécanisme, élaborée au XVIIème siècle, notamment autour de
Descartes.19 Comme les mécanistes classiques, Ruyer définit le mécanisme comme une
configuration de solides en mouvement, ou comme le jeu d’une structure déjà constituée.
Le modèle en est le mécanisme à rouages d’une montre, le ressort ou le levier, voire
l’entraînement des roues par le pédalier d’une bicyclette ou le moteur à explosion d’une
voiture. Ruyer hérite non seulement, comme tout moderne, de cette vision mécaniste du
monde, mais aussi, comme tout philosophe intéressé au phénomène de la vie, de l’histoire
de ses contestations vitalistes et finalistes, de la monadologie leibnizienne à l’élan vital
bergsonien, en passant par le vitalisme de Cournot ou le retour à l’entéléchie de Hans
Driesch. Il ne peut ignorer non plus le projet de monisme matérialiste d’Ernst Haeckel
(1834-1919) qui, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, pose les bases d’une vision
réductionniste et matérialiste du monde ramenant le règne organique à ses mécanismes
physico-chimiques. Sa philosophie se constitue à partir de ce double héritage : d’une part,
il commence par proposer un mécanisme amélioré et, une fois admis son échec, adopte une
19 Il ne faut certes pas surestimer le rôle de Descartes dans la constitution de la révolution mécaniste du XVIIème siècle. Comme le souligne J. Beaude, Descartes ne joue qu’un rôle distant et sporadique dans « l’Internationale mécaniste » qui se constitue autour du père Mersenne et inclut notamment Ricci, Torricelli, Hobbes et Cavendish, Constantin et Christian Huygens, Gassendi et Roberval. Voir BEAUDE, Joseph, « MÉCANISME, philosophie », in Encyclopædia Universalis, s. d. Mais Ruyer désigne souvent Descartes ou « les cartésiens », comme nous le verront.
18
forme de vitalisme finaliste. Mécanisme et finalisme seront toujours les deux pôles entre
lesquels se meut la philosophie de Ruyer, qui finira par en faire les deux faces d’une même
pièce. De plus, c’est toujours un projet moniste (matérialiste d’abord, panpsychiste20
ensuite) qui tente toujours de ramener la totalité des phénomènes à un même mode
d’existence - même s’il y parvient de moins en moins, comme nous le verrons.
Le caractère moniste (au moins dans l’intention) de la philosophie de Ruyer explique
le rôle toujours central dévolu à la conscience : lors des débuts mécanistes, elle est un enjeu,
puisqu’il faut démontrer la possibilité de la réduire à un fonctionnement mécanique. C’est
l’un des buts de L’Esquisse d’une philosophie de la structure21, sa première thèse, dans laquelle
il tente d’étendre le mécanisme aux réalités les plus complexes (notamment l’esprit) grâce
à la notion mécaniste de structure. La science positive suffit alors à rendre compte de tous
les mécanismes en jeu dans le réel, car rien n’existe autrement que sous le mode d’une
structure étalée dans l’espace-temps, dont la forme peut être entièrement analysée et
observée au moins en droit.22
Notre but a été de montrer que toutes les réalités, si « essentiellement » différentes les unes
des autres qu’elles paraissent, étaient néanmoins toutes des formes, des mécanismes, et
d’expliquer toutes les différences par des différences de structure dans l’espace. En cela
évidemment notre thèse est moniste. Mais nous n’avons cessé jamais d’insister sur la
contrepartie : c’est que chaque forme est, comme telle, originale et que les différences sont
bien réelles, qu’elles ne sont pas des illusions qui s’évanouissent dès que l’on pénètre plus
profondément sous les apparences.23
20 Le terme de panpsychisme désigne une philosophie pour laquelle la conscience, le psychisme ou la subjectivité constitue le mode d’être fondamental de toute réalité, la matière étant considérée soit comme un sous-produit de la conscience (par agrégation par exemple, comme chez Ruyer) soit comme une illusion. Après l’avoir rejeté, Ruyer finira par adopter le terme faute de mieux, pour désigner sa propre philosophie finaliste.
21 RUYER, Raymond, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, F. Alcan, 1930. Noté ci-après EPS.
22 Notons que si dans l’Esquisse tout est en droit réductible à des mécanismes, en fait la complexité infinie du réel interdit cette réduction, et la science ne donne jamais qu’une image très appauvrie de la réalité. La richesse de l’expérience humaine ne peut s’atteindre que par la littérature, quoique l’esprit comme le corps soient fondamentalement mécaniques. Cf. EPS, chapitre X.
23 RUYER, EPS, p. 362‑363.
19
La forme est déjà ici à la fois structure et délimitation typique, elle est ce qui donne à
l’être sa consistance et sa réalité spécifique, originale. On peut lire toute la philosophie de
Ruyer comme une série de tentatives pour articuler ce triple rôle de la forme : structure
analysée par la science, principe de cohésion et d’individuation, et principe d’identification
ou type spécifique. Ruyer retrouve ici, avec Platon et Aristote, l’un des plus anciens
problèmes de la philosophie. Il inaugure aussi l’un de ses grands gestes philosophiques et
l’une de ses grandes difficultés, en donnant à la liaison le caractère de réalité primaire.24
Comment la liaison, qui paraît n’être que la relation entre des éléments distincts, pourrait-
elle préexister à ces éléments ? Quelle réalité propre peut-on donner à la forme, si elle n’est
pas la simple agrégation d’une poussière de corpuscules, ou un pur phénomène ? C’est à
partir de cette interrogation fondamentale que l’on peut retracer les grandes évolutions de
la philosophie ruyérienne.
Cette question se pose à Ruyer dès qu’il tente de donner à son mécanisme structural
un fondement ontologique. Si la structure mécanique n’est faite que de briques matérielles
attachées entre elles par des liens matériels, le monde ne peut plus avoir de consistance, et
devient un monde de poussière ou de tourbillons comme en imaginaient les atomistes
démocritéens, ou les mécanistes cartésiens. Si la structure (du cerveau par exemple) a une
consistance, c’est qu’elle n’est pas réductible à la vision analytique que peut en faire
l’observateur : elle a son propre mode d’existence et d’unité, qui est celui d’une création et
d’un maintien actif de liaisons. C’est ce que confirme la physique quantique, qui malgré son
nom de « mécanique » consacre la rupture définitive avec le modèle de l’atome
démocritéen, corpuscule de matière insécable obéissant aux mêmes lois physiques que les
corps macroscopiques. En découvrant que les particules fondamentales ne sont pas des
« petits corps », mais des quanta d’énergie capables de se lier par mise en commun de cette
24 Ainsi que l’indique un texte de la même période : « Même dans notre plus que grossière figuration mécanique, ce n’est pas avec des fils électriques, avec la matière du cuivre, du caoutchouc et du sélénium que nous avons voulu construire l’équivalent d’une sensation, c’est avec le mode de liaison de tout cela, qui ne servait qu’à souligner de couleurs voyantes notre exposé. De même (…) la conscience n’est que l’association des fibres nerveuses. » RUYER, Raymond, « Un modèle mécanique de la conscience », Journal de psychologie normale et pathologique, 1932, p. 573.
20
énergie, la physique nouvelle semble confirmer l’intuition de Ruyer : la liaison active, et
non la matière étendue, est le mode d’être fondamental.
Il s’emploie alors à batailler, à partir de l’année 1933, contre un trio de positions
solidaires : le dualisme matière-esprit, et les deux dualismes amputés que sont le
matérialisme épiphénoméniste et l’idéalisme berkeleyen.25 Il y manifeste déjà un grand
intérêt pour la philosophie anglo-saxonne, notamment le Russell du début du siècle, celui
de Notre connaissance du monde extérieur qui tente lui aussi de renouveler le clivage
idéalisme-réalisme en affirmant que l’objet est la somme de toutes les perspectives que l’on
peut en prendre.26 Ces monismes neutres, qui incluent également le monisme de l’image de
Bergson, échouent en ce qu’ils renoncent en même temps au dualisme matière-esprit et à
la dualité être réel – être perçu.27 Or cette séparation doit être maintenue, et Ruyer, qui
n’aura plus tard pas de mots assez durs pour la « parenthèse » kantienne, se réclame alors
de Kant et de la nécessité de défendre l’existence d’une chose en soi derrière les
phénomènes, d’un apparaissant derrière l’apparaître.28 Mais c’est toujours au nom du
réalisme que la chose en soi doit être défendue, et c’est ici un point crucial. Ruyer,
s’inspirant de Russell, pense d’abord la connaissance comme correspondance structurale
de l’être connu et de sa représentation mentale : qu’importe que je ne connaisse pas le réel
exactement comme il est, si la forme connue correspond point par point dans sa structure
25 RUYER, Raymond, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 116, 1933, p. 28‑49.
26 RUSSELL, Bertrand, "Our knowledge of the External World" (1914), tr. fr. P. Devaux, « Notre connaissance du monde extérieur », in La méthode scientifique en philosophie : Notre connaissance du monde extérieur, Paris, Payot, 1971, p. 79‑112.
27 RUYER, Raymond, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 119, no 1/2, 1935, p. 75-78 notamment.
28 « On a souvent reproché à Kant la phrase trop rapide dans laquelle (…) il établit que “si nous ne pouvons connaître les objets comme choses en soi nous pouvons du moins les penser comme tels. Autrement, on arriverait à cette absurdité qu’il y a phénomène ou apparence sans qu’il y ait rien qui apparaisse”. Nous ne disposons que de quelques pages pour soutenir la même thèse, et il est certain que ce n’est pas encore assez, si l’on songe au crédit encore actuel, quoique décroissant, du phénoménisme sous toutes ses formes. » Ibid., p. 74‑75.
21
à la forme réelle, comme la carte au territoire ?29 La conjonction de cette conception
structurale de la connaissance et d’un monisme ontologique de la liaison donne le cadre
dans lequel les principales intuitions de Ruyer vont pouvoir naître.
Ce deuxième moment, après celui du mécanisme structural, est celui de la
« métaphysique-transposition ». La thèse fondamentale en est la suivante : la structure des
choses n’est que l’envers observable de leur véritable mode d’être, qui est d’être pour-soi.
L’idée de connaissance structurale invite à chercher le mode d’être réel des choses sous
l’abstraction qu’en prend la connaissance scientifique. La double conviction moniste et
réaliste assure que l’esprit, échantillon de réalité directement accessible, nous donne accès
au mode d’être fondamental de toute réalité, ou en d’autres termes que le microcosme nous
fait connaître le macrocosme. C’est donc l’unité d’un pour-soi qu’il faut accorder à tous les
êtres réels, comme envers de leur structure visible. La métaphysique se limite à cette
« transposition » du pour-soi à toutes choses, mais elle est impuissante à en dire beaucoup
plus.30 Cette dualité de l’être et du phénomène sur fond de monisme est pourtant la source
du premier ouvrage majeur de Ruyer, La conscience et le corps, et de sa plus profonde
intuition :
L’âme n’est pas une substance distincte qui vient s’ajouter à la mécanique du corps, l’âme
est la forme « en soi » qui est observée comme corps.31
Publié en 1937, La conscience et le corps est le point d’orgue de ce deuxième moment,
profondément paralléliste, de l’évolution de Ruyer : il y reste intégralement moniste et
entend y résoudre le problème de l’âme et du corps comme un dualisme épistémique, dû à
l’inévitable distance de l’être observé (le corps et le cerveau objectifs) à l’être réel (le corps
et le cerveau vivants et conscients). Cependant, la simple conversion de la structure
mécanique en forme subjective est dans le même temps en train de montrer ses limites
29 RUYER, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », art. cit., p. 37. Voir aussi « Raymond Ruyer par lui-même », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, en ligne, DOI : https://doi.org/10.3917/leph.071.0003, consulté le 01.09.2020, paragr. 6.
30 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.
31 RUYER, CC, p. 101.
22
comme ontologie générale. Elle conduit notamment Ruyer à attribuer une « subjectivité »
à tous les êtres, de l’animal au bâton, du cerveau vivant au cerveau mort, etc.32 Ce
« pansubjectivisme » menace d’un côté de verser dans l’animisme, et de l’autre d’en venir
à une définition si minimale de la subjectivité (plus ou moins identifiée à l’énergie) qu’elle
n’aurait plus rien de subjectif.
Ruyer va donc commencer à osciller entre deux tendances qui coexisteront non sans mal
dans le reste de l’œuvre. La première, celle du parallélisme moniste, repose sur le pivot
argumentatif de La conscience et le corps : il s’agit de nier toute autonomie à la causalité
physique, et de faire du corps physique l’aspect objectif que prend, pour un observateur, la
conscience organique. Ce qui vaut pour le cerveau observable (il n’est que l’apparence
objective de la conscience) vaut pour le corps tout entier.
Il n’y a pas de corps. Le « corps » résulte, comme sous-produit, de la perception d’un être
par un autre être.33
Devant les explications biologiques formulées en termes de structures mécaniques, on
pourra donc toujours dire : « l’aspect structural n’est qu’un symptôme ».34 L’avantage de
cette solution est de pouvoir intégrer n’importe quelle description physico-chimique des
biologistes, qui pourra toujours être interprétée comme l’envers apparent de l’action de la
conscience organique.
Mais cette première solution pèche par là même où elle est efficace : englobant tous les
processus, elle ne permet jamais d’en distinguer certains qui seraient particulièrement
révélateurs, dans lesquels on saisirait directement la conscience à l’œuvre, et qui
pourraient éliminer définitivement les interprétations matérialistes. La « métaphysique-
32 Cela est bien mis en évidence par Benjamin Berger, op.cit., pp. 32-35, qui nomme cette extension indéfinie de la subjectivité le moment “pansubjectiviste” de Ruyer. Pour un texte caractéristique de cette période, voir RUYER, Raymond, « Le versant réel du fonctionnement », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 119, no 5‑6, 1935, p. 338‑362.
33 RUYER, NF, p. 92.
34 RUYER, Raymond, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 127, no 1/2, 1939, p. 26.
23
transposition » est impuissante. Elle sera donc progressivement laissée de côté au profit
d’une deuxième tendance consistant à rechercher dans les lacunes de la science mécaniste
des manifestations de la subjectivité qui confirment empiriquement, ou du moins
corroborent le panpsychisme.
Le dualisme cesse alors d’être purement épistémique pour devenir un dualisme des modes
de causalité. Il s’agit de concéder l’existence de processus entièrement mécaniques ou
physico-chimiques, pour pouvoir souligner par différence l’existence de phénomènes d’un
autre ordre, inexplicables par le matérialisme orthodoxe. La dualité constitutive de la
philosophie ruyérienne devient celle du mécanisme et de la finalité, de la structure et de la
conscience. N’est-ce pas un retour au dualisme des substances ? Au contraire, tout l’enjeu
est de rendre compte de ce dualisme des causes sans quitter le monisme ontologique. Ruyer
y parvient en distinguant l’activité consciente et finalisée des « individus réels » (atome,
cellule, organisme), et le fonctionnement aveugle des « foules », composées de tels
individus, mais soumises aux lois de la physique statistique. Les notions d’individus réels
et de foule, de formation et de fonctionnement, deviennent les catégories structurantes de
la philosophie ruyérienne.
On peut dire qu’après la période de transition du début des années 1930, la subjectivité, qui
deviendra progressivement la « conscience primaire » ou « Forme vraie », subit un double
mouvement : elle recule en extension, et progresse en efficacité causale. Elle recule en
extension dans la mesure où les objets inanimés en sont privés au profit des seuls
« individus réels », ce qui paraît plus raisonnable que d’attribuer la solidité du bâton à son
être pour-soi. Mais la forme gagne en même temps en efficacité : elle devient un agent
véritablement actif dans les processus naturels et donc observable au moins dans ces effets.
Elle constitue un autre ordre de causalité en plus des mécanismes aveugles, même si Ruyer
préfère souvent parler de finalité et de sens, et réserve le terme de causalité aux
mécanismes « de proche en proche », physico-chimiques.35 Dès lors que la forme ou
conscience primaire n’est plus un simple envers de tout processus vital, comme la
35 Voir par exemple NF, p. 12-14, ou la formule très claire de EM, p. 258 : « Sauf dans le monde dit physique – c’est-à-dire dans le monde des multiplicités bord à bord – il n’y a pas de cause, mais seulement des stimuli-signaux, qui en appellent aux mémoires thématiques. La finalité (ou le thématisme selon un sens) est fondamentale. C’est la causalité aveugle bord à bord qui est superficielle. »
24
conscience est l’envers (ou plutôt l’endroit) du cerveau matériel, Ruyer peut entrer dans
un travail de tri entre les faits qui relèvent de la causalité mécaniste et ceux qui relèvent
de l’action de la conscience.
Les phénomènes de la vie, tels que la biologie nous les donne à voir, seront le lieu
privilégié d’une telle manifestation de la conscience primaire. Comment Ruyer en est-il
venu à s’intéresser au vivant et à la biologie ? Du point de vue biographique, les séminaires
de l’université de fortune organisée lors de sa captivité à l’Oflag XVII-A en Autriche ont
certainement joué un rôle important de renforcement de cet intérêt, et de recueil de faits
concordants avec sa théorie. Il y suit avec attention l’enseignement de son camarade du
lycée Louis-le-Grand, l’embryologiste Etienne Wolff, et d’autres biologistes. Il y rédigera
son premier grand ouvrage sur le vivant, les Éléments de psycho-biologie, publié en 1946, et y
prépare ce qui deviendra, en 1952, Néo-finalisme.36 Cependant, comme l’a déjà souligné
Benjamin Berger, les fondements de la biologie de Ruyer étaient déjà posés avant la guerre,
dans les articles de la deuxième moitié de la décennie 1930.37 Ainsi, ce n’est pas par hasard
que Ruyer s’intéresse aux travaux des biologistes durant sa captivité.
L’intérêt pour la vie apparaît au seuil de la construction de la philosophie mature de Ruyer,
dans les années 1934-1938, parce que c’est dans l’observation minutieuse de la vie qu’il
pense pouvoir saisir, autrement que dans l’expérience immédiate de l’esprit, une
conscience à l’œuvre. Il travaille dès lors à concilier un argumentaire finaliste classique,
par mise en évidence des insuffisances de la science, et son ontologie panpsychiste, par la
recherche des manifestations de la conscience dans le vivant. Déjà à l’œuvre dans des
36 « J’ai eu la chance d’avoir comme compagnons de captivité des biologistes éminents : Moyse, Vivien et surtout Et. Wolff, qui nous faisait d’admirables exposés sur le développement et la tératologie. Avec plaisir et surprise, je constatais que des savants expérimentalistes pouvaient apprécier des thèses philosophiques peu orthodoxes scientifiquement, autant que j’appréciais leurs analyses soignées des faits. Je faisais de mon côté des cours, dans notre baraque universitaire, en me servant des articles de philosophie biologique que j’avais déjà publiés. Ces cours, rédigés, devinrent les Éléments de psycho-biologie. » RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8. Réédition d'un texte paru dans Les philosophes français d'aujourd'hui par eux-mêmes, DELEDALLE G. et HUISMAN D.(dir.), Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1963 37 BERGER, Benjamin, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la philosophie” ? », Philosophia Scientiæ, vol. 21‑2, no 2, 2017, p. 29‑46. Voir notamment RUYER, Raymond, « Le paradoxe de
Le ; « 472‑492 , 1938, p.Journal de psychologie normale et pathologique», l’amibe et la psychologie“psychologique” et le “vital” », Bulletin de la Société Française de Philosophie, no 1, 1939.
25
articles d’avant-guerre, cette philosophie du vivant trouvera sa première synthèse dans les
Éléments de psycho-biologie, rédigés durant sa captivité en Autriche et publiés en 1946.38
Ruyer y examine de nombreux faits biologiques, particulièrement ceux du développement
embryonnaire. Il affirme à la fois la nécessité pour les expliquer de faire appel à un
« système dynamique de coordination », et l’impossibilité de découvrir un tel système à
l’intérieur de l’espace-temps.39 Il faut donc postuler un « potentiel » situé hors de l’espace
et du temps, qui inspire ou guide l’embryogenèse, ou le comportement instinctif.40 C’est ici
le début d’une sortie de l’actuel au profit d’un domaine du potentiel qui tendra à prendre
toujours plus d’importance (et de réalité) dans la suite de l’œuvre, jusqu’à donner lieu à un
« platonisme » tempéré. Le monisme paralléliste est abandonné au moins partiellement au
profit d’un réalisme des essences et des « thèmes » ou « potentiels ».41 Parallèlement à la
question de la conscience, Ruyer s’est en effet intéressé à la question des valeurs, et a
défendu un réalisme axiologique fort, proche par certains aspects de celui d’un Max
Scheler.42 Les valeurs existent indépendamment de l’esprit humain, elles s’imposent à lui
et ne sont pas moins réelles que les « faits » de la science : voilà la conclusion qui sera
intégrée à la philosophie de la nature sous la forme du réalisme des potentiels et des
valeurs, le potentiel ou thème étant l’équivalent biologique d’une valeur que l’individu
s’efforce de réaliser.
La synthèse de ses théories de l’action humaine, de la conscience et du vivant, et de la
valeur, et le déploiement de leurs conséquences métaphysiques et théologiques est réalisée
38 RUYER, Raymond, Éléments de psycho-biologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1946. Noté ci-après EPB.
39 Ibid., p. 12.
40 Bien sûr la conscience organique n’est jamais visible en elle-même, mais Ruyer s’autorise de la liberté du philosophe et du rejet du mécanisme dogmatique pour tenter de « connaître au-delà de l’observable », ce qui est inévitable dès lors que la liaison est inobservable. « De toute manière, nous n’observons aucune liaison, aucune forme réelle : aucune raison donc d’exclure a priori tel ou tel niveau d’unité hypothétique. Il ne faut pas, sous prétexte de prudence scientifique, tomber dans le matérialisme visuel. » EPB, p.12
41 RUYER, EPB, « Résumé et conclusion », p. 293.
42 RUYER, Raymond, Le monde des valeurs. Études systématiques, Paris, Aubier Montaigne, 1948.
26
dans le maître-ouvrage de Ruyer : Néo-finalisme, paru en 1952. On peut dire qu’avec cet
ouvrage, la philosophie de Ruyer est parvenue à sa pleine maturité, au sens où il n’y aura
plus de changement radical des principes dans les œuvres ultérieures. Mais on ne saurait
en faire un état final et figé : tout ce qui suit aura pour but de remanier, de reformuler plus
finement, de surmonter les tensions contenues dans cette première grande synthèse et
d’en déployer toutes les conséquences, jusqu’aux plus paradoxales. Pour ne citer que les
principaux ouvrages, il abordera ainsi en 1954 le problème de l’information, posé par la
cybernétique naissante43 ; en 1958, une nouvelle analyse détaillée des phénomènes de
l’embryogenèse44 ; en 1964, la différence anthropologique, avec L’animal, l’homme et la
fonction symbolique45 ; en 1966, dans un ouvrage qui rappelle le ton wittgensteinien, il liste
les multiples paradoxes auxquels nous livre l’interrogation sur la conscience46 ; en 1970, il
publie son principal ouvrage sur Dieu, Dieu des religions, Dieu de la science.47 À ces livres
s’ajoutent des dizaines d’articles qui ne sont pas de simples redites, mais contiennent
souvent les textes les plus originaux et incisifs de Ruyer.
Les années 1970 représentent un moment singulier de l’œuvre ruyérienne : lassé sans doute
du peu de succès de ses thèses en dehors des controverses universitaires, Ruyer change de
style et publie coup sur coup trois ouvrages que l’on peut nommer la « trilogie gnostique » :
La gnose de Princeton48, Les cent prochains siècles49 et L’Art d’être toujours content.50 Dans ces trois
43 RUYER, Raymond, La cybernétique et l’origine de l’information, Paris, Flammarion, 1967 [1954]. Noté ci-après COI.
44 RUYER, Raymond, La genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958. Noté ci-après GFV.
45 RUYER, Raymond, L’animal, l’homme et la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964. Noté ci-après AHFS.
46 RUYER, Raymond, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Paris, Albin Michel, 1966.
47 RUYER, Raymond, Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970.
48 RUYER, Raymond, La Gnose de Princeton. Des savants à la recherche d’une religion., Paris, Fayard, 1974. Noté ci-après GP.
49 RUYER, Raymond, Les cent prochains siècles, Paris, Fayard, 1977. Noté ci-après CPS.
50 RUYER, Raymond, L’art d’être toujours content. Introduction à la vie gnostique, Paris, Fayard, 1978. Noté ci-après ATC.
27
ouvrages, dont le premier connaîtra un véritable succès d’édition, Ruyer se fait le porte-
parole d’une société secrète fictive de savants, se retrouvant à l’université de Princeton, et
se nommant eux-mêmes « Néo-gnostiques ». En réalité, c’est sa propre philosophie que
Ruyer présente sous un vocabulaire emprunté à l’ésotérisme new age et aux spiritualités
orientales, et destiné à séduire le public.
Dans le même temps, Ruyer adresse également au grand public ses principaux ouvrages de
« critique sociale » : l’Éloge de la société de consommation51, Les Nuisances idéologiques52, ou Le
sceptique résolu53. Il ne faut pas négliger en effet l’importance des questions sociales et
politiques dans la pensée de Ruyer. Dès sa deuxième thèse sur L’Humanité de l’avenir d’après
Cournot54, il appliquait sa philosophie mécaniste et ses premières conceptions du social à un
essai d’anticipation de la société de l’avenir, thème qui le préoccupera toute sa vie et qui
reviendra en force après les événements de Mai 68. Cette partie de l’œuvre est là encore la
rencontre de deux ensembles de thèses : sa métaphysique de la nature et des valeurs d’une
part, et son intérêt pour la question de l’utopie et de l’idéologie de l’autre. Il en ressort des
questionnements intéressants sur les conditions de la vie des peuples dans la longue durée,
l’épuisement des ressources naturelles ou le danger politique de l’utopie et de l’idéologie.
Il en sort aussi des réponses nettement plus dérangeantes, et qui forment la part d’ombre
de l’œuvre ruyérienne : eugénisme, racialisme, conception essentialiste de la femme, et
plus globalement rejet massif de toutes les contestations de l’ordre social établi, qu’il soit
moral, économique ou politique, au nom des normes absolues et d’une « métaphysique du
travail ». Ces travaux étant directement entés sur la cosmologie « psycho-biologique » de
Ruyer, la question se pose naturellement de la nécessité du lien qui les unit, qu’il nous
faudra explorer. Une dernière grande synthèse intégrant, quoiqu’à la marge, les
51 RUYER, Raymond, Éloge de la société de consommation, Paris, Calmann-Lévy, 1969.
52 RUYER, Raymond, Les nuisances idéologiques, Paris, Calmann-Lévy, 1972.
53 RUYER, Raymond, Le sceptique résolu : devant les discours intimidants, Paris, Robert Laffont, 1979.
54 RUYER, Raymond, L’Humanité de l’avenir, d’après Cournot, thèse secondaire présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris pour le doctorat ès lettres, Paris, F. Alcan, 1930.
28
considérations sociales, ne sera publiée que de manière posthume : c’est L’embryogenèse du
monde et le Dieu silencieux.
S’il y a une loi directrice de l’évolution ruyérienne, cette loi est celle du découplage
progressif de la forme et de la structure. Dans L’Esquisse la forme est la structure, ni plus, ni
moins. Puis la structure devient la face visible, objective, de la forme subjective. Puis la
forme devient non seulement l’envers « pour-soi » de la structure, mais une conscience
active, qui a formé la structure, la maintient activement, éventuellement la répare. Enfin,
la forme immanente se fait transcendante, elle devient un thème hors de l’espace et du
temps, une Forme-Idée à la manière de Platon. Dans l’Esquisse, Ruyer affirmait que
« l’univers n’est pas un Dieu, mais que chaque forme est un absolu comme un Dieu, qu’elle
a son être propre, en elle-même, sans qu’il soit nécessaire de la dédoubler, en détachant
d’elle l’absolu de son être, pour en faire une Idée, comme dans le Platonisme. »55 Dans
L’embryogenèse du monde, l’univers est bien tenu pour un Dieu, la forme est dédoublée en
Idée participée et individu participant, et le mécanisme est dépassé au profit d’une
« monadologie corrigée ».56 N’y a-t-il alors plus rien de commun entre le point de départ et
le point d’arrivée ? Au contraire, il nous semble que toute l’œuvre, dans ses retournements
et ses détours, est doublement unifiée : dans le cadre conceptuel à l’intérieur duquel elle se
meut, structuré par la distinction mécanisme-finalisme et la métaphysique de l’âge
classique, et dans le projet général qui anime de bout en bout le philosophe : répondre au
grand défi de la philosophie moderne, celui de la réintégration de l’homme dans le vivant,
et du sens dans la nature.
55 RUYER, EPS, p. 363.
56 RUYER, EM, p.126.
29
❖ Le grand défi de la philosophie moderne
Le problème philosophique à la source de toute la philosophie de Ruyer n’est pas celui
de la vie ou de l’organisme, mais celui de l’ordre cohérent du monde. Toute sa philosophie
est hantée par l’idée d’un monde chaotique, désordonné, éclaté, et elle consiste, à toutes
ses étapes, à mettre en évidence le caractère sensé et structuré du monde, sa solidité
cohérente. Le monde pulvérisé, dissous en poussière d’éléments sans liens, c’est à la fois
celui du matérialisme démocritéen et celui de l’idéalisme, qui n’est qu’une tentative de
reconstituer l’ordre du monde après-coup, par l’activité du sujet transcendantal.
Sauf pour les préjugés d’un matérialisme ou d’un spiritualisme tout abstrait, le domaine des
réalités physiques n’est pas un chaos amendé par le hasard, ou par une finalité
transcendante. L’élément des choses n’est pas la molécule « courant aveuglément ».
L’élément est déjà rapport, forme, « lien entre x et y ». (…) Dès qu’existe un champ de
conscience (…), un ordre tout nouveau est possible, précisément parce que la conscience est
un ensemble absolu.57
Le signe des ontologies fausses, c’est qu’elles pulvérisent le monde et le reconstituent
après coup (donc toujours trop tard) comme ordonné : en faisant jaillir l’ordre du hasard,
d’un calcul divin, ou des catégories de l’entendement. Par les notions successives de
structure, de forme, de domaine absolu ou domaine de liaisons, de conscience organique,
et finalement de Dieu dans sa figure panthéiste, Ruyer affirme au contraire l’unité et la
cohésion réelles des êtres individués, produit de leur activité propre et non de celle d’un
sujet ou d’un Dieu transcendant. Cette activité propre d’auto-organisation, de totalisation
instantanée de ses parties, est la définition même de la vie et de la conscience. Or cette vie
consciente excède de beaucoup le domaine étroit du psychisme humain :
L’univers dit matériel me contient et me commande. Mais peut-on dire que l’univers soit
vraiment « matériel » - c’est-à-dire fait de choses, d’objets-choses ? Moi qui en fais partie,
je sais que je ne suis pas un simple objet sur une des étagères du monde. (…)
57 RUYER, Raymond, « La cause élémentaire des guerres modernes », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 123, no 1/2, Presses Universitaires de France, 1937, p. 64‑65.
30
Or, ce sont en fait tous les êtres qui sont comme moi des contre-exemples de la thèse de
l’univers-chose. Car tous mes parents, tous mes congénères, tous les vivants, tous les
individus, par opposition aux foules d’individus, ne sont, ou n’ont été, pas plus que moi, des
objets. Ils sont de vrais êtres, qui se possèdent eux-mêmes, qui sont apparentés, qui forment
des lignées dans un univers qui est un vrai grand Être, qui vit son unité, et qui n’est pas une
poussière lumineuse éternelle.58
Refusant l’idéalisme, Ruyer sera donc toujours farouchement réaliste, et l’on peut
dire en un sens que c’est l’idéalisme qui est son premier adversaire, celui contre lequel il
s’est construit.59 Explicitement, c’est plus souvent au réductionnisme mécaniste qu’il s’en
prend, mais c’est qu’il trouve en lui les germes d’une vérité partielle et mal comprise. Le
rejet de l’idéalisme, qui n’est même plus compté dans les œuvres de la maturité au nombre
des adversaires valables, est pourtant structurant pour toute la pensée de Ruyer, en ce qu’il
commande la représentation que se fait Ruyer de la connaissance. Pour lui, la connaissance
est information du connaissant par le connu, duplication point par point de la structure du
réel dans le cerveau de l’être conscient. Ce point jamais contesté est le pivot autour duquel
va s’effectuer le tournant du mécanisme de L’Esquisse d’une philosophie de la structure60 vers
le panpsychisme de la fin des années 1930 et de l’après-guerre : dans ce tournant, la nature
de l’esprit change, mais de façon à préserver intacte sa capacité à être affecté, informé au
sens strict, par les formes réelles, sans les constituer d’aucune manière. C’est pourquoi on
peut dire avec Berger que « Ruyer est toujours resté fidèle à son aversion pour la
philosophie “idéaliste” - dont il rejoue, inlassablement, le procès. »61 Le ruyérisme est en
un sens un anti-idéalisme, en ce qu’il repose tout entier sur le postulat de la réalité absolue
des formes, qui sont dans l’être et non dans le sujet (et, dans le panpsychisme, qui sont dans
l’être en tant que sujet existant pour-soi).
58 RUYER, ATC, p. 10.
59 Comme le montrent ses articles polémiques des années 1930 : voir notamment RUYER, R., « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 39, no 4, 1932, p. 521–527.
60Ruyer, Raymond, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, F. Alcan, 1930 61 BERGER, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la philosophie” ? », art. cit.,
31. p.
31
Le problème de la coupure
Mais l’idéalisme lui-même n’est qu’un avatar du péché originel de la philosophie
moderne : la coupure dualiste entre la pensée et l’étendue. C’est ainsi que Ruyer formule le
problème, en le replaçant dans sa filiation historique :
Il est clair aujourd’hui que Descartes et les Cartésiens du XVIIe siècle ont mal fait la coupure
entre ce qu’ils appelaient l’“âme” et le corps, ou entre ce qu’il vaut mieux appeler “le
domaine du sens” et le domaine de la causalité mécanique.62
Le problème n’est pas l’existence de la coupure : il est clair qu’il y a bien deux ordres
de faits, ceux qui relèvent du psychisme, de la connaissance et du sens, et ceux qui relèvent
de la causalité mécanique, que l’efficacité de la science moderne ne permet plus de nier.
Mais si l’homme pensant émerge de la nature, il est clair aussi que la coupure ne peut
séparer l’âme humaine d’une part et l’ensemble du monde des corps de l’autre. La nature
appartient déjà au « domaine du sens ». Où faut-il alors placer la coupure ? Et comment
concilier le rejet du dualisme et l’existence de deux ordres de réalité bien distincts,
mécanique et psychique ? C’est le grand défi de la philosophie moderne tel que le formule
Ruyer.
Opposer comme le font les vitalistes un domaine du vivant au domaine de la
mécanique ne résout rien. Dans les paradigmes inverses des ontologies “de la vie” et “de la
mort” décrits par Hans Jonas63, la coupure passe toujours entre ce qui est vivant et ce qui
est mort, mais exclut en même temps l’une des deux parties du champ du compréhensible :
dans l’ontologie de la vie, la mort est un mystère, et inversement. Le projet de Ruyer
consiste à produire une philosophie qui rendra également compte de l’un et de l’autre, et
qui articulera l’un et l’autre dans la continuité d’une « grande chaîne des êtres »64. Ni la
mort ni la vie ne doivent plus être un mystère. En même temps, il faut maintenir une
coupure, dont la nécessité est manifestée à la fois par l’efficacité indéniable de la science
62 RUYER, NF, p. 49‑50. Nous soulignons. 63 JONAS, Hans, « La vie, la mort et le corps dans la théorie de l’être », in Le phénomène de la vie, Bruxelles, De Boeck, 2001 [1966], p. 19‑35. 64 Ce point est clairement développé par Fabrice Colonna, « Ruyer et la grande chaîne de l’être », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 138, no 1, 2013, p. 29‑43.
32
mécaniste dans l’explication du mouvement des corps, et par son incapacité à proposer une
explication satisfaisante de la vie et de la pensée.
Devant un tel projet : purifier la vie et la mort de leur mystère par la révélation de la
vraie nature de l’esprit et des corps, il n’y a plus à s’étonner du caractère “néo-gnostique”
que Ruyer a pu donner plus tard à sa philosophie. Il s’agit bien en un sens de répondre par
une nouvelle gnose à ce problème de la coupure, qui gangrène toute la philosophie
moderne. Pour Ruyer, la phénoménologie existentialiste (dernier avatar du dualisme
cartésien) manifeste d’ailleurs avec éclat son incapacité à réconcilier la conscience et la
vie.65
Il y a là pourtant de quoi s’étonner : le principe même de la gnose n’est-il pas
profondément dualiste ? Ruyer ne joue-t-il pas ici un dualisme contre un autre ? C’est
encore à Hans Jonas que revient le mérite d’avoir souligné avec la plus grande clarté les
similitudes profondes de la gnose de l’antiquité tardive et de l’existentialisme moderne.66
Le second est la philosophie caractéristique d’un monde désenchanté par la science, la mort
de Dieu et la grande dévaluation nihiliste, tandis que la première est une révélation
mystique sur la vraie nature du Dieu transcendant et les forces démiurgiques à l’œuvre
dans le cosmos. Pourtant, à bien des égards, la situation qui a produit ces deux visions du
monde est semblable, comme le montre Jonas. Ce sont des situations de dévaluation du
monde, qui n’est plus considéré comme un cosmos ordonné, dans lequel l’homme peut
trouver le sens de sa vie et les règles d’une existence harmonieuse. Au cœur du message
gnostique se trouve la révélation que le cosmos, contrairement à ce qu’affirment les
philosophes depuis des siècles, n’est pas un monde sensé, rationnel et harmonieux, dans
lequel l’homme n’a qu’à occuper la place qui lui revient. Au contraire, le cosmos est
profondément indifférent à l’homme, voire hostile. Il n’est pas l’œuvre de Dieu, comme le
montre justement cette hostile indifférence à laquelle l’homme est confronté, mais une
65 C’était pourtant le projet de Merleau-Ponty dans la Structure du comportement : « Notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature, — organique, psychologique, ou même sociale. » Sur l’articulation des deux projets, voir BARBARAS, Renaud, « Vie et extériorité. Le problème de la perception chez Ruyer », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, p. 15‑37. Voir également infra nos chapitres 4 et 5. 66 JONAS, Hans, « Gnose, existentialisme et nihilisme », in Le phénomène de la vie, Bruxelles, De Boeck, 2001 [1966], p. 217‑237.
33
prison façonnée par un démiurge. Celui-ci, comme en témoigne l’imperfection profonde de
son œuvre, ne manifeste ni toute-puissance ni bienveillance. Ce n’est donc pas au sein du
cosmos, mais par-delà le cosmos, en échappant à cette prison par le pouvoir de l’esprit, que
l’on peut atteindre le Dieu véritable, terriblement éloigné et qui ne se manifeste pas dans
le monde. Le parallèle est manifeste avec la situation pascalienne du croyant moderne,
menacé de toute part par un univers écrasant, saisi d’angoisse à l’idée de son caractère
infini qui ne manifeste plus, là encore, ni sagesse, ni bienveillance, ni harmonie, et qui ne
peut que se tourner vers un Deus absconditus, un Dieu caché toujours plus distant. Dès lors
que l’on considère que « Dieu est mort », voilà supprimé le dernier repère qui permettait à
l’homme de s’orienter dans l’existence. Abandonné à lui-même dans un univers indifférent
et dépourvu de signification, c’est à lui que revient la charge de la liberté et de la création
de valeurs.
Au vu de ces similitudes, on s’étonne de ce que Ruyer adopte une position paradoxale :
se revendiquer de la gnose contre l’existentialisme, ultime avatar du dualisme cartésien. À
quelle gnose, quelle révélation nouvelle sur la nature de Dieu et du monde s’adonne-t-il ?
A-t-il manqué la similitude profonde décelée par Jonas ? Sa profession de foi gnostique
n’est-elle qu’un trait d’humour, et la Gnose de Princeton un canular qui a fait long feu ?
Ruyer gnostique
En 1974 paraît La Gnose de Princeton, longtemps le plus célèbre ouvrage de Ruyer et
son principal succès hors des cercles universitaires. Et pour cause : dans ce livre, Ruyer joue
avec les codes de la littérature ésotérique très en vogue à l’époque, et se présente comme
le porte-parole d’une vision entièrement nouvelle de la nature du monde, de l’âme et de
Dieu, vision enracinée dans les plus récentes découvertes de la science et entretenue en
secret par un cercle de savants parmi les plus éminents, réunis dans la prestigieuse
université de Princeton. Derrière le masque de cette société secrète évidemment
imaginaire, c’est bien sûr Ruyer qui expose sa propre philosophie comme une nouvelle
gnose. La question est de savoir jusqu’où il est sérieux dans l’usage de ce qualificatif de
« néo-gnostique » : s’agit-il seulement, au sens étymologique de γνῶσις, de formuler des
connaissances nouvelles, sous un vocabulaire à la mode ? Ou faut-il y voir une référence
consciente et assumée à la pensée gnostique ?
34
Nous voudrions ici montrer que le terme de gnose est utilisé très consciemment par
Ruyer et que l’emploi de ce terme donne une clef de compréhension essentielle du projet
ruyérien à l’intérieur duquel prend place toute sa philosophie de la vie. Il ne s’agit pas de
combattre le dualisme existentialiste par un retour au dualisme gnostique, ce qui serait
pour le moins inefficace. Il s’agit en réalité de dépasser par une nouvelle gnose la situation
qui donne lieu à l’un comme à l’autre de ces dualismes. Ils sont nés de la dévaluation du
monde qui n’est plus vu comme un cosmos rempli de signification, dont l’homme est un
élément naturel intégré au lieu d’y être “toujours déjà jeté”. Et c’est ce que Ruyer a bien
diagnostiqué : on ne peut combattre l’existentialisme en acceptant l’absurdité du monde.
Pour réfuter l’existentialisme, il faut réfuter le matérialisme froid et objectif, qui purge le
monde de toute téléologie, de toute intention et de toute manifestation de sens. Il faut donc
repenser entièrement le cosmos et montrer, par une nouvelle gnose résolument contraire
à la gnose originelle, que le cosmos est bon, harmonieux, signifiant, et divin en quelque
manière. Le titre de son dernier ouvrage, L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, met
en évidence le défi que se fixe Ruyer. La nouvelle gnose doit tenir compte de la situation
moderne (efficacité de la science, mort de Dieu comme providence, rapport à la nature
fondé sur la domination technique), tout en restaurant ce que la modernité semblait avoir
définitivement laissé derrière elle : l’idée d’un cosmos unifié, qui se forme
harmonieusement dans une « embryogenèse » cosmique. Le tout, sans diluer entièrement
la différence anthropologique dans le naturalisme.
Nul peut-être n’a formulé plus clairement que Jonas ce défi lancé à l’esprit moderne
que Ruyer tente de relever :
Cette scission entre l’homme et la réalité totale est à la base du nihilisme. Le caractère
illogique de la rupture, autrement dit d’un dualisme sans métaphysique, ne rend pas son
fait moins réel, ni plus acceptable l’apparente autre branche de l’alternative : le regard fixé
sur l’ipséité isolée à laquelle cette scission condamne l’homme peut souhaiter s’échanger
contre un naturalisme moniste qui, en même temps que la rupture, abolirait aussi l’idée
d’homme comme homme. Entre ce Scylla et son jumeau Charybde, l’esprit moderne hésite.
C’est à la philosophie de découvrir si une troisième voie s’ouvre à lui - une voie par laquelle
35
la fissure dualiste puisse être évitée tout en gardant de la vue dualiste assez pour maintenir
l’humanité de l’homme.67
Qu’il y parvienne ou non, c’est bien le projet de Ruyer : redonner à l’esprit humain
une place au sein de la nature, renaturaliser pour ainsi dire la conscience, sans perdre la
spécificité de la vie en général, et de la vie humaine en particulier. Le Scylla du monisme
matérialiste, qui ignore la vie, et le Charybde du Dasein séparé d’une nature indifférente,
sont les deux adversaires de Ruyer, les deux pôles à équidistance desquels il tente de se
tenir. Il est bien à la recherche de cette « troisième voie » évoquée par Jonas.
La situation de l’homme « jeté » dans le monde n’est pas pour Ruyer un donné dont il
faut prendre acte, mais une énigme dont il faut trouver la clef. Ainsi, c’est de façon
rhétorique qu’il demande dans Néo-finalisme : « Le “je” de l’homme que je suis, centre
d’activités sensées, peut-il s’isoler, se poser dans le vide, enfant trouvé métaphysique ? ».68
La réponse est non, forcément non, pour Ruyer, répondre par l’affirmative serait abdiquer
devant la tâche essentielle de la philosophie moderne : réinscrire l’homme dans une nature
qui ne peut plus être le cosmos des Anciens, sans tomber dans le réductionnisme
matérialiste - qu’il considère comme la mauvaise philosophie des savants.69
Le signe évident de l’échec du dualisme, particulièrement sous son avatar
existentialiste, est son incapacité à penser la vie organique, voire son désintérêt complet
pour elle.70 Contrairement à Jonas, il ne fait pas crédit à cette philosophie d’une grande
profondeur, et ne la considère pas comme le produit d’une situation inédite de l’humanité,
67 Ibid., p. 237. 68 RUYER, NF, p. 19. 69 L’incohérence de l’existentialisme qui fait de l’homme un tel “enfant trouvé métaphysique” est d’ailleurs relevée dans des termes proches par Jonas, au même endroit : « Mais qu’en est-il d’une nature indifférente qui contient néanmoins en son sein ce pour quoi son propre être fait une différence ? L’expression d’avoir été lancé dans la nature indifférente est un reliquat de métaphysique dualiste, à l’usage duquel le point de vue non métaphysique n’a pas droit. Qu’est-ce que le jet sans celui qui jette, et sans un au-delà d’où le jet soit parti ? L’existentialiste devrait plutôt dire que la vie - soi conscient, soucieux, connaissant - a été “rejetée” par la nature. Si c’est aveuglément, alors le voir est un produit de l’aveugle, le souci un produit de l’indifférence, une nature téléologique est engendrée de manière non téléologique. » JONAS, Hans, op.cit., p.237 70 Ruyer s’en prend davantage, en ce sens, au Sartre de L’Être et le Néant qu’à Merleau-Ponty. Ce dernier a d’ailleurs lu Ruyer, avec un regard critique mais non sans intérêt.
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à la fois nouvelle et angoissante. L’existentialisme relève plutôt, selon lui, de la persistance
historique et contingente de l’erreur dualiste et de l’oubli de la vie organique qui en est le
symptôme depuis Descartes. « La mise à l’écart systématique — ou plutôt désinvolte — du
problème de la vie organique, par l’existentialisme, ne peut s’expliquer que par des raisons
historiques. »71 L’origine historique immédiate est, pour Ruyer, la distinction de Dilthey
entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, qui le conduit à séparer la vie organique,
phénomène de la nature à expliquer, et la vie humaine, la vie productrice de sens, qui fait
l’objet des sciences compréhensives. Cette distinction elle-même recoupe la scission
cartésienne entre le domaine de l’étendue mesurable et celui de la pensée. L’existentialisme
va achever de clarifier et de radicaliser cette scission : « Le Dasein humain, notion beaucoup
plus précise que “la vie humaine”, n’a plus de rapport concevable avec l’organisme
humain. »72 Pour Ruyer, l’existentialisme du XXème siècle s’enracine dans la volonté
d’introduire des distinctions rigoureuses dans une compréhension diltheyenne de la vie
jugée vague et flottante. Il fait d’ailleurs de cette volonté la réplique de la volonté
cartésienne d’introduire ordre et rigueur dans le vitalisme inconsistant de la Renaissance.
Mais ces deux tentatives, pour admirables qu’elles soient dans leur souci de clarté face à
des conceptions peu rigoureuses de la vie, n’en manquent pas moins l’essentiel.
On trouve ici une constante de la pensée ruyérienne lorsqu’elle se situe dans
l’histoire : pour Ruyer la vie a par le passé toujours été conçue de façon inconsistante,
anthropomorphique, animiste, ésotérique, et c’est à bon droit que l’on a critiqué ces
mauvais concepts.73 Mais en critiquant des conceptions erronées de la vie, les philosophes
ont souvent perdu toute capacité à rendre compte de la vie elle-même : c’est la scission
cartésienne entre le domaine inorganique de la mécanique et le domaine, tout aussi
inorganique, de la pensée. Les temps sont donc mûrs pour une philosophie rigoureuse de
la vie, appuyée sur les découvertes nouvelles de la science biologique et appelée par l’échec
71 RUYER, NF, p. 19. 72 Ibid. 73 Les conceptions les plus proches des siennes font parfois l’objet des critiques les plus sévères de Ruyer, parce que leurs erreurs obscurcissent davantage la vérité. Par exemple : « Le panpsychisme [issu de Leibniz], comme toutes les demi-vérités, a fait plus de mal que de bien. C’est le panpsychisme, plus que le behaviourisme, qui empêche de définir avec netteté et précision la conscience primaire organique, parce qu’il « occupe la place » avec une conscience seconde à l’état infinitésimal ou dilué. » NF, p. 88
37
de plus en plus évident de toute philosophie qui renonce à réintégrer l’homme dans la
nature.
❖ Méthode, objectifs et structure de notre étude
Si la vie n’est pas le premier problème qui se pose à Ruyer, elle est celui qui rend
visible aussi bien la richesse que les difficultés des étapes successives de sa pensée, et qui
en explique pour une large part l’évolution. C’est pourquoi nous voudrions non seulement
examiner les passages de l’œuvre de Ruyer qui traitent spécifiquement de l’observation du
vivant, mais encore retrouver à partir du problème de la vie l’ensemble de ses grands
concepts. Comme Ruyer l’a lui-même voulu, c’est à l’aune de leur capacité à rendre compte
des phénomènes de la vie que nous voudrions évaluer la force de ses concepts et
comprendre les problèmes qui mènent à leur élaboration.
Ruyer revendique pour sa philosophie deux qualités surprenantes : elle est
impatiente et mythique. Impatiente, par opposition au travail du scientifique : là où le
savant accepte de sacrifier sa vie à l’étude d’un fragment infime de la réalité, et d’apporter
sa modeste pierre à l’édifice, le philosophe veut imaginer la cathédrale déjà achevée. « À
quoi servira donc jamais la science théorique, je vous le demande, si toujours chacun y
travaille, hypnotisé sur la petite pierre qu’il ajuste, et si personne ne profite de l’ensemble
de la construction ? »74 La science ne sera jamais achevée : il serait absurde de voir là une
raison de renoncer pour toujours à s’appuyer sur elle pour tenter de constituer une vision
unifiée et cohérente de la réalité, du Tout dont elle ne nous parle jamais comme tel. Possède
l’esprit philosophique « celui qui s’intéresse à tout », mais aussi « qui s’intéresse au
Tout ».75 Le philosophe est donc non seulement un amateur éclairé qui puise à toutes les
sciences, mais aussi un esprit métaphysique qui se rapproche, par sa volonté de penser le
réel comme Totalité, du mystique religieux. C’est pourquoi aussi la philosophie aura
toujours quelque chose de mythique. « Il faut travailler à épurer le mythe, à le débarrasser
74 RUYER, « L’esprit philosophique », art. cit., p. 59.
75 Ibid., p. 56.
38
des noms propres qui ne représentent que des traditions sociales, mais il est absurde de
prétendre épurer la pensée de tout mythe religieux, c’est-à-dire d’un raccord du Connu à
l’Inconnu. »76
C’est donc à partir de ces deux dimensions que nous voudrions examiner la
philosophie de Ruyer dans l’ensemble de notre travail. Premièrement, il s’agira de
s’intéresser aux sources philosophiques et scientifiques de sa pensée, aux matériaux à
partir desquels il tente d’imaginer l’édifice complet de la connaissance. Ces sources sont
extrêmement nombreuses et variées, elles vont de la philosophie antique à la philosophie
analytique anglo-saxonne, des textes védiques à la littérature romantique, de
l’embryologie à la psychologie… Et dans chacun de ces domaines, Ruyer fait des choix très
personnels, comme celui des travaux de jeunesse d’Ellenberger, un géologue, au titre de
psychologie de la mémoire, ou de Samuel Butler, un écrivain anglais, sur l’embryologie.
L’exhaustivité étant ici aussi impossible qu’inutile, nous nous sommes efforcés de mettre
en évidence les sources qui nous semblaient les plus importantes pour la philosophie
ruyérienne en tant que philosophie de la vie, celles qui apportent à Ruyer des concepts
essentiels, des faits cruciaux ou des adversaires majeurs. Le caractère « inclassable » que
l’on attribue souvent à Ruyer nous semble en partie lié à la diversité des apports dont il
tente de faire la synthèse, et qui recevront peut-être ici quelque lumière. Nous nous
pencherons notamment sur les liens qui relient la pensée de Ruyer à celles de Descartes,
Leibniz, Hume, Kant, Schopenhauer, Cournot, Butler, Cuénot, Merleau-Ponty, ou encore
Gilles Deleuze.
Celui qui « s’intéresse » à tout ne pouvant être spécialiste de tout, de l’aveu même de
Ruyer, il nous faudra également nous pencher sur sa méthode très libre : il ne rédige pas
de discours de la méthode, et ne s’intéresse presque pas à l’épistémologie des sciences qu’il
utilise, mais revendique la libre spéculation à partir des faits par un amateur éclairé, à
l’esprit non prévenu par les dogmes des savants. Une telle approche pose évidemment la
question de la validité du matériau utilisé et de sa pérennité : si la métaphysique ne saurait
en principe recevoir de confirmation ou d’infirmation empirique, est-ce encore le cas
76 RUYER, Raymond, « La philosophie de la nature et le mythe », Revue Internationale de Philosophie, vol. 10, 36 (2), 1956, p. 172.
39
lorsque le métaphysicien prétend résoudre des problèmes de faits, et justifier ses thèses
par des observations ? En argumentant comme il le fait souvent à partir des lacunes de la
science de son temps, considérées comme irréductibles, Ruyer se met lui-même en position
d’être jugé pour partie à l’aune de ses propres prédictions. Mais, c’est le deuxième point, le
philosophe s’intéresse également « au Tout » : de ce point de vue la métaphysique est
toujours un mythe cohérent, et Ruyer n’en revendique pas davantage. Mais il faudra alors
se poser la question de la cohérence interne de ce mythe qui se veut tout de même
raisonnable, ou le moins déraisonnable possible. Il s’agira donc de se demander pourquoi
Ruyer a jugé bon, pour répondre à ses problèmes fondamentaux, de faire évoluer sa pensée
vers le panpsychisme puis vers le platonisme, et si par ces évolutions successives il est
parvenu à relever le défi qu’il s’était fixé : réintroduire l’homme, la conscience et le sens
dans la nature, et retrouver, derrière le monde aveugle du mécanisme, un cosmos ordonné.
Les deux dimensions de « l’esprit philosophique » étant indissociables, il nous faudra enfin
nous demander dans quelle mesure le contexte intellectuel, les connaissances disponibles
et les sources choisies par Ruyer ont encadré, guidé, enrichi ou empêché l’élaboration de
sa philosophie.
Une philosophie rigoureuse de la vie, nous l’avons vu, doit d’abord être une
philosophie de l’organisme. Aussi est-ce par ce statut de l’organisme que nous voudrions
commencer notre étude, pour progresser à partir des difficultés spécifiques qu’il présente,
vers la redéfinition ruyérienne de la vie comme conscience, et vers les problèmes de faits
scientifiques précis auxquels celle-ci doit répondre. Enfin, nous nous pencherons sur
l’originalité et les difficultés de la méthode de la « philosophie-science » ruyérienne, et sur
ses conséquences morales et politiques. Cela représente donc quatre grands ensembles de
questions posées à Ruyer.
Premièrement, comment définit-il la vie ? Nous l’avons dit, la vie est identifiée chez
lui à la conscience, mais dans une compréhension renouvelée (et mouvante) de la
conscience. Une telle identification permet-elle encore de délimiter un domaine du vivant
et une spécificité de la vie ? Si tout est vivant, l’idée même de vie a-t-elle encore un sens ?
Comme nous nous efforcerons de le montrer dans une première partie, la ligne directrice
de la réponse de Ruyer consiste dans la distinction entre la vie (comme mode d’être) et
l’organisme. La plante ou l’animal en vie n’est pas en effet un pur vivant, une pure force de
40
vie créatrice, mais un hybride : l’activité vitale formatrice y est mêlée au mécanisme, dès
lors que l’organisme se complexifie, se différencie en organes relativement autonomes.
Dans notre chapitre 1, nous nous intéresserons à cette conception hybride de l’organisme,
qui est pour Ruyer source de difficultés autant que de solutions. Tout en généralisant la vie
consciente comme mode d’être primaire, Ruyer éprouve en effet quelque difficulté à
intégrer de manière pleinement satisfaisante l’organisme dans les catégories de son
ontologie, construite avec et contre Cournot. De ce dernier, il conserve la distinction dans
l’organisme d’une part de mécanisme et d’une part d’activité proprement vitale, qui
n’anime pas seulement la structure physique de son corps, mais qui l’a d’abord formée.
Nous verrons dans notre deuxième chapitre comment Ruyer s’inspire du finalisme du
biologiste Lucien Cuénot pour tenter de résoudre un problème remontant à Descartes :
comment le corps-machine a-t-il pu se former, s’il ne peut fonctionner qu’une fois toutes
les pièces en place ? Chez Ruyer, la formation d’outils ou d’organes mécanisés, comme la
pompe du cœur ou la pince du homard, devient l’activité même de la vie, l’histoire naturelle
devenant une première histoire de la technique.
Ruyer insiste sur le caractère mécanique du corps, d’abord pour servir à son propre
mécanisme structural, puis en le retournant pour souligner sa dimension finaliste. Mais
comment ce corps-mécanique peut-il se concilier avec l’intuition fondatrice de la pensée
propre de Ruyer, selon laquelle exister c’est être pour-soi ? Quel rapport la conscience
comme forme pour-soi peut-elle entretenir avec un squelette et des organes mécanisés ?
C’est à ces questions que Ruyer s’efforce de répondre en s’appuyant sur sa redéfinition de
la conscience, à laquelle nous nous intéresserons dans notre deuxième partie. Dans notre
chapitre 3, nous nous efforcerons de montrer que l’on peut comprendre cette redéfinition
comme une tentative de corriger la monadologie de Leibniz, qui souffre selon Ruyer d’un
substantialisme impropre à penser l’individualité biologique. Dans notre chapitre 4, nous
aborderons l’application de ce concept de conscience primaire aux domaines physique,
chimique et organique, qui amène Ruyer à faire de l’embryon le paradigme du vivant, et le
conduit à poser le problème de la nature de l’information qui guide le développement de la
vie.
41
Quel rapport cette biologie panpsychiste entretient-elle avec la science ? L’essentiel
de la philosophie biologique de Ruyer est acquis au début des années 1950, alors que la
structure moléculaire de l’ADN est découverte par Watson et Crick en 1953, l’année qui suit
la parution de Néo-finalisme. La deuxième moitié du XXème siècle a été particulièrement riche
en découvertes scientifiques comme en discours de toutes sortes sur la vie. Christian de
Duve, biologiste contemporain, écrit ainsi :
Depuis lors, la biologie a accompli sa révolution. On est passé, en l’espace d’un demi-siècle
à peine, d’un stade où on ignorait presque tout de la vie à un stade où on peut affirmer qu’on
la comprend, du moins dans ses caractéristiques fondamentales. On la comprend si bien
qu’on peut presque la manipuler à volonté. En même temps, chacun y est allé de sa réponse
à la question de Schrödinger, depuis les mathématiciens et les théoriciens de l’information
jusqu’aux philosophes et même aux théologiens, en passant par les physiciens, les
cosmologues, les chimistes et toutes les variétés de biologistes.77
Quelle place accorder à Ruyer dans cette évolution, et quelle pérennité peut-on
garantir à une philosophie inextricablement liée aux découvertes et aux lacunes de la
science de son temps ? Comment répond-il aux objections pressantes que lui présentent les
modèles toujours plus complets d’explication de la vie par le hasard, la sélection naturelle
ou la dynamique des systèmes ?
Nous étudierons dans notre chapitre 5 le rapport de Ruyer aux grandes tentatives
d’explication scientifiques de la vie et de la conscience : les sciences de l’information qui
connaissent au milieu du siècle un premier essor autour du courant cybernétique, la
génétique et la théorie darwinienne de l’évolution, et l’étude du comportement animal par
les éthologues. Cette controverse avec la science est pour Ruyer l’occasion de développer
sa conception de l’information comme sens, de réfléchir sur l’articulation de la cause et du
signe, et d’illustrer la nécessité pour la conscience organique d’être à la fois force de liaison
et capacité de connaissance. Dans notre chapitre 6 nous montrerons comment Ruyer
77 DUVE (DE), Christian, in BERNINI, H. et REISSE, J., Comment définit la vie ?, Paris, Vuibert, 2007, p. 41. Christian de Duve (1917-2013) est un biologiste belge, considéré comme l’un des fondateurs de la biologie cellulaire, et lauréat du Prix Nobel de physiologie - médecine en 1974. La question de Schrödinger est celle du titre de son opuscule de 1944, Qu’est-ce que la vie ?
42
construit, à partir des descriptions de la mémoire d’Ellenberger, une explication
panpsychiste et platonicienne de la vie à partir de l’idée de « mémoire de l’espèce » ou
« potentiel mnémique ».
Enfin, dans une quatrième et dernière partie, nous voudrions poser à Ruyer la
question qu’il a posée toute sa vie à ses adversaires intellectuels et politiques, celle de la
dimension idéologique de ses travaux, et de ses postulats. Au chapitre 7, nous examinerons
la place que l’on peut accorder à Ruyer dans l’histoire moderne des philosophies finalistes
et théistes, pour chercher à distinguer l’originalité de Ruyer de ce qui, dans son
argumentaire, peut être considéré comme une reprise d’une longue tradition
d’argumentation finaliste en théologie naturelle. Ce sera l’occasion de porter un regard
critique sur le rapport de la philosophie et de la science dans sa philosophie, qui implique
à la fois une attention admirable aux faits observés et une position de surplomb qui laisse
au philosophe une liberté spéculative presque illimitée. Enfin, une ontologie de la vie qui
oppose l’individu à la foule et considère la nature comme guidée par un sens et des valeurs
ne peut être sans répercussion morale et politique, et c’est pourquoi il nous faudra
examiner pour finir la dimension morale, sociale et politique de la philosophie de la vie de
Ruyer. Prédictions pour l’avenir de l’humanité, préoccupation eugénistes et racialistes,
diagnostic moral et biologique du déclin de l’Occident, ou encore articulation entre
économie libérale et « métaphysique du travail », tous ces points souvent dérangeants
devront être examinés à la lumière d’une même question : en quoi découlent-ils
naturellement, voire nécessairement, de sa conception de la vie ? Ce sera l’objet de notre
dernier chapitre.
43
PARTIE I
LE VIVANT COMME MACHINE ET COMME MÉCANICIEN
44
CHAPITRE 1 : LE CORPS DIVISÉ
Il nous faut commencer par une vue claire de la conception ruyérienne du domaine
du « vital » et des caractères propres des organismes, dans la mesure où les thèses les plus
audacieuses que nous rencontrerons ensuite ne se comprennent que comme un constant
effort pour rendre compte, jusque dans ses dernières conséquences, de cette
représentation hybride du corps vivant. Une fois mis en évidence ce caractère hybride du
vital dans l’ontologie ruyérienne, nous soulignerons trois caractères qui permettent de
délimiter le domaine des organismes : l’enchevêtrement des deux ordres de causalité,
l’identité « coloniale », et la mortalité. Ces trois caractères sont en fait trois faces d’un
même caractère hybride du vivant, équilibre fragile de conscience formatrice et de
mécanismes auxiliaires. Nous le montrerons à partir de l’expérience de pensée de
l’automate mixte, imaginée par Ruyer, et mettrons en lumière l’enracinement de cette
pensée de l’organisme dans la philosophie de Cournot.
1. Le statut hybride du vital
1.1 De très vieilles thèses et de nouvelles sciences
Dans le mécanisme structural comme dans le panpsychisme, l’esprit est de même
nature que le reste des êtres, et il ne peut y avoir qu’un seul mode d’être fondamental.
Quand le monde était considéré comme une structure mécanique, l’esprit devait l’être
aussi. Mais Ruyer est rapidement conduit à admettre l’échec du « modèle mécanique de la
conscience » qu’il avait ébauché dans L’Esquisse. Il ne renonce pas entièrement au
mécanisme, mais le « retourne » pour affirmer que la conscience est première, qu’elle
n’apparaît jamais dans le monde, mais l’habite toujours déjà, que la nature est toute entière
« animée ». Il s’agit là, à première vue, d’en revenir à une très vieille solution du problème,
à un vitalisme tendant vers l’animisme et se contentant, pour expliquer naturellement la
conscience, de la généraliser à toute la nature. On s’étonne de ne pas voir Ruyer citer plus
souvent Aristote, tant sa philosophie semble, quand on la découvre, coïncider avec la
formule que donne Canguilhem du vitalisme : « un retour, par-delà Descartes, à l’Aristote
45
du Traité de l’âme »1. Au fond, Ruyer ne revient-il pas à la définition aristotélicienne de l’âme
forme du corps lorsqu’il écrit que « l’âme est la forme “en soi” de ce qui est observé comme
corps »2 ? Ne se contente-t-il pas de donner une interprétation aristotélicienne de certains
faits biologiques nouveaux, dont le Stagirite n’avait pas connaissance ? À première vue, ce
sont surtout les faits scientifiques utilisés qui sont « modernes » chez Ruyer, et l’on peut
dire que chez lui la science du XXème siècle donne enfin raison a posteriori à une
philosophie de la forme et des causes finales, refermant la parenthèse mécaniste ouverte
par Descartes et Newton, et prolongée par Kant.
Nous croyons que les découvertes scientifiques récentes, aussi bien en physique qu’en
biologie, en psychologie ou même en astronomie, permettent d’ouvrir enfin ces boîtes
fermées, de donner un sens parfaitement précis au vitalisme panpsychique, à la psycho-
biologie, et de faire rentrer ces très vieilles thèses dans le courant central de la science aussi
bien que dans le courant central de la philosophie.3
En révélant que la mécanique classique ne porte pas sur des êtres réels, mais sur des
foules statistiques, la physique quantique donne raison selon lui à une philosophie de la
forme dynamique contre une philosophie du mécanisme partes extra partes. Dans le même
temps, l’embryologie expérimentale révèle les mystères de ce qui était caché à Descartes :
la génération n’est plus le pur objet de spéculation de la Description du corps humain, mais
un objet d’expérimentation. Or, comme les particules quantiques échappent aux lois de la
physique classique, l’organisme en développement semble échapper à tous les modèles
mécaniques et physiologiques du vivant.
La référence récurrente de Ruyer aux travaux de Hans Driesch (1867-1961)4 semble
aller dans le sens du retour à Aristote. Ce biologiste allemand, saisi par les capacités de
régulation de l’embryon d’oursin qu’il manipulait, en a tiré une philosophie vitaliste
1 CANGUILHEM, Georges, « Aspects du vitalisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1965], p. 116. 2 RUYER, CC, p. 101 Ci-après noté CC. 3 RUYER, Raymond, « La psychobiologie et la science », Dialectica, vol. 13, no 2, 1959, p. 104. 4 RUYER, EPB, p. 79 sq. ; EM, p. 40, 100.
46
ressuscitant l’idée d’entéléchie.5 La rareté même des références aux auteurs antiques chez
Ruyer (comparée à l’abondance des références à des savants contemporains) n’est-elle pas
une manière de se prétendre moderne, alors qu’il ne fait que revenir à un univers
philosophique pré-critique et pré-cartésien ? Tant s’en faut, même si le concept de
« domaine absolu », que Ruyer nomme également « forme vraie », est loin d’être sans
rapport avec la forme aristotélicienne ou l’eidos platonicien, comme nous le verrons. Si le
vitalisme « toujours (...) se présente comme un retour à l’antique »6, alors le mot est en
grande partie inadéquat à la pensée de Ruyer. Ce n’est pas à l’antique que revient Ruyer,
mais plutôt aux XVIIème et XVIIIème siècles et aux débats de la métaphysique postcartésienne.
S’il veut reprendre les « très vieilles thèses » du finalisme antique, c’est, à la manière de
Leibniz, pour les rendre compatibles avec le mécanisme, et leur donner la rigueur
philosophique qui leur a toujours manqué. C’est d’ailleurs sans doute cette part de
mécanisme classique qui, en le rendant incapable de revenir à des solutions simplement
prémodernes, le conduira à des thèses métaphysiques de plus en plus audacieuses destinées
à concilier l’idée de cosmos finalisé et la science moderne.
Le problème qui inaugure l’entrée de Ruyer dans le panpsychisme n’est pas celui du
vivant, mais celui de l’efficacité de la conscience, formulé ainsi dans un article de 1938 :
Il faut donc prendre parti, non pas en face du faux dilemme : parallélisme matérialiste ou
parallélisme monadiste, mais en face du vrai problème : règne de la seule causalité et des
seules lois physiques, ou efficacité constatable, expérimentale, de la conscience.7
Ruyer cherche alors à sortir de l’étau dans lequel sa propre métaphysique minimaliste
des années 1930 l’a enfermé : tout en admettant la nature subjective de tout être qui
apparaît comme corps matériel, elle se condamne au mutisme et n’ajoute qu’une
précaution toute verbale au matérialisme. Un tel retournement du matérialisme ne peut
5 DRIESCH, Hans, Philosophie des Organischen, 1909. La philosophie de l’organisme, KOLLMANN, M. (trad.), Paris, Marcel Rivière, 1921.
6 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 116.
7 RUYER, R., « Parallélisme et spiritualisme grossier », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 125, no 1/2, 1938, p. 116.
47
être qu’une « opération blanche ».8 Pour éviter l’épiphénoménisme incapable de rendre
compte de la subjectivité, qui est pourtant la plus grande conquête de la philosophie
moderne9, il faut donc affirmer l’efficacité réelle de la conscience sans la réduire à n’être
qu’un processus mécanique. Le paradoxe dont il faut rendre raison est celui qui anime toute
la philosophie moderne depuis Descartes, et qui n’a toujours pas trouvé de solution.
Aucun philosophe, depuis Descartes, n’a jamais pu concilier autrement que par des mots ces
deux caractères étrangement contradictoires de l’esprit : connaissance et efficacité,
perception et appétition. Si la notion d’une « énergie physique capable de connaissance »
nous paraît absurde, la notion réciproque d’une « conscience qui travaille et agit » n’avait
rien déjà de plus intelligible. C’est bien pour échapper à cette « absurdité », qu’elle soit
considérée à l’envers ou à l’endroit, que le parallélisme a été inventé.10
Ce texte est véritablement séminal, au point que toute la philosophie ultérieure de
Ruyer peut être comprise comme une tentative pour donner un sens cohérent à ces
expressions apparemment contradictoires : l’énergie capable de connaissance ou la
« conscience qui travaille » donneront naissance à la conscience ruyérienne,
« indissolublement connaissance et force liante ».11 On y trouve de plus la thèse dont toute
sa philosophie du vivant est en quelque sorte l’application : la conscience est observable,
comme les forces physiques, dans ses effets, elle « ne peut se manifester que comme n’importe
quelle autre force ».12 Mais son efficacité est en même temps incontestable, et l’idée qu’elle
se manifeste physiquement, si elle a une « saveur matérialiste », ne sera confondue avec un
credo matérialiste que par celui qui ignore que le mot de « physique » a maintenant deux
8 Ibid., p. 115. B. Berger a bien souligné que Ruyer s’en prend dans cet article à d’autres philosophes et savants ayant opéré ce retournement du parallélisme matérialiste en parallélisme monadiste (Wundt, Fechner, Paulsen, Clifford), mais ne reconnaît pas avoir lui-même fait cette « opération blanche », qui correspond pourtant bien à sa « métaphysique-transposition ». BERGER, « il entré -r estComment Ruye
36. , p.cit. art., » ? dans la “grande voie naturelle de la philosophie”
9 RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 114.
10 Ibid.
11 RUYER, NF, p. 126.
12 RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 126. L’auteur souligne.
48
sens. La physique quantique oblige en effet le scientifique comme le philosophe à une
redistribution complète des sciences, sans laquelle on ne saurait comprendre la continuité
entre physique atomique, biologie et psychologie.
1.2 Le dédoublement des sciences
Rien n’est plus éloigné de la philosophie de Ruyer, du moins à sa maturité, que l’idée
que la conscience émergerait progressivement, par degrés, et que cette émergence
progressive correspondrait à une conception linéaire ou étagée des sciences qui, de la
physique atomique à la chimie, de la mécanique à la biologie puis à la psychologie et aux
sciences sociales, étudierait des êtres toujours plus conscients et moins mécaniques. Dans
l’article cité, il fait même d’une telle classification des sciences un obstacle épistémologique
qu’il faut s’efforcer de surmonter. 13
La véritable dualité ne passe pas entre le monde de la physique et le monde de l’esprit,
mais distingue au sein de la physique même le domaine de la causalité classique (mécaniste
ou “de proche en proche”) et un domaine qui lui échappe, découvert par la physique
quantique. Avec la physique quantique, on peut dire que la science touche enfin aux êtres
réels derrière les phénomènes statistiques :
La vérité est que, pour la première fois depuis qu’elle existe, la physique a trouvé à étudier
un réel propre, alors qu’auparavant elle représentait, non pas la science d’un certain ordre
de réalités, mais l’étude d’un mode d’action, ou plutôt d’interaction (...).14
Il y a donc deux physiques : une physique des êtres réels, individuels (les atomes ou
les molécules, qui ont une forme typique et échappent à la causalité classique), et une
physique des agrégats, des phénomènes statistiques (la mécanique classique, qui ne vaut
que pour les agrégats macroscopiques). Et cette dualité est étendue par Ruyer jusqu’à
traverser toutes les sciences, brisant leur classification linéaire et les redistribuant selon le
13 Ibid., p. 117. Le rejet par Ruyer d’une classification « feuilletée » des sciences a été analysée dans ses différentes dimensions par COLONNA, « Ruyer et la grande chaîne de l’être », art. cit.
14 RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 117.
49
type de réalités qu’elles étudient : êtres réels, doués d’une forme propre, ou interaction
entre ces êtres. À la première catégorie appartiennent la physique des particules, la
biologie en tant qu’étude des organismes vivants ou la psychologie. À la seconde
appartiennent la physique classique, une partie de la biologie et une partie des sciences
sociales. Ce n’est donc pas entre des sciences constituées qu’il faut distinguer celles qui
relèvent de l’explication mécaniste et celles qui relèvent de la compréhension, mais à
l’intérieur même de ces sciences. Des hommes comme individus relèvent d’une psychologie
compréhensive, mais en tant que foule en mouvement, ils relèvent de lois statistiques
comparables aux lois de la mécanique des fluides.
Il y a donc aussi deux biologies, ou deux types d’explication en biologie : par la
causalité mécaniste, et par quelque chose qui relève de la conscience, observable dans ses
effets. Pour le dire autrement : toute science est en partie explicative et en partie
compréhensive. S’il y a de la subjectivité à une extrémité de la chaîne, chez l’homme, c’est
qu’il y en a déjà dans les particules fondamentales de la physique quantique, et qu’il y en a
dans tout être qui n’est pas un simple agrégat, à tous les niveaux de la chaîne continue qui
va de l’atome à l’homme. La biologie est le lieu de rencontre privilégié des deux types de
science et des deux types de causalité. La vie est par excellence le domaine dans lequel il y
a enchevêtrement observable (au moins indirectement) de ces deux types de causalité, d’où
son intérêt, mais aussi sa difficulté, puisqu’une compréhension rigoureuse du vivant devra
démêler ce qui est si puissamment intriqué. La vie pourrait se définir chez Ruyer comme le
domaine des structures matérielles produites par une conscience et intégrées dans une
totalité par cette conscience - structures mécaniques grâce auxquelles la conscience accède
in fine à la perception et à la fonction symbolique.
Le travail de Ruyer va donc consister à partir du milieu des années 1930 à dégager au
sein de la biologie un domaine de causalité mécanique dévolu à la biologie expérimentale,
matérialiste par méthode, mais aussi souvent par dogme, et un domaine de la conscience
agissante, que l’observateur non prévenu est seul à même de mettre au jour. Ce domaine
« subjectif » de la biologie est donc dans la continuité de la physique quantique d’une part
et de la psychologie de l’autre.
La découverte par Stanley des virus-molécules rendait d’autre part indispensable de
confondre type biologique et type chimique. Plus généralement, il apparaissait de plus en
50
plus clairement, depuis le développement de la physique des domaines individualisés, des
particules et des atomes, qu’il y avait deux sortes de sciences. Les sciences qui étudient,
statistiquement, les interactions superficielles d’un grand nombre d’individus : physique
classique, physiologie mécaniste, économie politique classique, démographie. Et d’autre
part, les sciences primaires qui étudient les individualités elles-mêmes, les systèmes ou
domaines à structure typique : physique atomique, biologie du développement,
psychologie, sociologie psychologique.15
Tout en cherchant à éviter le dualisme, c’est donc à un véritable dédoublement des
sciences que procède Ruyer, appuyé sur l’opposition entre sciences de l’individu et sciences
des foules.
Les deux types de science renvoient aux deux « séries » de la métaphysique-
transposition : la science explicative traite de l’objectivité, de la structure observable, et la
science compréhensive atteint les êtres réels, subjectifs, qui produisent et coordonnent ces
structures. Il y a donc dépassement de cette métaphysique minimale : on peut en fait, par
isomorphisme avec le psychisme humain, dire quelque chose de la réalité subjective des
êtres, qui se laisse observer dans les lacunes de la science mécaniste. Une métaphysique
présente finalement bel et bien de l’intérêt.
Quel est le rapport entre ce dédoublement des sciences et les « très vieilles thèses »
vitalistes dont nous sommes partis ? Il tient à ce que ces deux sciences correspondent aux
deux attitudes devant la nature décrites par Canguilhem, que Ruyer tente perpétuellement
de concilier :
L’homme, dit-il, peut considérer la nature de deux façons. D’abord il se sent un enfant de la
nature et éprouve à son égard un sentiment d’appartenance et de subordination, il se voit
dans la nature et il voit la nature en lui. Ou bien, il se tient face à la nature comme devant un
objet étranger, indéfinissable. Un savant qui éprouve à l’égard de la nature un sentiment
filial, un sentiment de sympathie, ne considère pas les phénomènes naturels comme
15 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8.
51
étranges et étrangers, mais tout naturellement il y trouve vie, âme et sens. Un tel homme
est fondamentalement un vitaliste.16
Si la biologie mécaniste ne peut jamais parvenir qu’à une explication lacunaire de la
vie, c’est qu’elle est incapable d’adopter la première attitude, et que le biologiste va jusqu’à
occulter sa propre nature de vivant. C’est le sens de cette formule plusieurs fois reprise par
Ruyer : tout biologiste est aussi un « ex-embryon ».
Car le savant qui observe et expérimente sur les phénomènes embryologiques est lui-même
un ex-embryon. (…) Obsédé par une idéologie scientiste qu’il prend pour la norme de toute
vraie science, il en oublie comment il s’y est pris pour former ses mains, ses yeux, sa langue,
il oublie son embryogenèse comme il a oublié sa petite enfance.17
C’est cet oubli fondamental, par lequel le savant se place en quelque sorte en dehors
ou en surplomb de la nature, qui lui fait manquer le fait fondamental : c’est bien de cette
nature, de ces processus biologiques qu’il observe qu’a émergé sa propre conscience de
savant, et avec elle son désir de connaissance, sa pensée rationnelle, son action finalisée. Il
y a nécessairement absurdité, pour Ruyer, à vouloir se donner pour fin de prouver qu’il n’y
a pas de fin dans la nature, alors qu’on en est soi-même un élément parmi d’autres. (Il va
de soi que cet argument est problématique, et qu’il n’a de sens qu’à partir de l’exclusion a
priori de toute émergence de la conscience à partir du monde physique.)
À l’inverse, ce qui permet à Ruyer de se distinguer du vitalisme naïf, c’est de ne pas
en rester à la seconde attitude, celle de la sympathie avec la nature, et de ménager une
place à la première. Les mots parfois très durs que manie Ruyer à l’encontre de la science
ne doivent pas être mal interprétés. S’il y a bien chez Ruyer une critique récurrente des
biologistes, ce n’est pas pour autant une critique de la biologie, mais seulement du
« paradigme scientiste du XIXème siècle », celui du matérialisme positiviste, dans lequel sont
16 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 111. Il reprend cette distinction au biologiste et philosophe tchèque Emanuel Rádl (1873-1942). Ruyer écrit dans le même sens : « L’homme, comme spéculatif pur, peut étudier la nature, et même l’ensemble de la nature. Mais quand il sent que cette nature le concerne, qu’il en fait partie, il ne peut plus être un pur spéculatif. » RUYER, « La philosophie de la nature et le mythe », art. cit., p. 167.
17 RUYER, EM, p. 41.
52
enfermés la plupart des biologistes.18 Ce n’est pas à un remplacement de la science par la
philosophie qu’il appelle, mais à une collaboration à double sens, dans laquelle les
scientifiques seraient capables d’accepter la remise en cause par les philosophes, non de
leurs travaux d’expérimentateurs et d’observateurs, mais de l’interprétation théorique
qu’ils en donnent. Or, c’est précisément dans le domaine biologique que cette remise en
cause est la plus méritée et la moins écoutée. Les physiciens, par exemple, ont tout de suite
saisi l’écart qui séparait le comportement des particules quantiques de celui des corps de
la physique classique. C’est que les objets et les disciplines diffèrent, et que le savant
atomiste n’est pas l’astronome. Le cas de la biologie est tout autre, car l’objet y est le même :
c’est le même organisme qui donne prise aux deux types d’explication, et qui doit faire
l’objet de cette double biologie.
Le « vitalisme panpsychique » de Ruyer doit donc se comprendre, non comme un
retour à Aristote, mais bien comme un vitalisme moderne, post-cartésien, qui admet
entièrement la science mécaniste tout en soulignant son incapacité à saisir la spécificité du
vivant et de la subjectivité. S’il y a retour à Aristote et à Platon, ce n’est pas pour
abandonner le mécanisme, mais pour le fonder et le compléter. Cette articulation n’ira pas
toutefois sans difficulté. Comment une ontologie de l’individu conçu à partir de la physique
quantique et de l’expérience subjective pourra-t-elle rendre compte de la spécificité du
vivant ?
1.3 La vraie nature du vital
C’est progressivement que l’organisme vivant devient un objet d’étude central pour
Ruyer : à la fin des années 1930, il devient le lieu où l’efficacité de la conscience se manifeste,
s’observe de manière rigoureuse. Où ? Dans les observations des biologistes eux-mêmes, et
surtout dans leurs aveux d’impuissance. Il ne s’agit plus en effet de traiter du concept de
18 Ibid. La charge contre le « paradigme scientiste » prendra toutefois de plus en plus chez lui, dans l’œuvre de la maturité, la forme d’un renoncement aux canons de vérification de la science en général, plus que celle d’une critique de certaines rigidités dogmatiques. La tension réside en ce que Ruyer appelle de ses vœux une nouvelle science finaliste, mais ne s’interroge pas sur les conditions de possibilité d’une telle science, dans ce qu’elle implique de renoncement à tous les principes méthodologiques qui ont fait la science moderne – physique quantique et embryologie incluses.
53
« vie » en général, mais des processus concrets observables dans le développement, le
fonctionnement, le comportement des vivants, rendus accessibles par l’expérimentation
des biologistes, mais laissés de côté par les philosophes comme un matériau impropre à
leur étude. On ne peut pas compter sur les biologistes eux-mêmes pour interpréter leurs
propres travaux et produire une philosophie rigoureuse de la vie : « Les fautes de logique
des biologistes, quand ils se mettent à vouloir expliquer l’évolution ou l’ontogenèse
individuelle par des causes a tergo, ou par des mécanismes divers sans finalité, sont, il faut
dire le mot, parfois extrêmement grossières. »19 C’est donc au philosophe de se saisir des
données disponibles sur le vivant pour en tirer enfin une philosophie de la vie rigoureuse,
seule réponse possible au défi des apories du dualisme cartésien et de ses avatars.
Ruyer pense pouvoir rendre compte de la matière sans dualisme en faisant naître,
dans une nouvelle monadologie, les corps physiques de l’agrégation d’individus subjectifs.
Mais qu’en est-il des corps vivants ? Une telle métaphysique ne laisse de place que pour
deux ordres de phénomènes : l’ordre des individus (psychique) et celui des foules ou
agrégats (physique). Il n’y a pas de place pour une troisième catégorie ontologique qui
serait celle du vital. Loin de faire une ontologie entièrement pensée pour rendre compte de
la vie organique, Ruyer est au contraire empêché par ses propres catégories de considérer
le vivant comme un domaine ayant son mode d’être propre, et en fait plutôt la combinaison
des deux autres. Dans un article essentiel de 1938, il formule la triade conceptuelle suivante
:
I – Le “physique” n’est pas un mode d’être ; est physique tout ce qui s’effectue, dans
l’espace et le temps, par des actions de proche en proche, en tache d’huile, et qui s’ajoutent
les unes aux autres. (...)
II – Le “psychologique” implique un autre mode du champ spatio-temporel. Cette
fois, un domaine possède une unité propre ; les actions ne s’y transmettent pas par
cheminement ; la différenciation comme l’évolution du domaine est un phénomène
d’ensemble. (...)
19 RUYER, NF, p. 39.
54
III – Le “vital” est caractérisé par une combinaison, à dosages divers, des deux
modes précédents, et par le passage incessant de l’un à l’autre.20
Ruyer parvient ainsi, à partir d’un monisme de la conscience qu’il finira, faute d’un meilleur
terme, par nommer « panpsychisme », à préserver la distinction de deux ordres de
causalité, dont l’un émerge simplement de la quantité de consciences agrégées et
interagissant, puis à délimiter un troisième ordre de phénomènes caractérisé par
l’enchevêtrement de ces deux types de causalité. Il y a là matière à justifier tout en la
nuançant une importante objection formulée par Renaud Barbaras :
La philosophie de Ruyer est-elle véritablement une philosophie de la vie, commandée par
le souci d’en comprendre le mode d’être spécifique ? (...) [Chez Ruyer] le dépassement de la
conscience au profit de la vie repose lui-même sur un dépassement de la vie proprement
dite au profit d’un mode d’être ultime qui est celui des êtres primaires, auto-unifiés (atome,
molécule, cellule, tissu, organe, organisme, etc.), dont le vivant n’est qu’un exemple. Loin
de correspondre à un mode d’être irréductible, la vie est ressaisie par Ruyer comme une
modalité parmi d’autres d’une réalité qui dépasse les vivants proprement dits.21
Force est de constater que, dès la tripartition de 1938, l’affaire semble jouée quant à
l’identification d’un mode d’être spécifique du vivant, Ruyer avouant de lui-même qu’il n’y
en a pas. Il n’y a qu’un mode d’être véritable, la subjectivité ou conscience non
intentionnelle. « Il n’y a au fond qu’un seul mode de conscience : la conscience primaire,
forme en soi de tout organisme et ne faisant qu’un avec la vie. »22 Cette dernière formule qui
paraît affirmer la coextensivité de la conscience et de la vie ne change rien à l’objection,
car on ne peut la comprendre que de deux manières. Si on prend le mot vie en son sens
ordinaire de domaine des organismes étudiés par le biologiste, il faut comprendre : toute
vie est conscience, mais toute conscience n’est pas vie (la molécule par exemple, serait une
forme en soi consciente, mais non vivante). Le vivant n’est donc bien « qu’un exemple »
d’être conscient. Si on admet au contraire qu’il y a une réelle coextensivité de la vie et de
la conscience chez Ruyer, c’est que le mot « vie » cesse d’avoir son sens ordinaire et s’étend
20 RUYER, « Le “psychologique” et le “vital” », art. cit., p. 159‑160.
21 BARBARAS, Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 180.
22 RUYER, NF, p. 116. Nous soulignons.
55
jusqu’à désigner l’atome aussi bien que la société, ce qui a bien pour effet de « dépasser la
vie au profit d’un mode d’être ultime ».
Ruyer sera toujours un continuiste persuadé que « la nature ne fait point de saut ». Il
est vain de chercher chez lui une table précise des niveaux d’êtres à l’intérieur de la série
des « individus réels ». Même s’il esquisse parfois de telles listes ou tables, et même s’il
souligne les différences entre, par exemple, un atome et un organisme, c’est la continuité
ininterrompue qu’il recherche bien plus que les différences, et il s’empresse généralement
de le souligner.23 C’est ainsi qu’il peut dire de l’homme :
Des phénomènes chimiques les plus élémentaires de son organisme à son idéal le plus élevé,
il y a tellement d’intermédiaires que l’on ne peut rien réellement séparer.24
Toutefois, il faut noter qu’à défaut d’accorder au vivant un mode d’être propre, la
catégorisation de Ruyer permet tout de même d’en délimiter le domaine, et de donner un
critère du vital : relève du vital, du vivant au sens organique, tout être qui relève en même
temps des deux modes de causalité, psychique et physique. L’organisme vivant est l’être
traversé en son sein par la coupure ontologique, et c’est à ce titre qu’il intéresse Ruyer et
qu’il occupe une place centrale dans son système.
La coupure se place donc à l’intérieur du domaine de la vie organique. Elle sépare ce qui,
dans l’organe, est disposition massive, et ce qui, dans l’organe, est le tissu vivant, capable
de régulation. Elle sépare, dans le cerveau, ce qui est imitable par dispositifs à régulation
automatique, et ce qui est régulation thématique et finalité active. L’âme, pour employer
provisoirement ce mot, ou la “conscience organique primaire”, doit donc être réputée agir
partout où des enchaînements physico-physiologiques ne suffisent pas à expliquer le
comportement total des organes.25
23 Par exemple : « Il serait évidemment ridicule de s’imaginer que le mode d’unité d’une molécule est le même que le mode d’unité d’un organisme (...). Les différences sautent aux yeux. » Mais il ajoute aussitôt : « au fond des deux problèmes, il y a une donnée commune. Les divers mystères que nous avons rencontrés se rejoignent dans le mystère primaire de la forme en soi. » Ibid., p. 130.
24 Ibid., p. 162.
25 Ibid., p. 50.
56
Il y a donc bien chez Ruyer une philosophie de la vie dans la mesure où le vivant est
pour lui à la fois le problème central et la solution. C’est la solution, car l’organisme vivant
va se présenter chez lui comme le chaînon qui articule la conscience organisatrice et la
matière organisée. C’est dans l’organisme que l’on peut observer l’action de la conscience
comme pure activité formatrice, débarrassée des caractéristiques secondaires qui en ont
jusque-là obscurci la compréhension : la perception et la réflexion, propres à la
« conscience seconde ». Mais c’est aussi dans l’organisme que se prépare l’avènement de
cette conscience seconde, dont il faut absolument rendre compte pour rompre avec la
conception de l’homme comme « enfant trouvé métaphysique », singularité inexplicable,
ou néant au sein de l’être. Il faut d’ailleurs en dernier lieu faire de la psychologie une partie
du domaine du « vital » : ce que Ruyer nomme le « psychologique », dans la tripartition ci-
dessus, est un mode d’être qui n’existe jamais à l’état pur : le psychisme humain est aussi
fait d’automatismes et de montages psychologiques qui relèvent d’une forme de
mécanisme, il est nécessairement « hybride ».26 Tout le domaine du vivant, de la cellule à
l’organisme supérieur doué d’intelligence, est le domaine hybride de la « psycho-biologie ».
C’est donc au vivant que Ruyer va consacrer ses analyses les plus minutieuses, les plus
techniques, les plus nourries de faits précis, et c’est à propos du vivant qu’il passera le plus
de temps à réfuter les hypothèses contraires.27 Mais cette minutie dans l’accumulation de
faits et cette énergie dans la réfutation manifestent que le mode d’existence des
organismes, loin de résoudre aisément son problème de départ, est en fait une difficulté :
traversé par la coupure, il relève des deux ordres de légalité physique et psychique, et son
mode d’unité est par là même extrêmement problématique. La difficulté est ici contenue,
comme souvent, dans les termes mêmes du problème : comment un même être peut-il
relever à la fois du régime de causalité physique propre aux agrégats sans unité (le nuage,
la montagne) et du régime de causalité psychique réservé aux êtres individués (la cellule,
26 À la limite et malgré le caractère apparemment extravagant de la formule, on peut dire que chez Ruyer le seul domaine du psychologique pur est celui des particules quantiques. Voir notre chap. 4.
27 La pars destruens représente une partie considérable des travaux de Ruyer, et c’est particulièrement vrai des travaux sur le vivant. Voir notamment les nombreux chapitres réfutatifs dans NF, GFV, EM. Un certain nombre d’articles sont consacrés à la réfutation des pseudo-explications du vivant. Citons entre autres : « Les postulats du sélectionnisme », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 146, 1956, p. 318‑353., ou encore « La cybernétique : mythes et réalités », Les temps modernes, 1952, p. 577‑600.
57
la conscience réflexive) ? Dans son désir de réintégrer la conscience dans l’organisme,
contre un existentialisme oublieux de la biologie, Ruyer se place d’emblée dans une
situation difficile, dans laquelle l’organisme lui-même devient une singularité qui ne se
laisse pas facilement intégrer aux catégories générales de son système.
2. L’unité précaire des organismes
Il est clair que malgré son caractère hybride l’organisme demeure, chez Ruyer, un
individu réel : « l’être vivant appartient à la série principale, à la série des formes vraies
impliquant un potentiel ».28 Mais la « forme vraie » n’y est pas toute puissante, elle doit
composer avec les lois de la physique qui interviennent dès que les structures organiques
se complexifient. Cette double légalité, de la forme et de la structure, doit permettre de
rendre raison à la fois de la plasticité du vivant et de ses limites. Là où la biologie ultérieure
tendra vers une conception modulaire de l’organisme (et du cerveau) pour expliquer cette
plasticité par l’interaction d’une multitude de modules spécialisés, Ruyer y voit la
formation par la conscience de structures qui finissent par lui résister, entraînant une
dilution de l’individualité et une précarité toujours guettée par la mort.
2.1 L’enchevêtrement causal
Mais le point intéressant pour nous est que la multiplicité — et par conséquent le « corps »,
l’existence dite physique ou matérielle — sort d’une unité plus primitive qui n’est pas corps,
mais être auto-subjectif, forme pour soi.29
Ruyer conçoit l’organisme comme étant le produit d’une conscience formatrice, mais
qui se reposerait autant que possible sur des structures consolidées, c’est-à-dire sur la
causalité mécanique. Dans le monde physique inorganique, on retrouve des individualités
vraies (atomes, molécules, champ perceptif), et des foules ou agrégats (montagnes,
28 RUYER, EPB, p. 21. Comme nous le verrons plus bas, le terme de « potentiel » désigne chez Ruyer l’idéal trans-spatial qui guide le développement et le comportement des vivants.
29 RUYER, NF, p. 104.
58
fleuves...), donc les deux types de causalité. Mais les deux ne sont pas enchevêtrées comme
dans un organisme. Les phénomènes physiques du niveau des agrégats (une avalanche, une
vague) y sont de purs effets statistiques, ils ne sont pas dominés, utilisés ou produits par
une individualité qui les contrôlerait. La spécificité de la biologie tient à l’enchevêtrement
dans un même être de processus mécaniques et d’un effort unifié et finalisé, celui-ci
dirigeant et canalisant ceux-là. À l’échelle microphysique à l’inverse, c’est le
fonctionnement mécanique qui fait défaut : dans un atome (et même dans les interactions
atomiques) il n’y a pas trace de mécanisme, c’est pour Ruyer le grand acquis de la physique
quantique. Seul le vivant, dans l’organisme d’abord et dans la vie psychologique et sociale
ensuite, constitue une individualité domaniale dans laquelle la conscience laisse une place
à la causalité mécanique qu’elle utilise, comme le sculpteur fait des moules pour se reposer
et faciliter son travail.
Dire que le corps « sort d’une unité plus primitive », celle de la subjectivité, c’est dire
que la causalité mécanique n’est ni première, ni vraiment nécessaire aux comportements
vitaux les plus essentiels. Elle ne fait le plus souvent qu’accélérer ou aider un processus qui
aurait pu se faire sans elle. Elle est néanmoins nécessaire à l’évolution du vivant vers plus
de complexité et de perfectionnement, et à la réalisation historique de la multitude
infiniment diversifiée des êtres vivants.
La causalité pure [i.e. mécanique] n’apparaît que dans les fluides, ou dans les fabricats
artificiels, où la complexité est contre-nature. Elle apparaît aussi dans la vie des organismes
supérieurs parce que l’unité du vivant domine précairement les appareils construits et des
amas de matériaux colonisés et canalisés.30
Une amibe invente d’elle-même un pseudopode, un organe-outil très simple, parce
qu’elle est suffisamment simple pour être entièrement dominée par la conscience primaire.
Mais dans les organismes supérieurs, la complexité est trop grande pour un tel contrôle, et
30 RUYER, EM, p. 134.
59
la conscience doit se reposer sur des mécanismes déjà montés – elle peut inventer « sur le
moment » un pseudopode, mais pas un bras ou une aile.31
❖ La causalité descendante
Comme le montre bien le biologiste Denis Noble, les explications de la biologie du
développement ont été dominées jusqu’à la fin du XXème siècle par la seule causalité
ascendante, celle qui va mécaniquement et unilatéralement du gène à l’organisme.32 Il
observe cependant le recours de plus en plus nécessaire à une causalité descendante qui, à
l’inverse, va de l’organisme comme totalité au gène, déclenche et dirige la lecture de l’ADN,
conçu comme une vaste base de données qui ne peut se lire et s’interpréter elle-même. Il
s’agit là d’une étape supplémentaire dans la longue controverse qui oppose dans l’étude de
la vie les tenants du réductionnisme aux partisans d’une biologie holiste, qui considère
l’organisme comme totalité irréductible. Avant de prendre la forme d’une biologie des
systèmes comme celle de Noble, l’appel à une biologie holiste a souvent été une position
philosophique, adoptée contre un réductionnisme apparaissant comme un danger
philosophique et politique.33 Ruyer se situe dans la lignée de ces philosophes hostiles au
réductionnisme au nom d’une défense du caractère sensé de la vie et du monde. En 1939,
dans « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques », il
adopte ainsi le même vocabulaire qu’un Noble, mais pour donner à cette double causalité
un sens bien différent. Dans un intéressant texte de 1939, il écrit ainsi :
Nous nous sommes exprimés jusqu’à présent comme si l’initiative de causalité partait
toujours de la forme pour s’appliquer à la structure. Il n’en serait ainsi que si la structure
était, non une réalité, mais un simple mode d’apparition d’une réalité en elle-même
31 On voit déjà ici combien le poids causal porté par la conscience primaire correspond dans une large mesure à celui que doit porter, pour le biologiste, cette invention aveugle qu'est l'évolution. Le cas de l’amibe, crucial chez Ruyer, est abordé en détail dans notre chap. 2, section 3.1.
32 NOBLE, Denis, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome (The Music of Life. Biology beyond genes), OJEDA, C. et ASSADAS, V. (trad.), Paris, Seuil, 2007.
33 WOLFE, Charles T., « La catégorie d’ « organisme » dans la philosophie de la biologie. », Multitudes, vol. no 16, no 2, 2004, p. 27‑40. Wolfe cite à raison Ruyer comme un tenant non seulement d’une biologie holiste, mais d’une « ontologisation de l’organisme » et d’une « organicisation de l’univers » (p.37).
60
inobservable, quoique seule efficace. En fait, la structure, comme telle, est bien par elle-
même un pur symptôme : l’architecture d’une maison n’est pas une propriété des pierres.
Mais, dans la mesure où elle comporte des éléments non assimilés, elle est aussi une réalité
propre, capable de réaction.34
Ce texte représente une intéressante charnière entre le Ruyer de la « structure », des
travaux des années 1930, et le Ruyer d’après-guerre qui, sans rompre avec cette idée, la
transposera dans un vocabulaire différent. Ruyer y reconnaît une efficacité de la structure
qui, sans être une forme véritable, réagit selon ses propriétés : une maison n’est pas une
forme consciente, mais elle résiste à l’ouragan en raison de son orientation, de la
disposition de ses murs, etc. Il y a bien une efficacité causale du tout qui, une fois constitué,
réagit selon ses propriétés : il y a bien des propriétés émergentes dans le monde, mais ce
sont les propriétés structurelles qui émergent de la conscience, et non la conscience qui
émerge de l’organisation des structures.
La causalité descendante, l’effet de l’organisme comme totalité organisée sur les
processus organiques de niveau inférieur, n’est pour le biologiste rien de métaphysique :
elle est rétroaction, régulation par réseaux et supports physico-chimiques, quoique la
compréhension de ces rétroactions soit parfois un épineux problème. Mais Ruyer voit dans
ces rétroactions l’aspect observable de l’action de la conscience organique, qui est la
véritable source de la causalité descendante. Il refuse toutefois d’affirmer que celle-ci
commande seule la morphogenèse, et il adjoint à la causalité descendante une causalité
ascendante, correspondant au fonctionnement mécanique des organes constitués. Pour la
penser, Ruyer emprunte au philosophe belge Eugène Dupréel le concept de
« consolidation » et la métaphore du moulage. Avant la prise du ciment, les parties de
l’objet ne tiennent ensemble que par l’action extérieure du moule. Après la prise du ciment,
l’objet a acquis sa propre unité : ses parties « tiennent ensemble » sans soutien extérieur.35
34 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit., p. 32‑33.
35 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit.
61
Pour Ruyer, la cohésion de l’organisme adulte peut relever largement de cette
« consolidation » : une fois formés, le squelette, les tendons, le système nerveux
« tiennent ensemble » comme les pierres prises dans le ciment. Mais l’organisme n’a pas de
moule extérieur, et ses parties ne préexistent pas à leur existence ensemble comme totalité
organisée : ce qu’il faut penser, c’est donc la force qui produit ces structures liées, et qui en
constitue, pour reprendre le mot de Buffon, le « moule intérieur ». La structure physico-
chimique de l’organisme peut certes en expliquer l’unité et la coordination, mais elle a
d’abord dû être formée : elle est le résultat de l’action d’une « forme vraie » qui constitue
la véritable unité de l’organisme, qui n’est pas celle d’une machine, d’un agrégat de parties
fonctionnant ensemble mécaniquement, puisqu’il se forme, se régule et se restaure lui-
même. La forme se « repose » pour ainsi dire sur la structure qu’elle a formée. Même la
morphogenèse n’est jamais une pure recréation de forme sans aucun appui structurel,
puisqu’elle est reproduction : les gènes et toutes les caractéristiques de l’œuf peuvent être
compris comme un aide-mémoire construit par la forme au cours de l’évolution, qui lui
permet de ne pas avoir à réinventer entièrement ses organes à chaque morphogenèse. On
peut voir dans cette description la volonté de rendre compte non seulement de l’existence
dans l’organisme des deux ordres de causalité, mais aussi du « passage incessant de l’un à
l’autre ».36
Ce double article de 1939 permet de bien saisir le mouvement qui fait résolument
basculer Ruyer du côté du finalisme, qui est ce mouvement de décorrélation de la forme et
de la structure que nous avons mentionné : comme on le voit ici, en sortant du parallélisme
pour faire de la forme-conscience et de la structure mécanique deux ordres de causalité
distincts, Ruyer aboutit au problème classique de l’interaction entre la conscience et
l’étendue. Le rapport entre la forme et la structure, une fois celles-ci séparées, devient un
problème, qui renouvelle la difficulté cartésienne de bien placer la
« coupure » ontologique.
La solution semble être d’établir une liste des processus purement physico-
chimiques, et une liste des processus psychiques. L’édification d’une coquille de mollusque
36 RUYER, « Le “psychologique” et le “vital” », art. cit., p. 160.
62
par sécrétion de calcaire serait purement physique, tandis que le comportement finalisé
d’une amibe serait purement psychique. Mais cette solution ne vaut que pour des cas
extrêmes : la construction d’une coquille, qui n’est pas un tissu vivant, « appartient à peine
à la biologie »37, l’amibe est presque une pure forme plastique, qui ne peut « improviser »
ses organes que parce qu’elle est sans structure, qu’elle n’est pas un organisme au sens
strict.38 La difficulté consiste donc à expliquer l’enchevêtrement causal des organismes
complexes, qui ne sont ni pur mécanisme ni pure conscience.
2.2 L’identité coloniale
Partagé entre causalité physique et unité subjective, l’organisme ne peut donc relever
que d’une individualité partielle, intermédiaire. Les corps physiques, simples agrégats,
n’ont aucune individualité au sens strict, ils n’ont qu’une apparence d’individualité aux
yeux d’un observateur. Leur unité n’est que la résultante précaire de l’agrégation d’une
multitude d’individus. À la rigueur, une machine peut présenter une organisation unifiée,
mais elle ne la tient que d’un esprit concepteur et, laissée à elle-même, elle tend à se
dégrader.
Le psychisme, lui, est caractérisé par une unité immédiate : s’il peut avoir des parties
(idées, souvenirs, tendances...), ces parties sont toutes parfaitement intégrées et
communiquent sans aucun moyen intermédiaire de communication – par opposition avec
une machine, dans laquelle les parties ne peuvent communiquer qu’au moyen
d’« ambocepteurs » : circuits électriques, bras mécaniques, etc. Cette unité parfaite du
psychisme constitue pour Ruyer le paradigme de l’unité : « C’est le critérium, la définition
même de l’individualité, de n’être pas une unité résultante, suspendue au bon fonctionnement
d’instruments de coordination, mais une unité immédiate. »39
37 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit., p. 28.
38 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit.
39 RUYER, Raymond, « L’individualité (II) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 47, no 4, 1940, p. 405. Les italiques sont de l’auteur. Il faut toutefois rappeler que Ruyer doit bien admettre le caractère hybride, partiellement automatique du psychisme humain lui-même, qui ne fournit finalement pas un
63
Qu’est-ce qui interdit de rabattre l’unité du corps vivant sur l’un de ces deux modes ?
L’unité extérieure de la machine ne convient pas, car le corps vivant est une machine qui
se construit, s’entretient, se régénère et se reproduit elle-même : autant de propriétés qui
dépassent les interactions mécaniques de l’automate. L’unité du psychisme est un meilleur
candidat puisqu’elle permettrait de rendre compte de ces phénomènes : pour Ruyer, c’est
bien grâce à quelque chose comme un psychisme que l’organisme peut s’inventer lui-
même, se maintenir face aux perturbations, ou se reproduire de novo à partir d’un œuf
indéterminé. Mais l’organisme est à coup sûr « suspendu au bon fonctionnement
d’instruments de coordination » : comment pourrait-il se maintenir en vie sans les
multiples messages nerveux, hormonaux ou mécaniques qui permettent la coordination
des organes dans le métabolisme et dans l’action ? S’il y a une forme, une conscience
primaire qui assure l’harmonie du corps, elle n’est de toute évidence pas toute-puissante,
mais elle agit à travers une multitude de supports physico-chimiques. L’organisme relève
donc d’une individualité partielle :
L’emploi de ces « appareils de communication » prouve, en effet, que l’organisme n’est pas
une individualité pure, que son unité primaire s’appuie sur tout un matériel de
consolidation, analogue à l’outillage sans cesse accru d’une société humaine. Mais la
coordination de tous ces procédés auxiliaires ne saurait s’expliquer elle-même, finalement,
sans une unité primaire et directe, et croire que l’unité de l’organisme est obtenue
exclusivement par des appareils physiques ou chimiques serait aussi absurde que de
conclure, de l’existence du machinisme, que l’homme est une machine lui-même.40
L’unité de l’organisme est donc une unité d’intégration de parties, intégration qui
peut être plus ou moins complète, mais qui fait toujours appel à une conscience organique,
impérativement requise. Si nous laissons de côté l’appel à une telle conscience intégratrice,
force est de constater que ce mode d’unité par intégration est conforme aux faits, et tient
échantillon d’unité pure, tout en continuant à voir dans le psychique le paradigme de l’unité comme activité individuante.
40 Ibid.
64
compte du caractère flottant de l’individualité chez les êtres vivants.41 Ruyer a toujours été
très attentif à cette difficulté. « Tous les degrés possibles d’individualité se rencontrent
dans les organismes multi-cellulaires, comme dans les cellules composant ces
organismes »42 : si la plupart des animaux qui nous sont familiers, chat ou chien, cheval ou
colombe, sont des individus bien distincts, il n’en va pas toujours ainsi. Ruyer cite par
exemple le cas de l’éponge, dont le pouvoir régénérateur presque illimité semble indiquer
qu’elle est plutôt une colonie de cellules qu’un organisme différencié et intégré. Il cite
encore le cas des colonies d’insectes comme les termites, chaque animal pouvant être
considéré comme la cellule ou le membre différencié d’un « super animal »43. On pourrait
citer également l’amibe Dictyostelium discoideum, dite aussi « amibe sociale », qui vit tantôt
comme individu monocellulaire, et tantôt comme membre d’une colonie formant un quasi-
animal pluricellulaire44. Cette attention à la pluralité le conduit d’ailleurs à une critique de
la Gestaltpsychologie de Kurt Goldstein, qu’il accuse de trop insister sur l’unité au détriment
de la multiplicité, en contradiction avec ses propres découvertes : « loin de voir ce
qu’implique rigoureusement ce point de vue, c’est-à-dire une conception pluraliste, et non
moniste, de l’individualité, [Goldstein] insiste jusqu’à l’intransigeance et le paradoxe sur le
caractère de totalité et d’unité de l’organisme. »45. Désaccord notable, qu’il faut garder en
mémoire pour tempérer les accents parfois beaucoup plus holistes de Ruyer, lorsqu’il
insiste sur l’unité partagée par tous les types d’individus réels.
Le caractère poreux de la frontière entre l’individu et la colonie, qui fait qu’une entité
vivante est souvent à la fois un tout et une partie d’une totalité plus grande, conduit Ruyer
à baptiser « identité coloniale » le mode d’individualité propre aux organismes.
41 Voir notamment : PRADEU, Thomas, « Qu’est-ce qu’un individu biologique ? », in LUDWIG, Pascal et PRADEU, Thomas (dir.), L’individu : perspectives contemporaines, Paris, Vrin, 2008.
42 RUYER, Raymond, « L’individualité (I) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 47, no 3, 1940, p. 299.
43 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 406.
44 RUYER, GFV, p. 94.
45 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 349 Nous soulignons.
65
Les organismes supérieurs sont bien « faits » de cellules, de molécules et d’atomes (par
Überformung), mais non pas comme une maison est faite de briques. Les cellules ou
molécules sont plutôt « possédées » du dedans par une individualité qui a réussi à coloniser
et à organiser, selon une unité thématique, une foule d’autres individualités, souvent
produites d’ailleurs par son propre dédoublement.46
La métaphore récurrente de la colonisation exprime assez clairement ce dont il
s’agit : l’individualité des organismes est l’unité de parties dont chacun garde une relative
autonomie, voire pourrait survivre seule, mais qui a été captée par une individualité
« colonisatrice », qui l’a intégrée à sa propre unité. Une cellule de foie humain existe
toujours en tant que cellule, mais elle est intégrée dans le fonctionnement général du foie
comme organe, lui-même semi-autonome par rapport à l’organisme dans lequel il est
intégré et dont il a besoin pour continuer à fonctionner. L’organisme tout entier peut lui-
même être intégré, mais de façon beaucoup plus lâche, dans une colonie, une meute ou une
société organisée. S’il y a un propre des organismes vivants, chez Ruyer, c’est donc bien
d’être unifiés « comme des Empires coloniaux hiérarchisés ».47
Il y a ici une sorte de vitalisme inversé. Pour le vitalisme, le corps vivant est de la
matière organisée plus une force vitale qui distingue le règne organique de l’inorganique.
Chez Ruyer, la force active, organisatrice, est première : elle caractérise déjà les entités
microphysiques comme l’atome ou la molécule. Elle ne peut donc être le critère de
délimitation du vivant. La vie, au moins dans sa marche vers l’organisation, ne se distingue
donc pas par le fait d’être une telle activité formatrice, mais par le fait de se subordonner,
dans son activité, des structures matérielles de l’ordre de la physique classique.48 D’où
l’inversion de la formule vitaliste : l’organisme, c’est une force vitale plus de la matière
organisée. On retrouve donc le caractère hybride de l’organisme, qui mêle les deux ordres
de causalité, mais sous l’autorité unificatrice de la conscience. Pour Ruyer, un vivant est
46 RUYER, NF, p. 168.
47 Ibid., p. 176.
48 « (…) il est impossible, à moins d’admettre, là aussi, une régression à l’infini, de ne pas arriver à un domaine qui n’est plus colonial, qui n’a plus de sous-individualités dominées. » NF, p. 176, et p.178 : « les "domaines derniers" sont les moins substantiels de tous les domaines ; ils sont des activités pures ».
66
une conscience qui se donne un corps, qui se donne des instruments de « support » comme
un homme capable de frapper se donnerait un marteau pour frapper plus fort, ou une
machine pour frapper à sa place.
Cette invention de structures nous indique deux caractéristiques du vivant qui lui
sont liées : elle implique une histoire, et elle a un coût. Elle implique une histoire
individuelle, celle du développement embryonnaire de chaque vivant qui reconstruit ces
structures à partir d’une « mémoire ». Elle implique également une histoire collective, celle
de l’évolution des espèces, qui est l’histoire de ces inventions successives. Mais cette
marche à la complexification a également un coût, car « l’empire » ne peut maintenir
indéfiniment son autorité. Aussi intégrée soit-elle, la totalité organique est nécessairement
précaire et menacée de mort.
2.3 La précarité et la mortalité
Si d’étage en étage, chaque unité émergente forme à son tour un sous-système, jusqu’à
l’unité la plus élevée, on peut dire en un sens que c’est la même unité qui règne à tous les
étages (…). Mais, en prendre acte pour parler de l’Unité et du Moi avec des majuscules, ce
serait abuser de cette vérité jusqu’à l’erreur, car cette unité est un édifice, qui peut se
rompre en des zones de moindre résistance. 49
Dans ce texte se révèle le caractère nécessairement précaire de l’identité coloniale :
ce n’est pas la possession totale d’un ensemble de parties par une seule et même unité, un
seul et même Moi qui serait présent sous le même mode et au même degré dans chacune
de ces parties. L’individualité de l’organisme est une individualité distribuée : « L’artisan
[i.e. la conscience primaire] ne distribue pas les travaux. « Il » se distribue lui-même en une
multitude d’apprentis, jusqu’à la mosaïque terminale, où la spécialisation des « apprentis »
est poussée au point qu’ils paraissent “mécaniques” »50. La complexification de l’organisme
va de pair avec une conscience de plus en plus distribuée, et donc de moins en moins
49 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 387‑388.
