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La Querelle des universaux

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La Querelle des universaux – De Platon à la fin du Moyen ÂgeÉDITION AUGMENTÉE D’UNE POSTFACE
Éditions du Seuil
Ce livre a été publié initialement dans la collection « DES TRAVAUX »
ISBN 978-2-0213-8208-2 ISBN 1re édition 978-2-02-024756-6
© Éditions du Seuil, janvier 1996 et Points, mars 2014 pour la postface
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Mais la haine peut être ressentie contre les classes.
ARISTOTE
Il nous arrive, par la volonté, d’aimer ou de haïr quelque chose en général.
THOMAS D’AQUIN
Jacques CHIRAC
Un problème saturé
En 1845, l’Académie des sciences morales et politiques mettait au concours une histoire de la philosophie scolastique, dont le prix allait être remporté par Barthélemy Hauréau (1812-1886). L’intérêt pour le Moyen Âge était neuf. Victor Cousin venait de publier les Ouvrages inédits d’Abélard (1836), il leur ajouterait bientôt les Petri Abaelardi Opera (1849) coédités avec Charles Jourdain (1817-1886). La vision historique de l’Académie était très précise – c’était celle de Victor Cousin ; le programme narratif qu’elle imposait ne l’était pas moins. Le volume d’histoire de la philosophie scolastique devait s’en tenir à la « grande époque » (les XIIIe et XIVe siècles), porter « une attention toute particulière » au conflit entre réalistes, conceptualistes et nominalistes, cher- cher « la part d’erreur et surtout la part de vérité que ces systèmes et ces écoles pouvaient contenir », « dégager ce qui pourrait encore être mis à profit par la philosophie de notre temps », enfin, « se renfermer dans le domaine de la philosophie proprement dite et rester étranger à celui de la théologie, autant du moins que le permettrait le lien intime de ces deux sciences au Moyen Âge ». On laissera ici de côté les problèmes de frontière entre disciplines et les questions de périodisation pour aller à l’essentiel : dès son premier début en France, pour ne pas dire dans le monde, l’histoire de la philosophie médiévale a rencontré ce qu’on appelle la querelle des universaux. En posant que la philosophie, que l’on disait encore à l’époque scholastique, était « tout
entière dans la querelle du nominalisme et du réalisme », à quoi s’ajoutait le « conceptualisme » en arbitre ou en recours, tiers indispensable à un âge du « juste milieu » intellectuel que le règne de Louis- Philippe réalisait en politique, Victor Cousin prolongeait un geste fondateur, engagé en l’an XI de la République, quand l’idéologue J.- M. Degérando appelait à la réévaluation de la « grande discussion entre les Réalistes et les Nominaux », où, selon lui, se marquaient les « nouvelles figures prises par les philosophies de Platon, d’Aristote et de Zénon »1. Ainsi cette longue querelle médiévale en révélait une autre, interminable, aussi vieille que la philosophie même, une histoire grecque en somme, une histoire d’Académies, de Lycées et de Portiques, continuée dans le latin de l’École.
Les choses ont changé depuis Victor Cousin. Le Moyen Âge a conquis sa liberté ; la scholastique, qui a perdu son h, n’est plus qu’une étiquette ; l’histoire s’est donné de nou- veaux objets, dont la querelle des universaux ne fait qu’un sous- ensemble. Derrière le renouvellement des méthodes, des conceptions et des styles, il nous paraît, pourtant, que Degérando a vu partiellement juste. En proposant au lecteur un livre sur la querelle des universaux, de Platon à la fin du Moyen Âge, nous voulons argumenter une thèse simple : le problème médiéval des universaux est une figure du débat qui, depuis l’Antiquité tardive, oppose et rassemble à la fois le platonisme et l’aristotélisme.
Ce débat dure encore. Il y a aujourd’hui des « nominalistes » et des « réalistes ». Ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Ce livre est un livre d’histoire. Il a un objet, une méthode et un présupposé. Les trois sont liés.