50 RUYER, EM, p. 66.
67
unifiée. En se dotant des instruments mécaniques ou physico-chimiques que sont les
organes, la conscience primaire peut produire des organismes toujours plus complexes, et
donner finalement lieu à l’émergence du système nerveux et de la conscience seconde. Mais
elle perd en même temps la plus grande partie de son pouvoir d’harmonisation et de
régénération : elle devient « suspendue au bon fonctionnement d’instruments de
coordination » et s’expose, en cas de dysfonctionnement, à la mort.
La mortalité est bien un propre du vivant chez Ruyer : les individus réels de la
physique quantique ou de la chimie ne meurent jamais, ils ne font que se transformer en
d’autres individus du même « étage » de réalité. Une molécule « coupée » donne deux
molécules de type différent, tandis qu’un chien coupé en deux ne donne pas deux
grenouilles.51 Les corps inertes quant à eux n’ont jamais été en vie et n’ont qu’une unité
apparente : l’érosion ou l’éclatement d’une pierre sous l’effet du gel n’est pas une mort,
puisqu’il n’y a pas d’individu qui pourrait disparaître. Seul peut mourir un individu réel,
c’est-à-dire unifié par une conscience, mais qui dépend pour son existence de structures
physiques qui peuvent dysfonctionner, et finiront nécessairement par le faire. C’est ainsi
que l’on peut délimiter la sphère du vivant dans la philosophie de la nature de Ruyer. Plus
exactement, cela délimite le domaine des organismes, c’est-à-dire des multicellulaires
organisés. En effet, plus le vivant est simple, moins il dépend de structures fragiles. À la
limite, un vivant assez simple pour pouvoir toujours se réguler et se réparer est immortel :
Il y a bien des micro-organes aussi dans un protozoaire, ou dans une cellule germinale, ou
dans les cellules d’un tissu cultivé in vitro ; mais il faut croire que ces micro-organes ne sont
pas faits d’ambocepteurs autonomes, et que la « surveillance » subjective est totale et
parfaite, puisque tous ces êtres vivants sont potentiellement immortels (…).52
Si les êtres vivants les plus simples sont au moins potentiellement immortels, il faut
dire que la mort n’est pas ce à quoi la vie s’arrache, comme si elle émergeait du monde mort
de l’inerte : la mort est une conquête de la vie, ou plus exactement elle est l’inévitable prix
à payer pour la complexification des organismes et l’apparition de la conscience perceptive
51 Ibid., p. 134.
52 RUYER, NF, p. 121.
68
et réflexive. Elle n’est d’ailleurs jamais absolue : elle n’est que le retour à la liberté
d’individus autonomes qui avaient été momentanément « colonisés » et mis au service
d’une totalité plus grande. « Dans un système qui perd son unité, les éléments reprennent
leur activité propre et leur liberté, qui avait été partiellement mobilisée lorsque le système
agissait comme un individu. »53 Le sommeil est un premier degré de cette perte d’unité :
l’homme endormi ne mobilise plus l’ensemble de ses organes et de ses membres pour
poursuivre une fin, et ces derniers retournent donc à un état d’autonomie relative, se
contentant de fonctionner selon leurs liaisons propres, sans être « utilisés » par une unité
supérieure. Mais le sommeil n’est pas la mort, car, outre qu’il s’agit évidemment d’un état
réversible, le corps y reste unifié par la « surveillance globale » de la conscience primaire,
même lorsque la conscience seconde est inactive. La mort véritable se produit quand cette
surveillance ne parvient plus à endiguer l’usure des organes et à maintenir l’unité du corps.
En réalité, dans les corps organisés, l’unité fondamentale a été perdue dès le moment de
l’édification de l’organisme, et ce qui reste de l’unité « parfaite » de la première cellule ne
subsiste que « par des moyens de fortune ». C’est pourquoi Ruyer l’appelle « individualité
rattrapée » : elle ne subsiste qu’en s’appuyant sur des supports physiques, le système
nerveux étant chez les animaux supérieurs tout ce qui reste de cette unité plastique et
« totipotente ».54 L’identité coloniale et la mortalité sont donc des critères de l’organisme
(ce qui suppose une organisation de parties semi-autonomes) plus que de « la vie »,
assimilable à la conscience primaire.
L’idée de la mortalité comme critère du vivant, si elle nous semble découler
logiquement des textes, n’est d’ailleurs jamais vraiment thématisée par Ruyer, toujours
plus préoccupé d’affirmer la continuité de la série des individus réels que de délimiter un
domaine propre du vivant. Il met en garde le lecteur contre une réduction de la vie à ses
limites (vieillissement, mortalité...), alors que celles-ci ne sont que les conséquences
secondaires de la colonisation, par la vie, des structures physiques. Sur les capacités
53 Ibid., p. 177.
54 RUYER, EM, p. 67.
69
limitées des organismes à se réparer et à se réguler face aux perturbations, il écrit par
exemple :
Les localisations germinales, les expériences de greffe d’organisateurs, les développements
tératologiques dans l’embryogenèse prouvent que l’unité du vivant peut se dissocier. Les
régulations ne sont pas toujours possibles. Mais là encore, il faut se garder de définir la vie par
les limites de son action. L’ontogénie, sous son aspect positif, ne se conçoit que par la notion
d’une forme qui se connaît et se remanie elle-même intelligemment.55
On peut déjà noter dans ce texte de 1938 une tendance constante de Ruyer dès lors
qu’il fait appel aux faits biologiques : anticiper les objections en rappelant qu’il a conscience
des limites de ce que la nature peut faire, et particulièrement de la plasticité des
organismes. Cette volonté d’anticiper est évidemment le signe d’une difficulté : les faits
biologiques ne sont qu’en partie compatible avec la thèse d’une conscience finaliste qui
dirigerait la morphogenèse ou le métabolisme. La nature produit aussi des monstres. La
division ontologique de l’organisme, sujet partagé de la double légalité physique et
psychique, est censée résoudre ce problème, qui n’en est pas vraiment un pour Ruyer : elle
permet de se défausser de tout échec de la vie sur ses structures physiques. On retrouve ici
quelque chose de l’élan vital bergsonien, luttant avec la matière et finalement toujours
arrêté par elle, dans les formes vivantes actuelles sinon dans son évolution générale. Dans
toutes les monstruosités, dans toutes les réparations ou reproductions manquées, on
pourra toujours distinguer « l’intention et l’obstacle »56, c’est-à-dire la conscience et la
matière qui lui résiste.
Forme et structure, physique et psychique, en-soi et pour-soi, intention et obstacle,
matière et esprit : si le vocabulaire ruyérien change pour exprimer les deux légalités à
l’œuvre dans le corps divisé, la division demeure, précairement unifiée toutefois.
L’emblème le plus évident de cette dualité réintroduite dans le corps est une expérience de
pensée proposée par Ruyer : « l’automate mixte. »
55 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 488. Nous soulignons.
56 RUYER, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) », art. cit., p. 31.
70
3. Un modèle de l’organisme : l’automate mixte
De la conception hybride de l’organisme ressortent deux problèmes, ou plutôt deux
dimensions d’un même problème, que l’on pourrait nommer problème de l’unité et
problème de la genèse, et qui conduisent Ruyer à remonter de la structure à l’activité
structurante, pour aboutir à une monadologie biologique.
Le problème de la genèse concerne la production des êtres vivants et leur histoire, en
tant qu’individus et en tant qu’espèces. Comment comprendre le mouvement par lequel
une pure subjectivité se limite elle-même en s’adjoignant des structures physiques, tant
dans le développement de chaque individu que dans l’histoire naturelle de l’évolution des
espèces, et comment cette subjectivité en vient-elle à s’ouvrir au monde extérieur ? La
genèse des corps vivants est depuis Descartes un problème crucial pour toute conception
mécaniste de l’organisme, comme nous le verrons.
Le problème de l’unité concerne l’organisme déjà formé et peut se formuler ainsi :
comment penser l’unité de l’organisme constitué ? Une fois admis que cette unité était celle
d’un « empire hiérarchisé », le problème est baptisé plus que résolu : il faut encore analyser
le mode d’être de cette unité globale, ce qui fait que le corps n’est pas la simple réunion,
par des réseaux physico-chimiques, de parties matérielles. Ce problème est chez Ruyer
celui de la « monadologie corrigée ». Ces deux problèmes se trouvent éclairés par le modèle
imaginé par Ruyer sous le nom d’automate mixte.
3.1 Le modèle de l’automate mixte
L’automate mixte est un modèle de l’organisme imaginé par Ruyer dans L’animal,
l’homme et la fonction symbolique. Il y montre comment on pourrait reproduire le
71
comportement d’un être vivant en faisant diriger par une amibe un exosquelette
mécanique, dont elle serait en quelque sorte le cerveau.57
Par une expérience mentale qu’il ne serait pas impossible de transformer en
expérience réelle, imaginons que le fond du récipient sur lequel le protozoaire émet des
pseudopodes, ou sur lequel se déplace la colonie amibienne, soit en rapport direct avec le
tableau de commande d’un automate électronique fait sur le modèle des agencements
nerveux des centres subcorticaux de la marche chez l’homme, et auxquels on aurait donné,
au surplus, l’apparence d’un homme. L’émission de pseudopodes fermerait alors des
contacts, prévus par le constructeur, sur le fond du récipient arrangé en réseau de
commandes électriques. Elle se traduirait donc automatiquement par l’avancement de
« jambes » de synthèse, et l’appareil total : automate + protozoaire, ferait un instant l’effet,
pour un observateur non prévenu, d’un homme en marche, plutôt que d’un protozoaire en
déplacement.58
Ruyer raffine ensuite ce modèle en le dotant notamment de capteurs jouant le rôle
des sens, qui renseigneraient le protozoaire-conducteur et lui permettraient de tenir
compte des obstacles. On ne peut s’empêcher de comparer ce texte au traité de L’homme de
Descartes, tant l’approche est semblable : dans les deux cas, il s’agit d’un modèle
imaginaire, qui n’a pas vocation à décrire le corps tel qu’il est, mais à montrer par quel type
de causes on pourrait l’expliquer, et en se donnant le corps tout fait sans se préoccuper de
sa genèse.59 Dans les deux cas, il s’agit d’imaginer une machine et de se demander ce qui
serait nécessaire pour qu’elle imite les mouvements d’un corps vivant. Chez Descartes, rien
d’autre que l’agencement et la configuration des rouages de la machine. La conscience en
revanche supposera d’unir à cette machine l’âme immatérielle. Chez Ruyer, la machine
n’est qu’un auxiliaire, elle n’a au fond aucun caractère de la vie, si ce n’est son
comportement guidé par la conscience centrale de l’amibe. C’est alors à la statue
57 Rappelons que pour Ruyer, les vivants simples comme l’amibe sont de pures activités conscientes, l’amibe représente donc ici la « conscience organique » à l’œuvre dans tout vivant, et notamment dans le cerveau humain.
58 RUYER, AHFS, p. 59. Noté ci-après AHFS.
59 DESCARTES, René, « L’homme », in Œuvres, éd. Adam et Tannery (noté ci-après AT), vol. XI, Paris, Cerf, 1909, p. 119 sq.
72
progressivement animée du Traité des sensations de Condillac que l’on peut penser.60 Si la
démarche est comparable – partir d’une statue inanimée à laquelle on donne
progressivement vie et connaissance, ce n’est pas en lui adjoignant des sens externes que
Ruyer anime sa statue. Les sens sont intégrés à la machine comme autant d’instruments
auxiliaires, mais qui ne sont indispensables ni à la vie ni, ce qui est plus étonnant, à la
connaissance, dont l’amibe est déjà pourvue. L’amibe joue donc ici le rôle de l’âme, une âme
matérielle cette fois ou du moins spatio-temporelle. C’est donc un modèle ambivalent. D’un
côté, seule l’amibe est véritablement consciente et vivante, et le corps-machine n’est qu’un
auxiliaire dispensable de la vie, un ensemble de prothèses surajoutées à un être simple qui
possède déjà en lui-même toutes les propriétés fondamentales de la vie. Mais d’un autre
côté, c’est attribuer au mécanisme un important pouvoir explicatif, puisque le corps
fonctionnant, une fois formé, peut être assimilé à une machine obéissant à des commandes
électroniques.
Le statut de l’amibe ou du protozoaire comme paradigme est ici clairement visible : il
y a univocité de la vie depuis la cellule la plus primitive jusqu’au cerveau le plus complexe,
ses caractères principaux restant inchangés. Il n’y a aucune différence essentielle entre une
amibe isolée, une colonie d’amibes sociales du genre Dictyostelium, et le réseau de neurones
d’un cortex ou d’un système nerveux.61 Le système nerveux le plus complexe ne fait en
réalité que préserver les propriétés fondamentales de la vie consciente dans l’organisme.
Le vivant unicellulaire n’est pas seulement analogue aux cellules nerveuses, il ne faut pas
se contenter de dire que l’amibe aussi est consciente, mais il faut dire qu’elle l’est d’abord,
et que le cerveau n’est conscient que parce qu’il est fait de telles cellules, et que les cellules
nerveuses seules ont gardé la spontanéité et la plasticité des protozoaires, au contraire des
cellules spécialisées et rigidifiées. En effet, l’évolution de la vie comme « technicisme
60 CONDILLAC (DE), Etienne, Traité des sensations, Paris, Arthème Fayard, 1984, tiré des Oeuvres de Condillac, revues et corrigées par l'auteur, Ch. Houel, imprimeur, Paris, 1798.
61 RUYER, AHFS, p. 58. On voit ici combien Ruyer méconnaît l’importance du caractère de réseau des neurones, lui qui cherche pourtant à penser la conscience comme une force de création de liaisons. L’organisation en réseau ne change rien d’essentiel chez lui (dans la philosophie de la maturité) puisque tout vivant possède toutes les propriétés fondamentales de la conscience.
73
généralisé » n’aboutit finalement qu’à restreindre le champ de la conscience chez les êtres
vivants les plus complexes, c’est-à-dire les plus mécanisés :
L’organisme d’un métazoaire diffère d’une colonie amibienne du genre Dictyostelium
surtout parce qu’il s’est davantage mécanisé secondairement, arrangé en organes massifs,
fonctionnant mécaniquement – organes remplaçables, en conséquence, par des appareils
de prothèse. Un protozoaire n’est pas moins, mais plus conscient qu’un homme, en ce sens
qu’il est tout entier conscient, que la conscience est, en lui, coextensive à son organisme,
dont elle est l’unité domaniale absolue, tandis que chez l’homme la conscience est devenue
nulle, comme conscience cellulaire, dans toutes les cellules, comme les cellules osseuses,
graisseuses, kératinisées, qui ne jouent plus qu’un rôle passif dans le fonctionnement
organique, et qu’elle ne s’est conservée pleine et entière que dans nos domaines cérébraux
encore capables de liaisons improvisées comme les protozoaires en mouvement.62
L’accroissement de complexité du vivant est donc en un sens une
« dégénérescence »,63 car elle va de pair avec une mécanisation croissante du corps qui,
tout en rendant possibles de multiples fonctionnements et comportements nouveaux,
implique nécessairement la perte de l’unité pure et, à terme, la mort. Elle est toutefois
nécessaire pour qu’émerge la conscience « seconde » ou perceptive, renseignée sur le
monde extérieur par des appareils sensitifs. Mais de l’amibe à l’homme, « ces machines
changent le mode de la conscience, sans en changer l’essence. »64
Ce modèle de l’automate mixte permet de mettre en lumière, et de la façon la plus
nette, le caractère naturel que prend la technique chez Ruyer, le critère
d’interchangeabilité — d’un organe et d’une prothèse par exemple — suffisant à établir que
les deux choses sont du même ordre. L’homme se distingue bien des autres vivants de ce
point de vue, mais seulement par l’immense variété et le caractère extérieur à son
organisme des organes auxiliaires qu’il se donne par la technique : moyens de transport,
armes, outils, habitations... On peut le définir avec Butler comme un « vertébro-
62 Ibid., p. 63. 63 Ibid., p. 78. 64 Ibid., p. 68.
74
machiné »65, mais c’est tout organisme pluricellulaire qui est en un sens équipé de machines
auxiliaires.
Il semble également résoudre le problème de l’unité de l’organisme, et de son
rattachement à la série des individus réels : l’unité de l’organisme est celle du cerveau, qui
n’est autre que l’apparence objective et observable de la conscience. Seul le cerveau est un
véritable domaine absolu, et ce domaine absolu dispose secondairement de prothèses
mécaniques, qu’il maintient dans une unité relative grâce au réseau du système nerveux
périphérique. Celui-ci « rattrape » l’unité perdue dans la mécanisation en reliant toutes les
machines subordonnées au cerveau-conscience. Les choses ne sont toutefois pas si simples,
puisque comme nous l’avons déjà signalé, l’unité de l’organisme n’est pas chez Ruyer celle
d’un pilote logé dans un navire, mais celle d’une hiérarchie, d’un emboîtement
concentrique d’individualités plus ou moins intégrées dans un tout de niveau supérieur
(molécules formant une cellule, cellules formant des organes, organes formant le corps
entier). Il faut donc apporter une importante nuance au modèle de l’automate mixte, ce qui
ne va pas sans compliquer davantage le problème de l’unité.
3.2 Les limites de l’automate mixte
La notion même de modèle nous conduit à poser la question du degré de similitude
de l’automate mixte et de l’organisme réel : est-ce une approximation grossière, ou Ruyer
a-t-il la prétention d’approcher de près la réalité humaine ? Plusieurs formules indiquent
qu’il accorde un grand crédit à son modèle, puisqu’il écrit notamment : « L’automate mixte,
loin d’être une fantaisie utopique, représente, à bien peu de choses près, l’homme réel,
mixte lui aussi d’un réseau domanial conscient et de machines auxiliaires. »66
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’approximation du modèle ne tient pas tant à
l’assimilation du cerveau à un unicellulaire primitif (qui paraît pourtant ici la thèse la plus
audacieuse) qu’à l’assimilation du corps à un robot mécanique. Ruyer souligne lui-même ce
65 Ibid., p. 154.
66 Ibid., p. 66. Il parle également de « l’homme comme automate mixte, comme organisme transformé presque complètement en machine fonctionnante » (ibid., 68).
75
point : en dernière analyse, on ne peut réduire entièrement l’organisme à une machine, car
tous les organes, mécaniques dans leur fonctionnement, sont bien vivants dans leurs
cellules et leurs tissus. Chaque élément subordonné est lui-même un individu possédant
les « propriétés organiques proprement dites ».67 Le cœur est une pompe, mais chaque
cellule cardiaque conserve quelque chose de l’unité primordiale, elle est une conscience
organique, quoique subordonnée à un fonctionnement qui la dépasse - comme l’homme
individuel peut être subordonné au mouvement « aveugle » de la foule. La limite du modèle
de l’automate mixte consiste dans la séparation abrupte de ce qui est toujours mêlé, intégré
à plusieurs niveaux dans la réalité : dans l’organisme vivant, l’organe conserve quelque
chose de la plasticité initiale de la forme vivante et s’il est « déjà à demi un artefact », il ne
l’est qu’à demi seulement. Le système nerveux quant à lui conserve bien cette plasticité et
cette capacité d’improvisation initiale, mais il n’en est pas moins organisé physiquement
en réseaux, en nerfs reliés les uns aux autres, en neurones communiquant électriquement
et chimiquement. Nous retrouvons ici le problème de la coupure, cette distinction entre
deux modes d’être qui traverse l’organisme, et que Ruyer semble bien avoir des difficultés
à situer clairement.
❖ Deux unités, deux objectifs contradictoires ?
Comment concilier le nombre considérable de textes où Ruyer pousse très loin
l’assimilation du corps à un automate mécanique, et de l’organe à un outil, et les nuances
qu’il leur apporte ailleurs en rappelant que ces analogies ne sont vraies qu’à titre
d’approximations ? C’est d’autant plus difficile que s’il affirme qu’un modèle comme
l’automate mixte est vrai « à bien peu de choses près », la nuance qu’il apporte ensuite n’est
pas si peu de choses. En effet, l’automate mixte fournissait une solution claire au problème
de la coupure, en distinguant le système nerveux du reste du corps. Le système nerveux
rattraperait après coup l’unité perdue, en innervant et en coordonnant des parties
devenues étrangères les unes aux autres. Mais la clarté de cette solution semble perdue dès
lors que la coupure ne passe plus entre des organes coordonnateurs et des organes
coordonnés, mais à l’intérieur de chaque organe, voire de chaque cellule, toute partie du
67 RUYER, NF, p. 45.
76
vivant étant en quelque proportion structurée, mécanisée, et en quelque autre vivante,
c’est-à-dire consciente. Comme le montre le texte cité plus haut, il n’y a pas tant une
coupure nette qu’un gradient de conscience allant de cellules entièrement conscientes
(l’amibe, la cellule nerveuse) à des cellules entièrement inconscientes et rigidifiées (la
cellule osseuse ou kératinisée), en passant par une diversité de degrés. Tout se passe comme
si Ruyer tentait en permanence de concilier deux objectifs contradictoires :
1. Combattre l’animisme naïf en délimitant un domaine où seule la causalité
mécanique s’applique.
2. Combattre le dualisme en atténuant voire supprimant la séparation entre
pur fonctionnement et pure activité formatrice, ou entre la matière et la
subjectivité.
Quand il cherche à souligner la validité de la science, il tend ainsi à délimiter un vaste
domaine du vivant entièrement explicable par la causalité physico-chimique. Seuls certains
phénomènes étroitement liés les uns aux autres échapperaient alors au positivisme des
biologistes : l’embryogenèse, le comportement instinctif, le cerveau. Mais devant les faits
biologiques, qui montrent qu’il n’y a pas d’organe ou de processus même mental qui n’ait
de structure ou de véhicule physico-chimique, il est amené à atténuer parfois à l’extrême
sa distinction, jusqu’à dire que tout est partiellement conscience et mécanisme, formation
et fonctionnement. À vouloir ainsi interpréter tous les faits à l’intérieur de la dualité
conscience-mécanisme, Ruyer finit par réintroduire partout conscience et finalité, puisque,
si rien ou presque n’est entièrement physico-chimique, il n’est aucun processus vivant qui
n’échappe en partie à la biologie positive. La conscience vient au moins se loger partout où
il n’y a pas d’explication complète et mécanique d’un processus : « L’âme, écrit-il, pour
employer provisoirement ce mot, ou la “conscience organique primaire”, doit donc être
réputée agir partout où des enchaînements physico-physiologiques ne suffisent pas à
expliquer le comportement total des organes. »68 S’il faut accorder à tout organe, toute
cellule, tout processus un caractère de conscience au moins partiel, plus rien n’entre dans
68 Ibid., p. 50.
77
la catégorie des explications physico-chimiques, si ce n’est la solidité du squelette ou la
structure d’un cheveu.
Son monisme lui interdit évidemment le recours à deux substances hétérogènes, à
« un “ghost” dans la machine »69, selon ses propres termes. Mais en imaginant une
conscience directrice incarnée, représentée par le protozoaire dans l’automate, il est
d’autant plus exposé au dualisme du « pilote en son navire » qui manque l’unité de l’âme et
du corps, et que l’automate mixte évoque immanquablement.70 Il est donc tenu de le
corriger en affirmant que cerveau et corps ne sont pas hétérogènes, qu’ils participent bien
du même mode d’être et que l’unité domaniale du cerveau doit être étendue au corps. Mais
alors on ne voit plus pourquoi cette unité domaniale du corps ne suffirait pas à assurer son
individualité, et pourquoi la nature a recours au réseau complexe des nerfs et à
l’individualité rattrapée. Le problème de l’unité de l’organisme a donc en un sens trop de
solutions chez Ruyer, qui oscille entre l’individualité domaniale et l’individualité rattrapée,
et ne parvient à les articuler qu’en affirmant que toute unité vivante relève des deux à la
fois. Il est permis de penser que la stratégie argumentative de Ruyer s’est ici retournée
contre lui : séduit par la dimension finaliste qu’il voit dans le modèle du corps-machine et
de l’organe-outil, comme nous allons le montrer, il est ensuite en difficulté lorsqu’il s’agit
d’articuler ce corps à son ontologie initiale, qui ne permet de penser que de la subjectivité
pure ou du mécanisme pur.
3.3 Mécanisme et vitalisme : l’héritage de Cournot
Le statut hybride du vital, enchevêtrement de mécanisme et de vitalisme, est — au
moins pour une part — un héritage de la philosophie d’Antoine-Augustin Cournot (1801-
1877), à laquelle Ruyer a consacré sa thèse secondaire, L’humanité de l’avenir d’après
Cournot.71 L’influence de Cournot sur la pensée de Ruyer est à la fois indiscutable et
69 RUYER, AHFS, p. 43.
70 Ibid., p. 77.
71 RUYER, L’humanité de l’avenir d’après Cournot.
78
complexe. Indiscutable, parce que la similitude de certains termes, arguments et problèmes
est saillante, mais aussi parce qu’il fait explicitement de Cournot un point de départ de sa
trajectoire philosophique, dans l’article qui constitue son « autobiographie
intellectuelle ».72 Complexe, parce que le rapport de Ruyer à Cournot évolue avec sa pensée.
Cournot défend le mécanisme dans l’ordre physique (et social), mais affirme la nécessité
d’un principe vital spécifique qui échappe aux lois physiques. Ruyer entend d’abord jouer
le mécanisme de Cournot contre son vitalisme, avant de revenir lui-même à une forme de
panpsychisme qui le rapproche du Cournot vitaliste.73 On peut dire que Ruyer a cherché
par deux fois à dépasser ce dernier : d’abord, il ne retient de lui que son mécanisme de la
structure, qu’il cherche à reprendre et à améliorer pour en éliminer le « résidu » vitaliste.
Puis, devant l’échec de cette tentative, en proposant une version plus solide du vitalisme,
qui rapporte la structure à la conscience qui l’a produite.
De Cournot, il conservera toujours la certitude que seule une étroite collaboration de
la philosophie et de la science permet le véritable progrès de la connaissance, et que bien
souvent c’est la science, par ses découvertes, qui enseigne la philosophie. On retrouve chez
Ruyer le progrès cyclique de la connaissance décrit par Cournot : la philosophie est au
principe du questionnement, qu’elle fait naître, et à la fin, lorsque la science nous a menés
aussi loin que possible et qu’il faut faire la critique de ses résultats, de ses méthodes et de
ses limites.74 Comment ne pas reconnaître le style philosophique de Ruyer, cette recherche
72 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit.
73 S’il est difficile de déterminer exactement ce qui, chez Ruyer, vient de sa lecture de Cournot, c’est que conformément à son style philosophique, il ne sépare pas lui-même la pensée de Cournot de ses réflexions à partir de cette pensée, et fait de lui, comme de tous les autres auteurs qu’il citera, une source de réflexion libre et non un objet d’étude. C’est déjà ce que remarquait une recension contemporaine de L’Humanité de l’avenir d’après Cournot, qui résume bien la démarche de lecture ruyérienne : « L’auteur, à vrai dire, semble plus soucieux du problème lui-même que de la pensée de Cournot à son sujet ; l’historien de la philosophie regrettera qu’il ait négligé de marquer plus nettement l’évolution que cette pensée a suivie : elle se trouve indiquée sans doute, mais, faute de servir de plan à l’exposé tout entier, son importance n’apparaît point assez. En revanche, ce souci plutôt spéculatif qu’historique nous vaut des appréciations personnelles d’un réel intérêt. » DOPP, Joseph, « R. Ruyer, L’humanité de l’avenir d’après Cournot », Revue Philosophique de Louvain, vol. 33, no 30, 1931, p. 261.
74 « Dans les sciences, la philosophie ou la critique de certaines idées fondamentales apparaît dès le début, au seuil même de la science (…). Puis, quand la science nous a conduits jusqu'où elle peut actuellement nous conduire, quand viennent les problèmes qu'elle pose et qu'elle ne résout pas, il faut bien revenir à la critique des idées dont nous commençons à soupçonner l'insuffisance, à mettre en doute l'autorité. (…) son objet propre étant l'architectonique des sciences ; et son rôle royal, son rôle de
79
des isomorphismes et analogies fécondes suggérées par la science moderne, dans ces
phrases de Cournot affirmant qu’« il est dans l’ordre naturel que les progrès des sciences
manifestent de nouvelles analogies, suggèrent de nouvelles inductions, témoignent de la
fécondité et de l’accord de certaines idées », et que « les crises rénovatrices des sciences
ont été les seules crises utilement rénovatrices de la philosophie » ?75 Chez Ruyer, la grande
crise rénovatrice est celle de la physique mécaniste face à la physique quantique, et les
« nouvelles analogies » qu’elle permet mettent au jour un même dynamisme auto-
formateur de l’atome à l’organisme, et mettent un terme à la parenthèse « aberrante »,
quant à ses principes, de la science du XIXème siècle.76 Chez Cournot, le mot « philosophie »
désigne souvent la dimension théorique de la science, par distinction avec sa dimension
empirique, et il n’y a pas de distinction tranchée entre théorie scientifique et interprétation
philosophique des faits. Or c’est également le cas chez Ruyer, qui va plus loin que Cournot
en considérant le philosophe comme mieux à même que le savant d’élaborer la théorie
adéquate aux faits que ce dernier a collectés. La philosophie sortira alors du rôle de critique
et d’ordonnatrice des savoirs que lui assignait Cournot, pour entrer de plain-pied dans les
controverses scientifiques sur les questions de faits. Mais ce n’est pas seulement dans le
projet philosophique général que Ruyer manifeste l’influence de Cournot : toute sa
philosophie de la nature porte la marque de son admiration et de son opposition à celle du
mathématicien philosophe.
❖ Du mécanisme au vitalisme
Le premier mouvement de sa philosophie, celui qui se joue dans L’Esquisse et les
premiers articles, doit beaucoup à Cournot tout en opérant une rupture : Ruyer y conserve
régulateur ou d'ordonnateur devenant d'autant plus utile que chaque science, en se fortifiant, semble plus disposée à faire parade de son autonomie, à s'affranchir de toute subordination. Cependant, même à ce point de vue, la philosophie contribue moins aux progrès des sciences, que les sciences ne contribuent aux progrès de la philosophie, aux seuls progrès réels que la philosophie comporte. » COURNOT, Antoine-Augustin, Matérialisme, vitalisme, rationalisme : études sur l’emploi des données de la science en philosophie, Paris, Hachette, 1875, p. 369‑370.
75 Ibid., p. 370.
76 Voir RUYER, DRDS, p. 18.
80
l’idée d’un matérialisme de la structure, dont il fait la clef suffisante de la compréhension
complète du monde, par analyse et déploiement de l’ordre structurel des choses.77 Il y
rejette en revanche le vitalisme de Cournot, qu’il considère à cette époque comme une
limite arbitraire posée au projet de compréhension structurale du monde, projet auquel le
vivant et la conscience ne doivent pas échapper. Il présente ainsi cette première période
de sa pensée :
Au début de son Traité, Cournot écrit : « Ce que nous connaissons le mieux en toutes choses,
c’est l’ordre et la forme. » Mais Cournot introduit ensuite d’autres idées, qu’il estime aussi
fondamentales : la force, l’affinité chimique, le principe vital. Ma thèse consistait à corriger
ainsi Cournot : nous ne connaissons que l’ordre et la forme ; cette connaissance de l’ordre
et de la forme épuise le tout de la réalité, il n’y a pas de résidu mystérieux.78
Cependant, Ruyer va progressivement revenir dans son œuvre mature à une forme
de vitalisme, et à une conception hybride du vivant comparable à celle qu’on trouve chez
Cournot, où un principe vital métaphysique se mécanise en se développant dans les formes
complexes de la vie animale. Comme le Ruyer de la maturité, Cournot affirme l’impuissance
des forces mécaniques et chimiques à expliquer seules les processus organiques, ceux-ci
étant contrairement à eux caractérisés par leur imprévisibilité, c’est-à-dire l’impossibilité
en droit d’une prédiction laplacienne de la totalité de leurs mouvements. Il est par exemple
impossible de connaître à partir de l’observation d’une graine, aussi minutieuse soit-elle,
tout le développement et tous les caractères individuels de la plante adulte. C’est un
argument que l’on retrouvera chez Ruyer, contre le préformationnisme sous sa forme
77 On peut juger du caractère crucial pour le Ruyer de l’Esquisse de la notion de forme (équivalente alors à celle de structure) dans une peu amène recension de l’époque : « Le but de l’auteur est de déterminer avec rigueur toutes les conséquences de cette idée fondamentale : il n’y a de réalité que d’une seule sorte : la réalité géométrico-mécanique, la forme, la structure. Toute la diversité du monde réel se réduit à la diversité des formes. (…) L’impression générale qui se dégage de la lecture de cet ouvrage est que l’auteur croit que, pour avoir prononcé à propos d’un problème quelconque le mot de forme, on a, non seulement un procédé de solution du problème, mais cette solution elle-même. » RENOIRTE, Fernand, « Ruyer R., Esquisse d’une philosophie de la structure », Revue Philosophique de Louvain, vol. 33, no 32, 1931, p. 541‑542.
78 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., paragr. 5.
81
génétique.79 Cournot oppose d’ailleurs au préformationnisme l’idée d’une transmission des
caractères à travers les générations, transmission dont le processus demeure mystérieux.
Au milieu du XXème siècle pourtant, la génétique résoudra le mystère de Cournot en
réconciliant les deux vues : la graine contient bien le code ou le programme pour les
caractères de la plante adulte, et ce code est en même temps le support de la transmission
héréditaire. Mais cette réconciliation n’en est pas une pour Ruyer : il rejettera la génétique
comme un nouvel avatar du préformationnisme condamné par Cournot, et il lui opposera
lui aussi un mystère de l’hérédité, à la fois transmission stable et évolution, appelant
comme explication un principe métaphysique.
On trouve de même chez Cournot l’affirmation d’une continuité des processus
vivants, du métabolisme de la cellule la plus simple jusqu’aux instincts animaux les plus
complexes. C’est ainsi qu’il compare l’instinct de l’oiseau construisant son nid au travail de
sécrétion chimique d’une cellule, sans attribuer à celle-ci de conscience comme le fera
Ruyer, mais en mettant comme lui en évidence une commune « faculté de triage ou de
sélection [qui] se montre dans l’un et l’autre cas, aussi incompréhensible pour nous dans un
cas que dans l’autre. »80
Franchissons toute la série des phénomènes de la vie et transportons-nous d’un pôle au pôle
opposé. Chaque cellule d’un organe glandulaire, telle que la mamelle d’une femelle de
mammifère, imite à sa manière, dans le travail de sécrétion qui lui est dévolu, le travail de
l’oiseau dans la construction de son nid. Elle trie les matériaux que le sang lui apporte, elle
les modifie, elle les associe et les dose avec un art merveilleux, de manière à produire
l’émulsion qui doit si bien répondre aux besoins pour lesquels est instituée la fonction de
l’allaitement. Le plus habile chimiste, le plus prévoyant médecin ne ferait pas mieux, ni
aussi bien ; et pourtant la cellule ne sait pas un mot de médecine ni de chimie, n’a pas même
comme l’oiseau la conscience des actes accomplis, jointe peut-être à quelque notion obscure
du but poursuivi.81
79 COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, p. 115‑116.
80 Ibid., p. 91‑92.
81 Ibid., p. 91.
82
Ruyer est un habitué de ces « franchissements » de toute la série des phénomènes,
dans lesquels on recherche ce qu’il y a de commun aux vivants les plus simples et les plus
complexes, les isomorphismes dont il a fait sa méthode. On peut concevoir sa philosophie
comme une tentative pour résoudre ce qui reste chez Cournot un mystère de la vie, en
dotant les vivants de la cellule à l’oiseau d’un même mode de conscience primaire et
finalisée. Ce faisant, Ruyer renoue non seulement avec le vitalisme de Cournot qui lui avait
d’abord paru la partie faible de son œuvre, mais avec une métaphysique d’inspiration
leibnizienne dont on trouve là encore l’idée chez Cournot, qui en reprend le concept de
force.
❖ La monade et la force
Le Ruyer finaliste ne refuse la conscience ni aux vivants quels qu’ils soient, ni aux
cellules, ni même aux éléments chimiques et physiques, et admet un emboîtement
hiérarchisé de consciences se dominant les unes les autres. N’est-ce pas là retrouver cette
multiplication des entéléchies que raillait Cournot ?
On est tombé dans le ridicule roman de la métempsychose quand on a voulu créer pour
quelques animaux voisins de l’homme un psychisme animal à l’instar du psychisme
humain ; et ce que nous savons des analogies fondamentales de la vie de l’animal et de la
vie de la plante conduirait à un psychisme végétal bien plus extravagant encore.
L’entéléchie du rosier greffé serait-elle celle du sauvageon ou celle de la greffe ? Y en aurait-
il une pour chaque bourgeon, destinée presque toujours à rester inactive, ou s’en créerait-
il une, chargée de présider au développement de chaque bourgeon greffé ? Que
d’entéléchies le métaphysicien mettrait ainsi à la disposition d’un jardinier ! Et quel compte
la science pourra-t-elle tenir de ces puérilités d’école !82
On peut s’étonner de voir Ruyer renouer avec cette multiplication des entéléchies
après avoir rejeté même le vitalisme plus modeste de Cournot. En réalité il ne s’agit pas
d’un simple retour en arrière, et c’est précisément cet avertissement de Cournot qui donne
son cadre et sa direction au Ruyer des Éléments et du Néo-finalisme : il tente de résoudre ce
82 Ibid., p. 105.
83
qui reste mystérieux chez Cournot autrement qu’en faisant simplement appel (comme
Driesch) à des entéléchies doublant chaque être vivant, et sans étendre le psychisme
humain à l’animal, aux plantes ou aux cellules.
Et c’est encore Cournot qui indique le chemin de cette résolution : celle d’une
physique dynamiste d’inspiration leibnizienne, qui, en rendant plus difficile la physique,
rend plus simple et plus claire la biologie, parce qu’elle est d’inspiration biologique.83 C’est
précisément ce que va faire Ruyer, aidé en cela par son interprétation de la physique
quantique : elle n’est rien d’autre, pour lui, qu’une physique des individus auto-formés, de
forces s’individuant selon des types déterminés (particules, atomes du tableau de
Mendeleïev, molécules), comparables en cela aux organismes vivants. C’est par elle qu’il
dépassera l’incapacité de Cournot à rendre compte de l’apparition de la vie dans le monde.
Chez Cournot, en effet, les phénomènes organiques obéissent à des lois distinctes des
phénomènes physiques, mais l’hypothèse d’une force vitale, comme celle des forces de
gravitation ou électromagnétique, doit être acceptée comme telle si elle fait la preuve de
son efficacité scientifique – de même que l’on accepte l’existence d’une force
électromagnétique sans être capable d’en expliquer la nature ou l’origine. Ainsi peut-il
affirmer : « La physique ne contient pas le germe de la vie, mais ce germe ne se développe
que sur le sol des lois physiques. »84 Pour Ruyer au contraire, la physique des particules, en
descendant en deçà des lois de la physique statistique, nous révèle que la physique contient
83 « À la vérité ceux des physiciens auxquels on donne le nom de dynamistes et qui pensent avec le grand Leibnitz qu'il faut être encore « petit garçon » pour conserver la foi aux atomes, sont moins embarrassés d'admettre le jeu des archées ou des monades. Avec une physique d'une exposition plus difficile, ils ont une biologie d'une conception plus facile : ce qui est tout simple, puisqu'ils ont pris leur point de départ, non dans la physique newtonienne, comme la plupart des physiologistes de nos Académies, mais dans la biologie même. Qu'est-ce en effet que la monadologie leibnitzienne, sinon la généralisation savante et hardie, trop hardie peut-être, de la doctrine des archées de Van-Helmont ? » Ibid., p. 106‑107. Le terme d’archée, emprunté à Paracelse (1493-1541), désigne chez l’alchimiste et médecin Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644) le principe vital qui donne sa forme à chaque organisme et à chaque organe. Les multiples archées d’un corps sont sous la domination d’une archée centrale. Son fils, François-Mercure Van Helmont, kabbaliste et défenseur d’une monadologie vitaliste, fût un interlocuteur régulier de Leibniz et exerça sans doute une influence sur sa philosophie. Voir COUDERT, Allison P., Leibniz and the Kabbalah, Dordrecht, Springer Netherlands, 1995, chap. II‑IV particulièrement. 84 COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, p. 123.
84
bel et bien le germe de la vie, c’est-à-dire l’être comme activité individuante, le domaine
absolu, que les individus physiques partagent avec les individus chimiques et organiques.
Les avertissements de Cournot quant à l’impasse philosophique que constitue la
notion de substance sont aussi sans doute un élément qui éclaire l’itinéraire de Ruyer.
Assurément, il ne se tiendra pas entièrement aux limites fixées par Cournot, qui récusait
tout à fait la notion de substance comme la source et le terrain de tous les conflits sans fin
de la philosophie, et cherchait à séparer l’idée de force de celle de substance. En un sens,
c’est le programme de Ruyer : penser la réalité fondamentale comme force (la « force de
liaison ») sans support substantiel. Aux deux extrémités de la chaîne, on retrouve des forces
de liaison sans support, qui réalisent la formule de Lequier : « Faire, et en faisant, se faire »,
sans que l’action soit dissociable de l’agent. La particule physique qui est un pur quantum
d’énergie et non un corps, qui est autoformation constante de soi-même, se compare ici à
la subjectivité du « je » qui n’a pas une conscience, mais est conscience : je suis mon champ
visuel, sans séparation. Il y a là assurément la tentative de penser un substrat primaire de
toute réalité en se passant de la notion de substance, et de la distinction Être / Avoir. Plus
encore, comme nous le verrons, Ruyer partage avec Cournot l’idée que nous avons
connaissance de la réalité de cette force, « étoffe première de tous les phénomènes », dans
la conscience que nous avons de nous-mêmes au travail, c’est-à-dire chez Cournot dans le
sentiment du travail de nos fonctions nourries par l’énergie vitale. Cette idée de la force
comme « travail » unissant aussi bien le travail humain, le développement organique et les
échanges énergétiques de la physique prendra chez Ruyer une place essentielle.85
[En] puisant l’idée de force à sa vraie source, à la conscience que nous avons de notre propre
travail, dans les fonctions de tout ordre par lesquelles se manifeste le principe de vie qui est
en nous, nous avons la juste prétention de saisir une réalité, ce qu’il y a de plus réel, sinon
d’uniquement réel dans la notion de substance. Dès lors la raison admet sans peine, lors
même qu’elle se sent incapable de les expliquer, les transformations incessantes que l’art
divin fait subir à cette étoffe première de tous les phénomènes, aussi bien dans le monde
85 Cf. infra, chap. 6, §1.
85
inorganique que dans le monde organique, l’un et l’autre étant soumis d’ailleurs à des lois
si différentes.86
Mais en poursuivant l’idéal d’une « dynamique supérieure », Ruyer s’est-il
entièrement gardé de substantialiser la force ? Le domaine absolu est-il le dépassement de
l’alternative force-substance, ou une manière déguisée de faire de la force une substance ?
Un premier élément de réponse nous est fourni par Cournot lui-même, qui indique les
conséquences nécessaires d’un substantialisme, fût-il dynamiste, en matière de théologie
naturelle : là où une physique newtonienne de la loi appelle immédiatement l’idée de
législateur et une doctrine théiste comme celle de Newton lui-même ou de Clarke, « ce
Protée aux transformations surprenantes et continuelles, qu’on appelle la force, incline
plutôt l’esprit vers le panthéisme, vers la divinisation de la Nature ou du Monde, conçu
comme un tout dans l’unité duquel disparaît la distinction d’un étage et d’un autre, de ce
qui vit et de ce qui ne vit pas. »87 Ce panvitalisme menant au panthéisme est pour Cournot
un péril dont il faut se prémunir, et qui doit réguler l’usage rationnel de l’idée de force.
Ruyer, en revanche, qui poursuivra toute sa vie les conséquences théologiques de ses
intuitions fondamentales, ne reculera pas devant un certain panthéisme, quoique ce
dernier ne représente pour lui qu’une partie de la vérité sur le divin. Sa conception du
« Dieu connu » est d’inspiration nettement panthéiste, et, mêlée à une interprétation
psychique de la physique quantique, participe à une représentation du monde dans laquelle
il y a de la vie à tous les « étages » de réalité (ce mot étant commun aux deux auteurs). Le
monisme de Ruyer ménage certes une distinction non dualiste entre ce qui vit (les individus
réels) et ce qui ne vit pas, du moins pas en tant que tel (leurs manifestations en foule). Mais
il brouille certainement la délimitation d’un domaine du vivant en l’assimilant à une force
d’autoformation déjà présente dans le monde physique. Il n’aboutit cependant qu’à un
« demi-panthéisme ».88 La divinité a en effet deux faces chez Ruyer : celle du Dieu connu,
Dieu qui se dépense et se réalise à travers sa création, Dieu inachevé et indissociable de
l’univers, et celle du Dieu inconnu, qui est au-delà de l’Univers. Nous avons donc ici un
86 COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, p. 110‑111.
87 Ibid., p. 111.
88 RUYER, EM, p. 205‑207.
86
indice fort de la tension qui habite la philosophie de la nature de Ruyer, tension entre lois
physiques et processus biologiques, et entre substance et force, qui se révèle dans la dualité
de sa théologie. Celle-ci semble entraînée simultanément des deux côtés de l’alternative
cournotienne : celle du Dieu législateur divin, arbitre des possibles et des lois, et celle du
panthéisme vitaliste, celle « l’embryogenèse du monde » et celle du « Dieu silencieux »,
selon le titre de son dernier livre.
❖ L’historicité du vivant
Ce qui distingue en fait l’être vivant de la particule physique chez Ruyer, c’est son
caractère historique, qui désigne à la fois le fait qu’il se développe dans une morphogenèse
individuelle, et que sa morphè, la forme typique de son espèce, est elle-même le résultat
d’une évolution. Le vivant se caractérise chez Ruyer à la fois par sa normativité, qui en rend
la connaissance possible (classement des espèces, description des étapes du développement
embryonnaire, étude des instincts) et par son imprévisibilité, qui en rend impossible une
connaissance comparable à celle d’une structure mécanique. Or, ce statut est précisément
celui de l’histoire chez Cournot : ni pur hasard, comme la succession des tirages d’une
loterie, ni prévisibilité parfaite conforme à des lois, comme les événements physiques.
L’histoire est un enchevêtrement de lignes causales interférant les unes avec les autres,
produisant à la fois des régularités sur une ligne donnée et un développement d’ensemble
imprévisible laissant place au hasard. Cette caractérisation de l’historicité comme
régularité non prévisible correspond parfaitement au statut du vital chez Ruyer : le vivant
obéit à des normes qui expliquent sa régularité (la stabilité de la reproduction par
exemple), tout en n’étant pas prévisible, car doté d’une relative liberté dans l’exécution de
ces normes. Ainsi, le développement d’un embryon n’est pas entièrement prévisible à
partie de l’œuf, mais si sa ligne de causalité n’en rencontre pas une autre (perturbation
environnementale ou expérimentale) il suivra un cours typique donnant toutes les
apparences du déterminisme. S’il est perturbé ou modifié par l’environnement, cela
donnera lieu à une adaptation plus ou moins réussie, et l’ensemble formera un
développement véritablement historique. Mais même dans le cas d’un développement
typique, le type réalisé (l’espèce) est lui-même le produit d’une histoire évolutive qui est
un enchevêtrement de reproduction mécanique, d’adaptation consciente et de hasards
environnementaux.
87
Il y a de plus une parenté profonde entre histoire du vivant et histoire humaine chez
Ruyer, plus accentuée encore que chez Cournot. Celui-ci pensait l’histoire humaine comme
« le déploiement de la tension entre les forces vitales qui les animent et les facteurs de
stabilité qui s’y opposent. »89 Nous retrouverons chez Ruyer cette tension entre les facteurs
de stabilité mécanique du collectif et la vitalité des individus : l’histoire naturelle comme
celle des sociétés humaines est celle de la conscience organique s’appuyant toujours plus
sur les outils qu’elle se donne (organes et instincts dans le vivant, science et technique chez
les hommes), et soumise dans la vie collective à une régression mécanique.90
Le vocabulaire de Cournot, sa manière de poser les problèmes et les difficultés qu’il
laisse irrésolues exercent donc une empreinte durable dans toute l’œuvre de Ruyer, et pas
seulement dans les œuvres de jeunesse. Quoique son objectif devienne rapidement de le
dépasser, Ruyer organisera toujours en partie sa pensée à l’intérieur de l’opposition entre
le mécanisme du XIXème siècle et le vitalisme finaliste, et sa conception hybride du vital est
d’emblée tributaire de ce cadre.
89 MARTIN, Thierry, art. « Cournot », version académique (2016), §7, in KRISTANEK, Maxime (dir.), L’Encyclopédie philosophique.
90 Nous explorons les rapports entre la philosophie de la vie de Ruyer et ses positionnements socio-politiques, à la lumière de la philosophie de l’histoire de Cournot, dans notre chap. 8.
88
CHAPITRE 2 : LE CORPS MÉCANIQUE
Le concept central de la philosophie de la vie de Ruyer est celui de conscience
primaire, être pour-soi non intentionnel de tous les individus vrais, et particulièrement des
vivants. C’est cette conscience primaire qui, en se déployant dans l’espace et en se formant
elle-même, produit ce qui nous apparaît comme développement embryonnaire et évolution
des espèces. Mais il nous semble intéressant, pour souligner la diversité de l’argumentation
ruyérienne et mieux mettre en lumière ses difficultés, d’aborder l’organisme par son autre
face, c’est-à-dire par sa dimension mécanique. Celle-ci permet à Ruyer de développer un
finalisme marqué par la lecture de Lucien Cuénot, et par la reprise du thème cartésien du
corps machine.
1. Le corps comme « boîte à outils »
Si Ruyer admet le modèle mécanique du corps, c’est qu’il lui semble non seulement
un moyen efficace de manifester la nécessité d’une finalité dans la nature, mais aussi parce
qu’il lui paraît soutenu par les faits biologiques les plus récents. Ainsi, c’est dans des
travaux de biologistes (largement teintés de philosophie finaliste) que Ruyer va trouver
matière à étayer une interprétation technique ou machinique du vivant, qui pense l’organe,
conformément à son sens étymologique, comme un outil.
Deux ouvrages irriguent sur ce point sa philosophie, tant au niveau des faits concrets
que de leur interprétation. Le premier est le petit livre du biologiste Lucien Cuénot intitulé
Invention et finalité en biologie, publié en 1941.1 Le second est un ouvrage de la biologiste
Andrée Tétry intitulé Les outils chez les êtres vivants, qui est le prolongement direct du
premier.2 Le livre de Cuénot n’importe pas seulement pour les faits biologiques qu’il
renferme, ni même pour l’interprétation qu’il en donne, mais aussi et peut-être avant tout
1 CUÉNOT, Lucien, Invention et finalité en biologie, Paris, Flammarion, 1941. Cuénot était une figure de la faculté de Nancy, où il occupa la chaire de zoologie de 1898 jusqu’à sa retraite en 1937. Voir COURRIER, Robert, Notice sur la vie et les travaux de Lucien Cuénot, Paris, Palais de l’Institut, 1952.
2 TÉTRY, Andrée, Les outils chez les êtres vivants, Paris, Gallimard, 1948.
89
pour son caractère programmatique. Il esquisse en effet dans cet ouvrage le cadre dans
lequel devrait s’inscrire une philosophie soucieuse de biologie, qui produirait les concepts
nouveaux que les faits eux-mêmes imposent. C’est précisément ce cahier des charges que
Ruyer va tâcher de remplir.
1.1 Le programme de Cuénot
Lucien Cuénot est un important biologiste de son temps qui s’est intéressé à la
question de la finalité, sur un mode plus philosophique et à la fin de sa carrière, dans un
petit livre intitulé Invention et finalité en biologie. De nombreuses pages de ce livre
mériteraient d’être ici reproduites en intégralité, tant elles formulent avec clarté le
programme auquel Ruyer lui-même va s’atteler. Tout porte à croire qu’il a vu en Cuénot
son double inversé : c’est un biologiste qui se mêle de philosophie de la vie, il est un
philosophe de la vie qui se nourrit des faits biologiques.3 Ils partagent un même diagnostic
sur l’état de la science et de la philosophie, sclérosées dans un refus a priori de toute
métaphysique et, pour la science, dans un positivisme dogmatique :
[Il] existe à l’étranger un mouvement d’idées (néo-vitalisme) auquel les savants et
philosophes français ne participent guère (...) ; dans notre pays, les naturalistes sont
presque tous des positivistes conformistes, qui considèrent avec dédain ou qui ignorent
tout ce qui ressemble à de la métaphysique, et il est assez rare que nos philosophes aient un
bon fond biologique.4
Notons d’abord qu’on retrouve chez les deux auteurs l’idée que la France, immobilisée
par ces scléroses idéologiques, est en train de manquer le train de la science nouvelle, qui
se déploie au contraire librement à l’étranger. Cette idée d’un « néo-vitalisme » qui
s’élaborerait ailleurs, particulièrement dans un monde anglo-saxon supposé plus libre
3 Ruyer manifeste ici son attachement aux travaux de biologistes “passés” à la philosophie vers la fin de leur carrière, souvent pour tirer de leurs travaux passés une interprétation qui en excède tout à fait la portée proprement scientifique, comme Driesch ou Cuénot, que Piaget considère quant à lui comme des régressions malheureuses (Biologie et connaissance). Ruyer y voit plutôt l’aboutissement naturel de chercheurs honnêtes “contraints” par leurs propres découvertes.
4 CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 6.
90
intellectuellement, formera d’ailleurs la matrice de la Gnose de Princeton - où Ruyer prétend
faire de sa philosophie celle d’une élite internationale de savants fort en avance sur leur
temps.5 Il est permis de supposer que ce tropisme anglo-saxon de Ruyer (qui cite souvent
plus d’auteurs anglais et américains que français ou, a fortiori, allemands) est pour lui une
consolation du succès limité de sa métaphysique dans une France plutôt dominée par le
matérialisme dialectique ou la phénoménologie existentialiste.
Notons ensuite que Ruyer a dû évidemment se reconnaître, ou du moins être
vivement inspiré par cette description du philosophe « ayant un bon fond de biologie »,
qu’il avait déjà à cœur de devenir dans les années d’avant-guerre et que la fréquentation
des biologistes en captivité n’avait fait que renforcer.6 Comment ne pas penser que Ruyer
s’est senti personnellement concerné par les lignes suivantes, qui prolongent cette
description :
(…) peut-être un philosophe trouvera-t-il dans ce livre imparfait quelque document
ou argument intéressant pour la métaphysique biologique, fille de la science. J’expose des
faits positifs, contrôlables, qui m’ont amené — et même contraint — à formuler des
hypothèses que l’on regardera comme extra-scientifiques ; je souhaite, en toute humilité,
qu’on en trouve de meilleures. J’ai voulu aussi attirer l’attention sur un des caractères
singuliers de la Vie : la faculté d’invention ; il ne me semble pas qu’on ait tiré du sujet tout
le suc métaphysique qu’il renferme.7
Cuénot refuse les étiquettes, affirme se tenir à égale distance des mécanistes et des
finalistes8, mais c’est bien à une reconnaissance de la finalité dans la nature qu’il entend
5 RUYER, GP.
6 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8.
7 CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 6‑7.
8 [J]e serai évidemment traité de finaliste par les mécanistes, car j’avoue ne pas pouvoir admettre qu’un œil ou un bouton-pression se soit formé par hasard, sans qu’il y ait eu préalablement plan ou idée d’une fin. Mais je reconnais que l’esprit humain cherche à s’affranchir de ce concept de dessein, que le mécanicisme a toujours fait reculer devant lui les explications finalistes immédiates, que diverses apparences de finalité globale relèvent certainement de rencontres fortuites (...). Je me résigne donc à être taxé de mécanicisme par les finalistes (...). Ibid., p. 6.
91
amener son lecteur, par une longue série de faits qu’il juge sans cela inexplicables. Ruyer
puisera dans ce catalogue nombre de phénomènes biologiques qu’il utilisera à l’appui de
son propre finalisme. Il considère que Cuénot a fait (avec d’autres) la part scientifique du
travail, celle du relevé des faits, et entend produire la « métaphysique biologique » qu’ils
imposent, à la fois « extra-scientifique » et « fille de la science ». Ce vocabulaire de la
contrainte par les faits, qui ne laisseraient en quelque sorte plus le choix et obligeraient
l’observateur non dogmatique à adopter une position finaliste, est d’ailleurs commun aux
deux auteurs.
Ruyer cite aussi à plusieurs reprises le livre de la biologiste Andrée Tétry, disciple de
Cuénot, intitulé Les outils chez les êtres vivants, et lui consacre même une élogieuse
recension.9 Cet ouvrage fait également partie de ceux dans lesquels Ruyer trouve la
collection de faits qui devraient conduire, selon lui, au renversement de la biologie tout
entière et de son arrière-fond mécaniste et anti-finaliste. C’est donc tout naturellement
qu’il reprend à son compte dans sa recension l’exergue du livre, une phrase de Paul Valéry
affirmant : « De petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser les
explications des grands faits. » Il s’agit pour Ruyer de « déchiffrer » ces petits faits qui
contiennent en eux « un nouveau principe d’explication valable pour les grands faits eux-
mêmes ».10 Il s’agit là d’une synthèse parfaitement adéquate de la méthode de notre auteur
concernant les phénomènes de la vie, et pour tout dire d’un aveu remarquable : ce qui
motive le souci minutieux avec lequel Ruyer se penche sur les observations des biologistes,
c’est sa foi dans le caractère authentiquement inexplicable (à l’intérieur d’un cadre
mécaniste) de ce qui est encore inexpliqué. Ruyer traque, collecte, restitue tous les faits qui
résistent aux explications mécanistes standards de la biologie de son temps, afin de susciter
la révolution paradigmatique qui, à son goût, tarde à gagner la biologie. Il ne voit pas non
plus d’inconvénient à concentrer son attention sur de petits faits qui pourraient paraître
anecdotiques. Au contraire, puisqu’il affirme que ces faits précis et facilement
9 RUYER, Raymond, « Compte-rendu : Andrée TETRY, Les outils chez les êtres vivants », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 142, 1952, p. 291‑296. Voir aussi NF, chap. V ; « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 55, no 3, 1950, p. 302‑311.
10 RUYER, « Compte-rendu : Andrée TETRY, Les outils chez les êtres vivants », art. cit., p. 292.
92
représentables sont par là même plus clairs, et qu’il ne procède pas non plus par une
accumulation du plus grand nombre de faits possible (ses exemples biologiques sont
d’ailleurs souvent les mêmes). Il s’agit pour lui au contraire de pousser plus loin la formule
de Valéry : non seulement faire tomber, par l’analyse des petits faits inexpliqués, les
systèmes d’explication qu’ils prennent en défaut, mais encore trouver en eux la véritable
clef d’explication qui remettra sur pied l’édifice détruit.
Comment un finalisme appuyé sur quelques faits inexpliqués pourrait-il résister, si
ces faits venaient à être finalement réduits à des processus physico-chimiques ? On peut
supposer que les faits listés par Cuénot ou Tétry (entre autres) sont assez nombreux à ses
yeux pour pouvoir garder confiance dans l’impuissance de la science positive à les
expliquer tous, quand bien même elle parviendrait à en expliquer certains. C’est du reste
la position de Cuénot lui-même, qui admet que certains de ses exemples trouveront sans
doute une explication mécaniste. Il faut ajouter à cela le caractère indéniablement finalisé
de l’activité humaine qui, en dernier ressort, suffit pour Ruyer à contester l’explication
mécaniste de la nature, qui reviendrait alors à « pousser dans un coin »11 la finalité
(humaine) sans parvenir à la réintégrer dans l’ensemble de la nature, dont elle sort
pourtant.
Sa confiance dans les « petits faits » est de plus appuyée sur l’exemple de la physique,
qu’il considère toujours comme l’exemple de la science qui a su se refonder intégralement
face à des phénomènes que son cadre classique ne permettait plus d’expliquer. Il va
d’ailleurs jusqu’à faire de la physique nouvelle (relativiste et quantique) la réaction à de
« petits faits » expérimentaux, que les physiciens (contrairement aux biologistes) ont eu le
courage de prendre en compte. « L’expérience de la physique tend plutôt à faire prévoir
que la pierre rejetée deviendra la pierre angulaire. »12
11 RUYER, NF, p. 196.
12 Ibid., p. 196‑197. Ruyer donne au même endroit deux exemples : l’expérience de Michelson sur la vitesse de la lumière, et les expériences de Planck sur le rayonnement du corps noir, qui auraient toutes deux forcé à « refaire la physique de fond en comble », et ajoute à propos de ces exemples : « on ne peut s’empêcher de trouver puérile la politique scientifique des biologistes qui s’imaginent qu’ils n’auront pas à bouleverser les cadres mécanistiques de leur science pour y caser l’activité finaliste humaine ». Mais la comparaison est extrêmement problématique, puisqu’elle suppose deux postulats difficilement
93
1.2 L’organe compris comme outil
Ruyer trouve donc dans les deux livres de Cuénot et Tétry une multitude d’exemples
d’outils animaux, que les deux biologistes présentent par analogie avec leurs homologues
artificiels : on trouve ainsi dans le règne animal « ventouses », « pinces », « pièges »,
« appareils de plongée », etc. L’ouvrage d’Andrée Tétry lui-même aurait pour origine, écrit-
elle, l’affirmation de Cuénot selon laquelle l’inventeur du bouton-pression, un gantier,
avait eu pour prédécesseurs des crabes et des céphalopodes. Comme dans le cas de la
comparaison corps-machine, l’assimilation de l’organe à un outil doit servir à mettre au
jour le finalisme caché d’une biologie mécaniste fondée sur la notion d’organe. Elle est
d’autant plus importante que si le corps n’est une machine que par analogie, comme nous
le verrons, l’organe quant à lui est parfaitement assimilable à l’outil.
Le mot « organe » dit exactement la même chose, en grec, que le mot « outil » ou
« ustensile » en latin ; plus pédant par son origine, il est plus faible que son synonyme, et
dit moins bien ce qu’il veut dire. Un « organisme » c’est, littéralement, une boîte d’outils,
mais l’on n’y songe guère. C’est pourquoi les biologistes de foi mécaniste solide, qui ne
voudraient pas parler d’outils chez les êtres vivants, parlent très volontiers d’organismes
et d’organes, sans s’apercevoir qu’ils emploient ainsi un vocabulaire finaliste et que,
logiquement, ils devraient parler plutôt de « masses cellulaires » ou d’« amas de
molécules ». Remplacer le mot « organe » par le mot « outil » a l’avantage de souligner
l’illogisme.13
Là où de nombreux biologistes insistent sur les limites et les dangers des termes et
des métaphores qu’ils emploient par commodité, Ruyer choisit d’y voir plus qu’une
métaphore : la métaphore révèle la réalité et c’est au contraire cette insistance des
biologistes sur de tels dangers qu’il faut voir comme le signe de leur mauvaise foi. « Il est
caractéristique, écrit-il par exemple, que la thèse de Cuénot-Andrée Tétry, l’assimilation
justifiables : 1) l’existence au sein de la biologie de débats entre des paradigmes concurrents, dont l’un serait le finalisme, et 2) la possibilité pour le finalisme d’être un mode d’explication scientifiquement acceptable, alors que son rejet est inhérent à la méthode scientifique elle-même.
13 RUYER, « Compte-rendu : Andrée TETRY, Les outils chez les êtres vivants », art. cit., p. 292.
94
de l’organe et de l’outil, passe aujourd’hui pour finaliste d’inspiration. À juste titre. »14 Ce
qui apparaît aux biologistes matérialistes comme l’abus d’une métaphore commode, mais
approximative apparaît au contraire à Ruyer comme la vérité du mécanisme : il est
inséparable de la finalité, parce qu’il implique des structures adaptées à une fonction, ce
qui suppose nécessairement pour lui une forme de connaissance préalable de la fonction à
remplir. C’est qu’il identifie largement le mécanisme à ce qu’il était pour les cartésiens de
l’âge classique : un fonctionnement par chocs et poussées, dans lequel des fragments
d’étendue inertes se meuvent les uns les autres « de proche en proche », et supposés de
plus dans la biologie moderne être produits par le hasard. Le texte ci-dessus montre à quel
point Ruyer associe le mécanisme à une explication par le hasard, associant celle-ci à un
monde totalement dépourvu de sens. Si les vivants ne sont pas des monstres, mais des êtres
complexes adaptés à la vie et capables de remplir une multitude de fonction, s’ils sont
téléonomiques au sens de Monod15, cela suffit à affirmer qu’ils ne sont pas le fruit du hasard,
donc du mécanisme.
1.3 De la fonction à la finalité
Chez Cuénot, l’emploi des termes d’outil et d’invention ne se fait pas tout à fait sans
précaution, et il affirme lui-même définir l’outil « par le but atteint et non par son mode de
formation ».16 Par le but atteint, c’est-à-dire par l’adaptation observable de la forme de
14 RUYER, NF, p. 26.
15 Monod nomme « téléonomie » l’adaptation de fait des organismes à la vie, et l’impossibilité de les penser sans les référer aux fonctions vitales pour lesquels ils sont adaptés. Mais cette téléonomie n’est qu’une apparence de téléologie, puisqu’elle est le produit de mutations aveugles accumulées par la sélection naturelle. Chez Cuénot et Ruyer, l’adaptation ou « finalité de fait » conduit au contraire à une téléologie métaphysique, et le mécanisme est souvent assimilé à une explication fallacieuse par le hasard. « Au contraire, si l’on donne un contenu positif à l’idée de causalité, il est aisé de voir qu’elle implique finalité au sens large du mot, c’est-à-dire action unifiée d’un ensemble vraiment un et se comportant comme un tout et non comme une somme (…). La finalité ainsi comprise ne s’oppose pas à la causalité efficiente, mais au hasard, notion négative n’ayant pour contenu que l’idée de la juxtaposition ou de l’interférence de deux causalités vraies. » RUYER, « Parallélisme et spiritualisme grossier », art. cit., p. 126.
16 « On rencontre à chaque instant chez les plantes et les animaux des organes ou appareils plus ou moins compliqués qui représentent incontestablement des buts ou fins atteints d'une façon parfaite ; exemples : parachute des fruits de Composées, ailes d'Insecte, d'Oiseau ou de Chauve-Souris, appareils de saut, rame, ancre, crochets, ventouses, scie, lime ou râpe, vrille, pince, bouton-pression, bascule, filet et engins de pêche, éjecteur, pile électrique, appareils d'éclairage, cloche à plongeur, flotteur, brosse,
95
l’organe et de sa fonction, par exemple de la forme de la pince du crabe et de sa fonction
de saisie ou de broyage.
Cette définition de l’organe comme « ce qui permet de remplir une fonction (pour
l’organisme) » mène tout droit à l’assimilation de l’organe et de l’outil, qui peut se définir
de la même manière. On peut toutefois remarquer que Cuénot n’est pas vraiment fidèle à
son principe, quand il prétend définir l’outil « par le but atteint et non par son mode de
formation ». Ce qu’il veut dire, c’est qu’on peut comprendre l’organe comme l’outil à la
lumière de sa fonction, indépendamment du fait qu’il ait été fabriqué par l’homme ou
produit par la nature. On peut comprendre aussi bien l’adaptation de la configuration et de
la fonction dans le cas d’une pompe hydraulique ou dans le cas du cœur, dans le cas d’un
scaphandre ou dans celui de la cloche de plongée de certaines araignées, et la téléologie
peut avoir ici un rôle heuristique. Mais Cuénot opère du même mouvement un glissement
nettement plus contestable, qui revient bien à définir l’organe, au même titre que l’outil,
par un mode de formation : l’invention en vue d’une fin, ou d’une fonction préalablement
représentée. S’il écarte comme accidentelle la fabrication par la main humaine, c’est pour
mieux assimiler dans les deux cas la formation à une invention finalisée, et son « excuse »
ne tient pas : définir la fonction comme un « but atteint », c’est se donner d’emblée ce qu’il
s’agit de démontrer.
On observe chez Ruyer la même assimilation de l’organe à un outil, avec la même
conséquence : si les deux sont assimilables en ce qu’ils remplissent une fonction, ils le sont
boîte à couvercle, rail et rainure de guidage, tenon à mortaise, canule à injection, gaz toxiques, instruments de musique, etc. C'est ce que l'on traduit en disant qu'il y a chez l'être vivant une finalité de fait ou de réalisation, constatable empiriquement. Je voudrais dès maintenant aller au-devant d'une critique possible : l'outil humain est finalisé et révèle une intelligence créatrice ainsi qu'un travail d'artisan ; or, si j'emploie des noms d'outils pour des organes simples de vivants, comme ceux que je viens d'énumérer, et celui d'invention pour leur apparition chez un type donné, n'est-ce pas, par une sorte de jeu de mots, préparer une confusion favorable à la thèse d'une finalité intentionnelle ? Mais comment pourrais-je dire autrement ? Une pince de Crabe est tout de même une pince, une mâchoire de Sangsue une scie, une radula de Natice une râpe ! Je définis l'outil, comme on le fait effectivement dans la vie quotidienne, par le but atteint et non par son mode de formation ; c'est mon excuse pour l'emploi du terme invention, tandis que celui d'apparition n'exprime que le fait concret. » CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 40‑41.
96
aussi dans leur mode de formation, qui relève de l’invention finalisée. Ruyer va plus loin et
écrit par exemple :
Outils et organes sont interchangeables, vicariants. Les uns comme les autres
supposent sens et finalité, aussi bien dans leur construction et constitution que dans
leur emploi.17
Une telle affirmation suppose un raisonnement doublement problématique.
Premièrement, Ruyer assimile ici organe et outil au point de vue de leur « construction »,
comme Cuénot dans le texte précédent, mais de manière plus assumée. Mais l’organe pour
Ruyer est aussi assimilable à l’outil, c’est-à-dire à un instrument supposant une conscience
qui vise des fins, en ce qu’il admet plusieurs usages et remplit plusieurs fonctions. Il y a là
un raisonnement quasiment inverse du précédent : d’abord l’adaptation parfaite de
l’organe à sa fonction manifestait la finalité de son invention, et maintenant le fait qu’un
organe ne soit pas cantonné à une seule fonction manifeste également la finalité naturelle.
Certes, il s’agit dans le premier cas de la formation de l’organe, et donc de la conscience
primaire organique, celle qui préside au développement de l’embryon, tandis que le second
cas renvoie au comportement du vivant qui utilise l’organe, et le détourne éventuellement
de sa fonction initiale. Il n’en reste pas moins que Ruyer semble convoquer tour à tour à
l’appui de son finalisme la rigidité de l’animal-machine (un organe, une configuration, une
fonction) et la souplesse d’une nature créatrice et capable d’adaptation, qui ne serait pas
contrainte par la configuration de ses organes. Une telle distinction entre la finalité comme
conception et configuration orientée vers un seul but, et l’adaptation souple du vivant a
été bien vue par Canguilhem lorsqu’il écrit :
On dirait volontiers qu’il y a plus de finalité dans la machine que dans l’organisme, parce
que la finalité y est rigide et univoque, univalente. (…) Plus la finalité est limitée, plus la
marge de tolérance est réduite, plus la finalité paraît être durcie et accusée. Dans
17 RUYER, NF, p. 20.
97
l’organisme au contraire, on observe — et ceci est trop connu pour que l’on y insiste — une
vicariance des fonctions, une polyvalence des organes.18
Ruyer semble bien jouer tour à tour sur ces deux types de finalité. Cette difficulté est
la conséquence directe de la tension qui habite la conception ruyérienne de l’organisme,
qu’il veut penser à la fois comme machine fonctionnante et comme unité consciente. Ces
deux aspects apparemment incompatibles du corps vivant sont réunis chez Ruyer par une
double finalité qui encadre le fonctionnement de la machine vivante : en amont, la finalité
nécessaire à l’invention et à la formation d’une telle machine, qui ne saurait apparaître au
hasard ; en aval, la finalité dans l’usage que l’être vivant fait de ses organes-outils. Si le
comportement découle bien de la configuration des organes, ce n’est pas parce que celle-ci
le détermine, mais parce que le comportement continue l’activité finalisée qui a formé ses
organes, non plus en inventant leur forme, mais en leur inventant des usages.
Les possibilités d’un être vivant sont donc encadrées par la configuration de ses
organes, mais celle-ci ne le détermine pas comme les rouages d’une montre déterminent
entièrement son fonctionnement. Ce point est essentiel puisque l’homme, pour Ruyer, ne
se distingue pas des bêtes par l’invention d’organes particuliers, mais par le détournement
d’organes formés pour la vie biologique vers d’autres usages (par exemple, le larynx et la
langue utilisés pour la parole). Ce phénomène de détournement d’un organe existant, que
les biologistes nomment aujourd’hui exaptation, n’est donc pas considéré par Ruyer
comme le signe du « bricolage » tâtonnant que constituerait l’évolution du vivant, mais
comme le signe d’une conscience qui dominerait ses outils après les avoir formés.19
18 CANGUILHEM, Georges, « Machine et organisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1965], p. 150.
19 L’idée de l’évolution comme « bricolage » a été développée par JACOB, François, « Evolution and tinkering », Science, vol. 196, no 4295, 1977, p. 1161. Le terme d’exaptation a été proposé par GOULD, Stephen Jay et VRBA, Elisabeth S., « Exaptation—a Missing Term in the Science of Form », Paleobiology, vol. 8, no 1, Cambridge University Press, 1982, p. 4‑15.
98
2. Le corps comme machine
2.1 Formation et fonctionnement
Comment concevoir la coupure, au sein d’un même organisme, entre cette conscience
formatrice et les organes-outils qu’elle se donne ? C’est pour répondre à cette question que
Ruyer élabore l’opposition de la formation et du fonctionnement, qui va structurer
durablement sa conception du vivant. C’est en effet l’une de ses thèses fondamentales :
« Une formation est irréductible à un fonctionnement. »20 Le fonctionnement est le jeu,
l’interaction de structures déjà formées, déductible entièrement à partir de ces structures :
celui qui connaît entièrement la structure d’une bicyclette peut en déduire tous les
mouvements dont elle est capable, et prédire exactement l’effet qu’aura sur l’ensemble le
fait d’appuyer sur les pédales, d’actionner le frein arrière, ou de presser la sonnette. La
structure est donc l’organisation actuelle, au sens de « ce qui est organisé », et s’oppose en
cela au désordre qui caractérise les simples agrégats (un tas de sable ou un nuage). La
formation en revanche est apparition d’une structure là où il n’y en avait pas, ou une
transformation telle que la structure nouvelle ne pouvait être déduite de l’état initial. C’est
l’organisation processuelle, active : le fait d’organiser quelque chose. Ainsi la fabrication
d’une bicyclette à partir d’éléments épars, à fortiori l’invention de la bicyclette et la
fabrication d’un prototype (par opposition à la simple reproduction d’un modèle standard)
est une formation et non un fonctionnement. L’articulation des deux paraît simple : le
fonctionnement sera la résultante des structures produites par la formation, qui est donc
première logiquement et chronologiquement.
L’usine qui fabrique des gouttières par emboutissage « fonctionne », une fois montée, mais
le montage de la chaîne de fabrication n’a pu être le résultat d’un fonctionnement. Il a dû
être une organisation, une formation vraie.21
Le recours constant à des exemples tirés de l’ingénierie humaine n’est pas un hasard, il
témoigne de la profonde solidarité qui relie chez Ruyer la technique et la vie, et son
20 RUYER, GFV, p. 11.
21 Ibid., p. 13.
99
attachement au modèle du corps vivant comme machine. Tout comme la bicyclette ou
l’usine montée, un organisme adulte « fonctionne » selon des lois causales prévisibles, ce
que manifestent les succès de la biologie explicative. Mais tout comme l’usine ou la
bicyclette, il reste à en expliquer la formation, absolument irréductible à un fonctionnement
puisqu’elle implique apparition de structures et non mouvement ou déploiement de
structures préexistantes.
Pour Ruyer, la formation est la grande oubliée de la biologie mécaniste, qui cherche (en
vain, d’après lui) à tout réduire à un fonctionnement, même si celui-ci n’est plus mécanique
au sens des automates du XVIIème siècle, mais physico-chimique. Une fois la machine posée
et décrite entièrement, le plus dur reste à faire : expliquer son apparition, sa formation.
Celle-ci est en fait d’autant plus mystérieuse que le résultat final est « machinique ». C’est
pourquoi Ruyer peut ouvrir sa Genèse des formes vivantes sur ce constat : « Si la morphologie,
avec la physiologie du fonctionnement, est la partie facile de la science classique, la
morphogenèse présente au contraire le maximum de difficulté et même de mystère. »22
Nous avons là la structure essentielle de la biologie ruyérienne : le développement
embryonnaire ou morphogenèse constituera le paradigme de la formation, tandis que la
physiologie de l’organisme adulte sera celui du fonctionnement. La morphologie n’est pas
une véritable science des formes pour Ruyer, mais une science des structures, elle
appartient en cela au deuxième genre de science, qui ne traite pas d’êtres réels, mais
d’interactions entre des éléments déjà constitués (ici entre des organes, des os, des
tendons…). Toute forme véritable est activité formatrice : ce n’est donc pas à l’existence
d’une structure organisée qu’on reconnaît l’être doué de forme, mais au fait qu’il se forme
et maintient activement la forme qu’il s’est donnée. Le développement embryonnaire, mais
aussi tous les phénomènes de régénération, de métamorphose, de reproduction et
l’ensemble du système nerveux seront ainsi rangés du côté de la formation. La simplicité
de la distinction morphologie - morphogenèse est donc en réalité assez vite battue en
brèche, et c’est finalement la quasi-totalité des processus biologiques qui devra ménager
une place à l’action efficace de la conscience. La découverte d’un mécanisme nouveau
22 Ibid., p. 8.
100
pourra être versée au compte du fonctionnement, mais ne remettra jamais en cause la
nécessité de faire intervenir des processus de formation consciente.
❖ Force motrice et force formatrice
La distinction ruyérienne de la formation et du fonctionnement rappelle la distinction
formalisée par Kant, dans la Critique de la faculté de juger, sous les termes de force motrice
et force formatrice.
Un être organisé n’est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a
exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu’il
communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise) : c’est donc une force
formatrice qui se propage et qui ne peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur
(par le mécanisme).23
On trouve dans ce passage et chez Ruyer la même volonté de distinguer le vivant de la
machine, et même de partir de la machine, mieux connue et plus simple, pour faire du
vivant un automate supérieur à toutes les machines humaines, une sur-machine, ou de la
machine un vivant imparfait. L’organisme est en effet conçu, non comme absolument
différent de la machine, mais comme l’intégration de la machine, du concepteur et du
constructeur en un seul être qui se construit, se meut et se répare lui-même. La technique
humaine est caractérisée par la séparation de l’ingénieur, du constructeur et du réparateur,
représentant la triple opération d’invention, de production et de réparation, d’avec la
machine elle-même. Mais, en opposition ouverte à Kant, Ruyer affirme la réalité de la
finalité au-delà du jugement subjectif que l’on peut porter sur la nature. On pourrait dire
de Ruyer qu’il cherche à conduire aussi loin que possible cette distinction des forces
formatrice et motrice au sein du vivant, distinction qui recouvre celle de la philosophie de
la vie et de la biologie positive. À celle-ci, il faut accorder une certaine efficacité dans la
description des mécanismes causaux qui dirigent les processus vitaux : c’est qu’elle décrit
23 KANT, Emmanuel, Kritik der Urteilskraft [1790], §65, Ak. V, p.374, trad. fr. A. RENAUT, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion (GF), 2015, p. 366.
101
correctement le fonctionnement des organismes. Mais c’est au philosophe, du moins tant que
la science biologique n’aura pas changé résolument de paradigme, que revient la tâche de
mettre en évidence l’excès de la vie sur le fonctionnement, et la nature fondamentalement
psychique de la formation.
Cela éloigne définitivement Ruyer de Kant, et le classe dans la catégorie kantienne du
« réalisme de la finalité » :
Le réalisme de la finalité de la nature est en outre soit physique, soit hyperphysique. Le premier
fonde les fins aperçues dans la nature sur l’analogon d’un pouvoir agissant
intentionnellement, à savoir la vie de la matière (vie présente en elle ou introduite par un
principe vivifiant interne, une âme du monde), et il s’appelle l’hylozoïsme. Le second dérive
les fins du fondement originaire de l’univers conçu comme un être intelligent
(originairement vivant) produisant de façon intentionnelle, et il s’agit du théisme.24
Notons dès à présent qu’il est difficile de classer Ruyer dans l’un de ces deux types de
réalisme, et que son œuvre est en tension constante entre un réalisme « physique », qui
insiste sur l’immanence de la conscience primaire, et un réalisme « hyperphysique », qui
rapporte l’action de la conscience aux thèmes-Idées de l’entendement divin. Quoi qu’il en
soit, il condamne sévèrement la tentative kantienne de rapporter la téléologie au jugement
réfléchissant, une telle approche de la finalité n’étant pour lui qu’un flatus vocis. Il
rapproche Kant des organicistes, auxquels il adresse la même critique :
Il est certain que la théorie de Kant a fortement influencé les organicistes ultérieurs.
L’explication mécaniste est universellement valable et exhaustive ; mais le jugement
téléologique aussi est toujours légitime, bien qu’il ne soit que réfléchissant, car « la nature
présente visiblement une unité finale d’intention ». Kant admet fort bien que l’on médite
pieusement, comme Fénelon, sur l’harmonie de la nature (…). Par contre, il n’admet pas que
l’on fasse intervenir la finalité comme une cause particulière dans l’explication de la formation
ou du comportement d’un organisme vivant. »25
24 KANT, Emmanuel, Kritik der Urteilskraft [1790], §72, Ak. V, p.392 ; trad. fr. Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 386.
25 RUYER, NF, p. 228. Nous soulignons.
102
Dans ce texte de Néo-finalisme, le parti est pris non seulement du primat ontologique de la
forme, acquis depuis l’avant-guerre, mais de son efficacité réelle et constatable. De plus, il
ne s’agit pas seulement d’une finalité d’ensemble : on peut faire intervenir la finalité
comme « cause particulière dans l’explication » des phénomènes de la vie. Ruyer
condamnera ainsi toujours plus vivement les faux finalistes, qui n’ont pas le courage
d’assumer les conséquences de leur position et cherchent à concilier l’inconciliable. Il
rejette aussi fermement et dans la même page le « vitalisme physique » de Claude Bernard.
On aurait pourtant pu croire leurs doctrines proches, à la lecture de certaines formules
bernardiennes :
Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n’est point la formation du corps animal, en
tant que groupement d’éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale.
(…) ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n’appartient ni à la chimie, ni
à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout
germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation.26
Ruyer pourrait fort bien souscrire à une telle formule. Mais là encore, les efforts
considérables et parfois contradictoires de Claude Bernard pour enlever toute efficacité
réelle à cette « idée directrice » n’en font qu’une théorie vide, incapable d’assumer la
dimension métaphysique et finaliste nécessaire à l’interprétation des faits biologiques.
La force formatrice n’est donc pas un simple ajout à la liste des forces naturelles, au même
titre que la force gravitationnelle ou les forces électromagnétiques. C’est une cause
réellement agissante. Mais en basculant tout ce qui est de l’ordre de la force formatrice du
côté de la conscience finalisée, il dépouille pour ainsi dire le monde physique de tout ce qui
n’est pas la cause motrice, c’est-à-dire le fonctionnement mécanique par chocs, poussées,
engrenages ou ressorts. Ce basculement est crucial, parce qu’il condamne définitivement
Ruyer à ne plus pouvoir penser le matérialisme que sous sa forme la plus classique, c’est-à-
dire en fait celle du mécanisme de Descartes, celle de l’horloge et de l’automate du XVIIème
siècle. En admettant la conception cartésienne du mécanisme, surtout dans son application
26 BERNARD, Claude, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, 2ème partie, ch. II, §1, édition numérique de l’UQAC, p.91. On trouve cette citation et plusieurs autres dans l’ouvrage de Cuénot cher à Ruyer : Invention et finalité en biologie, op.cit., p.31-32. Cuénot y classe Claude Bernard parmi les biologistes finalistes.
103
au corps organisé, il va ainsi se retrouver dans une situation similaire à celle de Descartes :
devoir expliquer la genèse d’une machine sans mécanicien. Son intérêt pour la
morphogenèse découle logiquement de sa conception de l’organisme adulte comme totalité
fonctionnant mécaniquement. En effet, un fonctionnement n’est par définition rien que le
mécanisme ne puisse expliquer : il suffit de décrire les structures des organes pour
expliquer leur action et leurs interactions. Le problème crucial devient alors : comment
expliquer l’apparition de telles structures qui, là encore par définition, ne peuvent agir et
interagir qu’une fois entièrement constituées ? Ainsi, c’est au fond en des termes hérités
de Descartes que Ruyer entend le combattre.
2.2 L’héritage cartésien
La biologie mécaniste de Descartes apparaît comme caractéristique du basculement, décrit
par Hans Jonas, d’une ontologie de la vie vers une ontologie de la mort, une ontologie dans
laquelle l’inerte est premier, où la vie n’est plus une évidence, mais un mystère à expliquer.
À ce titre, il semblerait naturel de faire de Descartes l’adversaire principal de Ruyer, qui
entend renouer avec une conception finaliste du vivant. C’est à Descartes et aux cartésiens
classiques que l’on pense immédiatement en lisant les attaques féroces de Ruyer à
l’encontre d’un mécanisme qui prétend expliquer tout phénomène vital « par chocs et
poussées » et bannir toute explication par les causes finales. Rien de plus anti-finaliste, à
première vue, que les comparaisons célèbres de Descartes entre les animaux et les horloges,
ou les automates :
Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne
pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi
qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous
l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent
en cela comme des horloges.27
Pourtant, comme nous avons entrepris de le montrer, les choses ne sont pas si simples et
Ruyer ne peut échapper à son héritage cartésien. Loin de rejeter entièrement le modèle de
27 DESCARTES, René, « Lettre au marquis de Newcastle » du 23 novembre 1646, AT IV, p.575. Orthographe modernisée.
104
l’animal-machine, il entend plutôt le faire sien tout en révélant sa vraie nature, son envers
finaliste. C’est pour cette raison qu’il ne lui est pas possible de faire simplement retour au
paradigme de « l’ontologie de la vie », celui du « panpsychisme primitif » dans lequel
« l’âme inondait le tout de l’existence ».28
Il nous faut faire un détour par la double biologie de Descartes, dans laquelle la double
biologie de Ruyer prend ses racines. En effet, la solution apportée par Ruyer est
directement dépendante de sa manière de poser le problème, et cette manière de le poser
remonte précisément à Descartes, qui n’a pas su d’ailleurs le résoudre. « Un problème
spéculatif est résolu dès qu’il est bien posé, écrit Bergson. J’entends par là que la solution
en existe alors aussitôt, bien qu’elle puisse rester cachée et, pour ainsi dire, couverte : il ne
reste plus qu’à la découvrir. »29 Nous voudrions montrer que Ruyer ne prétend pas inventer
le problème au sens de Bergson, mais reprendre un problème laissé irrésolu par toute la
tradition depuis Descartes, et montrer que la solution était en effet déjà là, mais cachée et
encore à découvrir : en cela il ne combat pas Descartes et les mécanistes, mais entend pour
ainsi dire les révéler à eux-mêmes comme finalistes.
❖ Les deux biologies de Descartes
Comme l’a montré avec précision André Pichot dans son Histoire de la notion de vie30, on ne
peut comprendre les conceptions biologiques post-cartésiennes qu’à partir d’une dualité
qui traverse la biologie de Descartes lui-même. On trouve en effet chez lui deux discours
sans doute irréconciliables sur la vie. Du point de vue de l’organisme adulte, elle est décrite
comme le fonctionnement bien huilé d’un ensemble de parties interdépendantes, dans
lequel chaque organe-outil — rouage, crochet, poulie ou cornue — est à sa place et joue son
rôle. C’est le modèle dit de « l’animal-machine », qui a été reçu par les successeurs de
28 JONAS, « La vie, la mort et le corps dans la théorie de l’être », art. cit., p. 19. Ruyer écrit : « La biologie n’est pas séparable des sciences compréhensives », mais ajoute immédiatement : « Certes, le gros œuvre en reste de l’ordre de l’explication. » NF, p.24 29 BERGSON, Henri, « Introduction (Deuxième partie) », in La pensée et le mouvant, Paris, P.U.F., 2009 [1938], p. 51. 30 PICHOT, André, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, chap. V‑VI, notamment pp.395-396.
105
Descartes comme le paradigme du mécanisme. C’est ainsi qu’il décrit dans le traité sur
L’homme sa machine humaine :
Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme
tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non
seulement il lui donne au-dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi
qu’il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle
mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être
imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.31
Il importe de rappeler que Descartes ne prétend pas ici décrire l’homme lui-même, mais un
automate capable de réaliser toutes les fonctions essentielles de la vie. Il s’agit donc
d’approcher la description du corps humain par la meilleure analogie disponible, en
l’occurrence celle de l’automate. Ce modèle mécanique est censé être la clef
d’interprétation, la grille de lecture qui permettra de déchiffrer le cryptogramme du corps
vivant. Comme le montre François Duchesneau, Descartes n’est pas dupe de l’insuffisance
de son analogie, mais il y a recours à titre de meilleur substitut à une déduction en bonne
et due forme.32 Là où il n’est pas possible de déduire a priori la constitution du corps réel de
l’homme à partir de principes simples (bien que cela soit en droit possible), il faut bien
constater le corps tout fait et proposer un modèle mécanique qui coïncide, autant que
possible, avec ce corps réel, afin de montrer que l’explication des fonctions vitales en
général peut se faire à l’aide des seuls principes mécaniques. Ces précautions
méthodologiques cartésiennes ne seront toutefois pas toujours observées par des
successeurs moins prudents, et quoi qu’il en soit de son statut épistémologique chez
Descartes, le modèle de « l’animal-machine » va structurer durablement le champ de
l’étude du vivant.
Le vivant est donc conçu par Descartes à partir des animaux supérieurs (en l’occurrence et
presque exclusivement, de l’homme) comme un corps organisé capable de remplir des
fonctions déterminées grâce à la disposition, à la configuration et à l’interaction de ses
parties. Le détour par l’action divine dans le traité de L’homme, fût-il seulement un
31 DESCARTES, René, L’homme, AT XI, p. 120. Orthographe modernisée. 32 DUCHESNEAU, François, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Paris, Vrin, 1998, p. 45 sq.
106
expédient, permet de présenter un corps « tout fait », dont le fonctionnement s’explique
par l’ordre et la configuration des organes. Quoique l’ordre de complexité soit largement
supérieur, la légalité qui préside aux fonctions du corps est du même ordre que celle qui
régit les mouvements du moulin ou de l’horloge. Mais cette reconstruction a posteriori
souffre d’un défaut constitutif : elle se donne nécessairement le corps entièrement formé,
puisqu’elle part des fonctions réelles de l’être vivant adulte pour en proposer un modèle
mécanique. Dans le langage ruyérien, c’est se contenter de la morphologie, partie facile de
la biologie, sans se soucier de la morphogenèse – remplacée par l’intervention divine. La
forme, la disposition, l’interaction des organes y est essentielle, et la machine ne peut
fonctionner qu’une fois entièrement construite. Il faut donc chercher les moyens de rendre
compte de la formation de l’organisme, de son développement depuis les particules de la
semence jusqu’à cette machinerie constituée.
S’il est vrai que sa théorie du vivant est « incontestablement la plus “romanesque” de sa
physique », comme l’écrit Duchesneau, et le lieu d’une « audace spéculative (...) extrême »,
la tentative cartésienne d’explication de l’embryogenèse est sans doute le paroxysme de
cette audace.33 Descartes y décrit une véritable auto-organisation de la matière, une
épigenèse qui ne fait intervenir ni modèle ni horloger, mais le seul jeu des éléments
matériels se liant, s’assemblant, se poussant d’eux-mêmes du seul fait de leur constitution
élémentaire et des lois physiques. Il dépeint dans sa Description du corps humain une sorte
de fermentation dans laquelle les fluides indifférenciés des semences produisent un nouvel
être organisé par de simples processus physiques :
[La semence des animaux] semble n’être qu’un mélange confus de deux liqueurs, qui
servant de levain l’une à l’autre, se réchauffent en sorte que quelques-unes de leurs
particules, acquérant la même agitation qu’a le feu, se dilatent, et pressent les autres, et par
ce moyen les disposent peu à peu en la façon qui est requise pour former les membres.34
Descartes poursuit en décrivant les étapes de cette épigenèse : la chaleur produit une
agitation des particules, qui cessent d’être toutes semblables et commencent à s’associer, à
33 Ibid., p. 46.
34 DESCARTES, René, Description du corps humain, AT XI, pp. 253-254. Orthographe modernisée.
107
former un noyau qui résiste au mouvement des autres particules et qui sera le cœur, à
former un flux circulaire qui donnera naissance à la circulation sanguine, etc. Ici les
organes ne sont plus pensés comme des outils adaptés à la réalisation de fonctions, mais
comme le simple résultat d’une interaction de particules aveugles et sans but.
C’est dans cette auto-organisation épigénétique qu’il faut voir, affirme Pichot, le véritable
mécanisme. Le modèle de l’animal-machine, que l’on juge à tort mécaniste en ce qu’il
fonctionne selon des lois mécaniques, relève en effet d’une conception irréductiblement
finaliste de la vie, dans la mesure où chaque organe est conçu en vue de tous les autres
comme en vue de la fonction qu’il a à accomplir dans le corps, ce qui conduit Descartes à la
recherche du grand horloger capable de produire des instruments aussi bien adaptés à leur
fonction. « En effet, l’animal-machine, doté d’organes fonctionnant mécaniquement, est
une structure assez rigide (...). Le fonctionnement de l’organe nécessite alors que celui-ci
soit déjà constitué, et bien constitué ».35 L’épigenèse radicale destinée à rendre compte de
la formation de la machine vivante est en fait radicalement incompatible avec la notion
même d’un corps-machine : on ne voit pas comment le jeu mécanique aveugle des
particules de matière pourrait produire des organes adaptés à une fonction, cette fonction
étant ultimement ce qui rend raison de la forme et de la disposition des organes. On peut
voir dans le recours au « roman philosophique » du traité De l’Homme et à son automate
créé directement par Dieu l’aveu de cette incompatibilité, ou du moins de l’impuissance de
Descartes à faire advenir son homme-machine par la simple auto-organisation des
particules.
Cette théorie de la reproduction et du développement embryonnaire reste chez Descartes
à l’état d’ébauche, mais on trouve déjà dans l’irréductibilité de ces deux voies : l’animal-
machine fonctionnant d’une part, la formation épigénétique d’autre part, la structure du
problème de la vie tel qu’il se pose aux successeurs de Descartes en général, mais aussi à
Ruyer, dont toute la philosophie du vivant peut être lue comme une tentative pour concilier
ces deux pans de la biologie cartésienne.
35 PICHOT, Histoire de la notion de vie, op. cit., p. 386.
108
En effet, comme le montre encore Pichot36, toute la pensée post-cartésienne hérite de ce
problème et les auteurs seront forcés de choisir un camp. Les uns se revendiqueront
mécanistes (à tort, pour Pichot) : ils adopteront l’animal-machine et rejetteront
l’épigenèse, remplacée par la théorie de la préformation et de l’emboîtement des germes.
Un corps-machine dépendant de son organisation pour vivre semble en effet exiger que
l’organisation précède le développement, qui n’est alors plus qu’un déploiement. Ce sera
par exemple le cas de Swammerdam, de Malebranche, ou encore de Bonnet. Les autres
s’attaqueront à ce mécanisme « machinique », considéré comme une négation de la vie, et
prôneront l’auto-organisation du vivant, soit de façon purement mécanique (Needham),
soit en raison de propriétés spécifiques de la matière vivante (Maupertuis, Buffon), soit
sous l’action d’une âme ou d’un principe vital (Stahl, Bichat et les vitalistes). La biologie
moderne qui naît avec Lamarck, Claude Bernard et Darwin cherchera à son tour à résoudre
ce problème, laissé largement ouvert par la confusion des pensées de la vie du XVIIème et
XVIIIème siècle.
2.3 Le sens caché de l’animal-machine
Ceci posé, nous voudrions maintenant montrer comment Ruyer s’inscrit lui-même dans
cette problématique. Nulle allusion chez lui à l’embryologie cartésienne, qu’il ignore peut-
être : la thèse de Pichot s’en trouverait plutôt renforcée, puisque cela signifierait qu’à
travers la fréquentation des biologistes de son temps, de Kant, de Cournot et de Bergson, il
a été conduit à ce même problème qui structure toute l’histoire de cette science. En
revanche, la référence au corps-machine est dans sa pensée à la fois constante et
structurante. Donnons-en un exemple caractéristique :
Les dents sont des appareils broyeurs, l’estomac une cornue et un mélangeur automatique.
(...) l’organisme est précisément un ensemble d’organes qui ressemblent, malgré leur
complexité très supérieure, à tout l’outillage de l’industrie humaine. Mais un sens domine
tout cet arsenal, comme l’esprit de l’homme domine tout son outillage.37
36 Ibid., p. 388 sq., particulièrement pp.395-396. 37 NF, pp. 22-24
109
Ruyer, malgré ses critiques du mécanisme, n’a aucune difficulté à faire sienne une
telle vision de l’organisme, et ce pour au moins deux raisons. La première est la nécessité
de ménager une place à la science mécaniste, qui a depuis Descartes fait la preuve de son
efficacité. Mais cette concession apparente n’en est pas vraiment une. L’efficacité du
modèle de l’animal-machine est au contraire un appui précieux pour une philosophie
finaliste, car c’est un modèle inintelligible sans appel à la finalité. En effet, qui dit machine
dit harmonie de parties faites chacune en vue des autres, et en vue d’accomplir une
fonction. Une machine est un ensemble d’outils travaillant ensemble, chacun selon sa
forme, celle-ci étant conçue en vue d’une fonction, et le tout étant construit en vue d’une
fin précédant son invention et sa construction. Ruyer va même jusqu’à forger ce que l’on
pourrait appeler le modèle de « l’animal-usine », l’usine étant ici comprise comme la
réunion de sous-ensembles aussi automatisés que possible :
L’organisme lui-même, encore plus qu’un ensemble d’outils, est une usine
perfectionnée, où l’automatisme est poussé extrêmement loin, même s’il y subsiste une
« surveillance » régulatrice qui continue l’activité formatrice de l’embryogénie.38
On voit dans cet extrait que l’image de l’usine intéresse Ruyer par son type d’unité :
contrairement à la machine de Descartes, il n’y a même plus d’intégration physique directe
entre les différents sous-ensembles, chacun pouvant fonctionner séparément. Il faut dès
lors imaginer des circuits de transmission qui rétablissent la continuité d’un atelier ou
d’une machine à un autre, en transmettant notamment l’information qui permet de
coordonner l’ensemble, et maintenir une surveillance globale subjective qui entretient et
répare. C’est précisément le modèle de l’individualité « rattrapée », grâce au système
nerveux et à la conscience organique primaire, que Ruyer développe pour penser l’unité de
l’organisme.
L’idée de l’organisme comme machine, usine ou boîte à outils fait intervenir une
double, voire une triple finalité : celle-ci régit en effet la « construction », la
« constitution » et « l’emploi » de l’organe en question. La construction, parce que l’organe
38 RUYER, « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », art. cit., p. 303.
110
comme l’outil doit d’abord être formé à partir de la matière en vue d’accomplir sa fonction.
C’est donc un premier processus d’information. C’est pourquoi la finalité est en même temps
indispensable pour expliquer la « constitution » de l’organe, c’est-à-dire la structure qui lui
permet de fonctionner : c’est la fonction qui guide la construction de l’organe, et qui
explique sa constitution. C’est ici le retournement exact de la démarche cartésienne :
reconstituer la fonction dans un automate n’explique rien pour Ruyer. C’est la finalité qui
est le principe explicatif nécessaire de la structure de chaque organe, ou de chaque rouage
de la machine. Enfin, l’organe une fois constitué doit être employé à quelque chose, et c’est
à nouveau la finalité de l’action qui seule peut rendre compte de l’emploi qui est fait de
l’organe. Le recours à la finalité est rendu d’autant plus important par le caractère
« vicariant » de l’organe-outil : si un même organe peut servir à plusieurs fonctions, se
substituer à un autre, permettre l’invention d’un comportement nouveau, alors sa seule
structure ne suffit pas à expliquer son emploi. Tout en adoptant le modèle du corps-
machine, Ruyer tente de lui redonner la souplesse et l’inventivité de la vie, qui ne sont pas
le jeu prédéterminé de rouages bien disposés, dont on pourrait à l’avance déduire le
mouvement. C’est pourquoi il considère, comme on le verra, que les caractères propres de
la vie se trouvent davantage dans les vivants les plus simples, comme ces amibes qui
doivent se déformer pour « inventer » leurs organes, que dans les organismes complexes,
déjà atteints par une forme de mécanisation.
Ruyer trouve dans le livre de Cuénot l’écho exact et peut-être la source de cette conception :
Un organisme est essentiellement téléologique, c’est-à-dire qu’il est arrangé pour une fin
qui est la continuation de la Vie, d’abord individuelle, ensuite raciale ; la notion d’organe
comme l’œil, l’oreille, évoque invinciblement l’idée de fonction, d’un service à rendre.
L’organisme étant donné, tout ce qui s’y passe relève du déterminisme physico-chimique ;
cependant la comparaison cartésienne de l’organisme avec une machine est une
contradiction dans les termes, car le travail mécanique de la machine est l’effet de sa
construction, ce qui suppose l’ingénieur qui l’a conçue et construite, et même celui qui la
dirige et la règle ; c’est donc un concept téléologique ; aussi Driesch est-il logique en logeant
111
l’ingénieur (c’est-à-dire l’entéléchie) dans la machine ; le mécanicisme, pour expliquer
l’auto-régulation, est forcé d’imaginer chaque fois une machine accessoire.39
C’est encore le mérite de Pichot que d’avoir clairement mis en évidence ce caractère
finaliste du modèle de l’animal-machine, particulièrement visible dans ses racines
historiques, qui remontent en fait non à Descartes, mais à Galien, et à sa conception de
l’organe comme instrument (providentiellement) adapté à une fonction. C’est ce finalisme,
inspiré d’Aristote, mais considérablement rigidifié (sous l’influence stoïcienne notamment)
et mis sous la coupe de la Providence divine, qui forme le fond conceptuel de la biologie
galénique. « La finalité galénique, écrit Pichot, est une finalité où le corps est décomposé
en parties, et où chaque partie a une utilité inhérente à sa fonction. »40 Chez Galien, la
nature perd l’essentiel de la force créatrice immanente qu’elle avait chez Aristote, pouvoir
qui revient désormais à Dieu, ou à une nature divinisée et providentielle. Il peut donc se
livrer à de longs exposés émerveillés devant la précision avec laquelle la Providence a
disposé chaque organe en vue de lui faire parfaitement accomplir sa fonction.
Le pied (...) n’a pas une construction inférieure à celle de l’œil ou du cerveau. Toutes ses
parties sont parfaitement disposées pour la fonction qu’il est appelé à remplir. (...) Le
cerveau est la source de la sensation et des nerfs. Cela prouve-t-il que la construction du
cerveau soit supérieure à celle du pied, si chacun d’eux s’acquitte au mieux de la fonction
pour laquelle il a été créé dès le principe ? Le cerveau sans le pied serait incomplet, comme
le pied sans le cerveau. L’un a besoin, je pense, d’un véhicule, l’autre de sensation.41
C’est donc à Galien que l’on doit l’idée d’un corps-machine fait d’organes-outils dont
chacun est parfaitement adapté à une fonction, et dont l’harmonie d’ensemble ne peut
s’expliquer que par la sagesse de « l’Ordonnateur ». Descartes le débarrasse certes de ses
« facultés naturelles », ces pouvoirs téléologiques mystérieux qui inspirèrent à Molière sa
fameuse « vertu dormitive de l’opium ». Il écarte « Dieu ou la nature » des causes
légitimement utilisables dans l’étude du corps, laquelle doit se faire dans le strict cadre des
lois mécaniques dont Dieu se contente de garantir l’immuabilité. Descartes croit s’opposer
39 CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 149. 40 PICHOT, Histoire de la notion de vie, op. cit., p. 142. 41 GALIEN, « De l’utilité des parties du corps humain », in Oeuvres anatomiques, physiologiques et médicales I, Paris, Baillière, 1854, p. 263‑264.
112
ainsi vigoureusement à Galien et à ses scolastiques successeurs, et purger la philosophie
naturelle de l’obscurité des essences et des causes finales. Mais c’est pour mieux conserver
le couple de l’organe et de la fonction, celle-ci expliquant celui-là, et l’idée du vivant comme
machine harmonieusement construite. C’est même une machine au fonctionnement
d’autant plus rigide que ses organes sont dépourvus de ces facultés « attractive »,
« nutritive », etc. qui leur donnaient chez Galien une forme de compétence propre. Les
successeurs de Descartes croiront approfondir un mécanisme radical en reprenant à leur
compte le modèle de l’animal-machine qui les conduira pourtant bien vite, après abandon
de l’épigenèse cartésienne (authentiquement mécaniste et spontanée), aux thèses de la
préformation et de l’emboîtement des germes qui achèvent de faire des organismes vivants
autant de fruits directs de la création divine. Un organisme fonctionnant à la manière d’une
machine, avec ses rouages prévus chacun pour leur fonction, peut difficilement être pensé
sans le référer à l’artisan qui a ainsi pensé ces fonctions et adapté ces outils.
Pour reprendre les termes de Pichot, on peut dire que Ruyer, s’il n’a pas su (ou pas voulu)
rejeter l’animal-machine, en a bien vu le caractère de « faux mécanisme », inintelligible
sans référence à une finalité. Il formule d’ailleurs très explicitement ce retournement :
Aussi la biologie mécaniste n’est pas nécessairement une biologie anti-finaliste. On pourrait
même croire que la biologie mécaniste est plus naturellement finaliste qu’anti-finaliste.42
Ruyer semble opérer avec ce « finalisme machinique » un retour (inconscient) à une forme
de galénisme plutôt qu’à la phusis d’Aristote.43 Il ne ferait ainsi que révéler le geste
constitutif de la biologie post-cartésienne, qui s’est voulue mécaniste en conservant le
modèle de l’animal-machine et en niant son caractère finaliste. Mécanisme et organicisme
commettent finalement la même faute, celle de se donner la machine déjà montée sans en
expliquer la formation :
Des organicistes comme Rostan, le fondateur de la doctrine, et Delage, ont fini par trouver
que Descartes était leur précurseur, puisque pour lui « la digestion des viandes…, la
respiration, la veille et le sommeil suivent tout naturellement de la seule disposition des
42 NF, pp. 25-26. 43 On retrouvera d’ailleurs chez lui une interprétation de la « compétence » des organes et des tissus qui n’est pas sans rappeler les facultés naturelles galéniques.
113
organes ». Le pouvoir de vivre, dit Rostan, n’est pas une propriété à part, c’est « la machine
montée ». Mais le nom de cette doctrine est évidemment « mécanisme », et non
« organicisme ».44
Cependant, cette faute est une demi-vérité plus qu’une erreur complète : il suffit
d’adjoindre à ce mécanisme la conscience qui en donne le sens pour la compléter. Ruyer
pense le mécanisme comme Descartes, et c’est de Descartes et de ses successeurs directs
qu’il tire non seulement sa position du problème, mais aussi les termes de la solution : n’est-
ce pas par une nouvelle conception de l’étendue, aboutissant à une monadologie nouvelle
corrigeant celle de Leibniz, qu’il entend résoudre le problème ? C’est qu’au fond, les
avancées les plus prometteuses des explications matérialistes ne sont jamais pour lui que
des développements du mécanisme « par chocs et poussée ». Même les machines à
information de la cybernétique dans lesquelles beaucoup ont vu la solution du problème de
la finalité sont considérées par Ruyer comme un nouvel avatar de l’automate du XVIIème
siècle, suscitant les mêmes attentes et les mêmes illusions.45 Enfin, en reposant à nouveaux
frais le problème du mécanisme et du finalisme, il entend corriger l’idée de Dieu
inévitablement faussée par une conception incomplète de la nature.
Ce n’est pas, certes, par l’assimilation de l’organisme et d’un ensemble de machines,
que l’on pourra échapper à la téléologie. Toute explication de la téléologie organique, par
l’analogie avec des machines, revient simplement à expliquer la téléologie interne par le
moyen d’une téléologie externe, mais c’est toujours de la téléologie. Plus le mécanisme est
grossier, comme celui de Descartes, plus grossière est la téléologie correspondante. Plus le
corps humain ressemble à un automate des jardins royaux, plus Dieu ressemble à un
ingénieur italien.46
Le projet de Ruyer apparaît ici nettement en négatif : il veut élaborer la téléologie
« fine » qui rendra compte à la fois des raffinements du mécanisme du XXème siècle, moins
grossier tout de même que celui de Descartes, et de la véritable nature de Dieu. Parti de la
44 RUYER, NF, p. 227. 45 « La “cybernétique” éveille aujourd’hui les mêmes enthousiasmes et les mêmes illusions que les automates hydrauliques ou pneumatiques, qui donnaient à Descartes l’idée du réflexe. » Ibid., p. 48.
46 Ibid., p. 26.
114
structure matérielle de l’être et des corps vivants, nous sommes ainsi conduits dans une
double direction : en deçà de cette structure, vers la forme vraie dont elle n’est que le
produit, l’instrument et le soutien ; au-delà d’elle, vers le domaine des essences et le Dieu
« Fin des fins » qui les contient. Pour n’être pas un Dieu horloger ou ingénieur, le Dieu de
Ruyer n’en jouera pas moins le rôle qu’il assigne au Dieu de Descartes : soutenir dans
l’existence tous les êtres, et rendre compte de leur caractère téléologique. Malgré son
ironie, la formule sur le Dieu « ingénieur italien » n’est pas la critique du recours à Dieu en
général, seulement celle de la « grossièreté » de la divinité cartésienne, qui doit être
corrigée.
3. Le corps comme invention technique
L’ontologie de Ruyer peut donc être comprise comme un moyen de résoudre le
problème de la double biologie cartésienne : produire le corps-machine à partir d’une
épigenèse radicale. En effet, le développement épigénétique du vivant comme activité
formatrice y est précisément la propriété centrale du vivant, qui invente son corps comme
l’artisan invente ses outils.
3.1 Vivre, c’est former ses outils
Pour penser l’épigenèse, Ruyer s’appuie une fois de plus sur le concept de
« fonction », pour montrer cette fois que c’est la fonction qui crée l’organe. Croyant
prendre ainsi le contrepied du mécanisme cartésien, il va en fait moins loin que Descartes
dans la partie épigénétique de sa biologie. Celle-ci en effet renonçait tout à fait à la dualité
organe-fonction, pour montrer l’organisme apparaissant selon le jeu entièrement aveugle
de la matière en mouvement. Pour rudimentaire qu’elle soit, cette embryogenèse
cartésienne donne le modèle d’une authentique épigenèse, un développement qui n’est
guidé ni par une cause finale ni par une structure préexistante, et peut être décrit sans faire
appel à l’idée d’une fonction à accomplir. Elle est donc extrêmement difficile, pour ne pas
dire impossible à concilier avec le modèle de l’animal-machine, dans lequel 1) chaque
organe se comprend en référence à sa fonction et 2) la machine entière ne peut vivre, c’est-
à-dire fonctionner, qu’une fois entièrement constituée. C’est sans doute pourquoi
115
Descartes s’est avoué vaincu devant ce problème, et pourquoi ses successeurs (comme
Malebranche) ont été contraints à la thèse de la préformation et de l’emboîtement des
germes : une machine qui doit être entièrement constituée pour fonctionner ne peut
d’abord se former elle-même, elle doit avoir été toujours déjà formée, en miniature, et ce
depuis la création du monde.
Tout en rejetant fermement la préformation (y compris génétique), Ruyer n’en
cherche pas moins à concilier épigenèse et animal-machine, et il ne va y parvenir qu’au
prix de l’abandon de l’épigenèse radicale. Son approche consiste en effet à conserver le
cadre organe-fonction, mais en se contentant de le renverser : ainsi, tout en ayant le
sentiment de triompher du « machinisme », Ruyer en conserve la structure. Ce
renversement consiste à affirmer que ce n’est pas l’organe, entièrement donné, qui réalise
ensuite sa fonction, mais bien la fonction qui crée l’organe (selon la formule souvent prêtée
à Lamarck). Le développement est donc un « apport de formes »47, ce qui pourrait passer
pour une tautologie, mais qu’il faut comprendre dans le lexique ruyérien. L’idée d’apport y
est opposée à celle d’apparition, qui implique que la forme ne serait qu’un résultat constaté
par l’observateur. Elle suppose au contraire que cette forme préexiste à son apparition,
d’une certaine manière, ou du moins qu’elle est le résultat d’une activité qui tend vers un
but, qui « apporte » dans le processus de l’information (le mot prenant ici tout son sens)
qui n’était pas contenue dans ses conditions initiales, et qui n’était pas prévisible. C’est ce
que Ruyer nomme « l’anticipation de la fonction sur la structure ».48
❖ L’amibe ou la vie dépouillée
Le travail qu’il va mener sur les données biologiques disponibles à son époque va donc
consister pour une grande partie à y chercher les traces de cette activité non mécanique,
cette création de formes qui doit précéder la structure entièrement montée et
fonctionnelle d’un organisme. C’est donc sans surprise chez les vivants les plus simples
qu’il tourne son regard : chez les microorganismes unicellulaires, aucun fonctionnement
47 RUYER, GFV, p. 21.
48 Ibid., p. 22.
116
mécanique ne vient obscurcir l’action formatrice. Celle-ci pourra donc apparaître sans
doute possible aux yeux de l’observateur non prévenu, c’est-à-dire non aveuglé par le
dogme mécaniste. Dès 1938, Ruyer publie ainsi un article intitulé « Le paradoxe de l’amibe
et la psychologie », consacré au comportement révélateur de ce petit être. L’amibe est un
protozoaire à la forme plastique, qui selon ses besoins (déplacement, capture de proies…)
se déforme pour étendre dans l’une ou l’autre direction un petit tentacule nommé
« pseudopode ».
Ruyer s’inspire ici d’un ouvrage du zoologiste Herbert Spencer Jennings (1868-1947)
consacré aux unicellulaires et paru en 1906. Le biologiste Jacques Loeb (1859-1924) était
alors le défenseur d’une position mécaniste réductionniste, d’après laquelle le
comportement était réductible à des « mouvements forcés » par des réactions physico-
chimiques. Contre cette position, H.S. Jennings défendit dans un ouvrage célèbre à
l’époque, Behavior of the Lower Organisms (Le comportement des organismes inférieurs), la
variabilité et la plasticité du comportement chez les vivants les plus simples.49 C’est de cet
ouvrage, en lui-même dépourvu de finalisme, que Ruyer tirera l’idée d’un comportement
intelligent de l’amibe, qui lui fournit l’une des premières « preuves » de l’existence d’une
conscience primaire à l’œuvre dans tout vivant, avant tout système nerveux. Son article
s’ouvre d’ailleurs sur cette phrase de Samuel Butler, que l’article prendra pour thèse : « De
l’homme à l’amibe, les organes spécialisés diminuent, tout comme les sens spécialisés. Mais
l’organisation diminue plus vite que l’esprit. L’amibe a plus d’esprit, en proportion de son
corps, que l’homme en proportion du sien. »50 C’est bien la thèse de l’article, à l’exception
notable du mot « esprit » (mind) sur lequel nous reviendrons. L’amibe intéresse Ruyer pour
49 JENNINGS, Herbert Spencer, Behavior of the Lower Organisms, New York, Columbia University Press, 1906. Jennings décrit bien la capacité surprenante d’animaux unicellulaires à s’adapter à leur environnement, mais il l’interprète comme un ensemble de réactions chimiques et de transferts d’énergie en relation les uns avec les autres (voir notamment p.349-350). Jennings est devenu par la suite un éminent généticien, et son ouvrage le plus diffusé, The Biological Basis of Human Nature, présente une puissante critique des erreurs communes sur la génétique, des discours racistes et des programmes eugénistes irréalistes qu’elles entraînent, critique qui n’est pas sans concerner l’eugénisme de Ruyer (et son rapport à la génétique en général). The Biological Basis of Human Nature, New York, W. W. Norton & Company, 1930, chap. 9-10 notamment.
50 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 472. Nous traduisons. Ruyer donne en référence : S. BUTLER, Further extracts from the Note-Books, p.111.
117
le paradoxe qu’elle représente : dépourvue de tous les organes spécialisés dont sont dotés
les animaux supérieurs, elle présente pourtant un comportement complexe qui semble
dénoter d’étonnantes facultés d’invention et d’adaptation.
D’ordinaire nous pouvons constater un parallélisme satisfaisant entre les
performances et l’organisation — c’est-à-dire la complexité unifiée — des êtres. Au
contraire, dans le cas des protozoaires, de l’amibe particulièrement, le parallélisme est
rompu. D’une part, la structure de l’amibe, cellule sans forme bien définie, avec d’assez
vagues organoïdes, est incomparablement plus simple que celles des animaux supérieurs.
D’autre part, son comportement ne diffère pas essentiellement de celui d’animaux bien plus
compliqués. Elle capture des proies, elle réagit d’une façon variée et graduée aux actions
extérieures, elle fuit les milieux nocifs, s’accoutume, cherche, par essais et erreurs, des
conditions favorables et habituelles, semble même obéir à des instincts, etc.51
Les termes mêmes dans lesquels Ruyer décrit le « comportement » des unicellulaires
signalent déjà la conclusion qu’il faut tirer de ces observations, et qui surgira quelques
lignes plus loin : de tels processus sont inexplicables par le mécanisme physico-chimique,
qui les attribue d’ordinaire à l’effet des stimuli extérieurs sur le système nerveux de
l’animal. S’ils subsistent une fois « ôté » l’édifice bien structuré du système nerveux et des
organes des sens, c’est que ceux-ci n’en sont ni la condition nécessaire ni la véritable cause.
Il faut donc postuler une forme de conscience ou de sensibilité interne qui, sans permettre
la perception du monde extérieur, peut tout de même guider le comportement.
À l’inverse, l’édifice structuré des organes et des nerfs doit sortir tout entier de cette
activité formatrice primordiale. En effet, qui dit outils dit invention d’outils, et, si le
cerveau n’est qu’un outil parmi d’autres, il ne peut être la condition de toute invention. « Il
ne peut avoir le monopole de l’invention, puisque, bon gré mal gré, il faut bien reconnaître,
que l’on recule ou non devant le mot, une invention organique des outils organiques. »52
Jusqu’où Ruyer admet-il littéralement la métaphore technique ? Jusqu’au bout, semble-t-il,
puisqu’il écrit ensuite : « Ces outils sont tout à fait analogues aux outils fabriqués par
51 Ibid.
52 RUYER, NF, p. 43.
118
l’homme à l’aide de son cerveau, analogues par leur forme sinon par leur matière. Le
cerveau humain est certainement responsable du fait qu’il existe des outils en bois ou en
acier ; il n’est sûrement pas responsable de l’existence d’outils-organes, faits de cellules
vivantes »53, des pseudopodes de l’amibe aux reins, aux poumons et au cerveau lui-même.
Le terme d’analogie prend ici le sens qu’il a en biologie, celui de la similitude de fonction,
par distinction avec l’homologie, qui indique la similitude d’origine. L’aile de l’oiseau et
celle de la chauve-souris sont analogues, car elles ont la même fonction, quoique leur
aspect, leur structure et leur histoire évolutive soient différents. Ici, les organes et les outils
humains n’ont certes pas toujours la même fonction, mais ils ont en commun d’avoir une
fonction, et d’être inventés en vue de cette fonction. Sans compter, comme nous l’avons dit
plus haut, que les outils de l’homme servent bien souvent à la poursuite “en circuit externe”
de la finalité des outils internes que sont les organes : la lance, la marmite ou le four à
micro-ondes sont des moyens externes qui ne visent qu’à permettre et faciliter la fonction
nourricière du système digestif, et il n’y a pas seulement ressemblance, mais analogie et
continuité de l’un à l’autre.
(…) l’amibe, parmi les vivants, est comme le pauvre parmi les hommes. Elle n’a pas de
moyens, de matériel, d’outillage, mais elle fait la preuve qu’une sorte d’égalité essentielle
lui reste. Un principe de comportement, d’autoconduction, ne lui fait pas défaut. Il est
difficile de ne pas conclure que le système nerveux, chez les animaux supérieurs, est à
ranger dans la catégorie des “richesses” de l’être vivant, richesses très commodes, mais non
indispensables ».54
Nous trouvons dans l’analyse ruyérienne de l’amibe la solution d’une difficulté
soulevée plus haut, celle de l’apparente contradiction de Ruyer lorsqu’il passe tour à tour
de la finalité conçue comme rigidité d’un mécanisme tourné vers une fonction, et comme
formation qui invente et s’adapte. C’est qu’en réalité pour Ruyer, proche en cela du Bergson
de L’évolution créatrice55, la force formatrice du vivant est création de mécanismes, et que la
53 Ibid.
54 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 474.
55 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, édition critique dir. F. Worms, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 [1941], chap. II.
119
vie tend à se rigidifier dans des configurations de moins en moins souples. La vie se
complexifie en se reposant toujours plus sur des mécanismes relativement autonomes, sur
des fonctionnements purs. Canguilhem souligne le fait que le grec mècanè signifie à la fois
ruse et machine, deux sens qui n’en font qu’un. 56 La machine est en effet une véritable ruse
de la raison, puisqu’elle consiste à réaliser ses fins par des médiations qui agissent selon
leur nature propre. La ruse de l’horloger consiste à atteindre sa fin par le truchement de
rouages eux-mêmes incapables de lire l’heure, et qui se bornent à suivre leur nature de
roue dentée ou de ressort. On retrouve ici une définition de la vie chez Ruyer : être vivant,
c’est s’organiser soi-même en sous-individualités relativement autonomes qui, en
fonctionnant, assurent presque malgré elles la survie de l’ensemble. Plus le vivant est
complexe et organisé, plus le « stratagème » devient « machine » : là où l’amibe forme
(« improvise » pour Ruyer) des pseudo-membres pour résoudre les problèmes, les
organismes complexes font appel à des membres structurés qu’il n’y a plus qu’à faire
fonctionner selon leur forme et leurs liaisons propres. L’aboutissement du processus est la
fabrication d’outils qui s’adjoignent au corps, puis de machines qui fonctionnent de façon
autonome et réalisent « malgré elles » les fins de leur concepteur. On retrouve ici, appliqué
au vivant, l’une des plus anciennes thèses de Ruyer : l’idée que la conscience se signale
paradoxalement par une réduction des degrés de liberté, que plus il y a de conscience dans
un comportement, moins il paraît libre.
Rien de plus « libre », à un certain point de vue, que la tête d’un homme ivre : dans sa
conscience diminuée, toute action est offerte, et en effet il tente tout et dans tous les sens.
Mais qu’un choc soudain le dégrise ; aussitôt les mouvements capricieux s’arrêtent, il
semble se solidifier comme un mécanisme dans lequel une force de liaison nouvelle a été
introduite, comme une roue qui cesserait brusquement de tourner folle.57
C’est au fond encore à un problème classique que revient Ruyer, celui de l’opposition
cartésienne entre la liberté d’indifférence et la liberté éclairée par la raison. C’est aussi
l’occasion pour Ruyer de se désolidariser de la conception bergsonienne de la
56 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 110.
57 RUYER, « Le versant réel du fonctionnement », art. cit., p. 338.
120
liberté comme spontanéité : la liberté n’est pas du côté de la création imprévisible, d’un
jaillissement qui échapperait aux mécanismes de l’habitude, mais un comportement dirigé
selon une norme et, en cela, hautement prévisible et en un sens rigide. L’homme n’est
jamais aussi libre que lorsqu’il est « déterminé » au sens moral du terme, lorsqu’il se fixe
un but et qu’il n’en dévie pas. Former des mécanismes (mentaux ou physiques) grâce
auxquels on atteint son but sans dévier est précisément le propre de la conscience libre,
qui use autant qu’elle le peut de mècanè, au double sens de ruse et de machine. En fin de
compte, l’organe lui-même n’est qu’un stratagème solidifié, une ruse par laquelle la nature
assure la persistance d’un fonctionnement indispensable (la respiration par exemple)
mieux que s’il devait être effectué consciemment. On ne retrouve donc pas chez Ruyer
l’opposition de la conscience à la matière, centrale dans L’évolution créatrice, même si l’on y
retrouve l’idée d’une disparition ou d’une réorientation de la conscience à mesure que le
corps se mécanise. L’unité est chez lui plus importante que l’opposition, et la mécanisation
n’est pas une retombée dans l’inerte, mais la marque des progrès supérieurs de la
conscience, qui se donne des outils stables pour n’avoir plus à les improviser.
Ce qui est à la fois frappant et significatif, c’est ce recours à la métaphore de l’outillage
y compris dans le comportement créateur de formes, comportement véritablement
« psychique » et non mécanique pour Ruyer. L’image de l’outil n’est jamais remise en cause,
même dans le cas de l’amibe : elle ne se contente pas de se déformer, de s’adapter, de réagir,
mais elle invente des outils selon ses besoins. Le comportement d’une amibe se réduit
pourtant à la déformation de sa membrane en fonction de la direction du courant qui agite
le cytoplasme, déformation qui permet une forme de reptation et la digestion de proies par
enveloppement. L’analogie avec l’outil, dont la configuration exprime une fonction
donnée, est donc loin d’être évidente. Cette application très large du concept d’outil nous
semble confirmer notre thèse : Ruyer part bien de l’organisme conçu comme une machine,
c’est-à-dire pour lui d’un ensemble d’outils coordonnés, dont il faut comprendre la
construction. Même s’il fait de l’amibe une sorte de vivant paradigmatique, doté de toutes
les caractéristiques vitales, ce vivant primordial n’est atteint qu’en partant du corps-
machine et en le dépouillant progressivement de ses outils, et le comportement même de
l’amibe est encore conçu comme outillage. Ce dont il s’agit, c’est donc bien de rendre
compte de la genèse d’une machine, d’une machine sans mécanicien. Cette conception de
la vie se répercute dans ses deux dimensions dynamiques : le développement individuel,
121
c’est-à-dire avant tout la morphogenèse embryonnaire, et le développement du vivant dans
son ensemble, c’est-à-dire l’histoire naturelle.
3.2 Réintégrer la technique à la nature
Pour bien comprendre l’assimilation de l’organe à l’outil, et du corps à l’usine, il faut
les réintégrer dans la perspective plus large qui est celle de Ruyer. De même qu’il cherche
à réintégrer l’homme dans la nature, il doit y réintégrer les productions humaines, qui
deviennent autant de productions naturelles. Il s’agit alors d’estomper la distinction entre
le naturel et l’artificiel, pour faire de la technique un élément de la nature, et de la nature
une production de techniques. Si le vivant peut être compris comme une machine, ce n’est
ni un hasard ni une simple analogie : c’est que la machine doit être à son tour comprise
comme un prolongement du vivant. Il n’y a pas de coupure nette entre les domaines de
l’organique et de l’artificiel, la technique étant elle-même un phénomène naturel. L’art
humain imite certes la nature, mais l’art, au sens de l’invention de formes, d’outils adaptés
en vue d’une fonction, préexiste de beaucoup à l’homme. « Invention de formes en vue
d’une fin » pourrait bien être pour Ruyer la définition de la vie, bien avant d’être celle de
l’ingénierie humaine.
❖ De l’organe à l’usine, il y a continuité
À suivre à nouveau Canguilhem58, le vitalisme est toujours en quelque manière une
réaction à l’emprise du modèle de la technique sur notre compréhension du monde,
toujours suspecte de réduire la nature à ce que l’homme peut faire et donc comprendre.
Ruyer s’écarte d’un tel vitalisme en suivant la voie indiquée par Canguilhem lui-même :
celle d’une naturalisation de la technique, qui assimile les machines à des organes
supplémentaires que l’homme se donne. Une certaine réduction de l’organisme à la
machine est possible pour Ruyer, mais c’est parce que la technique elle-même est naturelle,
elle émerge de la nature au même titre que le vivant et ne peut prétendre à un statut
ontologique séparé, quoiqu’elle constitue pour l’homme un monde artificiel à part. Toute
58 CANGUILHEM, « Aspects du vitalisme », art. cit., p. 109.
122
réduction n’est possible qu’en raison de la profonde continuité qui unit tous les êtres
naturels, du moins tous ceux qui sont dotés d’une unité et d’une finalité – ce qui inclut les
productions techniques. Les machines ne présentent certes qu’une finalité « fossile » et une
unité de second ordre. Elles ne tiennent leur unité que de l’unité de la conscience humaine
qui les a inventées et produites, et elles sont le résultat d’une finalité extérieure à elles.59
De plus, leur unité est précaire et, en l’absence d’une conscience qui les entretient et les
répare, elles se désagrègent.60 Mais cette unité précaire et destinée à se désagréger est,
comme on l’a vu, celle de tous les organismes, quoique dans ce cas les outils soient internes
et non externes, et que la conscience productrice et réparatrice ne soit pas extérieure à ses
productions.
On trouve donc chez Ruyer une multiplicité de textes semblables à l’extrait suivant,
qui visent à mettre en évidence la continuité du corps et de la technique la plus aboutie :
Un organisme vivant — humain — en état d’inanition, commence par utiliser les
réserves d’hydrate de carbone contenues dans son foie. Si cela ne suffit pas, il utilise ses
membres et ses organes sensoriels pour chercher du sucre dans le buffet de la cuisine et il
le casse éventuellement avec un outil approprié. Mais ce sucre, acheté à l’épicerie, suppose
l’existence non seulement d’outils, mais d’usines et de machines, plus ou moins
perfectionnées et automatiques. L’outil prolonge l’organe, mais la machine et l’usine
prolongent l’outil. La machine et l’usine prolongent donc aussi l’organe. Personne ne
soutiendra que l’on puisse mettre quelque part une coupure absolue, métaphysique, entre
l’outil primitif et l’usine perfectionnée. L’outil qui marche tout seul est encore un outil. Cela
revient donc à admettre que l’usine perfectionnée est encore liée à l’organisme, qu’elle en
sort indirectement, mais sans rupture de continuité.61
59 « [Les] structures agencées et interconnectées d’une machine sont l’indice d’une conscience qui s’est appliquée autrefois à cet agencement, et représentent, peut-on dire, de la finalité fossile ». RUYER, NF, p. 88.
60 Si un ermite vivant dans une cabane et cultivant son jardin sombre dans l’inconscience, « la suppression de la conscience condamnera cependant tout ce petit monde humain à la dissolution à terme. La cabane, non réparée, tombera en ruines, le jardin retournera à l’état sauvage. Bref, la suppression des liaisons conscientes supprimera les formes correspondantes. » Ibid., p. 126.
61 RUYER, « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », art. cit., p. 303.
123
Ce texte est exemplaire de cette volonté de naturaliser la technique en rétablissant
une continuité que nous avons tendance à oublier. Si nous sommes tentés de voir dans la
technique humaine une rupture absolue, c’est seulement parce que nous comparons deux
maillons très éloignés d’une même chaîne. Entre la production d’un fruit par un arbre et
une exploitation agricole moderne, entre le nid d’un oiseau et un immeuble climatisé, entre
la synthèse du glucose dans le foie et une usine de sucre, il semble y avoir un hiatus
infranchissable, le passage d’un ordre à un autre. Mais il n’y a là qu’une illusion qui se
dissipe dès que l’on rétablit l’ensemble de la chaîne qui relie l’usine, aussi gigantesque et
perfectionnée soit-elle, au besoin organique de sucre qui impose d’en produire et d’en
constituer des réserves, et qui fait sortir par étapes successives l’usine du besoin et du
travail de l’organisme. Il s’agit donc pour Ruyer de réduire la distance entre la nature et
l’art, l’artisan n’étant pas un sujet extérieur à une nature-modèle, mais un être naturel
parmi d’autres. De même, lorsque Ruyer distingue la poursuite d’une fin « en circuit
interne » par des processus biologiques, ou « en circuit externe » par la production et
l’utilisation d’outils, ce n’est pas pour les opposer, mais pour souligner que l’un est le
prolongement de l’autre :
Il saute aux yeux qu’il est vain d’établir une frontière précise entre circuit interne et
circuit externe, que ce dernier sort du premier, qu’il complique et prolonge, et qu’il est
absurde d’admettre sens et finalité pour l’un, et de les refuser pour l’autre. La cuisson des
aliments est une prédigestion en circuit externe, de même que la digestion continue
naturellement la préparation et l’ingestion des aliments.62
Le « circuit externe », c’est-à-dire l’invention, la fabrication et l’utilisation d’outils en
vue de satisfaire des besoins spécifiques, ne se comprend que comme continuation d’un
« circuit interne », c’est-à-dire de l’invention, de la fabrication et de l’utilisation d’organes
(et d’instincts) par le vivant, en vue de satisfaire ses besoins. C’est ce que Kaplan nomme
« la conception naïve de la vie », en citant Ruyer comme son meilleur théoricien.63 Cette
conception « naïve », c’est la vie conçue comme l’action ou le produit d’une conscience
62 RUYER, NF, p. 22.
63 KAPLAN, Francis, Entre Dieu et Darwin, le concept manquant, Paris, Le Félin, 2009, p. 49.
124
analogue à la conscience humaine, inventant en vue d’un but connu. Quelles que soient les
difficultés de la thèse ruyérienne, on peut toutefois discuter ce renvoi à la « naïveté », pour
autant que le terme semble impliquer l’ignorance des difficultés que pose le finalisme.
Ruyer, en bute toute sa vie aux critiques et formé à l’étude des grands problèmes classiques
de l’histoire de la pensée, ne peut ignorer les risques de l’anthropomorphisme et les
objections multiples faites au finalisme, qu’il prend souvent soin d’énumérer et de réfuter
une à une. On peut voir au contraire la philosophie de Ruyer, et particulièrement son
approche du vivant, comme la tentative de répondre à ces critiques dont il a conscience, et
de justifier en l’assumant un certain anthropomorphisme qu’il juge légitime.
L’anthropomorphisme bien compris n’est-il pas la pierre angulaire de la « grande voie
naturelle de la philosophie » dans laquelle Ruyer entend se situer ?64 La naturalisation de
la technique, qui est l’aboutissement de la réintégration de l’homme dans la nature, est une
étape de cette justification : c’est à titre de production naturelle que la machine peut servir
de modèle à l’organisme. C’est aussi ce caractère de production naturelle qui en souligne
l’insuffisance explicative : on peut comparer le corps et la machine en tant qu’êtres
naturels, mais il faut pour les comprendre remonter à la source commune qui produit le
vivant et, à travers lui, la machine. Aussi cruciale soit-elle, l’étude de l’organisme n’est
qu’un moment du système ruyérien, une des voies par lesquelles on peut remonter à une
mystérieuse source primordiale de toute conscience individuelle et donc de tout
organisme.
Le machinisme est le prolongement de la finalité organique, et comme la finalité organique
sort d’une source mystérieuse que l’on ne peut désigner que par x, la technique humaine,
qui est réputée faire toute l’histoire de l’homme, est donc l’expression, comme la main ou
le cerveau de l’homme, d’un Logos invisible, qui ne diffère de l’Esprit absolu de Hegel que
par ce qu’il est apparemment plus transcendant.65
Ainsi, si les cartésiens refusaient d’assumer le finalisme impliqué par leur description
du vivant, les marxistes quant à eux commettent la même faute à l’égard de leur description
64 Cf. notre introduction, et notre chap. 3, §3.2
65 RUYER, « Marx et Butler ou technologisme et finalisme », art. cit., p. 304.
125
de la technique : la machine n’étant qu’un prolongement de l’organisme, la technique doit
être réinsérée dans une histoire du vivant, qui elle-même ne peut être entièrement
matérielle précisément parce qu’elle est une histoire d’inventions radicalement nouvelles.
Le matérialisme des marxistes est donc « un paradoxe, car il est visible, au contraire, que
l’x qui fait l’organisme fait aussi, indirectement, les usines et la technique. »66 Nous devrons
donc nous pencher sur la nature de cette source de toute vie, qui met en continuité la
conscience humaine à l’œuvre dans la pensée comme dans la technique, la conscience
organique qui « fait » chaque organisme individuel à partir d’un œuf, l’histoire naturelle
qui produit l’espèce de cet organisme, et le « Logos invisible » dont tous ces êtres ne sont
que l’expression. Mais si, comme nous voudrions le montrer, les termes du problème
déterminent en partie sa solution, il nous faut d’abord achever de comprendre comment
Ruyer conçoit cet organisme vivant dont toutes ces hypothèses servent, en dernière
instance, à rendre compte. Cela passe, comme le montre la critique de l’histoire marxiste
citée ci-dessus, par l’intégration de la technique dans l’histoire naturelle, comme un
moment de l’évolution du vivant.
3.3 Une histoire biologique de la technique
Pour Ruyer, c’est toute l’histoire du vivant qu’il faut comprendre comme une course
aux armements, aux outillages, aux perfectionnements techniques. L’histoire des
techniques humaines n’est de ce point de vue que la partie la plus récente de cette
évolution.
Une sorte de « technicisme généralisé » s’applique bien à l’évolution biologique,
mieux même qu’à l’évolution des cultures où intervient la logique interne d’autres valeurs.
L’histoire de la vie est essentiellement l’histoire des perfectionnements techniques des
organismes, et l’histoire de l’homme ne fait pas exception.67
66 Ibid., p. 302‑303.
67 RUYER, AHFS, p. 22.
126
Non seulement l’évolution du vivant se comprend comme un progrès technique, mais
cette explication est même davantage valable pour le vivant, qui représente en quelque
sorte l’invention technique pure, que pour l’homme, dont les changements font intervenir
non seulement l’histoire des techniques, mais encore celle des idées et des représentations
du monde, des valeurs morales, ou des institutions politiques. Ruyer ne recule toutefois pas
devant l’idée que le « complexe technique » de l’homme, soit l’ensemble des organes
artificiels qu’il produit pour son usage, suffirait à l’identifier comme homme, sinon à
épuiser la nature de l’humanité. De même qu’un animal est identifié comme chat à ce qu’il
possède tous les organes typiques du chat, et les comportements qui en sont le
prolongement direct, de même un animal imaginaire ou extra-terrestre qui disposerait des
mêmes outils techniques que l’homme serait au fond humain, les différences du corps
biologiques étant négligeables à côté de l’extension des organes artificiels :
Pourquoi ne pas imaginer un Reptile « hominien » [qui] rattraperait aujourd’hui, en
technique externe, par l’emploi de vêtements perfectionnés ou de thermostats, les défauts de
la technique interne, de même que l’homme rattrape le défaut de pelage (…) ? Mais
précisément, ce Reptile hominien serait alors pratiquement un homme véritable, dont le
« complexe technique » tout à fait semblable au nôtre dans sa nature, aurait eu simplement
des origines historiques différentes. Avec les progrès de la technique externe, il est probable
que les hommes corrigeront bien d’autres traits de leur nature biologique, pour la mettre en
harmonie avec la logique de leur « complexe technique », depuis l’allaitement au biberon
jusqu’au développement en couveuse artificielle.68
❖ Technique, savoir, évolution
Avec cet intérêt pour la technique comme phénomène du monde dont il faut
expliquer l’origine et la légalité propre, Ruyer rejoint un intérêt partagé de son temps, qui
se cristallise dans les années d’après-guerre. Renvoyant comme Ruyer aux travaux d’André
Leroi-Gourhan, Canguilhem affirme ainsi dans sa conférence de 1946 « Machine et
organisme » : « En France, ce sont les ethnographes qui sont le plus près, à l’heure actuelle,
de la constitution d’une philosophie de la technique dont les philosophes se sont
68 Ibid.
127
désintéressés, attentifs qu’ils ont été avant tout à la philosophie des sciences. » 69 Rappelons
que Ruyer publiera « Marx et Butler ou technologie et finalisme » en 1950 et Néo-finalisme
en 1952. Gilbert Simondon publiera quant à lui Du mode d’existence des objets techniques en
1958. Ainsi Canguilhem en appelle-t-il à un renversement de point de vue qui n’est pas sans
rappeler la perspective ruyérienne :
On a presque toujours cherché, écrit-il, à partir de la structure et du fonctionnement de la
machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ; mais
on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de la
structure et du fonctionnement de l’organisme.70
Dans cet article, Canguilhem met en évidence une impasse de l’explication classique
de l’organisme par la machine : elle postule dans le vivant, comme dans l’ingénierie
humaine, l’antériorité logique et chronologique du savoir sur ses applications, et conduit
soit à doter l’organisme en formation d’un mystérieux savoir préalable de ce qu’il a à faire,
soit à nier toute possibilité d’analogie entre le corps et la machine. C’est précisément ce
problème que Ruyer va tenter de résoudre en s’appuyant sur sa redéfinition de la
conscience, amorcée dans La conscience et le corps. Canguilhem en appelait à une pensée
renouvelée de la technique, qui cesse de la subordonner à un savoir théorique préalable.
Ruyer, lui, cherche plutôt à redéfinir le savoir pour justifier la possibilité d’un « savoir
organique » non théorique, d’une connaissance propre à chaque entité vivante de ce qu’elle
a à faire. À la suite de Cuénot, Ruyer identifie en effet la technique organique au résultat
d’une invention, tout en s’efforçant de ne pas en revenir au finalisme le plus naïf, celui qui
suppose la représentation complète de la fin, soit dans la chose elle-même, soit dans l’esprit
d’un démiurge. Se pose alors le problème dont la position déterminera l’ensemble de la
métaphysique de Ruyer, et qui nécessitera l’articulation d’une monadologie et d’une
théologie naturelle renouvelées. Ce problème est celui d’un savoir non représenté, d’une
science sans conscience de savoir, ou encore de la possibilité de réaliser une finalité sans
représentation de cette fin. Ce problème découle du traitement de la technique comme
69 CANGUILHEM, « Machine et organisme », art. cit., p. 157.
70 Ibid., p. 130.
128
nature et de la nature comme technique, puisque la technique suppose un savoir sous une
forme ou une autre.
La justification de la naturalité de la technique est rendue plus nécessaire, sans doute,
par les énormes progrès de cette dernière au cours du XIXème et du XXème siècle, qui
semblent avoir creusé un écart désormais irréductible entre le monde artificiel et le monde
naturel. Cet écart est réel, pour Ruyer, et le monde de la technique humaine a sa spécificité.
Mais l’écart n’est pas irréductible, et c’est en remontant dans l’histoire des techniques que
l’on peut retrouver l’origine vitale de celles-ci, leur enracinement dans le corps humain et
les besoins vitaux les plus essentiels, masqués aujourd’hui par la profusion des inventions.
Et même quand les progrès successifs semblent éloigner toujours plus le monde artificiel
des hommes et les produits de la nature, c’est une évolution tout à fait semblable à celle du
vivant que suivent les artefacts.
Comme Canguilhem, Ruyer renvoie à Leroi-Gourhan pour établir les bases d’une
pensée qui réintègre la technique dans la nature. Ce qu’il reprend surtout chez
l’ethnologue, c’est la pertinence du modèle de l’évolution biologique pour décrire
l’évolution des techniques. Reprenant à son compte cette conclusion de Milieu et
techniques71, il écrit : « L’évolution des techniques demande impérieusement à s’exprimer
en images biologiques : diffusion et ségrégation, mutation et hérédité ».72 Et on trouve bien,
chez Leroi-Gourhan, l’idée souvent réaffirmée qu’il y a un sens à parler d’une évolution des
techniques, qui prolongerait ou imiterait l’évolution des espèces.
La continuité de l’effort technique chez l’Homme fait de la Technologie une discipline où
les valeurs communes au reste de l’Ethnologie ne sont que partiellement applicables. Si l’on
cherche la parenté réelle de la Technologie, c’est vers la Paléontologie, vers la Biologie, au
sens large, qu’il faut s’orienter. À tout instant il est sensible que les éléments techniques se
71 LEROI-GOURHAN, André, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1973 [1945].
72 RUYER, NF, p. 24.
129
succèdent et s’organisent à la manière d’organismes vivants et que la création humaine, par
sa continuité, calque la création universelle.73
Toutefois, comme le souligne notamment Xavier Guchet74, la reconstitution par Leroi-
Gourhan du progrès technique comme une évolution (logique et non historique) ne doit
pas être comprise comme une naturalisation, une biologisation de la technique, ce que tend
à faire Ruyer. Guchet montre même comment l’idée d’une techno-évolution chez Leroi-
Gourhan (mais aussi chez Simondon) vise à délimiter le domaine propre de la technique
dans son objectivité, et non à la diluer dans la biologie. Leroi-Gourhan lui-même écrit ainsi :
« dans le domaine de l’évolution technique, nous avons rencontré des faits qui peuvent
s’organiser en images biologiques : ce n’est pas dire qu’ils sont du même ordre, mais
simplement que la même réalité se retrouve ici et là dans les manifestations de la vie ».75
Ces passages de Milieu et techniques ne sont d’ailleurs que des extraits d’une conclusion
prospective, qui se contente de souligner des similitudes avec une grande prudence.
Comme l’écrit l’auteur, « Similitude ne signifie pas identité et il ne faut pas oublier que
Technologie et Biologie sont des sciences distinctes qui peuvent conduire à des résultats
assez divergents. »76
L’affirmation que les faits biologiques et techniques « ne sont pas du même ordre »
semble contredire d’emblée la lecture ruyérienne, qui paraît faire de l’outil et de l’organe
deux réalités du même ordre naturel. En fait, ce n’est pas tout à fait aussi simple : Ruyer
73 LEROI-GOURHAN, Milieu et techniques, op. cit., p. 439‑440.
74 GUCHET, Xavier, « Évolution technique et objectivité technique chez Leroi-Gourhan et Simondon », Appareil, no 2, 2008, https://doi.org/10.4000/appareil.580 (consulté le 27/08/20).
75 LEROI-GOURHAN, Milieu et techniques, op. cit., p. 436‑437.
76 Ibid., p. 439‑440. Le texte continue ainsi : « Si la Biologie peut hésiter à prêter à la Vie des plans prédéterminés, nous pouvons attribuer à cette mince pellicule matérielle qui s’interpose entre l’Homme et le Milieu, des tendances, des intentions, un but, parce qu’elle est création humaine et parce que l’homme est apte à désirer. Si nous proposons de juxtaposer Invention et Mutation, Tradition et Transmission des caractères acquis, ce n’est pas pour prendre parti, par extension des valeurs technologiques aux valeurs biologiques ; la complexité des problèmes biologiques nous est assez familière pour que nous observions la plus extrême prudence. (...) il est à prévoir que dans l’avenir la proximité des deux disciplines s’accusera de plus en plus clairement et que, par la confrontation des deux séries de créations de la Nature et de créations de l’Industrie humaine, on parviendra à une perception plus profonde des phénomènes généraux de l’Évolution. »
130
n’affirme pas l’identité totale du biologique et de l’artificiel, il ne nie pas l’existence du
monde humain en général comme domaine propre de réalité et d’étude. Suivant sa
méthode favorite, il cherche à mettre en évidence des « isomorphismes », des structures
ou plutôt des structurations parallèles dans les divers domaines de la réalité, afin de mettre
en évidence leur solidarité, et leur appartenance à un même mode d’être fondamental. Il
suffit donc à Ruyer que le vivant et la technique, sans être exactement du même ordre,
permettent et même exigent un même type de classification et d’explication.77 Dans les faits
cependant, la volonté d’atténuer la séparation entre des domaines de réalité revient le plus
souvent à empêcher toute délimitation claire de ces domaines, la seule « coupure » valable
restant celle qui sépare les individus vrais et les agrégats.
Pour toutes ces raisons, il n’y a chez Ruyer ni critique virulente de la technique, ni
enthousiasme technophile excessif. C’est que d’une part, la technique n’est que le
prolongement de la vie, et d’autre part, qu’elle ne peut former un domaine autonome et
coupé de l’homme qui l’a produite et qui l’entretient. La technique est inséparable de sa
source dans l’esprit humain, de même que l’homme lui-même est inséparable de la source
ultime de toute vie dont il sort.78
La solution du problème de l’unité de l’organisme vivant implique donc de remonter
vers cette source commune de la vie et de la technique, ou plutôt vers la source de la vie
comme créatrice de techniques. C’est vers le renouvellement ruyérien du concept de
conscience et de l’ontologie monadologique que nous sommes conduits.
***
77 Sur cette « exigence », notons que les faits qui chez Leroi-Gourhan « peuvent s’organiser en images biologiques », sous la plume de Ruyer, « demande[nt] impérieusement à s’exprimer en images biologiques ». Le terme d’image biologique, qui renvoie chez Leroi-Gourhan à des catégories descriptives, désigne bien chez Ruyer une analogie de structure qui témoigne d’une parenté ontologique.
78 Pour plus de précision sur ce point, voir BLANCHARD, Hans-Pascal, « Ruyer et le transhumanisme », Le Portique, no 37‑38, 2016.
131
Résumons le parcours de Ruyer sur le problème de l’organisme. Parti d’une
redéfinition de la conscience comme subjectivité close sur elle-même, il est conduit à une
ontologie qui fait de cette subjectivité le seul mode d’être vraiment fondamental, et de la
matière un simple sous-produit de celle-ci par agrégation. Cette ontologie prétend donc
tenir ensemble un monisme de la subjectivité et une dualité des modes de causalité : celle-
ci peut être soit psychique, dans le cas des individus subjectifs, soit mécanique, dans le cas
des agrégats et phénomènes de foule. Cette dualité des modes de causalité lui permet de
distinguer dans l’organisme une part mécanique tombant sous le régime explicatif de la
science, et une part d’action psychique, finalisée, qui échappe à l’explication mécaniste.
Soucieux toutefois de jouer jusqu’au bout la partition finaliste, il cherche à faire du
caractère mécanique du corps non une concession à la science, mais une preuve centrale
de la nécessité de la finalité consciente à l’œuvre dans le vivant : s’il y a machine, il y a
nécessairement inventeur, constructeur, mécanicien de la machine. Pour cette double
raison (absorber les explications de la biologie positive et faire valoir le finalisme caché
derrière le mécanisme), il est conduit à concevoir un modèle de plus en plus mécanique du
vivant, le corps étant pensé sur le modèle de la machine, de la boîte à outils ou de l’usine
automatisée. Pourtant, cette pente est dangereuse en ce qu’elle semble coûter à Ruyer son
hypothèse fondamentale : celle qu’il n’y a pas de corps, que le corps n’est que l’envers de la
conscience, et que l’organisme n’est pas unifié comme un agrégat, mais comme une
subjectivité. Où peut-on encore loger celle-ci dans ce corps mécanisé à l’extrême ? Pour que
la dualité des modes de causalité ne devienne pas un dualisme des substances, il faut
parvenir à générer la machine à partir de la vie, et à penser un mode d’unité qui préserve
l’intuition fondamentale de Ruyer tout en intégrant cette dimension mécanique.
Le problème de la coupure entre les deux biologies (physique et psychique,
mécanique et formatrice) débouche donc sur le problème de l’unité du composé hybride
qu’est le corps vivant. Mais ce problème implique à son tour celui du passage de l’un des
ordres à l’autre, c’est-à-dire non pas comme pour la biologie positive du physique au
psychique, mais bien du psychique, qui est l’ordre de la première cellule, de l’unité
primordiale, au physique, qui est l’ordre du corps composé, mécanisé. Il faut en effet
expliquer comment, de l’œuf initial, fût-il pensé comme « domaine absolu », peut surgir
l’édifice de l’organisme. La conséquence logique de la mécanisation du corps est en effet,
132
comme l’a bien souligné Canguilhem, de loger toute la finalité dans le moment ou dans
l’être chargé d’édifier ce corps-machine :
On peut donc dire qu’en substituant le mécanisme à l’organisme, Descartes fait disparaître
la téléologie de la vie ; mais il ne la fait disparaître qu’apparemment, parce qu’il la rassemble
tout entière au point de départ. Il y a substitution d’une forme anatomique à une formation
dynamique, mais comme cette forme est un produit technique, toute la téléologie possible
est enfermée dans la technique de production.79
Il faut donc doter l’organisme, ou du moins la conscience formatrice de l’organisme,
non seulement d’un type particulier d’unité, mais encore du savoir nécessaire à cette unité
pour former un corps fonctionnel, harmonieux, et typique de son espèce. C’est pour
résoudre ce problème, celui du corps comme « unité savante », que Ruyer doit s’atteler à
une nouvelle monadologie.
79 CANGUILHEM, « Machine et organisme », art. cit., p. 145.
133
PARTIE II
LA VIE COMME CONSCIENCE CLOSE
134
CHAPITRE 3 : LA MONADE ET LA MACHINE
On dit volontiers Ruyer inclassable, mais s’il l’est, comme nous avons commencé à le
voir, ce n’est pas parce qu’il se situerait en dehors des grands courants de l’histoire de la
pensée, dans une sorte d’isolement radical. C’est bien plutôt par la multiplicité et
l’hétérogénéité des sources qui nourrissent sa philosophie, et qu’il tente d’articuler entre
elles. Il puise dans toutes les époques de la philosophie et dans toutes les disciplines de la
culture humaine des matériaux pour bâtir son système de la nature : d’Héraclite à
Baudelaire, de Russell à Waddington, d’Homère à Cournot, la variété des auteurs cités
donne le tournis. Elle fait parfois du ruyérisme un labyrinthe dans lequel il est difficile de
se repérer, et de distinguer le fondamental de l’accessoire. Plusieurs auteurs non-
philosophes lui fournissent des prémisses essentielles : le biologiste Étienne Wolff et son
embryologie à tendance finaliste, le géologue Ellenberger et sa théorie de la mémoire, ou
encore l’écrivain Samuel Butler et son « Dieu connu et Dieu inconnu ». Mais ces travaux
sont reçus par Ruyer à l’intérieur d’un cadre philosophique général, dont les principales
thèses sont la nature subjective de toute réalité et la distinction entre « individus réels » et
« agrégats », et qui doit beaucoup à Leibniz.
C’est par la critique de Leibniz que Ruyer entend résoudre le problème laissé par
Descartes de l’articulation entre le mécanisme et la conscience, entre l’étendue et la pensée.
Nous voudrions ici montrer que l’on peut lire cet effort, et particulièrement la constitution
de son concept central de « domaine absolu de survol », comme une monadologie corrigée,
qui cherche à en éviter les écueils jugés rédhibitoires : mauvais panpsychisme, harmonie
préétablie, conception substantialiste de l’individualité. Nous pourrons ainsi mettre en
lumière l’étonnante tentative de Ruyer : penser une monade étendue.
135
1. La monadologie et le problème de la liaison
1.1 Ruyer disciple de Leibniz
Si Leibniz est régulièrement cité par Ruyer, c’est pourtant pour lui adresser de rudes
critiques et soigneusement distinguer sa philosophie de la sienne1 : dans l’Esquisse, œuvre
encore mécaniste de 1930, la réfutation par l’absurde était administrée en pointant le fait
que l’hypothèse envisagée conduirait à « refaire la monadologie »2, ce qui est exclu
d’emblée. Si les intelligences du XXème siècle répugnent encore à admettre la thèse
panpsychiste, « le mal remonte à Leibniz et à ses petites perceptions »3, écrit Ruyer à
l’heure de sa maturité philosophique. « Cette métaphysique dogmatique [de Leibniz],
évidemment, a quelque chose de grotesque »4, écrira-t-il encore dans sa dernière œuvre.
La critique de Leibniz est un fil rouge qui traverse toute l’œuvre de Ruyer, ce dernier faisant
souvent du premier un repoussoir, l’harmonie préétablie devenant le symbole d’un échec
retentissant. Mais si Ruyer met tant de soin à se distinguer de Leibniz, c’est qu’il pressent
toujours la confusion possible, et donc l’étroite proximité entre leurs deux pensées, et qu’il
sait bien que son effort ne consiste pas tant à rompre avec la monadologie qu’à produire
une « monadologie corrigée »5, quoique la correction, on le verra, soit d’importance. Ce
n’est donc pas sans raison que Gilles Deleuze fait de Ruyer « le plus récent des grands
disciples de Leibniz »6. En effet, c’est bien dans une mise à jour de la monadologie qu’il
1 Voir notamment RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 397. Ou RUYER, Raymond, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 147, 1957, p. 27‑40.
2 RUYER, EPS, p. 111.
3 RUYER, NF, p. 88.
4 RUYER, EM, p. 147.
5 Ibid., p. 126.
6 DELEUZE, Gilles, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les éditions de Minuit, 1988.
136
entend trouver la clef de son ontologie et de sa philosophie du vivant, la clef d’une
unification générale de la physique, de la biologie et du psychisme humain.
Comme Leibniz, il cherche à articuler mécanisme et finalisme en acceptant la
possibilité d’une explication mécaniste des phénomènes, tout en ramenant ces mécanismes
à la force qui les constitue et qui doit être elle-même rapportée à une individualité d’origine
divine : la monade chez Leibniz, le domaine absolu chez Ruyer. Comme lui encore, il conçoit
l’unité de ces individualités fondamentales à partir de celle du champ perceptif faisant
l’unité d’une multiplicité, même si la question de la perception va les diviser. Comme lui
enfin, il commence par forger une ontologie des individualités closes composant des
agrégats, et cherche ensuite à préserver dans ce cadre l’unité des organismes vivants, ce
qui n’est pas sans poser de difficulté.
Le Leibniz de Ruyer est assez schématique et lui fournit, de son propre aveu, un
« type » général du monadisme plus que l’occasion d’une exégèse approfondie du
philosophe allemand.7 On peut ainsi formuler brièvement pour commencer les thèses
fondamentales qu’ils partagent, quoiqu’elles méritent évidemment bien des précisions :
(a) La réalité est constituée d’individus premiers, les corps physiques étant des agrégats de ces unités fondamentales.
(b) Ces individualités (monades ou domaines absolus) sont d’ordre spirituel ou subjectif, et peuvent être conçues à partir de mon expérience subjective, qui est unitas multiplex, l’unité d’une multiplicité.
(c) L’individualité des corps physiques (non organiques) est donc un pur phénomène, elle est l’apparence pour un sujet d’une multiplicité sous-jacente. Ces phénomènes se laissent toutefois expliquer selon les lois de la mécanique.
(d) Les monades ou individus réels se transforment qualitativement selon leur dynamisme propre et non sous l’action de causes extérieures (action du milieu environnant, interaction avec d’autres monades…).
(e) La nature tout entière est coordonnée de façon harmonieuse et finalisée.
L’inspiration leibnizienne de Ruyer se situe donc avant tout au niveau de la division
entre les individus réels, dotés d’une forme (« substantielle » dans le vocabulaire de
7 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 27.
137
Leibniz, « forme vraie » chez Ruyer), et les agrégats composés de tels individus, qui n’ont
d’unité qu’accidentelle. On peut y voir la reprise du questionnement leibnizien sur la
nature des corps, qui peuvent être conçus soit comme de purs phénomènes soit comme
dotés d’une forme substantielle :
Quoi qu’il en soit, si les corps sont des substances, ils ont nécessairement en eux quelque
chose qui réponde à l’âme, et que les philosophes ont bien voulu appeler forme
substantielle. Car l’étendue et ses modifications ne sauraient faire une substance suivant la
notion que je viens de donner, et s’il n’y a que cela dans les corps, on peut démontrer qu’ils
ne sont pas des substances, mais des phénomènes véritables comme l’arc-en-ciel.8
Le problème qui conduit Ruyer du mécanisme de l’Esquisse9 au panpsychisme des
Éléments de psychobiologie10 et de Néo-finalisme11, en passant par la période de transition des
années 1930, est ce même problème leibnizien : comment rendre compte de la subsistance
des êtres, de leur cohésion ? Comment les choses, et a fortiori les êtres vivants individués,
se maintiennent-ils dans l’existence sans tomber en poussière ? Comme chez Leibniz, la
solution de ce problème passe par le rejet de l’impasse cartésienne : l’étendue-substance,
divisible à l’infini, condamnée à l’effritement, car elle n’est qu’un être par agrégation dont
les parties sont elles-mêmes des agrégats, sans que rien ne vienne soutenir cet émiettement
infini dans l’être et justifier la nature substantielle de l’étendue.
Aux deux auteurs, le problème se pose ainsi : comment penser un monde d’agrégats
qui ne se dissolve pas en poussière ontologique, mais qui se soutienne dans l’être, et qui
rende compte de la cohésion et de la régularité des phénomènes observables ? C’est sur la
résolution du problème qu’ils se séparent puisque, comme on le verra, Leibniz choisit
d’admettre la divisibilité à l’infini tout en fondant l’étendue sur la répétition de substances
sans extension, les monades, conçues comme des « points spirituels ». Ruyer au contraire
8 LEIBNIZ, G.W., « Lettre à Arnauld de juin 1686 », in Discours de métaphysique - Correspondance avec Arnauld, Paris, Vrin, 2016.
9 RUYER, EPS.
10 RUYER, EPB.
11 RUYER, NF.
138
refusera la divisibilité à l’infini au nom de la physique quantique, et cherchera par le
concept de domaine absolu à étendre ou à spatialiser la monade, c’est-à-dire à la repenser
comme « étendue absolue, subjective ».12
L’ontologie panpsychiste de Ruyer n’en demeure pas moins une monadologie, et en
cela il est bien un disciple de Leibniz. Gilles Deleuze a largement souligné cette filiation
dans Le Pli13, son ouvrage sur Leibniz profondément inspiré par Ruyer, en insistant
précisément sur le caractère monadique des « formes se formant elles-mêmes » de Ruyer,
dans la mesure où elles sont closes sur leur propre intériorité, absorbées dans leur propre
formation et le self-enjoyment de cette activité formatrice. Il les décrit en ces termes :
[Des] surfaces ou des volumes absolus, des domaines unitaires de « survol », qui
n’impliquent plus comme les figures une dimension supplémentaire pour se saisir elles-
mêmes, et ne dépendent plus comme les structures de liaisons localisables préexistantes. Ce
sont des âmes, des monades, des superjets, en « auto-survol » (…) des intériorités absolues qui se
saisissent elles-mêmes et tout ce qui les remplit, dans un processus de « self-enjoyment », tirant de
soi tout le perçu auquel elles sont co-présentes sur cette surface interne à un seul côté,
indépendamment d’organes récepteurs et d’excitations physiques qui n’interviennent pas
à ce niveau.14
Le domaine absolu ruyérien se distingue de la monade par son caractère étendu : il
est une « surface » ou un « volume » conscient. Il s’en rapproche toutefois par son caractère
de clôture, et par son principe de changement : il ne se modifie pas en raison de causes
extérieures ou par le jeu de parties mécaniques, mais il se forme lui-même par son
dynamisme interne, par une invention permanente de soi qui est une véritable formation,
et non le fonctionnement de mécanismes déjà montés ou le produit d’interactions avec son
milieu. Appartiennent à ces « individus vrais » les organismes vivants, mais aussi leurs
12 Ibid., p. 112.
13 DELEUZE, Le pli. Leibniz et le baroque, op. cit.
14 Ibid., p. 137. Nous soulignons.
139
cellules, les molécules et les particules physiques, et, à l’autre bout de la chaîne, certaines
formes de vie sociale.
Notons toutefois que, comme l’a montré Ronald Bogue15, le Ruyer décrit par Deleuze
est plus leibnizien que l’original, et réciproquement. En effet, l’auteur du Pli tend comme
souvent à se saisir des ressources conceptuelles offertes par les auteurs pour progresser
dans sa propre voie philosophique, plutôt que pour en donner un compte-rendu exact.16 Il
identifie toutefois fort justement la question de la liaison comme le nœud du rapport
problématique de Ruyer à Leibniz. Il nous semble en effet qu’un détour par le problème de
l’unité des corps tel qu’il se pose chez Leibniz éclaire nettement le problème ruyérien de la
conscience comme « force liante ».17
1.2 Unité des corps et unité du monde
Chez Leibniz, la résolution de la question de la substantialité des corps passe par la
réhabilitation progressive des formes substantielles, mais surtout dans l’élaboration
15 BOGUE, Ronald, « The Force that Is but Does Not Act: Ruyer, Leibniz and Deleuze », Deleuze and Guattari Studies, vol. 11, no 4, 2017, p. 518‑537.
16 Bogue montre notamment avec précision que la formule commune, selon Deleuze, à Ruyer et Leibniz, celle d’un vitalisme reposant sur « une force qui est, mais qui n’agit pas, donc qui est un pur Sentir interne », est inadéquate. Chez Ruyer en effet, loin d’être un pur sentir, la force formatrice agit, elle n’est même rien d’autre que sa propre action, l’activité des formes absolues étant de « faire et en faisant, se faire ».
Dans L’anti-Œdipe et Mille Plateaux, Deleuze et Guattari retrouvent des accents ruyériens dans leur description de l’organisme et du « corps sans organe », mais pour développer une révolte contre l’organisme inspirée d’Antonin Artaud et tout à fait absente de l’œuvre ruyérienne : « Les machines désirantes nous font un organisme ; mais au sein de cette production, dans sa production même, le corps souffre d’être ainsi organisé, de ne pas avoir une autre organisation, ou pas d’organisation du tout ». « [L’organisme] n’est pas du tout le corps, le CsO, mais une strate sur le CsO, c’est-à-dire un phénomène d’accumulation, de coagulation, de sédimentation qui lui impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées, des transcendances organisées pour en extraire un travail utile ». (DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, L’anti-Oedipe, Paris, Éditions de minuit, 1972, p. 14, et Mille Plateaux, Paris, Éditions de minuit, 1980, p. 197.) Sur le concept de « corps sans organe », voir DUPORTAIL, Guy-Félix, « Autopsie du corps sans organes », Essaim, vol. 26, no 1, ERES, Toulouse, 2011, p. 91‑113.
17 RUYER, NF, p. 126. Sur la dimension monadologique de la philosophie de Ruyer, voir également le travail récent de Fabrice COLONNA, « La monadologie de Ruyer », Revue de métaphysique et de morale, vol. 107, no 3, Presses Universitaires de France, Paris, 2020, p. 321‑331.
140
tardive, dans les lettres au Père Des Bosses, du concept de vinculum substantiale ou lien
substantial, chargé de réaliser la substance composée. Chez Ruyer en revanche,
l’intégration de corps composés, particulièrement des corps vivants, aux « individus réels »
est précoce, et c’est un thème important dès la fin des années 1930. Rendre compte de
l’unité de ces êtres indubitablement composés de parties, à l’intérieur d’une nature divisée
entre les « individus réels » et les simples agrégats, est l’un des principaux défis qui
structurent l’effort de pensée de Ruyer.
Pour Leibniz, la substantialité des corps est une difficulté, et la question de savoir si
leur unité est purement phénoménale, y compris dans le cas des vivants, se pose.18 Chez
Leibniz tel qu’il est lu par Ruyer en tout cas, seule l’harmonie préétablie garantit que l’unité
apparente des corps est un phénomène bien fondé. Or, le symptôme éclatant de l’erreur de
Leibniz pour Ruyer est l’harmonie préétablie, qu’il considère comme un signe suffisant en
soi de son échec. Une philosophie qui ne peut se sauver que par un tel deus ex machina ne
peut, pour lui, être qu’inacceptable. L’harmonie préétablie pour Ruyer le correctif
impuissant d’une erreur fondamentale, celle d’une conception trop stricte de
l’individualité : seul un monde d’individus absolus, sans interaction ni liaison véritable, a
besoin de voir ses rapports réglés par une harmonisation divine.
Pour cette raison, l’idée d’individualité absolue produit aussi bien l’erreur inverse,
qui consiste à nier qu’il existe dans le monde des êtres réellement individués et d’autres
qui ne le sont pas, et qui n’accorde d’individualité qu’à l’univers entier, tout en lui étant un
point dans un système de points interdépendants. Ruyer attribue cette erreur à deux
penseurs aussi différents que Rabaud et Lotze. Etienne Rabaud (1868-1956) est un zoologiste
français spécialiste du comportement animal, positiviste et critique féroce de toute forme
d’anthropomorphisme en biologie. Sa conception de l’univers comme le seul véritable
individu semble être la conséquence de son rejet de l’existence d’individus réels dans le
monde : tout vivant étant tissé d’interactions entre ses parties et avec le milieu, le monde
n’est qu’un vaste réseau d’interactions et d’interdépendance. Le philosophe et médecin
18 Leibniz en parle au conditionnel dans le Discours de métaphysique, dont le chapitre X s’intitule « Que l'opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, si les corps sont des substances… » LEIBNIZ, G.W., Discours de métaphysique - Correspondance avec Arnauld, Paris, Vrin, 2016, p. 84.
141
Lotze (1817-1881) penche au contraire du côté du panpsychisme. Il fait de l’univers une
« substance universelle », que seule l’intuition du Moi permet d’imaginer par analogie, ce
qui pourrait le rapprocher de Ruyer. Mais ce n’est pas seulement l’individualité de l’univers
qui intéresse Ruyer, c’est aussi l’individualité des êtres dans le monde : toute philosophie
qui échoue à rendre compte des individus réels est insuffisante pour lui, tant les faits
physiques et biologiques exigent que l’on admette leur existence. Ce qu’il cherche à faire,
c’est à penser à la fois l’unité réelle d’un monde ordonné et l’existence en son sein d’une
hiérarchie d’individus qui ne soient pas de pures interactions. Ainsi renvoie-t-il dos à dos
l’erreur leibnizienne et celle de Lotze-Rabaud : « Nier, comme Leibniz, toute interaction
entre des monades murées dans leur individualité, ou admettre, comme Lotze, qu’un seul
être réel, M, peut posséder l’individualité – ces extrémismes philosophiques opposés et
analogues n’ont guère d’intérêt ici. »19 Dans les deux cas on obtient un monde éclaté, une
multiplicité de points dont l’interaction est soit totale – chaque mouvement impliquant la
totalité des autres points de l’univers de manière déterministe – soit nulle en elle-même –
les monades étant closes sur elles-mêmes.
Leibniz est ainsi à ranger du côté de tous ceux qui cherchent à faire l’unité des êtres
de l’extérieur20, que ce soit par une conscience percevante (humaine ou divine) ou un
principe vital surajouté, symptôme d’un échec qui rassemble idéalistes, gestaltistes,
leibniziens et vitalistes :
Dans l’un et l’autre cas, le même choix s’offre entre deux méthodes pour exprimer les faits :
ou considérer comme un absolu l’individualité et la dualité, mais ne comprendre
l’interaction que par un deus ex machina : esprit établissant des liaisons, harmonie
19 RUYER, « L’individualité (II) », art. cit., p. 386. Voir aussi DRDS, p. 19.
20 Encore faut-il noter que Ruyer accuse Leibniz des deux erreurs inverses qu’il ne cesse de dénoncer : d’une part l’illusion idéaliste, qui verrait en Dieu un œil extérieur organisateur du monde, et d’autre part l’illusion des choses s’organisant d’elles-mêmes (quoique, chez Leibniz, dans l’esprit de Dieu), mais selon un principe d’extremum et non d’optimum, quantitatif et non qualitatif. Ces deux conceptions, qui expliquent l’ordre du monde par la conscience constituante ou par l’auto-organisation des choses (peu importe, selon l’argument de Hume, qu’il s’agisse de l’auto-organisation des idées de Dieu ou des choses matérielles elles-mêmes) ne sont guère compatibles et Ruyer paraît ici tenté de doter la métaphysique de Leibniz d’erreurs contradictoires.
142
préétablie, entéléchie dirigeant le système, etc. ; ou renoncer au postulat de l’individualité
absolue. Il n’y a guère de doute que la deuxième méthode ne soit la meilleure.21
Notons au passage que l’on peut s’interroger sur la pertinence de cet argument du
deus ex machina chez Leibniz, en tout cas venant de Ruyer. Cette critique a pour commencer
quelque chose d’ironique, puisque Leibniz lui-même concevait son harmonie préétablie
comme le moyen d’échapper au deus ex machina d’un Malebranche ou d’un Newton. Mais
elle étonne d’autant plus quand on considère que l’action divine et l’intervention d’entités
transcendantes (les essences et les potentiels) ne posent aucun problème à Ruyer, dont la
philosophie s’achève en une théologie néoplatonicienne, qui accorde bien plus à Dieu que
le geste créateur leibnizien – à partir duquel les monades sont parfaitement coordonnées
et la machine du monde n’a plus besoin d’être remontée ou réglée à nouveau.
S’il n’y a « guère de doute » qu’il faille renoncer à l’individualité absolue, c’est qu’il y
a pour Ruyer des faits indiscutables et cruciaux, à l’explication desquels on peut juger de la
valeur d’une théorie. Ces faits (dont nous verrons qu’ils sont largement fournis par la
physique et la biologie) sont l’existence d’individus réels et composés, et l’interaction réelle
de ces individus. Or, précisément :
Le résultat de ce schéma leibnizien est de rendre tout à fait bizarre la nature, non seulement
de l’interaction, qui n’est jamais que simulacre, mais de la forme. La forme d’une colonie
organique, par exemple, ou même d’un organisme multicellulaire, n’existe réellement nulle
part, puisqu’elle est seulement dans les perceptions internes de chacun des constituants, ou
encore, elle est seulement pensée par Dieu quand il harmonise les possibles.22
Alors, comment échapper à l’effritement infini de toute individualité tout en
conservant le cadre général de la monadologie ? N’est-ce pas une contradiction dans les
termes ? Cela suppose en tout cas une refonte radicale du concept de monade. Pour bien la
21 RUYER, « L’individualité (I) », art. cit., p. 297.
22 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 29.
143
comprendre, il faut s’intéresser à la tentative de Leibniz lui-même de penser, à la fin de sa
vie, l’existence des corps comme « substances composées ».
1.3 Le problème du corps chez Leibniz et le vinculum substantiale
C’est peut-être dans l’élaboration du concept de « vinculum substantiale », ou « lien
substantial », que Leibniz est le plus proche de Ruyer, quoique ce dernier ne l’évoque
jamais, et c’est en tout cas le concept qui éclaire le mieux la transformation que Ruyer va
opérer dans la monadologie. C’est d’ailleurs dans des termes particulièrement ruyériens
que Deleuze décrit le vinculum dans son ouvrage sur Leibniz.23 Ce concept est élaboré
tardivement par Leibniz dans sa correspondance avec le P. Des Bosses. Consulté à l’origine
par ce dernier sur l’épineuse question de la transsubstantiation, Leibniz en vient à définir
un nouveau type de lien ou de liaison entre les monades, nécessaire pour rendre raison de
la substantialité des corps – ce qui est un nécessaire préalable pour traiter de celui du
Christ. Pour penser la transsubstantiation, il faut d’abord penser la substantiation, c’est-à-
dire ce par quoi un composé est substantifié, fait substance. L’existence des corps n’était
jusqu’alors qu’un phénomène bien fondé, l’apparence pour nous d’une multiplicité.24 Il doit
maintenant être doté d’une véritable substantialité. Cette union substantielle du corps sera
réalisée par un lien surajouté par Dieu, qui fait du composé une substance sans rien changer
aux monades qu’elle unit.
Si l’on admet outre les monades des Substantiels, c’est-à-dire si l’on admet une certaine
Union réelle, je conviens que l’Union qui fait d’un animal ou de tout corps organique de la
nature une unité substantielle possédant une monade dominante, est fort différente de celle
qui fait un simple agrégat comme dans un tas de pierres : celle-ci consiste en une simple
23 « Il y a un point sur lequel la pensée du Leibniz de Deleuze et celle de Ruyer coïncident presque, et c’est durant l’explication par Deleuze du concept leibnizien du vinculum substantiale. » BOGUE, « The Force that Is but Does Not Act », p. 527.
24 Cf. la lettre à Arnauld du 30 Avril 1687 : « Ce qui fait l’essence d’un être par agrégation n’est qu’une manière d’être de ceux dont il est composé : par exemple, ce qui fait l’essence d’une armée n’est qu’une manière d’être des hommes qui la composent. Cette manière d’être suppose donc une substance, dont l’essence ne soit pas une manière d’être d’une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans de véritables unités. » LEIBNIZ, Discours de métaphysique - Correspondance avec Arnauld, op. cit.
144
union de présence ou union locale, celle-là en une union qui produit un substantié nouveau,
que les Écoles appellent un par soi, tandis qu’elles nomment la précédente un par accident.25
Le vinculum substantiale n’est donc pas un lien « substantiel » au sens où il serait lui-
même une substance, qui se subordonnerait les monades. Il est une pure relation, qui n’est
ni substance ni accident de substances. « Au sens actif du mot, le lien substantie, le lien
produit de la substance ».26 Ce lien substantifiant, c’est exactement ce que cherche Ruyer,
l’unification du composé par une « forme vraie » qui en fait un être « un par soi ». Ce qu’il
faut expliquer, c’est une unité de domination, de possession, par laquelle une forme ou une
monade peut s’en subordonner d’autres en foules, sans que celles-ci cessent entièrement
d’être des individus.27
Or, c’est ce que Leibniz échoue à faire pour Ruyer : en raison de sa conception trop
substantialiste et close de la monade, il ne parvient pas à penser la liaison, indispensable
pour fonder la cohésion des corps. Si Leibniz a besoin d’inventer un lien « surajouté » pour
constituer des corps individuels délimités, c’est que ses monades sont par définition
incapables d’interaction véritable, incapables de s’intégrer dans une totalité supérieure.
Chaque monade exprime tout l’univers, mais ce que vise Ruyer, c’est justement à délimiter
dans le tissu du monde des individus unifiés, distincts. En dehors de l’action de cette
relation substantialisante, on ne comprend pas comment, dans l’organisme, la monade
dominante peut dominer les autres, comment elle se les subordonne. C’est alors le
problème de départ qui reparaît : celui de l’effritement ontologique, d’une poussière — fût-
elle poussière de substances — dont aucun corps véritable ne peut sortir. Mais la solution
du vinculum est exclue pour Ruyer, d’abord parce qu’il ne semble pas la connaître, ensuite
25 LEIBNIZ, « Lettre au P. Des Bosses du 20 septembre 1712 », trad. C. FRÉMONT in L’être et la relation. Lettres de Leibniz à Des Bosses, Paris, Vrin, 1999, p. 215‑216.
26 SERRES, Michel, Préface à C. FRÉMONT, op. cit., p.8
27 « Si un corps m’appartient toujours, c’est parce que les parties qui s’en vont sont remplacées par d’autres dont les monades viennent à leur tour sous la domination de la mienne (…). Mais, aucune monade n’en contenant d’autres, la domination resterait une notion vague, n’ayant qu’une définition nominale, si Leibniz n’arrivait à la définir précisément par un « vinculum substantiale ». C’est un étrange lien, un crochet, un joug, un nœud, une relation complexe qui comporte des termes variables et un terme constant. » DELEUZE, Le pli. Leibniz et le baroque, op. cit., p. 148.
145
parce que pour lui, comme on l’a vu, tout l’enjeu est de ne pas refaire l’individualité des
corps après-coup en surajoutant un lien, par ailleurs extrêmement difficile à définir, qui
serait une force d’individuation extérieure aux monades de ce corps.
Le problème n’est donc pas dans l’impossible définition du vinculum, mais dans la
conception même de la monade, c’est-à-dire de la conscience, de la forme vraie ou de
l’individu réel, dans le vocabulaire ruyérien. Il faut renverser le paradoxe du vinculum :
celui-ci forçait à penser une pure relation dans un univers d’individus clos, tandis qu’il faut
à l’inverse faire de la liaison, le mode d’être fondamental de la réalité. Le vinculum, s’il n’est
pas une solution acceptable, représente en quelque sorte le programme de recherche de
Ruyer : il faut repenser toute la monadologie à partir du problème de la liaison, et non
résoudre celui-ci après-coup et toujours trop tard.
2. Les faiblesses de la monadologie
Toutes les critiques adressées par Ruyer à Leibniz convergent vers l’identification
d’une même erreur fondamentale. Ce n’est pas l’idée de monade ou le panpsychisme en
général qui posent problème, mais la manière dont Leibniz les conçoit à partir d’une
conception erronée du psychisme, pensé comme substance douée de perception. La
critique de Ruyer se décline en trois volets : critique de l’individualité substantielle de la
monade, du mauvais panpsychisme, et de l’asymétrie de l’espace et du temps dans la
monadologie.
2.1 L’individualité substantielle à l’épreuve du vivant
La conception substantialiste et absolue de l’individualité, telle qu’un être est soit
absolument un (la monade) soit sans aucune individualité (l’agrégat), apparaît à première
vue comme l’emprunt majeur de Ruyer à Leibniz. En réalité, c’est d’après notre auteur une
erreur fondamentale de ce dernier. En effet, s’il reprend constamment la distinction des
individus réels et des agrégats, Ruyer n’en défend pas moins l’existence d’êtres à la fois
composés et véritablement individués, ce qui suppose des degrés d’individualité. Où est
l’individu véritable dans un organisme vivant : est-ce l’organisme entier ? Les organes plus
ou moins bien délimités ? Les cellules, les molécules, les atomes ? Pour Ruyer,
146
l’individualité relative, « coloniale » des êtres vivants, qui n’est qu’une hiérarchie de sous-
individualités précairement dominées, impose de rompre avec le tout ou rien : soit l’unité,
soit la multiplicité. Il souligne « le caractère non fermé, non monadique de l’individualité
biologique »28 dont la nature est d’être une totalité plus ou moins intégrée, une totalité dont
les parties conservent des degrés d’indépendance variables et dont l’identité numérique
n’est pas toujours clairement établie. On peut dire en suivant Thomas Pradeu29, que c’est
une illusion du sens commun que de faire des organismes vivants le paradigme de
l’individualité, si l’on prend comme critères d’individuation la perséité (la séparation
d’avec les autres) et l’unité (qui inclut le fait de pouvoir être compté, la possession de
frontières stables, d’une identité transtemporelle). En effet, c’est précisément dans le
vivant que l’on observe les plus grandes incertitudes, les plus grandes fluctuations quant à
ce qui constitue « un » être, car la séparation comme les frontières stables sont toujours
relatives et mouvantes. C’est le cas de l’amibe sociale Dictyostelium déjà mentionnée, dont
les cellules existent tantôt à part et tantôt intégrées à un « organisme » collectif. Le
peuplier faux-tremble, lui, forme de véritables forêts de milliers d’arbres, qui sont tous des
clones reliés en réseau et peuvent être considérés comme un seul et même organisme.30
Ceci a été très bien vu par Ruyer qui, loin de succomber à l’illusion, s’appuie sur le cas du
vivant pour corriger la monadologie, et la rendre capable de penser une individualité
relative ou « mitigée », qui permettra d’intégrer des niveaux d’individualité hiérarchisés.
C’est ainsi seulement que l’on pourra résoudre l’une des plus grandes difficultés
rencontrées par Leibniz : rendre compte de l’unité de la substance composée. Ruyer devrait
toutefois lui-même se méfier de ses propres arguments, car une fois admise la critique de
la notion d’individu biologique entièrement délimitable et discernable, critique qu’il
28 RUYER, EPB, p. 134.
29 PRADEU, « Qu’est-ce qu’un individu biologique ? », art. cit.
30 Le plus grand de ces organismes-forêts, une colonie de dizaines de milliers de clones située dans l’Utah aux Etats-Unis, peut être ainsi considérée comme l’organisme vivant le plus massif au monde, et a même reçu un nom propre : « Pando ». Cf. MITTON, J.B. et GRANT, M.C., “Genetic Variation and the Natural History of Quaking Aspen”, BioScience, Volume 46, Issue 1, January 1996, Pages 25–31, https://doi.org/10.2307/1312652
147
pousse fort loin, c’est toute sa philosophie qui se retrouve à son tour mise en question,
puisqu’elle repose toute entière sur la délimitation des « individus réels » : si l’on admet
comme individu réel non seulement l’arbre, mais ses cellules, ses graines, les molécules
nutritives circulant dans sa sève, le réseau qu’il forme avec d’autres arbres et tout
l’écosystème de la forêt à laquelle il appartient, il est difficile de ne pas en revenir à l’idée
du monde comme tissu d’interactions ou d’entr’expression de Rabaud et Leibniz.
Cette critique de Leibniz et les difficultés qu’elle occasionne à Ruyer mettent en
évidence la tension qui caractérise sont geste philosophique : on pourrait le décrire comme
une monadologie non substantialiste, une reprise de la monadologie, mais dans le contexte
« de la conception moderne de la réalité-processus, qui ne croit plus à des substances, mais
seulement à des activités. »31 Pour intégrer le vivant à une ontologie de type
monadologique, il faut donc à la fois renoncer à l’individualité absolue au profit d’une
individualité hiérarchisée et relative, et concevoir des individus-activités capables de se
former et de s’harmoniser d’eux-mêmes, sans recours à un principe extérieur ad hoc. En
effet, c’est bien au caractère préétabli de l’harmonie qu’il faut renoncer, et non à
l’harmonie elle-même : elle est au contraire ce qu’il s’agit de comprendre, mais sans la
référer à l’action d’un Dieu créateur et parfait. Pour cela, il faut repenser la nature même
de la subjectivité : si les individus ruyériens, comme les monades, relèvent bien de l’ordre
du subjectif et même du psychologique, c’est à partir d’une nouvelle conception du
psychisme qui échappait à Leibniz, ce dernier étant prisonnier d’une « demi-vérité », celle
du mauvais panpsychisme.
2.2 La demi-vérité du panpsychisme
Pour bien comprendre la correction que fait subit Ruyer à la monadologie, il faut en
revenir au projet philosophique élaboré dès La conscience et le corps : séparer la perception
de la conscience, pour réintégrer celle-ci dans l’étendue. Le dualisme de la conscience et de
l’étendue vient tout entier de ce que l’on identifie la subjectivité avec la pensée capable de
réflexion, chez Descartes, ou avec la perception, chez Leibniz. Si l’on admet cette identité,
31 RUYER, Raymond, « Nature du Psychique », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 57, no 1, 1952, p. 54.
148
il faut alors exclure tout ce qui n’est pas capable de réflexion ou au moins de perception du
champ des êtres conscients. Mais Ruyer voit là un mauvais anthropomorphisme : que la
conscience humaine soit réflexive et perceptive ne nous empêche en rien d’admettre une
conscience qui ne le soit pas, et qui pourrait animer des êtres résolument dépourvus de ces
facultés. Ruyer inverse donc la perspective : chez Leibniz, il peut y avoir perception sans
conscience (sans aperception), tandis que chez Ruyer il peut y avoir conscience sans
perception – ce qui pose évidemment la question : de quoi sera-t-elle consciente ? Cette
redéfinition de la conscience doit permettre de réaliser le programme ruyérien : réintégrer
la finalité dans la nature contre les explications réductionnistes, et rendre compte de
l’émergence de la conscience humaine (qui ne peut être un surgissement absolu, mais
seulement un changement de mode d’une conscience préexistante.)
C’est entre autres par la critique de Leibniz que Ruyer va élaborer ce nouveau concept
de conscience, qui ne sort pas du cadre d’une ontologie monadologique, mais redéfinit la
monade pour, si l’on peut dire, « l’étendre », la spatialiser, et éviter la coupure entre la
monade et l’étendue. Plutôt que de chercher à recoudre ce qui a été déchiré, Ruyer va faire
de la conscience « l’étoffe même du monde », en pensant la conscience comme étendue ou
l’étendue comme conscience. Ruyer reproche avant tout à Leibniz de mal comprendre la
nature du champ subjectif, et d’attribuer à ses monades une subjectivité trop analogue à la
perception d’une conscience humaine. C’est l’erreur qu’il nomme panpsychiste, (avant de
finir par adopter ce terme pour qualifier sa propre philosophie).
Le panpsychisme, comme toutes les demi-vérités, a fait plus de mal que de bien.
C’est le panpsychisme, plus que le behaviourisme, qui empêche de définir avec
netteté et précision la conscience primaire organique, parce qu’il « occupe la place »
avec une conscience seconde à l’état infinitésimal ou dilué. Le mal remonte à Leibniz
et à ses « petites perceptions ».32
Le panpsychisme est vrai, à condition de bien comprendre le psychisme, c’est-à-dire
de le détacher de l’idée de perception, qui implique un sujet extérieur à un objet perçu.
32 RUYER, NF, p. 88. Chez Ruyer la conscience seconde est la conscience perceptive et réflexive. La conscience primaire est la « forme en soi » des individus réels
149
Ruyer n’en partage pas moins la démarche leibnizienne qui consiste à faire de l’unité que
nous donne à connaître le champ perceptif le modèle ou plutôt l’échantillon de l’unité des
êtres réels. Cette unité, c’est celle d’un champ différencié dans lequel toute distance avec
un sujet extérieur au champ est abolie, c’est la véritable unité d’une multiplicité, qui n’est
pas faite de l’extérieur par le regard d’une conscience extérieure à la scène, mais qui est la
conscience elle-même. C’est donc bien la perception, non en tant que relation à un perçu,
mais en tant qu’unité d’un champ, qui exprime le type d’unité qui caractérise la
« monade ». Il est d’ailleurs permis de se demander dans quelle mesure cette définition de
la perception rompt avec celle de Leibniz, chez qui elle est déjà un changement d’état
interne, un déploiement de soi, et non l’effet sur ma conscience d’un stimulus extérieur –
l’harmonie préétablie expliquant seule l’apparence d’une interaction causale réelle entre
l’objet extérieur et moi. La véritable rupture n’est pas tant dans cette exclusion de la
perception (en un sens qui ne concerne sans doute pas Leibniz) que dans la spatialisation
de la monade, qui est peut-être l’idée la plus originale, la plus personnelle de Ruyer, et la
pierre angulaire de sa philosophie.
2.3 L’étendue et le rythme
L’erreur de Leibniz est d’avoir « fabriqué un panpsychisme sur le modèle d’un monde
géométrique et mécanique d’objets, en transposant simplement comme modes de
conscience les situations et relations des choses », écrit Ruyer dans le seul article qu’il
consacre longuement à cet auteur : « Leibniz et “Monsieur Tompkins au pays des
merveilles” »33. Il y reprend un argument de Russell, celui de la dissymétrie de l’espace et
du temps dans le système leibnizien.34 Les monades en effet restent toujours identiques à
33 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 33. Le titre fait référence à l’ouvrage de vulgarisation de la relativité générale du physicien George Gamow, Mr Tompkins in Wonderland, paru pour la première fois en 1940 aux Cambridge University Press. Cet ouvrage au succès jamais démenti présente les principales thèses de la physique relativiste transposées à l’échelle de la vie quotidienne d’un modeste employé de banque, M. Tompkins. Pour une version mise à jour, voir STANNARD, Russell et GAMOW, George, The New World of Mr Tompkins, Le nouveau monde de M. Tompkins, BOUQUET, A. (trad.), Paris, Le Pommier, 2002.
34 RUSSELL, Bertrand, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, Cambridge, Cambridge University Press, 1900. Ruyer lit probablement la traduction française de J. et R. Ray, Paris, Alcan, 1908.
150
elles-mêmes à travers le temps, puisque tous leurs états successifs sont tirés de leur propre
fonds et compris dans leur concept. En revanche, écrit Ruyer avec Russell, la plus petite
différence spatiale suffit à les rendre « discernables » et donc autre numériquement et
qualitativement. Il y a lieu ici de se demander dans quelle mesure cet argument atteint
vraiment la monade leibnizienne, qui par définition n’est pas étendue et n’existe pas dans
l’espace. Ruyer semble ici penser la monadologie comme un atomisme, ce qui la tire vers
son propre système, où la monade est en effet un atome conscient.
Le temps est donc la dimension de la continuité ininterrompue, tandis que l’espace
est celui de la discontinuité totale, du partes extra partes. Cette conception de l’individualité,
valable « en gros » pour les individus que nous sommes — je suis le même qu’hier, mais je
ne suis pas mon voisin — ne résiste pas pour Ruyer à la réalité de l’individualité flottante
des êtres vivants. Abusé par cette approximation tirée de l’expérience courante, Leibniz
introduit une dissymétrie arbitraire entre le temps et l’espace, en faisant de l’altérité dans
l’espace le seul critère de distinction des monades.
Ce schéma leibnizien est tout à fait arbitraire, et il conduit à une théologie aussi mauvaise
que la cosmologie dont elle sort. Même en gros, il est apparent que les êtres ne sont pas
indéfiniment identiques numériquement à eux-mêmes, et qu’il y a, dans le temps, de
l’altérité numérique, tout comme dans l’espace : entre la chenille et le papillon, il y a bien
autant d’altérité qu’entre un papillon mâle et un papillon femelle ; entre l’œuf ou la cellule
germinale du parent et l’adulte, il y a bien autant d’altérité qu’entre deux cellules du même
adulte. (…) En droit, on ne voit pas pourquoi l’« identité des indiscernables » n’aurait pas
pour contrepartie une « diversité numérique des discernables » pour le temps aussi bien que
pour l’espace.35
Il faut donc amender l’idée de monade pour la rendre capable d’assurer une
individualité réelle tout en étant un moteur de transformation dans l’espace aussi bien que
dans le temps. À la différence de Bergson, Ruyer ne cherchera pas à creuser cette
dissymétrie du temps et de l’espace pour dégager le temps de sa schématisation spatiale :
35 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 29.
151
il cherche à dégager l’espace lui-même de sa schématisation géométrique, afin de penser
« l’étendue vraie »36 comme Bergson a cherché à penser la « durée vraie ».
Un renouvellement de notre compréhension de l’étendue est en effet rendu
nécessaire, selon Ruyer, par l’échec de Leibniz à résoudre le problème le plus fondamental
de l’ontologie, celui qui habite Ruyer depuis ses toutes premières œuvres après avoir habité
l’auteur du Discours de métaphysique : le problème de la cohésion des êtres.
La seule solution pour ne renoncer ni à l’individualité et à la cohésion des êtres (y
compris des organismes qui sont des composés), ni à leur caractère réellement spatial,
étendu (ce que nie en un sens la monadologie), est pour Ruyer de penser quelque chose
comme une monade étendue, en trois dimensions, être évidemment monstrueux pour
Leibniz. La dimension temporelle n’est cependant pas exclue, et on peut même dire que la
monadologie nouvelle de Ruyer cherche parfois « l’espace-temps vrai » plus que l’étendue
ou le temps séparément. C’est le cas lorsque Ruyer fait appel à la métaphore musicale, et à
l’idée de rythme. L’être devant être pensé selon la formule de Lequier, « faire, et en même
temps, se faire », il est impensable que les individus primaires puissent exister
indépendamment de leur activité ou déploiement dynamique :
On ne peut donc pas dire, selon la formule leibnizienne, que la matière soit mens instantanea.
Un élément physique n’est rien s’il est instantané, s’il n’est pas un certain rythme prolongé
d’activités. (…) quand le concept traditionnel de matière est remplacé par le concept
d’activité, le temps ne peut plus apparaître comme un cadre vide et étranger, le temps de
l’action lui est inhérent, comme mélodie temporelle.37
Leibniz cherchait, avec l’idée de monade, à dépasser l’individualité du point
mathématique, indivisible, mais n’enfermant aucune diversité. Ruyer entend à son tour
dépasser l’individualité monadique tout en conservant l’idée d’unité différenciée, unitas
multiplex, à travers le concept de « surface consciente » : une conscience qui est à tout
36 « La conscience est de l’essence même de l’étendue vraie. Il n’y aurait pas d’étendue s’il n’y avait que de l’étendue selon la définition : Partes extra partes. » RUYER, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, op. cit., p. 22.
37 RUYER, NF, p. 175.
152
moment en tout point de son corps, une surface ou un corps qui se possède lui-même, qui
se « survole sans distance », qui se voit sans être hors de soi-même. Mais aussi une
conscience qui se différencie temporellement selon sa loi propre, ou son « rythme
mnémique ».38 Où trouver le modèle d’un tel être ? Paradoxalement, après avoir durement
critiqué « l’illusion panpsychiste » de Leibniz qui pensait la monade à partir de la
perception, c’est dans une phénoménologie du champ visuel que Ruyer trouve le modèle
d’une telle étendue consciente : mon champ visuel est lui-même une telle surface absolue,
différenciée en mille figures et couleurs, en tout point de laquelle je suis en même temps et
sans déplacement (ubiquité), et qui ne se donne pas à un sujet extérieur : je ne vois pas mon
champ visuel (avec un troisième œil), je suis mon champ visuel. C’est que l’erreur ne
consistait pas en soi à partir de la conscience humaine, méthode au contraire revendiquée
par Ruyer : elle consistait dans la mauvaise description qui en était faite, et qui prenait
l’accessoire (la perception du monde extérieur comme objet à distance) pour l’essentiel.
3. La monadologie corrigée : la conscience comme étendue vraie
3.1 Champ visuel et étendue consciente
Si des êtres vivants et conscients ne peuvent surgir de l’étendue cartésienne, inerte
et sans qualité (comme l’avait déjà vu Leibniz), il ne faut pas en conclure à la nécessité d’une
âme surajoutée ou d’une monade inétendue, mais à la nécessité de revoir notre conception
de l’étendue elle-même. Dès lors que l’on accepte la coupure cartésienne de la pensée et de
l’étendue, on se condamne à recoudre artificiellement ce qui a été irrémédiablement
déchiré. Il faut donc revenir en deçà de cette coupure, et réunir la pensée, ou du moins la
conscience, et l’étendue.
À partir de cette idée peut naître une nouvelle conception de la conscience, celle de
la conscience comme étant « essentiellement une force de liaison »39, comme l’unité de
38 Ibid.
39 Ibid., p. 126.
153
parties qui perdent leur caractère d’indépendance en s’intégrant dans une totalité
nouvelle. Une telle conscience joue très précisément le rôle du vinculum substantiale de
Leibniz, ou plutôt elle le rend inutile : elle est elle-même la relation absolue qui, d’une
multiplicité de monades, fait un être unifié. Les « monades » constituantes peuvent
éventuellement exister à part, cellules ou atomes indépendants, mais elles ne formeront
jamais un être vivant par simple agrégation, comme les atomes de Démocrite. Un monde
d’atomes démocritéens, tout comme un monde de pures monades, est un monde éclaté,
dans lequel aucune cohésion ne saurait naître, aucun individu composé, mais seulement
des agrégats informes, des nuages ou des tas. La force de la proposition ruyérienne est de
ne pas faire appel à un vinculum substantiale qui serait une entité surajoutée aux individus,
nécessaire pour les lier, mais de faire de la liaison l’être même de l’individu vrai.
Dès le début des années 1930, on trouve formée chez Ruyer l’intuition fondamentale,
qu’il ne cessera par la suite de déployer, de la véritable nature de l’étendue. Bergson
entendait soustraire la durée véritable au découpage spatialisant du temps objectif, Ruyer
entend faire de même avec l’espace. Pourquoi en effet abandonner celui-ci à sa dimension
objective, mesurable, analysable, sans se soucier de savoir s’il y a, derrière l’étendue
mesurée, une « étendue vraie » analogue à la « durée vraie » ? La durée n’est certes pas une
juxtaposition partes extra partes, mais pourquoi accepterait-on sans discuter que telle est la
définition de l’étendue ou de l’espace ? C’est l’erreur de Bergson, qui consiste à « partir
d’une définition de fantaisie de l’espace pour refuser ensuite à notre étendue sensible —
après tout le seul domaine d’espace qui soit réalité immédiate — le vrai caractère spatial »40.
L’illusion dénoncée par Ruyer, partagée aussi bien par les idéalistes que par les réalistes,
notamment néo-thomistes, et par la phénoménologie husserlienne, consiste à ne concevoir
la sensation que comme donnée, c’est-à-dire nécessairement donnée à une conscience
extérieure à elle. La surface étendue n’aurait donc de réalité comme surface que dans la
synthèse unifiante d’une conscience conçue comme un regard distant de cette surface.
Dans une telle perspective, comme l’écrit Lachelier cité par Ruyer, « il n’y a pas d’autre
étendue possible qu’une étendue idéale et perçue »41.
40 RUYER, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », art. cit., p. 155‑156.
41 Cité dans ibid., p. 521. Toute philosophie qui cherche à penser l’étendue à partir de l’étendue perçue, même si elle revendique l’étiquette du réalisme ou du monisme neutre (qui fait de la sensation l’étoffe
154
Cette illusion a une origine précise dans ce que Ruyer nomme « la mise en scène de la
perception »42, c’est-à-dire les conditions matérielles nécessaires au bon fonctionnement
des organes perceptifs, qui exige que je me tienne, en tant que corps, devant et à une
certaine distance de l’objet pour le percevoir. L’illusion se produit naturellement du fait
que sont toujours inclus dans mon champ visuel des parties de mon corps (nez, sourcils et
contour des yeux, bras et mains…) qui me rappellent ma situation physique et me poussent
à me visualiser comme un objet séparé d’un autre dans l’espace. Mais l’illusion cesse si l’on
fait l’effort de débarrasser le champ visuel de ces éléments de « mise en scène » pour ne
plus considérer que le champ lui-même, la « surface sensible ». Cette surface sensible,
qu’est mon champ visuel, n’est pas à son tour donnée à un troisième œil spirituel, à une
conscience qui la contemplerait comme un tableau : elle est ma conscience même, ou plutôt
je suis mon champ visuel, et je ne m’en distingue pas. Ruyer le souligne par une invention
syntaxique : « L’image n’est pas vue. Elle est, vue (elle est, virgule, vue). (…) Le “vu” est
actif. »43 C’est-à-dire : elle n’est pas unifiée par un regard extérieur à elle (sous peine d’une
régression à l’infini), mais elle est en elle-même surface unifiée qui se connaît elle-même,
dans une unité sans distance. Cette surface échappe entièrement à la localisation et à la
distance géométrique, puisque je suis à tout moment en tout point de mon champ visuel,
ou que je parcours constamment tous ses points à vitesse infinie. Pourtant, l’unité de mon
champ visuel n’est pas celle d’une surface homogène et sans qualité, au contraire : elle est
différenciée en autant de détails que je peux en percevoir, sans rien perdre de son unité.
Ainsi m’est donné, non un être unique et mystérieux, mais un échantillon de ce qu’est
véritablement l’étendue : un domaine absolu, qui se possède ou se survole sans distance, et
qui se différencie qualitativement sans perdre son unité. C’est là la véritable formule de la
monade : elle n’est pas distincte de l’étendue, elle n’est pas l’équivalent spirituel d’un point
mathématique, mais elle est un fragment d’étendue vraie, qui se possède soi-même et se
transforme qualitativement, selon sa loi ou son essence interne, tout en restant un. La
du monde) verse finalement dans l’idéalisme : « Le réalisme de James, de Mach, de Russell (première manière), celui de tant de philosophes anglais et américains, Moore, Perry, Montague, Alexander, n’est qu’une sorte d’annexion, de débaptisation de l’idéalisme de Berkeley. » CC, p. 15.
42 RUYER, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », art. cit., p. 524.
43 RUYER, EM, p. 46.
155
monade est étendue, parce que « “percevoir l’étendue”, c’est une façon d’être étendu.
L’étendue est la véritable chose en soi. Elle n’est pas connue, elle est. »44 Il n’y a pas à rendre
compte du déploiement de la monade dans l’espace, de sa « quantité dimensive », de son
articulation à un corps étendu. Elle est elle-même spatiale, non certes au sens du partes
extra partes, mais au sens de l’espace véritable, c’est-à-dire d’un domaine absolu.
Être, pour un être véritable, individué, c’est être une force de liaison, une unification
active, une mise en relation immédiate de toutes les parties du tout. « Le type primaire de
toute liaison, c’est le “survol absolu”, c’est-à-dire l’existence ensemble, comme forme
immédiate. »45 L’unité de l’étendue sensible n’a donc pas à être expliquée par un principe
extérieur qui ferait le lien, la liaison entre les différentes figures et couleurs du champ
visuel. Elle est au contraire le type même de la liaison, c’est à partir d’elle que l’on peut
expliquer la cohésion des êtres, qui ne peut ultimement se résoudre à une contiguïté de
parties, mais doit bien se faire dans une unité englobante. C’est ainsi que l’on peut dire que
« la conscience humaine, comme l’organisme de l’éléphant, a une unité, un type de liaison,
plus primaire qu’un grain de sable. »46 La conscience comme force de liaison est la tentative
ruyérienne pour tenir sur la ligne de crête qui sépare la pensée de l’organisme comme un
agrégat de parties contiguës sans unité spécifique de celle de l’organisme unifié par un
principe extérieur, fût-il une pure relation substantifiante comme le vinculum. L’organisme
n’a pas besoin du vinculum parce que se lier est l’activité propre des individus réels. Cette
activité propre de liaison suffit à expliquer que les atomes se lient en molécules, les
molécules en virus et en cellules, les cellules en organisme, voire les organismes en colonie.
Le corps vivant comme domaine absolu n’est toutefois pas la simple union ou fusion
partielle de parties, faute de retomber dans la position organiciste. Celle-ci admet en effet
que l’organisme comme totalité est « plus que la somme de ses parties », mais sans donner
de contenu réel à ce « plus ». Elle revient finalement, comme chez Kant, à ne faire de cette
totalité téléologique qu’une idée utile pour guider la science, mais n’ayant pas de
44 RUYER, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », art. cit., p. 527.
45 RUYER, NF, p. 126.
46 Ibid.
156
contrepartie réelle. Au contraire, le domaine absolu ruyérien est parfaitement indépendant
du jugement d’un observateur (auquel d’ailleurs il échappe presque toujours, tant le regard
tend à l’objectivation de ce qui est connu). Il n’est de plus pas seulement union, mais mise
en ordre, organisation active selon un sens. Cela nous est à nouveau donné dans la
perception :
Si ma table est en désordre dans une pièce où je ne pénètre pas, les objets qui l’encombrent
n’ont aucune espèce de chance de se mettre en ordre d’eux-mêmes. Dès que mon regard
tombe sur elle, au contraire, il y a immédiatement probabilité pour que les objets-idées, qui
constituent la forme absolue de la table-vue, se mettent en ordre selon le sens de mon
activité, esthétique, théorique, sociale, etc.47
Mais la perception ne nous donne à nouveau qu’un échantillon d’après lequel nous
pouvons penser le mode d’être de tout individu réel, et donc des organismes : un vivant,
particulièrement un vivant en cours de développement embryonnaire, se conçoit à son tour
comme une unité qui se met en forme ou en ordre, selon un sens. Que peut alors signifier
cette « mise en ordre » ? Si la perception est ordonnée par le projet poursuivi, faut-il
considérer que l’embryon, en tant que champ ou domaine absolu, s’ordonne également lui-
même selon un projet ? Qu’est-ce qui justifie la transposition du mode d’être qui nous est
donné dans l’expérience immédiate du champ perceptif à tous les autres êtres ? Ce passage
n’est pas explicitement justifié par Ruyer, mais manifeste plutôt le postulat moniste qui ne
l’a pas quitté depuis le panmécanisme de l’Esquisse48 : si l’esprit est une partie de la nature,
il y a nécessairement dans la connaissance de l’esprit, convenablement épuré de ses
particularités, une connaissance de la nature tout entière.
47 Ibid., p. 144.
48 Voir sur ce point BERGER, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la cit. art.», ? philosophie”
157
3.2 Ruyer, Schopenhauer et la « grande voie naturelle de la
philosophie »
Cette méthode qui va du microcosme au macrocosme est le point commun d’une
tradition philosophique à laquelle Ruyer se rattache lui-même. Cette « grande voie
naturelle de la philosophie », qui relie Leibniz à Maine de Biran, Bergson, ou Whitehead,
rassemble les philosophes « qui ont voulu tirer de l’intuition psychologique ce qui peut
servir de modèle et d’échantillon à une ontologie ».49 Dans ce texte fondateur, parmi tous
ces philosophes, Ruyer discute particulièrement Schopenhauer, sans jamais le nommer. Cet
anonymat est surprenant, et il est difficile de savoir s’il y a là indifférence ou volonté de
dissimuler la proximité des deux philosophies. Quoi qu’il en soit, le rapprochement permet
de mieux comprendre Ruyer et sa place dans la tradition philosophique, puisque
Schopenhauer lui-même s’est présenté comme le premier à faire véritablement cette
philosophie qui part du « dedans » de la conscience pour saisir l’essence des choses.50
L’erreur de Schopenhauer est en effet pour Ruyer « parente » de celle de Leibniz, ce
qui fait de lui un autre prédécesseur à corriger. Cette erreur consiste toujours non dans la
méthode qui va du micro au macrocosme, mais dans la conception de ce microcosme, c’est-
à-dire de l’esprit humain, dont chaque auteur de la « grande voie » présente une version
imparfaite : la monade, trop substantielle, le sentiment du Moi, qui rate la multiplicité, ou
encore la durée, qui fait manquer l’étendue vraie. Chez Schopenhauer, c’est la volonté qui
révèle l’essence de la réalité. Mais pour Ruyer « la volonté, même impersonnelle, est trop
visiblement, comme le moi, une construction linguistique. »51 Cette critique, suivie d’un
rejet lapidaire de la distinction entre Volonté et Représentation, lui suffit dans ce texte à
49 RUYER, « Le versant réel du fonctionnement », art. cit., p. 346.
50 « Nous voyons déjà par là que ce n’est pas du dehors qu’il nous faut partir pour arriver à l’essence des choses ; on aura beau chercher, on n’arrivera qu’à des fantômes ou à des formules ; on sera semblable à quelqu’un qui ferait le tour d’un château, pour en trouver l’entrée, et qui, ne la trouvant pas, dessinerait la façade. C’est cependant le chemin qu’ont suivi tous les philosophes avant moi. » SCHOPENHAUER, Arthur, Die Welt als Wille und Vorstellung, 1819 ; Le monde comme volonté et comme représentation, BURDEAU, A. (trad.), Paris, P.U.F., 2006, p. 140.
51 SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 347.
158
clore la discussion. Mais comme pour Leibniz, il semble bien que cette discussion continue
de manière anonyme, et c’est toute la philosophie de Ruyer que l’on peut interpréter
comme un effort proche, sur de nombreux points de celui du Monde de Schopenhauer.52
Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer part de
l’impuissance de la science mécaniste, qui ne nous donne le monde que découpé et organisé
dans la représentation et ne peut percer jusqu’à l’essence intime des choses.53 Refusant de
se satisfaire de ce monde de représentations, de « fantômes » et de « formules », le
philosophe doit donc s’atteler à chercher une voie d’accès aux choses en soi, dont la
connaissance objective décrite par Kant démontre l’existence en même temps qu’elle en
barre l’accès. On peut noter ici que Ruyer hérite bien, malgré qu’il en ait, de la critique
kantienne, en ce qu’il part lui aussi de la distinction entre la série des choses connues,
phénomènes accessibles à la science, et la série des choses en soi qui lui échappent. Comme
Schopenhauer, il voit dans l’expérience de la subjectivité incarnée la voie vers la
connaissance du réel caché derrière les phénomènes.
L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents,
reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne
sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons différentes :
d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible. L’action du corps n’est
que l’acte de la volonté objectivé, c’est-à-dire vu dans la représentation. (…) Oui, le corps
entier n’est que la volonté objectivée, c’est-à-dire devenue perceptible (…).54
52 Dès l’Esquisse, alors que Ruyer refusait de manière implacable toute possibilité d’une connaissance métaphysique, il reconnaissait la tentative de Schopenhauer comme plus cohérente que celle de Bergson, dont il rejeta toujours avec dédain la métaphore de « l’élan vital ». RUYER, EPS, p. 304‑305.
53 « L’étiologie, d’autre part, nous apprend que, d’après la loi de cause et d’effet, tel état de la matière en produit tel autre, et, après cette explication, sa tâche est terminée. Ainsi elle se borne à nous démontrer l’ordre régulier suivant lequel les phénomènes se produisent dans le temps et dans l’espace, et à le démontrer pour tous les cas possibles ; elle leur assigne une place suivant une loi, dont l’expérience a fourni le contenu, mais dont la forme générale et la nécessité, – nous le savons, – sont indépendantes de l’expérience. Mais sur l’essence intime de n’importe lequel de ces phénomènes, il nous est impossible de formuler la moindre conclusion ; on la nomme force naturelle, et on la relègue en dehors du domaine des explications étiologiques. » SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 137‑138.
54 Ibid., p. 141.
159
La proximité de tels passages avec l’identification de la conscience et du corps opérée
par Ruyer est visible, et témoigne bien d’un geste philosophique comparable.
Schopenhauer entend se servir de cette expérience de la volonté « comme d’une clef, pour
pénétrer jusqu’à l’essence de tous les phénomènes et de tous les objets de la nature qui ne
nous sont pas donnés, dans la conscience, comme étant notre propre corps »55, tandis que
Ruyer évoquait dès 1933 un « changement de clef radical » qui permettrait de comprendre
l’envers de la représentation scientifique du monde.56 Qu’est-ce qui éloigne alors Ruyer de
Schopenhauer ? À première vue, la volonté impersonnelle et incapable de représentation
correspond bien à ce que Ruyer recherche sous les termes de conscience organique : un
mode d’être qui est activité de formation sans représentation, mais qui donne lieu à des
enchaînements causaux connaissables dans la représentation. Schopenhauer insiste
d’ailleurs sur la double finalité des vivants : intérieure, leur organisation en parties
intégrées, et extérieure, leur harmonie relative permettant à toutes les espèces de
coexister.57 Que la volonté se manifeste comme effort rejoint également la conception
ruyérienne, qui fait de l’effort, du travail, le propre de l’activité vitale. Mais cet effort est
toujours chez Ruyer compris comme effort vers une norme et non comme volonté aveugle,
et c’est là peut-être la première grande divergence. La volonté schopenhauerienne relève
d’une conception moderne de la nature comme force aveugle et comme lieu d’affrontement
sans fin des vouloir-vivre. Ruyer cherche au contraire à revenir à une nature-cosmos
encadrée par des normes transcendantes. Ainsi la conscience primaire, si elle est sans
représentation au sens des représentations de l’esprit, n’est pas aveugle, elle est en
participation avec un thème ou une essence trans-spatiale, ou avec l’entendement divin,
comme nous le verrons.
On trouve pourtant chez Schopenhauer une tentative pour articuler chose en soi et
Idées platoniciennes qui, là encore, rappelle la philosophie de Ruyer. Le premier fait des
Idées le premier degré d’objectivation de la volonté, qui se manifestera à un sujet qui ne
55 Ibid., p. 146.
56 RUYER, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », art. cit., p. 43.
57 SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., §28, p. 204.
160
perçoit que dans l’espace et dans le temps comme une multiplicité d’individus exemplifiant
le même type.58 Le second entend également révéler ce qu’il y a de vrai dans l’idéalisme
platonicien, en traitant l’Idée comme un potentiel ou une valeur à actualiser. Mais c’est
précisément ici que Ruyer semble s’éloigner définitivement de Schopenhauer : l’expérience
immédiate correctement épurée ne nous donne pas la conscience comme volonté pure qui
s’objectiverait dans des formes variées, mais comme activité normative, à laquelle l’Idée
sert de fin à actualiser. Son réalisme axiologique, conjugué à l’allure du développement
embryonnaire, le conduit à concevoir tout effort comme travail sensé, c’est-à-dire comme
inspiration par une norme ou un thème que l’on s’efforce de réaliser.
Notons enfin que la proximité comme l’écart entre Ruyer et Schopenhauer sont
visibles dans les conséquences de leur philosophie. Schopenhauer rejette le panthéisme
optimiste et refuse l’idée que « tout est Dieu », toute théologie échappant aux bornes de
l’expérience. Ruyer fait bien, lui, une théologie du Dieu connu et inconnu qui semble
correspondre à ce que critique Schopenhauer : « leur Dieu est un x, une grandeur
inconnue », et en même temps « tout phénomène [y est] une théophanie ».59 Mais c’est en
même temps un demi-panthéisme qui rompt avec celui des rationalistes classiques dénoncé
par Schopenhauer : il ne nie pas les maux de ce monde, conçus comme des « phénomènes
de foule », il n’affirme pas que le monde est achevé et parfait, mais qu’il est en permanence
en train de réaliser sa propre « embryogenèse », et la connaissance par représentation y
est bien accidentelle, relativement à la pure manifestation expressive de la conscience.
Mais si le monde de Ruyer n’est pas parfait et harmonieux, le bonheur y passe tout de même
58 « La chose particulière qui se manifeste sous la loi du principe de raison n’est donc qu’une objectivation indirecte de la chose en soi (qui est la volonté) ; entre cette objectivation médiate et la chose en soi il y a encore l’Idée ; l’Idée est la seule objectité immédiate de la volonté ; car elle ne comporte aucune forme particulière de la connaissance en tant que connaissance, si ce n’est la forme générale de la représentation, c’est-à-dire celle qui consiste à être un objet pour un sujet. Par suite, l’Idée est aussi et elle est seule l’objectité la plus adéquate possible de la chose en soi ; elle est même toute la chose en soi, avec cette seule réserve qu’elle est soumise à la forme de la représentation ; et c’est là que nous découvrons la raison de ce grand accord entre Platon et Kant, bien que, à la grande rigueur, ce dont ils parlent ne soit pas absolument identique. Au contraire les choses particulières ne constituent pas une objectité vraiment adéquate de la volonté ; cette objectité est déjà atténuée ici par les formes qui se résument dans le principe de raison et qui sont les conditions de la connaissance telle qu’elle est possible à l’individu considéré comme individu. » Ibid., §32, p. 227.
59 Ibid., « Épiphilosophie », p. 1417. Voir p.1417-1418 pour les cinq critiques adressées aux panthéistes.
161
par le retour à l’expérience vitale, qui est celle de l’activité sensée et non celle du vouloir-
vivre aveugle qu’il faudrait arrêter.
Si la conscience est activité sensée selon un thème, cela implique bien une forme de
connaissance de ce thème, alors même que Ruyer s’efforçait comme Schopenhauer de
penser l’être en deçà de la représentation : c’est que sa conscience primaire n’est plus
seulement, dans la philosophie mature, le mode d’être réel de ce qui se manifeste comme
enchaînement causal, mais une cause à part entière, et ici Ruyer se sépare de Schopenhauer
par infidélité à Kant. Il ne considère pas, sauf dans des textes de transition, la conscience
primaire comme ne relevant pas du tout de l’espace, du temps et de la causalité, qui seraient
des catégories du sujet, mais plutôt comme « survol absolu » de l’espace et du temps. À ce
titre, elle exerce une efficacité causale spécifique, auquel il refuse souvent le nom même de
causalité, mais qui n’en produit pas moins des effets observables, notamment en
embryologie. Tout en jugeant trop anthropomorphiques les autres philosophies de la
« grande voie », il sera bel et bien conduit par sa recherche d’explications finalistes en
sciences à doter la conscience primaire d’une forme de connaissance. Mais ce que la
conscience primaire ruyérienne a de plus profondément original, c’est d’être une
conscience étendue, d’être la réalité même de l’espace.
3.3 La conscience doit exister dans l’espace
Tout en cherchant à refaire la monadologie, Ruyer est bien un penseur de son temps
en ce qu’il cherche à penser, comme nous l’avons dit en introduction, le « grand
événement » du milieu du XXème siècle : la certitude pour l’homme de sa naturalité. Cet
événement, comme l’indique Roger Chambon, implique une refonte de l’idée de nature qui
permette de faire de la conscience à laquelle le monde apparaît un fait naturel à l’intérieur
du monde.60 Cela implique inversement de reconnaître que dans l’apparition du monde à
une conscience est donné plus que l’apparaître lui-même : l’existence indépendante de ce
qui apparaît. Cette double nécessité guide la philosophie, pour Chambon, dans la direction
explorée par Ruyer : celle d’une redéfinition de la nature comme l’ensemble des êtres qui
60 CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 11 sq.
162
existent de manière unitaire, dont l’unité consistante ne dépend pas du regard de
l’observateur. Il y a une vérité indiscutable de la critique kantienne, qui est déjà celle dont
se nourrit Schopenhauer : le monde de la science est celui des phénomènes, et la science
seule ne peut nous donner le monde dans sa réalité intime. Mais ce qui distingue Ruyer de
Schopenhauer, c’est qu’il souligne, comme le fait Chambon à sa suite, l’impossibilité d’un
monde de choses en-soi qui ne serait ni dans l’espace ni dans le temps : « là réside la
contradiction interne de la philosophie critique, le monde ne supporte pas d’être privé de
l’espace et du temps. Un monde de choses en soi aspatiales et intemporelles est vraiment
le cercle carré. »61 L’originalité de Ruyer est donc dans la spatialisation de l’esprit sur
laquelle repose son panpsychisme. Il s’agit bien avec le concept de domaine absolu et
d’auto-survol de penser une monade étendue, à la fois dans l’espace et distribuée,
ubiquitaire, en tout point de son être.
Toute présence donnée, rencontrable dans le monde, est étendue, ou inséparable de
l’étendue. Il est indispensable d’exister volumineusement dans le bel étalage diversifié de
parties spatialement extérieures les unes aux autres. Cependant, chaque présence “se
tient”, en mode ramassé, rassemblé. Le caractère unitaire est aussi patent que celui de
l’extension multiple. Les deux ne s’opposent pas, mais coïncident dans le même : l’auto-
sistance est con-sistance.62
Il ne s’agit donc pas de retrouver sous l’espace et le temps objectivés une réalité
aspatiale et atemporelle, comme la volonté schopenhauerienne, ou même seulement
aspatiale, comme la durée bergsonienne. Ce qui nous est donné dans l’expérience
immédiate de la conscience, c’est le mode d’unité de l’étendue vraie, qui est celui d’une
« unité absolue qui n’est cependant pas une fusion ou confusion », mais qui est capable de
se différencier sans rien perdre de son unité. Or cette unité subjective existe dans l’étendue,
puisqu’elle est avant tout tissu vivant, cerveau, chair et nerf : « Cet “exister-ensemble-
absolument” est donné à la sensation visuelle par le tissu vivant qui, lui, se définit ainsi
61 Ibid., p. 34.
62 Ibid., p. 28.
163
primitivement. »63 Le sentiment d’être soi se confond avec la spatialité, qui elle-même
n’existe que comme activité formatrice se déployant dans le temps selon son rythme
propre. C’est pourquoi « l’être vivant est par essence une sorte de sensorium absolu », une
« cénesthésie primaire », une auto-possession, un sentiment de soi qui n’est pas, sauf dans
les vivants à système nerveux, un sentiment du monde.64 C’est pourquoi Ruyer pense
corriger l’erreur de la psychologie de la forme : elle pensait la perception à partir des
équilibrages du monde physique, il pense le monde physique (et organique) à partir des
équilibrages ou de l’auto-formation de la conscience : si les stimuli discontinus deviennent
forme dans la perception, c’est que les organes de la perception existent eux-mêmes sur le
même mode que le champ perceptif, c’est-à-dire comme « surface absolue ».
Chambon signale très justement le parallèle que l’on peut établir entre le domaine
absolu de Ruyer et l’auto-affection dans l’immanence de Michel Henry, qui écrit à propos
de « l’essence de la manifestation » :
Comme, en celle-ci, rien ne s’écarte et ne va vers le dehors, comme le mouvement créateur
de l’extériorité n’est pas présent en elle et n’y a ni action ni effet, l’essence, comme il a été
dit, ne se divise pas, elle ne se sépare pas de soi, aucune distance ne s’institue entre elle et
elle.65
L’essence jouit de soi, a l’expérience de soi, se révèle à elle-même dans ce qu’elle est. Ce qui
a l’expérience de soi et n’est rien d’autre que cette pure jouissance de soi, c’est la vie.66
[L’être de l’immanence] ne peut ni se couper de soi, ni survoler son être, ce qui n’est pas
susceptible de se contempler de l’extérieur ni de prendre à aucun moment vis-à-vis de soi
un libre point de vue.67
63 RUYER, GFV, p. 208.
64 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit., p. 484‑485.
65 HENRY, Michel, L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F., 1963, p. 352.
66 Ibid., p. 354.
67 Ibid., p. 422. Voir aussi CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 362.
164
Ces lignes évoquent de façon frappante ce que Ruyer cherche à penser comme
domaine absolu ou self-enjoyment, jusqu’à la métaphore du survol impossible. Mais cette
métaphore n’a pas le même sens chez les deux penseurs, parce que la présence à soi de
Michel Henry est absolument aspatiale, tandis qu’elle est la réalité de l’espace chez Ruyer.
C’est pourquoi ce dernier parle de « survol sans survol » : comme Michel Henry, il veut
insister sur l’impossibilité pour l’être de se voir lui-même dans une dimension
supplémentaire, d’établir avec soi la moindre distance. Dans la perception même, l’idée
d’un sujet distinct de sa perception est une illusion, comme nous l’avons vu. Mais il y a tout
de même chez Ruyer un « survol non dimensionnel », une non-localisation de la conscience
qui n’est pas aspatialité, mais ubiquité, présence en tout point, fragment d’étendue se
possédant elle-même.68
Ici encore le lien avec le problème de la vie est clair : l’ontologie nouvelle ne doit pas
simplement redéfinir verbalement l’être du vivant, mais elle doit coïncider avec le fait
crucial de l’auto-formation dans l’embryogenèse, et avec l’unité formative et
comportementale des vivants mêmes les plus simples, comme l’amibe. L’embryon se
différencie sans perdre son unité, et ce qui apparaît comme succession de phénomènes
chimiques est en réalité le déploiement dans l’espace d’une forme se possédant elle-même,
par ce « sensorium absolu » qui caractérise les vivants, et tous les êtres primaires. Cela pose
évidemment le problème de l’ouverture au monde extérieur : comment serait-elle possible
à une telle conscience close ? Ne faut-il pas dire que chez Ruyer, comme chez Michel Henry,
68 « Relativement à la multiplicité des détails dans la sensation, « je » – l’indéfinissable « je » – apparaît comme l’unité, comme une unité douée d’ubiquité. Par là encore, la sensation et la subjectivité en général échappent aux lois ordinaires de la physique. On a dit que l’essentiel de la théorie de la relativité (restreinte) revenait à s’aviser que l’on ne peut être à deux endroits à la fois. En ce sens, l’étendue absolue, subjective, échappe à la juridiction de la théorie de la relativité. « Je » suis à tous les endroits à la fois de mon champ visuel. Il n’y a pas de propagation de proche en proche, de vitesse limite, pour un tel domaine. Si je regarde deux horloges d’un seul coup d’œil, quoique distinctes, elles ne font qu’un. Il n’y a pas d’« ailleurs absolu » dans un domaine subjectif, puisqu’il n’y a pas d’altérité absolue des détails les uns pour les autres. Si je numérote les cases du damier, les carrés d’une extrémité sont plus loin des carrés de l’extrémité opposée que des carrés du milieu. Et pourtant, cet éloignement variable, qui apparaît dans la figure ordonnée de la sensation, n’est pas une vraie distance qui demanderait, pour être vaincue, des moyens et de l’énergie physiques. La notion de survol absolu, de survol non dimensionnel, est la clé, non seulement du problème de la conscience, mais du problème de la vie. » RUYER, NF, p. 111‑112.
165
« la solitude est l’essence de la vie » ?69 L’originalité profonde et peut-être la plus grande
difficulté de Ruyer résident dans ce paradoxe : en partant de l’analyse du champ perceptif,
il parvient à un mode de conscience totalement clos, fermé au monde, qui va rendre
finalement très problématique l’existence même de la perception.
De plus, à l’autre extrémité de la chaîne des êtres, comment une monadologie
« spatialisante » peut-elle ne pas tomber dans une régression à l’infini ? Si l’être se résout
en domaines d’espace-temps colonisant d’autres domaines d’espace-temps, si toute
individualité est un édifice spatial précaire, quel sera le sol stable sur lequel de tels
individus pourront s’édifier ? Autrement dit, comment peut-on tenir pour primaire la
conscience, la liaison et l’espace à la fois ? C’est à ces questions que répond l’interprétation
ruyérienne de la physique quantique, qui est la véritable « monadologie corrigée »70 :
Comme le macroscopique n’est qu’une accumulation de « microscopiques », le mécanique
qu’une accumulation d’« organismes », il y a hétérogénéité de mode, mais non de nature,
entre les forces physiques et les forces organiques ou conscientes. La difficulté principale,
à laquelle se heurtaient les vitalistes, et qui arrêtait les organicistes : « Comment admettre
qu’une force vitale ou psychique, sans support matériel, puisse intervenir sur des forces
physiques dont elle diffère par nature, sur des forces physiques inséparables des masses
matérielles qui les portent ? », cette difficulté n’existe plus, puisque la matière s’est résolue
en domaines d’action dont les caractères essentiels sont identiques à ceux des domaines de
survol absolu. On peut dire que toute force est d’origine spirituelle. Leibniz a raison contre
W. Köhler.71
C’est donc d’une certaine interprétation de la physique nouvelle qu’il nous faut partir,
pour comprendre comment Ruyer peut penser que les organismes sont, en tant
qu’individus, plus quantiques que physiques.