1. Sur tout cela, cf. J. Jolivet, « Les études de philosophie médiévale en France de Victor Cousin à Étienne Gilson », in Gli studi di filosofia medievale fra otto e novecento. Contributo a un bilancio storiografico, Atti del convegno internazionale Roma, 21-23 settembre 1989, a cura di R. Imbach e A. Maierù (« Storia e Letteratura », 179), Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1991, p. 5-7.
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Questions de méthode
Nous présupposons ici une certaine conception du Moyen Âge et de l’histoire de la philosophie médiévale. On peut la résumer d’une formule, translatio studiorum, et l’expliciter en quelques phrases. La philosophie n’est pas morte en 529 avec la fermeture de la dernière école philosophique païenne par l’empereur romain d’Orient Justinien, elle a entamé un long transfert, une longue migration (translatio) vers l’Orient musulman d’abord, vers l’Occident chrétien ensuite1. Dans ces voyages successifs où s’égrènent les capitales du savoir et les centres d’études (studia) d’Athènes à Bagdad, de Bagdad à Cordoue, de Cordoue à Tolède, puis à Paris, à Oxford, à Cologne ou à Prague, la philosophie grecque a, de traduction en traduction, parlé arabe et latin ; quelque chose a demeuré, beaucoup de choses se sont perdues, d’autres sont venues qui n’avaient jamais été dites. Faire l’histoire d’un problème, c’est donc suivre un trajet épistémique réel, voir se former des réseaux, se distribuer, se défaire, se recomposer un certain nombre d’éléments, considérer des glissements, des récurrences, mais aussi des faits de structure déterminés par l’état des corpus accessibles.
1. Sur la conception de l’histoire de la philosophie médiévale comme translatio studiorum, cf. A. de Libera, La Philosophie médié- vale (« Premier Cycle »), Paris, PUF, 1993. Sur le thème médiéval de la translatio studii, cf. S. Lusignan, « La topique de la translatio studii et les traductions françaises de textes savants au XIVe siècle », in G. Contamine (éd.), Traduction et Traducteurs au Moyen Âge. Actes du colloque international du CNRS organisé à Paris, Institut de recherche et d’histoire des textes, les 26-28 mai 1986 (« Documents, études et répertoires publiés par l’Institut de recherche et d’histoire des textes »), 1989, p. 303-315 ; F.J. Worstbrock, « Translatio artium. Über die Herkunft und Entwicklung einer kulturhistorischen Theorie », Archiv für Kulturgeschichte, 47 (1965), p. 1-22 ; A.G. Jongkees, « Translatio studii : les avatars d’un thème médiéval », in Miscellanea Mediaevalia in memoriam Jan Frederik Niermeyer, Groningue, 1967, p. 41-51.
Un problème saturé 11
Cette histoire indissolublement doctrinale et littéraire porte sur une durée longue – d’autant plus longue qu’elle refuse toute coupure philosophique entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge. Quelle méthode impose ce vaste cadrage ? Celle que dicte la nature même de l’objet étudié. Tel que nous l’entendons ici, le problème des universaux n’est pas un problème philosophique éternel, une question qui traver- serait l’histoire par- delà « les ruptures épistémologiques, les révolutions scientifiques et autres changements d’πιστμη » : c’est un révélateur de ces changements – si changements il y a. L’histoire d’un objet n’est pas un état de la question à une période donnée. Il n’y a ni période ni question données. Il y a des questions durables en ce qu’elles créent leur propre durée.
Soit donc le problème des universaux. La tâche de l’his- torien n’est pas de présenter, de reformuler, de reconstruire les réponses qui lui ont été successivement apportées, c’est de remonter aux données textuelles, aux structures argu- mentatives, aux schèmes conceptuels et aux interférences de champs théoriques que recouvre et désigne cette appellation. On peut évidemment définir ce qu’est le nominalisme pour tel philosophe contemporain – on dira par exemple que, pour N. Goodman, c’est « le refus d’admettre toute entité autre qu’individuelle ». On peut ensuite facilement répartir les phi- losophies médiévales à partir d’un tel refus. Ce n’est pas notre problème. Notre tâche est de définir les réseaux conceptuels qui, dans le long travail historique de réappropriation du platonisme et de l’aristotélisme au Moyen Âge, ont donné naissance aux figures médiévales du débat Aristote- Platon. On ne peut accéder au problème des universaux en faisant l’économie de sa geste et de sa gestation. Quel est, dans ces conditions, l’objet de ce livre ? Répondre à cette question, c’est montrer à la fois sa singularité et la méthode qu’elle implique.