69 HENRY, L’essence de la manifestation, op. cit., p. 354.
70 « La microphysique est un monadisme, une monadologie expérimentale plutôt qu’un atomisme matérialiste. C’est une monadologie corrigée (…). » RUYER, EM, p. 126.
71 RUYER, NF, p. 246.
166
CHAPITRE 4 :
DE LA CONSCIENCE PRIMAIRE À LA MONADOLOGIE BIOLOGIQUE
On peut reformuler ainsi le geste philosophique de Ruyer : redéfinir la monade pour
en faire à la fois une conscience et une force de liaison, penser des monades qui puissent
former des corps vivants étendus et unifiés sans recourir à l’artifice du vinculum
substantiale. La question est donc non seulement celle du lien entre les « monades » ou
subjectivités primaires, mais aussi de la nature de ces subjectivités, nature qui doit être
telle qu’elle rende compte à la fois de leur individualité, de leur capacité à former ensemble
des organismes eux-mêmes individués, et de leur activité finalisée. Comment une telle
subjectivité peut-elle, sans harmonie préétablie, « savoir ce qu’elle a à faire » et se
comporter en coordination avec toutes les autres, pour former un organe viable par
exemple ? Comment la conscience peut-elle être à la fois connaissance (accès à un savoir et
à des fins à réaliser) et liaison (unification des parties d’un organisme) ? Si tout vivant est
un composé de subjectivités vivantes, n’y a-t-il pas extension de la vie à tout ce qui est
plutôt que compréhension de la vie dans sa spécificité ? Toutes ces questions touchent à la
solidarité profonde que Ruyer tente d’établir entre les individualités physiques et
biologiques, comprises l’une et l’autre comme modes particuliers d’un psychisme
universel.
1. La conscience comme domaine absolu
1.1 L’émergence impossible
Tant que la conscience perceptive seule nous donne à connaître l’existence d’un
champ à unité domaniale ou non-localisable, il semble toujours possible d’envisager
l’émergence d’une telle conscience à partir de la matière inerte, dont émergeraient
progressivement les vivants. Pour Ruyer, une telle émergence est logiquement impossible,
et constituerait un « scandale intellectuel ». Le postulat fondamental de toute l’entreprise
ruyérienne est précisément que la conscience humaine ne peut « se poser dans le vide,
167
“enfant trouvé métaphysique” », et ne peut surgir que dans un monde qui abriterait ou qui
se composerait toujours déjà de quelque chose d’analogue à de la conscience.1 L’être vivant
et conscient ne saurait être « expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun
caractère [...] de conscience ».2 Ceci étant admis, le problème reste toutefois ouvert de
savoir à partir de quels composants fondamentaux se constituent les formes vivantes, qui
donneront naissance à la conscience au sens ordinaire, et en quoi ces composants
fondamentaux sont eux-mêmes « conscients ».
Dans les années 1930, Ruyer pense pouvoir s’appuyer sur l’édifice de plus en plus
complet d’une nouvelle physique, la mécanique quantique, qui révolutionne justement
notre compréhension de ce que sont les constituants fondamentaux de la matière. Elle
révèle, et Ruyer en fera une de ses thèses fondamentales, que la physique classique est
statistique, qu’elle ne concerne que le comportement moyen d’une foule de particules que
nous nommons abusivement « un » corps. Mais elle va aussi lui fournir le fondement qui
lui permettra d’éviter la régression à l’infini leibnizienne. Les découvertes du microscope
qui ont tant impressionné les savants des XVIIème et XVIIIème siècles donnaient en effet à
croire que tout vivant était composé d’autres vivants plus petits, et ainsi à l’infini puisque
rien ne permettait légitimement d’arrêter, au moins en esprit, la décomposition. La
monadologie elle-même l’exigeait pour des raisons théoriques, en faisant de tout corps un
composé de monades sans étendue, mais dotées chacune d’un corps étendu, composé à son
tour des corps de monades dominées, elles-mêmes dominant d’autres monades, et ainsi à
l’infini. Mais la physique quantique permet à Ruyer de réunir ce qui était indûment séparé
par Leibniz : la monade et l’étendue. Puisque « Leibniz a fabriqué une métaphysique sur
une fausse physique »3, il faut corriger sa métaphysique en l’appuyant sur la physique
véritable.
Que la monade soit étendue, ou plutôt que l’étendue soit monadique, c’est-à-dire
composée de corpuscules discrets, c’est la solution que livre à Ruyer cette physique
1 RUYER, NF, p. 19.
2 RUYER, AHFS, p. 11.
3 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit., p. 33.
168
nouvelle. Elle permet en effet d’éviter la régression à l’infini comme le dualisme, en
réconciliant la conscience et l’étendue, dès lors que l’on comprend que ses corpuscules ne
sont pas des portions d’étendue cartésienne ou des petits corps démocritéens, mais des
quanta d’énergie, c’est-à-dire des forces pures, de l’énergie qui d’elle-même forme des êtres
– les atomes dans leur variété, qui forment les molécules dans leur variété plus grande
encore. Ces corpuscules quantiques sont de plus réputés non localisables, ce que Ruyer
interprète dans une perspective réaliste comme signifiant qu’ils sont réellement à
plusieurs endroits à la fois, non localisables, dans l’espace-temps tout en échappant aux
principes de localité et d’impénétrabilité des corps. Au contraire, leurs « zones de
probabilité de présence » se recoupent, et c’est ainsi qu’ils forment des unités de niveau
supérieur, en mettant en commun une partie de leur énergie sous forme d’énergie de
liaison ou d’échange. Ce que découvre la nouvelle physique, c’est qu’à un niveau
fondamental, la réalité n’est plus descriptible en termes de corps obéissant aux lois de la
mécanique, mais en termes de quanta d’énergie que leur être même conduit à se lier entre
eux, à former des entités cohérentes par des modes de liaison plus fondamentaux que
toutes les colles et les crochets du monde macroscopique.4
Le cœur de la physique quantique est constitué par la découverte des quatre
interactions fondamentales (gravitationnelle, électromagnétique, forte et faible)
nécessaires pour rendre compte des interactions des particules d’énergie et notamment de
la cohésion des atomes. C’est là le niveau de liaison le plus fondamental auquel nous ayons
accès. Il semble toutefois que le modèle de la liaison pour Ruyer soit plutôt le phénomène,
de niveau supérieur, des liaisons entre atomes décrites par la théorie de l’orbitale
moléculaire. Il s’agit ici de comprendre comment deux atomes mettent en commun une
partie de leur énergie (sous forme d’électrons) pour former une liaison. Alors que la
première explication convaincante, celle de la liaison covalente de Lewis5, considérait
encore cette liaison comme un échange localisé « entre » les deux atomes, la théorie de
l’orbitale moléculaire considère les électrons comme des fonctions d’onde et donc des
4 RUYER, NF, p. 124 sq.
5 Développée à partir de 1916 et de son article séminal : LEWIS, Gilbert N., « The Atom and the Molecule », J. Am. Chem. Soc., vol. 38, no 4, 1916, p. 762‑785.
169
probabilités de présence englobant la molécule dans son ensemble.6 Il n’en faut pas plus à
Ruyer pour considérer que l’on est ici en face d’un domaine étendu, mais non localisable,
tout à fait analogue ou plutôt isomorphe à la « surface réelle » du champ visuel. L’atome
est « subjectif » au sens de Ruyer, c’est-à-dire qu’il n’est pas un mécanisme, mais une force,
une énergie de liaison, et qu’il forme une unité dont les liaisons sont délocalisées,
englobantes, forment (au sens actif) un tout. L’atome ou la molécule, comme le champ
perceptif, est unitas multiplex.
Les considérations de Ruyer sur la « microphysique », comme il la nomme souvent,
ne sauraient être autre chose que l’interprétation philosophique libre de phénomènes
d’une immense complexité, une interprétation parmi toutes celles qui foisonnaient à
l’époque dans l’effervescence de la découverte, et qui foisonnent encore aujourd’hui. La
théorie de l’orbitale moléculaire, par exemple, n’est pas la description imagée dont
s’inspire Ruyer, mais une méthode d’analyse mathématique d’une extrême technicité. Mais
l’idée que la physique quantique dévoilait le caractère subjectif de toute réalité, pour ne
pas dire comme Diderot « la sensibilité, propriété générale de la matière », a fait florès dès
le début du XXème siècle. C’est ainsi que dans les années 1930, deux fondateurs de la physique
nouvelle, Louis de Broglie et Philippe Frank, publient coup sur coup deux articles de
critique des interprétations « psychiques » de leur théorie.7 . Plus récemment, le physicien
français Bernard d’Espagnat adressait des critiques sévères à Ruyer et à toute
interprétation des particules quantiques en termes de conscience, notamment dans Une
6 La théorie de l'orbitale moléculaire a été développée à partir de la fin des années 1920, dans les travaux de Friedrich Hund, Robert Mulliken, John C. Slater, et particulièrement d’un article de 1929 de John Lennard-Jones. Cf. HALL, George G., « The Lennard-Jones Paper of 1929 and the foundations of Molecular Orbital Theory », Advances in Quantum Chemistry, no 22, 1991, p. 1‑6.
7 BROGLIE (DE), Louis, « Réalité physique et idéalisation », Revue de Synthèse, vol. VIII, no 2, 1934, p. 125‑132 ; et surtout FRANK, Philipp, « La physique contemporaine manifeste-t-elle une tendance à réintégrer un élément psychique ? », Revue de Synthèse, vol. VIII, no 2, 1934, p. 133‑154. Frank commente Ruyer et son usage du concept de désubjectivation, et son verdict est sans appel : « En ce qui concerne le processus de la désubjectivation, les théories physiques contemporaines n’ont pas apporté le moindre changement. (…) Celui qui veut interpréter la physique à l’aide de “facteurs psychiques” aurait pu le faire à l’époque de la physique galiléo-newtonienne aussi bien qu’aujourd’hui. Le rôle du “psychique” et du “subjectif” est resté exactement le même. S’il existe aujourd’hui une propension plus marquée aux interprétations spiritualistes, cela tient uniquement à des phénomènes qui n’ont rien à faire avec les progrès de la physique. » Ibid., p.139. Voir également ANDRIEU, Bernard, « La réalité physique du cerveau selon Raymond Ruyer », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol. 12, no 1, 2005.
170
incertaine réalité : « L’introduction explicite de la notion d’esprit à l’intérieur même des
descriptions, précises et détaillées, de la physique des phénomènes ne peut actuellement
être fondée sur aucun argument scientifique ayant un poids qui lui permette de résister à
une critique objective, menée par les moyens traditionnels de la discussion des hypothèses
dans les sciences ».8 Il faut donc reconnaître que ce que Ruyer présente comme une
évidence ne l’est pas pour bon nombre de spécialistes, à savoir que :
Ce qui est certain, en tout cas, c’est que la physique et la biologie contemporaines, ne
pouvant plus être mécanistes, reviennent, en leur donnant une précision et souvent un sens
tout nouveaux, aux thèses panpsychistes. La biologie et la physique contemporaines
tendent nettement à devenir psychobiologie et psychophysique.9
Rien d’étonnant toutefois pour notre auteur à ce que des scientifiques pétris de
matérialisme dogmatique soient incapables de reconnaître les conséquences ultimes de
leurs propres découvertes.
1.2 La vie, de l’atome à l’éléphant
L’usage que fait Ruyer de la mécanique quantique nous semble révéler plus que tout
autre sa fidélité jamais démentie à l’alternative : soit le mécanisme, soit la conscience. Il
suffit que les physiciens affirment que l’infiniment petit n’obéit pas aux lois de la
mécanique classique pour que Ruyer les interprète comme des consciences au plein sens
du terme ou (ce qui revient ici au même) comme des êtres vivants. Ce passage de la Genèse
des formes vivantes met clairement en évidence le caractère exclusif, binaire de cette
alternative :
Si l’on rejette — avec toute la physique moderne — l’idée d’un pur fonctionnement de
l’atome, alors par le fait même, par définition, on ne peut pas ne pas attribuer à l’atome le
8 ESPAGNAT (D’), Bernard, Une incertaine réalité, Paris, Gauthier-Villars, 1985, p. 228. Nous sommes redevables de notre connaissance de ces critiques à BRÉMONDY, François, « Ruyer et la physique quantique ou “le cadeau royal de la physique contemporaine à la philosophie” », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, n. 142.
9 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 121.
171
statut d’une étendue-vision analogue à une sensation visuelle ou d’une durée-mélodie
analogue à une sensation auditive. L’aspect négatif du déficit d’explication par un
fonctionnement, a logiquement pour contrepartie positive, une présence absolue d’unité
formelle, et une auto-conduction « domaniale ».10
Comme on le voit, le simple déficit d’explication par fonctionnement suffit à faire
basculer un être ou un phénomène du côté de la conscience. L’alternative « formation ou
fonctionnement » est bien structurante de toute la pensée ruyérienne, et doit conduire à
faire de tout individu réel un vivant. La nature de conscience ou de formation active des
deux extrémités de la chaîne, atome et conscience humaine, est indispensable au dispositif
argumentatif ruyérien dans la mesure où ce sont les deux types de conscience « pure »,
dans lesquels n’intervient aucun fonctionnement.11 Paradoxalement, la nature de vivant
est même plus évidente pour ces deux pôles, qui semblent pourtant en dehors ou à la limite
du vivant, que pour le règne intermédiaire des organismes. Ceux-ci sont en effet des mixtes,
des hybrides relevant des deux ordres de causalité, dans lesquels l’explication mécaniste a
plus facilement prise parce qu’elle est vraie pour une part. Encore la distinction entre les
vivants au sens le plus large et les organismes est-elle rendue floue par certains textes
comme celui-ci :
Le prix à payer — si c’en est un — est évidemment qu’il faut admettre de toute molécule et
même de tout atome, qu’il est « vivant » autant qu’un virus. L’observateur distrait de cette
évolution inattendue des recherches contemporaines, peut croire à un retour aux vieilles
et vagues conceptions de l’animisme, à l’attribution imaginaire, à la matière physique,
d’une conscience, miniature de la conscience humaine, petit gnome ou petit démon, porteur
de liberté, de mémoire et d’intention. Nous pensons que la peur du « verbalisme » ne doit
pas conduire à la peur des mots, et qu’il ne faut pas craindre de prononcer en effet le mot
« organisme », ou même le mot « conscience », à propos de n’importe quelle molécule,
puisqu’il ne s’agit plus là de l’application paresseuse d’un mot, mais, au contraire, d’une
10 RUYER, GFV, p. 65. L’auteur souligne.
11 Le cas de la conscience humaine est à nuancer car Ruyer admet qu’elle n’est pas pure, mais relève également, en tant qu’elle est la conscience d’un organisme, d’automatismes et de structurations matérielles qui relèvent du fonctionnement. (Voir « Nature du Psychique », art. cit.) Mais le champ visuel pur tel que l’analyse Ruyer, débarrassé des conditions corporelles de la perception, est bien une forme d’unité immédiate sans fonctionnement.
172
possibilité d’interprétation, par la chimie et la micro-morphologie moderne, de la réalité
que désigne ce mot. Liaison active — comportement structurant — unité systémique par
thèmes ou types non localisables — verticalisme — forme et formation par soi — instinct
formatif — domaine absolu — domaine organique — domaine de conscience, toutes ces
expressions sont synonymes. Partout où il y a activité formatrice et non fonctionnement, il
y a inévitablement « pour soi », auto-possession, forme donnée à elle-même se liant elle-
même absolument, et non constituée par liaisons secondaires de proche en proche.12
Comme le montre ce texte, Ruyer ne refuse à la molécule et à l’atome ni le nom de
« vivant » ni même celui d’« organisme ». L’emploi de ce dernier terme peut à la limite être
considéré comme un excès ponctuel, dans la mesure où Ruyer reconnaît au règne des
organismes des spécificités qui sont absentes de l’ordre physico-chimique. Mais le terme
de vivant doit être pris non comme une image ou une analogie lointaine, mais au sens d’une
« homogénéité fondamentale » :
Il y a homogénéité fondamentale, dans tous les organismes, de la conscience, de
l’intelligence, de la finalité, de la capacité de généralisation et d’abstraction selon un sens.
Tout cela appartient essentiellement à toutes les formes vraies. N’importe quelle
individualité organique, au sens le plus large du mot, est non seulement surface absolue se
possédant elle-même, champ de conscience, mais intelligence inventive.13
Inversement, l’individu vivant entier peut être versé au compte des réalités
« quantiques » : « L’éléphant est, si l’on peut dire, un être macro-microscopique. (…) la
conscience humaine, comme l’organisme de l’éléphant, a une unité, un type de liaison, plus
primaire qu’un grain de sable. »14 En effet, ce qu’il s’agissait d’expliquer c’était avant tout
l’apparent miracle de la « genèse des formes vivantes » : « La nature réalise ce qui d’abord
paraît impossible : elle fait sortir progressivement, comme par des tournants insensibles,
les formes organiques des formes moléculaires. »15 Or, ce qui paraissait impossible
12 RUYER, GFV, p. 64‑65.
13 Ibid., p. 256.
14 RUYER, NF, p. 126.
15 RUYER, GFV, p. 51.
173
s’explique de lui-même dès lors que l’on admet que tout ce qu’il y a à expliquer se trouve
déjà au point de départ, dans les particules fondamentales de la réalité, qu’il faut considérer
déjà comme des vivants et comme des consciences. Cet apparent anthropomorphisme n’est
pas un problème pour Ruyer, puisqu’il est la conséquence logique d’une évidence : la
conscience ne pouvant naître que de la conscience, il est absolument nécessaire de donner
un « caractère de conscience » aux constituants premiers du monde, et la physique
quantique ne fait au fond que mettre en évidence ce qui était requis par les termes mêmes
du problème. Ce qu’elle permet surtout de faire, c’est d’éviter le dualisme en faisant de la
conscience, non une réalité primaire à côté de la matière, mais la seule réalité primaire,
dont la matière n’est qu’un dérivé par composition. La conscience étant présente dès le
niveau fondamental n’a pas à émerger, mais seulement à se conserver dans les êtres
composés :
Les individus vivants, qui sortent par transitions insensibles des individualités
microphysiques — puisque les molécules « subvitales » et les virus-protéines doivent leur
unité « domaniale » à des liaisons atomiques par indétermination d’individualité — ont
gardé quelque chose de l’unité domaniale élémentaire, et ont trouvé le moyen d’échapper
au règne des lois secondaires ; ils prolongent le micro- dans le macroscopique.16
Si l’éléphant est en un sens un individu « quantique », c’est que la vie n’est rien
d’autre que la conservation du mode d’unité quantique à une échelle macroscopique, où
elle devient à la fois observable (pour l’observateur attentif et non prévenu) et invisible,
masquée derrière le fonctionnement « massif » de la mécanique statistique. Ruyer
emprunte ici au physicien allemand Pascual Jordan une conception de l’organisme comme
amplificateur, qui permettrait de porter à un niveau macroscopique, par relais successifs,
l’effet de commandes quantiques.17
16 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 33.
17 « L’organisation protoplasmique permet une amplification, un passage à un niveau relativement macroscopique des forces moléculaires, comme dans les mouvements amiboïdes ; et l’organisation des “réseaux” nerveux permet à son tour une nouvelle amplification des comportements protoplasmiques. Si bien que le comportement global d’un homme, jouant en grand les comportements des Homunculi corticaux, dépend presque directement des comportements moléculaires intégrés dans les réseaux protoplasmiques constituant ces Homunculi. » RUYER, AHFS, p. 72. Voir JORDAN, Pascual, Die Physik und das
174
Mais alors, si la subjectivité est universellement répandue et profondément
homogène de l’atome à l’homme, quelle place peut-on réserver à la vie ? N’y a-t-il pas chez
Ruyer dissolution inévitable de la vie dans la subjectivité générale du cosmos, comme nous
le redoutions ? Ce risque est redoublé par le maintien chez Ruyer d’une alternative stricte
entre agrégats mécaniques et individus conscients, qui ne semble pas laisser de place
spécifique aux organismes vivants.
1.3 Y a-t-il une spécificité du vivant ?
La physique quantique, dans l’interprétation qu’il en donne, forme pour Ruyer le
second des deux crochets qui encadrent le vivant. Le premier était la conscience telle
qu’elle se donne immédiatement à nous. Le second, à l’autre bout de la « grande chaîne des
êtres »18, sera la particule ou l’atome quantique, premier avatar de la conscience. En effet,
comme l’a montré François Brémondy19, c’est d’emblée dans une perspective psychologique
que Ruyer va concevoir l’atome et la molécule, dès lors que ceux-ci ont été soustraits par
la nouvelle physique aux lois du mécanisme traditionnel.
C’est le cas dans l’article sur « Leibniz et M. Tompkins »20, qui est un excellent
exemple de l’usage que fait Ruyer des faits biologiques. Comme souvent, il en appelle aux
faits biologiques pour montrer la faiblesse des explications qu’il critique, en l’occurrence
le monadisme leibnizien. Mais la partie positive du raisonnement, l’explication vraie qu’il
faut substituer à l’erreur, il la tire des deux pôles qui encadrent le vivant : de la
microphysique et de la psychologie. Une fois admise l’homogénéité de ces deux domaines
« psychiques », il n’est semble-t-il même plus besoin de montrer comment ce monadisme
Geheimnis des organischen Lebens (1941), tr. fr. A. Metz et M. Mareschal, La physique et le secret de la vie organique, Paris, Albin Michel, 1959.
18 COLONNA, « Ruyer et la grande chaîne de l’être », art. cit.
19 BRÉMONDY, « Ruyer et la physique quantique ou “le cadeau royal de la physique contemporaine à la philosophie” », art. cit. L’auteur donne d’importantes précisions sur le contexte philosophique et scientifique de la lecture ruyérienne de la nouvelle physique, et sur l’évolution progressive de Ruyer vers l’interprétation réaliste qu’il condamnait dans L’Esquisse.
20 RUYER, « Leibniz et « M. Tompkins au pays des merveilles » », art. cit.
175
nouveau (qui remplace la substance par la liaison) s’applique aux vivants. Le raisonnement
implicite semble être le suivant : il faut bien faire émerger la psychologie humaine à partir
des particules quantiques, et le chaînon qui les relie est l’organisme vivant. Celui-ci doit
donc relever du même ordre d’explication, et tout ce qui est vrai des deux pôles doit être
vrai pour le chaînon intermédiaire. La fragilité de la philosophie ruyérienne du vivant tient
à cette position d’entre-deux : l’organisme étant moins unifié que les atomes ou le champ
visuel, il pose problème et il finit souvent par être évacué ou rabattu sans plus de
justification sur le type d’unité psychologique qui caractérise l’atome comme l’esprit.
In fine, ce que Ruyer appelle « vie », c’est la subjectivité, et la plante ou l’animal n’est
véritablement vivant qu’à proportion de la subjectivité primaire qui agit toujours en lui,
malgré (et non grâce à) son organisation différenciée en organes spécialisés, poumons,
squelette, globes oculaires ou même cerveau structuré :
Le cerveau humain, nous l’avons vu, ne « pense » qu’à titre de réseau protoplasmique. Un
réseau protoplasmique n’est « conscience », d’une façon primaire, et ne se comporte et ne
se fait activement, qu’à titre de réseau moléculaire. Un réseau moléculaire, ou une molécule
individuelle, ne se comporte et ne se fait activement, qu’à titre de domaine d’espace-temps.
Dans un cerveau vivant, c’est donc au fond, pour employer une formule extrême, l’espace-
temps qui « pense ».21
Il semble donc que l’on puisse dire de Ruyer ce que Canguilhem écrit de Descartes, à
savoir « qu’en substituant le mécanisme à l’organisme, [il] fait disparaître la téléologie de
la vie ; mais il ne la fait disparaître qu’apparemment, parce qu’il la rassemble toute entière
au point de départ. » Ruyer ne fait certes pas disparaître la téléologie de la vie, mais en
admettant le modèle du corps-machine et en refusant l’émergence progressive de la
conscience, il est forcé de la situer toute entière dans l’élément constituant du vivant (la
cellule) et ultimement de l’univers lui-même (l’atome, l’espace-temps, l’étendue). Refuser
l’émergence du conscient à partir du non-conscient et l’individuation à partir du non-
individué, c’est courir le risque de se donner un constituant ad hoc de toute réalité, une
monade pourvue d’emblée de toutes les qualités à expliquer. De plus, en affirmant que de
21 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 119.
176
l’organisme à la cellule, de la cellule à l’atome, aucun des caractères essentiels de la
conscience n’est perdu, n’admet-il pas en même temps l’extension universelle de la pensée
et de la vie, rendant par là même impossible toute délimitation d’un domaine du vivant ?
On peut inverser la perspective et voir dans le projet de Ruyer le projet même de la
science, celui de l’unification totale de notre explication du monde, de la physique du boson
à la sociologie, idéal régulateur nécessaire si le monde est tout entier fait de la même réalité
physique. Bogue, à la suite de Deleuze, propose de voir dans le vinculum de Leibniz le moyen
d’unifier dans son système les forces primitives et les forces dérivées, qui ne seraient plus
qu’une seule force configurée différemment par le vinculum, et fait de Ruyer un héritier de
ce projet d’unification des forces.22 Ruyer lui-même envisage, quoique comme une
possibilité encore lointaine, la réalisation « rêvée par Leibniz et Cournot » d’une
« “dynamique supérieure” englobant tous les cas à la fois » et qui unifierait le « travail »
physique d’un ressort qui se détend et le travail créateur de l’artiste qui compose.
C’est ainsi que Ruyer en vient, pour combler l’écart entre les deux, à interpréter le
tableau des types de particules élémentaires, ou celui des éléments de Mendeleïev, non
comme le produit d’un effort de connaissance, mais comme une structuration préalable des
possibles que les atomes « s’efforcent de réaliser » à la manière dont un homme « s’efforce
de réaliser » une fin, c’est-à-dire comme l’actualisation active d’un potentiel préexistant. Il
parvient ainsi à doter les atomes eux-mêmes d’une forme de liberté paradoxale, puisqu’elle
consiste à poursuivre des fins, mais des fins fixées d’avance et auxquels ils ne peuvent se
dérober. Pour expliquer l’improvisation du vivant et des hommes, Ruyer fait des atomes
22 « En définitive, le vinculum offre un moyen de concevoir les forces primitives et dérivées de Leibniz comme une force unique, ce qui semble s’accorder avec la conception de la force de Ruyer. L’idée que la force de la conscience n’est pas différente de la force physique est un des thèmes constants de Ruyer – il perçoit en effet l’attribution à la conscience d’une force distincte comme le problème central du vitalisme traditionnel. Il n’y a pas de force ou d’énergie consciente séparée : “Ce qui apparaît au physicien comme liaison par énergie d’échange n’est rien d’autre qu’un champ élémentaire de conscience.” Habituellement, les forces primitives de Leibniz sont associées aux monades et les forces dérivées aux phénomènes des corps (…), ce qui suggère l’existence de deux forces distinctes. Mais Deleuze affirme que les forces primitives et dérivées de Leibniz sont une même force, configurée simplement de façon différente par le vinculum. » BOGUE, « The Force that Is but Does Not Act », p. 529. Nous traduisons. La citation de Ruyer est tirée de GFV, p.243.
177
des improvisateurs tellement encadrés qu’ils improvisent toujours la même chose – mais
c’est alors l’idée même d’improvisation qui est menacée par ce passage à la limite.
C’est le problème du glissement de la méthode des isomorphismes vers l’homogénéité
fondamentale de tous les niveaux de réalité qu’elle est supposée révéler. Celle-ci ne permet
plus de distinguer clairement l’unité d’une molécule de celle d’une cellule, d’un organisme,
ou d’une colonie. Et c’est pourtant nécessaire, la différence entre ces ordres est même une
évidence dont la négation serait « ridicule » aux yeux de Ruyer :
Il serait évidemment ridicule de s’imaginer que le mode d’unité d’une molécule est le même
que le mode d’unité d’un organisme, et que la fusion des ébauches paires, en cas
d’avortement accidentel de l’ébauche médiane embryonnaire, est le même phénomène que
la liaison de formation des molécules homopolaires. Les différences sautent aux yeux. Mais
tout ce que nous voulons dire c’est que, au fond des deux problèmes, il y a une donnée
commune. Les divers mystères que nous avons rencontrés se rejoignent dans le mystère
primaire de la forme en soi.23
Si « les différences sautent aux yeux », rien n’est dit de la possibilité de passer de l’un
à l’autre de ces types d’être, alors que c’est ici le principal problème, ni de la difficulté qu’il
y a à assigner un même mode d’être à des individus dont les différences sont si évidentes
qu’il n’y a même pas besoin de s’y attarder. L’isomorphisme « saute aux yeux » tout autant
que les différences fondamentales, et c’est l’usage très libre que fait Ruyer de ce critère de
l’évidence (comprise comme bon sens non prévenu, non déformé par des théories
philosophiques), qui pose ici problème.
Au fond, le niveau quantique pose problème à Ruyer en raison de son ambivalence
pour le système : d’un côté il lui permet de s’affranchir de conceptions dépassées de la
matière comme passivité pure, étendue inerte, antitypie (alors qu’elle est au contraire
formée de particules typiques), mais de l’autre, il le force à adopter de la conscience une
définition tellement minimale, celle d’un échange d’énergie, qu’il semble impossible de
reconstruire à partir d’elle un monde d’individus conscients et finalisés, du moins sans
23 RUYER, NF, p. 130.
178
recourir à une forme d’émergence. Or la seule émergence possible chez Ruyer est celle des
lois statistiques, auxquelles il est exclu de ramener la conscience. Il faut donc postuler la
possibilité du passage de l’existence de liaisons à l’improvisation libre de liaisons, à
l’invention de formes vivantes et de celle-ci à l’invention d’outils, de sciences, de règles
morales, etc. La nécessité de combler le hiatus du physique au biologique et au psychique
conduira ainsi Ruyer à identifier la conscience à la réalisation d’un type, ce qui permet d’y
intégrer les particules de la physique fondamentale qui peuvent être rangées selon leurs
types spécifiques, dans des tableaux ou des matrices. Cela permet de renforcer
l’isomorphisme physique-biologique, puisque c’est encore cette capacité à réaliser un type
spécifique qui va témoigner de l’action de la conscience primaire dans le vivant, et
particulièrement dans la morphogenèse.
S’il y a bien des spécificités qui permettent de délimiter (au moins
approximativement) un domaine du vivant, et que nous avons déjà mentionnées, celles-ci
restent donc secondaires au regard de l’homogénéité fondamentale de toute réalité, et elles
relèvent soit de l’amplification de propriétés déjà présentes au niveau suborganique, soit de
fonctionnements de l’ordre de la mécanique statistique, qui ne sont pas spécifiques au
vivant. Elles sont donc réductibles à des combinaisons de conscience et de mécanismes qui,
tout en formant des êtres réellement nouveaux et distincts (les organismes différenciés),
ne relèvent pas d’un mode d’être nouveau. Les phénomènes biologiques n’en restent pas
moins la troisième voie, après celle de la conscience humaine et celle de la liaison, par
laquelle on peut d’après Ruyer accéder à la notion de conscience primaire (ou domaine
absolu), et c’est sans doute celle qui permet le mieux de comprendre cette idée d’une
conscience « tournée vers le dedans ».24
24 RUYER, EPB, p. 24.
179
2. La conscience comme unité organique
2.1 La conscience tournée vers l’intérieur
Tout en redéfinissant la conscience à partir de la phénoménologie du champ visuel,
Ruyer entend, comme nous l’avons vu, décorréler radicalement la conscience de la
perception du monde extérieur. C’est à cette condition que l’on évitera de retomber dans
l’erreur panpsychiste de Leibniz ou de Maupertuis, qui attribuaient une forme de
perception aux particules élémentaires de la vie. La conscience humaine n’est pas un cas
particulier de la perception universellement répandue dans la nature, c’est au contraire la
perception, et avec elle la conscience humaine, qui est un cas particulier de la conscience.
Malheureusement, la conscience humaine est aussi le seul échantillon de conscience auquel
nous ayons directement accès : c’est donc à partir de l’expérience d’une conscience
perceptive et réflexive qu’il faut, par élimination, penser la conscience organique. De cette
paradoxale tentative de penser une conscience non perceptive à partir de la perception va
résulter un effort constant pour formuler le paradoxe, à travers des formules qui
empruntent au lexique de la distance tout en l’annulant, ce qui donnera naissance au
concept le plus célèbre de Ruyer, le « domaine absolu de survol ». La conscience en général
est comparable à mon champ visuel qui « se voit nécessairement lui-même par “survol
absolu”, ou “non dimensionnel” »25, ou survol « sans distance ».26 Dans La conscience et le
corps on trouve déjà cet effort qui vise à caractériser la « surface réelle » qu’est la
conscience :
(…) dans une surface réelle, il n’y a pas de centre de perspective extérieur, analogue à un
dessinateur devant un tableau. Une surface réelle est à la fois tableau et dessinateur, clavier
et pianiste, instrument et usager. La réalité de la subjectivité consciente ne se mire pas dans
25 RUYER, NF, p. 115.
26 Ibid., p. 142.
180
la surface corticale comme dans un miroir extérieur à elle, et dont elle serait indépendante
pour sa subsistance, elle est cette surface.27
L’image du tableau qui se peint lui-même permet de comprendre pourquoi « la notion
de survol absolu, de survol non dimensionnel, est la clé, non seulement du problème de la
conscience, mais du problème de la vie. »28 Ce que vise Ruyer, c’est le vivant comme
individu capable d’auto-organisation, capable de se différencier sans perdre son unité,
comme si chacune de ses parties savait ce qu’elle a à faire, à devenir. C’est bien ce que ferait
un tableau qui se peindrait lui-même : l’unité de l’œuvre ne serait pas perdue à travers
l’auto-différenciation de sa surface, qui se détaillerait pourtant elle-même en différents
plans, formes, couleurs ou personnages.29 Ce que l’idée de « survol non dimensionnel »
tente de saisir, c’est toujours l’idée leibnizienne de l’unité d’une multiplicité,
caractéristique aussi bien du champ visuel que d’un organisme vivant.
Mais comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Comment justifier qu’il y ait là plus
qu’une hasardeuse analogie ? En identifiant les deux êtres vivants apparemment les plus
éloignés, ceux qui sont adjacents aux deux « crochets » qui encadrent la conscience
organique : les vivants unicellulaires, qui participent encore de la subjectivité moléculaire,
et le cerveau, qui est l’organe de la subjectivité réflexive. En assimilant la vie du plus petit
organisme à l’activité du cerveau, qui est la charnière entre le visible et le voyant, entre le
monde objectif observable et le champ visuel du sujet observant. En effet, le cerveau du
neurologue n’est chez Ruyer que l’aspect objectif, observable de l’extérieur, de la
conscience, et ne fait qu’un avec elle – ce que l’on comprend quand on réalise que ce qui
nous apparaît comme objet existe pour soi-même comme sujet.30
27 RUYER, CC, p. 106.
28 RUYER, NF, p. 112.
29 Comme on le voit dans le film d’Henri-Georges Clouzot, Le mystère Picasso (1955), cité par Ruyer, dans lequel le peintre est invisible et le tableau semble se peindre lui-même. RUYER, GFV, pp. 240-241.
30 Cela ne vaut évidemment que pour les « individus vrais », du moins une fois constituée la philosophie mature de Ruyer. « L’âme n’est pas une substance distincte qui vient s’ajouter à la mécanique du corps, l’âme est la forme « en soi » qui est observée comme corps. » CC, p. 101.
181
Le Protozoaire n’a pas d’yeux ni de miroir ; mais notre cortex non plus n’a ni œil ni miroir
pour voir ce que les yeux lui ont déjà apporté. Se voyant lui-même, le Protozoaire, ou son
« unité » en survol absolu, ne verra pas, dans ce champ de self-enjoyment, de formes
extérieures (…). Son champ de conscience ne sera que sa propre forme organique, qui sera
en principe tout l’univers pour lui. (…) Cette forme organique, ou la conscience primaire,
n’est pas vague ou psychoïde. Elle n’a aucune raison de l’être. Elle ne peut même jamais être
« myope pour elle-même » comme une sensation visuelle dans la conscience seconde, car
ce n’est pas notre cortex occipital qui est myope, ce sont nos globes oculaires.31
La justification du passage de la vision à la conscience organique repose, comme le
montre ce texte, sur le statut particulier du cerveau chez Ruyer. Pour lui, le cerveau n’est
pas un organe au sens strict, il n’a pas le caractère mécanique, fonctionnant qui fait des
autres organes des machines, des prothèses auxiliaires de la vie. Le cerveau, au même titre
que l’embryon ou le protozoaire, est considéré par Ruyer comme un morceau d’étendue
« vraie », c’est-à-dire une portion d’espace conscient, un domaine absolu de survol. Quand
la plupart des organes se différencient au point de devenir mécaniques, le cerveau demeure
parfaitement souple, capable de recevoir les infinies modulations de la perception et de la
pensée. Nous retrouvons ici l’idée que le vivant n’invente pas la conscience, mais la
conserve : dans l’organisme complexe, c’est le cerveau et le système nerveux en général qui
joue ce rôle et conserve la conscience primaire.
C’est d’ailleurs dans cette articulation de la subjectivité vécue et de son envers
objectif que se joue une évolution cruciale de Ruyer, qui donnera naissance à toute sa
philosophie mature à partir de la fin des années 1930. Dans ses débuts encore mécanistes,
en 1933, Ruyer affirme l’irréductible séparation de la série des êtres réels et de celle de ces
mêmes êtres en tant qu’ils sont connus par la science. 32 La psychologie, qui doit exclure a
priori tout appel à la subjectivité pour se constituer comme science, doit ainsi se borner à
décrire le fonctionnement objectif de la physiologie cérébrale, le cerveau n’étant rien
31 RUYER, NF, p. 116.
32 « Un certain dédoublement est inévitable dans toute l’étendue de la science, mais ce n’est que le dédoublement de la réalité en elle-même, et de la réalité connue (c’est-à-dire reconstruite abstraitement dans la réalité de notre champ de conscience.) » RUYER, Raymond, « La psychologie, la “désubjectivation” et le parallélisme », Revue de Synthèse, vol. IV, 1933, p. 180.
182
d’autre que « le champ de conscience connu ».33 Dans la période intermédiaire, celle de la
métaphysique-transposition, il n’était encore question que d’affirmer l’existence d’un être-
pour-soi des êtres réels. Si l’idée se faisait jour d’une subjectivité universellement
répandue, cette subjectivité nous demeurait à tout jamais cachée, interdite, l’être n’étant
accessible que sur le mode de l’objectivation, à l’exception de ma propre subjectivité.34
Enfin, ce qui provoque le basculement vers la philosophie de la maturité et qui va pousser
Ruyer vers une philosophie finaliste du vivant qui n’était pas son projet initial, c’est la
conviction que cette subjectivité (désormais restreinte aux « individus vrais » donc entre
autres aux vivants) se laisse parfois observer dans ses effets, qu’à défaut d’en faire
l’expérience directe, on peut la déduire de certains phénomènes — et particulièrement de
phénomènes biologiques — qui échappent à l’ordre des explications objectives de la
science.35 Dans l’organisme vivant, deux ensembles de phénomènes intimement liés
trahissent particulièrement l’activité consciente : le développement de l’embryon, et
l’activité du cerveau.
2.2 L’équipotentialité, de l’embryon au cerveau
Dans l’organisme adulte, la conscience organique se laisse difficilement saisir, car, comme
nous l’avons vu, la vie s’y est tellement mécanisée que la conscience n’exerce plus (en
dehors de l’activité nerveuse) qu’une activité de « surveillance » globale et de coordination,
éventuellement de régénération d’une partie lésée. Il faut donc saisir la conscience avant,
ou au cours de ce processus de dispersion, de mécanisation. Ce processus, c’est
l’embryogenèse, qui depuis le XIXème siècle donne lieu à de nombreuses expérimentations
et à des observations frappantes. L’incapacité du mécanisme (comme fonctionnement de
structures préétablies) à expliquer l’autopoïèse de l’œuf, qui se fait embryon puis
33 Ibid., p. 179.
34 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.
35 Ce n’est pas à dire qu’une partie seulement des phénomènes biologiques serait due à la conscience organique : dans certains cas, son action directe est visible, mais même les mécanismes purement physiques et entièrement déterminés sont les produits (solidifiés, automatisés) d’une invention consciente initiale.
183
organisme, sera l’une des principales causes de structuration de la pensée philosophique
autour de l’opposition entre mécanisme et finalisme, dont Ruyer est un représentant
typique.36 Dès la captivité, grâce à la rencontre d’Etienne Wolff, Ruyer est familiarisé avec
les découvertes les plus saisissantes de l’embryologie expérimentale, et tout
particulièrement avec la manière dont les monstres peuvent donner lieu à une tératologie,
une Science des monstres selon le titre de Wolff. Une telle science est possible, comme l’écrit
ce dernier, parce que la monstruosité a un sens, une logique, et présente des types et des
régularités.37 Cette logique, qui va donner à Ruyer un élément essentiel de sa
compréhension de la vie, c’est celle de la résistance aux perturbations. Face aux aléas
naturels ou aux manipulations expérimentales, tout se passe comme si l’embryon
« s’efforçait » de réaliser un organisme viable et conforme à son espèce. Lorsque les
perturbations sont trop graves, il n’y parvient pas, mais le monstre ainsi produit n’est pas
un innommable chaos, il témoigne des efforts de la vie pour contourner la perturbation, et
l’on peut classer comme Wolff les monstres en types résultant de perturbations spécifiques.
Il finira lui-même par adopter une interprétation finaliste de ses propres recherches,
comme en témoigne un article de 1984.38 La découverte de cette plasticité initiale de
l’embryon (limitée pour l’essentiel qu’aux toutes premières phases du développement)
permet d’attribuer aux premières cellules embryonnaires une propriété distinctive :
l’équipotentialité, c’est-à-dire la capacité à se différencier en n’importe quel type cellulaire,
36 Voir notre chapitre 7.
37 WOLFF, Étienne, La science des monstres, Paris, Gallimard, 1948, p. 17.
38 « Parmi les biologistes, la notion de cause finale ou de finalité est loin d’être acceptée par tous. Ils ont raison du point de vue pragmatique, car c’est une solution de paresse d’en venir dès l’abord à de telles notions. Mais je pense avoir montré dans cet exposé qu’il y a un moment où l’on ne peut plus éviter d’envisager une solution de cette nature. (…) Il est difficile a priori de postuler l’existence de choix possibles, de libertés, de contingences, mais il est tout aussi difficile d’imaginer que nous-mêmes et les autres organismes vivants ne sont que de pures mécaniques et que la vie psychique n’est qu’une efflorescence sans importance de la substance vivante. C’est à ce problème, que tant de penseurs ont envisagé, que nous arrivons sans pouvoir le résoudre de manière décisive. Et pourtant, elle existe, cette finalité. On ne peut toujours l’éluder. Beaucoup de biologistes de qualité l’ont déjà affirmé, tels Lucien Cuénot, Albert Vandel, Pierre P. Grassé, et beaucoup d’autres. Cette rencontre avec d’autres scientifiques n’est pas un argument en faveur d’une idée, mais elle montre que certains problèmes se posent d’une manière inéluctable à qui s’efforce de réfléchir en profondeur ». WOLFF, Etienne, « La finalité en embryologie », Revue Des Deux Mondes, 1984, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/la-finalite-en-embryologie-2/, consulté le 22.11.2019.
184
pour former le membre ou l’organe nécessaire selon son emplacement. La découverte de
cette équipotentialité donne naissance à l’un des problèmes les plus épineux de la biologie
du XXème siècle : expliquer comment ces cellules équipotentielles peuvent « savoir » en quoi
elles doivent se développer, et comment leur différenciation peut être coordonnée dans
tout l’organisme en formation. Cette question est d’autant plus brûlante pour la science de
la première moitié du XXème siècle que l’équipotentialité embryonnaire semble exclure
l’explication la plus simple, celle d’une préformation de l’œuf qui contiendrait déjà, sous
forme miniature, des structures qui n’auraient plus qu’à croître. En effet, dès 1907, le
biologiste Ross G. Harrison (1870-1959) réalise de curieuses expériences de greffes sur des
embryons de triton, et montre que si l’on greffe un bourgeon de patte antérieure sur un
emplacement de patte postérieure, le greffon se différencie en patte postérieure selon son
nouveau site. Ces expériences, reprises et prolongées par Hans Spemann (1869-1941), sont
souvent citées par Ruyer39 comme un fait inexplicable en cadre mécaniste, puisque les
cellules du greffon semblent « savoir ce qu’elles ont à faire ». Avant cela, dès 1891, Hans
Driesch (1867-1941) montrait qu’aux premiers stades de division chez l’oursin, la
séparation en deux des blastomères produisait deux oursins entiers, et non deux moitiés.40
Driesch déjà en avait tiré une conclusion vitaliste, en attribuant la vitalité du vivant à une
entéléchie, comprise comme une conscience psychoïde comparable à un esprit (vitalisme
trop grossier pour Ruyer, qui cherche à en donner une version plus rigoureuse).41 Ces
embryons à la surprenante faculté d’adaptation seront nommés « embryons à régulation »
- par opposition au modèle de l’embryon préformé « en mosaïque ». Pour expliquer ces
phénomènes, le biologiste ukrainien Alexander Gurwitsch (1874-1954), admirateur de
Driesch, élabora dans les années 1904-1907 la théorie du « champ morphogénétique »,
d’après laquelle les différenciations seraient aléatoires au niveau cellulaire, mais
coordonnées en un tout par un « champ » global - dont la nature exacte reste assez
mystérieuse et qui rappelle la forme aristotélicienne. Ruyer à son tour, convaincu que ces
biologistes (qui n’hésitent pas à renoncer aux canons de l’explication scientifique) sont sur
39 Voir notamment NF, p. 58 sq.
40 L’essentiel de ces grandes découvertes est bien résumé par Ruyer dans EPB, p.73-82.
41 DRIESCH, La philosophie de l’organisme, op. cit.
185
la bonne voie, propose à son tour avec le domaine absolu de survol une nouvelle version du
« champ morphogénétique » ou de « l’entéléchie » drieschienne – avec dans l’idée que c’est
le rôle du philosophe de donner un contenu précis à ces tentatives métaphysiques.42
Les faits d’équipotentialité, le déroulement spatial coordonné des processus de
développement, les paradoxes de la formation de patterns à partir de la différenciation
d’une même cellule originelle, tout cela indique pour Ruyer l’origine non spatiale, non
localisable de l’information qui guide la morphogenèse. Il y a là encore un glissement net,
dès les Éléments, de l’idée que l’information est non-localisable, qui pourrait signifier qu’elle
est distribuée dans tout l’organisme, qu’elle est interaction totale de ses composants (et pas
seulement fragment de code génétique), vers l’affirmation que l’information est non-
spatiale, c’est-à-dire psychologique et logée dans une « mémoire » hors de l’espace-temps.
Le « champ morphogénétique » devient chez Ruyer conscience primaire, et la conscience
primaire elle-même se comprend comme « forme absolue » ou « domaine absolu de
survol »43, ce qui signifie que l’embryon constitue un domaine, mais un domaine sans
maître extérieur qui le dominerait et en ferait l’unité : il est lui-même et maintient lui-
même son unité. La conscience primaire n'est pas « au-dessus » de l'embryon, ce qui serait
encore une localisation spatiale, elle n'est pas non plus a-spatiale, sans quoi elle ne pourrait
guider un développement spatial : elle est la possession de l'embryon par lui-même, le self-
enjoyment d'un être qui n'est pas une machine (unité purement artificielle au
fonctionnement aveugle), mais une individualité irréductible à la juxtaposition de ses
parties, l’être pour-soi de l’embryon.
42 Si ces biologistes-métaphysiciens (comme Cuénot déjà cité) représentent pour Ruyer l’avant-garde de la science, il n’en va bien sûr pas de même pour la communauté scientifique contemporaine, qui critiquera durement ces incursions métaphysiques échappant à toute vérification empirique. Le pionnier de la biologie du développement J. W. Jenkinson (1871–1915) écrivit par exemple de Driesch qu’il inventait des entités « au-delà du nécessaire » et que « le progrès de la science serait mieux servi par une philosophie plus simple », ou encore qu’une telle idée était « vulnérable à de sérieuses critiques tant scientifiques que philosophiques ». (JENKINSON, J. W., « Vitalism », The Hibbert Journal, no 9, 1911, p. 545‑559. Nous traduisons.) Le zoologiste Herbert Spencer Jennings quant à lui affirma que le concept d’entéléchie « n’aide en rien notre compréhension des choses ». JENNINGS, Herbert Spencer, Behavior of the Starfish, Asterias Forreri De Loriol, 1907, p. 180.
43 Ruyer, NF, chap. IX, p. 107 sq.
186
❖ Le cerveau, organe embryonnaire
Que vient alors faire le cerveau dans cette interprétation de l’équipotentialité
embryonnaire ? Il est tout simplement, conformément à ce que nous avons dit de la nature
de la vie, l’organe qui conserve tout au long de la vie adulte l’équipotentialité
embryonnaire, l’organe dont la « conscience seconde » (perceptive et réflexive) est la
forme propre, parce qu’il conserve la capacité à improviser des liaisons, à inventer des
formes, qui est le propre de l’embryon. Dans l’organisme largement mécanisé, le système
nerveux conserve et amplifie l’unité domaniale des particules quantiques et des molécules,
et rend possible celle de la conscience perceptive.
Le cerveau n’est conscient qu’en tant que partie embryonnaire conservée, non convertie en
organe fonctionnant. Il est une partie embryonnaire disposée commodément pour être
modulée par stimuli externes. La conscience cérébrale n’est pas essentiellement différente ;
mais comme le cerveau est un tissu organique modulé, la conscience cérébrale a pour
« contenu » cette modulation, et non la structure propre du tissu.44
Nous reviendrons sur cette capacité du cerveau à être « modulé » par le monde
extérieur, et sur la théorie de la connaissance qui en résulte. Il nous suffit pour le moment
de pointer l’homogénéité fondamentale, à l’intérieur du vivant, de tous les processus non
mécaniques, donc conscients et finalisés, du comportement de l’amibe à l’activité du
cerveau pensant, en passant par le développement de l’un en l’autre, c’est-à-dire de la
cellule-œuf unique à l’organisme différencié doté d’un système nerveux. Le système
nerveux n’expliquera jamais la conscience chez Ruyer, puisqu’elle le précède, dans les
vivants dépourvus de nerfs comme dans les virus, les molécules et les atomes. Ainsi
s’achève la rupture la plus essentielle de l’évolution intellectuelle de Ruyer : le passage
d’une explication de la vie et de la conscience par les liaisons structurelles à une explication
par les propriétés des composants. Tout en admettant que le cerveau fonctionne comme
un réseau, Ruyer n’en fait plus la condition de la conscience, car il a renoncé à l’idée
fondatrice de la cybernétique puis de l’informatique : il n’admet plus que la mise en réseau
d’éléments simples puisse produire des comportements aussi complexes que ceux de
44 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 111.
187
l’esprit et du vivant, il ne reconnaît plus la relation ou la liaison comme primaire par
rapport aux propriétés des composants élémentaires de la vie, qui devront
progressivement être dotés de toutes propriétés essentielles du vivant. Tout en affirmant
que ces propriétés viennent de ce que l’être primaire est une « force de liaison », il s’agit
bien de rompre avec la liaison comme relation, mise en réseau d’éléments permettant de
faire émerger des comportements complexes. C’est ce qui explique que, dans l’automate
mixte, un protozoaire puisse jouer le rôle de « cerveau » : la mise en réseau de milliards de
neurones est utile, mais secondaire par rapport à l’intelligence organique commune à
chaque neurone comme à la moindre bactérie.
Ce qu’il nous faut maintenant comprendre, c’est ce que peut être cette conscience
primaire organique qui, elle, n’est pas modulée par le monde extérieur, n’est pas une
ouverture, mais une clôture, le sentiment de soi d’un corps qui « est pour lui-même tout
l’univers »45, un être qui tout en étant liberté improvisatrice, s’efforce de reproduire à
l’identique la forme propre de son espèce, dans une répétition bien peu inventive.
2.3 La conscience et l’habitude
On ne peut s’intéresser au problème de la conscience organique chez Ruyer sans
remonter à l’une des sources principales de ses thèses : Samuel Butler (1935-1902), écrivain
anglais rendu célèbre par Erewhon ou de l’autre côté des montagnes, roman utopique et
satirique, mais également auteur de plusieurs ouvrages de libre spéculation sur la vie, la
conscience, la mémoire, l’évolution et Dieu. Il est sans aucun doute l’un des auteurs ayant
exercé la plus forte impression sur Ruyer, dont la philosophie de la vie se présente à bien
des égards comme reprise, mise en forme et rectification de la pensée de Butler.46
Ce dernier se présente comme un adepte de l’évolution des espèces, lecteur assidu de
Darwin en tant que « grand collecteur de faits », mais fort critique (comme Ruyer) à l’égard
du concept de sélection naturelle, et soulignant à maintes reprises l’incapacité de Darwin
45 RUYER, NF, p. 116. Voir supra p.182.
46 RUYER, EPB, p. 60‑61.
188
à expliquer le mécanisme de la variation héréditaire. Ses principaux efforts consisteront
donc à penser la vie comme conscience et comme mémoire, une mémoire constituée par
l’habitude répétée de génération en génération et transmise par l’hérédité, chaque
organisme n’étant qu’un prolongement de l’organisme de ses parents et, à travers eux, de
toute sa lignée. Il reprend, d’abord sans le savoir, puis explicitement, la thèse néo-
lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis, et de la « volition » comme cause de la
transformation des vivants.47
On trouve donc dans les ouvrages « biologiques » de Butler non seulement des
thèmes, mais des thèses qui seront centrales chez Ruyer, ainsi qu’un certain rapport
typique avec la science : comme Ruyer, il revendique le statut d’amateur éclairé, spéculant
librement à partir des faits encore inexpliqués par la biologie. De plus, il attribue lui aussi
au préjugé mécaniste des savants leur refus d’attribuer au vivant une âme consciente, qui
expliquerait pourtant tout ce qui reste inexplicable en biologie. Il leur oppose comme Ruyer
le jugement d’un esprit non dogmatique, non prévenu (qui est explicitement celui de
l’homme de la rue chez Butler), qui ne fait que se ranger à un avis que les faits nous
contraindraient à adopter. On trouve déjà chez lui l’alternative du finalisme de la vie
consciente, qui éclaircit toutes les zones d’ombre, et du mécanisme, dont les faiblesses ne
sont jamais considérées comme contingentes ou temporaires, mais toujours comme
définitives.48
47 Sur l’idée d’hérédité des caractère acquis, qui n’apparaît en ces termes que chez Weismann à la fin du XIXème s., voir PICHOT, op. cit., pp.680-681. À la fin du XIXème siècle, les mécanismes de l’hérédité ne sont pas encore connus, et les zones d’ombre pointées par Butler et bien d’autres sont réelles. C’est encore dans une large mesure le cas au moment où Ruyer pose les bases de sa philosophie (voir FOX KELLER, Evelyn, The Century of the Gene, Cambridge, Mass. et London, Harvard University Press, 2002.), mais le rôle déterminant des chromosomes est déjà reconnu et forme un programme de recherche très prometteur, qui donnera lieu à la découverte de la structure en double hélice de l’ADN en 1953 par Watson et Crick, et à la compréhension de la synthèse des protéines par les gènes au début des années 1960 avec le modèle de l’opéron-lactose découvert par Jacob et Monod. Ruyer a toujours considéré ce programme de recherche comme incapable de parvenir à une explication satisfaisante de l’hérédité ou du développement, considérant qu’il ne pouvait s’agir que d’une nouvelle extension du mécanisme, aussi impuissante que ses avatars passés.
48 Nous reviendrons sur la manière dont cette alternative se retrouve chez Ruyer (cf. notre chapitre 7). Chez Butler, parmi maints exemples, citons ce passage caractéristique : après avoir reconnu que les insectes asexués (comme les fourmis ou les abeilles) s’intégraient très mal à sa théorie de l’instinct comme habitude héréditaire, il écrit que « cette obscurité demeurera probablement jusqu’à ce que nous en sachions davantage sur les prémisses de la civilisation chez les abeilles », mais qu’une telle obscurité
189
En ce qui concerne la notion de conscience organique, nous pouvons relever au moins
trois grandes thèses butleriennes que Ruyer fera siennes : l’idée de la conscience organique
comme exécution habituelle, la critique de l’idée d’individualité biologique, et la
supériorité de la conscience embryonnaire sur la conscience de l’organisme adulte.
❖ La conscience comme exécution habituelle
Les deux premiers chapitres de La vie et l’habitude de Butler sont consacrés à une
analyse de l’habitude chez l’homme, que les chapitres suivants étendront (selon un plan
qui rappelle celui du Néo-finalisme) à l’ensemble des vivants. Butler y souligne à quel point
l’extrême maîtrise liée à la pratique répétée d’une activité se confond (pour l’agent comme
pour l’observateur) avec le mécanisme. Un pianiste débutant est extrêmement conscient
des différentes opérations qu’il a à effectuer pour jouer la mélodie, et de ce fait n’y parvient
qu’avec peine. Le pianiste expérimenté, en revanche, peut jouer de manière apparemment
mécanique ou automatique, sans y penser voire en pensant à autre chose, et l’intensité de
sa conscience finit par se confondre avec l’inconscience pure. Ses gestes sont pourtant bien
le fruit d’un long apprentissage conscient. L’habitude produit une forme d’inconscience qui
n’est pourtant pas une retombée dans l’inconscience minérale, puisqu’à tout moment cette
inconscience de degré supérieur peut redevenir conscience – dès lors que le pianiste aborde
un passage qu’il connaît moins par exemple, et doit consciemment faire l’effort de jouer les
bonnes notes.
Pour Butler, ce qui est vrai du jeu du pianiste est tout aussi vrai de sa digestion, de sa
respiration, et plus encore de la formation de ses organes digestifs et respiratoires par
l’embryon qu’il était.49 C’est une idée souvent reprise par Ruyer :
ne fait d’ores et déjà pas le poids face à la lumière apportée par cette théorie (Life and Habit, New York, E.P. Dutton & Company, 1911 [1878], p. 296. Nous traduisons.) Il est donc clair pour lui que le progrès des sciences ne pourra aller que dans la direction d’un éclaircissement de la manière dont l’habitude se transmet chez les abeilles, et certainement pas dans celle d’une réduction de l’instinct à des causes physiques.
49 « Y a-t-il rien dans la digestion, ou l’oxygénation du sang, qui diffère en nature de l’action rapide inconsciente d’un homme jouant au piano un morceau de musique difficile ? Il pourrait y avoir difference de degré, mais de la même manière qu’un homme qui s’assied pour jouer un morceau bien connu le joue, une fois qu’il a commencé, presque mécaniquement, comme on le dit, de la même
190
Un ouvrier absorbé par son travail en oublie le reste du monde. Ce qui rend certainement
vague, pour lui, le monde extérieur, mais non pas l’objet sur lequel il travaille, bien au
contraire. À mesure que le travail organique se poursuit, la conscience primaire, d’abord
équipotentielle, semble se perdre dans les structures plus ou moins automatiques qu’elle
monte. L’ouvrier semble disparaître dans l’œuvre.50
Comme Butler, Ruyer cherche ici à retourner les explications mécanistes contre elles-
mêmes en attribuant ce qui paraît « machinal » à l’effet d’une action consciente
parfaitement maîtrisée. Cette stratégie apparaît plus nettement encore dans L’embryogenèse
du monde :
Le parleur peu réfléchi, comme l’artisan qui exécute un travail de routine, n’est que
modérément conscient du détail de ce qu’il fait, sauf quand il rencontre une difficulté
technique, qu’il ne trouve pas ses mots ou que le matériel est récalcitrant. On parle ou on
travaille « machinalement », comme on dit. Le mot « machinalement » est très trompeur,
car une machine ne travaille pas machinalement, elle ne travaille pas du tout — sauf
métaphoriquement -, elle fonctionne selon sa structure, elle ne « fait » rien.
L’embryon, lui, a beaucoup à faire. S’il est inconscient, c’est à la manière de l’artisan
routinier ou du parleur irréfléchi, non à la manière d’une machine. Il sait si bien ce qu’il a à
faire ! Il l’a déjà fait tant de fois ! Qui est cet « Il » ? Mais l’embryon qu’il a été dans les
millions des générations précédentes (sic).51
Ruyer reprend donc de Butler cette idée d’action machinale (contraire exact du
fonctionnement mécanique), tout en la corrigeant sur un point essentiel : il ne s’agit pas
pour lui d’inconscience, fût-elle le degré supérieur de la conscience, mais d’une autre forme
de conscience : la conscience primaire, qui n’a rien d’inconscient, de vague ou
d’approximatif, mais qui est simplement une conscience exclusivement tournée vers le
manière, ayant avalé son dîner, il le digère naturellement, à moins qu’il ne lui soit trop étranger, ou que lui-même ne subisse l’effet d’un dérangement étranger, à cause duquel il ne saurait plus comment se comporter, comme un pianiste qui serait perdu si on le forçait à jouer avec des gants, ou en souffrant de la goutte, ou la tête en bas. » Ibid., p. 46‑47. Nous traduisons.
50 RUYER, NF, p. 85. Une note de Ruyer renvoie à Life and Habit.
51 RUYER, EM, p. 37. Il se réfère à nouveau à Butler comme l’un des premiers auteurs de ces considérations.
191
dedans. Ce n’est en réalité pas si éloigné de Butler, qui parle encore, pour qualifier cette
« inconscience », d’attention, de volition et de connaissance : l’embryon, comme le
pianiste, « sait ce qu’il a à faire ». Il s’agit donc d’une reformulation plus que d’une rupture,
car Butler considère déjà la capacité à effectuer une action comme le signe d’une
connaissance de ce qui est à faire, connaissance d’autant plus parfaite qu’elle n’est pas
consciente.52 Dans les deux cas il s’agit de penser un savoir sans réflexivité, et l’on peut
considérer le domaine absolu ruyérien comme une tentative pour donner un contenu
conceptuel précis à cette idée qui n’est chez Butler qu’à l’état d’esquisse (tentative qui
impliquera tout de même de rompre avec la conception butlerienne de la mémoire, comme
nous le verrons). Pour parvenir à rendre compte d’un être qui sait sans savoir qu’il sait, il
faut tout à la fois priver la conscience primaire des caractères distinctifs de la conscience
seconde, la perception et la réflexion, tout en conservant son caractère de conscience
douée de connaissance. Loin d’être une contradiction, cette idée est au contraire pour
Ruyer la condition sine qua non de dévoilement de la vérité du panpsychisme, obscurcie
jusque-là par la confusion de ces deux modes de conscience.
❖ La nature de l’information organique
Pour bien comprendre la solution ruyérienne au problème du « savoir » organique, il
faut encore exposer deux thèses que Ruyer reprend de Butler, et qui constituent le cadre à
l’intérieur duquel le problème va devoir être résolu : l’excès d’information dans la
conscience embryonnaire, et la critique de l’idée d’individualité biologique stricte.
Pour Butler comme pour Ruyer, il y a plus de connaissance, ou au moins autant, dans
un embryon en développement que dans un organisme adulte (au moins pour le vivant non
humain). L’embryon est caractérisé par le surplus d’information qu’il semble posséder,
puisque sans être doté d’aucune des structures de l’organisme adulte, il s’avère capable de
52 « Qu’est-ce qui prouve que nous savons comment faire quelque chose ? C’est certainement le fait que nous pouvons la faire. Un homme montre qu’il sait comment lancer un boomerang en lançant un boomerang. Aucun discours, aucun écrit ne peut l’en affranchir ; ipso facto, si un bébé respire et fait circuler son sang, c’est qu’il sait comment le faire, et le fait qu’il n’ait pas connaissance de sa propre connaissance (it does not know its own knowledge) est seulement la preuve de la perfection de cette connaissance, et de ce qu’elle a été exercée durant une multitude d’occasions passées. » BUTLER, Life and Habit, op. cit., p. 55‑56. Nous traduisons.
192
produire cet organisme. Il y a nécessairement plus de conscience pour Butler dans un œuf
de poule que dans une poule adulte, puisque l’œuf sait déjà tout ce que doit être la poule
adulte, et sait également comment la former. Comme Cuénot plus tard, et Ruyer à sa suite,
Butler fait appel aux « anticipations » du développement comme preuve que l’embryon
« sait ce qu’il fait » : si le bec du poussin présente, avant même qu’il en ait besoin, le
« diamant » qui lui permettra de briser la coquille, c’est là un signe suffisant qu’il y a chez
le poussin une connaissance des organes et des comportements nécessaires à cette étape
future de sa vie. Ici encore, le caractère inconscient de cette connaissance est le signe de sa
perfection :
Personne en réalité ne suppose que le poussin fait ce qu’il fait avec la même conscience de
soi (self-consciousness) qu’un tailleur travaillant à un costume. (…) Il est probable qu’il sache
ce qu’il fait à un degré très supérieur à celui que quelque tailleur que ce soit puisse prétendre
avoir atteint, ou atteindre avant au moins de nombreux millénaires. Il travaille avec une
certitude si parfaite et une expérience si vaste, qu’il est absolument incapable de suivre les
évolutions de son propre esprit (…).53
Il y a dans ces pages de Butler une indiscutable profondeur. Son talent littéraire rend
sensible mieux que bien d’autres la répétition innombrable des générations, le travail de
formation de soi de la vie à travers les millions d’années de l’évolution, et le degré
merveilleux d’adaptation des organismes ainsi sculptés par l’expérience vitale. Mais le
problème est posé là encore dans le cadre de l’alternative du hasard pur et de la
connaissance par un esprit, quoique Butler (comme Ruyer) cherche constamment à
distinguer l’intelligence organique de l’activité humaine consciente. L’adaptation du bec à
la coquille ne pouvant être mise au compte du pur hasard, elle doit nécessairement être
une forme d’outil fabriqué par une intelligence finalisée, et l’inconscience de cette
formation n’est liée qu’à la rapidité d’exécution de ce qui est su au-delà de toute réflexion.
Cette intelligence ne saurait être celle de chaque poussin particulier, puisqu’ils
présentent tous exactement le même développement typique. Il faut de plus rendre compte
de la localisation ou de la nature de cette information que le poussin possède, mais qui n’est
53 Ibid., p. 63.
193
visible nulle part dans ses structures constituées. Butler, comme Ruyer, répond en
réinsérant l’individualité biologique dans la continuité des générations : ce poussin X n’est
pas un pur individu, mais il est un prolongement de l’organisme de ses parents, qui eux-
mêmes sont la continuité directe des leurs, et ainsi jusqu’au premier vivant qui survit
encore à travers nous tous. Toute tentative pour déterminer la limite de l’individualité
organique comme d’ailleurs de l’identité personnelle absolue est vaine. On retrouve ici un
thème cher à Ruyer, celui de la critique de l’individualité substantielle, qui se prolongera
dans l’idée qu’« aucun vivant n’est jamais mort », et que tout être actuel n’est que la vie
prolongée des générations précédentes. Une fois admise cette conception atténuée de
l’individualité biologique, le problème du savoir organique ne se pose plus à l’échelle de
chaque organisme, de chaque embryon, mais au moins de l’espèce entière. La suite se
déduit alors d’elle-même : si ce savoir est un savoir partagé de l’espèce, il constitue une
information conservée à travers le temps, donc une forme de « mémoire de l’espèce ». Mais
alors que la biologie contemporaine d’évertue à identifier le support physique de cette
information dans les chromosomes, Butler et Ruyer vont voir dans l’hérédité une mémoire
de même nature que la mémoire cérébrale, quoiqu’ils diffèrent quant à sa nature. Chez
Butler, le stockage de l’information est matériel, il est une trace physique laissée par
l’exercice répété, quoique la nature exacte de cette trace ne soit pas élucidée. Pour Ruyer
en revanche, s’il y a bien mémoire, celle-ci ne saurait être matériellement stockée ou
localisée, car elle doit relever d’une dimension transcendante à l’espace-temps (Ruyer
estimant que toutes les tentatives de localisation physique de la mémoire ont échoué).
Avant d’examiner de près la nature de cette « information mnémique », notons que
le problème se complique encore lorsque l’on se rappelle que cette conscience-mémoire ne
doit pas seulement être attribuée à chaque organisme, mais à chaque partie de cet
organisme, à chaque tissu, à chaque cellule, et aux composants chimiques de ces parties.
Chez les deux auteurs, un vivant est une totalité de parties chacune douée d’individualité
et de conscience, qui travaillent ensemble durant la vie et reprennent leur individualité à
la mort. La biologie monadologique de Ruyer est donc en un sens plus proche de Butler que
de Leibniz lui-même, puisqu’elle rompt avec l’individualité substantielle de la monade, et
la pense non comme un point sans dimension, mais comme un domaine étendu dans
l’espace, une cellule plutôt qu’un point. Butler se réclame d’ailleurs comme Ruyer de la
théorie cellulaire de Virchow, qui pense l’organisme comme une « République de cellules ».
194
C’est ainsi à tous les niveaux du vivant qu’il faut expliquer comment les processus
biologiques peuvent être guidés par une information non physique, non localisable, mais
pourtant transmise à travers les générations comme une mémoire collective. Il faudra de
plus expliquer comment cette mémoire peut être le support non seulement de la
conservation des formes spécifiques, mais aussi de leur évolution.
3. Le double rôle de la conscience
3.1 Du problème de la liaison au problème de l’information
Leibniz lui-même séparait très clairement l’ordre de la métaphysique qui concerne
les fondements et l’ordre de l’explication mécanique des corps, toujours possible au moins
en droit, et refusait aux formes substantielles tout pouvoir explicatif.54 Ruyer au contraire
veut faire de la « forme vraie » ou « conscience primaire » un principe d’explication des
faits physiques et biologiques. C’est même une nécessité dès lors que toute sa philosophie
a pour but de rendre compte des faits inexpliqués de la biologie de son temps, en même
temps que des découvertes de la physique nouvelle. Il ne s’agit pas de faire de la
métaphysique pure, mais bien d’expliquer le développement des embryons, la nature de
l’activité cérébrale et nerveuse, le comportement instinctif, l’évolution des espèces ou
encore le rôle de la signalisation hormonale dans l’organisme. La conscience ou le domaine
absolu de Ruyer n’est donc pas un pur fondement métaphysique connu de nous sous
l’aspect du mécanisme (comme c’était encore le cas dans la période de transition des années
193055) : elle devient dans la philosophie mature de Ruyer indispensable à l’explication, et
seul l’aveuglement idéologique de la plupart des scientifiques les empêche de faire appel à
cette cause finale d’un nouveau genre. Loin d’y voir un retour en arrière, Ruyer, qui
54 « Il est vrai que ces formes [substantielles] qu'il faudra admettre dans la physique générale, ne changeront rien dans les phénomènes qu'on pourra toujours expliquer sans qu'il faille recourir à la forme non plus qu'à Dieu ou à quelque autre cause générale puisqu'il faut dans les cas particuliers réduire à des raisons particulières, c'est-à-dire aux applications des lois mathématiques ou mécaniques que Dieu a établies. » LEIBNIZ, « Lettre à Arnauld de juin 1686 », op. cit., p. 230.
55 Voir notamment RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.
195
considère les insuffisances de l’explication mécaniste en science comme insurmontables, y
voit au contraire l’accomplissement du projet scientifique d’unification totale de notre
explication du monde, de la physique du boson à la sociologie, idéal régulateur nécessaire
si le monde est tout entier fait de la même réalité.
C’est qu’il ne s’agit plus comme on l’a dit de distinguer entre le travail de la science
et celui de la métaphysique, mais bien entre des sciences mécanistes et des sciences
finalistes, même si ces dernières n’avouent pas toujours leur nom. La science nouvelle
déborde le cadre newtonien et rend caduque la séparation kantienne du noumène et du
phénomène qui lui correspondait, comme celle de l’explication mécaniste et de l’ontologie
monadique. C’est la science elle-même, dans la physique quantique ou dans l’embryologie,
qui laisse apparaître l’être de la chose en soi :
On ne saurait trop le dire, en effet, c’est dans l’exposé scientifique, et indépendamment de toute
hypothèse philosophique, que les objets apparaissent, non plus comme faits d’éléments de
matière, coordonnés par des relations surajoutées, et servant de support à ces événements,
mais comme liaisons et événements à l’état pur ou substantiel, dépourvus de support
connaissable.56
Il subsiste chez Ruyer un certain flottement autour de ce que nous révèle la science :
parfois il semble dire comme ici qu’elle observe directement la conscience comme système
de liaisons, et ailleurs que les liaisons sont de toute façon inobservables, et relèvent de
l’hypothèse philosophique.57 Mais quoi qu’il en soit, la science peut au moins nous mener
négativement à l’être réel, par ce qu’elle rejette (l’application universelle de la physique
classique) et par ce qu’elle ne parvient pas à expliquer (l’embryologie). En biologie
cependant, on a affaire à un problème nouveau, celui précisément qui semble mettre en
échec le mécanisme : le problème de l’information. C’est une chose en effet d’admettre que
la vie repose sur la liaison ou l’intégration fonctionnelle des cellules et des organes, et c’en
56 RUYER, « Le versant réel du fonctionnement », art. cit., p. 341. Nous soulignons.
57 « Mais, par contre, la forme dynamique derrière la structure, l’activité structurante et les liaisons qu’elle produit sont inobservables et doivent toujours être inférées avec risque. (…) Sur le plan de l’observable brut, il n’y a aucune différence entre une forme active et un tout équilibré, entre un objet et un être. » RUYER, EPB, p. 11.
196
est une autre d’expliquer comment un tel système de liaisons extrêmement bien
coordonnées peut sortir d’un œuf apparemment très simple, et se transmettre de
génération en génération – tout en donnant naissance à de nouvelles espèces au cours de
l’évolution. La vie n’est pas seulement liaison, elle est aussi forme, donc information, c’est-
à-dire établissement actif de liaisons selon un ordre et selon un type spécifique, et cet ordre
doit être à la fois exécutable par l’embryon et transférable à la descendance. Rien dans la
capacité des atomes à former des molécules par liaisons covalentes ne semble justifier cette
capacité à former les structures incroyablement différenciées des organismes, et à les
stocker dans une « mémoire de l’espèce ». L’ontologie de Ruyer rejoint ici les problèmes
centraux de la biologie du début du XXème siècle, marquée à la fois par la théorie cellulaire
et par la question de la nature de l’information nécessaire à l’hérédité et à l’embryogenèse.
❖ De la liaison au savoir cellulaire
La théorie cellulaire, aboutissement des observations réalisées au long du XVIIème et
XVIIIème siècle, se constitue au milieu du XIXème siècle autour des biologistes allemands
Schleiden, Schwann et Virchow, et formule les principes fondateurs de la biologie
cellulaire. Elle fait de la cellule l’élément constitutif du vivant, et affirme que toute cellule
provient d’une autre cellule préexistante. Elle répond à deux grands problèmes ainsi
résumés par Canguilhem :
[La théorie cellulaire] comprend deux principes fondamentaux estimés suffisants pour la
solution de deux problèmes :
Un problème de composition des organismes ; tout organisme vivant est un composé de
cellules, la cellule étant tenue pour l’élément vital porteur de tous les caractères de la vie ;
(…).
Un problème de genèse des organismes ; toute cellule dérive d’une cellule antérieure ; «
omnis cellula e cellula » dit Virchow (…).58
58 CANGUILHEM, Georges, « La théorie cellulaire », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1952], p. 85.
197
Cette théorie plonge ses racines dans la monadologie leibnizienne, comme l’a
souligné Canguilhem. Sous l’impulsion de Maupertuis en France, de Schelling, Fichte,
Baader ou Novalis en Allemagne, la philosophie de Leibniz a donné lieu à des conceptions
du vivant dans lesquelles on retrouve « toutes les nuances d’obédience et de dépendance à
l’égard de la monadologie biologique ». Le terme « monade » désigne même au XIXème siècle
les vivants les plus simples, comme chez Lamarck qui parle de « la monade qui n’est pour
ainsi dire qu’un point animé. » 59 Elle pose nécessairement la question de l’unité et de la
genèse de ce corps agrégat de cellules. Comment un organisme se forme-t-il à partir de la
première cellule ? Qu’est-ce qui assure la coordination ou l’unification de l’organisme et lui
donne sa forme typique ? La conscience organique ruyérienne vise à répondre à ce même
double problème, de genèse et de composition, en revenant à ses racines métaphysiques
plus qu’aux observations des biologistes sur la cellule. À ces questions, la conscience comme
pure force de liaison est incapable de répondre, sauf à en faire un néomatérialisme : on
pourrait admettre qu’à partir des propriétés de liaison des molécules, il est possible
d’expliquer entièrement la formation des vivants les plus simples, et de l’ADN, à partir des
premières molécules capables de réplication. Mais ce serait abandonner entièrement le
projet qui consiste à retrouver le mode d’être fondamental commun à tous les éléments de
la série, de l’atome à la conscience humaine en passant par l’organisme, et cela ne
résoudrait pas les lacunes de l’explication mécaniste. Il faut donc transformer encore l’idée
de conscience afin qu’elle soit, comme la cellule de la théorie cellulaire, « l’élément vital
porteur de tous les caractères de la vie », y compris l’intelligence, l’invention ou la
mémoire.
3.2 La conscience, « connaissance et force liante »
Nous voyons ici apparaître le double rôle peut-être contradictoire que doit jouer la
conscience primaire ruyérienne : d’une part elle doit être un principe d’unité, de liaison,
de cohésion et coordination spatiales, et d’autre part elle doit être un principe de
connaissance, elle doit fournir à l’embryon le savoir de ce qu’il a à faire, à être. La définition
59 CANGUILHEM, Georges, « Appendice II - Note sur les rapports de la théorie cellulaire et de la philosophie de Leibniz », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 [1952], p. 241.
198
ruyérienne de la conscience cherche à résoudre d’un seul coup un double problème : celui
du développement embryonnaire d’un vivant à partir d’une première cellule, qui apparaît
à l’observateur comme une différenciation parfaitement coordonnée dans l’espace et dans
le temps et réalisant une forme typique, et celui de l’émergence du vivant à partir de la
réalité physique fondamentale, de l’énergie de liaison qui se résout aussi en formes
typiques.60 Mais elle ne résout ce double problème qu’en attribuant un double rôle à la
conscience elle-même. C’est pourquoi la conscience primaire doit finalement être chez
Ruyer « indissolublement connaissance et force liante ».61
La conscience ne peut être seulement « force de liaison », elle doit être aussi et à tous
les niveaux « connaissance », au sens propre et non métaphorique du terme. Après avoir
fait des efforts considérables pour séparer conscience et intentionnalité62, en posant une
conscience de soi sans distance ni objectivation, un pur « se-sentir », Ruyer est donc
contraint de réintégrer l’intentionnalité qu’il avait d’abord éliminée, et ce en raison même
des termes dans lesquels le problème se pose pour lui. La conscience organique est en effet
close quant au monde extérieur et aux autres consciences – c’est la dimension monadique
de son ontologie. Mais elle doit en même temps être une force d’organisation, et
notamment d’organisation des vivants selon la forme de leur espèce. La conscience ne peut
donc être un pur se-sentir, ou une pure force de liaison avec d’autres consciences, elle doit
être aussi connaissance de formes. Cette conscience à double face ne posait pas problème dans
l’analyse de la perception, qui est précisément l’unité absolue d’une connaissance de
formes, ou dans la physique quantique, où être signifie immédiatement être une forme.
Mais elle devient bien plus difficile à expliquer dans le cas d’une conscience organique
dépourvue de perception. Ici encore Ruyer interprète sa monadologie corrigée non comme
une complexification, mais comme une correction de la monadologie leibnizienne qui n’en
retiendrait que l’élément de vérité.
60 Voir notre chapitre 6 pour un aperçu plus complet du contexte scientifique dans lequel se développe la pensée de Ruyer.
61 RUYER, NF, p. 126.
62 Voir notamment EM, p. 62-63.
199
La microphysique s’approche encore plus de l’individualité particulaire, où le dynamisme
apparaît comme une propriété du champ et comme un ajustement en survol absolu d’une
matrice se complétant d’elle-même à la fois selon son sens et selon un thème mnémique.
(…) C’est une monadologie corrigée qui rejette, de Leibniz encore indûment ponctualiste, la
bizarre théorie de la monade « sans porte ni fenêtre », mais adopte la conception psychiste
de la force comme appétition, « comme appétit thématique d’autocomplétion ».63
Cet « appétit thématique d’autocomplétion » permet de faire le lien entre le cas de
l’atome et celui de l’organisme. L’un et l’autre sont conçus par Ruyer comme en tension
vers une forme, une « autocomplétion » selon un sens – comme le montrent les monstres
biologiques qui se sont efforcés malgré les obstacles de se compléter eux-mêmes selon la
forme de leur espèce. Mais elle ouvre la principale difficulté de la philosophie ruyérienne,
celle de la nature de ce « thème » qui doit bien être connu en quelque manière de la
conscience pour qu’elle puisse tendre vers lui. Le poète qui tend à exprimer le thème du
spleen ne se contente certes pas de recopier une Idée transcendante, mais la tension vers
un thème encore confus qui se précise au cours de l’écriture est bien un acte cognitif, qui
requiert intelligence et créativité. Doter chaque particule de matière de telles capacités
risque de nous ramener à l’animisme, au mauvais panpsychisme qu’il s’agissait d’éviter.
3.3 À la charnière de l’être et du sens
Ruyer a-t-il véritablement rompu avec les erreurs qu’il attribuait à Leibniz ?
L’individualité est débarrassée d’un substantialisme incompatible avec les faits biologiques,
et permet de penser l’organisme comme une colonie d’individualités intégrées. Mais pour
assurer cette intégration et la formation de la « colonie », Ruyer fait appel à la
connaissance, à l’inventivité et à la mémoire de ces individualités, conçues comme
connaissance au sens psychologique du terme, comme compréhension et réalisation d’un
sens : on ne voit pas en quoi cela améliore le panpsychisme leibnizien, accusé de mettre
partout « une conscience seconde à l’état infinitésimal ou dilué ». Certes, Ruyer élimine de
la monade leibnizienne la perception, considérée comme une faculté secondaire et dérivée
63 RUYER, EM, p. 126.
200
de la conscience. Mais il le fait en dotant cette même monade d’un savoir complet de ce
qu’elle a à faire, savoir qui s’avère en définitive d’origine transcendante et divine. Tout en
critiquant vertement l’harmonie préétablie, il semble que Ruyer la retrouve malgré lui,
puisqu’il finit par affirmer l’existence de Dieu et la nécessité d’une harmonisation divine
des possibles (sinon des actuels). Certes, chez Ruyer, la création n’est pas le meilleur des
mondes et ce sont les créatures qui la font, de manière imprévisible et pas toujours réussie.
La notion de domaine absolu a pour but premier de réinsérer la finalité dans l’immanence
et la conscience dans l’espace-temps du monde naturel. Mais ces créatures elles-mêmes ne
font pas autre chose que réaliser des essences transcendantes qu’il faut bien finalement
situer en Dieu. Il n’est donc pas certain que Ruyer soit parvenu à transformer la
monadologie comme il l’entendait.
Il semble qu’on puisse redire avec le Kant de la troisième Critique : « L’hylozoïsme
n’accomplit donc pas ce qu’il promet. »64 Mais Ruyer rejette la philosophie kantienne
comme un idéalisme dépassé par la physique nouvelle, qui prouve selon lui que « le temps,
l’espace, la cause, la substance, sont des apparences, mais des apparences bien fondées, sur
les principes des choses, non sur les principes d’explication de l’esprit humain ».65 Ce n’est
donc pas un oubli ou une ignorance, mais bien un rejet conscient et en bloc de la critique
kantienne, qui permet de retrouver chez Ruyer le fil directeur de la philosophie véritable :
En revenant à Leibniz ou en reprenant le problème au point où Leibniz l’avait laissé, on
retrouvait le courant de la science. Des quanta d’action (…) on ne voit pas encore clairement
comment on peut arriver à l’étoffe d’espace-temps du cosmos. Mais que ce passage soit à
64 KANT, Kritik der Urteilskraft, Ak. V, p.395, trad. fr. A. Renaut, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 389.
65 RUYER, EM, p. 148. Ruyer le déclare explicitement : « « On me fera remarquer qu’il était bien naïf de tenter seulement l’entreprise. L’analyse même de la nature de la connaissance, et l’effort critique séculaire de la philosophie, aurait dû commander de m’en dispenser. Mais ce n’est pas mon avis. Une limitation ne peut être ordonnée a priori au nom de considérations méthodologiques et critiques. Je n’ai jamais été très féru de Kant ou d’Auguste Comte. Les philosophies critiques inspirées par la science newtonienne ne peuvent guère avoir d’autorité, à l’époque de la physique quantique. » « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 10.
201
chercher, prouve en tout cas que l’on restera plus près d’une monadologie panpsychiste,
que d’un idéalisme ou d’un criticisme de type kantien.66
Il est permis de douter que la prophétie de Ruyer se soit réalisée. Mais les difficultés
mêmes de sa philosophie s’éclairent si on les comprend à la lumière de ce projet : corriger
la monadologie, cette métaphysique de l’individualité, pour y rendre possible une pensée
de la totalité - totalité vivante de l’organisme, mais aussi totalité du monde.
Cela ne doit pas nous conduire toutefois à rejeter la philosophie de Ruyer comme une
simple régression ou un anachronisme. Ruyer, tout en reprenant les grands problèmes
philosophiques là où les trouvait le XVIIIème siècle, ne peut pas ne pas être un penseur du
XXème, lecteur de Kant, des romantiques allemands et des phénoménologues. Même s’il
prétend parfois que la physique quantique a refermé la parenthèse des deux révolutions
coperniciennes (celle de la physique newtonienne et celle de Kant), il n’en touche pas moins
à des problèmes éminemment contemporains, et posés d’un point de vue contemporain au
moins sous certains aspects. On s’en convaincra en comparant la philosophie de la vie de
Ruyer à la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui l’a lu attentivement.67 Outre les
nombreuses mentions des cours sur la nature, on trouve deux références à Ruyer dans Le
visible et l’invisible, qui permettent de comparer les deux pensées. La première dans une note
de travail de février 1959 :
Découverte du Wesen (verbal) : première expression de l’être qui n’est ni l’être-objet ni
l’être-sujet, ni essence ni existence : ce qui west (l’être-rose de la rose, l’être-société de la
société, l’être-histoire de l’histoire) répond à la question was comme à la question dass, ce
n’est pas la société, la rose vue par un sujet, ce n’est pas un être pour soi de la société et de
la rose (contrairement à ce que dit Ruyer) : c’est la roséité s’étendant tout à travers la rose,
c’est ce que Bergson appelait assez mal les « images » (…) Le Wesen de la table ≠ un être en
66 RUYER, EM, p. 149.
67 Merleau-Ponty a au moins lu avec attention Néo-finalisme, La cybernétique et l’origine de l’information, et La genèse des formes vivantes, qu’il cite très abondamment dans ses cours sur la nature de 1956 à 1960, reprenant de Ruyer des résumés entiers d’observations biologiques ou cybernétiques. MERLEAU-PONTY, Maurice, La nature. Cours du Collège de France, SÉGLARD, D. (éd.), Paris, Seuil, 1995.
202
soi, où les éléments se disposeraient ≠ un être pour soi, une Synopsis = ce qui en elle
« tablifie », ce qui fait que la table est table.68
Comme on le voit ici, mais également dans les cours de Merleau-Ponty, ce dernier
considère que Ruyer et lui sont en un certain sens à la recherche de la même chose, mais
que Ruyer, malgré d’importantes intuitions, échoue. Ce qu’ils cherchent tous deux, c’est à
trouver dans le mode d’être du corps vivant le moyen de rompre avec une philosophie
d’inspiration mécaniste, incapable de penser le temps et l’espace dans leur épaisseur et le
déploiement dynamique de la nature. Ils cherchent à ressaisir l’être comme consistant, et
en même temps comme champ ou totalité dynamique, à remonter en deçà de la poussière
d’instants et d’éléments que nous donnent les sciences objectives classiques. Ils le font tous
deux à partir de l’expérience du corps propre et de la perception. Ils cherchent tous deux
comment le sens n’est pas imposé à la nature par un sujet, mais émerge dans la nature,
dans le déploiement même des êtres vivants, dont l’activité formatrice et instinctive est
déjà sensée. Le Wesen est chez Merleau-Ponty le nom de cet être saisi de l’intérieur des
choses, et non du dehors. Ruyer le nomme conscience primaire, domaine absolu, auto-
survol, self-enjoyment.
La note de Merleau-Ponty fait écho à un important article de Ruyer, « L’expressivité »,
qui est certainement l’un des textes où il est le plus proche d’une phénoménologie de la vie.
Ruyer y traite en effet de la vie comme pure manifestation de soi, comme expressivité sans
destinataire, qui n’exprime rien d’autre que l’activité même de l’organisme.
En première approximation, on peut dire de l’expressivité ce qui a été dit du sens. Elle ne
suppose qu’un seul être. De même que l’animal fuit ou s’enfuit, la rose « rosifie » ou « se
rosifie » ; elle se fait « fleur belle et expressive » en même temps qu’elle se fait fleur viable,
avec des tissus et des organes signifiants et déchiffrables.69
68 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible. Suivi de : Notes de travail, LEFORT, Claude (éd.), Paris, Gallimard, 1979 [1964], p. 226.
69 RUYER, Raymond, « L’expressivité », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 60, no 1/2, Presses Universitaires de France, 1955, p. 78.
203
Mais comme l’indique la note citée, Ruyer échoue pour Merleau-Ponty à dépasser plus
que verbalement l’opposition de l’en-soi et du pour-soi, il ne renonce à une ontologie de
l’en-soi que pour accorder une subjectivité à toute chose, ce qui est encore penser dans les
termes de l’alternative à laquelle il faut échapper. Il pose la bonne question, sans parvenir
à trouver de réponse satisfaisante, comme le souligne la deuxième mention, en marge d’une
note du 20 mai 1959 :
Finalement il y a quelque chose de profond chez Ruyer quand il dit que l’en soi et le pour
soi sont même chose. Mais à ne pas comprendre comme : les choses sont des âmes.70
Si les réponses apportées diffèrent, la méthode aussi : Ruyer formule son ontologie à
partir d’un positionnement réaliste et en partant de son propre matérialisme initial, qu’il
tente de « retourner » en panpsychisme (cette formule même dénonce, du point de vue
d’un Merleau-Ponty, l’incapacité à penser hors de l’alternative en soi - pour soi). Merleau-
Ponty aboutit à son ontologie inachevée à partir d’un positionnement phénoménologique,
et en partant de sa propre phénoménologie de la perception dont il cherche à dépasser la
corrélation sujet-objet. La conciliation est donc impossible, mais les projets sont parallèles,
et la lecture de Ruyer par Merleau-Ponty montre combien le problème de la vie est, dans
les années 1940-1960, au cœur des préoccupations d’une partie du champ philosophique.
Comme Ruyer, le phénoménologue travaille en s’aidant des sciences de la nature et de la
psychologie à faire émerger l’ontologie que réclame le changement de sens de la nature au
XXème siècle, ontologie qui donnerait son sens à la rupture amorcée avec les visions
mécaniste et romantique-vitaliste de la nature et de la vie. C’est ce qui transparaît très
nettement dans ses cours, où il serait trop long de relever tous les rapprochements
possibles avec le projet de Ruyer, mais dont on peut souligner la convergence avec ce
dernier. Dépassement du mécanisme et de la conception newtonienne de l’espace et du
temps, interprétation philosophique de la physique quantique, réintégration de la
conscience humaine dans la nature par l’étude du corps dans son animalité, continuité
entre déploiement organique, comportement et Logos signifiant, intérêt critique pour la
cybernétique et le néo-darwinisme… Les savants cités sont d’ailleurs souvent les mêmes,
70 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible.
204
car ils sont souvent trouvés par Merleau-Ponty chez Ruyer.71 Tout ceci signale Ruyer,
malgré son anti-criticisme, comme un penseur du XXème siècle, contemporain d’un
bouleversement dans l’histoire de l’idée de nature, après lequel celle-ci ne peut plus être
pensée comme un déroulement objectif entièrement analysable par l’homme, devant
lequel elle se déroulerait. C’était pourtant sa tentation première, dans L’Esquisse, mais
comme Merleau-Ponty il a dû admettre que
(…) cette conception objective de l’Être laisse un résidu. Quels que soient les efforts de
Descartes pour penser « ce qui la fait être telle » (Montesquieu), la Nature résiste. Elle ne
peut s’établir tout entière devant nous. Le corps est une nature au travail au dedans de
nous.72
Face à ce constat, le phénoménologue distingue trois attitudes possibles : « oublier le
phénomène troublant de l’organisme en le considérant comme un fantasme », renoncer
comme les romantiques à comprendre rationnellement la nature, ou essayer de penser la
nature, à partir de la Critique de la faculté de juger,
(…) comme un Englobant, comme un type d’être dans lequel nous nous découvrons déjà
investis avant toute réflexion. (…) L’Être n’est pas devant nous, mais derrière. D’où le retour
à une idée pré-socratique de la Nature : la Nature, disait Héraclite, est un enfant qui joue ;
elle donne sens, mais à la manière de l’enfant qui est en train de jouer, et ce sens n’est jamais
total.73
71 Citons entre autres les cybernéticiens Ashby et Walter, les biologistes Arber, Lorenz, Gesell, Coghill ou encore Etienne Wolff. La façon dont il mobilise les résumés de Ruyer signale celui-ci comme une référence pour ce qui est de la maîtrise des savoirs biologiques « en train de se faire » de son temps. Ruyer est par exemple le seul philosophe à participer à un important colloque organisé en juin 1954 par la fondation Singer-Polignac, réunissant 22 savants, essentiellement biologistes et psychologues, autour de la question des conduites instinctives. Ruyer y côtoie des sommités de la biologie comme J.B.S. Haldane ou R. Gesell, et de l’éthologie comme Konrad Lorenz ou Karl von Frisch. Les actes de ce colloque, incluant la communication de Ruyer intitulée « Finalité et instinct », ont été publiés sous le titre L’instinct dans le comportement des animaux et de l’homme (Colloque organisé par la fondation Singer-Polignac), Paris, Masson, 1956.
72 MERLEAU-PONTY, La nature. Cours du Collège de France, op. cit., p. 117.
73 Ibid., p. 118‑119.
205
Dans son ambition, Ruyer fait clairement partie de ce troisième groupe, lui qui
souligne à l’envi la réversibilité de l’être et du sens, en même temps que l’impossibilité de
remonter jusqu’au Sens des sens : Dieu, le Tao, le Sphinx ne nous donne jamais le « mot »
de l’énigme, mais sa réalité comme Encadrant est indiscutable :
Ce que fait et dit un homme ici-maintenant n’est au contraire compréhensible que par une
intention psychologique qui domine, dans son ubiquité, les différentes phases de son acte :
cette intention n’est compréhensible que par une intention subconsciente ou instinctive
encore moins localisable ; et celle-ci à son tour n’a un sens que par un Sens inconnaissable.
Enfin, je compris que l’échec théologique représentait le moyen de gagner une meilleure
connaissance de l’homme. Le « Tao qui est au-dessus de tous les noms » donne le secret de
la sagesse. Le pathos de la Déréliction, de l’Absurde, de l’Humanisme pur, est une erreur
insensée, car si l’Encadrant est inconnaissable, sa réalité n’en est que plus évidente. Le
Sphinx n’a pas de conscience, de type humain ou animal, parce que la conscience psycho-
organique est une actualisation, « en train de » s’opérer dans un domaine ici-maintenant. Il
n’est pas un Individu, ni même une Personne, mais il n’est pas pour autant une brute de
pierre dans un désert de sable, auquel l’homme seul aurait donné une forme, puisqu’il se
sert de toutes les consciences et se manifeste à travers elles.74
Mais Merleau-Ponty signale immédiatement cette nouvelle pensée de la Nature (dont
un représentant caractéristique serait Whitehead) comme un dépassement de l’alternative
mécanisme – finalisme, ces deux positionnements étant solidaires et inséparables l’un de
l’autre. « Le mécanisme affirme un artificiel naturel, et le finalisme un naturel artificiel. »75
Or, c’est bien par le finalisme, quoique par un finalisme renouvelé, que Ruyer entend
dépasser le mécanisme – mécanisme qu’il admet dans une large mesure et dont il a besoin,
selon la formule perspicace de Merleau-Ponty, pour artificialiser la nature.
C’est donc dans une perspective ambivalente que Ruyer aborde les grandes réponses
scientifiques de son temps au problème de la vie : il s’agit de relever et d’admettre leurs
explications par mécanismes partout où elles sont pertinentes, mais pour mieux ramener
ces mécanismes à la force qui les a produits, et manifester ainsi leur insuffisance.
74 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., paragr. 23‑24.
75 MERLEAU-PONTY, La nature. Cours du Collège de France, op. cit., p. 119.
206
PARTIE III
DE LA SCIENCE À LA THÉOLOGIE
207
CHAPITRE 5 : AUX LIMITES DE LA SCIENCE
À partir de la fin des années 1930, Ruyer s’intéresse à la physique et à la biologie dans
une perspective anti-mécaniste, qui vise à mettre en évidence l’impuissance du mécanisme
dans ces sciences et le caractère inévitable des explications finalistes auxquelles ce dernier
doit laisser la place. Dans les Éléments de psycho-biologie, il examine déjà avec minutie
certains faits biologiques liés au développement et à l’instinct, pour en rejeter les
explications mécanistes. Mais c’est surtout à partir de Néo-finalisme et dans la décennie 1950
qu’il voit s’élaborer plusieurs grandes tentatives d’explication du vivant qu’il lui faut
étudier et réfuter : la cybernétique rassemble toutes les sciences et techniques de
l’information pour élaborer les premières machines capables de comportements
téléologiques, tandis que la biologie progresse vers la synthèse néodarwinienne, et que les
comportements animaux deviennent à leur tour, des plus simples aux plus complexes, les
objets d’une nouvelle science du comportement. Ruyer adopte alors une posture défensive
dans laquelle il met en évidence sa bonne connaissance de ces théories, pour mieux les
mettre en échec.
1. L’explication cybernétique
S’agissant de la cybernétique, science qui l’a beaucoup intéressé, mais vis-à-vis de
laquelle il a très tôt adopté des positions critiques, Ruyer opère selon le même schéma que
pour la conception mécaniste du corps, dont elle n’est pour lui qu’un raffinement : il lui
accorde beaucoup dans le domaine des réalisations techniques, mais pour annuler ensuite
toute prétention de sa part à expliquer quoi que ce soit de fondamental s’agissant du
fonctionnement de l’esprit, du système nerveux, ou de l’organisation du vivant dans le
développement. Il peut ainsi tout accorder sur un plan à cette science naissante de
l’information sans rien abandonner de son panpsychisme, une forme de conscience étant
pour lui nécessaire à l’édification et à l’usage des « machines à information » même les plus
perfectionnées.
208
1.1 L’horizon nouveau de la cybernétique
Formé dans le creuset des conférences interdisciplinaires Macy de New York (1946-
1953), et formalisé par Norbert Wiener76, le courant cybernétique rassemble des chercheurs
d’horizons multiples, logiciens, ingénieurs, psychologues, etc., et se donne pour but l’étude
des mécanismes de l’information dans les systèmes complexes. L’idée de système complexe
désigne aussi bien ici le cerveau et le système nerveux qu’un réseau de machines
électroniques reliées, et l’on pourra décrire a posteriori ce courant comme « la science des
analogies maîtrisées entre organismes et machines ».77
Le concept central de la première cybernétique est celui de rétroaction, ou feedback,
c’est-à-dire l’action en retour du résultat d’un mécanisme sur le mécanisme qui l’a
initialement produit. Un thermostat mesure la température, déclenche le chauffage des
radiateurs, puis le coupe lorsqu’il reçoit l’information que la température programmée a
été atteinte : c’est le résultat de son mécanisme initial (l’augmentation de température) qui
lui apporte en retour le signal de l’arrêt. L’un des principaux enjeux de la cybernétique est
la possibilité de simuler des comportements téléologiques, notamment des comportements
de poursuite de but et d’évitement d’obstacles, à l’aide de tels mécanismes de rétroaction,
qui permettent à une machine non seulement de fonctionner d’une certaine manière, mais
de le faire jusqu’à l’atteinte d’un résultat, en corrigeant son propre fonctionnement jusqu’à
y parvenir.
Ce courant de la première cybernétique se structure à la fin des années 1940, au
moment où la philosophie de Ruyer atteint sa maturité et où celui-ci a rejeté toute
possibilité d’une explication mécaniste future de l’organisation du vivant et du système
nerveux. C’est donc bien peu de dire qu’il va être intéressé de bien des manières à son
succès : dans les objectifs les plus ambitieux qu’elle se fixe, la cybernétique est
littéralement l’autre de Ruyer. Non seulement elle se propose de donner de la téléologie
dans le vivant, et de l’esprit, une explication entièrement mécanique, mais elle prend le
76 WIENER, Norbert, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, Mass., MIT Press, 1948.
77 DUPUY, Jean-Pierre, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994, p. 42.
209
parti tout à fait opposé à celui de Ruyer. Celui-ci pose comme postulat fondamental de son
travail que l’émergence, c’est-à-dire l’apparition de propriétés nouvelles à partir de
constituants qui en seraient dépourvus, est impossible, du moins dans le domaine de la vie
et de l’esprit : il est impossible d’expliquer la vie à partir d’atomes qui n’auraient
« absolument aucun caractère de vie et de conscience ».78 Or la cybernétique s’efforce de
démontrer le contraire, c’est-à-dire que le comportement téléologique d’un système ne
doit rien aux propriétés de ses composants, qui peuvent être purement mécaniques et
aveugles, mais doit tout à son organisation en réseau, aux relations entre les composants.
Mais en formulant les choses de cette manière, on comprend que la cybernétique n’est pas
un adversaire comme les autres pour Ruyer, mais qu’elle réalise en quelque sorte son
programme initial, celui d’un matérialisme de la structure, qui verrait dans le mode de
liaison des parties la totalité de ce qu’il y a à expliquer. C’est ce qu’il s’efforçait de faire dans
ses premiers travaux, et il pouvait ainsi conclure un article de 1932 intitulé « Un modèle
mécanique de la conscience » :
Nous avons montré qu’il n’est pas absurde de parler d’un modèle mécanique de la
conscience. La pensée, la réflexion, de même que les états affectifs, se laissent peu à peu
ramener à des réflexes, des attitudes motrices, des sensations et des images. Comprendre la
sensation, la perception et l’image, c’est comprendre l’esprit. Nous devons donc conclure
(…) contre le néo-spiritualisme de certains savants. L’esprit ne peut être l’étoffe du monde,
parce qu’il peut être construit. Mais avec quoi ? Nous ne commettrons pas la faute d’opposer
néo-matérialisme à néo-spiritualisme. Même dans notre plus que grossière figuration
mécanique, ce n’est pas avec des fils électriques, avec la matière du cuivre, du caoutchouc
et du sélénium que nous avons voulu construire l’équivalent d’une sensation, c’est avec le
78 « On n’explique pas un mystère en le transportant tel quel sur un autre plan. (…) Pour la science « orthodoxe », la vie apparaît à partir de combinaisons chimiques, la conscience à partir de circulations nerveuses qui, en elles-mêmes, n’ont absolument rien de commun avec ce que l’homme, comme être vivant et conscient, éprouve être d’une façon immédiate. Mais que gagne-t-on en intelligibilité à cette nouvelle politique ? La satisfaction mentale obtenue est tout aussi illusoire, que l’on explique par le semblable, mythiquement, ou par le « tout différent », magiquement. Qu’un être vivant et conscient soit expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun caractère de vie ou de conscience, dans l’un comme dans l’autre cas, on pose tout simplement une existence miraculeuse reposant, soit sur une préexistence mythique, soit sur une apparition magique. » RUYER, AHFS, p. 10‑11.
210
mode de liaison de tout cela, qui ne servait qu’à souligner de couleurs voyantes notre
exposé. De même (…) la conscience n’est que l’association des fibres nerveuses. 79
Ce texte ne choquerait pas sous la plume de l’un des participants des conférences
Macy, une quinzaine d’années plus tard, et convoque le même projet de dépassement du
matérialisme mécaniste classique vers un matérialisme des relations dans une structure ou
système – une « structure absolue » dans le texte de Ruyer. Celui-ci va toutefois dès le
milieu des années 1930 retourner ce projet en ce qu’il estime être sa vérité cachée, à savoir
que si la conscience est un certain mode de liaisons entre des éléments, ce ne sont pas les
liaisons qui font la conscience, mais bien la conscience qui fait les liaisons, et que la
conscience est « primaire ». La cybernétique représente l’autre voie de la bifurcation, et
donnera naissance, dans la deuxième cybernétique, aux théories de l’auto-organisation du
vivant, dont les fondements sont notamment posés par la théorie de l’autopoïèse de Varela
et Maturana au début des années 1970.80
❖ Efficacité pratique et postulats théoriques
On comprend pourquoi Ruyer ne peut pas ne pas être profondément intéressé par les
travaux et les réussites spectaculaires de la cybernétique, qui donnent le jour à
l’informatique et aux premières simulations d’apprentissage et de comportement
intelligent. On comprend aussi qu’il ne peut sans ébranler les fondations mêmes de sa
philosophie admettre qu’elle représente le fin mot de l’explication. C’est pourquoi Ruyer
va opérer avec elle comme il le fera avec la génétique, et avec l’explication matérialiste du
79 RUYER, « Un modèle mécanique de la conscience », art. cit., p. 573. Voir aussi ce résumé de la thèse de l’Esquisse : « Dans mon premier ouvrage, j’essayais donc de montrer l’universalité et la suffisance des descriptions structurales. L’arbre n’est qu’un système de courbures et de torsions d’espace-temps. La représentation consciente même que j’ai de l’arbre, grâce aux modulations sensorielles de mon cortex cérébral, n’est aussi qu’un système structural. Le mode de liaison, fourni par les neurones, de ce système, est différent de celui de l’arbre végétal – ce qui explique qu’il ait des propriétés et des modes de fonctionnement bien différents : l’image de l’arbre ne prend pas racine dans ma tête, de même qu’un ours en peluche ne mord pas. Mais il s’agit bien de deux structures et il y a correspondance structurale entre elles. (…) [La] conscience, le « regard sur la carte », était bien un système structural, tout comme la carte de papier et tout comme le paysage géologique. » « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., paragr. 7.
80 VARELA, F. G. et alii, « Autopoiesis: The organization of living systems, its characterization and a model », Biosystems, vol. 5, no 4, 1974, p. 187‑196.
211
vivant en général : en acceptant toutes les réussites pratiques sans admettre pour autant
les ambitions théoriques de la science nouvelle. Il commence donc logiquement ainsi son
premier grand ouvrage sur le sujet, en 1954 : « Cet ouvrage n’aura qu’en apparence un
aspect critique et négatif. Notre critique porte sur les postulats de la cybernétique, non sur
la cybernétique elle-même, dont l’intérêt pratique et théorique est immense. »81
Il formule clairement la conception de l’information qui sous-tend les travaux
cybernétiques, en en faisant le négatif de sa propre philosophie : pour Ruyer, comme nous
avons commencé à le voir, il n’y a pas d’information véritable (au sens de la connaissance
comme au sens de « donner une forme ») sans conscience. Pour la psychologie behavioriste
qui sous-tend la cybernétique et l’informatique naissantes, information et conscience (au
sens de subjectivité, de psychisme) sont parfaitement séparables :
Depuis longtemps, le pragmatisme et le behaviourisme ont appris aux psychologues à
mettre l’accent sur l’action plut6t que sur la conscience. La cybernétique adopte
rigoureusement ce point de vue : le sens, la conscience dans l’information, n’a rien
d’essentiel ; ou plus exactement, le sens d’une information n’est rien d’autre que l’ensemble
des actions qu’elle déclenche et contrôle. (…) Toute communication efficace d’une structure
peut donc, semble-t-il, être appelée une information.82
Le modèle de l’information par « communication efficace d’une structure » n’est pas
seulement cybernétique : c’est le modèle de la connaissance développé dans l’Esquisse, où
elle est conçue comme reproduction, dans les liaisons du cerveau, d’une structure
homologue à celle de l’objet connu, comme la carte reproduit sur un autre mode la
structure du territoire.83 Le parcours de La cybernétique et l’origine de l’information, où la
modélisation mécanique de la conscience est envisagée avec enthousiasme avant d’être
rapidement dépassée vers le vitalisme panpsychiste, reproduit en fait l’itinéraire
intellectuel de son auteur.
81 RUYER, COI, p. 17.
82 Ibid., p. 9‑10.
83 RUYER, EPS, p. 215‑217.
212
Ruyer reconnaît de plus à la cybernétique la capacité de simuler et de reproduire tout
ce qui, dans le comportement et la pensée, est mécanique, et quoiqu’il lui faille ultimement
reconnaître que ce n’est pas tout (et que ce n’est même pas l’essentiel), c’est une vaste
gamme de phénomènes qui trouvent là une explication, ou un programme prometteur
d’explication à venir. Il reconnaît notamment d’emblée ce qui pourrait passer pour
l’essentiel, à savoir la possibilité de construire des « mécanismes
téléologiques » poursuivant un but par auto-contrôle :
Les machines, autres que les machines à information, ressemblent à des organismes sans
tête, et elles peuvent remplacer des ouvriers manuels auxquels on ne demanderait que leur
force de travail. Une fois munies de servo-mécanismes à information, et capables par suite
de se contrôler elles-mêmes, elles deviennent semblables à des organismes complets avec
une tête, c’est-à-dire avec un système nerveux et des organes de perception. Elles visent un
but donné, malgré les interférences accidentelles. Elles peuvent remplacer alors des
ouvriers intellectuels, à qui l’on demanderait vigilance et initiative dans le cadre de leur
mission.84
Cette concession paraît déterminante, d’autant que lorsque Ruyer écrit, des modèles
théoriques et des machines réelles permettent effectivement de simuler de tels
comportements. Le psychiatre et pionnier de la cybernétique W. Ross Ashby (1903-1972),
en construisant en 1948 l’homéostat, propose un modèle mécanique du phénomène
d’homéostasie dans le vivant, qui permet à un organisme de maintenir son état d’équilibre
(chimique, thermique, etc.) malgré les perturbations extérieures, en adaptant
dynamiquement sa propre configuration.85 La même année, Grey Walter construit des
tortues électroniques qui deviendront les premiers robots capables de reproduire des
comportements orientés - comme la recherche de « nourriture », en tenant compte du
milieu, et de passer à un nouvel objectif lorsque le premier a été atteint. Ces tortues, comme
les « renards électroniques » du cybernéticien français Albert Ducrocq, sont capables
d’apprentissages par réflexes conditionnés et fondent à la fois l’espoir d’une
84 RUYER, COI, p. 8.
85 ASHBY, W. Ross, Design for a Brain, New York, Wiley & Sons, 1960 [1952].
213
compréhension complète du comportement animal et les fondements de la robotique.
Ruyer connaît ces travaux et les cite avec enthousiasme.86
On retrouve dans les travaux sur la cybernétique la séparation des méthodes et des
objets entre science et philosophie établie dans les années 1930 : aux savants la poursuite
de la modélisation mécanique de l’objet connu, au philosophe le mode d’être de l’objet réel.
La cybernétique manque l’être de la conscience, mais permet de mieux comprendre les
mécanismes dont cette conscience se sert, et d’en reproduire l’apparence.87
1.2 Premier paradoxe : la nature de l’information
La réaction de Ruyer face aux progrès de la science, toujours désespérément
« actualiste » et rebelle au panpsychisme, suit finalement toujours le même schéma, qui lui
est permis par l’usage constant de la métaphore de l’outil et de l’artisan : il accorde tout
quant à la description scientifique de l’organe, du processus métabolique, du réseau
nerveux, etc., pour ensuite rappeler qu’il ne s’agit là que d’un outil, dont l’artisan (à la fois
fabricant et utilisateur) lui échappe et lui échappera toujours. Cette démarche n’a
évidemment aucune chance de convaincre un savant positiviste dont tout l’effort consiste
précisément à rejeter la séparation de l’outil et de l’artisan dans l’organisme et à expliquer
comment le vivant s’auto-organise sans distinction entre une conscience directrice et des
outils formés par elle.88 Mais elle est convaincante pour Ruyer dès lors qu’il juge avoir
identifié, non des lacunes temporaires de la science positive, mais des échecs définitifs :
86 RUYER, COI, p. 53 sq. pour les tortues de Walter. Ibid. p.60 sq. pour l’homéostat d’Ashby.
87 « On connait scientifiquement dans la mesure où l'on sait fabriquer des modèles schématiques, dans la mesure où une technique peut essayer de reproduire les phénomènes à connaître. La physiologie et la psychologie ont beaucoup à apprendre du comportement des automates. » Ibid., p. 21.
88 Il serait plus juste de dire que la biologie a d’abord cherché à réduire « l’artisan » ou la « conscience directrice » à un support physique observable, le modèle du « programme génétique » maintenant encore la distinction entre un ensemble d’instructions codées et la réalisation toujours seconde de ces instructions. Cette distinction même est cependant aujourd’hui largement remise en question – cf. notre chapitre 7.
214
Les modèles mécaniques, ou plus généralement les modèles schématiques, instruisent à la
condition qu’on les utilise sans dogmatisme, et sans poser en principe que tout, dans la
physiologie et la psychologie des systèmes nerveux, doit être expliqué par des modèles de
ce genre. Ils instruisent à la condition que l’on attende autant de lumière de leurs échecs
que de leurs succès, et à condition que l’on ne décrète pas d’avance que tout échec est
provisoire et apparent.89
Ce passage est l’un des plus révélateurs de la méthode de Ruyer, qui consiste d’une
certaine manière à faire l’inverse de ce que l’on attend d’un scientifique (Ruyer le reconnaît
explicitement à propos de la cybernétique).90 La foi du savant dans son hypothèse peut être
un moteur utile pour la connaissance, quand elle l’encourage à considérer tout échec
comme un obstacle à surmonter. Mais le philosophe (et le savant véritablement
visionnaire, capable de renouveler la science) est au contraire celui qui est capable d’acter
les échecs définitifs, d’identifier les faux problèmes et les quêtes stériles. C’est ainsi que là
où le scientifique cybernéticien, généticien ou darwinien considérera tout échec de sa
théorie comme provisoire et tenter de le surmonter, Ruyer entend identifier des échecs
définitifs et rediriger la science vers une voie plus féconde.