Revenons un instant au « conflit entre réalistes, concep- tualistes et nominalistes » dont le concours de 1845 avait fait un thème central, sinon un objet privilégié. Ce conflit
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est censé circonscrire le problème des universaux, dans la mesure où il exhibe la conflictualité des réponses apportées par le Moyen Âge à un problème précis : celui du statut des universaux. Il est clair toutefois que chacune de ces réponses n’est que la mise en position hégémonique de l’une des trois réponses que l’on peut faire à la question des uni- versaux telle qu’elle se formule historiographiquement : les universaux sont- ils des choses, des concepts ou des noms ? Cette question paraît naturelle. La querelle des universaux est une autre manière de dire les choses, les concepts et les mots. Pourtant, il n’y a là rien de « naturel ». Ce que constate l’historien de la philosophie dès qu’il délaisse les problèmes « éternels » pour aller au détail des corpus philosophiques et à la geste des traditions interprétatives, c’est que la structure problématique imposée aux universaux par la triple entente du réalisme, du conceptualisme et du nominalisme est celle que la scolastique de l’Antiquité tardive, notamment celle, néoplatonicienne, des Ve et VIe siècles a d’abord imposée comme grille de lecture aux Catégories d’Aristote. Avant que les médiévaux se demandent si les « universaux » étaient des choses, des concepts ou des mots, les néoplatoniciens se sont demandé si les Catégories d’Aristote étaient des étants (ντα), des noèmes (νοματα) ou des sons vocaux). La question qui se pose est alors de savoir comment, pour quelles raisons et par quelle initiative, cette grille est passée des catégories aux universaux.
Mais cette question suppose que l’on sache pourquoi les universaux sont entrés dans le mobilier ontologique de la philosophie. Ici, la réponse est simple : parce qu’un philosophe néoplatonicien né à Tyr en 232 ou 233 de l’ère chrétienne, Porphyre le Phénicien, élève de Plotin, a rédigé un petit traité intitulé Isagoge, qui, comme son nom d’« Introduction » ne l’indique pas, était une préface à ces Catégories, alors placées en tête du cours de logique d’Aristote – l’Organon. La chose est claire, et bien connue : « On peut dire, en toute vérité, que c’est grâce à Porphyre », par l’intermédiaire de son second
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traducteur latin, Boèce (le premier étant Marius Victorinus, † 370), « que les principes de la logique ont pénétré dès le Ve siècle, et bien avant la renaissance de la philosophie d’Aris- tote, dans le courant de la pensée occidentale ». Autrement dit, il suffit de savoir de quoi parle Porphyre pour savoir ce qu’étaient dans son esprit les objets théoriques que le Moyen Âge a appelés « universaux ». Considérons un instant le résumé que J. Tricot, son traducteur, fait de l’opuscule de Porphyre : « L’Isagoge a pour objet l’étude des quinque voces (les cinq voix ou dénominations : le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident), qui jouent un grand rôle dans la doctrine d’Aristote, mais sur lesquelles les ouvrages du Stagirite ne fournissent que de brèves indications. » Nous voilà en possession d’une liste. Les universaux sont le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident. Tous ces termes figurent effectivement dans les œuvres d’Aristote. La formu- lation de J. Tricot n’en est pas moins singulière. D’abord, elle n’emploie pas le terme universaux – et pour cause, il ne figure pas dans le texte de Porphyre – ni celui de prédicables, qu’utilisent aussi bien Porphyre qu’Aristote ; à la place, elle prend une expression latine de Boèce héritée de Porphyre lui- même, qui l’emploie incidemment1, et de ses commentateurs