Comment affirmer avec certitude l’échec d’une entreprise qui vient tout juste de
naître, et dont les premiers progrès permettent tous les espoirs ? C’est fort difficile, y
compris pour Ruyer, dont les formules montrent la gêne à ce propos : bien souvent, devant
les défis que se donne la cybernétique, il se contente d’affirmer que leur réalisation n’est
pas certaine, ou sera très difficile.91 Du point de vue argumentatif, ces formules sont faibles
et dangereuses pour le système, et force est de constater rétrospectivement que certains
89 RUYER, COI, p. 22.
90 Ibid., pp.24-25.
91 « Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est vraiment trop tôt pour déclarer, avec Northrop, que les machines à percevoir les universaux ont “une signification révolutionnaire” ». COI, p. 59-60. « Or, les machines à induire, sans être inconcevables, nous l’avons vu, sont fort difficiles à réaliser. » ibid., p.68. « Les machines à traduire sont encore dans l’enfance, ou même dans les limbes », écrit-il encore, tout en reconnaissant qu’une traduction élémentaire est déjà possible, et que des machines à écriture automatique, comme la « Calliope » d’Albert Ducrocq, produisent des poèmes remarquables. Ibid., p.245-246. Ruyer ajoutera en 1967 un chapitre à la Cybernétique et l’origine de l’information où il se sent tenu de souligner à nouveau que, malgré les progrès effectués depuis la première parution, la cybernétique (devenue informatique) est toujours en échec sur de nombreux points.
215
de ces défis ont été relevés par l’informatique récente, en particulier dans le domaine de
l’apprentissage par « induction » qui semblait le plus inaccessible pour Ruyer. Elles nous
semblent plutôt témoigner de l’intérêt profond de Ruyer pour les découvertes à venir, en
même temps que de sa certitude qu’aucune d’entre elles ne viendra rétablir un mécanisme
définitivement dépassé. C’est aussi, rappelons-le, la méthode qu’il s’était fixée : achever
l’édifice du savoir en tenant compte de la science disponible, sans nier que la tâche devrait
certainement être recommencée dans l’avenir. Il y a toutefois chez Ruyer des raisons
logiques de considérer l’explication cybernétique de la vie et de la conscience comme une
impasse. Ces raisons concernent, à propos des « machines à informations », la nature des
machines aussi bien que la nature de l’information.
❖ L’homme garde une avance sur ses œuvres
La cybernétique est incapable pour Ruyer de reproduire ou même d’éclairer les
fonctions essentielles de l’esprit, puisqu’il y a entre le cerveau humain et les machines
cybernétiques « une différence d’ordre, et non de performances. »92 Cette différence
d’ordre se situe dans un caractère « premier » du cerveau vivant, qui représente à la fois
son antériorité chronologique et sa capacité à fabriquer la machine (alors que la machine
ne pourra jamais former un cerveau vivant). On retrouve donc ici la structure
argumentative par analogie déjà identifiée à propos du corps comme machine : 1) le
cerveau vivant est toujours supérieur aux machines qu’il produit puisqu’il les produit. 2)
L’embryon produisant son propre cerveau est donc supérieur au cerveau lui-même
puisqu’il le produit. 3) Il faut donc bien admettre quelque chose comme un esprit-sans-
cerveau (dont le cerveau n’est qu’un outil) à l’œuvre dans l’embryon, comme il faut
reconnaître un cerveau vivant à l’œuvre derrière le fonctionnement d’un cerveau
mécanique ou d’une machine à calculer.
Le cerveau mécanique le plus perfectionné sera toujours par définition moins perfectionné
que le cerveau vivant, et toujours décalé relativement à celui-ci. En effet, d’une part, le
cerveau s’est fabriqué lui-même, d’autre part, c’est lui qui fabrique les automates qui
92 RUYER, COI, p. 22.
216
l’imitent. Plus il fait de merveilles, plus son caractère sur-merveilleux apparaît. L’homme
vivant garde toujours une avance sur ses œuvres, par définition ; il ne peut jamais être
rattrapé par ses machines, puisque c’est lui qui les tire en avant. Entendons-nous. L’avance
gardée n’est pas quantitative ; elle est une différence d’ordre, et non de performances.93
Que l’argument fonctionne « par définition » n’est certes pas si évident, car il ne
devrait pas s’agir ici de comparer un cerveau unique avec ses seules inventions
individuelles, mais bien avec les machines érigées par le travail collectif de l’humanité, et
particulièrement de la vaste communauté présente et à venir des chercheurs en
cybernétique, sciences de l’information, neurosciences, etc. Rien ne garantit apparemment
que la « différence d’ordre » sera toujours maintenue, ni surtout, si elle l’est, qu’elle
implique toujours une supériorité des facultés du cerveau individuel sur les machines
collectives. Que l’on puisse éventuellement affirmer la supériorité de l’intelligence
collective sur les machines qu’elle produit ne résout pas le problème dans le sens de Ruyer,
puisqu’un tel appel à la supériorité du collectif exige d’admettre que la mise en réseau des
composants (ici, des cerveaux) permet de générer des comportements ou des productions
d’ordre supérieur : c’est précisément le point de la cybernétique, que Ruyer cherche à
réfuter.
Son argumentaire ne repose toutefois pas seulement sur cette impossibilité a priori,
et on peut le ramener, s’agissant de la cybernétique, au double problème de la nature et de
l’origine de l’information.
❖ La nature de l’information
La substitution du problème de la transmission d’informations à celui de
l’accumulation d’énergie constitue la grande révolution qui relie la cybernétique à
l’explication du vivant. Comme le résume bien Hans-Pascal Blanchard : « La théorie de
l’information constitue un changement de paradigme. Elle supplante après-guerre
l’hégémonie globalisante du modèle thermodynamique. On peut le remarquer à cet indice
93 Ibid. Cette différence d’ordre est aussi la cause de l’optimise technologique de Ruyer, qui s’en prend volontiers aux craintes « académiques » et « absurdes » des critiques de la technique. (COI, p.17)
217
d’un changement de modèle : Bergson parle encore du cerveau comme d’un appareil à
neutraliser la nécessité de la réaction dans l’action. Le cerveau introduit de
l’indétermination. Il est lui-même solidaire d’un chimisme spécial qui capte l’énergie qui
se dégrade, la capitalise et la piège pour la faire éclater dans un sens choisi par le vivant,
lequel semble ainsi remonter la pente fatale de l’entropie. Freud parlera encore de quantité
d’excitations, de quanta d’énergie libre ou liée. Cinquante plus tard, venant de la
psychologie expérimentale, de la linguistique, d’une théorie des computers digitaux et de la
capacité des ingénieurs à réaliser ces calculateurs, c’est le modèle des patterns avec
l’organisation des structures qui aura la faveur. Au caractère continu de la dégradation de
l’énergie s’oppose le caractère discret de la quantité d’information. Au processus aveugle
de l’échange, le caractère sélectif d’un pilotage qui semble donner un cours et un ordre au
flux d’énergie. Justement l’information remonte la pente du désordre. Elle est
« néguentropique ». L’information devient alors un modèle qui explique tout aussi bien les
liaisons téléphoniques, le cortex perceptif, le système linguistique des signes. »94
Repensé en termes d’information, le problème du vivant devient celui de
l’accroissement d’information : il y a plus de complexité dans un organisme adulte et dans
son comportement que dans un œuf, même doté de son patrimoine génétique. De ce point
de vue, les vivants semblent aller à rebours de l’entropie, c’est-à-dire de la tendance de tout
système physique à se dégrader, à se désorganiser. Mais l’information telle que la
cybernétique la comprend permet-elle vraiment de rendre compte de cette
« néguentropie » du vivant ? Non, pour Ruyer, qui souligne l’importance de la
« thermodynamique de l’information » élaborée par Shannon, dans laquelle l’information
se dégrade au même titre que tout système physique organisé. Il va chercher là encore à
distinguer soigneusement l’information comme sens pour une conscience de l’information
comme structure mécanique, transmissible par une machine cybernétique, mais qui n’aura
jamais de sens sans conscience pour l’interpréter. La première impasse dont ne peuvent se
sortir les « machines à information » de la cybernétique est celle-ci : il n’y a d’information
au sens propre que pour une conscience.
94 BLANCHARD, « Ruyer et le transhumanisme », art. cit., paragr. 1.
218
Dans la transmission d’une structure d’une machine à une autre machine, ou d’une partie à
une autre d’une même machine, une forme, finalement se trouve transmise comme une
unité signifiante parce qu’un être conscient peut prendre conscience d’un résultat final
comme d’une forme. Mais la transmission elle-même, tant qu’elle reste mécanique, n’est la
transmission que d’une structure, ou d’un ordre structural sans unité interne. (…) si une
oreille, ou plutôt si un « je » conscient n’était pas à l’écoute, finalement à tous les étages de
la machine a information, on ne trouverait jamais que des fonctionnements morcelables et
jamais une forme à proprement parler. L’utilisation de la machine par l’homme, pour son
« information » au sens psychologique, fait illusion sur la nature de la machine. On lui
attribue bénévolement à tous ses étages l’ordre formel qui n’apparaît qu’à la fin.95
On retrouve dans ce texte la forme du problème leibnizien : assurer non seulement
qu’une information est transmise, mais que ce qui est transmis est une information. Il y a
pour Ruyer une profonde équivoque dans notre usage du mot « information », et cette
équivoque est en même temps la cause des ambitions explicatives des cybernéticiens et de
l’impossibilité de les réaliser. Information signifie en effet à la fois transmission de
structure (de modulations du son, de longueurs d’onde, de traits et de points) et
transmission de sens, d’une forme sensée (forme linguistique d’une phrase, image
cohérente, mélodie perçue dans son unité). Cette confusion est la cause de l’ambition des
cybernéticiens : ils croient pouvoir expliquer totalement la conscience en la réduisant à ses
structures (ce que tentait déjà le jeune Ruyer), parce qu’ils croient que l’information est
réductible à son sens faible. L’impossibilité d’opérer une telle réduction suffit pour Ruyer
à assurer l’échec de cette ambition. Mais cette impossibilité est là encore prise comme une
évidence, dont la négation ne s’explique que par l’oubli du témoignage de la conscience :
dans l’expérience subjective nous ne percevons pas une information comme un chaos
d’éléments, mais comme l’unité d’un sens.
Il y a lieu cependant de s’interroger sur cette évidence : le fondement de la
philosophie de Ruyer n’est-il pas d’affirmer que l’établissement de liaisons est l’apparence
extérieure d’une conscience, lorsqu’elle est prise comme objet de connaissance ? Qu’ainsi
un autre homme m’apparaît comme un corps objectif dans lequel un esprit serait logé
95 RUYER, COI, p. 11.
219
(selon « l’illusion réciproque d’incarnation ») alors que son corps (son cerveau) n’est en
réalité que la face observable de sa conscience ? Si tel est bien le cas, pourquoi refuser la
conscience aux machines informatiques, au prétexte que leur observation ne nous donne à
connaître que des fonctionnements morcelés ? N’est-ce pas aussi ce que la biologie nous
donne à connaître du corps ou du cerveau ? Dit autrement : si nous pouvions pénétrer
subjectivement dans l’ordinateur ou le robot (selon l’expérience déjà imaginée par Ruyer à
propos des êtres naturels96), pourquoi ne ferions-nous pas l’expérience d’une subjectivité
particulière « au-delà de l’organisme visible »97, exactement comme pour le corps vivant ?
Il faut relever là un paradoxe de la philosophie de Ruyer, qui attribue la subjectivité à tous
les éléments physiques et chimiques, et à la plus petite parcelle du vivant, tout en la
refusant aux réseaux informatiques qui ne sont pourtant rien d’autre que des êtres de
liaisons auto-régulées, ce qui semble bien correspondre à sa redéfinition de la conscience
subjective. Cela ne contredirait même pas l’impossibilité de l’émergence, puisque les
machines sont faites d’atomes et de molécules possédant déjà, chez Ruyer, une forme de
conscience. Mais il y a bien un critère de distinction cohérent : la conscience primaire est
formatrice de soi, et les machines cybernétiques ne se sont pas formées elles-mêmes.
L’unité vitale chez Ruyer est primaire et donc première, elle est l’unité première dont sort
par lui-même tout l’édifice différencié du corps, et ne peut jamais être construite,
constituée à partir de liaisons artificielles. Elle ne peut être que perdue dans la
différenciation mécanisée, jamais créée à partir d’elle.98
❖ De la machine au vivant
Les arguments de Ruyer mettent l’accent sur l’essentiel : la nature de ce que la
cybernétique explique véritablement. Qu’a-t-on démontré lorsqu’on a construit un
« renard électronique » comme celui de Ducrocq, capable d’apprentissage par « réflexe
96 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit.
97 RUYER, COI, p. 23.
98 Il y a là rupture complète avec le mécanisme des débuts. En 1932, Ruyer écrivait en effet a contrario : « L’esprit ne peut être l’étoffe du monde, parce qu’il peut être construit. » RUYER, « Un modèle mécanique de la conscience », art. cit., p. 573.
220
conditionné » ? « Ce sont des simulateurs, non des modèles » affirme Ruyer,99 et imiter le
comportement ne sera jamais pour lui expliquer l’esprit. Sur ce point l’argumentation
ruyérienne n’est pas dépourvue de poids et touche, à partir du cas des premiers robots, à
la question des limites d’une approche purement comportementaliste de l’esprit.
Le problème pour notre propos réside dans la généralisation à l’ensemble du vivant
d’arguments portant initialement sur le comportement humain et la comparaison homme
- machine. Deux de ces arguments par analogie doivent ici retenir notre attention : celui de
la maintenance des machines et celui de leur finalité primaire.
L’argument de la maintenance, formulé à plusieurs reprises par Ruyer, est très
simple, et nous l’avons déjà rencontré : la supériorité du vivant tient dans sa capacité à se
réparer lui-même, tandis que les machines, si elles ne sont pas entretenues par l’homme,
se dégradent, dysfonctionnent et tombent en poussière. Par analogie, il en tire la
conclusion qu’il doit y avoir dans le vivant quelque chose d’analogue à la conscience du
mécanicien-réparateur qui explique la capacité auto-formatrice et auto-réparatrice du
vivant. Cet argument, valable dans le cas du corps-machine hérité du mécanisme classique,
se trouve toutefois mis en difficulté par la cybernétique : grâce à elle, il devient
envisageable que les machines se surveillent, se corrigent et se réparent elles-mêmes, voire
qu’elles atteignent elles-mêmes une finalité qui leur serait donnée (comme de fabriquer tel
modèle de vis dont on fournirait à la machine un exemplaire) en inventant les moyens d’y
parvenir, par une série d’essais, d’erreurs, de comparaison au modèle et de corrections
appropriées. Ruyer a alors recours à l’argument de la finalité primaire, que l’on peut
résumer ainsi : on peut accorder aux machines la poursuite d’une finalité donnée, mais il
revient toujours à l’homme de fixer à la machine sa finalité, et de la concevoir comme une
finalité. Même s’il n’intervient pas dans le fonctionnement de la machine, « l’homme (ou la
conscience) est toujours, indirectement, actif et encadrant, comme “donneur de finalité” »,
et « comme support vivant de l’idée technique, par laquelle la machine a été construite ».100
Tout le problème est dans cette équivalence : « l’homme (ou la conscience) », qui prépare
99 RUYER, COI, p. 251.
100 Ibid., p. 249.
221
la généralisation de l’argument aux « machines internes » que sont les organes : elles aussi
« ne subsistent que par la conscience primaire qui les encadre. »101 Le problème de cette
analogie est que si une machine implique nécessairement une finalité, ce n’est pas le cas
d’un organisme vivant, qui peut être et se maintenir dans l’être sans être doté d’aucune
autre fin déterminée. Ruyer n’est d’ailleurs pas très loin d’une telle idée… à propos des
machines cybernétiques, dont il souligne qu’elles peuvent exister comme pur jeu sans
finalité – ce qu’il observe à travers le succès des animaux électroniques comme jouets pour
enfants :
Or, un jouet mécanique, à la différence d’une machine industrielle, n’a pas de finalité
primaire, c’est-à-dire ne prolonge pas, en la servant, la finalité primaire de l’homme. Le
jouet ne sert à rien - il ne sert qu’à amuser, par ses mouvements et ses virevoltes,
indépendamment d’un rendement quelconque de ces mouvements. L’industrie japonaise a
fabriqué, par exemple, une boîte qui est une sorte de « jouet pur » : on l’ouvre, une main
articulée en sort, et referme le couvercle ; c’est tout. On peut de même fabriquer des jouets
qui ne sont que des mécanismes à rétroaction. Leur moteur ne sert qu’à alimenter cette
rétroaction même.102
Le jouet-robot est doté de ce que Ruyer nomme « finalité secondaire », c’est-à-dire
d’auto-régulation, sans être doté de « finalité primaire », c’est-à-dire d’un idéal visé. Mais
qu’est-ce qui empêche de concevoir ainsi la vie végétale ou animale ? La réponse de Ruyer
réside peut-être dans son traitement de la morphogenèse : pour lui, un vivant est un être
indéterminé qui s’est donné à lui-même des organes mécaniques, capables d’auto-
régulation. Une fois ce cadre posé, il paraît en effet absurde d’imaginer que cette
conscience formatrice se donne des outils sans but, comme un artisan qui fabriquerait des
outils sans avoir aucun projet auxquels les employer. Mais alors, quel est ce projet ? Quelle
est la « finalité primaire » d’un être vivant particulier, de cet épagneul, de ce séquoia ? La
question de la finalité de la nature, d’un Sens total de la création, reste ouverte chez Ruyer.
Il s’en approchera à travers l’idée d’une « expressivité » générale de la vie, mais celle-ci est
101 Ibid.
102 Ibid., p. 195.
222
en même temps l’occasion de refuser l’idée d’une intelligibilité totale de la nature.103 La
question de la finalité de la nature est en fait rabattue chez Ruyer sur la question de la
finalité dans la nature, c’est-à-dire de l’activité de la conscience dans l’origine des formes
naturelles, à partir de laquelle on peut remonter jusqu’à la question du Tout et de la
divinité. La question de la source des formes est cruciale chez Ruyer, et c’est tout à fait
visible à propos de la cybernétique, où le problème de la nature de l’information se double
du problème de son origine.
1.3 Second paradoxe : l’origine de l’information
Le second paradoxe, sans doute le plus décisif pour Ruyer, est celui de l’origine de
l’information, appuyé sur le principe d’accroissement de l’entropie. Il s’agit ici d’une
réduction à l’absurde de l’explication cybernétique qui part de sa propre définition de
l’information.
Si l’information est essentiellement le progrès d’un ordre structural efficace, elle sera le
contraire d’une « déstructuration », d’une diminution d’ordre. Cette diminution d’ordre a
un nom en physique : l’entropie. L’information pourra donc être considérée comme le
contraire d’une entropie, et elle sera mesurable comme celle-ci.104
Dans le cadre de la théorie de l’information de Shannon, qui lui sert de cadre
conceptuel et qui est également admis par Ruyer pour ce qui est de l’information au sens
faible, l’information est conçue comme l’ordre d’une structure, et cette structure est
soumise au cours de la transmission à une dégradation semblable à celle qui menace tout
système physique, d’après la seconde loi de la thermodynamique. Lorsque la structure
(l’encre formant les caractères d’une lettre, le signal radio transmettant un message en
103 Dans l’Hymne à Zeus qui conclut le Sceptique résolu, Ruyer s’adresse ainsi (sans espoir d’être entendu) à la divinité : « Tu n’es pas Parole, ni même Langage, ou Signification, car tu es au-delà, non seulement des mots, mais des sens. Tu t’exprimes dans tes créatures, mais ta création ne signifie rien, pas même ta gloire. Tu n’es pas intelligible, et tu ne sembles pas apprécier l’intelligence pure. Mais tu donnes à comprendre selon les besoins de chaque être. Tu te montres en toute clarté à ceux qui ont des yeux pour voir, car tu es un dieu inintelligible, mais non un dieu caché. » RUYER, Le sceptique résolu, p. 307.
104 RUYER, COI, p. 11.
223
morse) se dégrade, l’ordre se perd et avec lui le sens du message. La photocopie d’une
photocopie par une machine médiocre devient moins lisible, et l’on peut poursuivre jusqu’à
destruction complète de l’information. Certes, un certain degré de perfectionnement
technique permet d’éviter en grande partie cette dégradation. Mais préserver parfaitement
l’information de départ n’est pas la créer : or, c’est justement le problème soulevé par
Ruyer, ce qu’il s’agit d’expliquer n’est pas tant la transmission d’un ordre, ou même son
maintien malgré les perturbations, mais son origine, l’auto-organisation du vivant, du
cerveau, de la pensée.
Le paradoxe résulte pourtant clairement du rapprochement de deux thèses énoncées par N.
Wiener. La première de ces thèses est que les machines à information ne peuvent gagner
d’information : il n’y a jamais plus d’information dans le message qui sort d’une machine
que dans le message qui lui est confié. (…) La seconde est que les cerveaux et les systèmes
nerveux sont des machines à information, certes plus perfectionnées que les machines
construites industriellement, mais du même ordre que celles-ci, et qu’elles ne recèlent
aucune propriété transcendante ou impossible à imiter par un mécanisme. Combinons ces
deux thèses ; il devient impossible alors de concevoir quelle peut bien être l’origine de
l’information.105
C’est le principe de « l’ordre à partir de l’ordre »106 : concevoir le cerveau comme une
machine à information, c’est poser immédiatement la question de l’ordre initial qui a
informé les « messages » internes au cerveau, même en admettant que le cerveau soit
capable de conserver le message et de le transmettre, par exemple au bras pour qu’il se lève
et à la main pour qu’elle attrape la balle. Ce serait retrouver l’hypothèse bergsonienne du
cerveau comme simple organe de réception et transmission de mouvement ou, ici,
d’information, mais incapable d’en créer. Où est donc cet ordre d’après lequel je rédige un
message lui-même ordonné, sensé ? Pour Ruyer, l’ordre initial qui est l’origine de
l’information ne peut pas être dans le monde, et ne peut être expliqué par un mécanisme.
Il va donc se mettre en quête de la Source de toute information, de tout sens, et ultimement
identifier un domaine « trans-spatial » des sens, et un Dieu « Sens des sens ». L’expérience
105 Ibid., p. 13.
106 Voir aussi notre chap. 6, §2.
224
semble là encore suffire à démontrer la nécessité d’un tel franchissement des limites
spatio-temporelles, parce que l’expérience de l’information (au sens actif d’informer
quelqu’un de quelque chose) est celle de la transmission d’un sens que je n’ai pas créé, mais
que, pour Ruyer, je n’ai pas non plus reçu du monde :
[Des] thèmes inspirateurs ont contribué à l’élaboration du message selon un mode très
particulier. Le « je » n’est pas origine absolue, mais il n’est pas cependant un simple organe
de transmission. Dans l’élaboration du message le plus modeste, on perçoit nettement qu’il
ne s’agit pas seulement de laisser fonctionner son cerveau, mais qu’il s’agit d’insérer dans
l’espace et de donner aux machines fonctionnant dans l’espace un « aliment », qui ne peut
être pris simplement dans une autre partie de l’espace.107
Pourquoi l’aliment ne pourrait-il être pris dans l’espace ? Si je décris dans ma lettre
le Parthénon vu lors d’un voyage, ou un paysage vu de ma fenêtre, cette information ne
m’est-elle pas donnée par le monde lui-même ? Le paysage ou le monument comme unité
ne sont certes pas dans les arbres ou les pierres, mais ce que j’opère est bien une sélection
d’une partie de l’immense multiplicité d’informations qui atteignent mes organes de
perception et mon cerveau – c’est du moins une hypothèse empiriste qu’il faudrait
envisager avant de situer le sens ailleurs que dans l’information sensible. Chez Ruyer, cette
objection peut être renvoyée à la possibilité pour l’architecte du Parthénon de « s’informer
lui-même »108 : le spectateur qui « s’informe » en le regardant reçoit l’ordre structural du
temple comme modulation cérébrale, le maître d’œuvre « informe » les matériaux d’après
les plans de l’architecte, mais l’architecte a dû s’informer lui-même pour créer un
monument nouveau : où a-t-il trouvé cette information ? À la suite de Platon, c’est dans
une forme de réminiscence ou d’invention à partir d’un thème transcendant que Ruyer
cherchera la solution.
En ce qui concerne la biologie qui est ici notre principal objet, l’argument a davantage
de portée : le problème de l’origine de l’information permettant le développement d’un
107 RUYER, COI, p. 14.
108 RUYER, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, op. cit., p. 49‑50. Ruyer poursuit dans ces pages une réflexion sur l’origine des idées et des structures a priori de l’esprit qui ne manque pas d’intérêt (mais excède notre présent propos).
225
organisme complet à partir d’une simple cellule est extrêmement épineux pour la biologie
du début du XXème siècle et ne peut être considéré comme entièrement résolu aujourd’hui,
quoique des progrès immenses aient été réalisés dans l’intervalle. Ce problème est
difficilement soluble à l’intérieur du cadre de la théorie de l’information de Shannon, qui
devra sans doute pour cela être dépassé. Or, c’est toujours en définitive à cet argument que
revient Ruyer : ce qui fait la supériorité du vivant sur la machine, c’est que le vivant s’est
édifié lui-même. Le traitement de la question de l’information dans ce texte n’en révèle pas
moins la piste qui sera suivie par Ruyer, en raison de la solidarité profonde qui unit chez
lui les deux questions : exactement comme le « je » écrivant une lettre ou parlant au
téléphone, l’organisme ne sera ni « origine absolue » ni « simple organe de transmission »,
mais passage dans l’espace d’une information trans-spatiale.
Les machines automatiques fonctionnent comme des machines ordinaires, la seule
différence étant que, par feed-back, l’effet du fonctionnement, ou plutôt la différence entre
l’effet obtenu et l’effet “idéal” imposé à la machine, contrôle le fonctionnement ultérieur.
Mais tout se passe dans l’espace et l’actuel. Les organismes, eux sont régulés par des feed-
back trans-spatiaux, à idéal non matérialisé.109
Le modèle de l’auto-régulation par boucle de rétroaction est donc finalement le bon,
mais seulement si l’on admet le détour par un domaine idéal trans-spatial, qui lui semble
la seule alternative au paradigme de l’information soumise à l’entropie de Shannon. La
nature est en définitive une cybernétique divine, et si Dieu ne ressemble pas à l’« ingénieur
italien » du cartésianisme, il ressemble davantage à un informaticien.
Ruyer va donc paradoxalement moins loin que les prolongements biologiques de la
cybernétique, qui donneront lieu à des théories de l’épigenèse radicale par auto-
organisation, comme les travaux précités de Varela sur l’autopoïèse de la cellule. « L’auto-
information » existe chez Ruyer, mais elle n’est que l’apparence que prend pour
l’observateur (voire pour le penseur lui-même) la communication avec un réservoir de sens
existant en dehors de nous.
109 RUYER, Raymond, « Les conceptions nouvelles de l’instinct », Les Temps modernes, no 96, 1953, p. 846‑847.
226
❖ Parallélisme et interactionnisme
L’importance des concessions faites par Ruyer à la cybernétique et à la conception de
la cognition qui la sous-tend interroge : suffit-il d’annuler en quelque sorte toutes ces
concessions, en affirmant qu’elles n’atteignent jamais l’information au sens propre ? Les
difficultés qu’il rencontre à articuler pleinement les réussites de la cybernétique et ses
propres positions métaphysiques tiennent sans doute à son oscillation de plus en plus
prononcée, mais jamais véritablement tranchée, entre parallélisme et interactionnisme.
Le parallélisme n’est pas absolument vrai, et il n’est pas non plus absolument faux. Il devient
seulement de plus en plus faux à mesure que l’on « monte » dans le monde invisible, en
s’éloignant de la structuration instantanée des « observables ».110
Au niveau des particules physiques, il y a parallélisme complet, mais au niveau
organique ce n’est déjà plus le cas : une partie des processus biologique est déléguée aux
mécanismes physico-chimiques, aux réseaux de communication électrique et chimique de
l’organisme, et une autre partie distincte est l’effet direct de la conscience primaire,
conscience et structure étant deux causes en interaction constante. Au niveau
psychologique, la conscience prend davantage encore de place et les mécanismes
(cérébraux, sensoriels) sont plus accessoires.
La divergence des deux niveaux du parallélisme semble bien ici croître avec la
difficulté des sciences, difficulté telle qu’elle laisse à chaque niveau davantage de
phénomènes inexpliqués pour lesquels on peut faire appel à un agent conscient. Le premier
étage de réalité auquel on observe ce « détachement du potentiel » est celui du vivant et
particulièrement de l’embryologie, où Ruyer doit confronter son finalisme non seulement
aux modèles de régulation de la cybernétique, mais à la synthèse naissante entre génétique
et théorie darwinienne de l’évolution.
110 RUYER, NF, p. 162.
227
2. L’hérédité : mémoire ou programme ?
2.1 Génétique et épigenèse
L’accroissement d’ordre dans le développement embryonnaire constitue pour Ruyer
le mystère central des phénomènes de la vie, celui qui rend visible plus que tout autre
l’insuffisance des explications matérialistes. Le mystère semble pourtant sur le point d’être
résolu lorsque Ruyer écrit l’essentiel de son œuvre : la redécouverte au début du siècle des
lois de Mendel gouvernant l’hérédité, couplée aux observations de plus en plus précises du
matériel chromosomique considéré comme le support matériel de cette hérédité, fournit
le cadre de recherche de la génétique moderne en cours de constitution. Celle-ci aboutira
notamment à la découverte de la structure de l’ADN par Watson et Crick en 1953111 (l’année
suivant la parution de Néo-finalisme), et permet au milieu du XXème siècle tous les espoirs
quant à la résolution du problème de l’origine de l’information héréditaire.
Ruyer n’a jamais admis que la génétique pourrait un jour expliquer ni l’hérédité, ni
l’évolution des espèces, ni le développement embryonnaire. Les raisons de ce refus sont à
chercher à la fois dans l’état de la recherche à l’époque de la constitution des thèses
centrales de sa philosophie, et dans les principes mêmes de cette philosophie.
Celle-ci se constitue en effet avant tout comme une critique du matérialisme, conçu
sur le modèle du mécanisme classique du XVIIème siècle, qui ne connaît que l’exercice de
forces aveugles sur des corps passifs. Ce mécanisme n’admet pas d’autre type de causalité
que celle qu’il appelle « causalité aveugle », « de proche en proche » ou « a tergo », c’est-à-
dire une causalité par contact, par choc et poussée, dont le point d’exercice est précisément
localisable, qui s’exerce de façon aveugle et sans réponse active de ce sur quoi elle
s’exerce.112 En biologie, une telle conception de la causalité correspond aux modèles qui
111 WATSON, J. D. et CRICK, F. H. C., « Molecular Structure of Nucleic Acids: A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid », Nature, vol. 171, no 4356, 1953, p. 737‑738.
112 « Il y a des causes et des effets au sens classique du mot dans les foules ou dans les amas, ou dans les machines fabriquées par les organismes, où les parties se tiennent et se poussent les unes les autres. » RUYER, EM, p. 133.
228
entendent réduire le fonctionnement des organismes, mais aussi leur formation, à des
interactions physico-chimiques. De ce point de vue, les progrès de la génétique naissante
et les espoirs que fonde sur elle la communauté scientifique n’apparaissent à Ruyer que
comme un nouvel avatar du mécanisme, transposé à l’échelle microscopique, mais aussi
impuissant que ses précurseurs. L’argumentaire de Ruyer consiste donc essentiellement à
réduire les explications génétiques à une reformulation du mécanisme, comme c’est le cas
pour toutes les nouvelles théories scientifiques qui pourraient prétendre à l’explication de
la vie (la cybernétique et la théorie darwinienne de l’évolution en sont d’autres exemples).
L’idée de programme génétique comme information codée dans une structure chimique
correspond d’ailleurs tout à fait au sens « faible » du concept d’information dont Ruyer
souligne l’insuffisance dans sa critique de la cybernétique.
Comme dans le cas du corps-machine, on peut accorder aux gènes un rôle
instrumental dans le fonctionnement de l’organisme, mais on ne peut en faire la cause
formatrice à l’origine du développement d’un organisme nouveau. Charger les gènes seuls
de la production de l’organisme revient en effet, comme l’a bien souligné Ruyer, à une
forme de préformationnisme :
La vérité est que toute la charge du problème de la formation est rejetée sur les gènes. Ce
sont eux qui réagissent selon les seuils d’organisine, donc qui individualisent les territoires
et qui sont chargés d’expliquer toute la prodigieuse différenciation des organes. Les autres
facteurs, dans la théorie, ne sont qu’un hors-d’œuvre en trompe-l’œil, hors d’œuvre rendu
indispensable par la fausseté certaine de la théorie de la mosaïque pour l’œuf et pour les
premiers stades embryonnaires. Ils sont destinés à retarder le plus possible le recours —
auquel on ne peut finalement échapper à ce plan de pensée — à la vieille théorie pré-
formationniste. (…) La génétique ne peut donc pas rattraper le caractère désagréablement
épigénétique de l’embryogénie. C’est une illusion de croire que par leurs gradients, leurs
organisines et leurs seuils, les embryologistes ont rejoint les généticiens et qu’ensemble ils
parviennent à expliquer la forme organique.113
113 RUYER, EPB, p. 90‑91. « Organisine » est le nom générique donné au milieu du XXème siècle aux substances chimiques inductrices du développement ou de la régénération. Le rôle causal de ces substances inductrices et leur nature chimique est l’objet d’importants travaux à cette époque en embryologie, notamment dans le laboratoire d’Etienne Wolff. Voir par exemple une étude sur le rôle de l’organisine dans la régénération du ver planaire, effectuée dans le laboratoire de Wolff au Collège de
229
Ce texte, contenant l’une des premières critiques développées de l’explication par les
gènes chez Ruyer, en expose déjà tous les éléments centraux, structurés par le débat entre
préformationnisme et épigenèse et l’opposition entre généticiens et embryologistes. Les
sciences du vivant du milieu du siècle sont divisées entre une embryologie explorant la
plasticité du développement et une génétique encore en construction, déterminée à
identifier le « code-source » génétique du vivant. Elles retrouvent ainsi, et les philosophes
du vivant avec elles, le clivage ancien opposant la préformation à l’épigenèse.
❖ Préformation et épigenèse
La controverse opposant ces deux conceptions du développement remonte au moins
au XVIIème siècle et aux tentatives cartésiennes et postcartésiennes de penser la vie dans un
cadre mécaniste. Comme nous l’avons vu114, Descartes a légué à la science du vivant
naissante deux tentatives contradictoires : celle de penser le corps comme une machine, et
celle de penser la formation épigénétique de ce même corps. Si l’on admet qu’une machine
ne peut fonctionner qu’une fois montée, le processus de montage ou de formation de la
machine vivante devient impensable, puisque celle-ci n’a pas de mécanicien pour façonner
chaque pièce en vue des autres et les assembler. Certains successeurs de Descartes opteront
donc pour la thèse préformationniste, qui ne conserve que le modèle du corps-machine et
renonce à l’épigenèse : l’organisme adulte est déjà préformé dans le germe, et le
développement n’est plus que le déploiement d’une structure déjà entièrement formée.
Sous sa forme classique, cette thèse était difficilement tenable et menait aux conséquences
métaphysiques les plus étonnantes, comme celle de l’emboîtement des germes : il fallait
que Dieu ait créé dès l’origine la totalité des vivants sous forme miniature, emboîtés les uns
dans les autres à l’infini, pour que chaque adulte soit porteur des germes nécessaires à la
reproduction. Mais la génétique semble bien redonner une véritable consistance à cette
thèse, en logeant dans l’œuf non un organisme préformé, mais le plan complet de montage
France : LENDER, Théodore, « Recherches expérimentales sur la nature et les propriétés de l’inducteur de la régénération des yeux de la planaire Polycelis nigra », Journal of Embryology and Experimental Morphology, vol. 4, 1956, p. 196‑216.
114 Voir notre chap. 2.
230
de la machine, sous la forme de l’information codée dans les gènes. Ce préformationnisme
nouveau, que l’on peut appeler « préformationnisme informationnel »115, trouvera sa forme
la plus achevée dans la métaphore du « programme génétique » développée à partir des
années 1960116, et ainsi formulée par l’un de ses premiers promoteurs, François Jacob :
Ce qui est transmis de génération en génération ce sont les « instructions » spécifiant les
structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du futur organisme. Ce sont aussi
les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système.
Chaque œuf contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son propre
avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l’être qui en
émergera. L’organisme devient ainsi la réalisation d’un programme prescrit par
l’hérédité.117
Ruyer s’oppose à ce préformationnisme au nom du caractère épigénétique du
développement, mis en évidence par l’embryologie. Les expériences de Driesch sur l’œuf
d’oursin, ou de Spemann sur le triton ont mis en évidence depuis la fin du XIXème siècle la
plasticité développementale, la capacité de l’embryon aux premiers stades à former un
organisme complet et fonctionnel malgré certaines perturbations introduites par
l’expérimentateur. Il y a là un défi posé aux généticiens : comment un patrimoine génétique
unique, reproduit à l’identique dans toutes les cellules, pourrait-il rendre compte de la
différenciation cellulaire, et a fortiori de la stabilité de cette différenciation malgré les
perturbations ? Impossible pour Ruyer, qui fait jouer le témoignage de l’embryologie
expérimentale contre la génétique naissante, à qui le « caractère désagréablement
épigénétique de l’embryogénie » pose des difficultés. La génétique n’est pour lui qu’un
115 Nous reprenons l’expression à HERNANDEZ AGUIRRE, Isaac et VECCHI, Davide, « The epistemological resilience of the concept of morphogenetic field », in MINELLI, Alessandro et PRADEU, Thomas (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford University Press, 2014, p. 79‑94.
116 La métaphore informatique du programme appliquée à la génétique apparaît en 1961 dans deux articles : JACOB, François et MONOD, Jacques, « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins », Journal of Molecular Biology, vol. 3, no 3, 1961, p. 318‑356 ; MAYR, Ernst, « Cause and effect in biology », Science, vol. 134, no 3489, 1961, p. 1501‑1506.
117 JACOB, François, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 10.
231
« refuge » temporaire par lequel les biologistes retardent le recours à l’inévitable
finalisme :
Pour éviter le recours à des agents de régulation de caractère finaliste et trans-spatial, à
une épigenèse vraie des structures embryonnaires — épigenèse qui répugne profondément
à l’esprit des biologistes — il ne restait donc aux embryologistes qu’une ressource : imaginer
la pré-formation, la « mosaïque », dans les gènes.118
A la même époque, l’embryologie découvre le caractère non-spécifique des
substances inductrices : la même molécule peut déclencher par exemple le développement
ou la régénération d’un organe chez plusieurs espèces.119 Un tel phénomène n’est explicable
en biologie que si la substance déclenche quelque chose de spécifique, comme l’expression
d’une partie du génome. Si l’on refuse l’explication génétique, il devient entièrement
mystérieux et il faut admettre le finalisme. La thèse métaphysique du panpsychisme
s’appuie sur un constat biologique, celui de l’épigenèse, qui nécessite d’être expliquée par
l’action de la conscience primaire. On peut souligner toutefois que Ruyer, comme souvent,
traite séparément des hypothèses qui ne fonctionnent qu’ensemble, de manière
complémentaire : l’hypothèse d’un patrimoine génétique identique dans toutes les cellules
couplée à celle d’un déclenchement différentiel de l’expression des gènes, permis par des
substances inductrices diverses, devient une explication matérialiste solide, comme il le
reconnaîtra ailleurs.120 La substance inductrice n’a pas besoin de contenir une information
spécifique, mais seulement de déclencher ou réguler la lecture d’une portion de cette
information spécifique, codée dans le génome.
❖ Un débat dépassé ?
L’opposition constamment répétée par Ruyer entre les ambitions de la génétique et
les observations de l’embryologie n’est ni unique dans les controverses philosophico-
118 RUYER, NF, p. 211.
119 Voir par ex. LENDER, « Recherches expérimentales sur la nature et les propriétés de l’inducteur de la régénération des yeux de la planaire Polycelis nigra », art. cit., p. 206.
120 Voir ci-dessous, § 3.1.
232
scientifiques sur le vivant, ni anodine : cette structuration du champ de la biologie pourrait
bien être non le révélateur, mais la cause de difficultés persistantes dans les sciences du
vivant. Les biologistes Lawrence et Levine rapportent ainsi l’histoire des controverses
métaphysiques qui ont agité la biologie des XIXème et XXème siècles à une séparation
disciplinaire trop étanche, en passe d’être définitivement dépassée par le dialogue entre
disciplines.121 Dans un article de 2006122, ils mettent en garde les biologistes contre la
tendance qui conduit rapidement, dans les questions touchant à l’embryogenèse, de la
science véritable aux « marécages métaphysiques » dans lesquels s’embourbent biologistes
et philosophes. Ils citent ainsi quatre débats classiques, dans lesquels Ruyer est engagé de
façon centrale (et qui ne seraient pas mal nommées antinomies de la biologie) : préformation
contre épigenèse, vitalisme contre mécanisme, cellules préprogrammées ou totipotentes,
embryon mosaïque ou à régulation. D’après eux, ces débats trouvent leur source dans
l’histoire des sciences du vivant et non dans la nature de leur objet : elle provient de la
division de l’étude du développement, au début du XXème siècle, entre des embryologistes
expérimentaux de la vieille école ignorant le rôle des gènes, et des généticiens rigoureux -
mais peut-être plus soucieux de statistiques que de la réalité expérimentale. Depuis,
affirment-ils : « une révolution a eu lieu, provoquée par la génétique et la biologie
moléculaire, et il est temps d’enterrer certaines des vieilles disputes. »123 Et de montrer,
exemples nombreux à l’appui, que la distinction entre embryon mosaïque et embryon à
régulation a perdu toute raison d’être.
Les embryons dits « mosaïques » sont ceux dont chaque territoire donné correspond
à une partie déterminée de l’organisme entier. L’ablation d’une partie de l’embryon dans
les premiers stades du développement produira un organisme incomplet, la partie
manquante étant toujours la même pour les mêmes cellules ôtées. L’embryon à régulation
est un embryon dont les territoires ne sont pas déterminés à donner telle ou telle partie de
121 Dépassée sous cette forme, elle persiste sous d’autres. Le philosophe de la biologie Ron Amundson estime ainsi que nous n’avons toujours pas de théorie unificatrice
122 LAWRENCE, Peter A. et LEVINE, Michael, « Mosaic and regulative development: two faces of one coin », Current Biology, vol. 16, no 7, 2006, p. R236‑R239.
123 Ibid., p. 236.
233
l’organisme et qui est capable (dans une certaine mesure) de restaurer le développement
normal en cas d’interférences, comme l’ablation d’une partie de l’embryon ou une greffe
d’une partie d’un autre embryon.
Les embryons à régulation, longtemps considérés comme caractéristiques des
vertébrés, correspondent aux descriptions d’embryons que fait régulièrement Ruyer : ils
paraissent s’efforcer de restaurer une norme comme s’ils savaient ce qu’ils avaient à faire.
Les embryons mosaïques apportent quant à eux de l’eau au moulin de ses adversaires
mécanistes et préformationnistes : ils sont entièrement déterminés et ne font preuve
d’aucune adaptation. Peut-on dire alors que chacun ne considère qu’une partie du vivant ?
Même pas, puisque comme le montrent Lawrence et Levine, ces deux types d’embryons
doivent être considérés comme des abstractions, dans la mesure où tous les embryons sont
à la fois mosaïques et capables de régulation, dans des proportions variables.
À l’heure où la biologie du développement est devenue une branche mature de la
science du vivant intégrant la génétique, les mécanismes de la plasticité développementale
et l’histoire évolutive de ces mécanismes (evo-devo), les critiques de Ruyer ont perdu de leur
poids et semblent dépassées. Il ne faut pas toutefois méjuger la perspicacité avec laquelle
il a identifié les problèmes qui restaient à résoudre à son époque, souligné l’importance de
faits expérimentaux qui étaient passés au second plan, et prévu l’échec, non de la génétique
dans son ensemble (comme il le croyait), mais au moins d’un certain modèle génétique
d’ordre préformationniste, fondé sur un déterminisme unilatéral du gène à l’organisme.
Dans cette partie critique, il fait véritablement œuvre de philosophie des sciences, en
indiquant les limites logiques et expérimentales de postulats restés longtemps admis en
biologie, même si les solutions métaphysiques qu’il développe dépasseront largement tout
programme de recherche scientifique possible. En réalité, la conscience organique de
Ruyer, évidemment bien plus souple et adaptable que la conception mécaniste-
déterministe du génome, correspond au développement tel qu’il est aujourd’hui conçu par
la biologie : celle-ci adjoint au génome, conçu comme réseau complexe et non comme
simple message codé, une pluralité de mécanismes de régulation qui font de l’embryon cet
être plastique et auto-organisateur décrit par Ruyer.
234
2.2 Information et organisation dans les sciences du vivant
En identifiant comme centrale la question de l’information guidant l’organisation (au
sens dynamique) du vivant et permettant son évolution, Ruyer est parfaitement en prise
avec la biologie du XXème siècle tout entier, celui qu’Evelyn Fox Keller nomme Le siècle du
gène.124 Force est toutefois de constater que la biologie a emprunté pour le résoudre une
série de voies parfaitement « spatialistes » ou « actualistes », et y a rencontré ses plus
grands succès. Il nous faut rappeler les grandes lignes de cette évolution récente, afin de
mieux situer rétrospectivement la manière ruyérienne de poser les problèmes et de les
résoudre.
Les avertissements de Ruyer quant aux limites de l’explication du développement et
de l’expression du phénotype par les gènes, conçus comme unités discrètes d’information,
n’étaient pas sans pertinence. Lorsque Watson et Crick identifient en 1953 la composition
moléculaire du « code génétique », avec sa structure en double hélice et ses paires de
nucléotides, bien des biologistes ont pu penser que la clef ultime de l’explication du vivant
avait été trouvée : le support physique de l’information nécessaire au développement et à
l’hérédité n’avait plus, semblait-il, qu’à être analysé et décodé.
Une première étape cruciale de ce décodage est achevée en 1966 par Nirenberg,
Holley et Khorana, qui associent chaque triplet de nucléotides de l’ARN (AUC, UUG, etc.) à
un acide aminé (phénylalanine, leucine, etc.) entrant dans la composition d’une protéine.125
On peut désormais associer une portion d’ADN à une série d’acides aminés, c’est-à-dire à
une protéine dont l’ADN donne (via l’ARNm) le « plan » ou le « programme ». Ce modèle du
« programme génétique » connaît le succès à partir des années 1960 avec la découverte du
fonctionnement de l’opéron-lactose par Jacob et Monod, qui identifient un complexe de
trois gènes qui se régulent les uns les autres, les molécules produites par chacun exerçant
sur les autres un effet activateur ou inhibiteur.126 Les gènes peuvent non seulement
124 FOX KELLER, The Century of the Gene, op. cit.
125 Ils recevront pour cela le prix Nobel 1968.
126 JACOB et MONOD, « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins », art. cit.
235
produire les molécules essentielles à la vie, mais ils peuvent se réguler les uns les autres de
façon à les produire d’une façon adaptée aux besoins de l’organisme. Or, pour reprendre
les mots de Ruyer lui-même : « Une théorie de la régulation fait tout de suite figure d’une
théorie de la vie. »127 Il semble qu’on tienne là un modèle complet et généralisable de la
nature et de l’expression de l’information génétique, le génome étant conçu comme l’étage
fondamental à partir duquel peut s’édifier tout l’organisme, et qui est responsable de
l’ensemble de ses traits phénotypiques. Un réseau complexe de gènes se régulant les uns
les autres permet notamment d’expliquer la différenciation cellulaire et l’apparition de
patterns organisés à partir de tissus homogènes. La production de protéines par un réseau
de trois gènes interconnectés permet par exemple de former un pattern de rayures
parallèles dans un tissu indifférencié, par le seul jeu des interactions et inhibitions
réciproques : c’est ce qui se passe lors de la formation des doigts à partir du bourgeon de
membre indifférencié.128
Pourtant, les grands projets de séquençage de l’ADN sont loin d’avoir réalisé les
espoirs dont ils étaient initialement porteurs, et n’ont pas donné la clef ultime de
compréhension du vivant.129 L’explication de cette déception et les nombreux progrès de la
biologie occasionnés par la critique du modèle du programme génétique (au moins sous ses
formes les plus rigides) est toute l’histoire de la biologie du début du XXIème siècle, et excède
de beaucoup notre propos. Il est toutefois intéressant de relever certaines grandes
directions qui permettent de situer rétrospectivement Ruyer dans cette histoire.
La raison principale de son opposition à l’idée du génome comme support de toute
l’information nécessaire était, nous l’avons vu, enracinée dans son adoption partielle de la
127 RUYER, EPB, p. 86.
128 JAEGER, Johannes et SHARPE, James, « On the concept of mechanism in development », in MINELLI, A. et PRADEU, T. (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford, Oxford University Press, 2014.
129 « Aujourd’hui, la prééminence des gènes dans les médias généralistes comme dans la presse scientifique suggère qu’avec cette nouvelle science, la génomique, la génétique du vingtième siècle a atteint son apothéose. Pourtant, ces mêmes succès qui ont tant agité notre imagination ont également miné radicalement leur concept moteur fondamental, le concept de gène. Alors que le HGP [Human Genome Project] approche de ses objectifs, les biologistes ont commencé à reconnaître que ces objectifs ne représentent pas une fin, mais le commencement d’une nouvelle ère en biologie. » FOX KELLER, The Century of the Gene, op. cit., p. 5‑6. Nous traduisons.
236
théorie de l’information de Shannon. Or, le cadre conceptuel de la théorie de l’information
a été effectivement employé pour étudier le développement comme un canal de
transmission de l’information de l’œuf à l’adulte, obéissant à l’entropie de Shannon. Cette
représentation du développement comme un flux d’information a conduit à certains succès
pour la résolution de problèmes concernant par exemple l’information de position, mais a
été également reconnue comme insuffisante, pour la raison même invoquée par Ruyer,
comme le rappelle un article récent :
Cependant, les approches en termes de théorie de l’information sont limitées d’une manière
tout à fait fondamentale par le fait que l’information de Shannon ne peut augmenter durant
la transmission. Cela implique que la quantité totale d’information dans un organisme doit
rester constante (ou décroître) de l’œuf à l’adulte, ce qui revient à une forme de
préformationnisme implicite. Une telle conception est difficile à maintenir au vu de
l’augmentation évidente de complexité durant l’embryogenèse.130
Cependant, loin de produire le basculement espéré par Ruyer de la biologie nouvelle
dans le panpsychisme, la critique du préformationnisme génétique a conduit celle-ci sur
des voies nouvelles, mais tout à fait conformes à « l’actualisme » scientifique, et
particulièrement la voie de la biologie des systèmes. Appuyée sur la théorie des systèmes
dynamiques, cette biologie nouvelle a montré que l’accroissement de complexité — jugé
impensable par Ruyer — était possible, et qu’étant donné un certain nombre de conditions
initiales, l’organisation d’un système pouvait augmenter. Le cadre de la théorie
shannonienne de l’information a montré ses insuffisances et ne constituait pas, comme le
pensait Ruyer, le fin mot des théories actualistes de l’information.
Ruyer était déjà conscient, comme on l’a vu, des outils apportés par ce que l’on
appellera ensuite la première systémique, cette théorie des systèmes développée dans les
années 1950 à partir de la cybernétique, de la théorie de l’information de Shannon et de
l’analyse des systèmes de von Bertalanffy. Son principal apport pour la biologie était l’idée
de système auto-régulé par des boucles de rétroaction, dans lesquels l’effet agit sur la cause.
Ces régulations permettaient de réaliser un équivalent mécanique de la finalité, en
130 JAEGER et SHARPE, « On the concept of mechanism in development », art. cit., p. 64. Nous traduisons.
237
permettant par exemple à une molécule produite d’inhiber sa propre production une fois
un seuil atteint, donnant l’apparence d’un but visé puis atteint. Mais Ruyer, ayant mis en
évidence les limites explicatives de ces mécanismes, n’accordera pas beaucoup plus
d’importance à une nouvelle théorie des systèmes : la deuxième systémique, qui se développe
à partir des années 1970. Elle réalisera dans une large mesure ce qu’espéraient les premiers
promoteurs de la cybernétique, à savoir faire de la biologie une partie ou une application
féconde de la théorie des systèmes. Cette deuxième systémique, centrée sur l’idée d’auto-
organisation, va se donner pour but la simulation et la compréhension de phénomènes que
Ruyer juge impossibles par principe : l’accroissement d’ordre dans un système à partir de
contraintes microscopiques simples, donnant lieu à l’auto-organisation du système qui
présente au niveau macroscopique des structures ordonnées et des propriétés émergentes,
qui n’étaient pas contenues dans les composants initiaux. De tels systèmes ont été d’abord
étudiés en physique, notamment dans des travaux célèbres de Prigogine131, et en sciences
de l’information, avant de devenir un cadre conceptuel applicable en biologie – à une
époque où l’œuvre de Ruyer est pour l’essentiel déjà écrite.
Un autre niveau d’explication de l’origine de l’ordre et de l’information en biologie
est en revanche bien vivant à l’époque où il écrit, et quoiqu’il en fasse dans l’ensemble de
son œuvre assez peu de cas, Ruyer ne peut ni l’ignorer ni se passer de la critiquer : il s’agit
de l’idée darwinienne d’évolution par sélection naturelle.
2.3 Ruyer, Darwin et le rôle de la sélection naturelle
Si la génétique offre une explication de la nature du support matériel de l’information
biologique, c’est la théorie darwinienne de l’évolution qui prétend rendre compte de la
transformation de cette information à travers les millénaires, et de l’apparition d’espèces
nouvelles. La sélection naturelle des plus aptes, considérée par Darwin comme le
mécanisme principal de l’évolution, est donc un adversaire direct pour Ruyer : par ce
131 PRIGOGINE, Ilya et STENGERS, Isabelle, Order Out of Chaos: Man’s New Dialogue with Nature, New York, NY, Bantam Books, 1984.
238
mécanisme, le darwinisme entend non seulement affirmer l’évolution des espèces, mais la
dépouiller de tout finalisme.
❖ Un évolutionnisme finaliste
La position générale de Ruyer quant à la théorie darwinienne de l’évolution est aisée
à comprendre et tout à fait parallèle à sa position sur la génétique et la cybernétique :
l’évolution est réelle, mais la sélection naturelle ne l’explique pas, elle n’en est qu’un
mécanisme secondaire. C’est son caractère de conscience qui explique avant tout la
persistance et la capacité d’invention créatrice de la vie, et la sélection naturelle n’est que
le versant négatif de ce processus, l’élimination des erreurs ou des échecs. L’apprenti qui
élimine les produits ratés n’explique ni le savoir-faire ni les progrès du maître. Malgré les
multiples mécanismes « auxiliaires » que la science découvre, il faut tenir le caractère
fondamentalement finaliste de l’évolution, dont l’activité finaliste de l’homme n’est qu’un
cas particulier. Comme nous l’avons déjà vu, l’histoire naturelle est une histoire
d’inventivité technique chez Ruyer, en continuité avec l’histoire de la technique humaine,
et il est exclu qu’une telle invention d’outils perfectionnés sans cesse soit inconsciente,
dans un cas comme dans l’autre.
Si son positionnement est clair, son argumentation ne l’est pas toujours, et elle est
caractéristique de l’enchevêtrement entre les « deux Ruyer » : celui qui suit au plus près la
science dans ses dernières découvertes, et celui qui renonce à l’explication scientifique au
profit de l’explication métaphysique. Le long article consacré par Ruyer à l’évolution
darwinienne, « Les postulats du sélectionnisme », en est un excellent exemple.132 Sa thèse
centrale est la suivante : le « sélectionnisme » ignore qu’il repose sur un postulat, celui de
la conservation dans l’être des vivants qui font l’objet des mutations. Autrement dit,
l’hypothèse de la sélection naturelle explique le changement, mais non la stabilité. Elle
affirme l’importance des mutations qui produisent des différences à sélectionner, mais ne
considère pas que chaque mutation favorable ou neutre doit être intégrée à un organisme
132 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit. Le « sélectionnisme » désigne ici l’explication de l’évolution des espèces par le seul mécanisme de la sélection naturelle aveugle, c’est-à-dire par le différentiel de reproduction entre les individus selon leur adaptation au milieu.
239
qui, par ailleurs, ne mute pas : le raccourcissement des doigts du cheval n’est une
« adaptation » utile que si le reste de l’organisme « cheval » reste le même.
L’argument principal repose sur une idée très simple : la biologie ne doit pas
seulement expliquer comment les vivants se transforment (par mutation aléatoire), mais
comment ils vivent, comment ils persistent dans l’être de manière durable. Il faut expliquer
la « consistance » des êtres. Par « consistance », Ruyer entend le fait que les vivants ne sont
pas une matière passive qui se trouverait transformée au hasard par à-coups, comme un
bloc de roche subissant les coups de ciseau successifs du sculpteur. À tout stade de son
histoire évolutive, une lignée est faite d’individus vivants, actifs, et la mutation n’est qu’une
modification de cet « être en vie » préalable. L’organisme ne peut donc être considéré,
même en contexte matérialiste et darwinien, comme une machine fonctionnant
passivement et subissant les mutations. Au contraire, sa stabilité n’est pas celle de la
passivité inerte d’une structure, mais celle d’une forme qui se maintient dynamiquement
dans l’existence par son métabolisme et son comportement. L’organisme, ou l’ADN lui-
même, n’est pas comparable à un film qui serait « amélioré » par des dégradations
successives de la pellicule : ce serait réduire la vie à la reproduction d’une information
passive, ce qui serait alors conforme au schéma de l’entropie d’information de Shannon.
L’information pourrait seulement se reproduire ou se dégrader.133 L’évolution par
mutation-sélection n’est donc possible que si l’évolution agit sur des organismes vivants et
consistants, capables de se reproduire de manière stable et d’intégrer les mutations
favorables. On pourrait décrire sur ce point l’évolutionnisme de Ruyer comme l’inverse de
l’évolution créatrice de Bergson : la conscience n’y joue pas tant un rôle créateur qu’un rôle
stabilisateur, en assurant la persistance dans l’être des individus soumis à la sélection.134
Les transformations, elles, peuvent être expliquées par les mutations aléatoires du
darwinisme. C’est du moins le cas des textes les plus concessifs de Ruyer. Dans d’autres,
comme nous avons eu l’occasion de le voir, il fait de la conscience une inventrice des
organes comme l’homme est inventeur de ses outils, et dit de la sélection naturelle :
133 RUYER, EM, p. 139‑140.
134 L’opposition est évidemment schématique et indicative, et toute pensée de l’évolution est travaillée par la tension entre la stabilité de la reproduction et la variabilité qui permet la nouveauté.
240
« Récompenser les inventeurs n’a jamais été synonyme d’inventer. »135 La fluctuation du
rôle de la conscience, tantôt créatrice et tantôt seulement stabilisatrice et canal vers une
mémoire de l’espèce, témoigne du déplacement de Ruyer vers le platonisme.
❖ Des concessions au matérialisme darwinien
L’argumentation de Ruyer en revanche est problématique et témoigne de l’opposition
de deux tendances à l’intérieur de sa philosophie. La première est celle de l’attention
scrupuleuse aux données scientifiques, qui cherche toujours à se confronter à la version la
plus récente de la thèse adversaire, matérialiste et darwinienne en l’occurrence. De ce point
de vue, la ligne d’argumentation résumée ci-dessus paraît à la fois parfaitement sensée, et
dépourvue d’adversaire sérieux du côté matérialiste. Ruyer le reconnaît lui-même
implicitement : toute la première partie de son article est consacrée à une synthèse
minutieuse de toutes les réponses aux objections que peuvent lui opposer les
évolutionnistes matérialistes. Cette synthèse révèle d’ailleurs sa bonne connaissance de
l’état de la science concernant ces problèmes, et peut-être aussi, en creux, la manière dont
il a dû lui-même reformuler ses arguments à mesure de ces découvertes : partant d’une
conception grossière du mécanisme de la sélection naturelle, il construit par raffinements
successifs un tableau beaucoup plus riche et convaincant de l’évolution biologique, du
point de vue matérialiste, et résistant beaucoup mieux aux objections initiales. Sans
pouvoir évoquer en détail toutes les expériences, découvertes et hypothèses mentionnées,
on peut en restituer les points essentiels.
Premièrement, les savants matérialistes reconnaissent parfaitement la nature
dynamique de l’état de stabilité du vivant : un organisme ne reste en vie qu’au moyen de
constantes régulations qui lui permettent de s’adapter aux perturbations internes et
externes qui le menacent. Le concept d’homéostasie, initialement proposé par Claude
Bernard et désignant la capacité d’un organisme à réguler une variable comme sa
température interne, est largement utilisé en biologie. Des modèles d’appareils complexes
capables de se maintenir dans un état stable en s’adaptant aux perturbations existent déjà
135 RUYER, NF, p. 209.
241
à l’époque de Ruyer : c’est le cas de « l’homéostat » de Ross Ashby, déjà mentionné. Dans le
développement et le métabolisme général, la capacité d’ « homéorhesis » des organismes,
c’est-à-dire leur stabilité dynamique non plus en tant qu’état, mais au cours du changement,
est étudiée au même moment par Conrad Waddington, qui invente le terme.136 S’appuyant
sur l’exemple de l’homéostat et sur sa propre conception « mécanique » des organismes
supérieurs, Ruyer reconnaît de plus que ces organismes sont formés de sous-systèmes
relativement indépendants dans leur développement et leur fonctionnement, ce qui facilite
la stabilité de la reproduction même lorsqu’une mutation affecte une partie. Il finit par
reconnaître au fil du raisonnement que les explications matérialistes intégrant génétique,
sélection darwinienne et théorie des systèmes dynamiques rendent suffisamment compte
de la vie de l’organisme adulte.
La subsistance organique n’est certainement pas la persévérance inerte d’une structure. (…)
Bien entendu, les biologistes contemporains reconnaissent le caractère dynamique de la
substance organique. Un organisme, soulignent entre beaucoup d’autres H.G. Bray et K.
White, est un système ouvert, homéostatique et non statique, qui maintient, par exemple,
un certain degré de concentration de ses constituants par une balance auto-régulée de
synthèse et de décomposition, en corrigeant incessamment, d’une manière apparemment
finaliste et en réalité toute automatique, les variations du flux de matériaux venant de
l’extérieur. Un système ouvert de ce genre maintient de même, comme l’a montré
Prigogine, une certaine valeur de l’entropie (…).137
Il faut mesurer ce que de telles concessions représentent pour un philosophe qui
appuie une grande part de son argumentation sur les lacunes de l’explication scientifique :
comme dans son utilisation du modèle de l’animal-machine, Ruyer est prêt à tout accorder
du côté de l’organisme adulte pour mieux rendre manifeste le mystère de l’apparition d’un
tel organisme dans le développement. Mais avec l’intégration de la génétique à la théorie
darwinienne, qui produira la « théorie synthétique de l’évolution », c’est le développement
136 WADDINGTON, Conrad H., The Strategy of the Genes, London, George Allen & Unwin, 1957. Pour un exemple de travail très récent sur ce concept, dans un cadre de biologie quantitative, voir : MATSUSHITA, Yuuki et KANEKO, Kunihiko, « Homeorhesis in Waddington’s Landscape by Epigenetic Feedback Regulation », [preprint], https://arxiv.org/abs/1912.11994, consulté le 16.04.2020.
137 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 334.
242
lui-même qui peut être expliqué par les mêmes mécanismes de stabilité dynamique, joints
à l’information codée dans le génome. Ruyer, là encore, le reconnaît :
Existe-t-il donc des régulateurs ou des feed-back réglant encore la structuration — et non
le fonctionnement — des feed-back du métabolisme ? Et s’ils existent - qu’est-ce qui assure
leur subsistance à leur tour ? Si difficile que paraisse cette fois la situation de la biologie et
du sélectionnisme mécaniste, la science orthodoxe a encore une réponse possible. Ces
régulateurs de régulateurs, exigés par la logique, existeraient en fait. Ils ne seraient autres
que les gènes.138
Et le philosophe de reconnaître non seulement la possibilité de gènes régulateurs, qui
permettent d’expliquer la différenciation cellulaire par auto-régulation de l’expression
génique selon le temps et le lieu – alors même que le mystère de la différenciation cellulaire
est par ailleurs une pierre angulaire de son argumentation anti-mécaniste.
Ce n’est donc pas le défaut d’information scientifique qui pousse Ruyer au finalisme.
La pertinence des objections qu’il s’adresse à lui-même dans l’article cité met en évidence
la bonne compréhension qu’il avait des théories les plus prometteuses de son temps. C’est
pour des raisons proprement philosophiques qu’il leur refuse la capacité d’expliquer le
vivant, plus que pour leurs lacunes objectives, même s’il s’appuie sur ces dernières pour
soutenir ses thèses métaphysiques.
❖ Argument de la consistance et retour au finalisme
Après tant de concessions au matérialisme, comment sauver le finalisme ?
L’argument principal de Ruyer est d’en revenir à la « consistance » des éléments
sélectionnés, soit l’organisme, soit l’ADN.
Les sélectionnistes, en principe, et jusqu’ici, ont donc raison. Les antiques objections contre
la toute-puissance supposée du hasard ne s’appliquent pas à leur thèse, qui ne demande au
hasard rien d’exorbitant. Seulement, il est absolument indispensable que la sélection puisse
n’agir qu’étape par étape. Cette condition implique une autre condition essentielle, postulat
138 Ibid., p. 335.
243
fondamental du sélectionnisme. C’est que ce qui est déjà acquis puisse se conserver, c’est-
à-dire possède suffisamment de consistance, par soi-même ou par l’opération d’un autre
être « auto-consistant », pour se maintenir dans l’existence et attendre les opérations
ultérieures de la sélection.139
Or cette consistance, insiste Ruyer, le sélectionnisme ne l’explique pas. Mais dans le
même temps, il reconnaît lui-même que dans la théorie dominante, la sélection s’exerce
sur les gènes, et que la consistance des gènes est celle des molécules chimiques : celle-ci ne
fait donc pas problème dans un cadre matérialiste. Quant à la « consistance » de
l’organisme lui-même, c’est-à-dire en fait son métabolisme, elle ne pose pas davantage de
problèmes une fois admise la théorie des systèmes dynamiques, les réseaux de gènes auto-
régulés et la modularité de l’organisme, toutes choses admises par Ruyer comme nous
l’avons vu. Alors, où est le problème, où est le mystère ? Dans la deuxième partie de son
article, Ruyer semble oublier toutes ces concessions, pour affirmer que la « consistance »
est nécessairement d’ordre conscient et finaliste. Pour ce faire, il repart d’une conception
grossière du sélectionnisme, qui considérerait l’organisme ou la molécule d’ADN comme
un ensemble hétérogène de parties ayant chacune une grande probabilité de muter : dans
ce modèle, à chaque instant le maintien ensemble et la stabilité du vivant redevient
mystérieuse, et le hasard qui ferait muter une et seulement une des parties, laissant toutes
les autres intouchées, devient parfaitement improbable. C’est le retour à l’argument de la
pellicule : l’organisme, comme la pellicule, est une structure passive qui subit les assauts
des mutations aléatoires. Une telle vision de l’organisme ou de la molécule d’ADN implique
alors nécessairement quelque chose qui tienne ensemble ces éléments, et rende le tout
stable dans le temps et l’espace : pour Ruyer, c’est nécessairement une conscience
organique. Que l’évolution tâtonne et avance par essais et erreurs n’est pas un argument
contre le finalisme en général, mais simplement un appel à un finalisme (et ultimement,
une théologie) plus modeste, débarrassé de l’idée de la toute-puissance :
139 Ibid., p. 323.
244
La finalité biologique est loin d’être infaillible, elle se trompe même, tout comme l’animal
ou l’homme individuel, elle se fourvoie dans des impasses, elle réussit inégalement ses
formes.140
Les impasses de l’évolution, le temps très long qu’elle met à produire de nouvelles
espèces sans se soucier des innombrables individus sacrifiés, et l’apparente absence de
finalité précisément identifiable de la nature comme totalité doit nous amener à admettre
que la finalité biologique n’est pas l’action d’un Dieu tout-puissant. Elle est « une visée sur
Dieu (considéré comme le lieu des essences et des valeurs). Mais alors, par définition, cette
visée ne saurait partir de Dieu. »141
La théorie de l’évolution comme celle du développement conduit donc Ruyer à
accorder une conscience organique aux individus, mais aussi à faire de cette conscience
une visée de thème ou d’essence à actualiser, l’individu actuel étant progressivement conçu
comme intermédiaire entre une essence actualisée et un x actualisateur. Mais bien souvent,
dans l’argumentaire anti-darwinien, cette conscience ne joue aucun rôle de connaissance
ou de visée d’essence, mais désigne simplement le mode de stabilité dynamique et intégrée
des organismes vivants. C’est ce dernier qui permet aux mutations d’être intégrées dans un
organisme qui reste coordonné et fonctionnel.
Il faut au moins une conscience en quelque point du système, pour canaliser ou entretenir
la canalisation du hasard, et pour tirer profit des fluctuations en les sélectionnant. (…) la
sélection n’est que l’auxiliaire d’une activité laborieuse des organismes. Cette activité leur
donne une consistance autonome qui leur permet de profiter des hasards heureux et de les
accumuler en se conservant eux-mêmes par un effort incessant. (…) La consistance et la
subsistance ne peuvent être données par la sélection. Le hasard pur ne peut fabriquer ses
propres canalisateurs.142
140 RUYER, Le monde des valeurs, p. 135.
141 Ibid., p. 134.
142 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 342.
245
Mais que l’organisme et même le matériel chromosomique soient actifs au sens du
métabolisme, cela ne pose pas de problème particulier au matérialiste, quoiqu’il ait parfois
tendance à négliger l’organisme vivant au profit du seul génome.143 Que la sélection elle-
même ne produise pas la subsistance, c’est entendu : ce n’est pas son rôle, elle n’est pas
supposée être une explication universelle de tous les processus biologiques du
métabolisme, mais seulement le nom donné à la reproduction différentielle des individus
favorisés par une amélioration aléatoire de ces processus. Elle agit sur le génome et n’en
explique pas la consistance chimique : mais c’est que celle-ci est déjà expliquée par la
chimie, et non qu’elle serait absolument mystérieuse. En fait, Ruyer lui-même admet cette
consistance chimique. Il reconnaît que la vie exploite la stabilité de l’échelon moléculaire
inférieur pour construire des organismes, et que des réseaux de gènes, chimiquement
consistants et autorégulés par des boucles de rétroaction fournissaient un bon modèle
mécanique de la finalité : pourquoi faudrait-il y ajouter encore une conscience ?
Une fois de plus, l’argumentaire de Ruyer se replie sur le statut « psychologique » de
la mécanique quantique : si les liaisons chimiques suffisent à expliquer l’existence des
composants du vivant, et notamment des gènes, et à construire des « automates finalisés »,
cela ne renverse pas le finalisme, car la chimie et la physique des particules est déjà
finaliste : tout repose en définitive sur cette interprétation fort problématique de la
physique nouvelle, plus encore que sur les observations biologiques.
Il peut ainsi faire jouer les découvertes de la science matérialiste contre elle-même :
« Toute continuité est à double sens. Le succès de l’effort actuel sera par définition aussi
bien de rapprocher la molécule de l’organisme que l’organisme de la molécule. »144 Et de
souligner que l’expression « psychologie d’une molécule » ne nous paraît absurde que par
manque d’habitude ou de connaissance de la nature réelle du psychisme.145 Une fois admis
que la nature non-classique des phénomènes quantiques les classe ipso facto dans la
143 C’est un reproche qui a par exemple souvent été adressé à la théorie du « gène égoïste » de Dawkins : mais même dans ce cas, l’activité n’est pas niée, elle est reportée sur le gène qui devient l’acteur principal au détriment de l’organisme. (Note à vérifier…)
144 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 333‑334.
145 Ibid., p. 344.
246
catégorie des phénomènes psychiques, toute explication physico-chimique, y compris de
la consistance des molécules composants le vivant, peut-être ramenée au panpsychisme.
Puisque tout individu réel peut être décrit comme doté d’un psychisme et capable
d’un comportement finalisé, c’est très naturellement que Ruyer va puiser non seulement
des faits, mais aussi des concepts dans l’étude du comportement et de la psychologie
animale qui se développe à partir de la fin du XIXème siècle.
3. La vie animale et son milieu
3.1 L’étude du comportement animal
Le comportement instinctif est, avec l’embryologie, le domaine des sciences du vivant
où les connaissances de Ruyer sont les plus complètes. Rappelons qu’il est le seul
philosophe à participer à un important colloque international sur le sujet, et que ses
comptes-rendus de travaux d’éthologues comme Konrad Lorenz, ou de psychologues
comme Arnold Gesell sont largement repris par Merleau-Ponty lorsqu’il s’intéresse au
vivant et à l’instinct dans les années 1950 et 1960.146 Au milieu du XXème siècle, l’étude du
comportement animal est une science nouvelle, en plein essor, dont Tinbergen résuma
ainsi les quatre questions directrices : 1) Quels sont les mécanismes qui causent ce
comportement ? 2) Comment se développe-t-il ? 3) Quelle est sa valeur en termes de
survie ? 4) Comment a-t-il évolué ?147
Un bref panorama de l’étude du comportement est nécessaire pour y situer Ruyer et
ses sources.148 À la fin du XIXème siècle, deux œuvres importantes (parmi d’autres) défendent
l’idée d’une continuité de l’intelligence animale, depuis les animaux « inférieurs »
146 Cf. supra, chap. 4, §3.3.
147 TINBERGEN, Niko, « On aims and methods of Ethology », Zeitschrift für Tierpsychologie, no 20, 1963, p. 410‑433.
148 Nous suivons pour l’ensemble de cette section GOODENOUGH, Judith et alii, Perspectives on Animal Behavior, New York, John Wiley & Sons, 2010, chap. 2. Voir aussi le panorama de Ruyer, GFV, p. 143 sq.
247
jusqu’aux animaux « supérieurs » et, ultimement, à l’homme : les Principes de la psychologie
d’Herbert Spencer et, quelques années plus tard, L’origine des espèces de Darwin, et ses
œuvres ultérieures. Les premières études du XXème siècle, dans ce cadre continuiste et
évolutionniste, se partagent entre une tendance réductionniste, qui insiste sur la
composition physico-chimique du vivant, et une tendance contraire insistant sur
l’adaptabilité du comportement, parfois jusqu’à l’anthropomorphisme. Au milieu du XXème
siècle, la nouvelle science du comportement est assez fermement divisée entre deux écoles
rivales. En Europe, l’éthologie s’intéresse surtout, sous l’impulsion de Konrad Lorenz, aux
deux premières questions, tournées vers le « Comment ? ». Les éthologues étudient
principalement les comportements en milieu naturel, et cherchent à identifier des
mécanismes instinctifs invariants : les FAP, pour fixed action patterns.149 Ces « motifs
comportementaux fixes » répondent à un stimulus environnemental, mais se poursuivent
de façon relativement invariable jusqu’à leur complétion même si ce stimulus disparaît.
C’est ainsi que les oies étudiées par Lorenz poursuivent une série de mouvements du cou
destinés à ramener un œuf dans le nid, même lorsque l’œuf est retiré par
l’expérimentateur. L’éthologie s’intéresse donc à des comportements relativement
invariants et déterminés, et tend à comprendre le comportement comme l’intégration et
l’enchaînement d’une multitude de ces modules fixes. Ruyer, ayant une bonne
connaissance de ces résultats, reconnaîtra cette dimension « morcelée » et partiellement
automatique de l’instinct : elle ne remet pas en cause chez lui l’idée de comportement
conscient et finalisé, mais représente la composante mécanique d’une psychologie hybride.
Comme pour le cas des modules de développement de l’embryon, l’idée de processus
hybride lui permet toujours d’intégrer les mécanismes découverts sans renoncer à sa thèse
principale. Mais ce qui constitue une preuve de cette dernière, pour Ruyer, est un autre
concept central des éthologues, celui de stimulus-signal ou déclencheur. Les stimuli-
signaux recouvrent tout ce qui, dans l’environnement, déclenche chez l’animal un
comportement correspondant, sous la forme d’un FAP. Par exemple, chez le rouge-gorge,
la perception de plumes rouges déclenche un comportement d’attaque (qu’il s’agisse
véritablement d’un mâle concurrent, ou de plumes rouges agitées par l’expérimentateur).
149 On utilise également aujourd’hui l’expression modal action patterns (MAP), ces schémas de comportement étant parfois moins stéréotypés que ne le pensaient les premiers éthologues.
248
Ce concept de stimulus-signal est essentiel chez Ruyer pour deux raisons. Premièrement, il
admet une certaine généralité thématique qui indique une perception de formes chez
l’animal : le stimulus peut varier, comme dans le cas du rouge-gorge, dans une certaine
gamme qui a du sens dans l’environnement naturel de l’animal. Le rouge des mâles
concurrents du rouge-gorge peut se présenter en différentes teintes, formes, vitesse ou à
différentes distances. Cette généralité du stimulus compense chez Ruyer sa contrepartie
éthologique : l’invariance des comportements (attaque, séduction, nourrissage…) qu’il
déclenche. La conscience « recule » si l’on peut dire du niveau comportemental au niveau
perceptif. Deuxièmement, le comportement n’est pas inclus dans sa cause, qui n’en est que
l’occasion : c’est l’aspect central qui relie chez Ruyer le comportement instinctif au
développement embryonnaire. L’inducteur du développement, comme le stimulus-signal,
n’est qu’une occasion, un déclencheur, mais la réponse complexe qui est déclenchée relève
de la compétence propre de l’organisme, ou du tissu embryonnaire. C’est à partir de ces
faits que Ruyer entend rompre avec l’idée cartésienne : autant dans la cause que dans
l’effet. On pourrait presque parler d’un occasionalisme biologique de Ruyer, dans la mesure
où la nature fournit à tous les niveaux des inducteurs et des stimuli qui sont toujours
corrélés aux comportements, mais qui ne sont que l’occasion d’un comportement global dû
à la conscience primaire. Tout cela n’a évidemment de sens que dans le cadre de son rejet
massif de la génétique et de la sélection naturelle, qui fournissent au biologiste le moyen
d’expliquer comment l’effet est contenu ou préparé dans l’organisme. S’il n’y a rien dans
l’organisme qui prépare la réponse au stimulus, il n’y a plus qu’à voir dans cette réponse,
globale et adaptée, l’action d’une conscience. Mais dans ce cas, pourquoi le développement
et l’instinct sont-ils aussi figés dans leur séquence et dans leurs possibilités d’adaptation ?
Là encore, on retombe sur l’argument de l’hybridité : une part de souplesse due à la
conscience, une part de rigidité due à l’appareillage physico-chimique dont elle se sert.
Tout au long de la carrière active de Ruyer, l’étude du comportement, nous l’avons
dit, est divisée. Face à l’éthologie européenne, la psychologie comparée, basée surtout aux
États-Unis, s’intéresse aux capacités d’apprentissage des animaux et privilégie
l’expérimentation en laboratoire. Elle donnera notamment naissance au courant
comportementaliste ou « behavioriste ». Ses représentants s’appuient avant tout sur la
règle d’or de l’étude scientifique du comportement énoncée par Morgan en 1894, le « canon
de Morgan » : « Nous ne pouvons en aucun cas interpréter une action comme le résultat de
249
l’exercice d’une faculté psychique supérieure, si elle peut être interprétée comme le
résultat de l’exercice d’une faculté de position inférieure sur l’échelle psychologique. »150
Ce principe, on le voit, n’est pas précisément celui de Ruyer, qui adopte une sorte de canon
de Morgan inversé : tout ce qui ne peut actuellement être expliqué par un mécanisme
d’ordre inférieur doit être considéré comme l’action d’une conscience au plein sens du
terme. En revanche, il s’intéresse particulièrement aux travaux concernant
l’apprentissage : les célèbres conditionnements de Pavlov, mais également les expériences
de Karl Lashley sur l’apprentissage chez les rats. Lashley a non seulement mis en évidence
les capacités d’apprentissages des rats face à une multitude de problèmes, mais encore
l’effet surprenant des lésions cérébrales sur cet apprentissage : quelle que soit la partie du
cortex du rat lésée par l’expérimentateur, les effets sur la capacité à reproduire le
comportement appris sont les mêmes. L’apprentissage est distribué sur l’ensemble du
cortex et non précisément localisé : c’est ce résultat (qui n’a là encore rien de finaliste ou
de métaphysique dans l’esprit de Lashley) qui fournit à Ruyer un point d’appui pour son
interprétation du système nerveux : celui-ci n’a pas seulement un fonctionnement
distribué (en réseaux reconfigurables de neurones), il obéit à une logique de non-
localisation dans l’espace, comparable à la non-localisation de certaines particules
quantiques.
Comme on peut le constater au terme de ce bref panorama, Ruyer ne se rattache pas
particulièrement à l’une ou l’autre école, mais, comme dans le cas du développement, tire
parti de certaines observations contre-intuitives trouvées dans l’une et l’autre pour
accumuler un matériau expérimental en faveur de son finalisme.
3.2 Le comportement prolonge l’embryogenèse
Dans les travaux d’éthologie que connaît bien Ruyer, l’instinct est de plus en plus
conçu comme le prolongement et la continuation de l’embryogenèse, le développement
étant un même processus continu dans lequel un ensemble de modules prédéfinis sont
150 “In no case may we interpret an action as the outcome of the exercise of a higher psychical faculty if it can be interpreted as the outcome of the exercise of one which stands lower in the psychological scale.” Cité dans GOODENOUGH et alii, Perspectives on Animal Behavior, op. cit., p. 18. Nous traduisons.
250
harmonisés, coordonnés et réutilisés pour servir à plusieurs fonctions. Ainsi Ruyer écrit-il
dans sa communication au colloque de la fondation Singer-Polignac :
Le parallélisme est frappant entre les lois du développement organique et celles du
comportement. Ou plutôt, développement organique, développement des structures du
corps, et développement des structures du comportement ne font qu’un. On peut dire que
le développement embryonnaire est un comportement et que le comportement se
développe à la manière des ébauches organiques. Ce qui entraîne l’identification complète
du principe du développement et de l’instinct.151
Cette continuité du développement et du comportement conforte la thèse de Ruyer
selon laquelle le vivant doit être compris dans son déploiement dynamique,
particulièrement observable dans l’ontogenèse, et non dans un instantané figé de la forme
adulte. Comme Ruyer le lit dans les travaux d’Arnold Gesell (1880-1961), psychologue
pionnier de l’analyse du développement de l’enfant, les conduites instinctives sont déjà
ébauchées in utero, et il n’y a pas de distinction tranchée entre la formation de l’organe et
son fonctionnement.152 L’étude de l’instinct est donc pour Ruyer une occasion d’atténuer
l’idée même d’un fonctionnement mécanique du vivant :
“Structure et fonction”, “structure et comportement”, ne sont pas du tout comme “machine
et fonctionnement”, la structure étant cause suffisante du fonctionnement. Ils se
développent de conserve, presque du même pas, l’un parfois anticipant quelque peu sur
l’autre, et appelant l’autre selon les besoins de l’être vivant. 153
Une remarque s’impose ici : de tels passages ne révèlent-ils pas une rupture définitive
de Ruyer avec le mécanisme, même dans la vie de l’animal adulte ? Ils révèlent à coup sûr
qu’il ne se contente pas d’opposer un finalisme primaire dans l’embryogenèse à un
mécanisme grossier une fois l’organisme constitué. Mais l’opposition entre mécanisme et
151 RUYER, « Les conceptions nouvelles de l’instinct », art. cit., p. 825‑826.
152 GESELL, Arnold, The Embryology of Behavior. The Beginnings of the Human Mind, London et New York, Harper and Brothers, 1945. Ruyer lit la traduction française de P. Chauchard, L’embryologie du comportement, Paris, P.U.F., 1953.
153 RUYER, « Les conceptions nouvelles de l’instinct », art. cit., p. 826.
251
finalisme, ou mécanisme et conscience primaire, demeure le cadre général de sa
philosophie. En reconnaissant l’enchevêtrement des deux, il n’accomplit pas tant le
dépassement de l’opposition qu’il ne déplace la « coupure » ontologique à l’intérieur même
du corps et du comportement. Qu’il y ait de la formation là où l’on croyait trouver du
fonctionnement, dans les débuts du comportement instinctif, ne prouve pas qu’il n’y ait
pas de fonctionnement du tout. Cinq ans plus tard, en 1958, La genèse des formes vivantes
s’ouvre toujours sur l’opposition entre l’étude de la morphologie, description facile de
structures fonctionnantes, et celle de la morphogenèse, conçue comme « le passage d’une
absence de structure à une présence de structure ».154
L’étude de l’instinct est encore pour Ruyer l’occasion de rétablir la continuité qu’il
recherche entre le monde organique et le monde humain : « Entre l’organogenèse, entre
l’activité organique et l’activité finaliste intelligente, s’interpose, normalement, le
comportement instinctif en circuit externe. »155 Tisser sa toile n’est, pour l’araignée, que la
continuation de l’activité formatrice par laquelle elle s’est donné un organisme doté de
glandes séricigènes. Le discours philosophique le plus abstrait est la continuation de la
formation du larynx. L’instinct est en fait la « régulation en circuit externe » de
l’organisme, c’est-à-dire la poursuite dans le monde extérieur de l’activité essentielle du
vivant : le déploiement et la manifestation de soi comme forme, par auto-formation et auto-
régulation. C’est surtout cette continuité qui intéresse Ruyer, car elle justifie pour lui
l’emploi d’un même vocabulaire pour l’explication du comportement humain et de la
formation de l’embryon, en passant par le comportement animal. Ce vocabulaire est avant
tout celui du sens : ce qui importe à Ruyer dans le comportement instinctif, c’est de
montrer qu’il n’est pas un fonctionnement aveugle, mais qu’il est sensé, c’est-à-dire qu’il
sert une fin. On retrouve chez Merleau-Ponty cette idée de l’organisme et de l’instinct
comme lieu d’incarnation d’un sens qui précéderait toute signification et tout langage.
Avec la critique du behaviorisme, écrit-il, le comportement retrouve son sens, et le sens
trouve pour ainsi dire sa chair :
154 RUYER, GFV, p. 8.
155 RUYER, NF, p. 23.
252
Tout en réincorporant le sens, la notion de comportement reste quelque chose d’ancré dans
un corps, mais le corps n’est plus une machine, et si l’organisme n’est plus une machine,
dès lors le comportement devient une réalité quasi organique (Gesell).156
Ce qui intéresse le dernier Merleau-Ponty chez Ruyer est assurément cette mise en
évidence du sens et du dynamisme dans une biologie en pleine reconstruction : il y voit la
direction de sa propre recherche, celle de l’émergence du sens dans la nature. C’est à la
racine d’une telle émergence, à la co-naissance du visible et de l’invisible que son
« ontologie du perçu » devait le conduire. Mais c’est justement là qu’il se sépare de Ruyer,
puisqu’il écrit encore :
Tout le développement est, d’un côté, maturation, lie à la pesanteur du corps, mais, de
l’autre, le devenir de ce corps a un sens : l’esprit est non ce qui descend dans le corps afin
de l’organiser, mais ce qui en émerge.157
Chez Merleau-Ponty, le sens n’implique pas la conscience ou l’esprit, au contraire : il
s’agit de les distinguer, de montrer que l’esprit n’a pas le monopole du sens ou ne l’impose
pas au monde par la constitution transcendantale. Chez Ruyer au contraire, le sens
implique nécessairement la conscience, et l’esprit ne peut « émerger » du corps, car le
corps est déjà esprit. La conscience perceptive et les comportements les plus complexes
émergent certes de la complexité du système nerveux, mais elle n’est qu’un cas particulier
de la conscience primaire qui constitue tout individu vivant : « la conscience seconde,
sensorielle, est la conscience primaire des aires cérébrales. »158 Quand Merleau-Ponty se
défend contre Lachièze-Ray de refaire une monadologie159, Ruyer l’accepte et le revendique,
et cherche à construire une version plus fine du finalisme théiste et monadologique plus
qu’à réaliser l’ontologie, radicalement nouvelle, recherchée par l’auteur du Visible et
156 MERLEAU-PONTY, La nature. Cours du Collège de France, op. cit., p. 188.
157 Ibid.
158 RUYER, NF, p. 116.
159 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), DARMAILLACQ, Dominique et alii (éd.), Paris, Belin, 2015, p. 81.
253
l’invisible. C’est dans cette perspective qu’il emprunte à l’éthologie un vocabulaire qui va lui
servir à dépasser la causalité mécaniste, celui du déclenchement et de la signalisation.
3.3 Les causes et les signaux
La continuité du développement et du comportement sert d’appui à ce qu’on pourrait
appeler chez Ruyer une forme de réductionnisme inversé, une réduction qui rabat
l’organique sur la conscience plutôt que l’inverse, comme nous avons tâché de le montrer.
Mais ici un rappel s’impose : ce qui est commun à toute la chaîne du vivant, ce n’est pas la
conscience ou la finalité pure, mais la causalité hybride ou la « demi-finalité » : le vivant
est un domaine intermédiaire entre la causalité a tergo et le domaine du sens, mais c’est en
fait le cas de tout psychisme, y compris humain, et la conscience pure n’est pas de ce monde
– elle relève de Dieu. « Le psychique est domaine intermédiaire entre les deux limites du
fonctionnement pur ou de la causalité pure, et de l’action spirituelle, du sens pur. »160 C’est
pourquoi l’isomorphisme principal sur lequel insiste Ruyer est celui du déclenchement ou
de l’évocation : dans le développement, l’instinct, la mémoire, l’action libre, intervient
toujours un élément du monde physique comme déclencheur, et des automatismes ou
modules en lesquels on peut morceler l’ontogenèse, le comportement, la remémoration.
La notion d’évocation ou de « stimuli-signal » développée par Ruyer permet
d’articuler ces deux versants du psychisme organique, et constitue un excellent exemple
des deux aspects de sa philosophie : une reconnaissance pertinente de la nécessité de
repenser les catégories biologiques d’une part, et d’autre part une réinterprétation
résolument métaphysique de ces catégories. Cela le place dans une oscillation constante
entre une vision très juste de certains bouleversements à l’œuvre en science et une
spéculation très libre de la direction que celle-ci est supposée prendre, la direction d’une
monadologie panpsychiste.
L’idée de stimuli-signal, de déclencheur, d’évocateur sert à désigner tous les
phénomènes vitaux, nombreux dans l’embryogenèse, dans lesquels une substance
160 RUYER, « Nature du Psychique », art. cit., p. 65.
254
chimique déclenche une réponse complexe d’un tissu, par exemple la différenciation en tel
ou tel organe. Au début du XXème siècle, on découvre en effet un phénomène sur lequel
Ruyer va s’appuyer de manière récurrente pour défendre son interprétation finaliste :
nombre de processus complexes dans le développement sont déclenchés par des molécules
chimiques relativement simples, dont la structure bien connue est sans commune mesure
avec la coordination complexe des processus déclenchés ou, pour mieux dire, induits.
Ruyer interprète ce mystère selon la logique qui nous est désormais familière : il y a
signalisation, donc sens, donc intervention d’une source d’information non physique, d’un
thème trans-spatial. Ceci est là encore acquis dès les Éléments :
[Que] toutes les actions inductrices soient des déclencheurs et non des causes, c’est une
certitude. Le point mystérieux c’est que, ce qui est déclenché, c’est-à-dire le tissu spécifique
qui reçoit l’induction, ne contient pas non plus en lui la cause de la production finale, puisqu’il
est indifférent, de son côté, à l’organe qu’il produira. (…) Des deux facteurs actuels en
présence, l’inducteur et le tissu récepteur, l’expérience montre que ni l’un (puisqu’il
n’apporte pas la forme spécifique), ni l’autre (puisqu’il n’apporte pas la détermination de
l’organe particulier à se produire), ne peut être cause explicative, raison suffisante, du
résultat produit. (…) Ce n’est pas l’addition de l’inducteur et du tissu induit qui explique la
formation, c’est la « constellation » de l’un et de l’autre, à un moment bien déterminé, qui
« appelle » un troisième élément, facteur véritable de la formation. (…) La détermination ne
peut être conçue que comme un amorçage mnémique. Il est la mise en circuit du plan spatial
avec un thème mnémique trans-spatial.161
Une fois de plus la distinction passe entre les causes, que Ruyer réduit à l’action d’une
structure formée transmettant tout ou partie de ses propriétés par contact, et les
« significations » thématiques qui sont d’ordre psycho-biologique, incompréhensibles dans
l’actuel. Ruyer va ainsi jusqu’à établir un isomorphisme entre un élève récitant sa leçon,
une araignée tissant sa toile et un embryon formant ses organes, les trois pouvant être
interprétés comme un « appel » à une source supérieure d’information, déclenché par un
événement ne contenant rien de cette information (la consigne du maître d’école, la
configuration d’une branche, la substance chimique inductrice ne contiennent ni la leçon,
161 RUYER, EPB, p. 82.
255
ni la toile, ni la forme de l’organe).162 Le concept de « stimuli-signal » ou d’« amorçage
mnémique » sert chez Ruyer à rendre compte d’un problème évident : à tous les niveaux
d’observation, la biologie met en évidence des interactions physico-chimiques constantes
dans les processus vitaux, et l’on ne voit jamais la nature opérer sans substrat observable.
À de nombreuses reprises et dès les Éléments, il est forcé d’admettre que la conscience
primaire, la « mélodie mnémique »163, se sert constamment de structures actuelles, que
l’œuf fécondé lui-même n’est pas sans structure, que l’altération de ces structures, et
particulièrement celle de l’ADN, résulte très souvent en dysfonctionnement grave du
développement. La réponse générale de Ruyer à tous ces problèmes est d’en faire des causes
instrumentales, dirigées par la conscience primaire. Ce que les biologistes prennent pour
de la causalité doit être interprété comme de la signification, comme un langage dans
lequel la molécule inductrice n’est que l’indice qui évoque un sens transcendant.
C’est ainsi que l’embryologie est comparée à une linguistique fondamentale dans
L’embryogenèse du monde. Ruyer s’y interroge sur la possibilité de l’apparition du langage
dans un monde physique, étant entendu que pour lui le langage ne peut exister que soutenu
par une existence séparée des Idées ou des Sens, à la manière des Formes-Idées de Platon.
Or, c’est justement dans le vivant qu’il trouve le modèle d’une telle existence : « le type de
subsistance “sémantique”, c’est-à-dire selon le sens, par opposition à la subsistance
matérielle ou énergétique, se manifeste déjà, bien avant l’apparition du langage, dans les
embryogenèses. »164 Cette subsistance sémantique signifie que les organes, comme les mots
d’une langue, « subsistent au-delà de la physique par une mémoire immatérielle »,165
mémoire qui est toutefois évoquée par les vibrations physiques des sons du mot prononcé.
162 Ibid., p. 82‑84.
163 Ibid., p. 83. Ruyer multiplie les formules pour tenter de cerner la formation véritable, le « facteur positif de la morphogenèse » : « on peut le décrire comme “thématisme vertical”, “auto-conduction et auto-contrôle”, “comportement unitaire”, “action selon une surface absolue”, “équipotentialité”, “mélodie mnémique”, “compétence à réagir sur un simple signal”, etc. » GFV, p. 238.
164 RUYER, EM, p. 30.
165 Ibid.
256
L’embryologie, comme la communication verbale, est un échange de significations
renvoyant par un détour extra-physique à des essences transcendantes.
❖ Les difficultés de l’argument
La manière dont Ruyer reformule à de multiples reprises, et avec des précautions
parfois très nombreuses, son argumentation sur la nature non-causale des phénomènes
biologiques nous paraît révéler une difficulté à laquelle il est confronté, celle de
l’articulation de ces signalisations-par-détour et de la conscience primaire, dont la nature
de « force de liaison » intelligente et finalisée ne s’insère plus aussi bien dans
l’enchevêtrement des niveaux de causalité établis.
Son rôle [celui de l’induction] est essentiellement l’inter-ajustement spatial et temporel des
diverses phases du développement. Ce rôle est indispensable étant donné la division du
travail et le morcellement qui s’introduisent très vite dans le développement. Il faut bien
que l’unité, qui n’est plus assurée par l’unité immédiate de la mélodie formative, le soit par
une technique matérielle – chimique en l’espèce. Cette technique est très analogue à ce que
sera, à la période fonctionnelle, la technique hormonale qui est aussi un moyen
d’ajustement et d’unité dans l’organisme. L’induction assure l’enchaînement dans le
développement des ébauches.166
Comme on le voit dans ce texte, le rôle exact de la conscience primaire n’est pas aisé
à saisir, car il s’agit tantôt d’une véritable force formatrice inobservable et tantôt du nom
donné à la coordination des mécanismes observables, dans une position qui se rapproche
de l’organicisme. Mais pourquoi une conscience intelligente et finalisée, capable comme
nous le verrons de puiser dans la mémoire transcendante de son espèce, aurait-elle besoin
d’accompagner son action en se déclenchant elle-même, par des « rappels » chimiques,
alors qu’elle détient toute l’information nécessaire, et qu’elle est supposée être en tout
point de l’embryon en développement ? Elle n’est en fait pas capable de jouer son rôle, du
moins sans s’appuyer constamment sur des auxiliaires physico-chimiques. Elle n’a même
pas l’initiative puisque Ruyer est forcé de reconnaître qu’un certain nombre de facteurs
166 RUYER, EPB, p. 85.
257
physiques doivent être réunis pour former la « constellation d’appel »167 qui déclenche
l’action du thème. Dans de nombreux textes, Ruyer traite le développement comme le lieu
d’observation privilégié de l’action de la conscience primaire, parce qu’on y verrait
apparaître l’hétérogène à partir de l’homogène, l’organisé à partir de l’inorganisé, le
complexe à partir du simple. Mais comme le montrent les textes ci-dessus, c’est dès le
commencement du développement, et même dès la fécondation (Ruyer reconnaissant aux
gènes un rôle instrumental) que la conscience primaire s’avère impuissante, et semble
n’être que le nom donné aux mécanismes encore inobservés. Dans tous ses ouvrages sur le
vivant, Ruyer prend soin de reconnaître avec minutie le rôle joué par les mécanismes
toujours plus nombreux et mieux connus que la biologie met au jour dans les domaines qui
l’intéressent : génétique et développement embryonnaire, fonctionnement du cerveau,
régénération. Mais cette honnêteté qui l’honore se retourne contre sa stratégie adoptée,
celle de traquer l’action de la conscience dans les « blancs » laissés par la biologie
matérialiste.
Le danger ici est celui-là même qui n’a pas manqué d’être fréquemment mis en
évidence dans la discussion des interprétations plus ouvertement théologiques de la
biologie : une argumentation reposant sur les « trous » de la science s’expose à voir ces
trous comblés à mesure que celle-ci progresse. C’est la limite des raisonnements souvent
appelés « arguments du Dieu-des-trous ».168 Ici, c’est la conscience primaire qui joue ce rôle
et non Dieu directement, mais Ruyer en viendra progressivement à admettre que la
conscience ne joue ce rôle qu’en participant aux thèmes de l’entendement divin, ce qui ne
fait qu’ajouter un intermédiaire de plus.
167 Ibid., p. 94.
168 « Les arguments en faveur du dessein intelligent, reposant sur l’incapacité supposée de la nature à produire certains phénomènes « naturels » importants, sont généralement considérés comme faisant appel explicitement ou implicitement à une agentivité surnaturelle, et sont typiquement décrits comme des arguments « du Dieu-des-trous » - une description souvent péjorative. (…) La possibilité de découvrir (ou de postuler) des moyens alternatifs de production « naturelle » constituerait une menace permanente pour tout argument reposant sur l’absence apparente de tels moyens. » RATZSCH, Del et KOPERSKI, Jeffrey, « Teleological Arguments for God’s Existence », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Summer 2019 Edition, paragr. 2.2.3. Nous traduisons.
258
Une telle hypothèse échappe (mais comment n’y échapperait-elle pas ?) aux
difficultés rencontrées par la biologie des années 1940, et permet d’éviter les quatre
« défauts » des théories « purement spatialistes », qui correspondent aux grands
problèmes encore irrésolus à ce moment par la méthode scientifique et qui sont fort bien
résumés par Ruyer :
1. La structure complexe de l’organisme, et son apparition par épigenèse ; 2. Le caractère
thématique de l’organisation et des organes, formés, non pas de cellules considérées comme
des matériaux de construction, ou de molécules ou d’atomes, mais d’appareils, de systèmes
se commandant mutuellement, et représentant de véritables outils ; 3. Le caractère
historique des organismes, qui ne sont jamais purement et simplement en équilibre avec les
conditions instantanées ; 4. Enfin, elle [l’explication physico-chimique du développement]
rend incompréhensibles les rapports étroits entre le biologique et le psychologique.169
Cependant, pour jouer ce rôle, la conscience doit avoir accès à l’information censée
guider son activité, qui ne peut pas, pour Ruyer, être le codage d’un substrat matériel
comme l’ADN. C’est ce qui va mener Ruyer à adopter une forme d’idéalisme platonicien, qui
lui permet de faire converger son réalisme axiologique et sa philosophie du vivant.
169 RUYER, EPB, p. 94.
259
CHAPITRE 6 : DU THÉMATISME AU PLATONISME
Une fois admise la monadologie nouvelle, qui fait de la conscience une force de
liaison, le problème de l’unification des corps vivants semble résolu. Il n’est plus nécessaire
de faire appel à un lien extérieur d’unification, les êtres primaires étant en elles-mêmes
capables de mettre en commun leur énergie pour former des êtres à la fois composés et
véritablement individués. Mais l’individuation de l’organisme n’est pas le seul problème à
résoudre, et il est même second relativement au problème crucial de l’information de ce
même organisme. D’où vient que les consciences se forment et s’associent selon des types
chimiques et des espèces biologiques ? D’où vient la régularité du vivant et de la nature en
général, si elle est le fruit de l’intelligence d’une multiplicité de consciences douées des
mêmes facultés essentielles de comportement adaptatif, d’inventivité, d’intelligence ?
Faute du Dieu leibnizien qui crée lui-même chaque monade avec sa loi propre de
modification et assure l’harmonie des monades entre elles, la monadologie corrigée semble
vouée à produire un chaos imprévisible et non la stabilité remarquable de la nature. Or, ce
qui frappait déjà les Anciens, c’est qu’« un humain engendre un humain », comme un lion
engendre un lion, et que la reproduction dans la nature fait un être « de même forme, mais
dans un autre être ».1 Il faut donc rendre compte de cette capacité du vivant, non seulement
à se produire, mais à se reproduire avec régularité. Une fois rejetées les grandes
explications scientifiques de cette régularité, c’est vers des hypothèses métaphysiques que
Ruyer est conduit : il s’agit alors de penser la source transcendante de l’ordre naturel, à
partir du réalisme des valeurs d’une part, et d’une théorie originale de la mémoire d’autre
part. C’est le « verticalisme » ou le « thématisme » de Ruyer.
1 ARISTOTE, Métaphysique, 1032a, tr. fr. DUMINIL, M.-P. et JAULIN, A., Paris, Flammarion (GF), 2008, p. 247.
260
1. La vie comme effort vers une norme
1.1 Conscience-liaison et conscience-connaissance
Il faut que le vivant ait accès (sur un mode encore à définir) à son concept, au type
morphologique de son espèce. Il faut donc non seulement affirmer que le vivant agit et se
produit lui-même en vue d’une fin, mais qu’il le fait avec une forme de connaissance ou de
visée intentionnelle de cette fin, et que l’objet de cette visée est un « potentiel » ou
« thème trans-spatial », une Idée platonicienne située hors de l’espace-temps, mais en
relation de participation avec lui. Tout ceci est acquis dès les Éléments et sera ensuite
approfondi dans la suite de l’œuvre :
Il faut donc franchement accepter l’hypothèse que l’organisme observable, corps dans
l’espace et dans le temps, ne représente pas tout l’être vivant dont la réalité le déborde de
beaucoup. Cette réalité, que l’on peut appeler le potentiel, en tant qu’elle commande
dynamiquement le développement, doit être considérée comme de nature psychique, c’est-
à-dire à la fois idéelle et mnémique. Elle n’est pas une doublure inefficace du corps visible,
elle n’en est pas non plus une simple propriété. C’est plutôt au contraire le corps qui est à
chaque instant la trace de l’actualisation du potentiel psycho-mnémique. On voit
immédiatement qu’une telle hypothèse échappe aux quatre défauts principaux des théories
purement spatialistes.2
Nous reviendrons sur le caractère « mnémique » du thème. Notons pour l’instant que
dès les Éléments, Ruyer rompt avec toute explication naturaliste du vivant, ou du moins
étend le domaine de la nature bien au-delà de son acception habituelle : il ne faut pas la
restreindre à ce qui existe actuellement, mais y inclure des « potentiels », dont il faudra
expliquer comment ils peuvent exister en tant que potentiels, et qui doivent expliquer ce
qui ne peut l’être par analyse des structures actuelles du vivant, dans l’espace et dans le
temps. C’est ainsi que la théorie de Driesch, qui expliquait les propriétés organiques en
postulant une « entéléchie » guidant chaque organisme, est « infiniment plus près de la
2 RUYER, EPB, p. 94.
261
vérité que celle de Dalcq »3, le représentant des tentatives d’explication positives ou
« spatialistes » du développement. « Elle fait le pas décisif, en sortant, pour comprendre la
régulation, de l’espace et des données spatiales », et ne pèche que par manque d’audace,
puisque Driesch attribue l’entéléchie aux seuls vivants et méconnaît « le caractère
universellement psycho-mnémique du dynamisme » aussi bien atomique et chimique
qu’organique.4
❖ Le caractère thématique du développement
Ruyer cherche toutefois à remplacer les entéléchies et autres formes substantielles
par la notion de thème - ou potentiel thématique. En quoi celle-ci éclaire-t-elle le
développement et la vie des organismes ? Pour le comprendre, il faut revenir une fois de
plus aux cours d’embryologie et de tératologie de Wolff reçus en captivité. Ruyer en tire
une thèse définitive et qui lui paraît absolument nécessaire au vu des faits qu’il a sous les
yeux : l’embryon s’efforce de réaliser un schéma d’organisation typique, et s’en rapproche
autant que possible malgré les perturbations extérieures. Cet effort est nécessairement
intentionnel : c’est un effort vers un résultat déterminé, sans quoi la monstruosité ne
suivrait aucune logique. On peut donc comprendre le développement embryonnaire par
analogie avec l’activité d’un homme qui s’efforce consciemment de réaliser une tâche
quelconque – construire une armoire, composer un sonnet ou résoudre une équation
différentielle. Puisque « tout se passe comme si » l’embryon savait ce qu’il a à faire, et
qu’aucune autre explication n’est disponible, on peut considérer (au moins à titre de
tentative philosophique) que c’est effectivement le cas.
Mais à quoi ressemblent les fins visées intentionnellement par les hommes quand ils
agissent ? A des plans détaillés, à l’objet entièrement constitué ? Non, bien plutôt à des
thèmes, des idées-guides abstraites et partiellement indéterminées, qui ne prennent toute
la richesse de détails du concret que dans la réalisation elle-même. Le thème qui guide le
poète n’est pas un sonnet tout écrit dans l’esprit, mais une direction, un guide qui lui
3 Ibid.
4 Ibid.
262
permet de former des vers, de les conserver ou de les rejeter, de les agencer d’une façon
qu’il juge « réussie » par rapport à ce thème, sans pour autant que l’on puisse mettre le
thème directeur à côté du poème pour les comparer. Et ce guide n’est pas perçu comme
extérieur à l’artiste, mais plutôt comme une présence, un noyau de sens qui habite
temporairement l’artiste et le soumet à sa dynamique propre.
Comme l’a signalé André Conrad, cette conception thématique et harmonique de la
finalité a beaucoup à voir avec l’idée bergsonienne de « schéma dynamique ».5 Bergson
désigne par ce terme, dans sa conférence « L’effort intellectuel », une « représentation
simple, développable en images multiples », par exemple l’idée essentielle d’un texte à
mémoriser, à partir de laquelle on pourra retrouver toutes les idées subordonnées de ce
texte. Le schéma dynamique « contient moins les images elles-mêmes que l’indication des
directions à suivre et des opérations à faire pour les reconstituer. »6 On trouve dans ce
concept et dans le texte de la conférence trop de points communs avec la notion ruyérienne
de thème pour qu’il n’y ait là aucune parenté. Le schéma dynamique tout comme le thème
ruyérien contient en lui-même la loi ou la physionomie générale qui permet de déployer
ou de retrouver toutes les idées ou parties subordonnées (d’un texte, d’un tableau…). On
trouve même dans la conférence l’exemple cher à Ruyer du nom propre que l’on ne
parvient pas à se rappeler, et la description de Bergson est la même que celle de Ruyer : le
nom agit comme un guide de la remémoration sans être présent à la conscience.7 Ce schéma
joue de plus un rôle à la fois dans la mémoire et dans l’invention, tout comme le thème.
L’inventeur qui se propose de construire une certaine machine se représente le travail qu’il
veut obtenir. La forme abstraite de ce travail évoque successivement dans son esprit, à force
de tâtonnements et d’expériences, la forme concrète des divers mouvements qui
réaliseraient le mouvement total, puis la forme des pièces et des combinaisons de pièces
5 CONRAD, André, « La finalité-harmonie », Philosophia Scientiæ. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, no 21‑2, Université Nancy 2, 2017, p. 18.
6 BERGSON, Henri, « L’Effort intellectuel », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 53, Presses Universitaires de France, 1902, p. 6‑7.
7 Ibid., p. 9 et 21. Le nom que cherche Bergson est « Pendergast ». Notons cette formule qui pourrait être de Ruyer : les lettres d et r, qui lui reviennent à l’esprit, « étaient moins données en elles-mêmes qu’elles n’indiquaient une direction d’effort à suivre pour articuler le nom recherché. » (p.9)
263
capables de donner ces mouvements qui réaliseraient ces mouvements partiels. À ce
moment précis l’invention a pris corps : la représentation schématique est devenue une
représentation imagée.8
Et Bergson de citer en exemple l’écriture d’un roman, la composition d’une
symphonie ou la création poétique, qui commencent toutes par un tel schéma simple qui
donne à l’artiste la « direction d’effort » à suivre. Ce schéma est « élastique ou mouvant »,
et se modifie parfois au cours de la création. L’effort intellectuel dans sa difficulté témoigne
chez Bergson de ce que cette représentation est une, mais en même temps complexe. Une
unitas multiplex servant de guide à un effort de déploiement, dans lequel les parties
s’organisent pour réaliser un schéma cohérent : c’est la définition même du thème ou du
potentiel chez Ruyer. La différence, considérable, est dans la notion de représentation :
Ruyer la rejette au nom du caractère universel de l’expression thématique, qui n’est que
l’autre nom de la finalité. Le « schéma dynamique » doit donc pouvoir guider les efforts
d’êtres incapables de représentation, comme une molécule, une cellule, un embryon en
formation. Le thème acquerra dès lors un statut énigmatique que Ruyer cernera par les
idées de potentiel trans-spatial et de participation. C’est ainsi qu’en cherchant à rompre
avec le dualisme corps-esprit, il aboutit à un dualisme agents-thèmes idéaux.
De plus, et c’est là un élément essentiel de la logique ruyérienne, le même thème peut
inspirer une multitude de poètes, et il peut même les guider vers des réalisations tout à fait
semblables – de même que les inventions techniques ont souvent eu lieu simultanément en
plusieurs points du globe, ou que des règles morales semblables sont apparues
indépendamment dans des sociétés très diverses. C’est le phénomène de l’invention, qui est
pour Ruyer l’un des problèmes majeurs dont une philosophie de la vie doit rendre compte.
Ce qui est doublement mystérieux dans l’invention, c’est donc l’existence dans l’esprit
d’une idée-guide indéterminée, mais efficace (le thème ou potentiel), et son ubiquité. Tout
est résolu si l’on affirme l’existence réelle et indépendante de ces thèmes ou potentiels,
dans un domaine propre hors de l’espace-temps, avec lequel les inventeurs sont en
participation. C’est exactement ce que va faire Ruyer, et c’est ainsi que le recours à des
8 Ibid., p. 16.
264
entités situées hors de l’espace et du temps va donner naissance au « domaine naturel du
trans-spatial », plan ontologique d’existence des « thèmes » qui guident non seulement
l’invention humaine, mais aussi l’invention biologique.
Même les types organiques, plus canalisés que les essences, sont indifférents à la
localisation des individus : un embryon de chat ou de chien sait devenir chien ou chat, à
n’importe quelle place, comme une même idée vient à deux mathématiciens travaillant aux
antipodes. Une idée que j’ai eue, ou un souvenir personnel, me reste personnel, et ne se
trompe pas de tête quand il revient, bien que l’idée, sous un autre aspect, puisse venir à un
autre et être « personnalisée » par lui. Il y a, comme disait déjà Héraclite, un Logos commun.
Le Logos se distribue dans l’espace-temps, mais en reste indépendant.9
La « connaissance » des consciences primaires, ne pouvant passer par la perception
dont elles sont dépourvues, ne peut plus être pensée que sur le mode (néo-)platonicien de
la participation à des Formes-Idées. La conscience qui pouvait rester unifiée dans le cas de
la perception, où l’unité en surface absolue et la connaissance de formes sont une seule et
même chose, va donc se dédoubler dans le cas de la conscience primaire organique. Plus
exactement elle devient elle-même une réalité intermédiaire, à l’intersection de deux
pôles : « Un domaine absolu est constituant d’espace-temps parce qu’il est différent d’une
surface physique par son double rapport avec la région du trans-spatial d’une part, et avec
le « je » ou x d’individualité d’autre part. »10 Ne nous méprenons pas : ce que Ruyer cherche
à expliquer, c’est bien l’existence actuelle, dans l’espace-temps. Mais celle-ci n’est plus
concevable que comme le résultat visible de l’interaction de deux « pôles » invisibles et
inaccessible à la connaissance directe : un pôle d’individuation que Ruyer nomme x pour le
distinguer du « je » conscient et réfléchi, dont les consciences primaires sont dépourvues,
et une Idée que cet x s’efforce d’actualiser, de faire passer dans l’espace-temps.
Il est impossible de comprendre le monde de l’espace, du temps et des individus, si on ne le
considère pas comme une sorte de limite d’un monde, d’une région, encore naturelle, mais
d’une tout autre nature que notre monde visible, région dans laquelle ne règne pas le « de
9 RUYER, « La psychobiologie et la science », art. cit., p. 120.
10 RUYER, NF, p. 157.
265
proche en proche » spatial ou temporel, et dans laquelle « le même » analogique et « le
même » numérique se confondent. Cette région est celle des essences, des formes-idées et
des thèmes mnémiques.11
En suivant le fil de ses premières tentatives pour penser une subjectivité immanente
et close qui serait seulement l’envers inobservable des choses, Ruyer est donc
paradoxalement conduit à ouvrir ces subjectivités sur un réservoir d’Idées ou de thèmes
transcendants, nécessaires pour expliquer l’existence des formes et des formations
dynamiques, notamment dans la morphogenèse. Dans les Éléments de psycho-biologie déjà,
les faits biologiques menaient comme naturellement à une interprétation psychique et
« thématique ». Dans La genèse des formes vivantes, ouvrage consacré à de longues et
minutieuses descriptions du développement embryonnaire, la conclusion est la même, et
Ruyer la présente à nouveau comme un débouché naturel et nécessaire imposé par les faits :
Au bout de l’enquête sur la morphogenèse, nous trouvons donc la nécessité d’admettre une
sorte de dimension non géométrique contenant les thèmes formateurs. Le « verticalisme »
n’est pas une simple métaphore. Ces thèmes règlent l’activité incessante qui fait la vie.12
La justification suffisante de ce « passage au vertical », comme nous pourrions
l’appeler, est ici comme dans les ouvrages précédents le fait que les régulations souples du
développement ne sont « jamais complètement imitables par des montages mécaniques ».13
L’auto-régulation autour d’une norme, dont nul ne peut nier qu’elle est au cœur des
processus organiques, ne peut être pour Ruyer que psychique.
❖ Nature des normes
Le passage de l’idée de conscience primaire organique à celle de thèmes
transcendants se fait à travers la notion de norme. Comment Ruyer pense-t-il la norme ? A
partir, ici encore, de plusieurs descriptions qu’il tente de faire converger : celle du
11 Ibid., p. 145.
12 RUYER, GFV, p. 252.
13 Ibid.
266
développement embryonnaire, celle du travail, et celle de la valeur morale. Là où
Canguilhem envisageait la norme, dans Le normal et le pathologique, à partir de la médecine
et de l’expérience de la maladie, Ruyer l’aborde à partir de l’embryologie et de l’expérience
de la monstruosité. C’est le caractère typique des monstres étudiés par la tératologie
d’Etienne Wolff qui frappe Ruyer durant la rédaction en captivité des Éléments, et le pousse
à admettre l’idée que le développement est effort vers la forme de l’espèce. Cet effort lui-
même va être interprété, à partir de la description du travail artistique et humain en
général comme tension vers un idéal, non pas proprement représenté, mais senti ou
participé d’une manière énigmatique, ce qui conduira ultimement Ruyer vers une reprise
du thème platonicien de la réminiscence. Son réalisme axiologique, affirmé dès Le monde
des valeurs, le conduit rapidement à identifier les normes biologiques et anthropologiques
(esthétiques, morales, politiques), non comme étant exactement la même chose, mais
comme relevant d’un même domaine de réalité, celui des « thèmes trans-spatiaux » qui
irriguent le monde visible.
Ruyer a recours à l’analogie artisanale pour penser le vivant, mais à partir d’une
description bien particulière du travail, comme effort d’actualisation d’un thème n’est pas
une forme toute faite, mais qui demeure un critère objectif permettant de juger la réussite
ou l’échec de l’œuvre. Le travail humain n’étant qu’un cas particulier de l’activité vitale,
c’est la totalité de la nature qu’il faut comprendre comme un tel effort de réalisation de
normes : « C’est un grand fait, c’est le Grand Fait quotidien en nous et hors de nous. Tous les
êtres s’efforcent à leur normalisation. »14 Cet effort de normalisation doit être compris à la fois
comme la vérité de la forme platonicienne, et de la norme des biologistes comme équilibre
viable. En effet, toute interprétation réductionniste de cet effort de normalisation (comme
obéissance à un programme génétique, adaptation à l’environnement ou recherche d’un
équilibre de type Gestalt) est impuissante à rendre compte d’un fait indubitable pour Ruyer :
il y a dans l’activité organique, spécialement dans le développement, plus d’information et
d’ordre à la fin du processus qu’au début, dans l’adulte que dans l’œuf par exemple. La
norme ne peut donc être le résultat de lois physiques, elle doit exister en elle-même et
contenir cette information organisatrice. De plus, dès lors que toute vie est un tel travail
14 RUYER, EM, p. 135. L’auteur souligne.
267
d’actualisation de normes distinctes de l’actualisateur, il faut évidemment faire exister la
norme indépendamment d’un cerveau qui la concevrait, puisque les vivants les plus
simples et même les embryons humains en sont dépourvus. Tout en partant d’une ontologie
de l’individu unifié, Ruyer ne dit pas avec Canguilhem qu’« en matière de normes
biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer », car la norme n’est pas
seulement l’adaptation viable au niveau individuel, mais la conformité à la forme typique
de l’espèce. La forme est à la fois type idéal, eidos, et organisation dynamique du corps,
morphè.
1.2 Travail et finalité
Cette conception de la norme est notamment issue de la description ruyérienne du
travail, développée assez tôt dans « Métaphysique du travail »15 et structurante pour sa
philosophie de la vie. Cette phénoménologie, qu’il qualifie lui-même de « sommaire »16,
révèle le caractère polaire, ou polarisé, du travail : tout travail est une tension d’un agent
(pôle actualisateur) vers un idéal, une valeur (pôle potentiel). Le modèle est ici très
clairement le travail humain, dans lequel l’agent est un individu conscient qui choisit les
valeurs qu’il poursuit (le beau pour un peintre, l’utilité pour un ingénieur, la perfection
dans le crime pour un meurtrier…), qui vaut également pour décrire l’activité organique.17
Le signe du travail chez Ruyer est l’effort, qui est en même temps le signe de la liberté.
L’effort peut ne pas aboutir, mais rien n’aboutit sans effort, et l’effort vers un idéal est
véritablement la structure intentionnelle de la conscience ruyérienne. Cette polarité de la
conscience justifie également l’existence d’un individu x capable de viser et d’actualiser
15 RUYER, Raymond, « Métaphysique du travail (1ère partie) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 53, no 1, 1948, p. 26–54 ; « Métaphysique du travail (2ème partie) », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 53, no 2, 1948, p. 190–215.
16 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 190.
17 « Mais l’essence même du travail, c’est d’être effort de réalisation directe d’une valeur, ou d’une fin selon une valeur. Il ne faut donc pas se laisser imposer des associations d’idées par la prééminence du travail industriel, ni même du travail économique en général. Il y a autant d’ordres de travail qu’il y a d’ordres de valeurs. Il y a un travail théorique, artistique, moral, pédagogique, juridique, politique, social et même vital. (…) La vie organique elle-même est un travail incessant. » RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 39.
268
l’idéal : l’individu n’est pas le produit passif d’une Idée, il est une conscience qui réalise un
thème.
La phénoménologie la plus sommaire du travail fait apercevoir que tout travail suppose un
agent, que, pour ne rien préjuger, nous désignerons par x. Un travail, au sens axiologique
général, ne se fait pas, il est fait par un x. Ce point apparaît mieux encore si l’on examine les
concepts-limites du travail : la contemplation et le fonctionnement sont vidés de liberté ;
ils excluent aussi l’existence de l’agent, de l’x. Le sujet qui contemple s’absorbe, à la limite,
dans l’objet ; quant au fonctionnement, il n’a de sujet, d’agent, que dans le langage. Ce n’est
pas la machine qui fonctionne, puisqu’elle n’a pas d’unité réelle ; il se produit simplement
des mouvements, liés cinématiquement entre eux. Pour le travail au contraire, l’existence
d’un x est inhérente à sa notion. Dans tout travail il y a une distance entre le but et un autre
point, qui ne peut être que l’x en question – l’œuvre en cours, actuelle, étant située non
seulement dans l’ici et maintenant du monde réel, mais sur la ligne idéale qui va de l’x au
but visé, en croisant le plan du monde réel.18
Cette phénoménologie du travail fournit à Ruyer le paradigme de l’activité finaliste.
Elle lui permet en effet de conserver la formule existentialiste de Lequier : « faire, et en
faisant, se faire », tout en rejetant l’existentialisme lui-même.19 La formule de Lequier est
juste dans son refus de distinguer l’agent de l’action : être, c’est agir, c’est se maintenir
dans l’être par son activité formatrice. « Être inactif » est une contradiction pour Ruyer,
puisqu’au niveau organique ou, au moins, physico-chimique, tout ce qui existe est
maintenu dans l’être par une activité, un conatus qui prend la forme de l’établissement et
du maintien de liaisons et d’échanges énergétiques.
Mais la formule devient fausse si l’on ne comprend pas que « faire », c’est toujours
faire quelque chose de déterminé, c’est toujours s’efforcer de réaliser une norme. Le
postulat fondamental de toute l’analyse ruyérienne de l’activité, humaine ou organique, est
en effet que cette activité peut toujours être dite réussie ou ratée. Un embryon d’éléphant
réussit plus ou moins à réaliser le type de son espèce, de même qu’un pianiste réussit plus
18 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 190.
19 RUYER, NF, p. 5.
269
ou moins à interpréter correctement une sonate de Beethoven. La réussite ou l’échec ne
sont pas pour Ruyer des évaluations subjectives, en tout cas elles ne peuvent l’être à chaque
fois : si tout nous paraît réussi ou raté en comparaison d’une norme idéale, cela doit
nécessairement refléter la structure même de la réalité. La norme doit donc être
nécessairement connue et visée par l’agent, qui doit se guider sur elle pour que son action
ait un sens. Toute la faiblesse de l’existentialisme repose, pour Ruyer, sur l’idée qu’une
liberté indéterminée est possible, une liberté qui ne poursuivrait pas de normes, ou qui
serait véritablement créatrice de normes et de valeurs. La liberté n’est pas autre chose,
chez Ruyer, que l’effort de réalisation d’une norme. C’est avant tout une liberté des
moyens : dès le niveau organique au moins, les individus ont une certaine marge de
manœuvre, il y a du jeu, de l’improvisation dans le choix des moyens, même lorsque les fins
sont fixées d’avance par l’appartenance à une espèce. Chez l’homme, l’accès à la totalité
des valeurs introduit une liberté aussi dans le choix des fins poursuivies et non seulement
des moyens. Ce choix n’est cependant pas une création, mais une sélection : les valeurs
préexistent à l’action humaine, et je ne peux que choisir celle qui orientera mon action. Je
peux choisir de me consacrer à la réalisation du beau, du vrai, de la justice, du plaisir, de la
tromperie, du pouvoir… mais les normes de réussite de mon action sont indépendantes de
moi.
❖ La structure polaire du travail
Le travail est donc chez Ruyer actualisation d’une norme visée par le travailleur. « Le
travailleur s’efforce humblement, il se soumet à des règles, inhérentes à l’ordre dans lequel
il travaille, à des normes qu’il reconnaît, au moins implicitement, comme indépendantes
de son caprice. L’artiste le plus affranchi travaille à son œuvre, veut obtenir, ou plutôt
essaie d’obtenir, un certain effet par des procédés efficaces. »20
Tout travail véritable est axiologique, et tout ce qui présente adaptation et régulation
est un travail, par opposition à un pur fonctionnement. Tous les phénomènes de régulation
et adaptation, omniprésents dans le vivant, doivent donc être pensés comme un « travail
20 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 199.
270
organique » dans lequel un individu conscient vise une valeur ou une norme indépendante
de lui. C’est cette conception polarisée du travail qui articule chez Ruyer une ontologie
monadologique construite sur la notion d’individu vrai, et un réalisme des valeurs
d’inspiration nettement platonicienne. L’ontologie de Ruyer peut être comprise à la fois
comme une ontologie de la monade, comme une ontologie de la participation
platonicienne, et comme une ontologie des processus, la totalité des phénomènes du
monde étant en fait constitués par un effort processuel d’actualisation des valeurs par les
individus.
Toutes les tentatives pour expliquer la formation de l’organisme par des forces physiques
ont échoué ; l’organisme est bien le résultat d’un travail de nature axiologique, et non d’un
travail physique. L’appel à une « force vitale » encore calquée sur le modèle des forces
physiques n’a pas été plus heureux. En fait, le dynamisme formateur et travaillant implique
la mise en circuit d’un x individuel avec une sorte de modèle spécifique qui sert de norme
au travail organisateur. Le rôle du dynamisme formateur n’est pas simplement de produire
des mouvements selon la loi de composition des forces, mais plutôt, comme nous l’avons
constaté directement dans l’ordre du travail mental avec l’auxiliaire cérébral, d’improviser
des liaisons complexes. La force physique ne peut que détendre ou rompre linéairement
une liaison, en forçant — le mot est expressif — une barrière de potentiel. Le dynamisme
formateur, en biologie ou en psychologie, est capable au contraire d’établir ou de modifier
tout un système de liaisons, en vue d’un rendement déterminé : il effectue un travail
axiologique, et non un simple travail physique ; il ne se borne pas à déplacer son point
d’application.21
L’individu indépendant de la valeur n’est alors plus qu’une notion-limite, que Ruyer
appelle fréquemment « x », un pôle actualisateur, un point de jonction entre le monde
physique et le monde des valeurs.
❖ Le travail organique
Cette articulation de la liberté à un ensemble de normes transcendantes permet ainsi
de résoudre la principale lacune de l’existentialisme selon Ruyer : son incapacité à
21 RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 40‑41.
271
reconnaître que la liberté et la conscience précèdent l’homme dans le règne organique. Il
n’y a pas liberté humaine illimitée et mécanismes naturels entièrement déterminés, mais
accès à une gamme plus ou moins variée de normes ou de thèmes de comportements entre
lesquels choisir. L’homme est pleinement libre parce qu’il peut choisir entre toutes les
valeurs existantes, et peut se faire artiste, prêtre ou guerrier, généreux ou cupide, sociable
ou solitaire, tandis qu’un animal simple ou une plante n’a accès qu’à la forme typique de
son espèce et à quelques thèmes comportementaux. Il n’y a pas de distinction tranchée
entre se former et agir, le développement embryonnaire étant conçu comme un ensemble
coordonné d’« instincts formatifs », dont les instincts comportementaux ne sont que le
prolongement.
Le cas de l’instinct animal est révélateur de la double direction inhérente au
ruyérisme : un effort considérable pour rattacher liberté et intelligence au monde vivant,
mais pour mieux relier ce monde vivant à un domaine transcendant. Ainsi Ruyer met-il en
évidence avec beaucoup d’acuité la continuité entre développement organique et instinct,
sans qu’il y ait de hiatus entre être et agir, et ancre ainsi sans hésitation l’instinct dans
l’organisme.22 Pourtant, parce qu’il conçoit le développement lui-même comme
participation à un thème, il concevra également l’instinct comme un « détour » par un plan
idéal, et non seulement comme réaction à une situation concrète donnée dans le milieu de
vie.23
La possibilité d’appliquer au vivant la grille de lecture polarisée du travail est
essentiellement justifiée par son adéquation aux faits. C’est un trait général de la méthode
de Ruyer de considérer que l’applicabilité d’un concept ou d’un modèle dans des domaines
très divers est l’indice de sa validité.
22 « La pulsion instinctive est beaucoup plus thématique qu’on ne le croyait ; elle laisse à l’animal passablement d’initiative dans le choix des moyens. (…) L’animal prend sur lui tous les détails d’actualisation, et dans cette mesure il travaille et il est libre. L’embryon lui-même n’est pas exécuté passivement : il travaille à son développement guidé, et c’est pourquoi il est « libre » en ce sens qu’il n’est pas une machine, et qu’il est capable de régulariser les perturbations. » Ibid., p. 35.
23 Voir RUYER, EM, p. 92-93, et supra, p. 341.
272
Nous avons été amené dans cette étude à utiliser les points de vue les plus divers : physique,
biologique, psychologique, sociologique, phénoménologique, existentialiste, axiologique,
métaphysique et même théologique. Nous n’avions aucune idée préconçue quant à la
méthode ; mais nous nous sommes vite aperçu que tous les points de vue étaient nécessaires
et valables, et que la notion de travail avait une vertu synthétisante curieuse.24
Le concept de travail, compris comme actualisation de valeurs, peut s’appliquer aussi
bien à l’activité du savant qu’à celle du terrassier, au comportement humain qu’au
développement organique, à l’activité d’un vivant qu’à celle d’une molécule (qui après tout
réalise un type spécifique) : c’est là un signe de sa pertinence universelle. Même le travail
au sens du physicien, c’est-à-dire le déplacement du point d’application d’une force, s’il
n’est pas un travail véritable, c’est-à-dire axiologique, peut toutefois être compris comme
une forme dégradée de celui-ci, qui n’apparaît que dans les foules statistiques : les systèmes
physiques « travaillent » en tendant vers un état d’équilibre qui n’est qu’un extremum
quantitatif, cas limite et dégradé du travail axiologique qui tend, lui, vers un optimum
qualitatif. C’est ce rapprochement qui permet à Ruyer d’envisager la possibilité d’une
dynamique universelle, unifiant toutes les forces - le travail physique n’étant que la
résultante statistique du travail axiologique des individus composant le système. « Bien
entendu, écrit Ruyer, il est difficile de prouver que ces rapprochements soient plus que des
métaphores. Il paraît cependant bien invraisemblable qu’il n’y ait pas de raison profonde à
un tel parallélisme. »25
1.3 Monde d’individus ou monde de normes ?
On peut voir dans la notion ruyérienne de thème ou potentiel un mélange de
platonisme et d’aristotélisme : la distinction de la puissance et de l’acte, et la conception
du travail comme passage de l’un à l’autre, n’est pensable selon Ruyer qu’à condition de
postuler un réalisme des Idées ou des thèmes visés, qui doivent exister indépendamment
de l’acte de visée lui-même. Ce qui cristallise la spécificité et les difficultés du ruyérisme,
24 RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 26.
25 Ibid., p. 44‑45.
273
c’est au fond la nature du potentiel, dont l’ambivalence révèle cette oscillation entre
platonisme et aristotélisme. D’un côté, le thème est pure potentialité, puissance qui attend
son actualisation, mais ne peut rien par elle-même : elle est immobile ou, pour reprendre
un néologisme de Ruyer, « non-automobile ». Seul le travail de l’agent la fait passer dans
l’actuel.26 Cette importance de l’agent est essentielle pour Ruyer, dont l’œuvre est habitée
par le caractère primaire de l’activité sensée, de l’effort vers l’actualisation : le conatus chez
Ruyer est véritablement un vouloir, reconnu à l’effort, ce qui rappelle la formule
d’Anscombe : « Le signe primitif du vouloir, c’est de s’efforcer de… ».27 Le ruyérisme n’est
pas un néo-platonisme de ce point de vue : parmi les différents plans de réalité, « l’actuel »
est bel et bien le monde des individus concrets, en devenir, sans lesquels les Idées
resteraient de pures potentialités immobiles. Le potentiel ne travaille pas de lui-même, rien
n’en sort par émanation : il ne peut être actualisé par le travail des individus. Ceux-ci ne
sont donc pas des copies dégradées des essences, ils sont autant de points de passage du
potentiel dans l’actuel.
Mais de l’autre côté, il est évident pour Ruyer que cette valeur doit préexister au
travail de l’agent, pour pouvoir être visée. Pour contourner la critique bergsonienne de la
finalité comme action du futur sur le présent, Ruyer situe la fin visée hors du temps et de
l’espace, dans un plan « trans-spatial » qui finit par se révéler comme étant l’entendement
divin lui-même, ou comme n’existant que soutenu par le Grund de cet entendement divin.
Le fait que Ruyer saute si vite à une conclusion si coûteuse ne nous paraît intelligible qu’en
mettant au jour l’ambivalence que recèle chez lui le monde sensible. Considéré sur le plan
ontologique comme « le plus réel », le niveau de l’actualisation des essences, il est au
contraire dévalorisé voire oublié dans l’ordre de la connaissance, puisque l’actuel ne
s’explique pas au fond par l’actuel, mais par la communication avec le « domaine naturel
du trans-spatial ». On aperçoit ici la logique qui mènera Ruyer à faire de sa philosophie une
nouvelle gnose : s’il ne s’agit pas d’affirmer que le monde sensible est mauvais, comme dans
26 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 206‑208.
27 “The primitive sign of wanting is trying to get.” ANSCOMBE, Elizabeth, Intention, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2000 [1957], paragr. 36, p.68.
274
la gnose antique, il s’agit bien de le mettre sous la dépendance d’une hiérarchie d’entités
de niveau supérieur, allant de Dieu aux mémoires organiques en passant par les valeurs.
Nous pouvons déjà mettre en évidence un élément essentiel à la compréhension de
ce statut des normes chez Ruyer : son anti-existentialisme. Le socle de toute la philosophie
ruyérienne est son rejet total (viscéral, serait-on tenté de dire) de la conception
existentialiste de la liberté comme indétermination absolue, comme liberté créatrice de
normes et non soumise à des normes. C’est ce qui lui permet de réinsérer l’humain dans le
monde organique, en accordant au premier comme au second une liberté encadrée par des
normes préexistantes.
Le travail, nous l’avons amplement constaté, implique essentiellement une référence à des
valeurs visées. (…) Pourtant l’existentialisme prétend définir l’existence et la liberté sans
référence à des valeurs indépendantes, primaires, et visées. Il nous paraît évident que c’est
la description existentialiste qui a tort. Une existence qui ne viserait pas une valeur
s’imposant à elle, et qu’elle s’efforce d’actualiser, serait aussi creuse et contradictoire qu’un
travail qui ne viserait rien, qui prétendrait se déterminer lui-même comme bon ou mauvais,
qui se décréterait réussi ou non par pur choix, sans aucune référence à une norme
indépendante.28
Le rejet de l’existentialisme se fait dans l’équivalence entre liberté et travail, le double
article « Métaphysique du travail » étant consacré à la fois à cette identification, à la
critique de l’existentialisme, et à l’affirmation du réalisme des valeurs. « Le parallèle [du
travail] avec la liberté est complet, malgré les apparences, puisque la liberté, elle aussi,
n’est jamais qu’à partir d’un thème imposé, à partir d’une mission biologique ou sociale. »29
L’existence de normes absolues est chez Ruyer la condition nécessaire pour penser
un monde structuré, non chaotique. « Cette “conscience universelle”, écrit-il, dont nous
sommes participants dans l’invention, on ne peut la concevoir que comme “entendement
divin”, sorte de potentiel général qui interdit de faire du travail ou de l’activité cet absolu
28 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 199.
29 RUYER, « Métaphysique du travail (1) », p. 38.
275
de création anarchique qu’y voient les existentialistes. »30 L’entendement divin ne garantit
pas, comme chez Leibniz, un calcul du meilleur des mondes possibles, mais il fonde une
structuration à priori du champ des possibles auquel ni la nature ni l’activité humaine ne
peuvent déroger. Les lois de la nature ne sont qu’une réalité secondaire, une régularité des
phénomènes de foule : les normes transcendantes forment la véritable architecture de
l’univers, et assurent son ordre. Ruyer réalise ici le renversement humoristique de Samuel
Butler dans Erewhon, qu’il cite souvent.31 Les lois physiques, bien identifiées, y sont conçues
comme des décrets divins sanctionnant des fautes morales : les dieux interdisent par
exemple que deux corps se trouvent au même endroit au même moment, et si une pierre
et le crâne d’un homme enfreignent la règle, ils punissent celui-ci de mort. Ce n’est là que
de l’humour, affirme Ruyer, car il s’agit bien en réalité de lois physiques gouvernant les
phénomènes statistiques, soumis au déterminisme mécaniste. Mais cela devient une vérité
dans le domaine des normes ou valeurs transcendantes, puisqu’il s’agit bien d’une
structuration absolue des possibles par l’entendement divin, qui identifie le possible (y
compris physique) et le « permis par Dieu ».
Lorsqu’on connaît les positions sociales et politiques de Ruyer, violemment opposé à
l’anarchisme libertaire des étudiants de mai 68, au marxisme et à toute volonté de
bouleverser trop radicalement l’harmonieuse mécanique sociale, sa métaphysique prend
une autre coloration, et il est permis de se demander lequel est la conséquence de l’autre.
Les efforts considérables qu’il déploie pour faire du travail l’équivalent de la liberté et du
monde une actualisation de normes intangibles sont-ils la cause ou le résultat de son
conservatisme ? La question n’a certainement pas de réponse tranchée. Aussi conforme
soit-il à ses désirs d’ordre social et moral, il faut admettre que ce platonisme est de toute
façon nécessité par sa seule métaphysique, puisqu’il n’est au fond que le déploiement de
l’idée de conscience « indissolublement connaissance et force liante », comme nous avons
tenté de le montrer. Mais l’assimilation de la forme organique viable et de la norme morale,
quoiqu’elles ne soient pas entièrement confondues, ne peut être sans conséquence dans
30 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 205‑206.
31 BUTLER, Samuel, Erewhon, édition numérique, Penguin Classics - Gutenberg Project, 2005, chap. XVI.
276
l’ordre politique et moral : l’eugénisme de Ruyer comme sa conception racialiste et vitaliste
des peuples s’en nourriront, de même que sa conception de l’ordre social. 32
2. La forme comme ordre et comme manifestation
La question de la finalité chez Ruyer est habitée par une tension entre deux thèses
difficiles à concilier : celle de la finalité comme expressivité harmonieuse, et celle de la
trans-spatialité des normes. C’est que la finalité dans l’activité humaine est elle-même
envisagée sous deux aspects : l’aspect intentionnel et utilitaire qui régit, par exemple,
l’activité de l’artisan ou de l’ingénieur, et l’aspect expressif de l’activité artistique ou
religieuse, qui ne vise pas l’efficacité pratique, mais l’expression d’un sens. Mais dans les
deux cas, il s’agit de penser l’ordre harmonieux du monde.
2.1 De la finalité-harmonie à l’expressivité de la nature
Le concept de finalité-harmonie représente sans doute le principal effort de Ruyer
pour construire un finalisme renouvelé, et c’est sa combinaison avec l’idée de domaine
absolu qui constitue le cœur proprement original de sa philosophie.
On trouve chez Ruyer un argument en apparence étonnant de simplicité : la réduction
à l’absurde de toute pensée anti-finaliste, puisqu’une telle pensée se donne pour fin de
prouver qu’il n’y a pas de fin. Cet argument, par lequel il début son Néo-finalisme, s’inspire
du cogito axiologique de Jules Lequier : celui-ci entend mettre en évidence la nécessité
d’admettre liberté et finalité dans l’action humaine, puisque toute tentative de prouver
qu’il n’y a pas de finalité serait encore la libre poursuite d’une fin. Penser et agir, c’est
toujours penser et agir selon un but, et prouver par là même qu’il y a de la finalité dans la
nature. L’anti-finalisme serait donc absurde, auto-réfutatif en ce qui concerne l’activité
humaine. Mais Ruyer passe très rapidement de là à une extension générale de la finalité
dans la nature, dont l’homme doit pouvoir sortir sans hiatus :
32 Voir notre chapitre 8.
277
S’il est absurde, comme nous l’avons amplement montré [par le cogito axiologique], de nier
le sens dans l’activité humaine cherchant, ou le vrai, ou le rendement économique ou
politique, ou un effet esthétique, et aboutissant à des propositions mathématiques, à des
machines à calculer, à des œuvres d’art, à des institutions adaptées, il est également absurde
de nier le sens dans l’activité organique qui constitue les organes, car les organes sont
conformes aux mêmes normes d’utilité, ou de rendement esthétique et technique. D’autant
plus absurde que c’est grâce à l’organe que l’activité finaliste de l’homme peut construire
l’outil, ou n’importe laquelle des autres œuvres de culture.33
Comme l’a bien montré André Conrad, il s’agit ici de retourner le questionnement des
sciences matérialistes de l’esprit : on ne se demande plus comment l’esprit doué
d’intentions peut émerger dans un monde naturel déterministe, mais quel doit être ce
monde naturel pour qu’un esprit doué d’intentions puisse en émerger.34 Étant la plus
proche de nous, l’expérience du caractère finaliste de notre comportement doit primer
tous les postulats, y compris le matérialisme méthodologique de la science. Ce
retournement légitime du questionnement se transforme toutefois à son tour chez Ruyer
en un véritable postulat : celui de l’impossibilité, pour la conscience et l’activité finalisée,
d’émerger à partir d’une nature non finaliste, quels que soient les mécanismes et les étapes
innombrables que l’on interpose entre la matière brute initiale et l’apparition de la vie et
du cerveau. L’Animal, l’homme et la fonction symbolique s’ouvre ainsi sur ce constat :
La satisfaction mentale obtenue est tout aussi illusoire, que l’on explique par le semblable,
mythiquement, ou par le « tout différent », magiquement. Qu’un être vivant et conscient
soit expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun caractère de vie ou de
conscience, dans l’un comme dans l’autre cas, on pose tout simplement une existence
miraculeuse reposant, soit sur une préexistence mythique, soit sur une apparition
magique.35
33 RUYER, NF, p. 20.
34 CONRAD, « La finalité-harmonie », art. cit., p. 14‑15.
35 RUYER, AHFS, p. 10‑11.
278
On voit ici le glissement le plus problématique peut-être de toute la philosophie de
Ruyer, et qui en constitue en tout cas un fondement essentiel : l’équivalence entre les
propositions (A) le monde physique doit être tel que la conscience humaine puisse y
apparaître et (B) les éléments du monde physique doivent être eux-mêmes conscients. Cela
apparaît à Ruyer comme la seule manière d’éviter la création « mythique » par un
démiurge, qui représente l’explication « par le semblable » du paragraphe ci-dessus, en
même temps que l’explication « magique » par émergence. L’idée d’expressivité représente
la tentative de Ruyer pour se tenir entre ces deux lignes de crête, et il faut lui faire
correspondre une nouvelle conception de la finalité, non comme intention, mais comme
expression. C’est la finalité-harmonie.
La finalité-intention, caractérisée par la représentation consciente d’un projet
déterminé, n’est qu’un cas particulier de la finalité générale, qui se présente comme
harmonie. Cette finalité-intention est même un échantillon trompeur, car elle repose sur
la séparation de l’agent et de l’intention, qui n’est qu’une illusion requise par les besoins
de la communication. C’est le besoin de s’expliquer ou de décrire son intention qui produit
la séparation de ce qui, dans l’acte même, n’est pas distinct. Le sujet n’est tel que comme
activité poursuivant une intention, et non comme réceptacle passif d’une intention qu’il
contemplerait, puis réaliserait, comme quelque chose d’extérieur à lui. Ruyer oppose donc
à la finalité-intention la finalité-harmonie, caractérisée par l’indistinction de l’agent et de
l’idéal, ce qui est une autre façon de définir le domaine absolu auto-survolé, ou la
conscience primaire. Un domaine absolu est un être s’organisant de manière harmonieuse,
ou poursuivant l’expression d’un thème harmonique, selon une analogie esthétique.
« Atteindre une harmonie c’est réussir des rapports tels que le tout soit expressif d’un
thème, ou tels que rien ne manque ou qu’il n’y ait rien de trop. L’usage analogique par
Ruyer de cette notion insiste sur le « manque » à combler, sur l’appel ou la pression d’une
configuration donnée « vers » ce qui la complétera, et il rapproche en cela l’harmonie
esthétique des tableaux matriciels, ou des jeux de mots-croisés. On pourrait parler donc
279
d’une expressivité thématique, non comme un état, mais comme une activité par laquelle
un sens prend forme. C’est en cela que les êtres sont des activités harmoniques. » 36
Un être vivant, comme un tableau de peintre durant sa création, est une « activité
harmonique », c’est-à-dire une activité qui n’a pas d’autre but que sa propre existence
expressive. Un oiseau n’existe que pour exprimer sa forme d’oiseau, et là encore le langage
introduit une séparation trompeuse : l’oiseau n’est rien d’autre que cette activité de
manifestation ou d’expression, et c’est finalement cette expressivité qui donne la clef de la
finalité dans la nature.
❖ Finalité et expressivité
On ne peut ainsi faire justice au finalisme de Ruyer sans tenir compte de la notion
d’expressivité, quoique cette notion entre en tension avec l’interprétation platonicienne
du « thématisme ». Dans l’article important qu’il lui consacre, il distingue l’expressivité du
sens : le sens désigne l’ensemble des conduites utiles, « sensées » c’est-à-dire servant la
conservation de l’être.37 Il peut ou non s’exprimer sous forme de signification, impliquant
la triade signifiant, signifié, sujet locuteur. La fuite d’un animal est une conduite sensée,
mais non un acte de signification par lequel l’animal s’adresserait à qui que ce soit.
L’extension de l’idée de « sens » pour inclure toute conduite utile à la vie, tout ce qui
n’est pas absurde et chaotique, est déjà éclairante : elle est liée au rejet du darwinisme, qui
fournissait justement un cadre à l’intérieur duquel les instincts et les organismes avaient
un sens (dans la mesure où ils n’étaient pas sans raison, mais sélectionnés en raison de leur
utilité vitale), tout en étant le produit d’une nature aveugle et de transformations dues au
hasard. Une fois refusé ce cadre, il est clair que l’évidente adaptation des conduites
animales ou de la conformation des organes les plus complexes redevient mystérieuse. Elle
ne peut plus être considérée que comme un impossible produit du hasard brut, qui
produirait d’un seul coup un organisme par choc des atomes, ou comme le produit d’une
36 CONRAD, « La finalité-harmonie », art. cit., p. 12.
37 RUYER, « L’expressivité », art. cit.
280
finalité, d’un sens qui ne signifie pas seulement adaptation de fait, mais adaptation
consciente. Cette finalité utilitaire doit cependant être subordonnée à la manifestation
expressive de soi qui constitue le véritable phénomène de la vie.
L’expressivité désigne en effet la pure manifestation sans utilité. Elle peut ou non
donner lieu à des actes d’expression, comme l’expression artistique, impliquant la triade
expression, exprimé, sujet créateur. L’idée est là encore d’origine esthétique, et les
exemples donnés par Ruyer sont essentiellement des exemples de gestes artistiques ou de
rites religieux. Dire que l’expressivité concerne la manifestation pure et inutile semble en
effet la cantonner dans le domaine des créations humaines, car dans un organisme rien
n’est inutile, au contraire. La reprise ruyérienne du thème de l’animal-machine et des
organes-outils nous l’a suffisamment fait voir. Cependant, les créations de l’art humain ne
sont encore qu’un cas particulier de l’expressivité générale de la nature, ou sa continuation,
comme il le précise dès les Éléments : la musique de Mozart est dans la continuité du chant
des oiseaux, et l’une pas plus que l’autre n’est véritablement une création individuelle. «
C’est une création continuée de l’artiste, et non une création par l’artiste. »38 Il faut donc
en revenir à la pure expressivité de la nature, qui ne s’exprime que de façon secondaire par
des vocalisations ou des créations apparemment individuelles. Dans La forme animale, dont
la première édition paraît en 1948, le zoologiste suisse Adolf Portmann (1897-1982)
élaborait une théorie de l’apparence animale opposant l’organisation fonctionnelle
asymétrique des organes internes à la symétrie harmonieuse de la surface visible de
l’animal. S’appuyant sur une critique des explications réductionnistes et darwiniennes des
livrées animales, il met en évidence leur irréductible valeur sensible, d’abord comprise
comme l’effet d’organes-à-être-vus, comme la peau, destinés au regard extérieur. C’est ce
que critique Ruyer, lecteur de Portmann, qui y voit un idéalisme incapable de penser la
forme animale pour elle-même.39 Ruyer voit au contraire dans l’apparence animale le mode
d’expression de toute forme vivante, un pour-soi sans destinataire. Portmann lui-même
38 RUYER, EPB, p. 50.
39 Voir sur ce point BERGER, Benjamin, « La vie comme manifestation chez Raymond Ruyer et Adolf Portmann », in BURGAT, F. et CIOCAN, C., Phénoménologie de la vie animale, Zeta Books, 2016.
281
évoluera d’ailleurs jusqu’à considérer l’autoprésentation du vivant comme « apparence
inadressée » :
Nous regardons en spectateurs étrangers le spectacle des formes et des couleurs des êtres
vivants, le spectacle de configurations qui dépassent ce qui serait nécessaire à la pure et
simple conservation de la vie. Il y a là d’innombrables envois optiques qui sont envoyés
“dans le vide”, sans être destinés à arriver. C’est une autoprésentation qui n’est rapportée
à aucun sens récepteur et qui, tout simplement, “apparaît”.40
Pour Ruyer et Portmann, les « explications fonctionnalistes [de l’apparence animale]
laissent un résidu ».41 Mais la valeur de ce résidu n’est-elle pas anecdotique ? L’expressivité
dans la nature pourrait à la limite désigner certains ornements apparemment inutiles
comme les motifs colorés d’une fleur ou les circonvolutions compliquées d’un coquillage.
Mais outre qu’il n’est pas impossible de ramener ces ornements à des raisons utilitaires ou
à des contraintes physiques, ce serait manquer la thèse de Ruyer : l’expressivité n’est pas
un ornement accessoire de la nature, mais bien plutôt le but même de la nature, qui est
toute entière manifestation pure sans autre but qu’elle-même. Dans la nature comme dans
un poème, rien n’est certes inutile, mais
l’expressivité est la raison d’être de tout, et, en fait, elle est partout, elle est dans la manière
de tout, comme la manière de respirer, de marcher, d’un animal est l’animal même, comme
être existant indicible. L’animal, comme « être », ne se réduit pas au fonctionnement bien
agencé de ses organes, qui n’ont d’autre rôle que de le faire vivre et exister. (…) Un signe
est utile comme instrument de communication ; un organe ou un comportement sensé est
utile ; un individu peut être utile à un autre individu, et même un groupe à un autre groupe.
Mais le système total de ces utilités, de ces sens, ou de ces moyens de communication de
sens, n’a pas lui-même d’utilité ou de sens. (…) Dans le monde réel, la finalité expressive
40 PORTMANN, Adolf, « « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung », « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » », DEWITTE, J. (trad.), Etudes phénoménologiques, no 23‑24, 1996, p. 161.
41 RUYER, Raymond, « Les informations de présence », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 152, 1962, p. 201.
282
déborde la finalité signifiante. (…) Le monde réel est un monde d’œuvres au sens esthétique
du mot.42
Il faut donc en dernier lieu admettre l’inutilité de la nature, et la subordination de
toute finalité utilitaire à la finalité expressive, c’est-à-dire à la manifestation pure de soi.
Le raisonnement finaliste (au sens habituel, utilitaire) porte sur les moyens, mais non sur
la fin de la vie, car celle-ci n’a pas de but séparé d’elle-même, situé dans l’intention d’un
créateur transcendant. Toute la philosophie de Ruyer est certes un « chapitre détaché »
d’un ouvrage de théologie impossible, ou une approche asymptotique de Dieu par toutes
les voies possibles, mais le théisme de Ruyer est modeste : Dieu n’y est pas tout-puissant, et
il n’a pas d’intention quand il crée. Il ne veut pas l’homme plus que l’araignée ou la jacinthe,
et il fait la nature sans lui assigner une fonction ou un but. Dieu lui-même, en tant que
créateur (le « Dieu connu »), n’est pas plus distinct de sa propre activité créatrice que
l’artiste ou l’animal vivant : il est activité formatrice, source de toutes les expressivités. Le
mot même de création est impropre, s’il implique séparation du créateur et du créé. Pour
Ruyer, le « mythe théologique » le plus valable s’inspirerait de la figure de la « Divinité-
dema » :
La Divinité-dema n’a pas créé ou fabriqué ; elle a été mise à mort ou s’est sacrifiée dès les
premiers âges ; elle s’est transformée en plantes, animaux, hommes, cycles cosmiques, et
elle continue à se manifester comme présente dans les phénomènes mêmes, où elle poursuit
son existence métamorphosée, nourriture des corps et aussi des âmes, expressive et
rayonnante.43
Il y a dans cet article une véritable tentative de Ruyer pour penser l’être comme
apparaître sans destinataire, manifestation d’un pour-soi qui se déploie sans être pour-
autrui. Mais la distinction entre l’expression, qui suppose un destinataire, et l’expressivité,
qui est « l’être même », semble surtout commandée une fois de plus par la dimension
42 RUYER, « L’expressivité », art. cit., p. 96‑97.
43 Ibid., p. 100.
283
monadique, fermée sur elle-même de la conscience primaire ruyérienne, et leur
articulation n’est pas entièrement claire.
La nature vivante elle-même suppose un spectateur pour les formes expressives : le
plumage de l’oiseau mâle est pour la femelle, la beauté attirante d’une fleur est pour
l’insecte. Les évolutionnistes ont montré récemment l’importance de ce qu’ils appellent la
sélection allesthétique, qui doit s’opérer pari passu chez l’acteur et le spectateur, les
couleurs de l’un supposant l’œil sensible aux couleurs, de l’autre.
Mais cela ne prouve absolument rien contre l’« expressivité objective ». Malgré le « pour
autrui » de l’expression, l’expressivité, elle, est l’être même. L’expressivité d’une fleur est
la fleur elle-même, sa forme d’organisme vivant. L’expressivité se confond avec l’être
même, indépendamment de ses rapports horizontaux avec les autres êtres, sinon
indépendamment de ses rapports verticaux avec une source ou un centre créateur.44
On peut voir dans de tels textes une tentative approchant ce que Cassirer nommait la
« prégnance » du symbolique dans le monde sensible, une dimension primaire du sens
précédant toute signification théorique : c’est parce que la nature est déjà par elle-même
expressive que les êtres vivants peuvent « s’exprimer » au sens ordinaire du terme, réaliser
des actes d’expression visant un destinataire.45 Mais à l’intérieur de son cadre ontologique
réaliste, Ruyer semble face à deux interprétations possibles de cette idée : soit c’est une
solution purement verbale qui nomme l’être « expressivité » et l’acte pour-autrui
« expression » sans résoudre l’articulation des deux, soit l’expressivité ne désigne pas
vraiment l’être apparaissant dans l’immanence, mais l’être en tant qu’il exprime un thème
ou un sens extérieur à lui dont il est la manifestation. Cela revient à rabattre l’expressivité
sur l’expression, mais c’est cette deuxième solution qu’il retient et qui le pousse vers son
platonisme, dans lequel l’expressivité de la nature est peut-être sans destinataire, mais
44 Ibid., p. 79‑80.
45 Cela rapproche une fois de plus Ruyer de Merleau-Ponty, qui en se référant explicitement à Cassirer, écrit : « Il faut reconnaître avant les « actes de signification ~ (Bedeutungsgebende Akten) de la pensée théorique et thétique les « expériences expressives ~ (Ausdrucksertebnisse), avant le sens signifié (Zeiéhen-Sinn) , le sens expressif (AusdrucksSinn), avant la subsomption du contenu sous la forme, la « prégnance ~ symbolique de la forme dans le contenu. » MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976 [1945], p. 337.
284
n’est ni sans locuteur ni sans un sens exprimé – même si le locuteur est ultimement
identifiable à Dieu, conçu comme Logos universel, exprimant ses propres idées ou
« thèmes ». Ici encore on peut voir que la conscience close a besoin d’être « nourrie » par
une source située hors de l’espace et du temps, sous peine de n’avoir rien à exprimer – c’est
également ainsi que Ruyer concevra l’instinct et l’intelligence, qui impliquent à la fois
surface consciente et « thème-sens » trans-spatial qui s’y applique.46
Toutes les voies du néo-finalisme convergent donc ultimement vers une même
question : quelle est la source ultime de l’ordre du monde, à laquelle se nourrissent les êtres
primaires ? C’est que s’il abandonne la vision finaliste d’un monde parfaitement ordonné
par un Dieu-artisan en vue d’un but, il conserve celle d’un monde ordonné
harmonieusement, requérant Dieu et le trans-spatial comme source de cet ordre.
2.2 L’ordre du monde vivant
❖ Le principe de Schrödinger : l’ordre à partir de l’ordre
Pour comprendre la manière dont la question de l’ordre en biologie est posée par
Ruyer, il faut en revenir à la manière dont elle est résolue par Schrödinger. L’opuscule
Qu’est-ce que la vie ? d’Erwin Schrödinger, paru en 1944, a fait date dans l’histoire des
discours sur le vivant. Le cofondateur de la mécanique quantique y développe un
raisonnement sur la nature spécifique des phénomènes biologiques, du point de vue du
monde physique, que l’on peut résumer ainsi : dans le monde physique, l’ordre est le
résultat statistique de mouvements désordonnés à l’échelle quantique, et cet ordre tend à
se dégrader progressivement selon le principe d’entropie. C’est le principe de « l’ordre à
partir du désordre », qui est l’une des grandes découvertes de la physique quantique. Mais
ce principe peut-il expliquer l’ordre, et l’accroissement d’ordre, observable dans le
métabolisme et le développement d’un être vivant ? Non, pour des raisons d’échelle,
d’après les calculs proposés par Schrödinger. La stabilité des processus fondamentaux du
vivant, à l’échelle des liaisons atomiques dans les chromosomes, ne peut être attribuée à la
46 RUYER, EM, 92 sq.
285
physique statistique, et au principe de l’ordre à partir du désordre. Le mystère de la vie
devient donc : comment la vie peut-elle produire de l’ordre qui ne soit pas statistique ?
Nous faisons face en biologie à une situation entièrement différente. Un unique groupe
d’atomes, existant en un seul exemplaire, produit des événements ordonnés,
merveilleusement coordonnés les uns aux autres et avec l’environnement, conformément
à des lois infiniment subtiles. (…) nous sommes ici évidemment devant des événements dont
le déploiement réglé et régulier est guidé par un « mécanisme » entièrement différent du
« mécanisme probabiliste » de la physique.47
Pour expliquer le développement ordonné du vivant, il faut d’après lui recourir à un
mécanisme nouveau, inconnu encore du physicien (mais n’échappant pas à l’ordre de la
nature et d’une physique plus complète), obéissant au principe de « l’ordre à partir de
l’ordre »48 : l’organisation complexe du vivant ne peut émerger du désordre du mouvement
brownien des atomes, au contraire, elle émerge avec une régularité admirable d’un très
petit groupe d’atomes (les molécules formant les chromosomes) dans lesquels doit opérer
ce mécanisme nouveau. Celui-ci, entend-il montrer, n’est en fait qu’une nouvelle
application de la physique quantique. Il faut considérer le support matériel de l’ordre
héréditaire du vivant, le chromosome, comme un « cristal apériodique », une molécule très
stable et capable de reproduire son ordre (comme un cristal), mais non répétitive
(contrairement à lui), car dans sa structure doit être codée l’organisation hétérogène de
l’organisme. La stabilité de cette molécule peut être comprise en la rapportant à celle de
tout phénomène physique au zéro absolu, température à laquelle le mouvement
désordonné des particules n’a plus d’effet sur les phénomènes physiques. L’organisme est
donc, pour Schrödinger, une sorte de pur mécanisme tirant son déploiement ordonné de
47 « Nous faisons face, en biologie, à une situation entièrement différente. Un unique groupe d’atomes, existant en un seul exemplaire, produit des événements ordonnés, merveilleusement agencés entre eux et avec l’environnement, selon les lois les plus subtiles. (…) nous sommes ici de toute évidence face à des événements dont le déploiement régulier et fiable (lawful) est guidé par un “mécanisme” tout à fait différent du “mécanisme probabiliste” de la physique. » SCHRÖDINGER, Erwin, What is life?, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 [1944], p. 79, nous traduisons.
48 « Il apparaît qu’il existe deux mécanismes différents par lesquels des événements ordonnés peuvent être produits : le “mécanisme statistique”, qui produit « l’ordre à partir du désordre », et le nouveau, qui produit “l’ordre à partir de l’ordre”. » Ibid., p. 80, nous traduisons.
286
l’ordre d’un très petit groupe d’atomes, qui conserve son ordre, car il se comporte aux
températures normales de la vie comme s’il était au zéro absolu. Que le code de
l’information chromosomique soit une molécule obéissant aux lois de la physique
quantique et non à la physique statistique permet également à Schrödinger de proposer un
mécanisme d’explication des mutations, celles-ci étant comprises comme des sauts
quantiques d’un atome de la molécule, saut qui peuvent ainsi être très localisés et préserver
la structure d’ensemble. Ainsi s’expliqueraient à la fois la stabilité et la capacité d’évolution
du génome.
Ce brillant essai est donc un premier exemple particulièrement clair, quoiqu’écrit par
un physicien, de ce que l’on peut appeler avec Ruyer la conception laplacienne de la
génétique : l’idée que la connaissance point par point de la structure des chromosomes
permettrait à un esprit omniscient de calculer, de prévoir le développement complet et la
forme achevée de l’organisme. Le travail sur la manière dont une information ordonnée est
transmise de l’ADN à la cellule donnera naissance une quinzaine d’années après ce texte au
« dogme central de la biologie moléculaire ». C’est en effet par cette expression devenue
célèbre que Francis Crick désigna en 1958 l’hypothèse fondatrice d’un flux unidirectionnel
d’information de l’ADN à l’organisme :
Le Dogme Central. Il établit qu’une fois que « l’information » a été transformée en protéine,
elle ne peut plus se diffuser à nouveau. Plus précisément, le transfert d’information d’acide
nucléique à acide nucléique, ou d’acide nucléique à protéine peut être possible, mais le
transfert de protéine à protéine, ou de protéine à acide nucléique est impossible. Information
renvoie ici à une séquence précisément déterminée, de bases dans l’acide nucléique ou d’acides
aminés dans la protéine.49
Le principe énoncé par Schrödinger, celui de « l’ordre à partir de l’ordre », est donc
au centre de la biologie moléculaire du XXème siècle, qui se construira progressivement
autour du dogme central puis de la métaphore du « programme génétique ». Or, ce que
nous voudrions montrer ici, c’est que Ruyer admet ce principe qui lui paraît indiscutable,
49 CRICK, Francis H., « On protein synthesis », Symposia of the Society for Experimental Biology, vol. 12, 1958, p. 153, nous traduisons, nous soulignons.
287
tout en rejetant la version matérialiste qu’en donnent Schrödinger et les généticiens. C’est
ainsi qu’il va être conduit, comme dans sa lecture des travaux cybernétiques, à chercher
hors du monde physique la source de l’ordre qui s’observe dans le vivant. On peut pour bien
le comprendre faire un dernier détour par l’essai de Schrödinger dont Ruyer retient un
autre concept, celui de la « néguentropie » du vivant.
❖ Le paradoxe de Schrödinger et l’entropie
Le finalisme de Ruyer peut en effet être rapporté à la lecture partielle qu’il fait de
Schrödinger : il retient le principe de l’ordre à partir de l’ordre, mais pas son explication
du caractère « néguentropique » du vivant. En effet, comme les deux auteurs ne manquent
pas de le souligner, le monde physique est gouverné par la seconde loi de la
thermodynamique, qui stipule que tout système fermé tend vers un niveau de désordre
maximal : c’est l’accroissement d’entropie. Pourtant, les organismes vivants semblent
défier cette loi, puisqu’ils suivent un développement qui accroît considérablement l’ordre
de leur organisation, et maintiennent ensuite cet état hautement ordonné tout au long de
leur vie. Cette capacité à lutter contre l’entropie est interprétée par Ruyer de façon
vitaliste, comme le signe que l’organisme est traversé par un « courant d’ordre »50 d’origine
extra-naturelle, qui lutte contre l’entropie : la conscience primaire en participation avec le
thème spécifique. Pourtant, comme le montrait déjà Schrödinger dans Qu’est-ce que la vie ?
il n’y a aucune contradiction physique à ce que les vivants maintiennent un état ordonné :
la seconde loi de la thermodynamique ne vaut que pour des systèmes isolés, qui ne
pourraient recevoir de l’extérieur l’énergie nécessaire au maintien ou à la modification de
leur ordre. Or, ce n’est pas le cas des vivants : l’organisme, comme la biosphère tout entière,
est un système ouvert, et les vivants ne maintiennent leur organisation complexe qu’au
prix d’une consommation constante d’énergie, et particulièrement d’énergie sous une
forme déjà ordonnée : celle des autres vivants qu’ils consomment. Le « paradoxe de
Schrödinger » n’est donc en rien une contradiction dans le système de la physique, qui
obligerait à faire intervenir des forces vitales spéciales.
50 L’expression est reprise de Schrödinger. RUYER, NF, p. 189.
288
Ruyer pense toutefois y déceler une double contradiction : premièrement,
Schrödinger, en admettant que le niveau pertinent pour traiter de l’information génétique
est le niveau quantique, reconnaîtrait implicitement que celle-ci échappe à tout mécanisme
physique et qu’il faut faire appel à une dynamique finaliste et psycho-biologique, puisque
celle-ci est pour Ruyer la seule interprétation valable de la physique quantique. Ensuite, il
y aurait chez Schrödinger une inversion du rapport entre l’organisme et la molécule : si
l’organisme a besoin pour conserver son ordre de se nourrir d’« entropie négative » en
consommant d’autres vivants, c’est bien que le courant d’ordre va en partie de l’organisme
à la molécule, et non seulement de la molécule à l’organisme.51 Cette lecture de Schrödinger
l’amène donc au principe suivant : il y a nécessairement un ordre primaire dont
l’organisme vivant tire son ordre, mais cet ordre ne peut être trouvé dans l’espace-temps
physique.
La tentative de Schrödinger montre clairement l’erreur du néo-matérialisme, et la nécessité
d’accepter franchement le néo-finalisme. L’ordre vraiment primitif ne peut être fondé que
sur une activité essentiellement normative, du même type que l’activité psycho-biologique,
et telle que nous avons essayé de la définir en décrivant les domaines de survol absolu où
une transversale métaphysique domine la forme en lui donnant un sens. L’ordre purement
matériel, et la persistance brute d’un ordre matériel (au sens substantialiste du mot), sont
des phénomènes seconds relativement à l’ordre primaire.52
La source de l’ordre ou de l’information ne pouvant être physique, elle est
nécessairement à situer dans un domaine « trans-spatial », le domaine des thèmes et des
essences, qui jouent finalement le même rôle que le cristal apériodique de Schrödinger,
mais en laissant à l’organisme une marge de manœuvre dans la réalisation de cet ordre qui
explique la plasticité du vivant. On voit ainsi comment Ruyer est conduit à la fois par le
principe de « l’ordre à partir de l’ordre » et par le rejet de toute origine matérielle de l’ordre
51 Ibid.
52 Ibid.
289
à admettre le « verticalisme » qui donne à sa philosophie un tour platonicien et le détourne
définitivement du néo-matérialisme.53
2.3 L’origine mixte de l’information
L’origine de l’ordre dans le vivant n’est donc pas compréhensible pour Ruyer sans
appel à un domaine trans-spatial de « thèmes » ou « potentiels », qui constitue un étage de
réalité intermédiaire entre la nature observable et Dieu. C’est dans ce Logos universel que
puisent les inventeurs humains aussi bien que les consciences organiques qui inventent de
nouvelles espèces. Le pas essentiel qui ouvre la voie à la science nouvelle est de chercher
les solutions en dehors du mécanisme, dans un néo-finalisme qui est en même temps un
« Platonisme biologique ». 54 Mais il faut souligner chez Ruyer le souci récurrent de
tempérer son platonisme : il insiste fréquemment sur le fait que le domaine du trans-spatial
n’est pas le « ciel des Idées » d’un platonisme naïf, et cherche à la fois à revendiquer son
saut hors de l’espace-temps vers les hypothèses métaphysiques et à le rendre plus
raisonnable qu’il ne paraît à première vue.
Ce « platonisme bien tempéré » est obtenu d’une part en montrant l’absurdité d’un
platonisme naïf et caricatural, et d’autre part en insistant sur le rôle joué par les lois
physiques dans l’explication du monde. Un texte essentiel à cet égard est le chapitre VIII
de La cybernétique et l’origine de l’information, intitulé « L’origine mixte de l’information ».
Ruyer y reconnaît les dangers et les caricatures auquel est soumise sa thèse : « Il serait
53 Comme nous l’avons déjà vu (au chap. 4), Ruyer donne des particules quantiques une interprétation psycho-biologique, que l’on pourrait également appeler hylozoïste. Ce n’est donc pas le caractère quantique des phénomènes vivants que Ruyer conteste chez Schrödinger, mais l’interprétation qu’il donne de cette nature quantique : elle devrait le conduire à dépasser la réduction du biologique au physique, et non à la justifier. Notons au passage que l’existence même d’effets quantiques significatifs au plan biologique au niveau des molécules d’ADN a été globalement exclue du paradigme biologique de la fin du XXème siècle. Elle fait à nouveau l’objet d’études et de vifs débats dans le champ récent de la « biologie quantique » (quantum biology), mais les découvertes de ce nouveau champ sont tout à fait localisées (dans les mécanismes de la photosynthèse ou du système de navigation des oiseaux notamment.). Elles ne fournissent pas une explication d’ensemble du développement ou de l’hérédité, qui se jouent essentiellement à l’échelle des explications classiques. Voir par ex. LAMBERT, Neill et alii, « Quantum biology », Nature Physics, vol. 9, no 1, 2013, p. 10‑18.
54 RUYER, NF, p. 258.
290
ridicule de dire que l’inventeur de la bicyclette a été guidé, comme le jeune esclave du
Ménon, par l’intuition-souvenir d’un Type idéal, contrôlant ses efforts comme son radar
contrôle un canon de D.C.A. à pointage automatique. »55 L’essence transcendante de la
bicyclette n’existe pas, mais l’invention de la bicyclette est le fruit de la rencontre entre
une intention consciente, celle de se déplacer de façon rapide et légère, et des lois
physiques de notre monde, qui imposent la forme circulaire des roues, l’emploi de
matériaux solides et d’une forme résistante, etc. La conscience ruyérienne n’est pas
actualisation tout puissante des essences auxquelles elle a accès, mais canalisation des lois
physiques pour servir à cette actualisation. C’est là « l’origine mixte de l’information », que
Ruyer illustre par l’exemple de la conquête spatiale :
Des fusées réelles sont déjà construites. Les effets de la surpesanteur et de l’impesanteur
ont été essayés sur des animaux. D’autre part, la mécanique céleste est capable de décrire
d’avance, avec précision, les trajectoires avantageuses pour un but donné, parmi les
trajectoires possibles. Mais c’est une foi, une intention d’ordre spirituel et trans-physique,
qui unifie toutes ces techniques partielles, pour les diriger vers la réalisation. (…) Les formes
organiques sont déjà le résultat d’un mixte de foi ou d’intentions axiologiques, conjuguées
avec une canalisation technique des lois physiques macroscopiques.56
Cet exemple de technique humaine avancée paraît transposable pour Ruyer à toute
« in-formation » au sens d’apparition de forme, et donc au vivant : la vie est elle-même un
mixte de « foi » directrice consciente et de mécanismes subordonnés. La finesse et la
coordination exemplaire observée dans l’organisme lui paraissent encore une fois exclure
a priori toute explication matérialiste, et il faut admettre une conscience directrice qui soit
la force unifiante et directrice de ces mécanismes, après d’ailleurs en avoir été la force
inventrice et formatrice.57 Notons une fois encore qu’il n’y a pas pour autant parallélisme
55 RUYER, COI, p. 179.
56 Ibid., p. 182 et 187.
57 Ces passages qui évoquent l’idée d’une « foi » se réalisant en tournant les lois de la matière évoquent nettement l’élan vital de Bergson, et s’articulent difficilement avec le mépris affiché par Ruyer à l’encontre de cette idée. C’est qu’en creusant le problème de la visée d’un thème trans-spatial, Ruyer s’éloigne de son projet initial : une philosophie de la forme se possédant elle-même, auto-organisatrice, et non informée du dehors.
291
strict entre le niveau mécanique et le niveau conscient, parallélisme qui permettrait une
séparation des ordres entre métaphysique monadologique et physique mécaniste, comme
c’était le cas chez Leibniz. Chez Ruyer, la métaphysique s’immisce dans la physique, elle est
exigée par les lacunes de l’explication physique qu’elle vient combler. C’est pourquoi
l’articulation de la conscience et des lois physiques qu’elle se subordonne revient malgré
tout à accorder l’essentiel du pouvoir explicatif à cette conscience, et Ruyer fait finalement
de l’origine mixte de la conscience, non pas la confrontation de la conscience et du monde
physique, mais le fruit d’un double rôle de la conscience :
On saisit en même temps le double rôle indispensable de la conscience. Elle est, d’une part,
une intention et une foi, prolongeant l’intention et la foi qui animent tous les organismes
vivants. Les hommes envahiront les planètes du système solaire, poussés par la même foi
qui anime le lichen envahissant un vieux mur. Elle est d’autre part survol absolu, c’est-à-
dire connaissance unitaire des domaines où règnent des lois physiques statistiques. Par
suite, elle est capable de saisir d’avance pour les canaliser, les effets inévitables de ces lois
au lieu de les subir.58
On retrouve la résolution par le dédoublement de la conscience, mais d’une manière
qui ne recoupe pas la première (« connaissance et force liante ») : non seulement elle est à
la fois visée intentionnelle d’un thème et forme en survol absolu, mais le survol absolu lui-
même devient une forme de connaissance, connaissance de son propre domaine et des lois
physiques à canaliser pour son organisation. La conscience doit être à la fois connaissance
des idéaux, connaissance de son domaine et connaissance des lois physiques, pour pouvoir
être force de liaison. L’exemple de l’aéronautique spatiale ne nous surprend dès lors plus :
le modèle de la conscience organique, du « savoir cellulaire » qui fait un organisme à partir
d’un œuf, c’est la conscience d’un ingénieur de la NASA doué de foi dans un projet
représenté et de connaissances théoriques et pratiques des lois de la nature et de
l’ingénierie. La problématique de l’information, traitée de façon extensive dans les
confrontations avec la cybernétique, met au jour le glissement progressif de la conscience
ruyérienne, glissement logique plus que chronologique, car il apparaît au fil de toutes les
grandes œuvres : le modèle de la conscience « force de liaisons », modèle vraiment moniste
58 RUYER, COI, p. 184.
292
et immanentiste, se transforme au fil des faits à expliquer en une conscience douée de
connaissances, risquant le retour au « mauvais panpsychisme » dont le philosophie
entendait pourtant se garder.
Ruyer émet à l’occasion de ce chapitre une critique de la « métaphore peu heureuse »
de Bergson, celle du « courant de conscience lancé à travers la matière ».59 Mais cela signale
sa proximité avec les hypothèses de L’Évolution créatrice, en même temps que ce qui l’en
distingue. Chez Bergson le courant de conscience de l’élan vital ne peut produire la vie
qu’en se jouant de la matière, en en contournant les résistances, tout en étant forcé d’en
tenir compte. La vie est une lutte de la conscience pour dominer habilement les résistances
de la matière. Or, Ruyer est très proche de cette position lorsqu’il expose son « origine
mixte de l’information » : la conscience ruyérienne en effet n’informe la matière qu’en
tenant compte et en dominant les lois physiques, tout comme l’homme ne construit des
bicyclettes, des théières ou des astronefs qu’à l’aide de sa connaissance (théorique ou
empirique) des régularités du monde physique. Certes, comme Ruyer le souligne ici et
ailleurs, « la matière » informée n’existe pas comme hulè préexistante et sans forme, elle
n’est que la multitude des individus conscients qui, à partir d’une certaine masse,
produisent des effets de foule réguliers dont la physique classique nous donne les lois. Mais
il n’y a pas là de rupture essentielle avec la tentative bergsonienne d’une « genèse idéale
de la matière » à partir de la conscience retombée au sommeil de l’inconscience : Ruyer
cherche surtout à donner un contenu déterminé à ce qui lui paraît n’être chez Bergson que
des métaphores aux contours flous.60 Ce faisant, il opère toutefois une rupture importante
en admettant à regret un dualisme, non de l’esprit et de la matière, mais de l’agent et de
l’idéal.
59 Ibid., p. 180‑181.
60 « Même Bergson (…) garde un dualisme au fond platonisant, quand, dans une métaphore d’ailleurs peu heureuse, il parle d’un “courant de conscience lancé à travers la matière”. La matière ne représente qu’une notion vague, et la conscience n’est pas un courant. Elle est ce qui survole et encadre les mécanismes auxiliaires qu’elle monte et agence de manière à les forcer de fonctionner selon sa propre direction axiologique. Mais il y a bien en effet, dans toute information, une sorte de rencontre entre un thème conscient et des lois physiques domestiquées. » Ibid.
293
Ce dualisme persistant est justifié, comme nous allons le voir, par l’analyse que Ruyer
donne de la mémoire, car l’idéal est de nature mnémique, et la visée thématique est
ultimement réminiscence. Les faits de mémoire comme les faits biologiques obligent pour
le philosophe au maintien d’une forme de platonisme : après avoir abandonné « presque
tout » de la théorie platonicienne « pour la rendre viable », « lorsqu’on a renoncé à croire
expliquer l’information par des formes toutes faites dans un monde transcendant, on
s’aperçoit néanmoins que quelque chose d’essentiel doit en être gardé, à savoir un certain
dualisme entre les valeurs ou les sens entrevus par l’agent et les lois du monde physique
que cet agent canalise dans la direction de cette valeur ou de ce sens. » Le réalisme des
valeurs est la vérité du platonisme, valable pour tout ce qui vit puisque la vie est par nature
axiologique. L’impossibilité pour Ruyer de penser une norme autrement que comme entité
transcendante est la clef de son dualisme : la vie obéit évidemment à des normes, mais chez
lui ces normes ne peuvent être tirées de la pression du milieu, des besoins corporels
objectifs et des réquisits physiques de la vie : elles sont nécessairement d’un autre ordre.
Le platonisme de Ruyer va plus loin encore, puisqu’il réhabilite non seulement la
notion d’essence, mais celle de la connaissance comme réminiscence, et identifie les
« potentiels » trans—spatiaux à des mémoires collectives.
3. Du thème à la mémoire de l’espèce
3.1 La mémoire selon Ellenberger
La mémoire est à la fois la voie d’accès privilégiée au trans-spatial, dans l’expérience
subjective de la remémoration, et la nature même des thèmes organiques trans-spatiaux,
qui doivent être considérés comme une « mémoire de l’espèce ». Ruyer utilise ici comme
ailleurs la méthode de « l’observation non prévenue », les faits contenant en eux-mêmes
leur interprétation. Une juste observation de l’expérience du souvenir permet pour Ruyer
de constater la vérité de la réminiscence platonicienne, car la mémoire nous donne
l’expérience de la « participation » et même de la « possession » par un souvenir.
Le type « hirondelle » ou le type « homme », les essences ou les valeurs en leur statut
intemporel, ne peuvent certes être imaginés comme des Idées, trônant dans l’Empyrée et
294
contemplées avec admiration par des êtres qui s’efforcent de les imiter. Mais l’observation
soignée des faits de mémoire et des modes vrais de la réminiscence permet de donner une
signification et une valeur positive au vieux rapprochement platonicien de l’invention et de
la mémoire.61
Cette « observation soignée des faits de mémoire », il ne la fait pas lui-même. Il
l’emprunte à une source étonnante, mais essentielle pour toute sa philosophie : les travaux
sur la mémoire d’un jeune géologue, fréquenté comme Étienne Wolff en captivité à l’Oflag
XVII-A, François Ellenberger (1915-2000).62 Celui-ci se livre durant ses 5 ans
d’emprisonnement à une série d’observations introspectives sur le fonctionnement de la
mémoire qui a fasciné Ruyer, tant par la rigueur acharnée avec laquelle ces observations
étaient menées que par les résultats qu’Ellenberger en a tirés. L’ignorance de ce dernier en
psychologie comme sa qualité de géologue sont pour Ruyer des atouts et non des obstacles
à ce travail, conformément à son habitude de confiance dans l’esprit sans préjugé de
l’amateur sincère. Il vaut la peine de citer presque toute la page dans laquelle Ruyer relate
les conditions de réalisation de ces observations (à l’occasion de sa recension du livre qu’en
tirera Ellenberger, Le mystère de la mémoire).63
Géologue, Ellenberger se trouvait préparé à connaître tout le prix de l’observation
consciencieuse, car, en géologie, des observations bien faites sont presque tout. Lorsque l’on
dispose de coupes géologiques vraiment précises, l’hypothèse naît comme d’elle-même. (…)
Or, il se trouve que, tourmenté, anxieux par tempérament, Ellenberger était capable de
tourner toute la puissance d’observation scientifique qu’il possédait vers la découverte de
61 RUYER, NF, p. 147.
62 Ce dernier a évoqué cette expérience dans ELLENBERGER, François, « Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer », in VAX, Louis et WUNENBURGER, Jean-Jacques, Raymond Ruyer. De la science à la théologie, Paris, Kimé, 1995, p. 323‑333.
63 ELLENBERGER, François, Le Mystère de la mémoire. L’intemporel psychologique, Genève, Éditions du Mont-Blanc, 1947. Ellenberger retournera après sa captivité à une brillante carrière de géologue et d’historien de la géologie, mais ne poussera pas plus loin ces observations de jeunesse sur la mémoire, qui sombreront dans l’oubli. Ruyer les cite fréquemment, mais c’est dans sa recension de l’ouvrage qu’il est le plus complet : RUYER, Raymond, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 139, Presses Universitaires de France, 1949, p. 72‑79. Pour une synthèse de l’ouvrage, voir VAX, Louis, « Une clé de la philosophie de Ruyer : Le mystère de la mémoire de F. Ellenberger », in VAX, Louis et WUNENBURGER, Jean-Jacques, Raymond Ruyer. De la science à la théologie, Paris, Kimé, 1995, p. 169‑193.
295
la réalité intérieure. Enfin, et c’est peut-être le facteur le plus favorable de tous, Ellenberger
était, au départ, absolument ignorant des théories et du vocabulaire philosophiques et
psychologiques, et sans aucune idée préconçue. (…) Nous-même, occupé à des études sur
l’interprétation psychologique de la biologie, nous n’avions ni l’intention, ni la possibilité,
d’influencer en quoi que ce soit la marche de ses observations. Notre rôle s’est borné à
encourager Ellenberger, devant le caractère souvent étrange et paradoxal des résultats
obtenus. Pendant des mois, et sans aucune idée préconçue, Ellenberger a noté, en
remplissant plusieurs gros cahiers, des rêves et des observations diverses, au prix d’efforts
héroïques pour retrouver les « suites » les plus longues possible (ce qui est capital), et pour
les décrire fidèlement, sans les intellectualiser (ce qui est fort difficile). En outre, une foule
d’autres observations ont porté sur des réminiscences, des remémorations dirigées, des
visions hypnagogiques, etc. (…) Les notions les plus importantes sont exprimées par des
métaphores soigneusement choisies.64
Ruyer ne se soucie pas des problèmes que pose une psychologie purement
introspective, qui plus est menée sur lui-même par un seul individu – un individu
« tourmenté et anxieux » dont les observations ont été obtenues « au pris parfois d’une
dangereuse fatigue »65, et dans les conditions bien particulières de la captivité de guerre.
Au contraire, le fait d’accumuler une masse d’observations puis d’en tirer l’hypothèse qui
« naît comme d’elle-même » lui paraît parfaitement représentatif des « méthodes
habituelles en sciences naturelles »66, conformément à l’image qu’il se fait de la science. On
relève dans ce texte, comme auparavant à propos de Butler par exemple, la confiance de
Ruyer dans l’observation « non prévenue », non déformée par des théories préalables, et
par là son adhésion à une forme de réalisme naïf. En effet, comme on va le voir, ces
« données immédiates de la conscience » ne nous renseignent pas seulement sur la
conscience elle-même, mais bien sur la réalité de ce qui est expérimenté dans la conscience,
et ici dans la mémoire. Cette confiance est redoublée lorsque les observations sont contre-
intuitives, paradoxales ou provocantes, pour la même raison : le fait qu’elles heurtent
64 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 73.
65 Ibid.
66 Ibid., p. 75.
296
l’opinion reçue ou le paradigme scientifique en vigueur est un signe suffisant de leur
valeur, puisqu’elles témoignent nécessairement de l’absence de soumission de
l’observateur à ces présupposés dominants. Ainsi les observations d’Ellenberger, faites sans
idée préconçue, « n’aboutissent pas à des théories rationnellement satisfaisantes, mais à
des paradoxes, ce qui est un excellent signe de la profondeur et de la sincérité de
l’observation, car lorsque le résultat final est parfaitement satisfaisant pour la raison
commune, c’est en général que l’on a trouvé surtout ce que l’on avait envie de trouver. »67
❖ Lois et paradoxes de la mémoire
S’il est impossible de restituer dans leur précision et leur diversité les observations
d’Ellenberger, nous pouvons retenir ce qui paraît essentiel à Ruyer : la mémoire est
l’expérience d’une « conscience autre intemporelle ». En effet, dans le souvenir comme
dans l’imagination, la conscience éprouve le sentiment d’échapper à l’actuel pour accéder
à une autre dimension de l’expérience, non soumise aux lois ordinaires de l’espace et du
temps, dimension qu’Ellenberger nomme « l’intemporel ». Cependant, observe-t-il,
l’intemporel n’est pas expérimenté comme un monde d’objets mentaux livré au regard de
la conscience : l’intemporel a sa puissance propre et s’impose à la conscience, il la possède
plus qu’il n’est contrôlé ou exploré par elle. Le souvenir est ainsi vécu d’abord sous la forme
de la « procuration » :
Dans la procuration, pour atteindre la donnée transcendante à l’actuel, le « je » délègue ses
pouvoirs à un « autre-je » situé, lui aussi, dans l’intemporel. La procuration est donc
l’expérience d’une véritable multiplicité subjective. Le souvenir implique une participation
à une conscience-autre, qui n’est pourtant ni une conscience-tu, ni une conscience-il, mais
encore une conscience- je, il n’est pas une reproduction.68
Lorsque le « je » est entièrement absorbé dans le souvenir ou l’image mentale (« l’être
intemporel »), l’expérience est celle de la fascination. Lorsque l’autre-conscience envahit
ma conscience actuelle en faisant sentir sa présence, mais sans révéler son contenu
67 Ibid., p. 76.
68 Ibid., p. 74.
297
représentatif, c’est la « larve » ou « présence larvaire » : je sens la présence impérieuse du
souvenir sans en avoir le contenu. C’est cette dernière expérience surtout qui intéresse
Ruyer. « La larve, c’est la conscience autre, intemporelle, qui envahit la conscience actuelle
sans apporter avec elle son propre sens. (…) elle est cause d’angoisse, elle manifeste à son
maximum le caractère de possession du phénomène mnémique ».69 Il s’agit de l’expérience
d’un souvenir dont on ressent la présence, évoquée peut-être par tel ou tel événement,
mais que l’on ne parvient pas à se remémorer. L’exemple le plus trivial, souvent cité par
Ruyer, en est celui du nom de quelqu’un que l’on a « sur le bout de la langue », sans parvenir
à se le rappeler.
L’expérience unique qui nous est donnée dans la mémoire est, pour résumer
l’essentiel, celle de la possession incontrôlée de mon « je » par quelque chose qui est à la
fois « je » et « autre ». « Se souvenir, c’est participer à une autre conscience, et pourtant
« l’autre-conscience-je » est une expression absurde ».70 L’expression « autre-je » est
contradictoire, mais elle est la seule désignation appropriée pour cette expérience de
« possession » qui est bien vécue en première personne, d’abord dans le « je » actuel qui est
envahi par le « je » du souvenir : je revis le souvenir en première personne et en tant que
« je », tout en continuant d’exister plus ou moins consciemment dans l’actuel. Proust
narrateur revit bien en première personne le thé chez la tante Léonie, ou les couchers de
soleil impressionnistes de Balbec : ce ne sont pas de simples images regardées de
l’extérieur. La conscience dans laquelle il s’absorbe, celle du « jeune Proust à Balbec » par
exemple, est une subjectivité, qui est à la fois la sienne et celle d’un autre.
Ellenberger lui-même paraît donner de ces descriptions introspectives une
interprétation réaliste, « l’intemporel » étant conçu comme un domaine de réalité prenant
réellement possession des consciences individuelles. Ruyer reprendra et renforcera cette
interprétation réaliste, en insistant sur deux points. D’abord, le souvenir est (relativement)
indépendant de la volonté, il s’impose souvent à la conscience malgré elle, et il a son
dynamisme et ses lois spécifiques. Ensuite, ce dynamisme est de nature thématique : c’est
69 Ibid.
70 Ibid., p. 76.
298
en raison de leur sens que les éléments du rêve ou du souvenir se mêlent et s’évoquent les
uns les autres, et non en raison de forces physiques par lesquelles ils se « causeraient »
comme une boule de billard cause le mouvement d’une autre.71
Comme souvent chez Ruyer, ce qui est indépendant de la conscience actuelle va donc
être interprété comme existant de manière absolue, indépendante et intemporelle :
« l’intemporel » n’est autre que le domaine du trans-spatial, la « sur-nature » indispensable
à l’explication de la nature. C’est ce qui explique la proximité entre la mémoire et
l’invention, souvent soulignée par Ruyer : la mémoire consiste à puiser dans un réservoir
plus individuel de thèmes-souvenirs, tandis que l’invention consiste à puiser dans un
réservoir commun à tous les hommes, voire à tout le vivant, de formes et de thèmes à
actualiser. Le platonisme est la seule explication possible du fait que je peux me remémorer
un nombre infini de fois le même souvenir, et que la même invention puisse apparaître
dans des consciences très éloignées les unes des autres, dans le temps, l’espace ou la
culture.72
De plus, le fait que les souvenirs soient liés « selon leur sens » signale la nature
psychique, donc non physico-chimique, de la mémoire. L’hypothèse matérialiste d’une telle
évocation explicable par le mode de stockage physique des souvenirs dans le cerveau, avec
regroupement et connexions neuronales selon les ressemblances, les catégories ou la
fréquence de l’évocation commune, n’est pas sérieusement envisagée par Ruyer.
L’hypothèse d’une mémoire stockée physiquement dans le cerveau était d’ailleurs la limite,
71 « Enfin, la causalité mnémique est elle-même de nature paradoxale. Elle diffère, d’une part, de l’ordre de la causalité, de l’action, et de la compréhension spirituelle, et, d’autre part, elle diffère de la causalité d’ordre physique, car les thèmes mnémiques s’interpénètrent selon leur sens. Les thèmes mnémiques sont à la fois des êtres opaques et des êtres qui pourtant agissent les uns sur les autres selon leur signification et non pas par causalité « bord à bord ». » Ibid., p. 77. Ruyer donne aussi souvent en exemple la recherche d’un nom qu’on a oublié, et que l’on trouve après plusieurs essais : « J’ai sur la langue un nom propre qui me fuit. J’essaie différents noms : Moreau, Moret, Mairet. Je sens qu’aucun n’est bon. Puis je trouve, c’est Mercier. (…) Mais comment un gabarit absent peut-il être efficace ? Et surtout efficace pour se faire trouver lui-même ? (…) La reconnaissance implique une rétroaction sans contrôle actuel et qui pourtant fonctionne selon ce curieux contrôle-fantôme. » RUYER, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, op. cit., p. 36.
72 Voir notamment sur ce point : RUYER, EPB, p. 124 sq. ; NF, p. 145 sq.
299
pour Ruyer, des analyses de Butler.73 Expliquer ces faits de mémoire par la science du
cerveau est en effet non seulement exclu, mais contraire au projet de Ruyer : celui-ci ne
vise pas l’extension à l’esprit humain des explications biologiques, mais bien plutôt
l’extension à la biologie des explications et descriptions psychologiques, ce qui est
particulièrement visible dans le cas de la mémoire. Le passage de l’un à l’autre est si naturel
pour lui qu’il conclut son article de recension du livre d’Ellenberger en résumant sa propre
philosophie de la vie pour montrer à quel point « les résultats d’Ellenberger cadrent à la
perfection » avec elle.74 La possibilité de décrire les phénomènes du vivant selon les mêmes
schémas thématiques et psychologiques lui apparaît comme la convergence naturelle de
deux esprits vers la vérité. On peut également y voir l’influence déterminante des
observations d’Ellenberger sur sa conception de la mémoire.75
3.2 De la mémoire humaine à la mémoire biologique
La tentation est grande de voir dans la fréquentation croisée, en captivité, d’Ellenberger
et de Wolff la source de la « psycho-biologie » ruyérienne. C’est vrai pour une part : celle-
ci est taillée pour penser les mystères de l’embryologie, dévoilés par l’un, à travers les
descriptions psychologiques de l’autre, et l’isomorphisme entre les deux paraît à Ruyer
receler la clef du mystère du vivant. « Les expériences de l’embryologie expérimentale,
écrit-il, sont la contrepartie exacte des observations psychologiques d’Ellenberger. »76
73 Voir notre chap.4, § 2.3
74 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 77.
75 « Nous voudrions, pour finir, montrer que l’analyse des phénomènes biologiques, dégagée des préjugés « physico-chimistes » et matérialistes, sans permettre la rationalisation des faits de mémoire psychique, permet du moins d’étendre les paradoxes de telle sorte qu’ils apparaissent comme des faits absolument généraux. Que peut-on faire d’autre ? La physique progresse de la même façon. » Ibid. Cette notation sur la physique permet de se représenter une fois de plus la conception extrêmement minimaliste que se fait Ruyer de la méthode de l’enquête scientifique : Ruyer est tout sauf un épistémologue, et l’activité scientifique se réduit pour lui à l’accumulation d’observations, suivie d’un effort d’interprétation générale qui est en fait proprement philosophique (et dans lequel les savants se trompent régulièrement).
76 RUYER, « Nature du Psychique », art. cit., p. 52. Voir p.52-53 pour une longue description du développement de l’embryon et du comportement instinctif reprenant les concepts d’Ellenberger : présence larvaire, fascination, multiplicité des « je ».
300
Il ne faut pas oublier toutefois que l’intérêt de Ruyer pour ces questions précède la
guerre et l’Oflag, et que l’attention qu’il porte à ces deux chercheurs est l’effet, et non la
cause, de son projet philosophique général, le projet d’une réconciliation moniste de la
structure physique, de la forme biologique et du thème psychologique. Il est clair
cependant que les « faits » découverts en captivité ne le quitteront jamais, et influenceront
durablement son approche de la biologie comme de la psychologie. Ce qui est encore
certain, c’est que, tirant profit de cette double fréquentation, Ruyer a tout de suite cherché
à faire coïncider embryologie, psychologie de la mémoire et réalisme axiologique. La
possibilité de décrire le développement de l’organisme de façon « thématique », comme s’il
était de l’ordre du sens et de la normativité et non de l’ordre des causes physiques, justifie
dès lors l’établissement d’un isomorphisme révélateur entre la vie et la conscience, et le
met sur la voie de sa conception de la « mémoire biologique ».77 Là encore, Ruyer se situe
dans la continuité de ses thèses d’avant-guerre, puisqu’il interprétait déjà en 1938 le
comportement de l’amibe à l’aide de concepts psychologiques78, mais ces thèses sont
reconfigurées dans un langage qui les tire vers le verticalisme des Formes-Idées. Toute la
difficulté reviendra alors à concilier l’idée de normes intemporelles et le caractère
mnémique (donc évolutif et historiquement constitué) de ces normes : c’est le paradoxal
platonisme évolutionniste de Ruyer.
L’idée que le vivant obéit à une mémoire n’est pas nouvelle, reconnaît-il lui-même, mais
elle s’est toujours heurtée à deux impasses :
77 Qu’Ellenberger et Wolff soient deux sources essentielles de sa philosophie est parfaitement reconnu par Ruyer, qui les cite tous deux dans l’avant-propos de son premier livre de maturité sur la question du vivant, les Elements de psycho-biologie : « Cet ouvrage a été réalisé en grande partie à l’Oflag XVII A, de l’hiver 1942 au printemps 1944. J’ai discuté longuement beaucoup des questions traitées ici avec des camarades biologistes ou philosophes, et il ne m’est pas facile de discerner la part qui leur revient dans l’élaboration de certaines de mes idées. M. F. Ellenberger (…) qui poursuivait des études extrêmement soignées et acharnées sur la mémoire et la causalité psychologique dans le rêve, études dont il m’exposait journellement les progrès, a inspiré, notamment, plusieurs paragraphes des chapitres sur l’actualisation, sur l’action et la causalité, etc. M. E. Wolff (…) par ses cours sur l’embryologie, l’hérédité, la tératologie, et aussi par des conversations particulières, a contribué à préciser beaucoup de mes idées sur le développement, l’individualité, l’actualisation. » RUYER, EPB, « Avant-propos », p. sans num.
78 RUYER, « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », art. cit.
301
L’existence d’une mémoire biologique a été soupçonnée par une foule d’auteurs. C’est un
des thèmes de la psychologie romantique. Carus, en particulier, l’a exposé
remarquablement. Hering, Butler, les Lamarckiens Pauly, Cope et, récemment, Mac Dougall,
Sémon, Rignano, Piéron, Bleuler ont défendu l’hypothèse mnémiste. Mais cette hypothèse
ne pouvait mener à rien, parce que ses auteurs ne définissent qu’une pseudo-mémoire,
considérée comme une propriété du protoplasme, donc, comme une structure dans
l’espace-temps. Inversement, Bergson, qui, lui, dans l’ordre psychique, a reconnu le
caractère trans-spatial du souvenir pur, n’utilise pas cette mémoire pour comprendre les
faits biologiques et se contente, dans l’« Évolution créatrice », de métaphores comme celle
de « courant de conscience lancé à travers la matière » ou comme celle de « l’élan vital ».79
Tout en les renvoyant dos à dos, Ruyer est ici clairement plus proche de Bergson que
des « mnémistes », c’est-à-dire ceux qui pensent la mémoire comme une information codée
dans l’organisme (dans les gènes ou le protoplasme, dans le cerveau). Bergson n’a péché
que par manque d’audace ou de cohérence, puisqu’il aurait dû généraliser son spiritualisme
à l’ensemble du vivant, et renoncer à l’idée d’élan vital au profit de celle d’un réservoir
trans-spatial de formes, d’une mémoire psycho-biologique. La vie n’est pas seulement élan,
mais élan vers une norme visée. Cette généralisation est permise par la découverte de la
plasticité embryonnaire, qui là encore faisait défaut à Bergson :
Il est vrai que l’embryologie expérimentale est toute récente ; or, c’est dans ce domaine
surtout que s’impose le fait d’une mémoire qui n’est pas la propriété de l’organisme actuel, mais
qui s’empare, au contraire, de l’œuf ou de l’organisme, qui en prend possession, qui le fait
participer à son rythme et à sa puissance formative. La mémoire psychologique, si bien
décrite par Ellenberger, apparaît ainsi comme un cas particulier de cette mémoire
organisatrice.80
L’appel à une mémoire conservée dans une dimension à la fois « trans-spatiale » et
« intemporelle » peut également être interprété, relativement à Bergson, comme un moyen
79 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 77.
80 Ibid., p. 77‑78.
302
d’échapper à la critique de la finalité de L’Évolution créatrice.81 Bergson y dénonçait le
finalisme comme une impossible action de l’avenir sur le présent : en rompant non
seulement avec l’espace, mais aussi avec le temps, Ruyer pense pouvoir contourner cette
critique. Avec l’idée de « mémoire biologique », c’est même l’action du passé (évolutif) sur
le présent qui s’expliquera en termes finalistes.
Une fois admise la nature mnémique de la vie biologique, l’idée d’évocation qui
remplace, comme nous l’avons vu, celle de cause dans les phénomènes organiques, prend
tout son sens, un sens qui n’a rien de métaphorique : « l’x qui est la base de l’individualité
organique est possédé par des thèmes mnémiques, évoqués d’une façon analogue à celle
dont une odeur, par exemple, évoque un souvenir conscient. »82 La réminiscence
proustienne en dit plus sur la nature profonde du développement embryonnaire que la
génétique et la biologie moléculaire.
Ce texte est par ailleurs une fois de plus révélateur des conditions de validité d’une
hypothèse chez Ruyer. Après avoir pointé comme signes de sa vérité l’ignorance de
l’observateur non-spécialiste et le caractère paradoxal de ses résultats, c’est enfin la
dimension totalisante de l’explication qui en indique la vérité : la thèse de la mémoire
biologique trans-spatiale est vraie, parce qu’elle permet d’expliquer à la fois et de façon
homogène le vivant et la conscience humaine, le souvenir et l’invention, ce que ne permet
pas la thèse d’une mémoire physique inscrite, par exemple, dans les gènes.83
La révolution que représentera la génétique et l’oubli dans lequel tombera le livre
d’Ellenberger sur la mémoire n’ont pas vraiment donné raison à cette prédiction finale de
Ruyer : « On voit se dessiner, en tout cas, dans ce domaine, les lignes d’une synthèse
81 BERGSON, L’évolution créatrice, op. cit., p. 44-46 notamment.
82 RUYER, « Le mystère de la mémoire, d’après F. ELLENBERGER », art. cit., p. 78.
83 « Disons donc ici que la conception d’une mémoire trans-spatiale en biologie et en psychologie permet de comprendre – fait inconcevable dans l’hypothèse de la mémoire comme propriété des actuels – l’analogie surprenante entre la mémoire et l’invention. La participation aux essences et aux valeurs, la possession par les essences qui permet l’invention est même, en réalité, le fait primitif, le thème mnémique ne représentant qu’une « substantialisation », une « individualisation » d’un système d’essences actualisé une première fois. » Ibid.
303
scientifique et philosophique d’envergure. Lorsque cette synthèse sera réalisée, on
s’apercevra nettement de la portée capitale qu’ont les observations exceptionnellement
sincères et profondes d’Ellenberger. »84
3.3 Du thématisme au potentiel mnémique
Il reste à déterminer aussi précisément que possible ce qu’est vraiment l’entité que
Ruyer nomme « la vraie mémoire thématique », ou le « potentiel mnémique ». C’est en
réalité fort difficile, car il n’en donne jamais une définition stricte. L’approche du monde
des essences et des thèmes se fait chez Ruyer de deux manières indirectes. D’abord, en
montrant que le recours à ces thèmes est exigé par certains faits, qui ne peuvent être
expliqués à l’intérieur de l’espace-temps. C’est la voie positive, par laquelle Ruyer affirme
la nécessité de recourir au trans-spatial. Mais ces affirmations, toujours posées avec force
des Éléments jusqu’à L’Embryogenèse du monde, sont aussi souvent tempérées : Ruyer craint
de retomber dans l’idéalisme platonicien le plus caricatural, ou d’en être accusé. L’accès au
trans-spatial se fait donc également par voie négative, en disant ce que ne sont pas les thèmes
et les essences : ce ne sont pas des Idées trônant dans l’Empyrée, le trans-spatial n’est pas
un monde, il n’est pas hors de la nature, les essences sont sans pouvoir actualisateur, mais
doivent être actualisées par des consciences, etc. Comme il a cherché à identifier l’élément
de vérité de la monadologie en la débarrassant de ses caractères naïfs ou de ses excès, Ruyer
cherche l’élément de vérité du platonisme, tout en cherchant à le dépouiller de ses
dimensions mythiques. Nous pouvons toutefois tenter de délimiter les contours de ce que
Ruyer nomme le « potentiel mnémique ».
❖ Le potentiel mnémique
Le potentiel mnémique est l’entité trans-spatiale correspondant à une espèce
biologique, la forme qui est actualisée simultanément par tous les représentants vivants de
l’espèce. Dans les « étages » du trans-spatial évoqués par Ruyer, le potentiel mnémique est
à un niveau de généralité intermédiaire, entre la mémoire individuelle (mes souvenirs, que
84 Ibid., p. 79.
304
moi seul peux actualiser) et les essences (les idées universelles, accessibles à tous les
esprits).85
Il est explicitement conçu à partir de l’expérience de la mémoire psychologique : il
joue dans le déploiement d’un organisme le rôle de « l’autre-je » dans le déploiement d’un
souvenir, tel qu’il est décrit par Ellenberger.86 La détermination des cellules dans le
développement embryonnaire est conçue comme la forme préliminaire du souvenir
psychologique. Elle est ainsi comparée au « désancrage » des souvenirs d’enfance de
Proust, non encore déployés, au moment de la perception du goût de la madeleine, ou à
Ingres cherchant la bonne composition d’un tableau.87
Le potentiel mnémique est ce qui fait d’un organisme (et de toute individu vrai) une
forme au sens propre, et ce n’est pas la moindre des difficultés de la philosophie
ruyérienne : toute en s’efforçant d’identifier la conscience à une forme dynamique dans
l’espace-temps, il est conduit à reconnaître en même temps qu’une forme n’est telle que
reliée au potentiel mnémique trans-spatial : une cellule vivante est une forme, parce qu’elle
est reliée avec l’organisme à la mémoire de l’espèce, mais la même cellule détachée par le
biologiste n’est plus qu’une apparence de forme : « séparée du thème, elle n’est plus une
vraie forme, elle n’en est plus qu’une photographie instantanée ».88
Toute forme authentique est dans le temps aussi bien que dans l’espace. Elle subsiste dans
le temps en traduisant un potentiel, par lui-même intemporel, dans l’espace.
85 RUYER, NF, p. 148‑149.
86 RUYER, « Métaphysique du travail (2) », p. 205.
87 RUYER, EM, p. 79. La double comparaison renvoie au double rôle du potentiel, à la fois mnémique et inventif. Voir aussi NF, p.84 : « Il est strictement impossible d’interpréter les faits mis en lumière par l’embryologie expérimentale : antériorité de la détermination sur la différenciation ; développement orstgemäss ou herkunftgemäss des greffons ; induction avec régulation, etc., par des modèles mécaniques ou dynamiques. Seul le « modèle psychologique » d’amorçage mnémique peut rendre compte des faits. Il n’y a aucune fantaisie à faire correspondre, à l’embryon observable, un domaine de conscience primaire, de même que l’on a fait spontanément correspondre une conscience à la tête ou au cerveau observables d’un être vivant. Un thème sensé, que les structures observables expriment mais n’épuisent pas, ne peut avoir d’autre genre d’existence que l’existence de type subjectif. »
88 Ibid., p. 70.
305
L’embryogenèse est mnémique. Le potentiel est une mémoire. Le thème n’est pas une sorte
d’animation vitale, un souffle créateur recommençant en chaque être individuel le souffle
mythique de Yahvé sur Adam. Il n’y a pas d’entéléchie individualisante. Le souffle vital, c’est
la mémoire organique. Si souffle il y a, il s’agit plutôt de l’action d’un « souffleur de
théâtre », qui n’est autre que la mémoire de l’espèce.89
Comme le montre ce texte, ce qui définit ou au moins délimite la nature du potentiel
chez Ruyer, c’est sa fonction : une fois admise l’existence de formes subsistant dans le
temps et dans l’espace, mais d’une manière ne s’expliquant pas dans le temps et l’espace,
on doit admettre le potentiel comme « ce qui assure la subsistance de la forme »,
spatialement et temporellement. Ruyer, qui met si souvent l’accent sur la dimension de
l’espace et l’ubiquité de la forme, qui est en même temps en tout point de sa surface, insiste
ici sur le temps : c’est que la vie est par nature dynamique, elle n’est pas forme figée, mais
maintien et restauration permanente de la forme. À un instant t, la structure spatiale de
l’organisme peut bien être expliquée dans l’espace, par la structure de ses éléments. Mais
la permanence de la forme à travers les changements de la matière des éléments appelle,
chez Ruyer, un « intemporel » constamment actualisé dans le temps.90
Cet intemporel a la nature d’une signification, puisque la forme « traduit » le
potentiel dans le temps : le potentiel est indispensable et inerte comme la partition du
musicien, qui se réalise dans le temps grâce à l’actualisation par le musicien. Vivre, pour
Ruyer, c’est chanter la mélodie de sa forme organique. L’organisme est d’ailleurs
partiellement créateur, libre dans son interprétation, puisqu’il résiste aux perturbations
en trouvant de nouveaux moyens de réaliser sa forme. Mais il est aussi très largement un
interprète scrupuleux, et non un improvisateur ; il est pour l’essentiel guidé par la mémoire
spécifique qui explique le caractère à la fois répétitif et épigénétique (c’est-à-dire créateur)
du développement.
89 Ibid. Notons ici l’usage de la « double voie d’accès » : d’une part on pose la nécessité du potentiel pour rendre compte de la forme organique, d’autre part on en délimite la nature par la critique des autres propositions métaphysiques ou métaphoriques, naïves ou inadaptées.
90 Cette fonction de maintien dans l’existence, véritable création continuée individuelle, jouera un rôle essentiel dans la critique ruyérienne du darwinisme. Voir infra, § 3.1.
306
Le potentiel mnémique joue donc chez Ruyer un double rôle informateur. Dans le
développement individuel, il joue le rôle de programme génétique spécifique, contenant
l’information qui guide l’embryogenèse. Dans l’évolution des espèces, il joue le rôle de
mémoire de l’espèce accumulant, sélectionnant et intégrant les modifications successives
– un rôle là encore dévolu au génome dans la théorie synthétique de l’évolution. Ce que
Ruyer a bien identifié ici, c’est la solidarité profonde qui unit le développement, l’hérédité
et l’évolution, mais leur explication conjointe par le potentiel mnémique pose de multiples
problèmes.
❖ L’énigme de la participation
Nous avons souligné plus haut que le potentiel ou thème était, d’après Ruyer,
« immobile », incapable d’effectuer sa propre actualisation, qu’il n’était qu’un guide
donnant au comportement ou au développement sa direction. Mais Ruyer fluctue quant à
la nature et au rôle exact du thème – ce qui montre une fois de plus qu’il ne s’agit pas tant
d’un concept clairement déterminé que d’un réquisit de l’explication, rendu nécessaire par
les coordonnées scientifiques et philosophiques du problème. Avec l’idée de potentiel
mnémique servant de réservoir d’information pour la morphogenèse, on passe déjà du
simple thème à un ensemble d’informations déterminées, destinées à être réalisées de
façon répétitive et régulière à chaque embryogenèse. Le potentiel mnémique joue le rôle
que la biologie du XXème siècle attribue au programme génétique. Dans certains textes et
notamment dans son dernier ouvrage, L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Ruyer
accorde de plus en plus de consistance au domaine des potentiels : d’idéal guidant l’effort
de l’embryon, le potentiel devient alors la cause principale et même l’être le plus réel,
l’organisme n’étant plus qu’un « pied-à-terre » par lequel le potentiel « passe » dans
l’actuel.
La mémoire n’est pas propriété des corps. Ce sont les corps ou c’est ce qui apparaît comme
« corps » qui est propriété d’une mémoire.
Il faut donc souligner que la mémoire-habitude n’est pas une propriété du support matériel
actuel auquel elle s’applique. Elle le forme, ce support, elle n’en dérive pas. Elle est un
potentiel, non un actuel. Elle est thème potentiel hors de l’espace, potentiel qui passe dans
l’espace en utilisant le petit domaine spatial qui lui sert de pied-à-terre permanent, mais
qui ne la contient pas, qui n’est qu’une base de départ, un premier champ d’application pour
307
son déploiement complet. (…) Il est en permanence dans ce pied-à-terre, qu’il maintient
activement comme la flamme d’une veilleuse maintient en permanence la capacité
d’allumer tout le gaz d’une chaudière.91
Dans ce texte, c’est bien la mémoire qui est première et « forme » l’organisme : elle
est à la fois un potentiel et une force formatrice, elle est active et non seulement visée. Mais
comment le forme-t-elle ? Comment la puissance passe-t-elle à l’acte ? Ruyer, en
néoplatonicien, achoppe devant le mystère de la participation. Tout en affirmant que « la
participation est un phénomène tout à fait fondamental dans l’ordre de la vie et même,
nous le verrons, dans l’ordre cosmique et pour tous les êtres créés »92, il peine à décrire de
façon claire le mécanisme de cette participation, et même la nature de ce à quoi les êtres
participent – étant de plus entendu qu’une multiplicité de degrés d’individualités implique
une multiplicité de niveaux de « thèmes » participables, ce qui n’est pas sans compliquer
encore considérablement les choses. Une cellule d’un organisme est ainsi en participation
simultanée avec sa forme de cellule, celle de l’organe, celle de l’organisme, de la colonie…
et chaque molécule qui la compose est elle-même en participation avec un thème, et chaque
atome, et chaque particule… On trouvera donc des formules énigmatiques comme celle-ci,
qui ne permettent pas d’identifier le rôle précis de chaque élément :
L’être, après évocation d’une idée-thème, peut laisser l’idée, devenue par participation son
idée, agir en lui, se transformer en lui selon son sens, en devenant à son tour dans son « je »
actuel idéomoteur créatrice de sa forme organique et de son comportement instinctif,
répétitif et créateur à la fois.93
Cette tentative de formulation synthétique montre comment Ruyer tente de
redonner à l’action de la forme une dimension immanente qui la rapprocherait d’une
entéléchie, après avoir admis le détour par l’idée trans-spatiale : c’est seulement après
avoir fait sienne l’idée intemporelle par participation que l’individu actuel peut, non agir
véritablement, mais laisser agir en lui cette idée. Mais alors, que faire de l’effort
91 RUYER, EM, p. 75‑76.
92 Ibid., p. 97.
93 Ibid.
308
d’actualisation de la part de l’individu qui était dans d’autres textes le caractère essentiel
de la participation, et son signe visible ?94
Le flottement terminologique de Ruyer, qui parle successivement de thème, de
potentiel mnémique, de Forme-Idée, de valeur axiologique, met en évidence la convergence
d’ontologies hétérogènes dont le potentiel est censé révéler l’élément de vérité et faire la
synthèse. Le potentiel est à la fois Idée platonicienne objet de réminiscence, forme
aristotélicienne organisant la matière dans le vivant et la connaissance dans l’esprit,
possible leibnizien situé dans l’entendement divin et loi de déploiement de multiples
monades, norme morale objective opposée au subjectivisme existentialiste, et thème
d’expression esthétique. Il est responsable à la fois des phénomènes étranges de la
mécanique quantique, de la structure des molécules, du développement embryonnaire et
de l’évolution des vivants, de la pensée abstraite et des normes morales, esthétiques ou
religieuses. Les multiples fonctions du potentiel expliquent sans doute la difficulté d’en
faire un concept bien défini : il est plutôt le nom de ce qu’on peut trouver d’isomorphe entre
ces différents domaines de réalité ou concepts philosophiques. La certitude de Ruyer que
tous ces problèmes ont une solution unique le conduit en fait à diviser sa solution elle-
même en fonction des problèmes, en insistant davantage sur tel ou tel aspect du thème, sur
l’action du potentiel ou sur l’effort du domaine absolu, sur la répétitivité ou la créativité du
processus. C’est notamment vrai du cas de la morphogenèse, qui intéresse particulièrement
notre étude : la participation du domaine absolu à la mémoire spécifique y doit expliquer à
la fois la rigidité du processus et sa souplesse, l’existence et l’inexistence d’auxiliaires
physico-chimiques, la dimension reproductrice et la dimension créatrice.
Pourquoi une conscience organique inventant sa propre forme se contenterait-elle
de répéter l’organisme typique de son espèce ? Pourquoi la vie n’est-elle pas un
foisonnement créatif sans aucune régularité observable, pourquoi chaque organisme ne
s’invente-t-il pas radicalement différent de tout autre ? Parce que l’épigenèse n’est pas
radicale et qu’il faut faire appel à un « savoir » qui guide le développement selon le type de
l’espèce, qui permet à un embryon d’éléphant de savoir ce qu’est la « bonne forme » à
94 Cf. supra, chap. 6, § 1.2
309
réaliser pour un éléphant. Ce savoir pour Ruyer est de nature mnémique, et le
développement d’un vivant est quelque chose comme une réminiscence. L’identification
du thème avec une mémoire permet notamment à Ruyer de rendre compte à la fois du
caractère épigénétique du développement et de sa régularité. D’une part les faits
biologiques cités indiquent que le développement est un effort vers la réalisation d’un
thème, puisque l’embryon s’efforce autant que possible de le réaliser malgré les
interférences. D’autre part le caractère prévisible et répétitif du développement vient, non
pas de ce que l’embryon fonctionnerait comme une machine aveugle et condamnée à se
répéter, mais de ce que l’embryon « n’hésite pas », et que l’information nécessaire n’est pas
inventée de toute pièce à chaque génération : le thème qu’il réalise porte la mémoire de
l’espèce. L’absence d’hésitation, d’innovation inattendue ou de changement extravagant
dans le développement n’indique pas son caractère mécanique, mais montre au contraire
que l’embryon est comme l’acteur expérimenté, absorbé tout entier dans son jeu : « Il sait
son rôle par cœur, au point d’oublier qu’il joue son rôle et d’être en effet inconscient de
jouer un rôle difficile. »95 Ce genre de métaphore permet d’adapter l’explication aux
phénomènes les plus rigides, qui sont comparés à une récitation mécanique, comme aux
plus souples et adaptables, comparés à une improvisation. Dans tous les cas, le vivant est
incompréhensible sans l’appel à une mémoire à la fois psychologique et située hors de
l’espace-temps.
***
95 RUYER, EM, p. 38.
310
Nous sommes ainsi conduits à la question des difficultés, voire des contradictions
internes de l’œuvre de Ruyer. A-t-il trahi son projet initial en doublant la forme absolue
d’un thème trans-spatial, l’a-t-il accompli ou en a-t-il simplement changé ? Peut-il
préserver l’inspiration de sa première identification du corps à la conscience tout en
identifiant la conscience à une mémoire trans-spatiale ? Il nous faut de plus interroger le
lien qui unit cette philosophie biologique de l’individu et de la norme aux considérations
morales et politiques de Ruyer, qui ne peuvent en être entièrement indépendantes. Peut-il
penser l’altérité et la société à partir de la distinction de l’individu et de la foule ?
L’identification des normes biologiques à des normes axiologiques n’est-elle pas un
dangereux confusionnisme ? Ces deux ensembles de questions formeront l’objet de notre
dernière partie.
311
PARTIE IV
IDÉOLOGIE SCIENTIFIQUE ET IDÉOLOGIE POLITIQUE
312
CHAPITRE 7 : LES DIFFICULTÉS DU NÉO-FINALISME
L’attention minutieuse de Ruyer à certains développements de la science est aussi
incontestable que sa tendance à sortir toujours plus, au fur et à mesure de son œuvre, du
champ de l’observable au profit du « verticalisme » métaphysique. La coexistence parfois
difficile de ces deux tendances interroge : fait-il de la science un usage purement
instrumental, à l’appui d’une philosophie qui romprait tout à fait avec les critères de la
vérité scientifique ? Cette philosophie parvient-elle à assurer sa propre cohérence, et à
réaliser son projet de réintégration de la conscience humaine dans la nature ? A-t-il vu juste
dans ses prédictions au sujet de l’avenir de la science, et de sa rupture qu’il estimait
inévitable avec le mécanisme ? En soulignant les difficultés de la philosophie de la vie de
Ruyer, nous ne cherchons pas à la condamner, mais à en relever des lignes de force parfois
contradictoires, qui conduisent Ruyer à de difficiles efforts de conciliation.
1. Ruyer entre néo-matérialisme et néo-finalisme
1.1 La porte refermée du néo-matérialisme
La biologie contemporaine a plutôt donné raison à Ruyer quant à sa critique de
certaines attitudes dogmatiques courantes chez les biologistes du milieu du XXème siècle
(mécanisme simpliste, génocentrisme, sélectionnisme et autres réductionnismes
excessifs), critiques qui sont aujourd’hui formulées par nombre de biologistes.1 On peut
dire notamment que la biologie du développement contemporaine, est de moins en moins
1 On peut citer par exemple Gilbert et Bard : « une théorie du développement ne peut être un sous-ensemble d'une théorie génétique parce qu'une grande partie du développement n'est pas dirigée par le génome. » GILBERT, Scott F. et BARD, Jonathan, « Formalizing Theories Of Development : A Fugue On The Orderliness Of Change », in MINELLI, A. et PRADEU, T. (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 139. L’idée de « programme génétique » fait aujourd’hui l’objet de critiques de plus en plus virulentes en biologie comme en philosophie des sciences, par exemple : KUPIEC, Jean-Jacques et SONIGO, Pierre, Ni Dieu ni gène. Pour une autre théorie de l’hérédité, Paris, Seuil, 2003. LONGO, Giuseppe et TENDÉRO, Pierre-Emmanuel, « L’incomplétude causale de la théorie du programme génétique en biologie moléculaire », in MIQUEL, Pierre-Antoine (dir.), Biologie du XXIe siècle : évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 185‑217. NOBLE, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome (The Music of Life. Biology beyond genes), op. cit., FOX KELLER, The Century of the Gene, op. cit.
313
mécaniste au sens ruyérien, mais ce mécanisme (modèle du corps-machine,
préformationnisme génétique, sélectionnisme pur) est dépassé à l’intérieur d’un cadre
matérialiste et non vers un abandon du matérialisme. Ainsi émerge comme philosophie
sous-jacente à la biologie contemporaine un néomatérialisme qui admet une forme de
complexité irréductible du vivant. Un biologiste comme Stuart Newman, se revendiquant
d’un matérialisme puraliste et émergentiste, en donne la formule suivante :
[La] nature hybride des systèmes en développement, par la nature multi-
échelle (multiscale) de leur opération à toutes les phases de leur évolution, et par
l’empreinte, toujours croissante, de leur histoire passée, exclut la possibilité d’une théorie
unitaire ou d’un ensemble de lois du même type que celles qui s’appliquent à des systèmes
physiques à une seule échelle (monoscale) (par exemple la mécanique classique ou
quantique, ou la thermodynamique).2
Ruyer a raison lorsqu’il pointe non seulement les insuffisances des explications
disponibles à son époque, et leur remise en question par les phénomènes
d’équipotentialité, de plasticité phénotypique et cérébrale, ou de robustesse du
développement, mais aussi en partie sur la direction dans laquelle se trouve la solution :
celle d’une conception structurale et dynamique de l’organisme, du système nerveux et du
génome, d’une structure plastique continuant en permanence sa propre auto-formation.
N’était-il pas, si l’on s’en tient à la part la plus moniste de sa philosophie, très proche d’un
tel matérialisme nouveau ?
❖ Le néo-matérialisme refusé
On peut penser qu’avec le concept de « structure absolue » développé dès l’Esquisse,
Ruyer était sur la voie d’un néo-matérialisme qui aurait pu le mettre davantage sur la voie
que la science allait emprunter : celle de la capacité des réseaux dynamiques à s’auto-
réguler et à se maintenir dans l’être tout en se transformant continuellement. L’idée que
l’organisme est un système complexe, que le génome est un réseau capable de se
2 NEWMAN, Stuart A., « Physico-genetics Of Morphogenesis: The Hybrid Nature Of Developmental Mechanisms », in MINELLI, A. et PRADEU, T. (dir.), Towards a Theory of Development, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 97. Nous traduisons.
314
transformer continuellement pour modifier sa propre expression, que c’est dans le réseau
de milliards de connexions que résident les capacités du cerveau, tout cela nous dirige vers
l’examen des modes de liaison spécifiques au vivant et à la cognition, et vers l’idée que
vivre, se développer, se comporter, apprendre, c’est établir dynamiquement de nouvelles
liaisons.
Certains textes du dernier ouvrage de Ruyer montrent qu’il ne juge pas tant avoir
abandonné qu’accompli ce projet initial : il ne le fait pas toutefois en revendiquant un néo-
matérialisme qui dépasserait un mécanisme trop fruste, mais en rabattant toutes les
tentatives pour bâtir un tel matérialisme sur son propre panpsychisme. Les efforts de
Monod, par exemple, pour insérer la téléonomie du vivant dans le jeu du hasard et de la
nécessité reviennent pour lui à une psycho-biologie qui s’ignore, car il y a pour lui une seule
alternative : le mécanisme classique ou le finalisme.3 C’est ce qui lui permet de reprendre à
son compte l’objection fondamentale que le matérialisme pourrait lui opposer, et de la
revendiquer comme un argument pour sa propre thèse :
Bien entendu, ici, les généticiens orthodoxes, anti-finalistes, crient à la caricature. Cette
comparaison — avec le singe dactylographe, ou avec le progrès du cinéma par agression
quelconque sur les pellicules — vaut peut-être, disent-ils, contre le monde d’atomes
disjoints de Démocrite, non contre le monde de la physique moderne, où il y a partout des
gradations, des paliers, des échelons consistants, et autosubsistants. Chaque étage (de
forme et de comportement) s’édifie et s’appuie, non sur le hasard des foules d’atomes à la
Démocrite, mais sur le palier immédiatement inférieur. La nécessité de l’étage n+1 est déjà
écrite dans l’étage n. Ce ne sont pas les atomes qui créent par hasard et nécessité les formes
d’un arbre ou d’un animal, ce sont les molécules d’ADN, formées elles-mêmes en des
millions d’années d’autosubsistance. (…) L’homme n’est pas « moléculaire », il est l’homme
3 MONOD, Jacques, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970. Voir EM, p. 141-142 : « En fait, il est clair que Monod et les généticiens introduisent subrepticement dans la « nécessité » toute la substance de ce que la psycho-biologie appelle le « thème ». Cette nécessité est, en fait, une conscience ou un comportement conscient « capteur » - et qui, étant conscient, peut être effectivement capteur. » Sur l’impossibilité d’une troisième voie entre mécanisme et finalisme, voir ci-après notre 2.1.