1. L’Isagoge contient, de fait, une section (le chapitre 7) inti- tulée : Περ τ οινωνα τν πντε ωνν. Tricot traduit juste- ment : « Des caractères communs aux cinq voix » ; E.W. Warren : Common Characteristics of the Five Predicables (cf. Porphyry the Phoenician, « Isagoge », The Pontifical Institute of Mediaeval Studies, Toronto, 1975, p. 48) – le titre reçu dans la tradition latine étant… De communitatibus omnium quinque universalium. Porphyre serait- il « vocaliste » ? Tout porte à le croire. Mais le texte s’ouvre sur une thèse générale à l’ambiguïté calculée : Κοινν μν δ πντων τ ατ πλεινων ατηγορεσθαι ; Tricot traduit : « Ce qu’il y a de commun à toutes ces notions, c’est d’être attribué à une pluralité de sujets » ; Warren : All the predicables are predicated of many things. Comme souvent, la seule traduction rigoureuse est celle de Boèce – Com- mune quidem omnibus est de pluribus praedicari – parce qu’elle est indéterminée. En rendant le grec τ ατ πλεινων par omnibus (« à tous »), le traducteur latin ne prend pas parti. Tricot tranche dans le
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grecs1, qui la généralisent : quinque voces, littéralement les « cinq voix » ou les « cinq sons », ce qui impose d’emblée une vue « nominaliste », pour ne pas dire « vocaliste », sur l’objet de l’enquête (celle qu’illustrera au Moyen Âge Ros- celin de Compiègne en réduisant les universaux à de simples flatus vocis). Par là, elle ferme toute possibilité d’émergence d’un problème des universaux : si le genre, l’espèce, la dif- férence, le propre et l’accident sont des voix, le problème ne peut porter sur ce que sont les universaux, puisqu’il est d’emblée résolu2. Sur quoi porte- t-il alors ? Et pourquoi le
sens du conceptualisme (comme si Porphyre parlait explicitement de νοματα) ; Warren esquive le problème. Reste que la leçon grecque originale balance entre le « vocalisme » (τν πντε ωνν) et le flou artistique (μν δ πντων). D’où une question simple : en quoi peut- il y avoir chez Porphyre un problème des universaux ? La réponse, on le verra, est simple, elle aussi : parlant en logicien (λογιτερον), Porphyre s’interdit de traiter son propre problème. Preuve décisive que la considération des « cinq » comme simples « voix » (φωνα) relève de la logique et ne constitue ni la véritable perspective sur la question des universaux ni le fin mot de la pensée de Porphyre. En ce sens, on peut dire que l’Isagoge contient une théorie des cinq voix, pas une théorie des universaux.
1. C’est chez les commentateurs de Porphyre que l’expression « les cinq voix », utilisée dans le titre du chapitre 7, remonte jusqu’à l’intitulé général de l’ensemble du traité. C’est ainsi, par exemple, que, au lieu du titre de Commentaire sur l’Introduction, appelé par l’énoncé habituel du traité porphyrien (ΠΟΡΦΥΡΙΟΥ ΕΙΣΑΓΩΓΗ ΤΟΥ ΦΟΙΝΙΚΟΣ ΤΟΥ ΜΑΘΗΤΟΥ ΠΑΩΤΙΝΟΥ ΤΟΥ ΛΥΚΟΠΟΛΙΤΟΥ : « Introduction de Porphyre le Phénicien, disciple de Plotin de Lyco- polis »), le commentaire d’Ammonius est désigné par : ΑΜΜΩΝΙΟΥ ΕΡΜΕΙΟΥ ΕΞΗΓΗΣΙΣ ΤΩΝ ΠΕΝΤΕ ΦΩΝΩΝ.
2. Ce premier paradoxe est incontournable, car il exprime directement le projet théorique (ou plutôt la fonction propédeutique) de l’Isagoge. Comme le note J.- F. Courtine, la perspective porphyrienne incline originairement au nominalisme – une tendance que ne dément pas, sur ce point, le néoplatonisme tardif. Cf., à ce propos, J.- F. Courtine, « Note complémentaire pour l’histoire du vocabulaire de l’être (Les traductions latines d’ονδτα` et la compréhension romano- stoïcienne de l’être) », in P. Aubenque (éd.), Concepts et Catégories dans la pensée antique (« Bibliothèque d’histoire de la philosophie »), Paris, Vrin, 1980, p. 33-87 (spécialement p. 39 et 47). De ce point de vue, le
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poser ? Ensuite, si l’on pressent qu’il est nécessaire de savoir ce que sont le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident pour aborder l’étude des catégories, on ne voit pas en quoi cette connaissance est plus nécessaire qu’une autre – comme de savoir ce que signifie « être prédiqué » ou ce qu’est un nom, un terme, un sujet logique ou onto- logique, ou, last but not least, un individu. Autrement dit, la nature du lien entre théorie des universaux et théorie des catégories n’est pas problématisée. Enfin, on se demande d’autant plus ce qui réclame l’intervention de Porphyre quand on sait qu’Aristote lui- même a, en plusieurs circonstances, clairement défini ce qu’il entendait par « termes universels » ou « prédicables ». On a donc ici un premier paradoxe : la présentation des universaux par Porphyre ne contient pas le mot « universaux ». Son traducteur français remplace le mot manquant par une expression (« les cinq voix ») qui véhicule une thèse vocaliste (nominaliste) dans une phrase où elle ne peut s’appliquer – une expression comme « Le genre est un mot » étant une expression logiquement mal formée (une expression bien formée ne peut être que “Genre” est un mot »). Enfin, le texte de Porphyre semble faire double emploi avec la théorie aristotélicienne des prédicables : un double emploi, il est vrai, d’un type étrange, puisqu’il consiste à faire cohabiter avec les définitions aristotéliciennes des termes universels une définition portant sur autre chose que ce que visait Aristote ! À cela s’ajoute un second paradoxe : on ne voit pas comment un problème des universaux peut bien émerger d’une étude « volontairement aride, mais très accessible » (sic) des cinq voix ou dénominations, dont Tri-
« problème des universaux » est donc un corps étranger dans l’Isagoge, ce que sanctionne un second paradoxe, sur lequel nous revenons plus loin : Porphyre ne formule « son » problème que pour l’esquiver. Le troisième, proprement médiéval, est que la tradition latine n’a longtemps disposé que de l’« Ancienne Logique » (Logica vetus) pour traiter une question que, selon Porphyre lui- même, la logique comme telle ne pouvait ni ne devait assumer.
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cot lui- même souligne qu’elle est partiellement inspirée de « divers passages des Topiques d’Aristote »1.
D’où vient donc le « problème » qui a non seulement suscité dix siècles de discussions, mais permis l’éclosion des thèses philosophiques fortes et cohérentes qu’on appelle « nomina- lisme » et « réalisme » ? Peut- être du fait que le « problème des universaux » recouvre un réseau de questions qui, dans le mouvement complexe de l’exégèse de l’ensemble du corpus aristotélicien, ont cristallisé autour de l’Isagoge sans être toutes énoncées par l’Isagoge. À ce compte, il faudrait dire que l’Arbre de Porphyre cache une forêt. C’est la thèse que nous défendons ici.
LE PROBLÈME DES UNIVERSAUX ET L’AFFAIRE DES STYLOS
Avant d’entrer dans le détail de l’hypothèse de travail que nous proposons, avant d’exposer le programme de recherche qu’elle détermine, il faut nous défaire de l’illusion anhis- torique. En maintenant qu’il n’y a pas d’accès immédiat à la problématique des universaux, nous soutenons qu’il faut neutraliser l’apparence transcendantale qui revient, inélucta- blement, à l’horizon du travail historique. Tout lecteur d’un livre consacré aux universaux est en droit de réclamer une position simple du problème traité : une position ancrée dans la métaphysique du sens commun. Il y va de la possibilité d’une traductibilité des philosophèmes et d’une continuité
1. Il y a, malgré tout, une différence fondamentale entre Porphyre et Aristote. Dans les Topiques, le Stagirite étudie quatre « prédicables » : ⟨ 1
⟩ la définition,
⟩ l’accident ; Porphyre
remanie la liste aristotélicienne en ajoutant l’espèce, en supprimant la définition et en isolant la différence (intégrée par Aristote à l’étude du genre). Sur le sens et les conséquences de ce remaniement, cf. A. de Libera, « Introduction », in Porphyre, Isagoge, trad. J. Tricot revue (« Sic et Non »), Paris, Vrin, 1995.