315
cellulaire, ou “l’homme neuronal”. Mais ces gradations autoconsistantes ne sont
concevables que si l’on abandonne déjà les postulats mécanistes-déterministes.4
Ce texte nous semble particulièrement intéressant parce qu’il montre à quel point
Ruyer s’avance dans la compréhension nouvelle du monde que permet la science du XXème
siècle, mais sans jamais envisager que celle-ci puisse donner lieu à un matérialisme
renouvelé, ce dernier étant nécessairement pour lui le masque d’un finalisme qui ne dit pas
son nom. « Abandonner les postulats mécanistes-déterministes » ne peut signifier pour lui
autre chose qu’adopter une position finaliste-panpsychiste. Mais la porte ouverte dans ce
texte d’un matérialisme nouveau, quoiqu’aussitôt refermée, met déjà à mal tout un pan de
l’argumentation ruyérienne, qui consistait justement dans l’oubli ou le refus de cette
hiérarchie de paliers autoconsistants. Dans le même ouvrage, quelques dizaines de pages
plus tôt, on trouvait par exemple cette formule :
Or, il paraît ridiculement inadéquat d’expliquer cet immense domaine de la sexualité,
primaire et secondaire, anatomique, physiologique, et psychologique, par des substances
chimiques qui seraient des causes suffisantes. (…) Être homme ou être femme, cela déborde
manifestement la compétence de la chimie et des chimistes (…).5
Des formules de ce type perdent beaucoup de leur poids dès lors que l’on admet qu’un
tel réductionnisme primaire n’épuise absolument pas le discours scientifique -
matérialiste, sur la sexualité par exemple, ce qui est d’ailleurs reconnu par Ruyer à travers
la distinction des champs de la chimie, de l’anatomie, de la psychologie, etc.
De tels textes rendent tout à fait visible le paradoxe qui traverse le rapport de Ruyer
à l’idée d’émergence. Il dispose de tous les outils conceptuels pour penser et admettre celle-
ci, et il le fait dans une large mesure dans le texte précité, en reconnaissant que le monde
physique et organique se réalise par paliers dotés chacun de son niveau de consistance et
de ses propriétés particulières. Par ailleurs, l’idée de propriétés émergentes n’est pas en soi
rejetée, au contraire : en affirmant que les lois de la physique classique sont statistiques et
4 RUYER, EM, p. 140.
5 Ibid., p. 104.
316
valables uniquement pour des agrégats, il reconnaît bien que l’agrégation d’éléments fait
émerger des propriétés qui n’étaient pas celles des éléments. La possibilité de l’émergence
de lois physiques nouvelles est donc un principe fondamental de son partage du monde
entre individus vrais et agrégats. Le comportement de la vague n’est pas celui de la
molécule d’eau, comme Ruyer aime à le rappeler.6 Mais alors, pourquoi ne pas admettre
une telle émergence dans le vivant, pourquoi choisir, dans l’alternative de Diderot, la
sensibilité « propriété générale de la matière » (jusque dans ses particules fondamentales),
et non « produit de l’organisation » ? Ruyer est retenu par son postulat : la conscience ne
peut émerger à partir du non-conscient, il faut donc qu’il y ait conscience à tous les étages.
Ces considérations permettent de mieux comprendre l’ambiguïté récurrente de
Ruyer sur les différences entre la conscience d’un atome, d’une cellule, d’un embryon ou
d’un adulte, « qui sautent aux yeux »7, mais ne sont jamais clairement délimitées. Tout se
joue dans l’identification de l’auto-consistance et de la conscience, ou de la conscience-
liaison et de la conscience-connaissance : une fois admise cette identification, il devient en
effet impossible d’éviter la généralisation d’une forme de conscience-connaissance à tout
ce qui est, l’auto-consistance étant en fait dépendante de l’accès à un thème transcendant,
à un savoir-ce-que-j’ai-à-faire. On peut dire en fin de compte que si Ruyer refuse le
néomatérialisme qu’il pourrait déployer, c’est que sa pensée reste jusqu’au bout structurée
d’une part, par la volonté de trouver une explication unique de l’édifice du monde à tous
les étages (exigée par les isomorphismes entre ces étages), et d’autre part par la conviction
que la conscience ne peut émerger dans un monde d’éléments sans conscience. Il est donc
amené à osciller entre deux positions : un néo-matérialisme qui se donnerait pour seule
condition de l’émergence de la vie et de la conscience perceptive les forces de liaison de la
physique quantique, et un hylozoïsme qui interprète tous les paliers depuis les particules
quantiques selon les catégories de la vie consciente : comportement, liberté, savoir.
❖ Y a-t-il deux Ruyer ?
6 RUYER, NF, p. 182.
7 Ibid., p. 130. Cf. supra, p.176.
317
Dans « Les postulats du sélectionnisme », Ruyer écrit :
Un panpsychisme tel que celui que nous soutenons est extrêmement proche d’un
matérialisme qui ne dogmatise pas sur l’essence de la matière. Ce qu’il demande au
matérialiste, c’est d’admettre, dans les machines naturelles, chimiques ou biologiques, un
principe de consistance autre que les liaisons secondaires, de proche en proche, des
processus physiques de type classique.8
Une telle affirmation correspond en effet à l’impression qui se dégage de la lecture de
la première partie du texte, et de tant d’autres passages de l’œuvre ruyérienne, où l’auteur
semble à la recherche d’un monisme adapté à la science nouvelle, capable de rendre compte
de tout ce qui, dans le monde naturel, dépasse les lois trop simples du mécanisme classique.
C’est le sens même de la physique quantique, dont nul ne nie qu’elle concerne des
phénomènes échappant à la physique newtonienne. Il semble qu’une fois admis cela, seront
admises la réalité et la consistance du niveau fondamental de la réalité, la possibilité pour
des éléments chimiques de subsister, et pour la vie de se former par le hasard et la sélection
à partir de ces éléments.
Mais dans la suite, Ruyer se fait comme dans toute son œuvre mature l’avocat d’un
panpsychisme à tendance platonicienne, où la concession demandée devient la porte
d’entrée d’un finalisme radical, le caractère non-classique des phénomènes quantiques
suffisant à démontrer le caractère psycho-biologique de toute réalité. Il refuse certes
explicitement la conception la plus simpliste des Idées, et renvoie dos-à-dos platonisme
naïf et sélectionnisme. Mais c’est pour mieux affirmer la vérité fondamentale du
platonisme, qui peut se contenter de ménager un rôle d’auxiliaire secondaire aux
mécanismes physico-chimiques et évolutifs :
Les mythes d’une création à partir d’Idées divines servant de texte-guide ou même, pour
l’homme spécialement, les mythes d’une auto-reproduction de Dieu daignant faire un être
à son image et ressemblance, sont voués (…) à la régression à l’infini. Mais les théories du
sélectionnisme absolu, qui se croient seules scientifiques et se veulent pures non seulement
de toute mythologie, mais de tout théisme au sens large, de tout recours à un monde
8 RUYER, « Les postulats du sélectionnisme », art. cit., p. 345.
318
transspatial de sens et de valeurs, ne sont pas moins faibles logiquement. (…) l’invention, si
elle se passe d’un texte-guide, ou d’un « idéal » précis comme la série des dix premiers
nombres, ne se passe pas d’un idéal au sens propre du mot, donnant une direction générale,
un sens, et agissant comme thème-guide, par la polarité bien-mal. Le démon de Maxwell, la
conscience poétique de Victor Hugo, la vie organique et ses efforts de régulation et
d’invention, ne peuvent se passer d’un idéal de ce genre.9
La position d’un « thème-guide » donnant un sens « par la polarité bien-mal » à
l’évolution des espèces comme à l’ontogenèse individuelle est-elle vraiment compatible
avec « un matérialisme qui ne dogmatise pas sur l’essence de la matière » ? La contradiction
ou du moins la tension forte entre les différents moments de l’argumentaire ruyérien
(tension que l’on retrouve dans toutes ses grandes œuvres) nous paraît manifester la
tension interne qui habite toute son œuvre, et qui oppose deux projets successifs. Le
premier projet, qui est celui de Ruyer dès l’Esquisse et ne le quittera jamais, est celui d’un
monisme réconciliant l’homme et la nature, la pensée et la matière, le vivant et
l’inorganique. Ce projet cherche dans la métaphysique la réponse à la question : « De quelle
étoffe sont faits les êtres, pour qu’ils puissent subsister par eux-mêmes et donner lieu à la
conscience perceptive et symbolique ? ». Pas de rupture fondamentale de ce point de vue
entre le matérialisme de l’Esquisse, qui fait de la forme l’unique réalité, et les œuvres
suivantes du « tournant panpsychiste », qui cherchent à penser la nature de cette forme
pour qu’elle puisse inclure la subjectivité aussi bien que la matière et la vie. Le concept de
« domaine absolu de survol » est l’accomplissement de ce projet et donne la formule de la
monadologie corrigée, c’est-à-dire spatio-temporalisée. Il s’agit alors de penser le
soubassement ontologique de ce qui se présente à nous comme monde objectif,
connaissable selon sa structure par la science. Le parallélisme est complet.
Le second projet consiste à utiliser cette métaphysique pour résoudre directement les
lacunes de l’explication scientifique : il n’y a plus de parallélisme strict, et c’est même le
dualisme épistémologique du premier projet qui disparaît, celui qui séparait le monde dans
sa réalité propre et le monde connu par la science. En effet, c’est la science elle-même qui
découvre, avec la physique quantique ou l’embryologie, la réalité subjective fondamentale,
9 Ibid., p. 346.
319
qui devient partie intégrante de l’explication – ou le deviendra une fois dépassés les anciens
préjugés matérialistes. À partir des Éléments de psycho-biologie au moins, nourris à la fois
d’embryologie et de la théorie de la mémoire organique, ces deux projets coexistent de
façon partiellement incompatible et tirent l’œuvre dans des directions contradictoires.
L’attitude tantôt extrêmement conciliante, tantôt très critique de Ruyer vis-à-vis des
théories scientifiques s’explique ainsi : tantôt il considère qu’il peut les accepter toutes
entières, en les doublant d’une meilleure ontologie ; tantôt il cherche dans leurs limites la
preuve de son finalisme. Le point nodal de cette tension est la double face de la conscience,
à la fois force de liaison et connaissance. Force de liaisons, elle équivaut au remplacement
leibnizien d’une physique de l’inerte par une physique dynamiste. Faculté de connaissance
sans accès au monde (parce que sans perception), elle devient participation à un monde
d’essences, et fait intervenir directement le métaphysique (le trans-spatial) dans le monde
physique. Pour Ruyer, cette double face est le point de conciliation qui unifie son système.
Il nous semble toutefois qu’elle révèle plutôt la coexistence de deux projets philosophiques
incompatibles dans l’essentiel de l’œuvre, le premier, réellement moniste, étant
progressivement, mais jamais totalement supplanté par le second, appuyé sur un dualisme
monde physique - monde des essences.
L’alternative rigide : soit le mécanisme, soit le finalisme, associée à sa redéfinition de
la vie comme conscience close, semble être le cadre qui contraint Ruyer à abandonner
progressivement le monisme au profit du platonisme. Mais comment expliquer l’évidence
avec laquelle il paraît admettre ce cadre ?
1.2 Il n’y a pas d’alternative : le finalisme inévitable
Quels que soient les faits biologiques étudiés par Ruyer (expérience de Driesch sur
l’oursin, de greffe sur les tritons de Spemann, d’ablation du cortex chez les rats de
Lashley…), la structure de l’analyse est toujours la même. Il s’agit à chaque fois de pointer
les lacunes des théories scientifiques en vigueur, en mettant en exergue les faits qu’elles ne
parviennent pas à expliquer, et de montrer que le problème est résolu si l’on invoque la
conscience organique appelée par l’ontologie ruyérienne. Cette mise en évidence de faits
problématiques est souvent l’occasion d’opposer des savants ouverts d’esprit, capables d’en
reconnaître le caractère révolutionnaire, à des savants dogmatiques incapables de se
320
laisser remettre en question par les faits (les premiers sont souvent anglo-saxons, les
seconds français).
Prenons le cas du développement épigénétique de l’embryon, qui résiste aux
perturbations de l’expérimentateur - comme Driesch qui sépare en deux un œuf d’oursin
et obtient tout de même deux oursins entiers, et non deux moitiés. Il échappe
apparemment aux explications préformationnistes qui affirment que des molécules
porteuses de l’hérédité (les gènes) contiennent la totalité du programme de construction
de l’organisme et l’exécutent de façon purement ascendante. Pour Ruyer, cela suffit à
mettre cette épigenèse au compte de la conscience organique, « exigée » par l’absence
d’explication causale satisfaisante.10 Cette position de « tout ou rien » n’est pas propre à
Ruyer, mais signale une disposition caractéristique de l’époque, non seulement en
philosophie, mais aussi à l’intérieur du champ des sciences du vivant, que décrivait déjà le
psychologue suisse Jean Piaget. « En biologie déjà, écrit-il en 1965, la situation paraît à un
grand nombre d’esprits appeler par la force des choses une collaboration entre la recherche
scientifique et la métaphysique. »11 La formule ne doit pas tromper : ce qui « appelle par la
force des choses » l’irruption de la métaphysique dans le champ biologique ce ne sont pas
les faits eux-mêmes, comme le pense Ruyer, mais une certaine situation historique du
champ, qui tient à deux raisons.
La première est que la biologie n’a point encore résolu ses problèmes centraux. Ni le
mécanisme de l’évolution ni la structure d’ensemble de l’organisme ne sont encore connus
et faute de dominer ces deux perspectives diachronique et synchronique, la biologie en est
à un stade comparable à celui où se trouvait la physique avant Newton, mais avec beaucoup
plus de connaissances partielles. Il est donc naturel que la spéculation philosophique
cherche à occuper le champ laissé encore libre par cette absence actuelle de synthèses
10 Bien sûr, Ruyer lui-même ne peut ignorer que l’embryogenèse n’est pas entièrement épigénétique, ni que sa plasticité est contenue dans d’étroites limites : les expériences de greffe ou de division forcée ne sont possibles qu’à un stade très primaire du développement, chez certaines espèces, pour certaines parties de l’organisme, etc. Pour lui, c’est simplement le signe que l’organisme lui-même est hybride et participe des deux modes de causalité, conscience et mécanisme, comme nous l’avons vu.
11 PIAGET, Jean, Sagesse et illusions de la philosophie, Presses Universitaires de France, 1992 [1965], p. 240.
321
possibles et comme cet état de choses lui est particulièrement favorable, elle ne peut qu’être
portée à la croire permanente parce que tenant à la nature de la vie.12
Il n’est pas polémique de reconnaître Ruyer dans ce portrait du spéculateur occupant
le champ laissé libre par les lacunes de la science, même si Piaget le citera en exemple dans
un but critique. En effet, c’est Ruyer lui-même qui revendique ce rôle et en fait une
méthode, développée et mise en œuvre depuis la conférence sur « L’esprit philosophique »
donnée en captivité.13 C’est lui-même qui attribue à la nature de la vie (et, au fond de toute
chose) le caractère non seulement inexpliqué, mais proprement inexplicable de la plupart
des phénomènes vitaux. La cartographie des faits qui exigent selon Ruyer la conscience
organique est en effet très exactement celle des faits encore largement inexpliqués ou
imparfaitement expliqués dans les années 1930-1960 : l’hérédité et l’évolution des espèces,
le développement embryonnaire, le comportement instinctif, le fonctionnement du
système nerveux et particulièrement du cerveau. Concernant le problème, séminal chez
Ruyer, du développement embryonnaire (étudié en captivité grâce à Wolff), la
compréhension du réseau de mécanismes à l’œuvre est aujourd’hui encore incomplète,
même si la nature physico-chimique de ces mécanismes est désormais considérée comme
acquise. On trouve ainsi chez des biologistes contemporains une comparaison semblable à
celle de Piaget entre la biologie du milieu du XXème siècle, période de travail de Ruyer, et
l’état de la physique :
Il y a cinquante ans, nous étions plus proches de l’analogie avec la gravité [i.e. : un
phénomène que l’on constate, mais dont on ne comprend pas la nature] : le mystère du
développement des multicellulaires était essentiellement le miroir de notre ignorance de la
machinerie interne par laquelle les cellules pouvaient prendre des décisions complexes et
coordonnées quant à leur destin (fate decisions). Les questions centrales étaient : de quoi est
12 Ibid.
13 « Chaque savant spécialiste, chaque érudit est pareil à ces soldats qui – selon l’histoire, ou la légende – se jetaient dans le fossé pour que les autres puissent passer sur leurs corps. Eh bien, permettez-moi de vous dire, au risque de vous scandaliser, que, comme philosophe, je ne me sens pas capable d’un pareil héroïsme. (…) A quoi servira donc jamais la science théorique, je vous le demande, si toujours chacun y travaille, hypnotisé sur la petite pierre qu’il ajuste, et si jamais personne ne profite de l’ensemble de la construction ? » RUYER, « L’esprit philosophique », art. cit., p. 59. Conférence donnée le 16 novembre 1941. Voir aussi notre introduction.
322
fait le système de contrôle ? Quelle sorte d’entité physique pourrait bien rendre compte de
la vaste gamme de comportements de régulation complexes observés ? Depuis, notre
compréhension de la nature chimique des systèmes biologiques a beaucoup progressé.14
Ce que Ruyer considère comme inexpliqué à son époque l’est en effet assez largement,
et le reste parfois encore aujourd’hui. Les lacunes importantes d’une biologie qui n’avait
pas encore trouvé de théorie unificatrice ajoutée à une méthode philosophique visant à
compléter l’édifice jamais achevé de la science mènent donc naturellement Ruyer (comme
bien d’autres) sur le chemin de la libre interprétation philosophique des faits biologiques.
Mais la situation du champ appelle-t-elle pour autant des solutions finalistes ? D’une
certaine manière oui, si l’on en croit Piaget : l’alternative binaire du finalisme et du
mécanisme structurait l’ensemble des positions philosophiques des biologistes, en raison,
selon lui, de la séparation contingente des cursus et des disciplines. On nous pardonnera
de citer longuement cette page, tant elle nous semble éclairante pour notre propos :
La seconde raison est plus grave et très instructive quant aux conséquences de
l’organisation actuelle des études. Un biologiste a étudié, en plus de ses branches spéciales,
la chimie, la physique et un peu de mathématiques, surtout en statistique, mais il ignore
tout de la psychologie expérimentale, de la linguistique, de l’économie, etc., c’est-à-dire de
celles des sciences qui, touchant à des phénomènes relevant d’activités vivantes, pourraient
lui suggérer toutes sortes de « modèles » en ce qui concerne les processus soulevant des
problèmes de finalité. Sauf exception, il ignore donc les théories de l’information, de la
décision (ou des jeux), et le détail des applications cybernétiques aux questions
d’apprentissage ou d’adaptation intellectuelle. Il a par conséquent peu réfléchi aux
problèmes de structures, tels qu’on les rencontre en algèbre générale, en logique et dans
toute cette région essentielle qui relie aujourd’hui ces questions de structures à celles de
probabilités. Sorti du champ de sa formation professionnelle, c’est donc la philosophie sous
14 JAEGER et SHARPE, « On the concept of mechanism in development », art. cit., p. 57. Nous traduisons. L’article poursuit : « Aujourd’hui, les réseaux de gènes à régulation et signalisation représentent une part essentielle de l’explication du développement (…). Cependant, il est important de noter qu’il y a d’autres composants essentiels des systèmes en développement, qui sont de plus en plus reconnus mais ont été beaucoup moins étudiés en détail. A l’exception des produits des gènes (ARN ou protéines), et d’autres substances chimiques à l’intérieur de la cellule (comme les ions et les métabolites), les autres facteurs importants incluent le stress mécanique, les potentiels bioélectriques, le pH, ou encore des déclencheurs et facteurs extérieurs à l’organismes qui contribuent causalement à un développement correct. » Ibid, p.58
323
ses formes communes et générales qu’il a le plus de chances de rencontrer sur son chemin.
Il en résulte alors que, en présence des lacunes actuelles de sa science à l’égard des
problèmes les plus centraux de la vie, il adopte soit une attitude qu’il dit mécaniste et qui
revient en dernier ressort à tout attribuer au hasard, soit une attitude exactement contraire
d’accueil à l’égard de toute interprétation spéculative générale, dont il ne fait pratiquement
rien dans le détail de ses recherches, mais qui satisfait son esprit en lui permettant de
dénoncer l’insuffisance des explications par le hasard. Il s’agit souvent là de deux phases
successives d’une même carrière.15
Cette présentation permet de bien situer Ruyer sur l’échiquier. Il a évidemment pris
acte de cette structuration binaire du champ, et du « passage » de certains biologistes vers
le finalisme, comme Driesch ou Cuénot.16 Il adopte lui-même l’alternative, et considère
clairement que l’impuissance du mécanisme est un témoignage suffisant de la vérité du
finalisme, et ce après avoir lui-même défendu un mécanisme radical dans son premier
ouvrage. Mais contrairement au biologiste décrit par Piaget, il est loin d’être ignorant
quant à « celles des sciences qui, touchant à des phénomènes relevant d’activités vivantes,
pourraient lui suggérer toutes sortes de « modèles » en ce qui concerne les processus
soulevant des problèmes de finalité », notamment la psychologie, la cybernétique et la
15 PIAGET, Sagesse et illusions de la philosophie, op. cit., p. 241‑242. Il n’est pas sans intérêt de citer aussi l’exemple de Guyénot donné par Piaget à la suite de ce texte, et qui évoque immanquablement l’évolution de Ruyer lui-même : « J’ai, par exemple, suivi avec un intérêt passionné l’évolution des idées d’un grand généticien et d’un grand spécialiste de la régénération, E. Guyénot, que nos relations continues en une même Faculté me permettaient d’interroger souvent. Durant une première phase, Guyénot ne voulait connaître que le hasard et la sélection, sur le mode néodarwinien. Je lui objectais que toute explication psychologique devenait ainsi impossible et que si son cerveau était le produit de hasards successifs avec sélection approximative après coup, toute théorie devenait singulièrement fragile. Ses réponses étaient invariablement que sortir du hasard revient à recourir au finalisme, que lui personnellement avait décidé de « jouer contre » et que la psychologie n’intéresse en rien le biologiste puisque c’est « de la philosophie » et que d’un tel point de vue le finalisme s’impose. De cette position de tout ou rien, Guyénot a alors tiré les conséquences le jour où il a cessé de croire à la valeur explicative du hasard : devenu finaliste et quasi-vitaliste, il n’a pas mieux compris pourquoi je ne le suivais pas, comme s’il n’existait rien entre un soi-disant mécanisme se réduisant à la sélection du fortuit et la philosophie aristotélicienne de la finalité. » Ibid.
16 On trouve chez Cuénot la même présentation des positions, et la même affirmation qu’il ne s’agit que d’un choix intérieur qui ne change rien à la recherche elle-même : « Quel que soit le choix que dans son for intérieur, un biologiste est incliné à faire, il est évident que cela ne retentit en rien sur son travail scientifique ; le mécaniste et le finaliste constatent les faits par les mêmes méthodes, en acceptant dans leur plénitude le déterminisme physico-chimique des phénomènes vitaux ; ce n'est que l'interprétation spirituelle qui diffère. » CUÉNOT, Invention et finalité en biologie, op. cit., p. 48.
324
théorie de l’information en général. Mais tout son effort consiste à se servir de ces
ressources pour consolider la position finaliste, pour élaborer un néo-finalisme qui n’est
pas la troisième voie voulue par Piaget, mais une reformulation — originale — de l’une des
deux branches de cette alternative.17
Ruyer pense pourtant être sur la piste de cette troisième voie, précisément parce qu’il
fait la critique des explications métaphysiques qui l’ont précédé (entéléchie de Driesch,
Idée directrice de Claude Bernard, organicisme, psycho-lamarckisme…). Il mobilise à
l’appui de son argumentation une bonne partie des sciences citées par Piaget et qui
participeront effectivement pour une part à la constitution d’un nouveau paradigme en
biologie : sciences de l’information et cybernétique, psychologie expérimentale,
linguistique, théorie de l’évolution… De ce point de vue, il est effectivement sur la voie
d’une biologie plus ouverte et plus riche, moins prisonnière des explications bornées au
hasard ou à l’action unilatérale des gènes. Mais ces sciences ne lui servent pas (une fois
dépassé le mécanisme de ses premiers travaux) à trouver des « modèles » de processus
finalistes, ou apparaissant comme tels, au contraire de Piaget. Il parcourt ces sciences pour
mettre en évidence l’échec de ces modèles à produire de la véritable finalité, ou montrer
leur caractère plus ou moins inconsciemment finaliste, comme nous l’avons vu par exemple
à propos de la cybernétique ou de la physique quantique. Il ne s’agit pas de dépasser les
explications par le hasard ou le mécanisme simpliste par une science plus complète
intégrant des disciplines multiples : il s’agit de diviser ces disciplines elles-mêmes pour en
répartir le contenu en mécanismes des foules et comportement sensé des individus. De tout
ce qui prétend être un modèle physique de processus téléologiques, Ruyer va montrer qu’il
n’y a là qu’un avatar du vieux mécanisme. De tout ce qui échappe au vieux mécanisme, il
fait une preuve du finalisme. On peut dire en un sens qu’il fait l’inverse de ce que prônait
son contemporain Piaget : il ne va pas chercher dans d’autres sciences des modèles pour
une biologie néo-matérialiste, mais il va chercher dans la psychologie ou la linguistique des
modèles pour une biologie néo-finaliste. C’est ainsi qu’il applique, par exemple, les
concepts d’Ellenberger décrivant le fonctionnement de la mémoire au développement d’un
17 Encore faudrait-il ajouter que Ruyer, pour être bien informé dans de nombreux domaines, n’échappe pas pour autant à certaines apories causées par la structuration des champs disciplinaires, comme nous l’avons vu à propos de l’embryologie et de la génétique. Cf. notre chap. 5, §1
325
embryon ou à l’évolution des espèces, qu’il invoque des normes axiologiques pour rendre
compte de la physique quantique, ou qu’il invoque le sens des énoncés linguistiques contre
l’information quantifiable de la cybernétique. Nous retrouvons ici finalement le principe
de division des sciences mobilisé dès le début de notre étude : il y a des sciences des
individus, finalistes, et des sciences des phénomènes de foule, mécanistes. Il y a deux
biologies et deux physiques.18
Nous comprenons mieux l’importance accordée par Ruyer à la mécanique de
l’organisme constitué : plus l’explication scientifique est réduite à un mécanisme
strictement réductionniste, plus le domaine des faits à verser au compte du finalisme
s’élargit. Il est aisé de voir que la réduction de l’explication causale au seul emploi du
mécanisme au sens du XVIIème siècle (le mouvement d’une structure physique entièrement
formée comparable aux rouages d’une machine) exclut de facto du champ de l’explication
scientifique toute la biologie, à l’exception de la physiologie de l’organisme adulte, et de la
pathologie comprise comme dysfonctionnement de cette physiologie. Le modèle du corps-
machine s’insère donc très naturellement dans cette pensée qui reconduit une forme de
dualisme entre le domaine de la mécanique pure et celui de la conscience. Dès que la
science rompt avec le mécanisme ancien, comme c’est le cas de la physique quantique ou
de l’embryologie, elle doit être considérée comme tombant d’elle-même au compte du
finalisme, puisque la « troisième voie » ne peut être qu’un finalisme amélioré.
La singularité de Ruyer tient donc à ce double aspect. D’un côté, il est original dans sa
direction de recherche, celle d’une troisième voie intégrant l’ensemble des sciences autour
du concept de forme auto-survolée. De l’autre, il reste pris dans la division binaire
mécanisme-finalisme qu’il reconduit à l’intérieur même des sciences, et qui lui fait
finalement verser l’ensemble de sa métaphysique du côté du finalisme. Un bon exemple en
est le traitement ruyérien des notions de gène et de programme génétique.
18 Voir notre chap. 1, §1.
326
1.3 Le dépassement du programme génétique
Contester rétrospectivement les hypothèses des philosophes en s’appuyant sur des
données scientifiques ultérieures peut apparaître comme une injuste facilité, ou une
confusion des ordres. Dans le cas de Ruyer, ce regard rétrospectif n’est pas tout, mais il
nous semble légitime : dans la mesure où il prend parti dans des questions de faits
scientifiques, fait des prédictions sur l’avenir de la science, et identifie théorie scientifique
et interprétation philosophique, il s’expose consciemment à un démenti factuel. Sa pensée
répond à l’appel de Bergson, celui d’une métaphysique qui ne craindrait pas de « se salir
les mains » en s’affrontant aux problèmes de faits et en fournissant au savant la théorie
philosophique réclamée par les faits - « théorie souple, perfectible, calquée sur l’ensemble
des faits connus ».19 Ce faisant, il accepte le caractère de tentative audacieuse de son
entreprise, et la confrontation à venir de ses prédictions et de la marche réelle du savoir.
Comme nous l’avons vu, Ruyer insiste sur l’impuissance du génome, même conçu
comme plan complet de l’organisme, à produire effectivement ce dernier, notamment en
raison du problème de l’information de position. Cette critique le conduit à toucher du
doigt certains points qui deviendront centraux dans l’épigénétique contemporaine comme
en biologie des systèmes, par exemple dans ce texte tardif :
Ce qui compte dans la genèse des formes — les « rubans mnémiques » restant identiques
dans toutes les cellules -, c’est l’activation ou l’inhibition, ou le masquage, des parties utiles
ou inutiles, à tel moment et à telle place. Ce qui suggère fortement un x « joueur », se servant
du clavier moléculaire des noyaux ou du protoplasme, pour réaliser des formes
macroscopiques ou surmoléculaires (…).20
Ruyer s’appuie sur le paradoxe de la différenciation cellulaire pour contester
l’explication géno-centrique du développement. Puisque toutes les cellules ont le même
patrimoine génétique, les gènes ne peuvent seuls expliquer comment chaque cellule se
différencie selon sa place, et semble savoir quels tronçons de l’ADN contiennent
19 BERGSON, « L’âme et le corps », art. cit., p. 38.
20 RUYER, EM, p. 87.
327
l’information qui la concerne. Il faut donc postuler un autre type de causalité que celui qui
va de l’information génétique à la structure de l’organisme. Or, on retrouve le même type
d’argument en biologie, notamment chez Denis Noble, pionnier de la biologie des systèmes,
qui a posé les bases d’une critique de l’idée de programme génétique aujourd’hui largement
admise. Le fondement de cette critique est l’idée de passivité du génome, qui ne doit pas
être vu comme un producteur autonome, mais comme une base de données qui doit être
lue par autre chose pour exprimer quoi que ce soit, et dont l’expression est modifiée et
régulée en permanence par l’organisme pris comme totalité systémique. Il utilise une
métaphore très semblable à celle de Ruyer : celui-ci parlait d ’un « joueur » utilisant le
génome comme un « clavier », celui-là compare le génome à un orgue, et se demande : « Qui
joue de l’orgue aux trente mille tuyaux ? Y a-t-il un organiste ? Et qui peut bien occuper
cette fonction ? »21 Pour Noble comme pour Ruyer, il existe une causalité descendante, par
laquelle l’organisme en formation agit en retour sur la lecture du génome. Mais en
biologiste, Noble ne voit dans cette « causalité descendante » qu’un réseau de rétroactions,
qui justifie un rejet radical du tout-génétique mais n’appelle aucun finalisme. Notons
cependant qu’en filant la métaphore, Noble est étonnamment proche de Ruyer et de sa
conception du « survol » :
L’organiste travaille selon une perspective bien différente de celle de chacun des tuyaux de
son orgue. Bien que physiquement, dans un orgue réel, les tuyaux soient au-dessus du
concertiste, métaphoriquement parlant celui-ci surplombe le clavier et les pédales, voyant
ainsi les formes et les motifs musicaux qu’il impose à l’instrument.22
Si l’image est proche, la différence est toutefois essentielle : son « organiste » désigne
seulement un étage supérieur des processus biologiques (la cellule dans son ensemble, ou
l’organisme entier par exemple), qui par sa structure même va modifier à mesure de son
édification l’expression des gènes. Il s’agit donc de changer de perspective, mais pas
d’admettre une conscience dans les processus à expliquer – contrairement à Ruyer qui
attribue la causalité descendante à une conscience « auto-survolée », qui ne surplombe pas
21 NOBLE, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome (The Music of Life. Biology beyond genes), op. cit., p. 42.
22 Ibid.
328
son corps comme l’organiste son clavier, mais qui reste une conscience au sens plein du
terme.
L’image du disque est une autre convergence intéressante. Noble nomme le génome « le CD
de la vie », et prend l’exemple suivant : lorsque j’écoute un disque d’un concerto de
Schubert et que je me mets à pleurer, un observateur extraterrestre extérieur pourrait en
déduire que c’est la structure physique des sillons du disque qui a mécaniquement produit
mes larmes. Pourtant le disque seul ne me fait pas pleurer : il ne produit cet effet que parce
qu’il est déchiffré par un lecteur, et que la musique ainsi produite éveille en moi le souvenir
d’une émotion, accompagnée par exemple du souvenir de la première fois que j’ai entendu
ce concerto. De même l’ADN seul ne peut rien, le gène ne « détermine » rien : il est là, et la
cellule en lit de temps à autre une séquence spécifique.23 Ruyer emploie lui-même l’image
du disque en ce sens. « Étrange merveille, écrit-il, que par l’intermédiaire d’un peu d’encre
et d’un disque de cire, les émotions d’un musicien lointain ou depuis longtemps disparu
puissent agir sur notre vie émotive ».24 Et il ajoute immédiatement que cette merveille
« n’est pas un mystère nouveau, si l’on admet l’existence des deux espèces de causalité
inverses », ascendante et descendante. La forme musicale produit la structure du disque
(causalité descendante), qui, quand il est joué, la restitue (causalité ascendante).
Le rôle du génome est donc d’être lu et interprété comme un disque ou, mieux, comme une
partition, qui ne contient pas toute la musique, mais seulement des indications destinées à
« l’évoquer » dans l’esprit du musicien, qui lui-même peut en proposer des interprétations
différentes. Mais ce qui est interprété chez Ruyer c’est ultimement une entité
métaphysique, le potentiel mnémique, et le génome ne sert que d’aide-mémoire pour cette
participation. La « lecture » n’y est plus une métaphore, mais une véritable opération de
compréhension psychologique. Là où Noble et la biologie des systèmes déplace et enrichit
la conception mécaniste de la causalité dans le développement, Ruyer la contourne donc
23 Ibid., p. 1‑6.
24 RUYER, Raymond, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (II) », Revue Philosophique de la France Et de l’Etranger, vol. 127, no 3/4, 1939, p. 194.
329
entièrement pour laisser place à quelque chose qui est en-dehors de la causalité, au sens
scientifique du mot.
Nous avons vu que, selon les faits d’embryogenèse et aussi selon les expériences de la
microphysique, le principe même de causalité, au sens classique, est faux. Il n’y a pas de
causalité déterministe, sauf dans les foules d’individualités. Dans toutes les individualités
prises en elles-mêmes, biologiques, microphysiques et chimiques, la causalité est en fait la
manifestation, induite par stimulus, d’un potentiel mnémique ou typique. Elle est
indiscernable de la finalité.25
Dans un tel schéma, la cause n’est plus vraiment cause, mais seulement apparence,
manifestation de la participation qui joue le véritable rôle causal, quoique d’une manière
mystérieusement non déterministe.
❖ L’indistinction hardware-software et l’auto-organisation
La biologie des systèmes a ainsi ouvert la voie à un rejet de plus en plus définitif d’une
distinction qui était au cœur de l’usage de modèles ou de métaphores informatiques en
biologie, la distinction hardware-software, ou matériel-logiciel. L’idée de programme
génétique implique en effet la séparation nette d’un programme codé devant être lu et
réalisé, et d’une structure matérielle capable de le lire et de faire ce que le programme
demande. C’est la distinction informatique classique du software, le programme ou logiciel
indépendant de la machine sur laquelle il est lu, et du hardware, l’ordinateur ou la machine
matérielle sur laquelle on fait fonctionner le programme – le programme s’exécutant de
façon identique, quelle que soit la machine. Mais l’un des fondements de la critique de l’idée
de programme génétique a précisément été le rejet de cette distinction, jugée inadaptée en
biologie. « Les organismes ne sont pas simplement élaborés selon un ensemble
d’instructions. Il n’y a pas de façon simple de séparer les instructions du processus qui les
exécute ni de distinguer le plan de son exécution. »26 Une telle critique était déjà formulée
25 RUYER, EM, p. 143.
26 Réf de Noble à Coen (1999), à vérifier.
330
par Waddington en 195727 et se retrouve chez Ruyer, mais elle a depuis conduit la biologie
non vers un vitalisme ou un panpsychisme, mais vers une compréhension du vivant comme
système dynamique. Il y a bien passage d’une perspective déterministe à sens unique
(génome → organisme) à une compréhension du vivant comme totalité, mais cette totalité
est celle d’un réseau dynamique et non d’une conscience unifiante. « Le programme doit
être exécuté par quelque chose. Cependant, ce “quelque chose” — la structure de la
machinerie de transcription, les composants de régulation, la cellule, les tissus, les organes,
et par conséquent l’organisme entier — est lui-même modifié par le programme, qui à son
tour est affecté par l’état modifié de son “hardware”. »28 La direction actuelle de la biologie
du développement est donc la rupture avec le modèle informatique au profit de celui de
système auto-organisé dont chaque niveau successif, édifié lors du développement (niveau
cellulaire, tissulaire, organique, etc.) fait apparaître des propriétés émergentes qui
n’étaient pas contenues dans ses composants, mais qui agissent en retour sur ces
composants.
La conception holiste de l’organisme trouve ici un sens précis qui rompt avec toute
idée de conscience survolante, d’entéléchie ou de force vitale, mais qui confirme d’une
certaine manière l’intuition qui poussait philosophes et savants dans cette direction :
l’organisme n’est pas construit par un simple assemblage de briques élémentaires, comme
on bâtirait un mur, quand bien même on guiderait cette construction par un plan ou un
programme. En termes ruyériens, ce que réalise cette biologie nouvelle c’est la
généralisation de la « formation » au détriment du « fonctionnement », comme jeu de
27 Voir aussi : « La métaphore du programme appliquée au développement implique une distinction entre hardware et software qui n’est pas si claire dans les systèmes biologiques. Le programme doit être exécuté par quelque chose. Cependant, cette chose – la structure de la machinerie de transcription, des éléments régulateurs, de la cellule, des tissus, des organes, et ainsi de tout l’organisme – est elle-même modifiée par le programme, qui est affecté en retour par l’état modifié de son “hardware”. Le flux d’information n’est en aucun cas un pur ensemble d’instructions ou de commandes à un seul sens, qui irait du génome vers la cellule. Au lieu de cela, il y a d’importantes rétroactions entre “hardware” et “software”, d’une manière qui n’est pas représentée par la métaphore d’un programme génétique ou développemental (cet argument a été élaboré en premier par Waddington, 1957) (…). En résumé, l’idée d’un programme déterministe composé d’instructions ignore le fait que la structure même des processus développementaux change au cours de l’embryogenèse (et, à une échelle de temps supérieure, au cours de l’évolution). » JAEGER et SHARPE, « On the concept of mechanism in development », art. cit., p. 64‑65. Nous traduisons.
28 Ibid. Nous traduisons.
331
structures préformées. Un tel fonctionnement vaut peut-être pour des agencements
mécaniques comme l’articulation du genou ou l’action du cœur comme pompe. Mais un
organisme pris dans son ensemble est sans cesse en train de se modifier en raison même de
son propre fonctionnement, qui exerce un effet de « formation » en retour. « Ainsi plutôt que
de voir dans la description exhaustive d’un système biologique la solution à tous les
problèmes qu’il pose, mieux vaudrait prendre en compte de fait que son fonctionnement
complète sa description et modifie ainsi nécessairement celle-ci. Le temps agit. »29 La distinction
structurante de la biologie de Ruyer, celle de la formation et du fonctionnement, est
dépassée par une conception systémique et dynamique du fonctionnement, qui n’est ni
formation consciente ni pur jeu de mécanismes. Plus encore, c’est le rôle du temps qui
permet de comprendre ici la rupture avec l’interprétation ruyérienne des faits. Hors
perturbation, le développement se déroule chez Ruyer « comme prévu » dès le début, dans
une forme de préformationnisme qui déplacerait l’information hors du temps et de
l’espace, dans une mémoire transcendante. Au contraire, la théorie des systèmes
dynamiques permet de former une image véritablement temporalisée du développement,
où chaque étape n’est pas une brique de plus, mais une modification du comportement de
l’ensemble du système.
La biologie contemporaine est finalement plus critique de la distinction hardware –
software que la philosophie de Ruyer : tout en insistant sur la plasticité développementale,
il reconduit la distinction sur un mode dualiste, en faisant du monde des thèmes et des
valeurs le « software » auquel a accès un organisme qui constitue en un sens le « hardware »
réalisant ces différents programmes.30
29 VIDAL, Frédérique et MIQUEL, Pierre-Antoine, « Du concept de gène au concept d’épigénétique en biologie », in MIQUEL, Pierre-Antoine (dir.), Biologie du XXIe siècle : évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 238. Nous soulignons.
30 RUYER, EM, p. 68. Les termes hardware-software y sont employés par Ruyer, à propos de la conscience humaine comme de l’embryogenèse.
332
❖ Le dépassement du géno-centrisme : dans quelle direction ?
Deux directions de la biologie la plus contemporaine permettent de mieux
comprendre cette mise à jour de l’idée de fonctionnement d’un système biologique, et de
mesurer l’écart qui sépare le résultat réel de la critique du tout-génétique de celui que
prédisait Ruyer. La première est le rôle central que jouent désormais dans notre
compréhension du développement embryonnaire les facteurs épigénétiques, ces
modifications de l’expression des gènes induites par l’environnement. La découverte
progressive depuis les années 2000 de la façon dont l’environnement de la cellule modifie
l’expression des gènes en activant ou inhibant certaines portions du génome
(particulièrement en compactant ou décompactant la structure moléculaire des
chromosomes, la chromatine) a en effet complété largement un modèle du développement
encore lacunaire. Elle permet notamment de rendre compte des variations phénotypiques
pour un même génotype, et d’une « hérédité des caractères acquis » (ou plutôt hérédité
sans mutation du génome) déjà étudiée par Waddington en 194231 et reprise comme un
argument finaliste par Ruyer. La découverte d’une explication biochimique de l’expression
différenciée d’un même génome d’une cellule à une autre a fait faire un pas décisif au
problème de la différenciation cellulaire au cours du développement, en allégeant
considérablement la charge pesant sur l’information de position : il suffit que les cascades
de signaux par lesquelles les cellules communiquent altèrent la structure chimique de
l’ADN pour produire une activité différente dans chaque cellule. Il n’y a pas besoin non plus
de conscience directrice. Ruyer avait parfaitement compris que le développement
dépendait de « l’activation ou l’inhibition, ou le masquage, des parties utiles ou inutiles [du
ruban d’ADN], à tel moment et à telle place »32, mais cette activation-inhibition semble
aujourd’hui explicable sans sortir du cadre de la méthode scientifique « actualiste » ou
« spatialiste ». L’épigénétique moderne n’est pas « l’épigenèse » de Ruyer, contrairement à
ce qu’une lecture trop rapide pourrait laisser croire : Ruyer entend par épigenèse une
apparition d’information et de structure à partir d’une matière dépourvue de structure et
31 WADDINGTON, Conrad H., « Canalization of Development and the Inheritance of Acquired Characters », Nature, vol. 150, no 3811, 1942, p. 563‑565.
32 RUYER, EM, p. 87.
333
d’information – celle-ci étant tout entière contenue dans une mémoire immatérielle.
L’épigénétique au contraire est un complément plus qu’un renoncement à la génétique, elle
permet d’expliquer comment l’information peut à la fois être codée dans un support
physique (l’ADN) et exprimée de façon différenciée et en tenant compte des modifications
du milieu. Comme l’indiquent Vidal et Miquel, si l’on peut distinguer dans le
fonctionnement dynamique du réseau génétique des régulations proprement génétiques
et des régulations épigénétiques, ces dernières portent sur la structure du génome et son
expression, et de plus, « les trois mécanismes épigénétiques « classiques » connus
aujourd’hui sont le fait d’enzymes codées par le génome : la méthylation de l’ADN, les
modifications post-traductionnelles des histones, le remodelage de la chromatine par des
complexes protéiques ». 33
La deuxième direction, pour l’instant moins établie que l’épigénétique, mais bien plus
révolutionnaire, est celle de la remise en cause globale de la génétique par la théorie du
darwinisme cellulaire. Cette théorie, développée depuis les années 1970 par le biologiste et
philosophe français Jean-Jacques Kupiec, rompt définitivement avec le déterminisme du
programme génétique, et accorde une large place au hasard dans l’expression des gènes et
la différenciation cellulaire. L’idée centrale peut en être ainsi résumée : une cellule ne se
différencie par parce qu’elle est informée de façon déterministe par son code génétique
(même modifié épigénétiquement), mais elle se différencie de manière probabiliste, à la
suite d’une période d’intense variabilité de son expression génétique, et c’est l’interaction
entre les cellules qui stabilise la différenciation pour former un tissu de plus en plus
homogène. Cette interaction entre cellules est un processus de sélection darwinienne à
l’échelle cellulaire, grâce auquel certaines cellules sont éliminées, et un même type de
différenciation est sélectionné pour former un tissu homogène, par exemple du tissu
cardiaque. La révolution de ce darwinisme cellulaire peut être ramassée en une formule :
elle substitue au principe « l’ordre à partir de l’ordre » celui de « l’ordre à partir du
désordre », en montrant qu’un comportement stochastique des cellules suffit, via la
sélection naturelle jouant aussi à cette échelle, à produire un développement ordonné.
Encore loin d’être généralement accepté, ce modèle a toutefois connu un intense regain
33 VIDAL et MIQUEL, « Du concept de gène au concept d’épigénétique en biologie », art. cit., p. 238.
334
d’intérêt depuis que l’observation a mis en évidence le caractère stochastique de
l’expression des gènes et la période de variabilité d’expression précédant la différenciation
qui avait été prédite par Kupiec.34
Le darwinisme cellulaire en revanche conteste la pertinence de la notion même de
gène, dont Kupiec (en biologiste et en historien et philosophe des sciences) souligne qu’elle
ne désigne pas une entité matérielle bien définie, mais un concept, l’équivalent
chromosomique des caractères phénotypiques observés dans les lois de Mendel. La notion
de gène comme portion unique d’ADN codant pour un caractère n’a cessé d’être remise en
question, par la découverte de la distinction entre gènes régulateurs et gènes de structure,
par la notion de « réseau de gènes » censés coder pour un caractère, par la découverte du
rôle de l’environnement ou de l’importance du junk-DNA, l’ADN non codant. Il n’est pas
question ici de prendre parti dans un débat aussi difficile que profond, mais l’existence
même du modèle probabiliste, qui redonne une place centrale au hasard, peut servir pour
nous d’argument a fortiori : même dans ses plus radicales remises en cause du déterminisme
génétique, la biologie contemporaine ne prend pas la direction du finalisme, mais son
contraire : c’est le hasard qui retrouve un rôle, et non l’agentivité d’une conscience
organique, exclue par principe de la méthode scientifique. Si le principe de « l’ordre à
partir de l’ordre » est contesté, ce n’est pas pour substituer un ordre transcendant à l’ordre
génétique, mais au profit du principe de « l’ordre à partir du désordre », de l’auto-
organisation par le hasard et la sélection naturelle.
Notons toutefois que l’on pourrait trouver sur d’autres plans des accents ruyériens
au modèle de Kupiec. Celui-ci écrit notamment :
Je considère que la sélection externe (darwinienne) et la sélection cellulaire sont
interconnectées de façon causale. Habituellement, on sépare l’évolution des espèces (la
phylogenèse) du fonctionnement des sociétés cellulaires impliqué dans le développement
embryonnaire (l’ontogenèse). Avec ma théorie, les deux sont intimement liés puisque la
structure tissulaire joue comme une contrainte sélective sur chaque cellule, mais que cette
34 KUPIEC, Jean-Jacques, « D’où vient l’ordre en biologie ? L’erreur de Schrödinger », in MIQUEL, Pierre-Antoine (dir.), Biologie du XXIe siècle : évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 247‑262.
335
structure tissulaire est elle-même soumise à la sélection darwinienne. Les deux
phénomènes ne sont donc pas indépendants, mais causalement liés.
Pour exprimer cette idée, j’ai formé le concept d’ontophylogenèse, qui entraîne un
bouleversement profond dans notre façon de voir le vivant. Dans cette conception, l’entité
première du vivant n’est plus l’organisme ou l’espèce, mais la lignée généalogique.
L’organisme et l’espèce ne sont plus que deux entités secondaires, et l’ontogenèse et la
phylogenèse, deux manières d’approcher le même phénomène : le flux continu des
générations (de cellules ou d’individus).35
En mettant l’accent sur la lignée plus que sur l’individu, Kupiec retrouve la vision
ruyérienne d’une « structure fibreuse de l’univers », d’un univers constitué « en gerbe »
par des lignes d’individualités ininterrompues.36 Il n’y a pas d’individualité absolue, de
hiatus net entre corps des parents, cellules germinales, œuf fécondé et corps de l’enfant :
l’individualité véritable est celle de la lignée et non celle de chacun de ses membres (idée
que Ruyer reprend à Butler, et par laquelle il retrouve Darwin). Cette réunification de la
phylogenèse et de l’ontogenèse, plus globalement à l’œuvre dans le champ de la biologie
évolutive du développement (evo-devo), va dans le sens préconisé par Ruyer, exception faite
de l’interprétation métaphysique qu’il en donne. Celui-ci traite en effet le développement
embryonnaire et l’évolution des espèces comme les deux faces d’un même processus de
sélection adaptative, quoiqu’il conteste toute interprétation matérialiste de cette sélection.
Comme sur bien des points, Ruyer a vu avec acuité ce qui devait être dépassé, sans admettre
que ce dépassement pourrait s’opérer dans les bornes de la science, ce qui s’est pourtant
produit.
Une autre difficulté se pose cependant de manière interne à sa pensée : celui de
l’ouverture au monde extérieur et de la perception. En situant l’information biologique et
psychologique dans un domaine trans-spatial, tout en faisant de la conscience primaire un
pour-soi tourné vers le dedans, ne rend-il pas impensable et inutile l’ouverture perceptive ?
35 KUPIEC, Jean-Jacques, « Il faut renoncer aux lois de Mendel », Pour la Science, no 509, 2020, p. 59‑60.
36 RUYER, EM, p. 113-114.
336
Ruyer parvient-il vraiment à générer la « conscience seconde » à partir de sa « conscience
primaire » ?
2. L’impossible ouverture
2.1 Ruyer et Piaget : le vivant comme régulation
L’émergence de la conscience perceptive ne peut avoir lieu qu’à partir d’éléments
ayant eux-mêmes un caractère de conscience, comme nous l’avons vu. Mais si l’on admet
que ce caractère n’est rien d’autre que la capacité à former des liaisons, ne se donne-t-on
pas les moyens de penser l’émergence de la perception à partir des liaisons spécifiques du
système nerveux auto-régulé, sans appel à un domaine trans-spatial ? On peut s’en
convaincre et ainsi mieux comprendre l’itinéraire de Ruyer en le comparant à son exact
contemporain, le psychologue, biologiste et épistémologue suisse Jean Piaget (1896-1980).
Dans un contexte scientifique semblable, Piaget poursuit un projet fort parallèle à
celui de Ruyer, puisqu’il cherche à « comparer les mécanismes de la connaissance à ceux
de la vie »37 en usant des ressources de la biologie, de la psychologie et des sciences de
l’information, pour mettre en évidence l’intégration et la genèse biologique des facultés de
connaissance, qu’il faut considérer comme un cas particulier de processus déjà identifiables
aux niveaux inférieurs du vivant. On peut dire que chez lui psychologie et biologie sont
indissociables.38 Piaget fait même de la recherche « d’isomorphismes structuraux » entre
phénomènes biologiques et cognitifs une méthode essentielle, empruntant là encore une
direction semblable à celle de Ruyer. Il y a chez Piaget une continuité de la série ontogenèse
– phylogenèse - psychogenèse, continuité assurée par un isomorphisme central : ces trois
domaines sont des domaines de genèse par régulation. De façon comparable à Ruyer, Piaget
entreprend de construire une « biologie rationnelle » fondée sur la recherche de
similitudes générales dans les grands processus des mondes organique et psychique, en
37 PIAGET, Jean, « Biologie et connaissance », Diogène, no 54, 1966, p. 3.
38 BUSCAGLIA, Marino, « La biologie de Jean Piaget : (1896-1980) Cohérence et marginalité », Synthese, no 65, 1985, p. 99.
337
recherchant la cohérence interne plus qu’en s’appuyant sur un travail expérimental très
rigoureux.39 En suivant la belle synthèse de Buscaglia, on peut citer quatre grands thèmes
constants de la biologie piagétienne, dans lesquels on retrouve les principaux centres
d’intérêt et positionnements de Ruyer.
Ces thèmes constamment repris et articulés de diverses manières sont les suivants :
(a) L’opposition à l’idée d’une sélection naturelle passive, après-coup, du type
néodarwiniste.
(b) L’importance attribuée à l’intervention de l’activité individuelle dans le choix
du milieu, qui sera sélectif a posteriori, et par conséquent dans la construction
des voies possibles de l’évolution, les individus étant les déterminants de la
direction prise, dont les limites déterminent la sélection.
(c) L’élaboration d’un modèle interactionniste, épigénétiste des développements
ontogénétiques et phylogénétiques.
(d) La conception de l’organisme comme totalité autorégulée.40
Piaget conçoit les organismes vivants comme des totalités auto-régulées grâce à des
boucles cybernétiques, mais ce sont des totalités actives qui participent à leur propre
adaptation, par le choix de leur milieu et par une capacité de reconfiguration plastique du
phénotype et même du génome. Si l’on retrouve chez lui des attaques très semblables à
celles de Ruyer contre le néodarwinisme et sa sélection passive, ou contre le
préformationnisme génétique, c’est donc dans le cadre d’un néo-mécanisme cybernétique
que Piaget cherche la troisième voie, et non dans une direction finaliste.
Durement critique avec les projets vitalistes ou panpsychistes, notamment celui de
Ruyer41, il s’efforce d’approfondir la direction que ce dernier délaisse, celle d’une
39 BUSCAGLIA, « La biologie de Jean Piaget : (1896-1980) Cohérence et marginalité », art. cit.
40 Ibid., p. 110‑111.
41 Ruyer est explicitement critiqué par Piaget dans Sagesse et illusions de la philosophie (chap. V) comme l’un de ces philosophes qui prétendent se mêler des problèmes de faits relevant du champ scientifique. Il écrit ainsi : « Mais cette aptitude à imaginer des cycles élargis et des structures abstraites, dont la biologie concrète éprouve un tel besoin, et qui trouvent un début d’expression dans les travaux cybernétiques actuels (que Ruyer a d’ailleurs suivis depuis et dont il a donné d’excellents exposés), n’a pas suffi à protéger le philosophe contre les deux grandes tentations qui menacent toute spéculation
338
explication génétique et structurale du vivant par intégration des sciences : génétique,
cybernétique, psychologie, embryologie. Là où Ruyer critique séparément les prétentions
explicatives de ces sciences, Piaget cherche à les combiner pour former un ensemble
cohérent, et, si cette tentative de formalisation peut paraître aujourd’hui naïve, elle
propose pour l’époque une alternative stimulante au couple hasard-finalisme. La direction
générale de cette tentative est celle de « l’hypothèse directrice » de son ouvrage majeur sur
la question des rapports entre psychologie et biologie, Biologie et connaissance :
[Cette hypothèse] revient, d’une part, à supposer que les mécanismes cognitifs prolongent
les régulations organiques dont ils représentent une résultante ; elle consiste, d’autre part,
à admettre qu’ils constituent des organes spécialisés et différenciés de ces régulations dans
les interactions avec l’extérieur.42
Sans entrer dans les détails du riche travail de Piaget, on peut souligner ce qui le
distingue nettement de Ruyer. C’est d’abord l’idée que les « mécanismes cognitifs »
conscients sont la résultante de processus organiques inconscients, l’isomorphisme
structural ne conduisant pas au panpsychisme, mais à l’idée commune de régulation43 :
sur le terrain de la vie : le recours à des explications invérifiables et la tendance à projeter dans les processus élémentaires des propriétés appartenant aux niveaux supérieurs du comportement et de la vie mentale. Sur le premier point, Ruyer nous dit (p. II) que “la forme dynamique derrière la structure, l’activité structurante et les liaisons qu’elle produit sont inobservables et doivent toujours être inférées avec risque”. Mais, dès ce départ, on est naturellement conduit à se demander si les structures valables qu’il s’agirait de rechercher ne sont pas précisément celles qui, à l’instar des grandes structures algébriques qualitatives, englobent leurs propres lois de construction sans qu’il soit besoin d’imaginer “derrière” elles une activité structurante : en une structure de “groupe”, par exemple, l’activité structurante n’est pas autre chose que l’opération qui définit ce groupe. (…) Mais c’est surtout, parce que, avec une rapidité surprenante, Ruyer quitte le terrain des faits pour s’orienter non pas seulement vers les sables mouvants des « inférences avec risque », mais très directement vers une métaphysique du « potentiel », malgré tout ce que nous enseigne l’histoire quant au maniement verbal de notions qui n’ont un sens que sur le terrain des mesures et des calculs précis. » PIAGET, Sagesse et illusions de la philosophie, op. cit., p. 249‑250. Ruyer répond à ces critiques une lettre à Piaget du 16 octobre 1965 (texte inédit, à paraître édité par F. COLONNA), en réaffirmant que ce sont les faits eux-mêmes qui nous contraignent à admettre le panpsychisme platonisant.
42 PIAGET, Jean, Biologie et connaissance, Paris, Gallimard, 1973 [1967], p. 478.
43 « Notre problème n’est pas autre chose que celui des relations entre la « mémoire » ou la « logique » propres au comportement ou à la vie mentale et la « mémoire » ou la « logique » que ces auteurs [biologistes] situent avec raison dans la vie organique, non pas en tant que propriétés psychiques comme celles dont abuse le vitalisme pour combler les lacunes de l’explication scientifique, mais à titre d’expression des mécanismes auto-régulateurs. » Ibid., p. 31.
339
l’organisme se développe et maintient sa forme par auto-régulation (homéostasie dans la
physiologie, homéorhesis dans le développement, auto-régulation du génome comme
réseau), et le système nerveux n’est qu’une forme particulière de régulation : celle qui
équilibre et adapte l’action tournée vers le milieu extérieur.
La vie est essentiellement auto-régulation. L’explication des mécanismes évolutifs,
longtemps enfermée dans l’alternative sans issue du lamarckisme et du néo-darwinisme
classique, trouve sa voie dans un tertium qui est cybernétique et s’oriente effectivement vers
la théorie de l’auto-régulation. (…) Les processus cognitifs apparaissent simultanément
comme la résultante de l’auto-régulation organique dont ils reflètent les mécanismes
essentiels et comme les organes les plus différenciés de cette régulation au sein des
interactions avec l’extérieur, de telle sorte qu’ils finissent avec l’homme par étendre celles-
ci à l’univers entier. »44
Piaget accorde nettement plus d’importance que Ruyer aux considérations de
méthode et d’épistémologie, même si on peut ultimement lui faire le même reproche de se
contenter de similitudes très générales ou de la possibilité de transposer un vocabulaire
d’un domaine à un autre comme critère de vérité.45 Sa psychologie est assurément plus
rigoureuse, ses travaux sur la genèse de l’intelligence étant un jalon essentiel de la science
du XXème siècle, alors que Ruyer se contente des observations d’amateur d’Ellenberger. En
revanche on peut dire que Ruyer perçoit mieux l’inscription de la question dans le champ
philosophique et particulièrement métaphysique, et les conséquences ultimes d’une
psycho-biologie sur l’ontologie qui la sous-tend (ou l’inverse). Ce qui nous importe surtout
dans le cadre de cette étude, c’est que la tentative de Piaget permet de mieux voir en négatif
les choix faits par Ruyer, là même où il prétend se contenter de suivre l’évidence des faits.
À partir du même état de la science, d’une même sensibilité critique vis-à-vis du paradigme
dominant, et d’un même geste philosophique (la recherche d’isomorphismes du
développement de l’embryon à celui de l’esprit), Ruyer aboutit à un finalisme panpsychiste,
là où Piaget propose une biologie génétique et cybernétique. Comment l’expliquer ? Une
partie de l’explication est à chercher, d’après Piaget lui-même, dans l’état de la science de
44 Ibid., p. 48‑49.
45 BUSCAGLIA, « La biologie de Jean Piaget : (1896-1980) Cohérence et marginalité », art. cit., p. 115‑117.
340
l’époque, comme nous l’avons vu. Une autre partie, nous voudrions maintenant essayer de
le montrer, tient au caractère monadologique de l’ontologie ruyérienne, et à la difficulté
qu’elle présente pour s’articuler à une dimension essentielle de toute explication
biologique : l’interaction entre l’individu et son milieu.
2.2 Perception et accès au milieu
L’un des problèmes communs à Ruyer et à Piaget (et en fait à toute interrogation sur
le vivant) est l’adaptation des individus au milieu. Comme l’écrit ce dernier :
L’organisation est indissociable de l’adaptation puisqu’un système organisé est ouvert sur
le milieu et que son fonctionnement suppose ainsi des échanges avec l’extérieur dont la
stabilité définit son caractère adapté.46
Chez Piaget, ce n’est pas tant une difficulté que le phénomène essentiel que toute sa
biologie cherche à expliquer, par l’association de l’évolution par mutation et de
l’interaction réelle et active des individus avec le milieu. En choisissant son milieu et en s’y
adaptant, l’organisme se moule en quelque sorte sur lui (parfois en le transformant) de
façon à occuper sa niche écologique de manière optimale. Chez Ruyer, si le fait de
l’adaptation ne fait pas de doute, son explication est une véritable difficulté. Ce n’est pas
étonnant si l’on considère que la question du milieu de vie est centrale dans presque toutes
les philosophies de l’organisme qui lui sont contemporaines (de Canguilhem à Merleau-
Ponty), tandis qu’elle est un point aveugle de sa propre pensée. La dimension
monadologique de la vie chez Ruyer interdit d’emblée de faire de l’interaction avec le
milieu un caractère vraiment constitutif du vivant, notamment parce que la vie est pensée
chez lui à partir de l’embryogenèse. Or, celle-ci apparaît chez Ruyer comme un processus
de formation dans lequel l’embryon est fermé sur lui-même, « fasciné », c’est-à-dire
conscient, mais entièrement absorbé par sa propre tâche. L’embryon possède donc tous les
caractères essentiels de la vie, dont il est le cas paradigmatique, mais sans véritable
interaction avec un milieu. L’interaction avec un milieu se déroule nécessairement ici et
46 PIAGET, Biologie et connaissance, op. cit., p. 241‑242.
341
maintenant, tandis que la forme qui guide l’embryogenèse (comme d’ailleurs le
comportement) est forcément trans-spatiale et trans-temporelle chez Ruyer : c’est elle qui
prépare à l’avance l’adaptation, et selon le mot de Cuénot, « l’ontogenèse est préparante
du futur ».47
Un poisson adulte est hydro-dynamique, mais cette structure est préparée au cours d’une
ontogenèse où il reste immobile, elle n’est pas acquise par le modelage des filets d’eau à la
manière dont un tas de neige est modelé par le vent. On n’a encore jamais vu un tas de neige
se mettre en équilibre avec une tempête future. C’est qu’un tas de neige n’est pas un être,
n’est pas une vraie forme avec un potentiel.48
Cette comparaison n’a en elle-même rien de particulièrement finaliste, et pourrait
souligner simplement la différence entre un organisme capable d’un développement global
coordonné et un agrégat physique. Mais il devient radicalement finaliste sous la plume de
Ruyer dès lors qu’il considère que cette préparation du futur implique une forme de
prescience anticipatrice ou, ce qui revient au même, la coordination par une unité hors de
l’espace et du temps. Cela implique évidemment le rejet d’une explication génétique du
développement, comme d’une explication par la sélection naturelle des générations
passées de l’hydrodynamisme du poisson. Bien sûr, Ruyer est évolutionniste et reconnaît
une forme de sélection, mais celle-ci implique le stockage de l’information sélectionnée
dans un « potentiel spécifique » hors de l’espace-temps qui explique l’étrange prescience
de l’embryon de poisson préparant son corps à la nage future.
On pourrait considérer ici que le potentiel n’est qu’un avatar imagé du génome,
compréhensible au moins pour un ouvrage paru en 1946. Mais en raison du réalisme
métaphysique de Ruyer et de sa recherche constante d’une ontologie unifiée, la
« conscience primaire » de l’embryon sert encore de modèle pour penser celle de
l’organisme adulte, donc du comportement instinctif et de la perception. Ruyer ne parvient
47 Ruyer cite cette formule dans EPB, p. 15. La formule de Cuénot dans Invention et finalité est celle de « préparation du futur », op. cit., p. 21. On trouve la formule exacte dans le dernier ouvrage du biologiste : CUÉNOT, Lucien, L’évolution biologique : les faits, les incertitudes, Paris, Masson, 1951, p. 308, 536.
48 RUYER, EPB, p. 15.
342
pas à penser l’instinct sans un détour par le trans-spatial, puisqu’il est la continuité de
l’ontogenèse qui est elle-même informée par une telle participation.49 Cette nécessité du
détour par un Idéal ou une Forme en soi est sans doute d’ailleurs suscitée chez Ruyer par
un refus implicite d’accorder à l’interaction avec le milieu, comme à la perception, un
véritable rôle d’information. Ruyer n’envisage jamais que la même invention technique,
par exemple, puisse être en tout point du globe et en tout temps une réponse adaptée au
milieu lui-même, par exemple qu’un même piège soit la réponse aux contraintes d’un
certain type de proie, ou qu’un comportement instinctif soit une adaptation dynamique,
sans cesse réajustée, à l’environnement perçu. Il lui faut toujours imaginer un détour par
une forme, un survol du temps et de l’espace, qui donne sens au perçu. C’est pourquoi Ruyer
ne peut penser, comme Canguilhem, que la seule norme soit l’adaptation à la vie dans le
milieu : issue d’une telle adaptation et stockée dans le « potentiel mnémique » de l’espèce,
elle devient une Idée qui guide le comportement dans le milieu. Certes, il est juste de
considérer l’instinct comme une réponse typique aux « gnosies » qui se présentent dans
l’environnement : le comportement instinctif n’est pas inventé par chaque individu mais
préparé dans l’organisme et hérité de génération en génération. Mais chez Ruyer cet
héritage prend la forme du potentiel mnémique « détaché », et les stimuli
environnementaux ne sont plus que l’occasion qui « appelle » le détour par cette mémoire
transcendante. Mais c’est alors à l’idéalisme qu’on en revient, un idéalisme platonicien
plutôt que kantien, qui soumet la connaissance à des formes a priori, mais affirme
l’existence de ces formes, relativement immuables, en-dehors du monde physique.50
Comme le remarque Piaget dans sa charge contre Ruyer, celui-ci affirme en même
temps à propos de l’amibe qu’elle manifeste un véritable comportement, puisqu’elle est
capable d’acquérir habitudes et conditionnements, et que ces manifestations sont celles
d’un psychisme dirigé « vers le dedans », « et non pas, comme l’activité psychique des
49 RUYER, EM, p. 92-93.
50 « Relativement » puisque Ruyer admet une forme d’évolutionnisme, en associant les vivants non à des Idées mais à des « mémoires spécifiques » susceptibles de changement. « Vous êtes un idéaliste qui s’ignore ou qui ne veut pas s’avouer », répliquait à Ruyer en 1938 Dominique Parodi, lors d’une séance de la Société française de philosophie. RUYER, « Le “psychologique” et le “vital” », art. cit., p. 193.
343
animaux supérieurs, vers le milieu extérieur. »51 Mais ici la difficulté éclate : pourquoi
assimiler la capacité à être conditionné, c’est-à-dire nécessairement conditionné par le
milieu extérieur, à une subjectivité tournée vers le dedans ? N’est-ce pas exactement
l’inverse que montre la capacité d’apprentissage de l’amibe, à savoir une capacité
rudimentaire de s’informer ou de réagir aux stimuli extérieurs ? Le problème redouble
quand on passe aux animaux supérieurs dotés d’un système nerveux, et dont Ruyer doit
bien admettre qu’ils ont accès à un monde extérieur : pourquoi auraient-ils besoin d’un
système nerveux, là où l’amibe qui en est dépourvue est capable de s’adapter parfaitement
à son propre milieu extérieur, et ce sans le percevoir ? Le panpsychisme de Ruyer ne fait pas
seulement de la perception un cas particulier du psychisme, il en fait une anomalie
incompréhensible, qui n’a plus de place. Examinons la définition qu’il en donne :
Il n’y a au fond qu’un seul mode de conscience : la conscience primaire, forme en soi de tout
organisme et ne faisant qu’un avec la vie. La conscience seconde, sensorielle, est la
conscience primaire des aires cérébrales. Comme le cortex est modulé par des stimuli
extérieurs, la conscience sensorielle nous donne donc la forme des objets extérieurs à
l’organisme. Mais ce contenu particulier ne représente pas du tout un caractère essentiel
de la conscience et de la vie.52
Cette formule qui paraît tout résoudre est en fait celle qui menace le plus la cohérence
interne du néo-finalisme. Ruyer entend par là que la conscience seconde est rendue
possible par la modulation du cortex par les formes des choses extérieures, perçues par
l’intermédiaire des organes sensoriels. Ici encore, l’idée que le cortex forme une « unité
auto-survolée » peut n’être prise que comme une simple originalité terminologique
anticipant sur les découvertes de la neurologie. Mais admettre cela, c’est renoncer aux
fondements mêmes du panpsychisme, appuyé sur le cas de l’amibe, puisque c’est admettre
que la conscience primaire peut être modulée du dehors, qu’elle est informée non par
participation aux essences, mais de façon parfaitement matérielle et immanente, par
l’opération des organes des sens. Que donnerait cette « modulation » appliquée à l’amibe ?
51 RUYER, EPB, p. 24.
52 RUYER, NF, p. 116.
344
Elle reviendrait tout simplement à admettre que le comportement de l’amibe est une
réaction aux stimuli du milieu, par réaction physico-chimique, et un conditionnement par
ces interactions répétées. Or, c’est justement le contraire de l’idée ruyérienne de
subjectivité close, en pur self-enjoyment. Si l’on admet l’explication ruyérienne de la
conscience seconde et de la perception, on en revient finalement à un matérialisme de la
structure, mais qui ferait une large part à la genèse, au dynamisme et à la plasticité des
structures considérées. Ce n’est évidemment pas ce que fait Ruyer, qui tente au contraire
d’articuler avec difficulté la part perceptive de la connaissance avec la participation directe
du cerveau au monde des essences. Alors que la phénoménologie husserlienne cherche
précisément cette articulation dans la suspension du réalisme naïf, Ruyer doit la penser
dans l’interaction d’un réalisme des essences (accessibles sans perception) et d’un
empirisme pour lequel les sensations sont bien « dans notre tête ».53
Cette impossibilité de générer la conscience seconde à partir de la conscience
primaire, de « refaire le chemin en sens inverse », a été amplement développée par Renaud
Barbaras54, qui dénombre sur ce point trois grandes difficultés que nous pouvons résumer
ainsi. Premièrement, on ne comprend pas pourquoi le survol des aires cérébrales ne serait
pas, comme tous les autres survols, connaissance de soi-même, connaissance des aires
cérébrales et non-perception du monde extérieur. La réponse de Ruyer est qu’il y a ici une
différence de contenu, qui correspond à la différence entre les cellules nerveuses et les
autres tissus vivants. Mais comme le souligne Barbaras, une différence de contenu
n’explique pas une différence de modalité, or la conscience seconde diffère bien par sa
modalité : « elle n’organise pas des tissus, mais fait apparaître quelque chose ».55 Or, le fait
que la cause des modulations du cerveau soit extérieure n’explique en rien qu’elles donnent
lieu à une conscience d’extériorité, à la représentation d’un monde extérieur. Enfin, la
53 RUYER, Raymond, « Les sensations sont-elles dans notre tête ? », Journal de psychologie normale et pathologique, 1934, p. 555‑580.
54 BARBARAS, « Vie et extériorité. »
55 Ibid.
345
troisième difficulté est la plus grave (elle est soulevée également par Kaplan56), car elle
touche aux fondations mêmes de l’édifice : une telle conscience close sur elle-même, qui
n’a accès qu’à ses propres modulations, ne peut se prévaloir du réalisme consubstantiel à
l’entreprise de Ruyer. Celle-ci en effet consiste, comme l’a souligné Chambon, à reconnaître
la validité d’un double accès à l’être, objectif et phénoménal.57 Mais si nous n’avons au
monde qu’un accès indirect via les modulations de notre propre unité « sans porte ni
fenêtre », alors l’accès objectif est gravement menacé, et l’accès phénoménal ne peut plus
être considéré comme ouvrant un accès à la réalité même.
2.3 Ruyer a-t-il sauvé le concept d’information ?
La question de l’ouverture au monde n’est pas centrale chez Ruyer, qui lui substitue
le problème de la nature de l’information : peut-on penser la capacité des organismes à
s’informer, au double sens de se donner une forme, et d’acquérir des connaissances leur
permettant de s’adapter au monde extérieur, sans faire de la biologie une psychologie ? Un
débat profond et important existe sur la pertinence de l’utilisation du terme d’information
dans les sciences du vivant, et les confusions rendues possibles par l’équivoque du mot.
Comme le souligne par exemple Chapouthier, le calcul par Shannon de « l’entropie
d’information », c’est-à-dire de la déperdition quantitative de la quantité d’information
dans un message durant sa transmission, a donné lieu à une analogie et même une
assimilation plus que contestable avec l’entropie thermodynamique.58 La confusion entre
56 KAPLAN, Entre Dieu et Darwin, le concept manquant, op. cit., p. 49 sq.
57 CHAMBON, Le monde comme perception et réalité, op. cit., p. 353 sq.
58 CHAPOUTHIER, Georges, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. Tome 138, no 1, Presses Universitaires de France, 2013, p. 21‑28. Voir notamment au paragr. 5 : « De ce simple isomorphisme entre les deux formules (il y a beaucoup de formules logarithmiques en physique) est issu l’un des plus graves malentendus de la biologie (Chapouthier, 2001). Brillouin (Brillouin, 1959), en tentant d’identifier les deux formules, a en effet conclu que l’information était la même chose que la néguentropie. De la « quantité d’information par message » du travail de Shannon, paramètre scientifiquement juste, mais très limité dans son utilisation, et dont l’expression présentait un vague isomorphisme avec la formule de Boltzmann, on passait alors allègrement à l’information au sens le plus général du terme, tel qu’on l’utilise dans le grand public, comme dans les sciences humaines ou biologiques, et qui est synonyme de « morceau de connaissance » ! Et puis on ne s’arrêtait pas en si bon chemin : après avoir identifié néguentropie et information, on identifiait ces deux concepts à celui d’ordre (Matras & Chapouthier, 1984). Le dogme était né : l’information, c’était à la fois l’ordre et la néguentropie ! Un pont solide paraissait construit
346
cette notion purement quantitative et l’information en général est selon lui la source de
nombreux malentendus, notamment dans notre compréhension du vivant. Il affirme ainsi
« que l’identification, qu’on rencontre encore dans nombre d’ouvrages de biologie, entre
néguentropie, information et ordre ne résiste pas à l’analyse scientifique »59 et en conclut
qu’il faut « séparer conceptuellement les échanges énergétiques des structures vivantes
avec leur environnement, qui peuvent, dans certaines conditions, être reliés à l’entropie,
et les échanges d’information, qui sont d’une autre nature ».60
Or, comme il le souligne, Ruyer ne commet pas cette confusion entre information
« qualitative » et « quantitative », et conteste au nom de cette distinction les prétentions
de la cybernétique, par exemple, à expliquer l’information en général et non seulement la
transmission d’une structure physique.61 En effet, toute signification véritable et toute
création d’information étant pour Ruyer le propre d’un « je » conscient (en participation
avec un domaine d’essences), il n’est pas possible d’assimiler l’information véritable à
l’information telle que mesurée par Shannon, qui n’est en fait que la mesure de la
dégradation d’une structure physique particulière (par exemple, les ondes plus ou moins
brouillées d’une transmission radio). Pour Chapouthier, grâce à ce postulat philosophique,
« Ruyer « sauve » le concept d’information, et par suite ses conséquences sur les concepts
de structure et de forme, du piège tendu par Brillouin où ils étaient enfermés. »62 Et l’auteur
de comparer le « dualisme » ruyérien au vitalisme qui aurait, selon lui, permis malgré son
erreur fondamentale de sauvegarder l’autonomie de l’étude du vivant.
entre une grandeur thermodynamique mesurable, l’entropie, et des concepts qualitatifs mal définis comme l’ordre et l’information. »
59 Ibid., paragr. 8.
60 CHAPOUTHIER, Georges, L’homme, ce singe en mosaïque, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 28‑29.
61 Voir notre chapitre suivant.
62 CHAPOUTHIER, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », art. cit., paragr. 13. Léon Brillouin (1889-1969) est un physicien franco-américain dont les travaux sur la théorie de l’information ont participé selon Chapouthier à répandre l’assimilation de l’information et de la néguentropie.
347
Ruyer a-t-il véritablement « sauvé » le concept d’information ? S’il n’est pas
contestable qu’il ait maintenu une séparation stricte entre l’information au sens qualitatif
et l’information quantitative des « sciences de l’information », le terme de sauvetage nous
semble discutable. Premièrement parce que, comme l’auteur de l’article le reconnaît sans
ambiguïté, Ruyer ne conteste pas l’identification : information, ordre, néguentropie.
Si l’information est essentiellement le progrès d’un ordre structural efficace, elle sera le
contraire d’une « déstructuration », d’une diminution d’ordre. Cette diminution d’ordre a
un nom en physique : l’entropie. L’information pourra donc être considérée comme le
contraire d’une entropie, et elle sera mesurable comme celle-ci.63
La séparation introduite par Ruyer ne passe donc pas comme celle de Chapouthier
entre information et néguentropie, mais entre information passive ou structurée et
information active ou structurante : la connaissance comme la vie d’un organisme sont
bien comprises comme néguentropie, mais l’origine de cette néguentropie doit être un
principe informateur situé hors de l’espace-temps. Chapouthier s’appuie essentiellement
sur la thèse de Ruyer, Esquisse d’une philosophie de la structure, c’est-à-dire sur le Ruyer
matérialiste des débuts. Dans l’Esquisse en effet, structure et forme sont une seule et même
chose. Mais dans la philosophie mature de Ruyer, structure passive et forme active sont
dissociées, la première (observable) étant le résultat de la seconde (inobservable), et la
seconde trouvant sa source dans un domaine d’essences trans-spatiales. Le résultat de cette
« sortie de l’actuel » est le dépassement du dualisme purement épistémologique du premier
Ruyer vers un platonisme des Formes-Idées qui tend à devenir un dualisme ontologique. Le
« sauvetage » de l’information, qui ne succombe pas au réductionnisme de certains
physiciens et ingénieurs du milieu du XXème siècle, ne se fait donc qu’au prix d’une autre
assimilation : celle de toute information véritable, en biologie et en psychologie, à une
signification reposant sur des Idées ou thèmes transcendants.
Il nous paraît donc excessif de dire avec Chapouthier que « le néo-finalisme proposé
par Ruyer (…) ne prétend pas renouer avec un finalisme désuet et théologique, mais
63 RUYER, COI, p. 10‑11.
348
constater la « directionnalité » effective de l’évolution du monde observable. »64 Le néo-
finalisme de Ruyer est original et propose avec le concept de domaine absolu de survol une
redéfinition audacieuse de la conscience qui fait de son œuvre un moment important de la
philosophie du XXème siècle. Mais il n’est pas douteux que son finalisme soit théologique,
comme il le revendique d’ailleurs abondamment lui-même,65 et ne se borne pas au
« dualisme épistémologique » examiné par l’auteur. Si Ruyer n’a pas sauvé pour la science
le concept d’information, il est de plus permis de se questionner de manière plus générale
sur le rapport qu’il entretient avec les savoirs scientifiques : s’agit-il de corriger les
dogmatismes fautifs des savants lorsqu’ils s’essayent à la philosophie, ou de remplacer
l’activité théorique de ces derniers par la libre spéculation du philosophe ?
3. Ruyer : le philosophe, la science et Dieu
3.1 Philosophie et science : les dangers de la position de
surplomb
La difficulté du rapport de Ruyer aux savoirs scientifiques n’est pas la critique que
fait Ruyer des insuffisances de la science de son temps, mais sa conversion systématique de
l’inexpliqué en inexplicable : l’insuffisance des explications « mécanistes » à un instant t
(les années 30-60) suffit à Ruyer pour affirmer que les faits en question échappent
définitivement à l’empire de la causalité, et requièrent conscience et finalité. C’est la
64 CHAPOUTHIER, « Information, structure et forme dans la pensée de Raymond Ruyer », art. cit., paragr. 20.
65 Tout en reconnaissant que la théologie véritable est impossible, Ruyer n’en fait pas moins de l’approche axiomatique de cette théologie le but et la source de toute son œuvre, et en premier lieu de ses travaux sur l’information. Il écrit ainsi : « Au-delà de la région du trans-spatial, dans son aspect de « nature », obéissant à des lois non mécaniques et non géométriques, mais à des lois malgré tout encore naturelles, il fallait postuler une région que l’on devait donc appeler théologique, puisqu’elle était source de toutes les activités individualisées, de toutes les formes et de toutes les lois. (…) Tout ce que j’ai publié depuis 1946, à l’exception de mon livre sur l’utopie, est chapitre détaché de mon ouvrage manqué. L’étude sur le néofinalisme, sur les valeurs, sur la morphogenèse, et même, si étrange que cela paraisse, sur la cybernétique, sont des parties détachées d’un ouvrage théologique. C’est peut-être l’analyse philosophique des automates et la critique de la théorie de l’information qui peut donner le plus longtemps l’espoir d’aboutir à quelque chose comme une nouvelle théologie. » RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 10‑11, nous soulignons.
349
démarche inévitable d’une philosophie du « résidu », qui se donne pour tâche d’identifier
dans ce qui résiste à la science la clef de compréhension du monde.66 Il se place dans une
position de surplomb par rapport aux sciences, en se croyant capable de donner la véritable
interprétation des observations expérimentales. Ce faisant il dépasse la lettre raisonnable
de la méthode élaborée dans L’esprit philosophique : il ne s’agit pas seulement de s’appuyer
sur les sciences (toujours incomplètes) pour construire la vision cohérente du monde
qu’elles rendent possible à un moment donné, mais de remplacer les théories scientifiques
par une explication libre des faits, que le philosophe est seul capable d’interpréter
correctement. Il ne s’agit pas en effet d’une libre interprétation dans l’esprit de Ruyer, mais
du sens évident des choses elles-mêmes, qui n’est manqué que parce qu’il est généralement
obscurci, recouvert par des constructions idéologiques, essentiellement la vision mécaniste
du monde. Une fois débarrassé de ces couches d’idéologie, le sens vrai est supposé
apparaître de lui-même à l’esprit non prévenu, capable de percevoir l’explication que les
faits « appellent », « demandent impérieusement », « exigent », etc.
Cette position de surplomb autorise le philosophe non seulement à intervenir dans
les problèmes de faits dévolus à une science particulière, mais à dominer suffisamment
l’ensemble du savoir humain pour corriger une science par une autre, en important par
exemple des concepts psychologiques en biologie, ou en corrigeant la génétique par
l’embryologie – sans tenir compte des différences de méthode et d’objet entre ces
disciplines. Les conditions de vérité d’une hypothèse (y compris à propos de questions de
fait très concrètes comme le mode de division d’une cellule ou la nature d’un photon) sont
les suivantes chez Ruyer :
1) Elle fournit une explication des faits.
2) Il n’y a pas d’hypothèse alternative pleinement satisfaisante.
3) Elle est applicable à tous les problèmes irrésolus des sciences physique, biologique et psychologique.
66 Par exemple, à propos de l’embryologie : « Dalcq, dans sa synthèse récente, a utilisé à peu près tous les éléments logiques d’explication que peut offrir ce plan de pensée [actualiste]. Détaillons son arsenal. » EPB, p.86. Cette formule est caractéristique de sa démarche défensive, qui consiste à relever inlassablement ce qui n’est toujours pas expliqué à un moment donné du temps.
350
On voit aisément que 1) et 2) sont déjà des conditions insuffisantes, qui autorisent
notamment la transposition illimitée de concepts et de mécanismes d’une science à une
autre, dès lors qu’on peut en tirer une description cohérente des faits. Face aux difficultés
d’explication de la plasticité du développement embryonnaire aux premiers stades, on peut
donc invoquer par exemple la mémoire, l’inventivité ou la connaissance de l’embryon, au
prétexte que « Seul le “modèle psychologique” d’amorçage mnémique peut rendre compte
des faits. »67 Mais il faut ajouter la condition 3), en vertu de laquelle une explication
seulement locale ne résout rien, et doit être rejetée au profit d’une explication totale si l’on
peut en élaborer une. Par exemple, à propos d’une explication mécaniste de
l’équipotentialité cérébrale, Ruyer écrit : « Comme cette théorie, de toute manière, ne
rendrait pas compte de l’équipotentialité embryonnaire, nous pouvons nous dispenser de
la discuter. »68
Il faut noter que, paradoxalement, cette recherche d’une clef ultime de la science
s’accompagne chez Ruyer d’une intéressante critique du rationalisme comme foi
dogmatique, au nom même du postulat de rationalisation complète de la nature, qui relève
pour lui du mythe.
Le bon sens a beau lui dire que si sa propre vie n’avait pas quelque chose de mystérieux et
d’incalculable, il ne serait pas un être vivant, mais la Pensée ou l’Être unique et en soi, la
raison, comme foi mystique, s’obstine à postuler une science et une technique intégrales.
(…) L’homme et la nature sont liés et il est encore plus impossible de rationaliser
absolument la nature que de soulever la Terre avec un levier sans point d’appui. Il y a des
mythes dans le rationalisme absolu, tout autant que dans les imageries religieuses.69
Ruyer semble ici sur la voie d’un scepticisme appuyé sur l’idée que l’homme, et avec
lui ses facultés de connaissances, est un être naturel et biologique. Son insertion dans la
nature lui interdit la position de spectateur en surplomb, et la nature biologique de ses
facultés, sélectionnées par l’évolution en vue de la survie et non des mathématiques ou de
67 RUYER, NF, p. 84.
68 Ibid., p. 78.
69 RUYER, COI, p. 31.
351
la philosophie, doit nous amener à limiter leurs prétentions. Cette critique de poids est la
conséquence logique de son projet de réinsertion de l’homme dans la vie et dans la nature,
contre les rationalistes ou les existentialistes qui oublient qu’il est d’abord un organisme.
Mais il est difficile d’articuler cette modestie naturaliste et la volonté qui transparaît chez
Ruyer d’achever le projet d’une nouvelle gnose qui acterait certes l’échec de la science
rationaliste, mais pour en donner l’explication finale – et qui le fait en s’appuyant sur ce
qu’il pense être une science nouvelle, une science de degré supérieur et ultimement
finaliste. On pourrait répondre à cela que Ruyer n’envisage sa philosophie que comme
tentative et comme mythe, mais cela pose tout de même deux questions. Premièrement,
pourquoi le mythe panpsychiste serait-il plus légitime ou moins « religieux » que le mythe
rationaliste ? Deuxièmement, le mythe rationaliste n’a-t-il pas pour lui une vertu
heuristique en science, tandis que le panpsychisme en prétendant l’achever, arrête là son
progrès ?70
❖ La stratégie de l’examen séparé
Ruyer a recours à un mode d’examen des solutions scientifiques qui pose problème.
Dans sa critique du rationalisme matérialiste, il procède à l’examen séparé de chaque
discipline, voire de chaque hypothèse, en refusant la possibilité qu’elles se complètent les
unes les autres pour former une explication unifiée et satisfaisante. Or, il ne suffit pas de
montrer que ni la génétique, ni le darwinisme, ni l’embryologie ni la cybernétique ne
produit seule une explication totale du vivant pour prouver qu’une théorie synthétique
utilisant les apports de toutes ces sciences ne donne pas une telle explication, ou au moins
un programme de recherche pertinent. Ruyer a certainement raison de contester les
prétentions totalisantes de certains généticiens ou cybernéticiens, et ces prétentions ont
été souvent battues en brèche par la suite. Mais elles l’ont été dans la direction d’une
70 Ruyer lui-même reconnaît au moins pour une part cette valeur heuristique de la confiance dans un programme de recherche : « La foi aveugle aux modèles cybernétiques peut être utile aux techniciens. Elle les encourage à tout tenter. Elle peut être encore utile dans certaines provinces de la théorie. Longtemps encore, les physiologistes, notamment, auront avantage à postuler que tout se fait par montage et fonctionnement, et à demander aux techniciens d'imiter intégralement les fonctionnements physiologiques. Mais la foi aveugle, dès aujourd'hui, est nuisible en d'autres provinces scientifiques, par exemple en psychologie et en embryologie. » COI, p.24-25
352
approche interdisciplinaire permettant d’articuler les apports de ces sciences et de
corriger, par exemple, le modèle génocentrique par la théorie des systèmes dynamiques et
de compléter l’embryologie par la biologie cellulaire et moléculaire, et l’evo-devo.
Parallèlement à cet examen séparé, il fait souvent jouer une science contre une autre
(l’embryologie contre la génétique, la psychologie introspective contre la cybernétique…)
sans voir que cette remise en cause mutuelle est la marche normale de la science et non
son échec définitif : que la génétique naissante n’explique pas (encore) la plasticité
embryonnaire observée expérimentalement est certainement le signe de l’absence d’une
théorie unifiée, mais pas la preuve de l’impossibilité d’une telle théorie – qui a fini par voir
le jour. Sans compter que Ruyer n’interroge jamais la question des différences de
méthodologie, de maturité, d’histoire intellectuelle qui séparent les disciplines.
Cette stratégie de l’examen séparé explique sa prédilection pour les explications
excessivement réductionnistes ou totalisantes qu’il est facile de mettre en échec : l’idée de
Schrödinger du génome comme code passif par exemple – qui pourrait être corrigée par la
cybernétique, mais celle-ci est elle-même mise en échec séparément en faisant appel à des
considérations sur la subjectivité psychologique, et ainsi de suite. De ce point de vue, il nous
semble que Ruyer n’est pas entièrement fidèle à « l’esprit philosophique » tel qu’il le
décrit : celui-ci impose de chercher la complémentarité maximale entre les sciences pour
aller dans la direction d’une représentation unifiée du monde, en anticipant sur
l’achèvement jamais atteint de l’entreprise scientifique. Ruyer au contraire divise les
sciences, par l’examen séparé, par la division des « deux types de sciences », par la mise en
contradiction de faits et d’hypothèses tirés de disciplines différentes, et occupe la place
laissée vacante par cette mise en échec par sa propre métaphysique totalisante, qui prétend
unifier les sciences en quelque sorte malgré elles. En usant d’un tel argumentaire fondé sur
l’échec de la science, et en rejetant la possibilité d’explications mécanistes futures au nom
de la plus grande plausibilité du finalisme, Ruyer s’inscrit dans la longue tradition des
argumentaires théistes et finalistes.
353
3.2 Du finalisme à la théologie naturelle
La position de surplomb qu’adopte le philosophe vis-à-vis de la science lui permet
d’opposer aux lacunes de cette dernière un tableau général de l’ordre cosmique, au nom de
la certitude intime de celui qui sait percevoir l’expressivité de la nature. Cette expressivité
de la nature comme ordre harmonieux et sensé conduit Ruyer de l’ontologie à une
théologie naturelle originale. Cette originalité ne tient précisément pas à la nouveauté de
ses arguments, car beaucoup sont des arguments finalistes typiques et déjà anciens, mais à
son caractère de mixte de plusieurs finalismes habituellement exclusifs l’un de l’autre, un
finalisme immanent inspiré de la phusis grecque, et un finalisme transcendant inspiré du
théisme moderne.
Le théisme de l’époque moderne fournit une articulation élégante du fondement
divin de l’univers et de son explicabilité scientifique. Si Dieu se contente de créer la matière
et les lois de l’univers, et laisse la conjonction de cet ensemble de lois avec cette matière
produire des mondes, des vivants et même des hommes, alors ceux-ci sont explicables par
la science, même si celle-ci ne pourra jamais expliquer pourquoi nous vivons dans un
univers régi par cet ensemble précis de lois, des lois telles que des vivants puissent
apparaître. Cette position semble être la plus solide et la plus inattaquable du finalisme, et
Ruyer n’en est pas très éloigné lorsque, dans la période de transition des années 1930, il se
contente de penser un envers ontologique des êtres qui les maintient dans l’existence, mais
sans rien changer à leur explicabilité scientifique. Le Ruyer de la maturité, en revanche,
refuse de s’en tenir là et entend combiner les deux versions du finalisme : un théisme
justifiant l’existence de l’univers avec ses lois, et un finalisme immanentiste justifiant
l’explication par les causes finales à chaque niveau de réalité. C’est donc en définitive un
finalisme maximal, poussé jusqu’au paradoxe puisque seuls y échappent (outre les purs
agrégats) les produits de l’activité finaliste et consciente de l’homme, artefacts et machines
qui ne sont qu’une finalité dégradée, « fossile », parce qu’issue d’une cause externe et non
interne à l’être finalisé.
C’est ainsi que Ruyer est amené à élaborer une théologie naturelle à deux faces. Elle
distingue, à la suite de Butler, un Dieu connu et un Dieu inconnu, ou « Dieu réservé et Dieu
354
participé ».71 Le Dieu connu est un Dieu panthéiste, il est l’activité formatrice responsable
de « l’embryogenèse du monde ». Il est créateur sans être extérieur à sa création, il se divise
et se dépense lui-même en lignées d’individualités qui sont les consciences quantiques et
organiques qui forment le monde. Mais Dieu est en même temps le Dieu inconnu ou
silencieux, source inaccessible des Sens et des Fins actualisés par l’activité du monde,
fondement de tout ce qui est. Le Dieu inconnu est le fondement dans l’être de toute norme,
du possible et de l’impossible métaphysique comme du bien et du mal moral. Ruyer
substitue ici un Dieu source des normes au Dieu cartésien source des lois, car la norme
(concept moral et biologique) remplace chez lui la loi (concept de la physique classique)
comme concept central. Ce Dieu à deux faces permet en fait à Ruyer d’utiliser un double
argumentaire finaliste – à moins qu’il n’en soit le résultat, la conclusion inévitable. D’une
part Dieu agit dans la nature sous la forme des consciences primaires, qui méritent d’être
intégrées comme causes secondes à l’explication de la nature. D’autre part, il est le
fondement nécessaire du monde et de ses normes absolues, qui assure l’existence même de
ce qu’il y a de mécanique dans la nature.
Si l’idée d’un Dieu fondement du soi et du monde évoque la théologie transcendantale
et l’idéalisme allemand, il nous semble que le débat auquel Ruyer prend part est davantage
celui du mécanisme des XVIIème et XVIIIème siècle et de sa critique, et la question du rapport
entre Dieu et la nature.
Sans postuler une improbable influence, on peut comparer la théologie naturelle de
Ruyer à celle d’Henry More (1614–1687), figure centrale des platoniciens de Cambridge. Si
l’on admet que Ruyer se situe sciemment dans le contexte de la modernité postcartésienne,
on s’étonnera moins des similitudes frappantes de ces deux pensées. Comme Ruyer, More
est un admirateur du mécanisme de Descartes qui consacrera une grande partie de son
œuvre à en montrer les limites. Il faut d’après lui admettre l’explication mécaniste des
phénomènes jusqu’à un certain point, mais jusqu’à un certain point seulement. En effet,
laisser une trop large part à ces explications serait s’exposer (et exposer la religion) au
matérialisme, puisqu’un monde entièrement mécanisé pourrait aussi bien se passer de
71 RUYER, EM, p. 200 sq.
355
Dieu. More est profondément dualiste et religieux, et en cela se distingue de Ruyer. Mais,
rejetant le dualisme cartésien, More affirme que Dieu et les âmes sont nécessairement
étendus dans l’espace, car être ne peut signifier autre chose qu’être dans l’espace. Pour
mieux souligner l’impuissance du mécanisme à expliquer l’activité, il dote tous les vivants
d’une âme, l’âme seule étant capable de donner le mouvement à la matière. De plus, s’il ne
fait pas directement intervenir Dieu dans la nature, il affirme que les lacunes du mécanisme
permettent de prouver l’existence d’un « Esprit de la nature », lui aussi étendu dans
l’espace, qui représente le « pouvoir délégué de Dieu » dans la nature. C’est ce pouvoir actif
qui donne aux êtres le mouvement, car la matière elle-même doit être considérée comme
parfaitement inerte, incapable de se mouvoir par elle-même. Face aux critiques, More
soutiendra vivement qu’un tel esprit est parfaitement admissible au rang des causes
secondes, et qu’il constitue une aide indispensable à l’explication rationnelle du monde
plutôt qu’un obstacle, ou un refuge de l’ignorance. Enfin, l’Esprit de la nature est conçu
selon un émanatisme néoplatonicien, et produit en mettant en forme la matière une
« sphère de vie et d’activité ».72
Ruyer présente la même acceptation partielle du mécanisme cartésien, exploite de la
même façon les failles de ses explications pour démontrer l’existence d’un autre ordre de
causalité intégré à la nature, mais en participation avec l’entendement divin. Il partage
avec More la thèse fondamentale : toute existence est dans l’espace, ou du moins il s’y
efforce : il reconnaît certes un domaine du trans-spatial, mais comme corrélat de ses efforts
pour spatialiser la conscience, et de son rejet de toute substance immatérielle. Enfin, il
dédouble Dieu, à la suite de Samuel Butler, en Dieu connu et Dieu inconnu : le Dieu connu
de Ruyer, qui se dépense en créant le monde dont il constitue l’activité formatrice, n’est
pas sans rappeler l’Esprit de la nature de More, et même ce demi-panthéisme de Ruyer
ménage la place d’un Dieu inconnu, transcendant et inaccessible. Ce Dieu n’est certes pas
un Dieu personnifié ou accessible aux prières, et la théologie naturelle de Ruyer aurait paru
bien dangereuse à un More soucieux de préserver la religion chrétienne. Mais même de ce
point de vue, Ruyer pourrait apparaître comme un déiste du siècle des Lumières : critique
72 HENRY, John, « Henry More », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2016.
356
acerbe des religions institutionnelles, il rejette l’athéisme comme une position non
seulement fausse, mais impossible, sinon en paroles. Dieu étant la source et le fondement
de tout sens et de toute activité véritable, agir de façon sensée, poursuivre des fins quelles
qu’elles soient, exister biologiquement c’est reconnaître, par la vie sinon par la pensée, son
existence.
Le fait que l’homme y “croie” ou non n’a philosophiquement aucune importance [...] tout
homme est déiste ou plutôt théomorphiste dans sa pensée ou son comportement.73
Il retrouve ainsi Bacon affirmant que « l’athéisme est sur les lèvres plus que dans le
cœur »74, et le Philon des Dialogues sur la religion naturelle de Hume, affirmant que l’athée
« ne l’est jamais que verbalement et ne peut jamais être sincère ».75 Ce qui distingue le
finalisme de Ruyer de la théologie naturelle des XVIIème et XVIIIème siècles, c’est le bagage
scientifique plus que le cadrage métaphysique du problème : pré-kantien revendiqué,
Ruyer voit en Descartes, Leibniz et Hume des interlocuteurs plus valables. Ce que permet
la physique quantique, en donnant consistance à l’idée d’une matière douée de sa propre
activité, c’est de trancher définitivement les querelles nées à partir du mécanisme de
Descartes, en réintégrant l’esprit dans l’espace sans tomber ni dans le matérialisme, ni dans
l’athéisme, mais en identifiant Dieu et l’activité formatrice du monde, dispersée dans une
myriade d’individus se formant et exprimant la force créatrice de Dieu, ou de la nature.76
73 RUYER, EM, p. 132.
74 “[A]theism is rather in the lip, than in the heart of man”. BACON, Francis, « Of Atheism », in Collected Works, Hastings, Delphi Classics, 2017.
75 « Je me tourne ensuite vers l’athée qui, je l’affirme, n’est tel que nominalement, et ne peut jamais l’être sincèrement ; et je lui demande : dans la cohérence et la sympathie apparente de toutes les parties de ce monde, n’y a-t-il pas un certain degré d’analogie parmi toutes les opérations de la nature, en toute situation et en tout temps ? Dans la décomposition d’un navet, dans la génération d’un animal, et dans la structure de la pensée humaine, n’y a-t-il pas des énergies qui présentent probablement quelque analogie éloignée entre elles ? Il est impossible qu’il le nie : il le reconnaîtra volontiers. » HUME, David, Dialogues Concerning Natural Religion (And Other Writings), COLEMAN, D. (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 93. Nous traduisons.
76 RUYER, EM, p. 146 sq.
357
Les arguments mobilisés par Ruyer contre le hasard, qu’il oppose à l’évolution
darwinienne, mais aussi à toute explication matérialiste et athée de la vie, trouvent
toujours un écho dans la littérature créationniste contemporaine. Mais si Ruyer a pu
emprunter objections et comparaisons à l’anti-darwinisme de la fin du XIXème siècle, il s’agit
surtout pour lui de rejouer la querelle des Lumières sur le matérialisme. La sélection
naturelle est comprise par Ruyer comme le dernier avatar du hasard démocritéen, celui
qu’invoquaient Maupertuis et Diderot, un avatar impuissant qui n’en résout pas les
difficultés. L’exemple souvent répété du singe dactylographe composant au hasard, dans
un temps infini, les œuvres de Victor Hugo, ou du film amélioré par dégradation aléatoire
de la pellicule, évoquent ce passage de la célèbre lettre de Rousseau sur la Providence :
Qu’on vienne me dire que, d’un jet fortuit de caractères, la Henriade a été composée, je le nie
sans balancer ; il est plus possible au sort d’amener qu’à mon esprit de le croire, et je sens
qu’il y a un point où les impossibilités morales équivalent pour moi à une certitude
physique. On aura beau me parler de l’éternité des temps, je ne l’ai point parcourue ; de
l’infinité des jets, je ne les ai point comptés ; et mon incrédulité, tout aussi peu
philosophique qu’on voudra, triomphera là-dessus de la démonstration même. (…) je la
donne comme une invincible disposition de mon âme, que jamais rien ne pourra
surmonter (…).77
Ce qui rapproche Ruyer de Rousseau n’est pas tant l’argument probabiliste, élaboré
plutôt dans le cadre plus tardif des critiques de l’évolution darwinienne, mais l’idée de
preuve par le sentiment de plausibilité. Chez Ruyer, les arguments fondés sur la probabilité
ne se présentent presque jamais comme des preuves définitives, mais comme des appels à
un sentiment de crédibilité : que l’apparition de machines capables d’apprentissage,
l’observation de structures complexes dans l’œuf fécondé, ou l’évolution par mutations
aléatoires soient « très improbables », cela suffit généralement. Il ne s’agit pas tant de
démontrer que de mettre en évidence la plausibilité nettement supérieure de la thèse
adverse, celle du hasard guidé et canalisé par Dieu et les consciences organiques.
77 ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Lettre à Voltaire sur la Providence du 18 août 1756 », in GOUHIER, H. (dir.), Lettres philosophiques, Paris, Vrin, 1974, p. 46.
358
Le mode d’argumentation ruyérien est ici souvent proche de celui du Cléanthe de
Hume.78 Défenseur du théisme expérimental contre le scepticisme fidéiste de Philon,
Cléanthe fonde son argumentaire sur la plausibilité globale du théisme, appuyée sur la
perception globale de l’ordre de la nature. Les arguties sceptiques de Philon ne peuvent
d’après lui que faire perdre de vue, à celui qui y entrerait, le tableau général de cet ordre,
éclatant pour l’observateur sincère. Cet appel à revenir à une forme d’appréhension globale
de l’univers apparaissant comme cosmos, oublié par le savant penché sur tel ou tel
mécanisme, est fréquent chez Ruyer. Comme Cléanthe, il cherche de plus à lier le théisme
finaliste à des thèses impossibles à nier sans ridicule, comme l’existence de comportements
humains visant des fins, ou l’impossibilité d’améliorer un film par destructions aléatoires :
la finalité est défendue d’un bloc, et sa négation dans un ordre (l’embryologie par exemple)
est réfutée comme ayant pour conséquence le rejet global de toute finalité, y compris celle
du comportement de l’embryologiste « ayant pour fin de prouver qu’il n’y a pas de fin ».79
En réalité, il se donne pour but de prouver qu’il n’y a pas de fin dans le développement d’un
embryon et non en général, mais c’est tout un pour Ruyer : la finalité à tous les étages est
solidaire, car elle ne pourrait apparaître dans un monde purement physique. Enfin, Ruyer
se rapproche de l’expérience théiste par excellence décrite par Cléanthe contre Philon, qui
est celle de l’appréhension du sens. Contre l’empirisme de Philon, Cléanthe distingue
soigneusement la compréhension d’un sens (la lecture d’un livre) de l’explication par
réduction à des mécanismes (la composition chimique du papier et de l’encre). Le vivant se
présente à nous comme une « bibliothèque naturelle », dont l’empiriste ne cherche que les
causes, tandis que le théiste en comprend le sens. Cette distinction du sens et des causes,
et de la recherche des causes comme recouvrant le sens qui en est pourtant la raison, est
typique de l’argumentaire ruyérien - qui reprend peut-être consciemment, non seulement
le rôle de Cléanthe, mais ses propres termes.80
78 HUME, Dialogues Concerning Natural Religion (And Other Writings), op. cit.
79 RUYER, EM, p. 138 sq.
80 Il faudrait ajouter que Ruyer, théiste non chrétien, accepte sans difficulté la conséquence du théisme philosophique formulée par Philon comme un avertissement à Cléanthe : celui qui accepte la thèse théiste voit sa religion réduite au seul assentiment philosophique à celle-ci, mêlé d’émerveillement en même temps que de dépit face au mystère. Ibid., partie 12, notamment p.101-102.
359
L’argumentaire de la probabilité et de la plausibilité rapproche également Ruyer des
argumentaires créationnistes modernes, quoique le Dieu ruyérien soit bien différent du
Dieu chrétien, et même du Dieu transcendant et doué de volonté consciente des théories
du « dessein intelligent ».81 Du point de vue argumentatif, son néo-finalisme est tourné vers
la critique du hasard plus que vers Dieu lui-même. Mais l’alternative aux explications par
le hasard pur, démocritéen, est toujours chez Ruyer le recours à un finalisme fondé en Dieu.
Il n’est donc pas étonnant de retrouver chez lui un mode d’argumentation, des faits et des
analogies qui ont fait florès dans les discours créationnistes.
Si le créationnisme fait fond sur les lacunes de l’explication matérialiste ou son
improbabilité mathématique, et voit l’intention divine à l’œuvre dans le vivant, un autre
finalisme contemporain est bien vivant, que l’on peut nommer anthropisme. Pour ce
dernier, ce n’est pas dans les phénomènes physiques et biologiques qu’il faut voir la marque
d’une origine divine de l’univers, mais dans l’existence même de cet univers avec ses lois
naturelles, permettant l’émergence de la vie et de l’homme. Le finalisme anthropique
accepte donc la validité du darwinisme, mais pour en faire dans son ensemble un fait de
finalité, rendu possible par l’ajustement parfait (fine-tuning) des lois de la nature. Ce
finalisme anthropique, défendu notamment avec une grande rigueur philosophique par
Richard Swinburne82, forme avec le créationnisme ce que Quentin Meillassoux a appelé la
« tenaille finaliste », un dispositif argumentatif difficilement réfutable puisqu’il permet de
passer constamment de l’amont à l’aval du problème, des phénomènes organiques aux
conditions de possibilité de ces phénomènes, pour contrer toutes les objections. On
81 La plupart de ces arguments fondés sur l’impossibilité de l’explication par le hasard, notamment en termes de probabilités, se retrouvent par exemple dans DENTON, Michael, Evolution : une théorie en crise, Paris, Flammarion, 2010 [1985]. Ce livre, écrit par un biologiste, est une critique sévère (et contestée) de l’évolution darwinienne, qui a inspiré les fondateurs du mouvement créationniste de l’intelligent design. On y retrouve notamment l’argument du singe dactylographe, cher à Ruyer. En France, la tentative de réfutation du darwinisme au nom des probabilités mathématiques a été notamment popularisée par le mathématicien Shützenberger dans les années 1990. Voir notamment SCHÜTZENBERGER, Marcel-Paul, « Les failles du darwinisme », La Recherche, no 283, 1996, p. 86‑90. Des réponses darwiniennes ont été formulées dès cette époque, notamment dans l’ouvrage collectif : TORT, Patrick (dir.), Pour Darwin, Paris, Presses Universitaires de France - PUF, 1997, 1104 p. Nous sommes redevable pour ce paragraphe et le suivant à un cours donné en Sorbonne par Quentin MEILLASSOUX sur le finalisme, qui a attiré notre attention sur ces deux dernières références, et duquel nous reprenons la distinction créationnisme – anthropisme et l’expression de « tenaille finaliste ».
82 SWINBURNE, Richard, The Existence of God, Oxford, Oxford University Press, 2004 [1979].
360
pourrait dire de ce point de vue que Ruyer manie la tenaille finaliste, mais sur un mode
bien particulier : on retrouve chez lui des arguments anti-démocritéen et anti-darwinien
typiques qui le rapprochent du créationnisme moderne, appuyés sur l’exhibition de faits
paradoxaux et d’analogies visant la réduction à l’absurde. Mais on trouve aussi chez lui une
manière de faire remonter le problème vers les conditions de possibilité mêmes de la vie et
de la conscience, qui se rapprochent de la position anthropique : pour que la conscience
humaine apparaisse dans l’univers, il faut que ce dernier soit fait de telle sorte que la
conscience y soit toujours déjà possible, et, en fait, présente sous une forme non perceptive,
non réfléchie. On trouve ainsi chez lui l’association de l’argument de l’ajustement fin de
l’univers (fine tuning), dont les lois sont parfaitement réglées pour permettre la vie, et le
panpsychisme :
On ne peut pas ne pas voir l’accumulation des caractères favorables, soit dans l’ordre
naturel, soit dans le Cosmos physique. Les individualités physico-chimiques préparent les
individus biologiques. L’espace donne à chacun un domaine non fermé. Le temps
irréversible, le mouvement, les lois de composition du mouvement permettent le
changement et par suite le développement. (…) Le carbone, on l’a remarqué depuis
longtemps, est tout à fait approprié pour servir de base à une chimie indéfiniment
complexe. L’eau a également des propriétés très particulières indispensables à la
constitution d’une biosphère. La loi de gravitation — avec sans doute d’autres lois inconnues
— permet la constitution de systèmes cosmiques favorables à la vie (…). Des lois comme
celles de la tension superficielle, de l’osmose, de l’effet photo-électrique, les lois des
colloïdes, tout cela est indispensable pour rendre concevable l’existence de quelque chose
comme une cellule. (…)
Encore nous plaçons-nous ici à un point de vue volontairement superficiel. Il est très
probable qu’il y a un enracinement bien plus intime des êtres bio-psychiques dans les êtres
physiques, et que, par exemple, la mémoire, fondement même de la vie, est déjà à l’œuvre
au niveau des individualités élémentaires de la physique.83
Enfin, on retrouve chez lui une forme alternative de l’anthropisme, plus leibnizienne
que cartésio-newtonienne : il s’agit de la prédétermination des possibles par Dieu. Chez
Ruyer en effet, si Dieu ne calcule pas le meilleur des mondes possibles, il structure tout de
83 RUYER, Le monde des valeurs, p. 142‑143.
361
même a priori les possibles réalisables dans le monde, car, Ruyer y insiste, la genèse
permanente du monde est imprévisible, mais non chaotique. Tout ne peut pas être possible,
et des normes a priori de ce qui est possible ou non doivent exister pour assurer la cohérence
de cette création continuée. Le Dieu silencieux doit encadrer le Dieu connu, c’est-à-dire le
monde comme natura naturans. L’évolution n’est qu’à demi créatrice, car elle s’inscrit dans
des normes transcendantes, qui encadrent l’existence et lui donnent un sens.84
La position adoptée par Ruyer, à l’écoute des sciences, mais les surplombant pour en
donner la juste interprétation, correspond-elle au rôle légitime du philosophe, ou brouille-
t-elle les frontières entre science et philosophie ? Dans une perspective critique, on peut
rapprocher son néo-finalisme de ce que Canguilhem nomme, dans Idéologie et rationalité,
une idéologie scientifique, au moins sur plusieurs points.85 N’est-il pas pourtant essentiel
de redonner à la science positive une dimension de sens qu’elle a déserté par méthode ?
3.3 Philosophie de la vie ou idéologie scientifique ?
Une idéologie scientifique est, au sens de Canguilhem, un discours à prétention
scientifique, qui occupe le terrain de la science véritable tout en faisant fi des normes de
vérité propres à la science. Elle emprunte à des sciences constituées des normes de
vérification et des concepts qu’elle déplace ou étend hors de leur champ légitime
d’application, parfois jusqu’à produire un système d’explication total (social, politique...),
dans un champ qui n’est pas encore occupé par une science constituée. Ces discours sont
éliminés et reconnus comme idéologies a posteriori dès lors qu’une science véritable se
constitue dans ce champ – jamais d’ailleurs de la façon ou à l’endroit prévu par l’idéologie.
Enfin, cette dernière poursuit plus ou moins consciemment un objectif moral, social et
politique, à travers des justifications pseudo-scientifiques. L’un des exemples de
Canguilhem est l’évolutionnisme de Spencer. Ce dernier généralise les lois de l’embryologie
84 Nous approchons ici de la surdétermination de la philosophie de la vie ruyérienne par des considérations morales et politiques : dans la vie individuelle comme dans la vie sociale, il ne saurait être question d’abolir les normes, en faisant droit à la liberté radicale de l’existentialisme, ou à l’imagination irresponsable des utopistes et des étudiants de mai 68. Cf. sur ces points notre chap. 8.
85 CANGUILHEM, Georges, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1988.
362
de Von Baer à toute la nature, et aux sociétés humaines, à travers l’idée d’une loi mécanique
universelle de l’évolution. Il prétend ensuite déduire cette loi du principe physique de
conservation des forces et d’instabilité de l’homogène. Il procède par extension de lois hors
de leur domaine d’application légitime et multiplication des sources de corroboration dans
des sciences différentes, le tout étant mis au service de la justification de l’ordre social
individualiste, dominé par l’économie industrielle.
L’idéologie scientifique se distingue de la superstition, car elle occupe une place
(même usurpée) dans l’espace de la connaissance et non de la croyance religieuse. Elle se
distingue aussi de la « fausse science », qui ne rencontre jamais le faux, et n’est jamais
démentie. Elle se distingue enfin des « idéologies de scientifiques ».86
Le néo-finalisme de Ruyer est-il une idéologie scientifique au sens de Canguilhem ?