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de l’expérience de la pensée, gage supposé de tout dialogue comme de toute interprétation philosophiques. Une telle position existe- t-elle ?
Dans son introduction à la traduction anglaise du De uni- versalibus de Jean Wyclif, P.V. Spade tente d’« illustrer » le problème des universaux avant de l’« énoncer précisément »1. La question philosophique générale, vite circonscrite, ouvre sur une alternative simple : « Y a- t-il ou non des universaux dans le monde ? Une réponse affirmative est le réalisme, une réponse négative, le nominalisme. » Sans décider encore si, ainsi formulé, le problème philosophique des universaux n’est pas exagérément réduit (où classer en effet, dans cette pers- pective, le réalisme de la doctrine husserlienne des essences qui, contre Platon, professe leur non- existence empirique ou mondaine ?), il faut s’arrêter un instant sur l’exemple qui l’illustre.
Le point de départ choisi par Spade est intuitif et percep- tuel. On peut penser qu’il ne peut en être autrement dans une présentation qui, semble- t-il, accepte tacitement la vue nominaliste, mais il y a d’autres raisons à cela, que nous examinerons par la suite – notamment le lien conceptuel et historique existant entre la problématique des universaux et celle de la perception issue de la thèse d’Aristote dans les Seconds Analytiques, selon laquelle, « bien que l’acte de perception ait pour objet l’individu, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel ». Revenons à la situation décrite par Spade : j’ai devant moi deux stylos à bille noirs. Le point crucial est : combien de couleurs vois- je ? Deux réponses s’offrent. La première : je vois une seule couleur – la noir- ceur (blackness) qui est « simultanément partagée par les deux stylos ou commune aux deux » –, une seule et même couleur donc, bien qu’inhérente à deux choses distinctes et
1. Cf. P.V. Spade, « Introduction », in John Wyclif, On Universals (Tractatus de universalibus), trad. A. Kenny, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. XV- XVIII.
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présente en même temps en deux endroits différents. Cette position, ce que Spade appelle « croire aux universaux », est le réalisme : admettre que des « entités universelles » comme la noirceur sont partagées par toutes les choses qui présentent une même propriété (ici, être noires) et qu’à ce titre elles leur sont communes. À l’opposé, évidemment, le nominaliste est caractérisé comme celui qui voit deux noir- ceurs, autant de noirceurs que de stylos. Deux noirceurs qui sont « semblables », certes, mais qu’« il suffit de regarder pour voir qu’elles ne sont et n’en restent pas moins deux noirceurs ». Ainsi illustré, le problème des universaux est simple : y a- t-il ou non deux couleurs dans les stylos de P.V. Spade ? « Le réalisme et le nominalisme sont les deux principales réponses à cette question. »
On peut évidemment s’étonner de la naïveté du passage de la perception à l’être mis en œuvre dans la réponse « réa- liste ». Mais, si l’on veut bien admettre que le réalisme et le nominalisme correspondent, en général, à des « manières de voir », on doit aussi se demander ce qui prouve que le réaliste ne voit pas, comme tout le monde, deux choses noires quand il voit deux choses noires. Au vrai, même s’il s’avérait que la vue d’un réaliste fût différente de celle du commun des mortels, il resterait à expliquer comment, du simple fait qu’il voit le même noir en deux choses noires, le réaliste en vient à penser qu’une même entité – la noirceur – est actuellement partagée par ces deux choses. Telle que la présente Spade, la psychogenèse de la « croyance aux entités universelles » fait du réalisme le résultat d’un simple paralogisme – tel l’enfant de Piaget pour qui chaque escargot rencontré sur le bord du chemin est, perceptuellement, « l’Escargot », ni plus ni moins, le réaliste est celui qui, voyant la noirceur partout où il y a des choses noires, en conclut qu’il y a en chacune la même « entité universelle ».