La question permet de mettre en évidence les pans les plus problématiques de sa
philosophie du vivant, celle qui touche le plus aux faits scientifiques et qui fait le plus l’objet
des stratagèmes de corroboration et de déplacement de concepts visés par Canguilhem. Si
l’expression d’idéologie scientifique ne saurait résumer la philosophie de Ruyer, elle peut
toutefois l’éclairer en ce qu’elle se présente comme une nouvelle philosophie pour la science
et les scientifiques, la philosophie susceptible d’engendrer un nouveau paradigme dans les
sciences du vivant.
Ruyer affirme donner le véritable sens des faits scientifiques que les scientifiques
eux-mêmes sont incapables de voir, en raison précisément de leur propre idéologie (qui
n’est pas, dans les termes de Canguilhem, une idéologie scientifique, mais une idéologie de
scientifique, c’est-à-dire une posture dogmatique, mais appartenant à un champ déjà
constitué de la science et à un scientifique de métier). La Gnose de Princeton ou
L’Embryogenèse du monde expriment de façon très claire la conviction de Ruyer de
représenter l’avant-garde philosophique d’une science nouvelle, ou d’un renouvellement
complet de la science, rendu nécessaire par l’avènement de la physique quantique – qui
86 Ibid., p. 39-43.
363
signe la fin de la parenthèse newtonienne de l’histoire des sciences, et le retour à une
science finaliste.
On trouve également chez lui, non à la marge, mais comme méthode généralisée,
l’extension de lois propres à un domaine à l’ensemble de la nature. Les lois du psychisme,
notamment de la mémoire, sont appliquées à l’embryologie, tandis que les lois de
l’embryologie sont étendues au monde entier d’une part et au microscopique d’autre part.
L’éthologie des instincts est appliquée à l’embryon, à la cellule voire à des entités physico-
chimiques. La linguistique et la psychologie introspective sont appliquées à l’ensemble de
la biologie. Comme chez Spencer, on trouve chez Ruyer un ensemble souvent répété
d’emprunts à des sciences diverses (observations paradoxales ou échecs de certaines
hypothèses) comme justification de la cohérence et de la scientificité de sa pensée, sans
véritable analyse du sens épistémologique de cette mosaïque de faits.
Une telle critique n’est-elle pas cependant excessive ? N’exclut-elle pas a priori tout
discours qui prétendrait établir des lois fondamentales du monde qui dépasseraient les
disciplines scientifiques ? N’est-ce pas justement le rôle du philosophe que de mettre en
garde le savant contre ses préjugés et ses cloisonnements institutionnels aussi bien
qu’intellectuels ? Il ne s’agit pas ici de condamner toute philosophie scientifique ou toute
métaphysique, ni même de faire tomber l’ensemble de la philosophie de Ruyer sous le coup
de cette seule critique de méthode. Mais il nous paraît clair que dans l’usage qu’il fait des
faits scientifiques, Ruyer se révèle idéologue au sens défini. C’est donc dans ce qui peut
apparaître à première vue comme le principal gage de sérieux de son geste philosophique,
la multiplication des appels aux faits expérimentaux et aux théories scientifiques de son
temps, qu’il manifeste le mieux les faiblesses de sa méthode, méthode qu’il n’a jamais
véritablement théorisée. Les faits sont mis au service d’une théorie préexistante, issue de
l’évolution progressive de sa pensée en métaphysique, dans laquelle l’embryologie, la
mémoire décrite par Ellenberger ou l’évolution des espèces viennent s’insérer dans un
second temps, après une reconceptualisation dans les termes métaphysiques de
subjectivité ou conscience primaire, de trans-spatial ou de domaine absolu. La philosophie
biologique de Ruyer est en effet le prolongement, et non la source primaire, de sa
métaphysique : elle consiste dans une recherche de confirmation de cette métaphysique
dans les faits scientifiques et psychologiques, même si ces derniers vont jouer un rôle très
364
important dans la constitution de la philosophie mature de Ruyer et de son vocabulaire
propre.
Chez Canguilhem, l’idéologie scientifique se reconnaît également a posteriori par le
fait que la science qui la remplace n’emprunte pas du tout la direction prévue par
l’idéologie, malgré les apparences que donne parfois un vocabulaire commun. Il donne
comme exemple l’atomisme de la physique moderne, qui conserve le vocabulaire de
l’atome, mais se constitue dans une toute autre direction que celle de l’atomisme antique,
et n’identifie pas l’atome du côté de l’indivisible (malgré son nom).87 Comme nous l’avons
montré, on peut dire en un sens la même chose de Ruyer : la science nouvelle qu’il appelle
de ses vœux s’est constituée, mais sur de tout autres bases (systémiques, génétiques et
darwiniennes) que la monadologie finaliste et panpsychiste dont il faisait l’avenir de la
physique et de la biologie.
Le rôle heuristique positif de l’idéologie scientifique est généralement de souligner
les failles, les insuffisances, les rigidités dogmatiques des explications disponibles. De ce
point de vue, Ruyer joue parfaitement son rôle en mettant en évidence la fragilité des
prétentions explicatives totalisantes de sciences encore bien loin de pouvoir fonder ces
prétentions, comme la génétique ou la cybernétique naissantes. Plus qu’à des sciences, on
pourrait affirmer que Ruyer s’en prend lui-même à des idéologies de scientifiques, et c’est
en partie vrai. La véritable difficulté apparaît quand on reconnaît qu’il inclut dans ces
idéologies condamnables des présupposés méthodologiques inséparables de la méthode
scientifique, comme le non-recours aux causes finales ou à l’hylozoïsme, les deux rendant
la science impossible. Une telle critique porte très au-delà des rigidités dogmatiques ou des
clivages disciplinaires qui peuvent indiscutablement ralentir la science à un moment
donné, et remet en cause la possibilité même de faire de la science.
Il est possible de considérer des problèmes et découvertes cruciaux de la biologie
contemporaine du développement comme une forme d’accomplissement, débarrassé de
son vocabulaire métaphysique, de la philosophie de la vie de Ruyer, tournée vers la
plasticité, la résistance aux perturbations, l’auto-régulation distribuée dans l’espace ou les
87 CANGUILHEM, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, op. cit., p. 40.
365
problèmes de causalité descendante.88 Mais il ne faut pas pour autant oublier
l’avertissement de Canguilhem à propos de l’histoire rétrospective : celle-ci, écrit-il,
présente toujours la succession chronologique comme une véritable continuité, en
s’appuyant sur des similitudes de vocabulaire ou de faits invoqués, et néglige les
divergences fondamentales. La science, en effet, se constitue souvent sur un tout autre
« axe » que l’idéologie, qui est elle-même dans la continuité d’axes politiques et
philosophiques qui lui sont antérieurs et dont elle hérite. L’exemple de Canguilhem est
éclairant : Maupertuis comme Mendel traitent d’hérédité et d’hybridation, mais
Maupertuis le fait dans l’axe de la controverse sur la préformation et l’épigenèse, et du
problème politique de l’hérédité dans la hiérarchie aristocratique ou dans la hiérarchie des
sexes. Mendel lui, est tout à fait étranger à ce contexte historique et intellectuel, et
constitue la génétique sur un axe nouveau qui ne doit rien à ceux sur lesquels reposent les
thèses de Maupertuis – lequel n’est donc pas un pré-généticien. De la même manière, il est
sans doute exagéré de faire de Ruyer un précurseur de la biologie actuelle, malgré l’usage
qu’elle peut faire des termes d’épigénétique ou de plasticité développementale, tant celle-
ci s’est construite sur un axe refusé par Ruyer, celui d’une synthèse de la génétique, de
l’évolutionnisme néodarwinien et de la biologie du développement.
Cependant, l’idéologie chez Canguilhem doit être largement diffusée et constituer un
véritable champ pseudo-scientifique qui occupe momentanément la place qui sera celle de
la future science. C’est pourquoi d’ailleurs il s’y intéresse comme historien des sciences :
une véritable histoire des sciences doit selon lui inclure celle de ses errements et des
impasses qui ont participé malgré tout à son avènement, comme obstacle, mais aussi
comme adversaire intellectuel dans un débat fécond. Est-ce vraiment le cas du ruyérisme ?
La thèse de Chapouthier sur le sauvetage du concept d’information semble supposer que
les champs philosophique et scientifique ont effectivement bénéficié des mises en garde de
Ruyer, mais cela n’est pas du tout certain. Le succès très modeste des thèses de Ruyer de
son vivant (qui l’a conduit à les vulgariser dans le canular de la Gnose de Princeton, souvent
88 Nous avons-nous-même tenté un tel rapprochement, avec peut-être trop d’égards pour les similitudes de formulation et trop peu pour les divergences de méthode et de fondements philosophiques : VAILLANT, Bertrand, « Enjeux métaphysiques de la morphogenèse : l’embryologie de Ruyer et la biologie du développement », Philosophia Scientiæ. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, no 21‑2, 2017, p. 79‑97.
366
mal compris) et l’oubli dans lequel il est rapidement tombé après sa mort rendent douteuse
l’idée d’une influence réelle de sa pensée sur le progrès de la science, en quelque domaine
que ce soit – quoique son influence philosophique soit bien réelle, chez un Deleuze
notamment. Pour constituer une véritable idéologie scientifique, le ruyérisme aurait dû
rencontrer bien davantage de succès et exercer une influence structurante sur le champ de
la biologie, ce qui n’a pas été le cas. On peut dire en revanche que Ruyer constitue l’un des
derniers représentants, et des plus originaux, d’un courant de philosophie finaliste en
biologie, issu de la structuration binaire du champ entre tenants du hasard et défenseurs
de la finalité. Dans ce paradigme intellectuel, il participe avec bien d’autres philosophes du
vivant et biologistes à tendance philosophique (Driesch, Bergson, Cuénot, Wolff, Guyénot…)
à contester les dogmes de la science matérialiste, sans pouvoir la dépasser autrement que
par un renoncement à sa méthode et un basculement dans le finalisme.
***
Nous avons volontairement laissé de côté jusqu’ici un critère essentiel de l’idéologie
scientifique, à savoir sa dimension morale et politique. Y’a-t-il chez Ruyer un tel projet, ce
projet peut-il être considéré comme idéologique ou dangereux, et surtout, est-il la véritable
raison d’être de sa philosophie de la vie ? Ce sera l’objet de notre dernier chapitre.
367
CHAPITRE 8 : UNE POLITIQUE DE LA VIE
Une partie considérable de l’œuvre de Ruyer est consacrée à des questions politiques
et sociales, et ce depuis sa deuxième thèse sur L’Humanité de l’avenir d’après Cournot. S’il ne
saurait être question ici d’examen exhaustif de ce pan de l’œuvre, nous voudrions
cependant mettre en lumière ses liens avec la philosophie de la vie. Le problème
fondamental des deux est remarquablement similaire : il s’agit toujours de restaurer la
dimension de sens d’un monde qui, laissé au pur mécanisme, ne peut que dégénérer et
mourir. Dans la connaissance du vivant, le mécanisme devait être englobé dans le
panpsychisme, produit et soutenu dans l’être par le thématisme. Dans le monde social,
l’économie, qui est pour Ruyer (lecteur de Cournot et de l’économie classique) un
mécanisme à ne pas perturber, « l’économie doit être protégée, couvée par une atmosphère
de traditions et de discipline morale, autrement, elle se détruit et se dévore elle-même par
son triomphe. »1 Libéral en économie, Ruyer n’en perçoit pas moins la vacuité d’un monde
dominé par la recherche du profit matériel, et veut là encore retrouver un sens vital de la
vie de la communauté humaine qui a été perdu dans les sociétés industrielles modernes.
Cette « politique de la vie » n’est pas cependant sans poser de graves problèmes, puisque
l’eugénisme, le racialisme2 ou encore la séparation essentialiste des sexes en est une
composante essentielle. Nous voudrions montrer ici que ces pages sombres de Ruyer ne
sont pas des anomalies indépendantes : sans être la conclusion absolument nécessaire de
sa philosophie de la vie, elles en découlent tout de même naturellement.
1 RUYER, L’humanité de l’avenir d’après Cournot, p. 147.
2 Nous employons le terme de « racialisme » en ce sens inspiré de son usage par Tzvetan Todorov : affirmation de la réalité des races et d’une continuité entre caractères physiques et moraux (qui prend chez Ruyer la forme de la « psycho-biologie »), qui légitime l’établissement de hiérarchies entre les peuples et entre des individus de « qualité biologique » différente. Voir TODOROV, Tzvetan, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
368
1. Forces vitales et forces mécaniques dans les sociétés
1.1 Futurologie de Cournot et ontologie sociale3
La première œuvre à caractère social et politique de Ruyer est sa thèse secondaire,
dans laquelle il reprend en la corrigeant la futurologie de Cournot.4 Ce dernier considère
l’histoire de l’humanité comme une phase transitoire de conflits entre la vitalité organique
et la rationalisation mécanique. Peu à peu, cette histoire conflictuelle va tendre à la
rationalisation bureaucratique complète de la société, qui ne fonctionnera plus que de
façon automatique et monotone, et où le tragique de l’histoire sera remplacé par des
problèmes techniques de gestion. La phase préhistorique vitale se transforme ainsi, à
travers un mouvement historique de rationalisation, en une vaste mécanique,
compréhensible selon les lois d’une « physique sociale » mathématisable. Dès cet ouvrage,
Ruyer tempère nettement cette philosophie de l’histoire, ou de la fin de l’histoire. « On peut
dire avec une quasi-certitude, écrit-il, que l’humanité future ne renoncera à ce que Cournot
appelle les vaines utopies que parce qu’elle les croira réalisées. Il reste seulement à savoir
jusqu’où iront ses capacités d’illusions ».5 En homme du XXème siècle et pourfendeur de tout
discours qui lui paraît idéologique, Ruyer est frappé par le tragique de l’histoire bien plus
que par sa fin présumée. Les illusions humaines prendront encore longtemps le pas sur la
rationalisation de la société, probablement pour le pire.
Ruyer conserve pourtant au moins partiellement la grille de lecture cournotienne, en
opposant ou au moins en distinguant une dimension vitale et une dimension mécanique
dans les sociétés humaines. Conformément à l’ontologie qu’il construit progressivement,
ces deux dimensions sont réinterprétées au cours des années 1930 comme une opposition
entre l’individu, sujet d’actions sensées et capable d’intelligence, et la collectivité conçue
3 Sans partager ses conclusions enthousiastes, nous avons lu avec profit pour la composition de cette section l’article de CARBOU, Jacques, « L’actualité de la critique sociale de Raymond Ruyer », n.p., 2019.
4 RUYER, L’humanité de l’avenir d’après Cournot.
5 Ibid., p. 89.
369
comme foule, obéissant à des lois mécaniques aussi implacables que dépourvues
d’intelligence véritable. Là encore, l’idée trouve son origine chez Cournot, qui postulait
l’existence d’une « loi de régression » de l’individu à la collectivité, que reprend Ruyer.6
Tandis que la vie progresse vers toujours plus de complexité, la collectivité régresse vers
des lois plus simples, plus mécaniques. La vie atteint l’apogée (temporaire) de son
développement avec la spiritualité humaine, tandis que la société « n’a qu’une vie toute
végétative ».7
Dans ces grands corps formés d’éléments conscients, l’ordre, ou la finalité supérieure
empruntée aux consciences individuelles, y lutte difficilement contre l’ordre simplement
physique et inhumain ; à l’équilibre des forces essaie de s’opposer la convention, le droit ; à
l’économie naturelle, l’économie dirigée. La conscience individuelle assiste tragiquement
au « de proche en proche » de la mécanique sociale dont elle est le matériel ; elle arrive à
en maîtriser des fragments, mais l’ensemble finit presque toujours par obéir à des lois
toutes physiques. (…) Des hommes sains et normaux peuvent ainsi être le « champ » de
phénomènes sociaux, ordonnés à leur façon, mais aussi aveugles qu’un orage.8
Dans cet article, Ruyer fait de cette mécanique sociale la « cause élémentaire des
guerres modernes » : quelles que soient l’intelligence et la moralité des individus, ils sont
entraînés comme société dans une course aux armements, et la recherche légitime par
chacun d’un maximum de sécurité aboutit, au niveau de l’équilibrage presque physique des
corps sociaux, à l’insécurité maximum. Cette captation des motifs psychologiques par la
mécanique sociale, quoiqu’elle aboutisse ainsi parfois à l’inverse des effets recherchés, est
inévitable : elle correspond aux phénomènes de foule émergeant, dans sa métaphysique,
des interactions entre individus. Mais, ce qui est plus important encore pour comprendre
le travail de « critique sociale » de Ruyer, tout effort psychologique individuel pour
réorganiser, améliorer, rediriger cette mécanique sociale a les plus grandes chances
d’aggraver la situation et de produire le chaos. C’est ainsi qu’il faut comprendre la plupart
6 RUYER, « La cause élémentaire des guerres modernes », art. cit., p. 64.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 66.
370
des discours politiques ou militants comme « idéologiques », c’est-à-dire comme des
utopies dangereuses qui prétendent s’affranchir de l’inertie et des lois propres de la
collectivité.
C’est ainsi également que l’on peut comprendre le libéralisme économique de Ruyer,
lecteur des économistes néo-classiques, et il y a sur ce point une convergence frappante
entre son ontologie et ses prises de positions politiques, au point que l’on ne sait pas
laquelle surdétermine l’autre. Qu’est-ce que la nature, chez Ruyer ? Une multiplicité
d’individus s’associant et se dissociant, qui sont intelligents et poursuivent des fins, mais
dont l’interaction générale se comprend selon des lois mathématiques. On ne saurait
donner meilleure description du monde social de l’économie libérale classique, dans
laquelle les agents rationnels produisent par leurs interactions l’équilibre général du
marché, mathématisable et mécanique. Ruyer peut donc sérieusement parler d’une telle
conception de l’économie comme d’une « économie naturelle », dans le passage cité plus
haut, et condamner toute tentative politique d’interférer avec l’équilibre du marché
comme une idéologie dangereuse : l’intelligence individuelle est à sa place dans le
comportement individuel, et ne peut dominer l’ensemble de la mécanique sociale pour la
réorganiser.9 À ces velléités d’organisation nuisibles à l’économie comme à la morale
s’oppose l’économie libérale comme « l’anarchisme véritable, réalisable et réalisé, et non
resté à l’état de déclaration sentimentale », et entraînant naturellement avec elle
démocratie politique, libertés civiles et culture libre.10
Que nous révèle cette convergence sur la philosophie de la nature de Ruyer ? Peut-
être qu’elle souffre du même caractère monadologique que l’homo economicus de l’économie
9 La métaphore économique et politique est fréquente dans la philosophie du vivant de Ruyer, et il convient, au vu de ses prises de position politiques, d’y voir plus que des illustrations. Ainsi les organismes sont-ils tantôt des « Empires coloniaux hiérarchisés » (NF, p. 176), tantôt comparables à « un homme qui s’enrichit par le travail, l’entreprise, la spéculation intelligente et la bonne économie. » (« Les postulats du sélectionnisme », p. 26). Ailleurs, « le monde spatial n’est matière qu’en tant que colonisé ou colonisable par ceux de ces individus [ceux de la physique quantique] qui sont plus entreprenants que les autres. » (COI, p. 189) Sur ce point, mais aussi sur un possible usage écologique de la pensée ruyérienne, voir SAUVAGNARGUES, Anne, « Le dynamisme organisateur et son œuf. Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités », Revue de métaphysique et de morale, vol. 107, no 3, 2020, p. 365‑376.
10 RUYER, Raymond, Éloge de la société de consommation, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 267.
371
classique : de même que la monade est sans porte ni fenêtre, et rend difficilement pensable
le caractère fondamental de la « liaison » pour comprendre la réalité naturelle, de même
l’enfermement de la vie sensée au niveau de l’individu poursuivant ses fins rend
difficilement pensable la vie proprement sociale, c’est-à-dire relationnelle. Dans la société
comme dans son ontologie, Ruyer ne peut considérer la relation que comme une
perturbation, celle de deux particules ou de deux piétons se heurtant par mégarde, ou
comme la formation d’un individu de niveau supérieur, c’est-à-dire en un sens la réduction
de l’autre au même, de la relation à l’unité. La vie sociale moderne est conçue, dans la
continuité de la complexification des vivants, comme un progrès dans l’organisation
technique mêlé d’une régression dans l’ordre de l’intelligence et de la capacité
d’adaptation.
Nous retrouvons donc la même tension dans la philosophie sociale que dans la
philosophie du vivant : Ruyer est hanté par l’idée d’un monde éclaté, dépourvu d’harmonie
et de sens, pulvérisé en éléments identiques. Mais en même temps il cherche à faire une
philosophie de l’individu, celui-ci étant précisément conçu comme agent réalisateur de
sens. C’est finalement l’individu qui est harmonieux, non le collectif qui est toujours une
foule, avec ses organisations mécaniques. Il en sort cependant un rejet catégorique de toute
idéologie prétendant reconfigurer le corps social, ce qui peut paraître étonnant. N’y a-t-il
pas dans l’idéologie une prétention à l’unité de la société qui s’oppose à son atomisation ?
C’est que l’idéologie peut être comprise comme l’équivalent social de l’idéalisme : l’un et
l’autre cherchent à faire l’unité du monde de l’extérieur, par l’action d’une conscience
surplombante chargée d’organiser le divers. Comme dans le monde naturel, il ne faut pas
chercher l’harmonie dans la multitude, qui ne peut que l’approcher sous la forme de
l’équilibre statistique. Il faut redescendre en deçà de la collectivité, vers l’individu et ses
valeurs morales : c’est pourquoi Ruyer ne fait pas une philosophie politique
programmatique, mais une critique sociale des idéologies de son temps, qui vise le retour
à des valeurs considérées comme des normes universelles et éternelles de l’humanité. La
crise de l’Occident sera donc perçue par lui à la fois comme la domination d’idéologies
mettant à mal l’équilibre collectif, et comme une crise morale d’oubli des valeurs
essentielles.
372
1.2 L’erreur de Cournot et la résistance du vital
À mesure que sa propre philosophie se construit, Ruyer va s’éloigner plus
radicalement des prédictions de Cournot, pour finir, comme il le dit en 1958, par
« [contredire] tout à fait les conclusions de [son] étude de 1928 ».11 La contradiction ne
signifie toutefois pas rupture totale : ce que Ruyer en vient à contester de plus en plus
nettement, c’est la disparition prévue par Cournot de l’ordre vital. Selon notre auteur,
l’idée que la rationalisation, l’idéologie abstraite et la bureaucratie pourraient faire
disparaître l’ordre plus fondamental, et dont elles sortent, des comportements et valeurs
vitales, est tout simplement fausse. Mais cela implique bien de continuer à penser la société
et l’homme à l’intérieur de l’opposition entre des « valeurs supports ou vitales » et des
« valeurs que l’on pourrait appeler symboliques, supportées, à contenu rationalisé. »12 Aux
premières appartiennent « l’économie et la technique traditionnelles ; l’organisation
politique spontanée ; les croyances sous leur aspect intégré et leur transmission par
éducation spontanée » ; aux secondes, « l’art cultivé, la science et la technique à l’état
théorique, les religions et idéologies en tant qu’elles sont au-delà des croyances vitales ; la
politique idéologique ; la vie de société sous ses aspects mondains, les jeux et les loisirs, la
philanthropie organisée, le sport et les valeurs vitales décoratives, la pédagogie
systématique, etc. »13 Ces deux catégories de valeurs ne paraissent rien moins qu’étanches
et clairement déterminées (pourquoi par exemple « le sport et les valeurs vitales
décoratives » sont-elles des valeurs à contenu rationalisé, et pas les croyances
traditionnelles ?). Or, rappelons-le, Ruyer est un réaliste des valeurs et des normes : celles-
ci existent et structurent le monde indépendamment de toute volonté humaine, et
indépendamment même de la conformation particulière de la nature et de la psychologie
humaine.14 Les valeurs non seulement techniques et scientifiques, mais morales, politiques,
11 RUYER, Raymond, « Les limites du progrès humain », Revue de Métaphysique et de Morale, no 4, 1958, p. 412.
12 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 43.
13 Ibid.
14 Ibid., p. 25‑26.
373
esthétiques ou religieuses sont indépendantes de l’esprit humain, qui doit s’y conformer
avec peine (cette peine étant pour Ruyer la preuve qu’une valeur s’impose à lui comme une
réalité objective). Il faut donc considérer le « double polyèdre inversé » des valeurs vitales
articulées aux valeurs rationnelles comme la structuration objective du champ des valeurs
auxquelles l’homme a accès.15
Ce qui préoccupe Ruyer dans sa critique sociale, c’est le détachement progressif des
valeurs rationnelles de la réalité vitale : les discours abstraits et théoriques deviennent
idéologiques à force de ne plus tenir compte de la réalité. Ce sont des discours utopiques,
qui prétendent nier la contrainte fondamentale des sociétés : l’exclusion mutuelle des
valeurs. De même qu’un organisme ne peut être à la fois rapide, léger et protégé par une
armure, une société ne peut que faire des choix entre les valeurs qu’elle vise. Le mensonge
de l’utopie est de prétendre réaliser à la fois la parfaite morale, la parfaite politique, l’art
parfait, l’économie la plus prospère, etc.16
La tendance à la rationalisation n’est donc pas une mécanisation suivant un cours
uniforme, mais elle est largement un égarement dans des détours idéologiques après
lesquels les sociétés sont contraintes d’en revenir à la réalité, et au socle des valeurs vitales.
Celles-ci ne peuvent disparaître, car elles correspondent à une sorte de contact direct de
l’homme avec ses besoins et capacités organiques. Mais pas seulement, et ici la typologie
de Ruyer est fluctuante et difficile à saisir : il considère parfois les loisirs au sens large,
c’est-à-dire toute activité qui n’est pas contrainte par des nécessités utilitaires (de la danse
rituelle au cinéma), comme de l’ordre de la vitalité en l’homme.17 Ce n’est donc pas tant la
typologie qui importe que la volonté profonde qui apparaît dans ces différents textes,
contradictoires dans le détail seulement : cette volonté est celle de lutter contre le mirage
des idéologies autant que contre le mirage de la pure rationalisation technique, pour faire
droit à l’ordre non-utilitaire de la vie. Ce geste fondateur qui vise à laisser apparaître et
exister la vie pour elle-même était déjà au cœur de sa philosophie du vivant : tout son but
15 Ibid., p. 31 sq.
16 Ibid., p. 9-11.
17 RUYER, « Les limites du progrès humain », art. cit., p. 422‑423.
374
était de montrer que la vie n’était pas réductible au mécanisme, ou à l’aveugle reproduction
différentielle darwinienne. En s’intéressant à l’organisme en-dehors du mécanisme, on
peut le saisir comme une forme de self-enjoyment, c’est-à-dire non seulement de présence à
soi, mais peut-être aussi de joie, de plaisir à être soi, à se sentir comme puissance formatrice
et expressive. L’expressivité gratuite, pour le plaisir, sans destinataire ni fonction
physiologique, y révélait non l’accessoire, mais l’essentiel de la vie.18 De même, la vie
humaine ne saurait être complète sans une forme d’activité vitale, c’est-à-dire en prise avec
le réel et avec le corps, gratuite, plaisante par elle-même, fût-elle le divertissement de
masse du cinéma ou du sport moderne. Si Ruyer retrouve Nietzsche, ce n’est pas dans
l’attente du surhomme, ni, évidemment, dans la destruction des valeurs, mais dans le
« sérieux de l’enfant qui joue », qu’il est bon que l’homme retrouve – y compris, pour Ruyer,
sous la forme d’une certaine « infantilisation » qui n’est peut-être pas si grave.19 Au fond,
ce que Ruyer craint et rejette, c’est « l’homme unidimensionnel », incapable d’accéder à
une pluralité de valeurs, dont toute la vie serait conditionnée par une seule norme et
tournée vers un seul but – homme qu’une société entièrement tournée vers l’économie
risque bien de produire.
À côté de prises de position radicalement libérales en économie, Ruyer défend ainsi
(non sans humour) une étonnante proposition politique en faveur d’une société
« plurivalente » : le S.U.I.F., pour « salaire unifié inter-fonctionnaires ». Celui-ci
consisterait à faire vivre, à côté du monde des affaires autonome et récompensé par
l’argent, un monde égalitaire de fonctionnaires libres de travailler en dehors des exigences
de la rentabilité et de la carrière, à toutes les valeurs non-économiques : l’art, la science, la
politique ou la philosophie, par exemple. Dans cet État « demi-socialiste », « l’austérité
spartiate des hauts fonctionnaires aurait une vertu exemplaire pour toute la société. »20 On
ne peut donc taxer Ruyer de céder au simplisme économiste ou technicien : tout en
admettant sans grande réserve les postulats de l’économie classique, il refuse d’en faire une
18 RUYER, « L’expressivité », art. cit.
19 RUYER, « Les limites du progrès humain », art. cit., p. 422.
20 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 333‑334.
375
solution viable à la crise de sens qui traverse les sociétés occidentales. Mais, en dehors de
la proposition semi-humoristique du « S.U.I.F. », il n’envisage pas que la réponse puisse
vraiment être politique, et reporte le problème sur le plan des valeurs poursuivies par les
individus, et encouragées par la culture dominante. Or, ce discours tourne vite à la
déploration d’un déclin des « valeurs réelles » au profit des « anti-valeurs » qui ne
dissimule pas son caractère conservateur21, et considère la plupart des revendications
politiques, sociales et morales de son temps comme des errements idéologiques que la
réalité se chargera de balayer.
La thèse de Ruyer a donc deux faces. D’un côté, c’est un rappel à cette vérité simple,
mais essentielle : la société, comme la vie, ne progresse que sur le sol des contraintes de la
réalité physique et biologique, en les canalisant, en les utilisant, mais jamais en les niant.
C’est un appel stimulant à une réflexion sur la nécessité d’opérer des choix dans les valeurs
sociales visées, des choix impliquant des moyens concrets et le sacrifice d’autres buts
incompatibles. C’est à la fois un rappel des contraintes matérielles de la prospérité, qui ne
se décrète pas, et une charge contre l’homme unidimensionnel qui sacrifie « l’art vital » sur
l’autel de la productivité. Mais de l’autre, puisque les normes morales font partie des
contraintes réelles au même titre que les lois physiques, cela met Ruyer en position de faire
de tout discours qui s’écarte de ce qui lui apparaît comme norme morale éternelle une
idéologie oublieuse de la réalité. De plus, et c’est plus grave, si la solution n’est pas
proprement politique, elle prend dans plusieurs ouvrages de Ruyer un sens clairement bio-
politique : il y associe déclin moral et dégradation de la qualité génétique des populations,
à enrayer par l’eugénisme autant que par une « saine culture ».22
21 « Mais les conservateurs ont pour eux des lois bien plus puissantes que le sens momentané de l’histoire : lois sur-historiques, qui condamnent à mort les idéologues, les tricheurs du principe de réalité, les inventeurs de mouvement perpétuel, les zélateurs de la transgression, de la subversion, de l’inversion, des anti-valeurs. Cet optimisme du long terme doit aider à supporter les sinuosités du fleuve de l’histoire, et les nuisances innombrables, toujours renouvelées, mais éphémères, des idéologies. » Parmi ces aberrations anti-morales, « l’élimination rapide, par la sélection biologique, des formes aberrantes, fantaisistes, pseudo-futuristes de la sexualité et de la famille, n’est que le cas le plus apparent. » Ibid., p. 337.
22 Voir infra, §3.
376
1.3 Les limites de la technique humaine
Il ne faut pas confondre la crainte de la mécanisation du monde civilisé avec la crainte
de la technique. Le monde humain moderne est certes un monde technique, mais la
technique chez Ruyer est la continuation naturelle de la vie. Par sa technique, l’homme ne
fait qu’étendre son corps très au-delà de ce que réalise habituellement la formation
d’organes-outils dans l’histoire naturelle. La technique n’est donc ni condamnable, ni
même opposée à la nature, et il n’y a pas chez lui de critique de la technique à proprement
parler. Au contraire, la technique ouvre sans cesse des possibilités nouvelles devant
lesquelles il n’y a pas lieu de s’effrayer :
Les craintes académiques sur l’automatisation de l’homme par les automates nous
paraissent absurdes. Les machines à information, les servo-mécanismes, les automatismes
de toutes sortes, libéreront l’homme, non seulement du travail manuel, mais de ce qu’il y a
de servile dans le travail de surveillance ou de contrôle. Elles libéreront son cerveau comme
les machines à grande puissance ont commencé à libérer ses muscles. Elles le libéreront
tout en multipliant son pouvoir. E. C. Berkeley a probablement raison quand il écrit que les
machines électroniques ouvriront une nouvelle ère de la pensée humaine de la même façon
que le char d’assaut a ouvert une nouvelle ère dans la tactique.23
On y trouve pourtant une critique d’un certain déséquilibre possible entre le cerveau
humain individuel et l’édifice toujours plus considérable des machines qu’il a à sa
disposition, qui forme comme un corps trop grand, trop puissant et doté de trop
d’automatismes propres pour être vraiment sous son contrôle. Ruyer considère par
exemple la volonté transhumaniste de prise de contrôle, par l’homme, de sa propre
évolution, comme une forme d’hubris : le clonage, l’amélioration technologique de
l’organisme ne sont pas « logiquement impossibles », mais « cela frôle de si près
l’impossible, cela ressemble déjà tellement à de l’outrecuidance, qu’il [l’homme] ferait
mieux de ne pas essayer. Nos finalités propres sont trop manifestement enveloppées par
une finalité qui nous déborde. »24 L’espèce étant d’ordre idéal et au fond théologique, jouer
23 RUYER, COI, p. 17.
24 RUYER, EM, p. 137.
377
avec l’espèce reviendrait à jouer avec les voies impénétrables de la Finalité divine – ce qui
n’est pas véritablement un péché d’orgueil, chez Ruyer, mais plutôt une tentative vouée à
l’échec, condamnée à se heurter aux limites préétablies du possible.
On trouve également, particulièrement dans les derniers textes de critique sociale, la
dénonciation d’une certaine confiance naïve dans la technique, et une préoccupation
écologique mineure, mais lucide : il y a tout lieu de douter que l’on trouvera sans cesse de
nouvelles sources d’énergie et de matière, et l’idée même que ce serait possible tient de la
croyance religieuse et du déni de réalité.
On fait confiance — parfois comme Pierre Chaunu, avec des espoirs religieux et
providentialistes, chrétiens, non gnostiques — au génie des savants et aux possibilités
infinies de la technique scientifique, dont les ’’multiplications’’ paraissent répondre aux
multiplications des demandeurs. (…) Par malheur, il y a là d’effrayantes illusions qui
promettent de plus effrayantes déconvenues.25
Ruyer prévoit de grandes crises de l’énergie pour le XXIème et le XXIIème siècle26, et fait
l’éloge, non d’une société de la consommation effrénée, mais d’une forme de sobriété qui
favorise la vie intérieure et le contentement. Il prévoit ainsi l’avènement d’une forme de
rationnement collectif des biens comme réponse inévitable, mais peut-être bénéfique aux
pénuries futures :
Les Gnostiques sont très indifférents en politique. Ils prévoient, comme tout le monde, que
le socialisme de distribution qui règne déjà en Suède, et qui gagne tous les pays
industrialisés évoluera vers un socialisme de la production, ou vers une organisation
bureaucratique universelle : « Ce socialisme diminuera certainement le niveau de vie, et
ralentira, ou stoppera le développement. Mais il diminuera aussi les soucis inhérents à la
libre entreprise. Chacun sera mieux assuré de sa « place », et pourra l’aménager en niche
psychologique, sans luxe, mais avec plus de tranquillité d’esprit. » À condition toutefois que
la stagnation du niveau de vie matérielle n’aille pas jusqu’à faire retrouver l’obsession du
« ravitaillement » quotidien. Cependant, pensent-ils, cette obsession du ravitaillement est
25 RUYER, CPS, p. 160‑161.
26 Ibid., chap. 8.
378
plus bénéfique psychologiquement que l’obsession de s’enrichir. Elle favorise l’ « art d’être
toujours content » — du moindre gâteau, ou du moindre pain d’épices.27
L’éloge de la société de consommation n’est donc pas, tant s’en faut, un éloge de la
surproduction et de la surconsommation :
« Acceptons d’avance la vie de hippy raisonnable, ou plutôt la vie de petit, tout petit
bourgeois, qui sera, par nécessité, la vie de l’homme moyen après l’an 2000. »
J’ajouterai, pour ma part, dans mon propre vocabulaire : « Soignons la nourriture
psychique, car il est possible que nous n’en ayons pas beaucoup d’autres. »28
Mais même cette préoccupation écologique est subordonnée à la principale
préoccupation de Ruyer en matière sociale : la « préservation de la nature humaine »,
menacée par la civilisation et les idéologies post-modernes.
2. Abolir l’idéologie pour laisser place à la vie
2.1 Abolir les « nuisances idéologiques » pour laisser place à la vie
La « critique sociale » de Ruyer révèle, plus encore que sa philosophie de la biologie,
une tendance ambivalente. Ruyer y développe une critique féroce de tous les discours qu’il
considère comme idéologiques, qui sont nombreux et de genres très variables : le
christianisme guerrier et dogmatique, le matérialisme dialectique et toutes les
philosophies de l’histoire, l’antiracisme, le féminisme politique, le gauchisme de Mai 68 ou
encore le matérialisme mécaniste en font partie.29 L’essentiel de cette critique sociale
consiste dans la réfutation (ou parfois plus simplement dans la condamnation) de ces
27 RUYER, ATC, p. 264.
28 Ibid., p. 265.
29 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., 2ème partie.
379
idéologies, au profit d’un retour à la réalité qu’elles dissimulent, mais qui est accessible au
« sens commun » de celui qui a su se préserver des illusions.30 La critique souvent moqueuse
de Ruyer peut tomber juste, et elle est visiblement animée par une saine horreur de la
guerre et du totalitarisme quel qu’il soit. Elle s’enracine dans son travail sur L’Utopie et les
utopies, qui dénonçait déjà l’utopie comme un dangereux refus des contraintes de la réalité.
Il y définissait l’idéologie comme « une pseudo-théorie qui en réalité est une arme et
l’expression d’une volonté collective de justification ou de propagande ».31 Ailleurs, il la
définit de façon plus vague encore comme « tout système d’idées qui n’a de valeur
théorique qu’en façade », refusant l’idée marxiste que cette façade recouvrirait un
déterminisme sous-jacent.32 L’idéologie est au contraire, pour Ruyer, une forme de
mauvaise foi honteuse, bien plus qu’une croyance sincère et l’effet d’un déterminisme, et
la violence « hargneuse » avec laquelle se défendent les idéologues en est la preuve.33 Le
problème saute aux yeux lorsque l’on considère le très grand nombre de discours qui se
rangent sous la plume de Ruyer dans la catégorie des idéologies : ce terme en vient souvent
à désigner chez lui tout discours qu’il considère comme faux, à condition que ce discours
soit suffisamment répandu pour avoir des défenseurs.
Si Ruyer se présente comme un « sceptique résolu », ce n’est donc pas au titre de la
méthode et de la philosophie de la connaissance, mais au sens de l’esprit libre, qui conserve
son indépendance à l’égard des modes et des « contaminations » idéologiques de son
époque.34 Son scepticisme est tout entier tourné contre les discours de contestation de
l’ordre établi, qu’ils soient marxistes, anarchistes, féministes, ou contestataire sous
quelque forme que ce soit. Il juge le pouvoir politique impuissant et enfermé dans la
30 RUYER, Raymond, « Les idéologies de notre temps et la toile de fond de la science », Les Études philosophiques, vol. 14, no 2, 1959, p. 150.
31 RUYER, Raymond, L’Utopie et les utopies, Paris, P.U.F., 1950, p. 53-54. Ruyer y distingue l’utopie, plus sincère et moins liée au combat politique, et l’idéologie, plus mensongère et visant directement la manipulation collective.
32 RUYER, « Les idéologies de notre temps et la toile de fond de la science », art. cit., p. 139.
33 Ibid., p. 141.
34 RUYER, Le sceptique résolu.
380
repentance soumise, tandis que les discours intimidants et les velléités totalitaires sont du
côté des manifestants de Mai 68, des médias et des intellectuels qui les soutiennent.
L’intimidation est aujourd’hui presque entièrement le fait du Contre-Pouvoir, du Nouveau
Pouvoir culturaliste. Des « clercs » de tous ordres ont pris la place des Prêtres
professionnels, déficients. Ils dogmatisent, ils jugent, ils monopolisent la propagande
politico-culturelle – politique sous couvert du culturel.35
C’est un scepticisme à l’encontre des nouveaux « clercs », terme emprunté à Butler et
désignant « celui, quel qu’il soit, qui se présente comme « sachant mieux », et comme
« agissant mieux », que ses voisins. »36 Dans Les nuisances idéologiques, on trouve une
typologie de ces idéologies portées par de nouveaux clercs : idéologies racistes et
antiracistes, idéologies du « vital symbolique » (qui exaltent le sport ou la virilité),
idéologies religieuses, idéologies politiques interventionnistes et anti-économisme,
démagogie, idéalisation de la technique, pédagogies nouvelles, idéologies « de l’amour et
de la culpabilité universelle », et nouveau « totalitarisme culturel ».37 Cette liste n’a rien de
particulièrement original et l’ouvrage présente pour l’essentiel les griefs habituels de la
droite conservatrice à l’encontre de la postmodernité des années 1960 et 1970. Mais le
rapport de Ruyer à l’idéologie est intéressant en lui-même, en ce qu’il dévoile un geste
philosophique fondamental y compris pour le reste de sa philosophie.
2.2 Laisser apparaître la vie même
Ruyer refuse le discours « perspectiviste » qui fait de l’idéologie l’expression d’une
position sociale, parce qu’il revendique la possibilité de penser en dehors de toute
idéologie, par l’usage d’un sens commun teinté de scepticisme, et refuse absolument l’idée
(qu’il ne considère pas même rhétoriquement) que sa propre position pourrait être un tant
35 Ibid., p. 10. « Pauvres politiques ! (…) Pauvres policiers ! (…) Pauvres entrepreneurs, industriels et commerçants ! » déplore Ruyer au même endroit.
36 Ibid.
37 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 93‑296.
381
soit peu teintée d’idéologie. Tout comme nous l’avons vu dans sa philosophie du vivant, la
démarche est donc, de manière assumée, essentiellement négative : la science
expérimentale et la spéculation philosophique qui forment la « toile de fond » de la
comédie humaine ne peuvent y jouer qu’un rôle de critique imposant des limites.
La toile de fond rend parfois impossibles certains rôles et certains masques, mais elle ne
suggère pas directement la pièce à jouer.
Ce n’est pas la science qui peut remplacer les idéologies fausses qu’elle dénonce. Ce n’est
pas même, plus généralement, la réflexion spéculative qui peut résoudre ce problème qui
dépasse l’ordre spéculatif. La science et la réflexion ne peuvent qu’arracher les masques,
elles sont incapables d’animer les visages. C’est la vie humaine elle-même qui doit révéler sa
propre physionomie.38
Ce texte est extrêmement important pour comprendre le geste philosophique de
Ruyer dans toutes les régions de son œuvre : il s’agit bien de détruire les idéologies fausses,
non pour en défendre une autre, ni même en un sens pour démontrer rationnellement la
vérité, mais pour laisser apparaître la vie comme la véritable réalité trop souvent recouverte.
La vie, qu’elle soit le dynamisme propre des organismes ou cette « physionomie » de la vie
humaine, est ce qui n’a pas besoin d’être expliqué, mais qui apparaît de soi-même, ayant sa
réalité, sa consistance et son « expressivité » propre. C’est en ce sens que sa philosophie
peut proprement être appelée une philosophie de la vie, tout en étant d’une certaine
manière un retrait de la philosophie devant la vie, qui s’exprime d’elle-même. C’est ainsi
que l’on peut comprendre les expressions récurrentes de Ruyer à propos des faits qui
« exigent », « commandent », « appellent », « réclament instamment » le finalisme, de
même que la préférence de Ruyer pour les amateurs en sciences plutôt que pour les
spécialistes. La philosophie de Ruyer se présente d’une certaine façon comme une
phénoménologie, au sens de Lambert repris par Kant et Hegel, c’est-à-dire une doctrine des
apparences et une destruction des illusions. Mais à leur différence, et probablement en
raison de son anti-idéalisme, il ne cherche pas plus loin que dans la mauvaise foi des
savants, le désir de pouvoir des « nouveaux clercs » et les effets de mode la raison d’être de
38 RUYER, « Les idéologies de notre temps et la toile de fond de la science », art. cit., p. 149. Nous soulignons.
382
ces « idéologies », et considère la conscience immédiate dans sa naïveté sincère comme
l’instance ultime de vérité.
Cet aveuglement recouvrait déjà les phénomènes biologiques, voilés par l’idéologie
mécaniste, mais que les observateurs non prévenus étaient capables de laisser apparaître
au grand jour. C’est encore le cas d’une certaine harmonie morale et sociale :
momentanément obscurcie par le libéralisme de mœurs ou par les illusions marxistes, elle
résiste et finira par reprendre ses droits. Que révèle ce parallèle ? Une fois de plus, le
moteur premier de toute l’entreprise philosophique ruyérienne : garantir, ou faire au
moins apparaître, la consistance d’un monde ordonné, où les normes sont aussi éternelles,
et plus fondamentales, que les lois physiques. C’est, au fond, l’indistinction du fait et de la
valeur que cherche à établir Ruyer, la transcendance de la valeur permettant d’en faire un
mode d’explication de la nature autant qu’un critère de jugement des sociétés humaines.
Ainsi, l’humanité débarrassée des idéologies laisserait éclater sa vitalité propre, et
trouverait d’elle-même le chemin d’une relative harmonie sociale fondée sur l’universalité
du sens commun. Il existe en effet pour lui un idéal universellement partagé : « les divers
idéaux humains ont dans leur fond un principe commun qui juge les théologiens, les
spécialistes de toutes sortes, les idéologues du matérialisme historique, ou du nationalisme,
ou du racisme. » Cet idéal commun et transculturel participerait à la fois du « Beau et bon »
grec que du « gentleman » anglais et de « l’honnête homme » du XVIIème siècle, qui
semblent à Ruyer autant de formes particulières d’une universelle « volonté d’élévation ».39
La connaissance de cet idéal suprême, ou plutôt de ce critère ultime de jugement de tous
les idéaux et de tous les dieux, est pour Ruyer la trace divine en l’homme, et la source d’un
« humanisme à base religieuse », attitude de « l’Honnête homme à l’état pur » et « croyance
non spécialisée, et à la limite inconsciente, au divin comme pure transparence des actions
et des êtres réussis. »40
39 Ibid., p. 150.
40 RUYER, Raymond, « Ydgrun ou la recherche d’une dernière vérité », Deucalion, no 3, 1950, p. 31‑33.
383
Il ne faut pas y voir toutefois l’expression d’une utopie ruyérienne, qui contredirait
son rejet massif de l’utopie, au sens d’idéal imaginaire collectif. L’harmonie morale et sociale
chez Ruyer repose en effet sur une stricte séparation du vertical et de l’horizontal, de la vie
psychique et de la vie économique et sociale.41 Dans celle-ci, l’harmonie n’est atteinte que
par l’effort individuel laborieux pour faire au mieux la tâche qui est la sienne. Les
institutions sociales se forment d’elles-mêmes, par le libre jeu des individus travaillant à
leurs propres fins. Cette vie « horizontale » individualiste n’en est pas moins une vie sociale
et physique, faite d’interactions multiples avec d’autres hommes et de contraintes
matérielles irréductibles. L’ordre vertical, celui de la vie psychique, est au contraire à la
fois celui de la clôture et celui du rêve éveillé, libéré des événements et des contraintes
matérielles, livré tout entier à l’imagination et au domaine des significations. L’harmonie
sociale et morale implique la distinction de ces deux ordres : si le rêve devient collectif, si
l’imaginaire se confond avec le sens des contraintes réelles, on sombre dans l’idéologie.
Dans cette méfiance envers le collectif et dans cet éloge d’une vie close sur son propre
imaginaire, y a-t-il encore une place pour une véritable relation ?
2.3 L’art d’être toujours content : bonheur gnostique, rêve
et intimité
Outre La Gnose de Princeton (1974) et Les cent prochains siècles (1977), un troisième
ouvrage rarement commenté compose la « trilogie gnostique » de Ruyer. Il s’agit d’un livre
de conseils pour atteindre le bonheur, inspiré du reste de ses travaux, et rédigé dans le
style des manuels de développement personnel qui font florès dans les années 70 : L’art
d’être toujours content – Introduction à la vie gnostique (1978). Ici encore, Ruyer se fait le porte-
parole de l’imaginaire mouvement gnostique pour décrire et illustrer un ensemble de
techniques permettant d’atteindre le bonheur, ou le contentement permanent. Ses
références principales ne sont pas les gnostiques imaginaires de Princeton, mais les
mystiques rhénans comme le théosophe Jacob Böhme (1575-1624), les romantiques
allemands et surtout le romancier Jean-Paul (Johann Paul Richter, 1763-1825), qu’il
41 RUYER, ATC, p. 27 sq.
384
considère comme le paradigme de la sensibilité « gnostique ».42 On y retrouve les deux
grands thèmes de la philosophie ruyérienne de la vie : l’embryogenèse et le problème de
l’individualité, d’une part, et la dualité de l’actuel et du potentiel, de « l’Horizontal » et du
« Vertical », de l’autre. Ce sont les deux premiers piliers de cette méthode du bonheur (dont
les autres sont des variations), et les deux qui intéressent notre étude :
1°) Continuer la formation embryonnaire pendant toute son existence par des « montages »
appropriés, dans une « psycho-niche », dans une « deuxième peau », protégeant la première
peau.
2°) Vivre « verticalement » — sur place — en se détournant des aventures « horizontales »,
politiques ou autres.43
La méthode de la vie verticale se résume ainsi : il faut être un travailleur humble et
laborieux dans la vie matérielle, afin de se consacrer à la vie psychique individuelle, qui est
le véritable lieu du bonheur et permet de tout supporter. Cultiver cette vie de l’âme permet
de modifier sa perception du monde actuel et de « rêver » sa vie de façon à la rendre
toujours agréable, ou du moins supportable. Il faut fuir en revanche les grandes aventures
collectives, les carrières ambitieuses et l’agitation de la politique dans l’ordre horizontal,
les idéologies dans l’ordre psychique. Il est intéressant de voir comment Ruyer appuie cet
idéal du « rêveur laborieux » sur sa cosmologie :
Pour les Gnostiques, l’Horizontal, c’est tout le monde réel, tout l’espace-temps des
physiciens. Le Vertical, c’est tout ce qui est au-delà, (…) un « Enveloppant » d’un autre
ordre, hors de l’espace et du temps.
Le Vertical enveloppe tout le monde physique. Il participe à ce monde physique, il l’anime.
Il paraît passer incessamment par la « fente » étroite du maintenant. En réalité, il fait le
42 Ibid, « Avant-propos », p. 11 sq.
43 Ibid., 4ème de couverture.
385
« maintenant », toujours nouveau, des êtres individuels, dont la persistance n’est pas une
simple inertie. Il fait leur consistance, et leur persistance, en ce qu’il est donneur de sens.44
La vie heureuse consistera donc à « animer » par l’esprit (le rêve, la perception
modifiée) la vie physique et ses contraintes.45 Ruyer tire de sa métaphore une définition de
la vie parfaitement conforme au reste de sa pensée, mais rarement formulée de manière
aussi ramassée :
La vie est toujours à la fois verticale et horizontale, comme toute actualisation — et il y a de
la vie dans toutes les actualisations. Les essences et les thèmes du monde vertical trans-
spatio-temporel ne vivent pas, elles « sont » dans l’intemporel. Les fonctionnements du
monde spatio-temporel horizontal ne sont pas davantage de la vie. Une machine n’est pas
vivante, même quand elle fonctionne. La vie est la contribution même du Vertical à
l’Horizontal. Elle est ainsi plus que fonctionnement, elle est comportement et action
sensée.46
Le passage est ici très naturel de la cosmologie métaphysique à la recherche du
bonheur : puisque la vie est par essence psychique, que le psychique, l’essence, l’idée est ce
qui anime le monde et le maintient dans sa cohésion, alors la vie humaine devra elle aussi
être essentiellement psychique, tournée vers les essences plus que vers la réalité actuelle.
Le « rêve romancé » que l’on fait de sa vie, étant de l’ordre de l’idéal, est plus important et
plus réel que l’actuel concret. « Le vrai moi, c’est le moi rêvé. »47 Et cela est vrai non
seulement parce que l’homme dépouillé de ses rêves n’est plus que l’ombre de lui-même,
mais encore parce que chez Ruyer les idéaux sont bien réels, et sont plus réels même que
le monde sensible : on retrouve l’idéalisme platonicien, et même une certaine ascèse
44 Ibid., p.27
45 Pour une défense de cette éthique, voir GOETZ, Benoît, « L’éthique de Raymond Ruyer », in VAX, Louis et WUNENBURGER, Jean-Jacques, Raymond Ruyer. De la science à la théologie, Paris, Kimé, 1995, p. 283‑288.
46 Ibid., p.28
47 RUYER, ATC., chap. VII. « Il est faux que la névrose résulte d’un conflit entre le « vrai moi » — qu’est-ce que le vrai moi ? — et l’image idéalisée et rêvée, liée au « système d’orgueil » (pride system). Le rêve romancé exprime le vrai moi, dont on ne peut dire grand-chose si on le dépouille de ses expressions rêvées. L’homme est ce qu’il rêve. »
386
platonicienne dans le thème du travailleur qui se soumet aux exigences minimales de la vie
du corps, mais veut vivre tourné vers le monde des idéaux et des essences. Cependant, la
vie « verticale » ou « religieuse » au sens large doit rester individuelle et ne donne lieu à
aucune réorganisation du monde social - et ici Ruyer s’éloigne de Platon.
La conscience religieuse n’est facteur de paix que si le verticalisme reste individualisé et
qualitatif, et s’il s’accompagne d’humilité et de passivité. Un homme est apte à se conduire
à la fois religieusement et intelligemment dans sa vie personnelle, dans sa famille et, au
plus, dans son village ou sa petite ville.
S’il prétend viser plus loin, il n’est qu’une molécule magnétique dans un champ de forces
grossièrement quantitatif ou dominé par des idéologies inorganiques, fanatisantes et
intolérantes.48
Pourquoi la vie spirituelle, tournée vers les idées, n’inclut-elle pas les idéologies
politiques et les religions institutionnelles ? Ne sont-elles pas elles aussi de l’ordre des
idéaux à actualiser ? Ce rejet à première vue étrange est en réalité servi de façon
parfaitement cohérente par l’ontologie ruyérienne. Que nous dit celle-ci ? Que la vie, c’est-
à-dire l’actualisation de valeurs, est le propre des individus et non des masses, qui obéissent
aveuglément aux lois physiques. Seul un individu vrai peut actualiser une valeur, ou,
inversement, la définition même de l’individu vrai est qu’il est actualisation d’une valeur,
effort vers un idéal. Quelque chose comme le « groupe » au sens sartrien, véritablement uni
par une praxis commune, mais dont les membres restent des individus en relation
(mouvante) les uns avec les autres, est impensable dans l’ontologie de Ruyer.49 Il y a certes
des « individus collectifs », comme les organismes ou les colonies, mais ils ne peuvent être
des individus organisés et poursuivant des fins que parce que les éléments qui les
composent ont fondu leur individualité propre dans le tout, comme les cellules d’un corps
vivant. L’individu et la foule restent les deux grandes catégories de son ontologie, et la
société ne peut être comprise que comme masse aveugle ou comme quasi-organisme,
48 Ibid., p.39-40
49 SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, t. I. Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960.
387
peuple-individu, ethnie douée de sa propre individualité psychobiologique – nous y
reviendrons. Quand elle n’est pas réduite à une individualité de niveau supérieur, la
collectivité n’est donc le lieu que d’interactions aveugles et de fonctionnements
mécaniques (selon la loi de régression de Cournot), de « causes a tergo » et non de véritables
« formations ». L’idéologie ou l’utopie est précisément l’illusion que l’on pourrait, comme
Platon dans La République, faire d’une foule une totalité ordonnée par des idéaux, une
totalité vivante. Ce qui est possible pour de petites sociétés traditionnelles est une
dangereuse illusion pour les masses modernes. Aussi chacun doit-il travailler de son mieux
dans son domaine, et laisser la « physique sociale » produire une relative harmonie. Un
titre de Ruyer dit tout : « L’espérance doit rester cloisonnée. »50
Il faut souligner que ce cloisonnement, cet éloge de « la passivité plutôt que l’activité
politique », de « l’isolationnisme plutôt que l’enthousiasme collectif »,51 a pour principale
visée la lutte contre les fanatismes de toute sorte, et la défense d’une tolérance humble et
modeste. Mais on voit bien ici comment il participe également d’une certaine incapacité à
penser le social et le politique inhérente aux catégories ontologiques mobilisées. C’est aussi
une incapacité à donner le critère de démarcation qui permettrait de distinguer l’idéologie
néfaste du mythe social bénéfique :
Il y a des dangers sociaux lorsque les mythes politiques ne sont plus des doublures
essentialistes conformes, lorsqu’ils ne font plus vivre, palpiter de vie, la réalité, mais
lorsqu’ils s’en détachent, la contredisent et prétendent vivre par eux-mêmes contre la
réalité des événements.52
Autrement dit, le critère de l’idéologie, c’est qu’elle est fausse, qu’elle ne correspond
pas au « vrai réel », c’est-à-dire non pas aux faits, mais aux essences – mais cela quel
philosophe-roi pourra en juger ? Même dans ces textes qui admettent la nécessité d’une
forme de mythe politique commun, il s’agit pour être heureux « d’échapper à l’obsession
50 RUYER, ATC, p. 39.
51 Ibid., p.41.
52 Ibid., p.63-64.
388
des événements » pour se tourner vers la connaissance et l’imaginaire (qui ne saurait être
au pouvoir).53
Cette difficulté n’est pas seulement politique, mais aussi morale. Dans le domaine de
la vie individuelle, l’idéal du bonheur ruyérien est le retour à l’intimité fusionnelle de la vie
embryonnaire et de la petite enfance.
L’intimité heureuse dans une niche, semi-fermée aux autres, et protégée, est normalement
l’idéal de l’homme, comme des autres êtres vivants. La fin la plus profondément poursuivie
n’est pas le plaisir ou la puissance, ou le progrès collectif, ou le développement personnel,
ou l’extase mystique ou érotique. C’est l’état d’intimité organique, de symbiose avec
d’autres soi-même, dans une niche, dans une deuxième peau semi-perméable, protection
contre les autres niches organiques et sécurité rêvée contre les horreurs angoissantes du
monde inorganique.54
Le confort et la sécurité psychique, sous la forme d’un retour à la clôture de la vie
organique elle-même, est d’après Ruyer non seulement l’idéal du bonheur, mais l’idéal de
toute forme de vie et donc de tout être humain : retrouver le « pays de Cocagne maternel »,
« se trouver ou se retrouver dans une île organique autonourricière ».55 La vie familiale est
pour l’enfant comme pour l’adulte la « psycho-niche » intime qui permet de retrouver cette
symbiose perdue à la naissance : elle a une unité qui dépasse même la parfaite
communication, elle est « une vie psycho-organique commune ».56 Même le flirt et la
sexualité sont interprétés comme la recherche, non pas névrotique mais parfaitement
naturelle de cette intimité maternelle perdue. À nouveau, nous retrouvons l’impossibilité
de penser la relation véritable : elle n’est pensée que comme participation à une
individualité de niveau supérieur, vie commune, intimité fusionnelle. Même les
« fraternités religieuses ou politiques » ne sont conçues que comme des tentatives
53 Ibid., p.64. Cette « obsession des événements », présentée comme attitude générale, n’est évidemment pas sans lien avec les « événements » de Mai 68 directement vécus et déplorés par Ruyer.
54 Ibid., p.274.
55 Ibid., p.277-278.
56 Ibid., p.274.
389
imparfaites pour retrouver cette intimité.57 C’est que l’intimité n’est pas de l’ordre du logos
(et ne peut donc être la philia grecque), elle est psycho-biologique, formation d’un
organisme commun plutôt que d’une cité.
La vie embryonnaire représente le paradis perdu, non comme passivité totale, mais
au contraire comme activité où tout réussit :
[L’embryon] commence sa vie dans une île organique, dans un pays magique de Cocagne,
où il n’y a aucun hasard — sauf les rares accidents tératologiques — où la nourriture est là,
et arrive comme d’elle-même, où les entreprises internes rencontrent toujours à point
nommé les bonnes circonstances, où les rendez-vous entre les parties ne sont jamais
manqués, où tous les projets réussissent.58
Cette vision du paradis perdu de la vie embryonnaire peut être comparée à ce que dit
Canguilhem des mythes de l’âge d’or :
Une norme, dans l’expérience anthropologique, ne peut être originelle. (…) Un âge d’or, un
paradis, sont la figuration mythique d’une existence initialement adéquate à son exigence,
d’un mode de vie dont la régularité ne doit rien à la fixation de la règle, d’un état de non-
culpabilité (…). À l’absence de règles fait pendant l’absence de techniques. (…) Ni travail, ni
culture, tel est le désir de régression intégrale.59
Au contraire, chez Ruyer, la norme est originelle et la technique naturelle, elles ne
sont pas instituées par l’homme, et le paradis perdu est celui d’une parfaite conformité à la
norme, qui se manifeste chez l’embryon par le déploiement d’une technique organique sans
effort pénible, sans accroc, sans perturbation.
57 Ibid., p.108.
58 Ibid., p.278.
59 CANGUILHEM, Georges, « Du social au vital », in Le normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 2018 [1966], p. 229.
390
Étonnamment la philosophie de Ruyer, malgré son insistance sur l’activité finaliste
et l’effort dans le travail60, s’achève dans un éloge de la passivité, du rêve et de la sécurité
close. C’est l’aboutissement d’une tendance constante à donner au monde des essences
toujours plus de réalité et de consistance, à mesure que le mécanisme s’avérait toujours
plus insuffisant : dans la trilogie gnostique comme dans L’embryogenèse du monde, le
platonisme triomphe au point de renouer avec l’abandon du monde sensible au profit de la
contemplation des essences. C’est bien à une gnose qu’aboutit Ruyer : tout en réhabilitant
le monde comme œuvre de Dieu (et non d’un mauvais démiurge), il n’en appelle pas moins
au dépassement du sensible au profit d’une vie religieuse donnant l’accès au divin, par la
contemplation des essences au-delà de l’actuel concret.61 Le bonheur est soit dans la
conscience close de l’embryon, parfaitement adéquat à sa norme, soit pour l’homme adulte,
dans la contemplation rêveuse de ces normes, dont l’actualisation (esthétique, technique,
politique) lui est devenue difficile et pénible, et dans une remontée vers Dieu comme source
de toutes les normes.
Dans d’autres textes toutefois, Ruyer n’est pas si enclin à la passivité politique, et
propose, sinon un programme, du moins un diagnostic particulièrement dérangeant des
causes du « malaise dans la civilisation » moderne. Il y a là encore un passage naturel : la
biologie étant d’ordre axiologique et psychique, une crise morale peut avoir une cause (et
une solution) biologique.
60 « Un être n’est un être authentique, c’est-à-dire un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux. » RUYER, NF, p. 11.
61 Ruyer nomme « essentialisme » cette attitude qui va aux thèmes généraux et aux idéaux plutôt qu’à la détermination du monde sensible. Cet essentialisme est l’attitude spontanée de l’enfant, perdue par l’adulte qui n’est pas initié au « chamanisme » ou à la gnose : « Ce qui fait la religion spontanée et la poésie romantique de l’enfance et de la jeunesse, c’est que le jeune, en tout ce qu’il éprouve et en tout ce qu’il fait, perçoit et exprime beaucoup plus que ce qu’il fait. Il participe à l’universel. Toute expérience a pour lui une « aura » de généralité. Il agit sur fond de possibles indéfinis, dans un monde « primordial ». Le premier jouet, la première promenade, le premier compagnon, le premier petit exploit est une découverte dans l’éternité. Puis arrive, non pas l’habitude, mais la « différenciation restrictive ». La précision augmente et l’efficacité, mais aussi l’ « aura » magique s’éteint. L’ivresse des commencements, des improvisations, des découvertes fait place à la répétition. Toute différenciation est restrictive et diminutive. L’action, ou la perception différenciée, fatigue moins le corps, mais elle laisse l’âme trop inconcernée. L’adulte cesse de vivre dans un mythe universel nourrissant. » RUYER, ATC, p.54-55.
391
3. L’humanité en crise et la nécessité de durer
3.1 Pouvoir spirituel et instinct vital
On peut dire que le grand risque des sociétés humaines, pour Ruyer, est la
spécialisation, qui est la forme sociale de l’éclatement, de la mécanisation. Une société de
spécialistes travaillant chacun dans son ordre (politique, économique, artistique,
philosophique, etc.) est comparable à une machine dans laquelle chaque mécanisme
fonctionne indépendamment des autres. Une telle machine est efficace, et la spécialisation
est bénéfique et inévitable pour les sociétés humaines. Mais elle pose le problème de l’unité
sociale, tout comme la mécanisation du vivant pose le problème de l’unité organique. Dans
le domaine vivant, il y avait une bonne et une mauvaise façon de faire l’unité. La mauvaise
consistait à faire de l’un des mécanismes le centre directeur des autres, par exemple le
cerveau, conçu comme mécanisme directeur. Cela correspond dans l’ordre social à
l’idéologie, qui prétend subordonner tous les ordres à l’un d’entre eux, et ramener toutes
les normes à une seule. C’est ainsi que l’art ou l’économie des régimes totalitaires sont jugés
selon la norme politique, et non selon leurs normes propres. Une telle unité est artificielle
et littéralement mortelle : dans le corps, chaque organe doit vivre selon sa compétence
propre, et dans la société, chaque ordre doit obéir à ses normes particulières. Il n’y a même
pas là différence de nature, puisque la « compétence » d’un organe vivant est chez Ruyer
une norme au sens axiologique du terme. Quelle sera alors la bonne manière de faire
l’unité sociale ? Elle devra être analogue à l’unité propre de la vie, qui est une forme active,
ubiquitaire, entretenant partout et constamment la structure organique, la réparant, en
prenant soin, avec une force d’invention souple et adaptable, non-spécialisée. Qui peut
jouer un tel rôle social ? Pour Ruyer, la réponse est claire : cette présence attentive, non-
spécialisée et bienveillante, c’est la femme. Dans un étonnant article intitulé « Pouvoir
spirituel et matriarcat »62, Ruyer déplore ainsi la barbarie technicienne de l’homme, attiré
par nature vers la spécialisation et l’efficacité. Il propose de confier à la femme, conçue sur
le modèle de la mère au foyer, un nouveau « pouvoir spirituel » : la femme ayant « de l’aveu
62 RUYER, Raymond, « Pouvoir spirituel et matriarcat », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 139, Presses Universitaires de France, 1949, p. 404‑422.
392
général, le génie de la vie », elle a les ressources morales pour donner à la société moderne
une direction spirituelle. Si Ruyer milite, dans ce texte, pour une participation accrue des
femmes à la vie sociale, c’est donc contre le féminisme politique : le pouvoir de la femme
sera purement spirituel, il doit être maintenu loin des ordres politiques et économiques, le
travail des femmes étant conçu comme un « grave abus ».
Il n’est pas scandaleux que la femme, étant « maîtresse de maison » avec
l’assentiment général, soit maîtresse de maison aussi sur le plan de la vie nationale et
internationale. Elle tiendra ce rôle plus vaste aussi naturellement que le premier, parce qu’il
est de même nature. (…) Le pouvoir féminin sera plutôt l’éternelle vigilance d’une pensée
inséparable de la vie quotidienne. En une flamme unique se fondront tous les sentiments
qui ne cessent de brûler à toutes les heures de l’existence d’une femme dans sa maison,
pendant qu’elle cuisine, allaite, coud, veille sur le sommeil agité d’un enfant malade, songe
à l’avenir dans le silence du foyer, quand le mari est à son métier et les grands enfants à
l’école.63
Cet article de Ruyer apparaît à bien des égards comme un éloge de ce que l’on appellera
plus tard les valeurs du « care », d’une éthique du soin et de l’attention, contre un virilisme
violent, ridicule ou simplement oublieux du sens profond de la vie. « Un grand
renversement des valeurs est à opérer » pour subordonner l’homme à un « nouveau
matriarcat spirituel ».64 Mais ces valeurs prennent aussitôt la forme de l’éternel féminin, et
la femme y est à la fois présentée comme celle qui doit donner à la société sa direction
spirituelle, et comme réduite au rôle de la mère attentive. Si on laisse de côté cet
essentialisme et cette répartition figée des rôles (qui n’est pas sans évoquer le récit que
donne Ruyer de sa propre enfance65), ce texte révèle un souci plus général qui donne une
clef de compréhension de sa philosophie sociale :
Faire une communauté essentiellement virile, tel a été l’idéal impossible, le cercle carré, la
faute monstrueuse et tragique de l’Allemagne nazi. Harmoniser la communauté vitale
63 Ibid., p. 418‑419.
64 Ibid., p. 409.
65 RUYER, Raymond, Souvenirs I. Ma famille alsacienne et la vallée vosgienne, Nancy, Vent d’Est, 1985.
393
féminine avec la société rationnelle et masculine, déterminer celle-ci par celle-là, tel est, au
contraire, le problème de notre temps. La direction ne peut être donnée qu’au nom du
sentiment général de la Vie, conçue non comme une vitalité organique brutale et
impérieuse, mais comme une harmonie totale de l’existence.66
De même que les lois physiques, dans l’organisme, doivent être canalisées et unifiées
par une conscience englobante, de même les forces techniciennes et spécialisées de la
société doivent se voir donner un but commun, elles doivent être au service de quelque
chose : c’est à un « pouvoir spirituel » qu’il revient de donner cette direction, « au nom du
sentiment général de la Vie » conçue comme harmonie totale. On se trouve toutefois ici
face au même ineffable que celui qui se demande quel est le Sens général de la vie, auxquels
tous les vivants s’efforcent de participer : Ruyer répond que seul Dieu est le Sens des sens,
mais la théologie étant toujours impossible, le « sentiment général de la vie », que Ruyer
compare ailleurs à la conscience morale de la Profession de foi du vicaire savoyard,67 reste tout
à fait indéterminée.
L’essentialisme de Ruyer quant à la répartition des rôles masculin et féminin pourrait
passer pour un simple préjugé conservateur, banal pour un homme de sa génération. Il
n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi d’autres plus importants de sa tendance à penser par
dualismes : individu-foule, mécanisme-conscience, morphologie-morphogenèse, etc.
Malheureusement, le « vitalisme social »68 de Ruyer ne s’arrête pas à l’exaltation de la
maternité comme souci de la vie.
66 RUYER, « Pouvoir spirituel et matriarcat », art. cit., p. 421‑422.
67 RUYER, « Ydgrun ou la recherche d’une dernière vérité », art. cit., p. 28.
68 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 118.
394
3.2 De la conquête de la durée à l’eugénisme
Le principal défi de notre temps n’est, selon lui, ni la protection de la nature ni la
survie même de l’humanité, mais la préservation d’hommes et de peuples d’une certaine
qualité. Le défi n’est pas de survivre, mais de durer :
La préservation de la nature humaine dans la civilisation est une tâche beaucoup plus
difficile que la protection de la nature. Elle n’est pas affaire de techniques ou de
technocrates. Elle demande l’invention d’attitudes et de quasi-instincts. Il faudra au moins
cent siècles de sélection négative et de naufrage pour que des types de civilisation non
destructeurs des civilisés soient trouvés et mis au point. Car la conquête de la durée est
beaucoup plus difficile que la conquête de l’espace. Et elle ne demande pas le même genre
d’efforts.69
L’idée de « conquête de la durée », et l’ampleur de vue qu’elle suppose dans une
perspective qui considère les « cent prochains siècles » nous semblent particulièrement
intéressantes pour notre temps. Ruyer a certainement raison de souligner combien il est
plus difficile de se donner un mode de vie collectif compatible avec la durée, que de former
une civilisation technicienne capable d’envoyer des fusées dans l’espace. La question du
« genre d’efforts » qu’implique cette conquête de la durée, efforts très différents de la seule
ingéniosité technique, nous paraît bien être la grande question du XXIème siècle.
Ce qui est plus dérangeant, en revanche, c’est la nature des dangers qui pèsent sur
l’humanité d’après Ruyer. L’enjeu majeur d’après lui, auquel il consacre notamment Les cent
prochains siècles, est de ne pas laisser la qualité morale et biologique des populations se
dégrader à l’excès. Le grand danger auquel est exposée l’humanité est la dégradation
génétique des populations, étant entendu que dans cet ouvrage (et dans d’autres), Ruyer
assimile curieusement génétique, psychobiologie et moralité. Le Ruyer polémiste
oublierait-il les critiques de la génétique du Ruyer philosophe du vivant ? Au contraire, l’un
éclaire véritablement l’autre. La thèse centrale de Ruyer concernant la sélection et la
génétique est que le matériau génétique, l’information physiquement codée, ne peut aller
69 RUYER, CPS, p. 58.
395
qu’en se dégradant. Tout son travail sur la notion d’information, en cybernétique et en
biologie évolutionniste, visait à démontrer le fonctionnement purement négatif des
mutations et de la sélection. La vie peut donc être conçue comme une lutte permanente des
forces vitales créatrices contre la dégradation de leur matériau génétique. Ce qui paraissait
une simple thèse vitaliste dans l’ordre de la physique apparaît de manière bien plus
choquante dans les considérations de Ruyer sur la vie des peuples, dans lesquels les forces
vitales (le « génie psychobiologique » propre à chaque peuple) sont sans cesse menacées
par la dégradation de la « qualité biologique des hommes », dégradation souvent liée à la
mauvaise sélection opérée par la civilisation. « La civilisation désagrège les peuples »70,
écrit-il, parce qu’elle sélectionne des instincts incompatibles avec la longue durée, des
individus faibles et manquant de courage, par exemple.
La sélection naturelle, de même, dans l’humanité, n’est pas un fait purement biologique. La
sélection porte sur des composés, des mixtes bioculturels. (…) Mais La civilisation n’est pas
séparable absolument de ses porteurs vivants, de leurs qualités biologiques ou
psychobiologiques. La sélection négative atteint les hommes par leurs idées. Elle atteint
aussi les idées par les hommes. (…)
Mais il ne faut tout de même pas oublier la valeur biologique des hommes. (…) Car ici
l’« aptitude » désigne une réalité distincte, génétique et psychobiologique. (…) Le
sélectionnisme n’est pas le racisme.71
Le « sélectionnisme » de Ruyer se défend ici d’être un véritable racisme, parce qu’il
implique une interaction de la biologie des peuples ou des « races », et de la culture.72 Mais
les exemples donnés parlent d’eux-mêmes : en raison de la qualité biologique particulière
de leur population, les Juifs sont doués en affaire, les « Nordiques » ont fait l’Amérique du
Nord « dynamique et pragmatique » tandis que les latins créaient une Amérique du Sud
70 Ibid., p. 110.
71 Ibid., p. 52‑53.
72 « Dans les cas examinés, les peuples ne sont pas des porteurs neutres de la culture-civilisation : ils la modifient selon leur « génie », pour employer un mot vague, mais juste. Inversement, les cultures-civilisations ne sont pas des navires passant sur la mer des peuples qui les portent, sans y laisser d’autre trace que leur sillage vite effacé. » Ibid., p. 111.
396
« passionnée et peu “pratique” », les protestants capitalistes de Weber n’étaient pas doués
parce que protestants, mais cette religion dynamique, individualiste et inégalitaire avait
attiré les hommes d’une meilleure qualité.73 Dans les Nuisances idéologiques, le vocabulaire
est encore plus clair :
Un racisme intelligent, qui a le sens de la diversité des ethnies, est moins nocif qu’un
antiracisme intempérant, niveleur et assimilateur.74
Il serait facile de multiplier les textes et les exemples. Ce déterminisme biologique de
Ruyer le pousse à adopter l’une de ses positions polémiques les plus connues, en faveur
d’un « eugénisme positif » : il faudrait, écrit-il dès 1937, soutenir financièrement la
reproduction des élites, hommes de meilleure qualité, mais qui tendent à avoir moins
d’enfants que les couches inférieures de la population. Il suffirait pour Ruyer de classer les
individus selon leur quotient intellectuel et de verser une allocation supplémentaire aux
plus aptes pour les inciter à se reproduire davantage.75 Faute d’un tel volontarisme
eugénique, la population est condamnée à se dégrader biologiquement, intellectuellement
et moralement, ce qui est déjà en train de se produire en Europe pour Ruyer, dans
l’indifférence générale. Benjamin Berger a exposé avec clarté la constance dans le corpus
et les nombreux postulats intenables et datés sur lesquels il repose, à commencer par une
conception fort simpliste de l’hérédité et une survalorisation de la biologie sur
l’éducation.76 Dans son œuvre tardive, Ruyer abandonnera cette idée comme impraticable,
73 Ibid., p. 53‑54. A la page 56, Ruyer donne même une liste, explicitement fondée sur les « préjugés populaires », de populations dont la culture propre a été encouragée et soutenue par des particularités biologiques particulières : « Banquiers lombards, Jazzmen noirs américains, Gangsters siciliens, Porteurs d’eau auvergnats, Chanteurs de flamenco gitans, (…) Intellectuels novateurs juifs… » Voir aussi RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 125.
74 RUYER, Les nuisances idéologiques, op. cit., p. 118.
75 Le choix du QI paraît certes réducteur, mais « il y a une corrélation évidente entre le bon sens, le jugement et les qualités générales du tempérament. » De plus, on y adjoindra les résultats physiques des tests du service militaire. Cf. RUYER, Raymond, « Une législation eugéniste », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 44, no 3, Presses Universitaires de France, 1937, p. 668.
76 Il montre également que l’idée d’un tel eugénisme n’est pas particulièrement originale dans les premières décennies du XXème siècle, et jusqu’aux années 1950, mais devient beaucoup plus rare dans les années 1970. Voir BERGER, Benjamin, Ruyer et la nature humaine - Thèse soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Renaud Barbaras, 2015, p. 237‑245. On peut également noter que la conception simpliste de l’hérédité génétique menant à la position eugéniste avait déjà été dénoncée par
397
tout en maintenant la nécessité cette fois d’un « eugénisme négatif » qui empêcherait les
« anormaux » (fous ou criminels) de se reproduire. L’eugénisme positif n’est toutefois pas
rejeté sur des bases morales, mais pratiques, et une fois son impossibilité avérée, il n’y a
plus qu’à admettre le suicide génétique à petit feu de l’Occident par dénatalité générale, et
dénatalité des classes supérieures en particulier.77 L’avenir est alors au remplacement des
peuples civilisés, atomisés par la spécialisation, par des peuples plus proches des instincts
vitaux et de l’unité organique, des « peuples long-vivants ».78 Ceux-ci seront aliénés par des
croyances viscérales, retourneront à un mode de vie pré-industriel, rompront avec la
démocratie moderne et la rationalité au profit du sentiment vital, du matriarcat et de
l’empire.79
Cette crainte, pour ne pas dire cette hantise d’un suicide général de l’Occident
traverse donc toute l’œuvre de Ruyer, des années 1930 aux années 1970. Si l’idée de
sélection négative et d’entropie dans l’information génétique est si importante, ce n’est pas
seulement pour la philosophie de la nature, mais pour donner sens à un darwinisme
ethnique et social dans lequel seuls survivent les « peuples long-vivants », qui possèdent
les ressources vitales (à la fois biologiques, psychologiques et morales) pour préserver la
qualité de leur population humaine. La stabilité génétique est en effet la condition de la
bonne santé morale d’un peuple, ce qui lui permet de ne pas mourir de ses idéologies, de
celles des autres, ou du mélange avec d’autres ethnies.
Le suicide psychologique d’un peuple, l’autogénocide par la civilisation, est bien plus
fréquent non seulement que le génocide-assassinat physique, mais même que le génocide-
meurtre psychique « sans intention de donner la mort », par « mission » religieuse,
idéologique ou économique, et par meurtrier inconscient. Si une population pouvait rester
biologiquement — c’est-à-dire génétiquement — stable, elle finirait par guérir de ses
H.S. Jennings, le biologiste qui inspira à Ruyer sa théorie sur l’amibe, dès 1930. Voir JENNINGS, The Biological Basis of Human Nature, op. cit.
77 RUYER, CPS, p. 77‑81.
78 Ibid., 2ème partie, notamment chap. 12, p. 222 sq.
79 RUYER, CPS, chap. 12.
398
maladies psychiques, des éclipses périodiques du sens commun, de la morale, de la décence,
par l’effet d’idéologies fanatiques ou de modes stupides. Un névrosé, un égaré, un déprimé,
est destiné à guérir, à redevenir capable de bonne adaptation à une situation d’abord
traumatisante.80
La force vitale est toujours une force de résistance aux perturbations, celles du monde
physique pour l’organisme, celles de l’idéologie pour l’homme et la société.
Il faut ajouter à ces textes les relations entretenues par Ruyer dans les années 1970
avec le courant de la « Nouvelle Droite » d’Alain de Benoist, né en 1969 avec la fondation
du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Ce
mouvement de réflexion d’extrême droite partage avec lui de nombreux points communs :
obsession pour le déclin génétique des populations dû aux méfaits de la civilisation,
racialisme présenté comme une défense de la diversité génétique et culturelle des peuples,
rejet de la modernité comme désenchantement du monde et retour à une forme de
paganisme ou de panthéisme renouvelé, rejet de toutes les idéologies contestataires de
gauche en même temps que du confort excessif et affaiblissant de la civilisation libérale. Il
n’y a donc pas à s’étonner que Ruyer appartienne au comité de parrainage de la revue
Nouvelle École, la revue du GRECE81, et soit tenu en haute estime par Alain de Benoist lui-
même. Ce dernier s’intéresse à Ruyer à la fois comme penseur des normes, étant entendu
que l’existence de normes ou lois éternelles est selon lui un principe de toute pensée « de
droite »82, comme théoricien de la « nutrition » et de « l’intoxication » psychiques, comme
défenseur de la tradition contre le modernisme, mais aussi comme métaphysicien
cherchant à rétablir l’identité de l’esprit et de la matière.83 Le néopaganisme de la Nouvelle
80 Ibid., p. 114.
81 Voir la liste des membres du comité dans DURANTON-CRABOL, Anne-Marie, Visages de la Nouvelle Droite : le GRECE et son histoire, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1988, p. 254‑258.
82 BENOIST (DE), Alain, Les idées à l’endroit, Paris, Editions Libres Hallier, 1979, p. 82‑83. On trouve également chez lui l’éloge du paganisme comme identification homme-dieu et dieu-norme : « Ce que nous cherchons derrière les visages des dieux et des héros, ce sont des valeurs et des normes. » BENOIST (DE), Alain, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, p. 251.
83 BENOIST (DE), Comment peut-on être païen ?, op. cit., p. 55 et 242‑243. L’auteur y rattache le panpsychisme de Ruyer à l’unité homme-Dieu du paganisme antique via la monadologie de Leibniz, et le rapproche (p.242-243) de Teilhard de Chardin. Celui-ci écrivait en effet que « L’étoffe de l’univers est l’esprit-
399
droite se nourrit en effet de tous les discours métaphysiques (et pseudo-scientifiques) de
réenchantement du monde, permettant de voir dans la nature un jeu de forces
harmonieuses plus qu’un vaste mécanisme aveugle.
Il ne faut peut-être pas donner une importance excessive à cette appropriation de
Ruyer et à son appartenance au comité de parrainage de Nouvelle École, qui n’implique pas
nécessairement des relations très soutenues avec les activités du GRECE et de la Nouvelle
droite. Mais les textes de Ruyer parlent d’eux-mêmes, et interdisent d’y voir une
instrumentalisation déformante. La question qui se pose alors est celle-ci : de la
philosophie de la vie de Ruyer à sa pensée sociale, eugéniste et réactionnaire, quelle est la
nécessité du lien ? Laquelle détermine l’autre ? Les deux sont-elles séparables ? Dans sa
thèse, B. Berger l’affirme : « la philosophie de la nature de Ruyer n’est pas étrangère à sa
politique, mais elle ne la commande pas non plus. »84 Nous souscrivons à cette formule, au
sens où la position panpsychiste ne déterminait pas Ruyer à son eugénisme ou à son
racialisme. Mais le lien entre les deux nous semble assez fort pour considérer que dans la
trajectoire effectivement suivie par Ruyer, elles se tiennent l’une l’autre jusqu’à ne plus
être que les deux faces d’une même pièce.
3.3 De la philosophie du vivant à la bio-politique
On peut faire l’hypothèse, au vu de la virulence des positions socio-politiques de
Ruyer, et des importants ouvrages qu’il leur consacre, que celles-ci ont à tout le moins
surdéterminé le reste de sa philosophie, c’est-à-dire l’ont au moins biaisé en direction d’une
philosophie de la nature compatible avec elles. Mais même sans tenir compte de cette
matière », les deux n’étant que « deux états d’une même étoffe cosmique », formules qui justifient pleinement le rapprochement avec Ruyer. Il y aurait matière à de nombreux rapprochements entre le philosophe de Nancy et son contemporain jésuite, pour lequel l’évolution darwinienne était la forme de réalisation du plan divin. Dans sa préface à la dernière édition de Vu de droite (un panorama des controverses et courants de la droite des années 1970, dont une élogieuse recension des Nuisances idéologiques de Ruyer), A. de Benoist cite Ruyer parmi les grands noms regrettés de la « pensée de droite » des années 1970.
84 BERGER, Ruyer et la nature humaine, p. 235. D’après lui, la convergence des deux tient plutôt à ce qu’elles sont deux produits distincts de la même psyché, celle de Ruyer, qu’il s’efforce de reconstruire à l’aide des outils de la psychanalyse et de l’autobiographie de Ruyer.
400
hypothèse, il nous semble clair que sa pensée forme un ensemble qui a sa cohérence, et
dans laquelle la critique sociale, l’eugénisme, l’essentialisme et l’idéal du bonheur ne sont
pas des anomalies. Ruyer lui-même ne les traite pas comme des parties séparées de son
œuvre, mais comme découlant logiquement de son ontologie et de sa conception de la vie.
Nous avons tenté de montrer précédemment comment celle-ci le conduisait à une morale
de l’individualité close. Mais comment accorder cet individualisme de Ruyer avec ses
positions eugénistes et racialistes ? Qu’est-ce qui, dans la philosophie de la vie de Ruyer,
porte en germe de telles considérations ?
Le racialisme de Ruyer est cohérent avec l’hypothèse de son incapacité à penser le
collectif autrement que comme masse ou comme individu. Il le conduit logiquement à
considérer les cultures comme supportées soit par un sujet unique, le peuple ou l’ethnie,
conçu comme individu doté de son propre « génie psycho-biologique », soit par les
individus qui le composent. Comme ces individus partagent une même nature psycho-
biologique (la psycho-biologie française, allemande, ou chinoise), ils donneront tous à la
même culture reçue la même modulation « ethnique », selon leur « génie » commun.85 Le
cas ne nous semble pas clairement tranché chez Ruyer, mais ce flou apparent est en fait
cohérent avec un dernier point qui rend compte de la possibilité de telles positions dans sa
philosophie. Celle-ci, malgré sa difficulté à penser en dehors de l’opposition individu-foule,
n’est pas un individualisme radical : au contraire, sa conception de l’individualité est
biologique, donc forcément très atténuée. L’individu n’est pas une substance, il n’est pas
toujours indivisible, ses frontières sont brouillées dans l’espace et dans le temps, comme
l’individualité des organismes vivants.86 L’individu actuel n’existe pas vraiment, à la limite
il finit par ne plus être considéré que comme une abstraction ou un phénomène. Ce qui
existe véritablement ce sont d’une part les valeurs et mémoires trans-spatiales, et d’autre
85 Ruyer est très clair sur ce point : la base biologique (ou psycho-biologique) n’est pas seulement une commune biologie humaine, elle est propre à chaque « ethnie ». Ainsi, si l’on substituait tous les bébés allemands à leur naissance à tous les bébés français, l’effet ne serait pas visible tout de suite, mais il est certain que cela modifierait « à la longue » la culture allemande et la culture française. Il conteste ainsi le « culturalisme », non seulement comme affirmation de la toute-puissance de la culture sur la biologie, mais comme négation de l’idée racialiste d’une biologie ethniquement spécifique au point d’influencer significativement la culture. Voir CPS, p.45
86 Voir notre chap.3, §2.1
401
part les lignées, la succession des générations. L’individu apparent n’est que la
manifestation « ici et maintenant » d’une mémoire spécifique, d’une part, et de l’activité
des générations qui l’ont précédé, d’autre part87 : une abstraction. Une telle ontologie
conduit logiquement à ne pas accorder de valeur absolue à l’individu, d’autant plus que
Ruyer dénonce, chez l’homme, le « je » comme une illusion.
Les individus, les « je », prononcés ou virtuels, sont illusoires. Ils n’ont pas de réalité propre
en dehors des domaines, des tableaux, subjectifs par eux-mêmes, dont ils se disent le
dominus, survolant et conscient.
C’est pourquoi la nature (sive Deus) n’est jamais, apparemment, à un individu près, bouleau,
hareng, ou homme. Le nombre exact des exemplaires lui est manifestement indifférent. Elle
préfère seulement les grands nombres, par précaution, pour sauver l’espèce.88
Il serait absurde de prétendre utiliser ce genre de texte pour défendre l’idée qu’il n’y
a chez Ruyer aucune morale, aucun devoir de respecter la vie des autres, aucune attention
à la personne : son idéal moral tient au contraire de la politesse modeste d’une part et de
l’amour-fusion d’autre part. Mais il est clair que de telles affirmations sur la nature,
associée à l’idée souvent répétée que les sociétés humaines ne devaient et ne pouvaient pas
renoncer à leurs racines biologiques, et aux longs exposés de Ruyer sur la dégradation
biologique de l’humanité et l’eugénisme, manifestent une cohérence d’ensemble qui
interdit de considérer ces derniers comme une anomalie aisément isolable.
Ce que met en évidence l’eugénisme ou le racialisme de Ruyer, en même temps que
sa sympathie pour les thèses de la Nouvelle droite païenne, c’est la supériorité de la norme
sur l’individu, associée à une confusion de la norme biologique et de la valeur morale. La
norme est supérieure à l’individu, parce qu’elle n’est pas une simple adaptation au milieu,
mais une « mémoire de l’espèce » à laquelle on se consacre comme à un idéal, à laquelle il
faut se conformer pour exister et réussir. Les individus ne sont de ce point de vue que des
exemplaires dispensables, le seul risque étant la disparition complète de l’espèce, ou de
l’ethnie. Une telle philosophie ne peut sans contradiction donner à l’individu une valeur
87 RUYER, EM, p. 115 notamment.
88 Ibid., p. 70.
402
absolue, et la divinisation de la nature n’y change rien : la natura sive Deus n’écoute pas les
prières et ne tient pas aux individus.89 La distinction claire des droits de l’homme, comme
impératif moral et politique, et de la réalité biologique, est une abstraction absurde, voire
dangereuse pour Ruyer, qui y voit un jeu de la « raison raisonnante » oublieuse de ses
origines vitales, et notamment des nécessités démographiques.90 Les normes impérieuses
de la vie préexistent aux individus vivants comme aux valeurs culturelles, et c’est leur oubli
qui menace les sociétés civilisées. Ce n’est pas là une confusion passagère, mais un
symptôme du projet ruyérien dans son ensemble, au moins dans toute la philosophie
mature : rétablir contre une certaine modernité scientifique et sociale un monde de normes
absolues, divines, qui tiennent à la fois de la contrainte incontournable et de l’idéal à
réaliser, et présentes comme envers de toute la nature. La réinscription de l’homme dans
la nature et le réenchantement du monde se font au prix de l’indistinction des normes
biologiques et des normes morales.
89 Ibid., part. II.
90 Ibid., p. 236‑239, « Les “droits de l’homme” contre l’embryogenèse sociale ».
403
CONCLUSION
La philosophie de la vie de Ruyer est un moment central de l’entreprise par laquelle
il entend relever le grand défi de la philosophie du XXème siècle, celui de la réintégration de
la conscience dans la nature. Il s’y emploie en soulignant les limites du mécanisme, qui doit
être conçu comme un produit secondaire de l’étoffe primaire du monde, la conscience
redéfinie comme étendue vraie, unité d’une multiplicité auto-survolée. Une telle
redéfinition de la conscience ouvre une voie vers le dépassement du dualisme de la
conscience et de l’étendue, en faisant de la subjectivité humaine un cas particulier d’une
capacité de liaison, de coordination et de régulation déjà présente dans l’organisme vivant,
chez les plantes et même dans les constituants physico-chimiques de la matière. Par
l’observation des capacités d’adaptation, d’auto-régulation et de régénération, et de la
plasticité surprenante du développement embryonnaire et du cerveau, Ruyer touche aux
limites de la philosophie mécaniste sous-jacente à la science de son temps et met en lumière
les défis que la biologie a depuis entrepris de relever.
L’entreprise ruyérienne se rapproche de ce point de vue d’un néo-matérialisme
presque autant que d’un néo-finalisme, et ses critiques s’apparentent à celles qu’ont pu
produire à la fin du XXème siècle les philosophes et savants partisans d’un renouvellement
de l’ancien mécanisme. C’est en effet à la fin du XXème siècle et en réaction à l’empirisme
logique se constitue une direction générale de la philosophie des sciences que l’on peut
proprement appeler néo-mécanisme.1 Le néo-mécanisme se présente comme un
mécanisme généralisé, recherchant dans la structure causale de l’univers les mécanismes
sous-jacents aux phénomènes : l’identification de tels mécanismes y constitue le but
principal de l’entreprise scientifique et philosophique d’explication rationnelle du monde,
supplantant la seule subsomption des phénomènes sous des lois générales typiques de la
1 CRAVER, Carl et TABERY, James, « Mechanisms in Science », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2019.
404
physique newtonienne. Ce néo-mécanisme a plutôt pour science privilégiée la biologie,
science dans laquelle il est impossible de découvrir de telles lois, et dans laquelle l’étude
des mécanismes causaux est le mode principal d’explication. Nous pouvons dire que Ruyer
a posé aux modèles scientifiques en vigueur les mêmes questions que les néo-mécanistes,
et insisté comme eux sur le caractère central de cette « science sans lois », mais non sans
régularités compréhensibles, qu’est la biologie. Malgré les divergences d’interprétation
qu’il ne faut jamais négliger, l’importance dans la biologie contemporaine des concepts de
causalité descendante ou de plasticité développementale, et la critique des solutions
purement génétiques, signalent au minimum une voie alternative à celle de Ruyer, mais
qui s’affronte aux mêmes problèmes.
Il est donc d’autant plus important de comprendre comment, après avoir lui-même
commencé d’élaborer un tel néo-mécanisme, il est devenu radicalement finaliste et
panpsychiste, jusqu’à mettre la biologie sous la domination d’une théologie à tendance néo-
platonicienne. L’hypothèse qui nous paraît la plus convaincante à la lumière de notre étude
est que Ruyer a identifié avec beaucoup d’acuité ces problèmes et le besoin d’un monisme
naturaliste nouveau, mais qu’il les a posés dans un vocabulaire métaphysique habité par la
dualité, de telle sorte que son néo-mécanisme s’est très vite transformé en un finalisme qui
ne parvient pas à réaliser pleinement son projet moniste initial. Son parallélisme qui se
rattache au monisme du double-aspect laisse ainsi progressivement place à l’opposition des
individus et des essences, qui ne sont plus deux aspects d’un même être mais bien deux
domaines d’êtres qui doivent collaborer pour produire chaque organisme vivant. Il y a donc
en quelque sorte deux Ruyer, ou plutôt deux projets enchevêtrés chez lui, et l’étude du
vivant est le lieu qui révèle cet enchevêtrement de la façon la plus visible. Nous disons
enchevêtrement plutôt que succession, car si le finalisme panpsychiste est postérieur au
mécanisme structural des débuts, celui-ci n’est entièrement abandonné ni dans ses thèses,
ni dans son vocabulaire, ni dans ses problèmes. Comme il le montre dans la description
rétrospective qu’il fait de son parcours intellectuel, le finalisme de Ruyer lui apparaît
comme le déploiement logique et inévitable de sa première philosophie de la structure,
dont il est le fondement métaphysique et la démonstration empirique.2 Une telle vue cède
2 RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit.
405
en partie aux illusions de l’histoire rétrospective, toujours tentée de souligner la cohérence
en gommant changements et contradictions. Mais elle révèle surtout la conviction de
Ruyer, constante du premier au dernier de ses écrits finalistes, que le finalisme constitue
le seul dépassement possible du mécanisme. En cela il ne parvient pas à échapper, malgré
le pas fait dans cette direction, au clivage mécanisme – finalisme qui structure l’étude de la
vie au milieu du XXème siècle, selon la description de Piaget. Or, ce finalisme est rapidement
conçu par lui non plus comme le fondement ontologique du mécanisme, qui demeurerait
le seul mode d’explication possible de la vie, mais comme une explication complémentaire
au mécanisme, qui doit cohabiter avec lui et prendre même la première place dans une
science nouvelle, inspirée par la révolution de la physique quantique. Après avoir tenté
d’identifier la conscience et le corps dans un geste véritablement moniste, en faisant du
cerveau « la conscience, vue par un autre », et dénoncé « l’illusion réciproque
d’incarnation »3, Ruyer tend à reconstituer un cadre dualiste qui oppose objectivité et
subjectivité, science de l’individu et science statistique, conscience et mécanisme, potentiel
et actuel, psychique et physique, dans l’ordre de l’explication du monde. Il aboutit ainsi à
un double dualisme, puisqu’il s’agit dès les Éléments de psycho-biologie non seulement de
distinguer physique et psychique dans le vivant, mais de distinguer le domaine des
individus actuels d’un domaine séparé de « potentiels mnémiques » situés hors de l’espace
et du temps. Ruyer est encore un représentant de la conception duale de la vie qui a prévalu
au moins depuis Aristote et sa distinction de la matière et de la forme. La vie reste comprise
par lui comme une interaction, une complémentarité ou un conflit entre un matériau
homogène, « antitypique », et une force organisatrice qui lui donne une forme (malgré sa
résistance). On cherche ainsi à expliquer à la fois l’ordre remarquable de la vie et son
dynamisme auto-formateur, et sa fragilité, sa mortalité, sa propension à produire des
monstres ou des malades. Il s’agit d’opposer une force organisatrice parfaite, qui joue
toujours son rôle, et une matière qui lui résiste, qui par son imperfection explique tous les
défauts du vivant et sa mort inévitable. Même Bergson qui comme Ruyer imagine une
genèse de la matière à partir de la conscience, pense la vie comme une résistance de la
3 RUYER, NF, chap. VIII, p.91 sq.
406
matière à sa mise en ordre, que l’élan vital ne parvient que partiellement à « tourner ».4
Ruyer cherche bien à dépasser cette dualité par le concept de conscience primaire, qui doit
remonter en-deçà de la séparation de la pensée et de l’étendue, pour penser un mode d’être
véritablement primaire qui porte en germe toutes les constructions mécaniques de
l’organisme et de la technique, et tous les degrés ou modes de la conscience. Mais ce mode
d’être primaire en vient rapidement à être conçu lui-même comme une dualité, comme
étant « indissolublement, à la fois connaissance et force liante »5, la conscience-
connaissance exigeant à son tour la position d’un domaine de potentiels (ou thèmes) et
d’essences trans-spatiaux. De plus, l’idée d’une genèse de la matière à partir de la
conscience étant posée, Ruyer peut à nouveau considérer la matière agrégée comme une
masse inerte et à mettre en ordre, et comme le substrat de lois physiques que la vie doit
canaliser ou contre lesquelles elle doit lutter. L’opposition d’une force formatrice
consciente et d’une matière inconsciente à organiser est ainsi reconduite, et ajouter que le
« bâti cosmique »6 est fait de consciences primaires agrégées n’y change finalement rien.
Nous avons ainsi montré dans nos chapitres 1 et 2 que le panpsychisme de Ruyer ne
rompait pas avec le mécanisme structural de ses premières œuvres, hérité de Cournot. Bien
au contraire, il entend recruter la conception la plus mécanique du corps, celle de la
machine imaginée dans L’homme de Descartes, pour en faire un argument finaliste. C’est
alors toute l’histoire de la vie des individus et des espèces qui devient inventivité technique,
production de machines bien coordonnées et d’outils performants, qui se comprennent par
l’intelligence de la conscience qui les produit. C’est alors la dualité formation-
fonctionnement qui est centrale, et révèle le caractère hybride du vital. Dans nos chapitre
3 et 4, nous avons tenté de remonter avec Ruyer jusqu’au mode d’être de cette conscience
productrice de son propre corps organisé, pour mettre en lumière sa dimension
monadologique. La philosophie scientifique nouvelle, panpsychiste, est en effet élaborée
comme une « monadologie corrigée » censée « reprendre le problème au point où Leibniz
4 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, éd. critique dirigée par F. Worms, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 [1941], chap. II, p. 99 sq.
5 RUYER, NF, p.126.
6 RUYER, EM, p.156.
407
l’avait laissé ».7 C’est cette monadologie nouvelle, dans laquelle la monade n’est pas un
« atome spirituel » mais un domaine unifié d’étendue consciente, qui mène Ruyer à l’idée
de la conscience comme force de liaisons, comme unité immédiate d’une totalité. Mais cette
conscience close, tournée vers le dedans, est immédiatement confrontée à la limite de toute
monade : elle est également « sans porte ni fenêtres », et ne peut jouer son rôle de mise en
forme selon un ordre spécifique. Il faut donc adjoindre à cette unité close la participation
à un thème ou potentiel trans-spatial, et faire du monde actuel la doublure visible d’un
domaine invisible où se trouvent les thèmes qui informent les consciences. C’est ce que
nous avons étudié dans nos chapitres 5 et 6. Ce platonisme est la conséquence ultime d’une
conception de la causalité reposant à nouveau sur une dualité : l’interaction avec le monde
sensible ou le stockage physique d’information dans le génome sont rejetés comme de
simples « causes a tergo », opérant comme des rouages par choc et poussée, par opposition
à l’information véritable, qui ne peut être que trans-spatiale. Le « problème de la coupure »
entre ce qui, dans l’organisme, relève du physique et ce qui relève de la conscience, aboutit
à faire des êtres vivants de simples « pied-à-terre »8 ou propriété des potentiels trans-
spatiaux, ce qui est bien éloigné du projet initial de réintégration de l’esprit dans
l’organisme et dans la nature.
Cette tendance à réintroduire partout un cadre dualiste conduit Ruyer à s’éloigner
sensiblement de la philosophie-science qu’il a souvent appelé de ses vœux, pour construire
un argumentaire de contestation de la science de son époque au nom du finalisme. La
contestation des rigidités dogmatiques des scientifiques, surtout dans leur philosophie
parfois inconsciente, est certes un rôle essentiel du philosophe, que Ruyer a souvent joué
avec pertinence. Mais le panpsychisme platonicien auquel il aboutit n’est pas une
philosophie alternative pour la science, dans la mesure où il entend résoudre d’un coup
toutes les lacunes de cette dernière par l’action de la conscience, et rompre avec le rejet
méthodologique des causes finales et des explications par le « dessein intelligent ». Ces
difficultés, ainsi que leurs conséquences morales et politiques, ont fait l’objet de nos
chapitres 7 et 8. Le conservatisme pessimiste et teinté d’eugénisme de Ruyer n’est pas en
7 Ibid., p.126 et 149.
8 Ibid. p.75-76
408
effet indépendant du reste de sa philosophie de la vie. Celle-ci est en effet conçue selon
l’opposition d’un monde physique de foules en proie à la dégradation thermodynamique,
c’est-à-dire à la désorganisation graduelle et inévitable, et d’individus luttant par leur
activité normative pour préserver le monde de cette dégradation. La vie est un effort
toujours recommencé pour maintenir son ordre contre les forces de la dégradation
physique. Le monde social, comme le monde organique, est marqué par cette précarité qui
doit être constamment soutenue par une activité tournée vers les normes transcendantes
sous peine de sombrer dans le chaos – ce qui ne manquera pas d’arriver à l’Occident
spécialisé, atomisé et oublieux des valeurs éternelles.
La question posée par Ruyer à propos de la vie n’en demeure pas moins essentielle :
comment penser le monde physique, chimique et biologique de telle sorte que la vie, la
subjectivité et la poursuite de fins y soient possibles ? Les faits sur lesquels il attire notre
attention en biologie le sont tout autant : la vie s’y révèle comme dynamisme auto-
régulateur, capable de se former et de maintenir son organisation autour de normes dont
elle n’a aucun savoir théorique, et comme un continuum spatio-temporel dans lequel les
frontières de l’individualité, du physiologique et du comportemental, de l’inné et de
l’acquis, du biologique et du cognitif ne sont jamais entièrement nettes. L’exigence d’une
philosophie de la vie qui se nourrisse des résultats de la biologie évolutionniste pour penser
la conscience humaine dans son ancrage organique et dans son historicité est plus que
jamais d’actualité. L’éclairage du champ des possibles politiques par une telle philosophie
de la conscience et de la vie est également une nécessité à l’heure où la démocratie est
contestée au nom de la technocratie voire de la hiérarchie des intelligences, et alors que la
crise écologique appelle à substituer la « conquête de la durée » à celle de l’espace.
L’histoire de la philosophie gagnera sur ces points à s’intéresser à l’entreprise ruyérienne,
dans ses intuitions les plus stimulantes comme dans ses contradictions. En proposant une
identification non réductionniste de la conscience vécue et du corps observé, Raymond
Ruyer nous a légué un geste philosophique fécond qu’il nous appartient de ressaisir pour
dépasser l’enfermement spontané de la pensée dans des dualités rigides, comme celle de la
conscience et du corps, de la vie et de l’esprit, mais aussi du mécanisme et du finalisme.
409
INDEX NOMINUM
Anscombe ................... 274
Aristote 20, 45, 46, 53, 112, 113, 185, 273, 309, 324, 406
Barbaras (Renaud) ...... 55, 345, 397
Benoist (Alain de) ...... 399
Bergson 14, 18, 21, 70, 105, 109, 119, 120, 151, 154, 158, 159, 163, 202, 218, 224, 240, 263, 264, 274, 291, 293, 302, 327, 367, 406
Bogue .......... 140, 144, 177
Broglie ........................ 170
Butler (Samuel) 39, 74, 92, 110, 117, 123, 125, 128, 135, 188, 189, 190, 191, 192, 194, 276, 296, 300, 302, 336, 354, 356, 381
Canguilhem 45, 46, 47, 51, 52, 97, 98, 120, 122, 127, 128, 129, 133, 176, 197, 198, 267, 268, 341, 343, 362, 363, 365, 366, 390, 416
Chambon (Roger) ..... 162, 164, 346
Chapouthier (Georges) . 346, 347, 348, 349, 366
Conrad (André) 242, 263, 278, 280, 333
Cournot 28, 41, 45, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 109, 135, 177, 369, 373, 388, 407
Cuénot (Lucien) 11, 41, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 111, 128, 184, 186, 193, 324, 342, 367
Darwin 109, 124, 188, 204, 227, 229, 238, 239, 240, 241, 242, 245, 248, 280, 281, 306, 334, 335, 336, 340, 352, 358, 360, 365, 375, 398, 400
Deleuze 136, 139, 140, 144, 145, 177, 367
Denton (Michael) ....... 360
Descartes 18, 20, 32, 33, 34, 37, 41, 45, 46, 47, 48, 53, 54, 62, 71, 72, 89, 95, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 120, 125, 133, 135, 138, 148, 153, 169, 176, 205, 226, 230, 249, 355, 356, 357, 407
Diderot 11, 170, 317, 358
Driesch 18, 46, 47, 84, 90, 111, 185, 186, 231, 261, 320, 321, 324, 325, 367
Ellenberger (François) .... 39, 43, 135, 294, 295,
297, 298, 300, 301, 302, 303, 305, 325, 340, 364
Fox Keller (Evelyn) ... 189, 235, 313
Galien .......................... 112
Gesell (Arnold)205, 247, 251, 253
Haeckel ......................... 18
Harrison (Ross G.) ..... 185
Henry (Michel) .. 164, 165
Hume .......... 142, 357, 359
Husserl ............... 154, 345
Jennings (Herbert Spencer) . 117, 186, 398
Jonas (Hans) 32, 33, 34, 35, 36, 104
Jordan (Pascual) ........ 174
Kant 21, 46, 101, 102, 109, 156, 159, 161, 162, 163, 196, 201, 202, 343, 357, 382
Kupiec (Jean-Jacques) ........ 313, 334, 335, 336
Lashley (Karl) .... 250, 320
Leibniz 18, 37, 41, 47, 83, 84, 114, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 148,
410
149, 150, 151, 152, 153, 154, 158, 166, 168, 175, 177, 180, 181, 194, 195, 198, 199, 200, 201, 219, 260, 276, 292, 309, 320, 357, 361, 399, 407
Lorenz (Konrad) ...... 205, 247, 248
Lotze ........................... 141
Malebranche ...... 109, 143
Maupertuis 109, 180, 198, 358, 366
Merleau-Ponty 33, 36, 202, 203, 204, 205, 206, 247, 252, 253, 284, 341
Noble (Dennis) 60, 313, 328, 329, 330
Piaget (Jean) 90, 321, 322, 323, 324, 325, 337, 338, 339, 340, 341, 343, 406
Pichot 105, 108, 109, 112, 113
Platon (platonisme) ... 18, 20, 26, 29, 40, 47, 53, 160, 161, 225, 256, 259, 260, 261, 265, 267, 271, 273, 276, 280, 284, 290, 294, 295, 299, 301, 304, 309, 318, 320, 343, 348, 355, 387, 388, 391, 405, 408
Portmann (Adolphe) 281, 282
Rabaud (Etienne) ..... 141, 148
Rostand (Jean) .............. 11
Russell (Bertrand) ...... 21, 135, 150, 155
Sartre .................... 36, 387
Schopenhauer158, 159, 160, 161, 162, 163
Schrödinger42, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 353
Simmel ................... 13, 14
Spemann (Hans) ...... 185, 231, 320
Tétry (Andrée) 89, 92, 93, 94
Wiener ................ 209, 224
Wolff (Etienne) 25, 135, 184, 205, 229, 262, 267, 295, 300, 301, 322, 367
411
BIBLIOGRAPHIE
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1 Il s’agit des ouvrages cités dans notre étude. On trouvera une bibliographie remarquablement complète des textes de Ruyer dans COLONNA, Fabrice, Ruyer, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p.269 sq.
412
2. Articles, conférences et comptes-rendus
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« La psychologie, la “désubjectivation” et le parallélisme », Revue de Synthèse, vol. IV, 1933, p. 167-180.
« Le versant réel du fonctionnement », Revue Philosophique de la France Et de l’Étranger, vol. 119, no 5-6, 1935, p. 338-362.
« Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », Revue Philosophique de la France Et de l’Étranger, vol. 119, no 1/2, 1935, p. 73-92.
« Une législation eugéniste », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 44, no 3, Presses Universitaires de France, 1937, p. 659–678.
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« Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », Journal de psychologie normale et pathologique, 1938, p. 472-492.
« Parallélisme et spiritualisme grossier », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 125, no 1/2, 1938, p. 110-127.
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413
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La philosophie de la vie de Raymond Ruyer : Nous abordons l’œuvre de Raymond Ruyer (1902-1987) sous l’angle de la philosophie de la vie, pour mettre en évidence la trajectoire qui le conduit d’un mécanisme réduisant la vie à ses structures physico-chimiques jusqu’à un panpsychisme finaliste qui fait de la vie une activité consciente commune à l’ensemble des êtres individués. Nous cherchons à restituer l’apport des principales sources de Ruyer à son traitement du problème de la vie : à la suite de Cuénot, il entend dépasser le mécanisme en biologie ; à la suite de Leibniz, il entend faire une « monadologie corrigée » ; à la suite de Butler (mais aussi de Bergson), il interprète la vie comme conscience et mémoire ; avec Schopenhauer, il remonte du microcosme de la vie humaine à la vie qui traverse tous les êtres ; en associant l’embryologie d’Etienne Wolff à la psychologie d’Ellenberger, il construit une biologie platonicienne guidée par des Formes-Idées ou thèmes transcendants. Il porte un jugement informé et critique sur la cybernétique, la génétique ou encore l’éthologie qui se développent au XXème siècle. Nous montrons comment Ruyer est conduit par ses ambitions en biologie à passer d’un projet strictement moniste et naturaliste, cherchant à dépasser l’opposition corps-esprit, à un platonisme marqué par des dualités irréductibles (formation-fonctionnement, individu-foule, physique-psychique, etc.). Les deux tendances cohabitent non sans difficulté et se corrigent l’une l’autre, ce qui mène cette conception de la vie à un ensemble de difficultés logiques et épistémologiques, mais aussi morales et politiques, que nous tentons de mettre en lumière.
Raymond Ruyer’s Philosophy of Life: In this work I study French philosopher Raymond Ruyer (1902-1987) as a philosopher of life. I intend to highlight the path that leads him, from an initial mechanistic conception that reduces life to physical and chemical structures, to a finalist panpsychism that conceives life as a conscious activity common to every individual being. I tried to identify Ruyer’s main sources regarding the problem of life : drawing from Cuénot, he aims to overcome mechanism in biology; drawing from Leibniz, he develops a “corrected monadology”; after Butler (and Bergson) he conceives life as conscience and memory; with Schopenhauer, he sees human conscious life as a microcosm leading to the life that puts every being in motion; combining Etienne Wolff’s embryology and Ellenberger’s psychology, he constructs a platonic biology where Forms-Ideas or transcendent “themes” guide the living. He makes an informed and critical judgement of 20th century early cybernetics, genetics or ethology. I show how Ruyer is driven by his biological ambition to go from a monistic and naturalistic project, trying to overcome mind-body dualism, to a platonic idealism characterized by irreducible dualities (forming/functioning, individual/mass, physical/psychological, etc.). Both tendencies coexist and correct each other, which leads this conception of life to a number of logical, epistemological, moral and political problems, on which I intend to shed a light.
Mots-clefs : Raymond Ruyer, philosophie de la vie, finalisme, mécanisme, panpsychisme, conscience, vitalisme, biologie, embryologie, évolution, cybernétique, organisme, monadologie, eugénisme, racialisme.
Discipline : Philosophie
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