Cette caractérisation suffit- elle ? On peut en douter. Il ne suffit pas de reconnaître avec Spade qu’il est « difficile de faire correspondre » toutes les théories des philosophes médiévaux
Un problème saturé 19
avec son « illustration » de la problématique des universaux. Il faut se demander en quoi cette illustration articule suffi- samment le problème de l’explication de la formation des concepts généraux et celui de la théorie psychologique de la perception des couleurs, et s’il l’articule sans préjuger la réponse dans la question.
Selon nous, l’exemple de Spade illustre une probléma- tique qui est non seulement déjà constituée, mais supposée philosophiquement résolue ou, ce qui revient ici au même, historiquement sanctionnée et dans le sens du nominalisme et dans celui d’une certaine interprétation du nominalisme. Grâce à l’innocent exemple des deux stylos, on feint de croire que le réaliste voit de ses yeux la forme commune, qu’il en décèle la présence dans le sensible, presque à fleur d’objets, et, dans le même temps, on pose que le nominaliste voit comme tout un chacun des choses, que ces choses sont semblables et qu’il finit par en percevoir la similitude. Il n’y a qu’un problème : le nominalisme médiéval, du moins celui d’Occam, n’est pas une philosophie de la ressemblance, ni sa théorie des universaux une anticipation de l’empirisme classique.
Si la théorie occamiste de l’origine des universaux peut donner l’impression de reprendre dans un langage étrange, mais à un niveau de théorisation plus maîtrisé, la description causale empiriste de la formation des concepts généraux selon Aristote (Métaph., A, 1, et Anal. post., II, 19), il est clair
⟨ a
⟩ qu’elle le fait à l’aide d’instruments spécifiques qui
n’ont pas grand- chose à voir avec Aristote et rien à voir, ou presque, avec ceux de l’empirisme classique, et
⟨ b
⟩ que les
processus qu’elle s’efforce de décrire sont d’un autre ordre et ont d’autres implications que le scénario perceptuel présenté dans l’exemple des stylos. Or, s’il est un terrain commun au nominalisme et au réalisme à l’époque d’Occam ou de Duns Scot, c’est bien la singulière et nouvelle théorie de la perception qui, à la fois, les rassemble et les sépare, et qui veut que, pour Scot, une seule perception sensible suffise
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pour que l’intellect puisse former les concepts universels correspondants et, pour Occam, un seul acte de connais- sance intellectuelle abstractive d’un singulier suffise pour que l’esprit puisse former à son sujet un concept spécifique de soi applicable à tous les autres singuliers maximalement semblables. Il ne faut donc pas partir de l’hypothèse qu’une situation empirique simple peut nous aider à saisir les pro- blèmes traités par la philosophie ancienne. Il faut tenter de montrer comment elle y a elle- même accédé.
NOMINALISME ET RÉALISME AU MOYEN ÂGE OU DE QUOI PARLONS- NOUS ?
S’il n’y a pas d’illustration intuitive du problème des universaux, on dira qu’il est au moins possible de définir ce que sont le nominalisme et le réalisme aujourd’hui, puis, en fonction de ce critère simple, de voir dans quelle mesure on peut parler de nominalisme et de réalisme au Moyen Âge.
On peut le faire. Mais c’est, à nos yeux, refaire sur le terrain de l’analyse l’erreur que l’on a commise sur celui de l’approche « naïve ».
En 1977, Paul Vignaux a clairement formulé le problème en distinguant deux méthodes pour « aborder et délimiter un ensemble de faits intellectuels désignés comme “nominalisme médiéval” ».
Deux manières sont concevables pour aborder et délimiter un ensemble de faits intellectuels désignés comme « nomi- nalisme médiéval ». On pourrait accepter au point de départ un concept de nominalisme antérieurement acquis dans une réflexion philosophique, et à partir de ce concept circonscrire en quelque façon a priori le champ médiéval de recherche. On peut aussi interroger immédiatement les données connues d’histoire de la culture au Moyen Âge : si on y trouve des œuvres qui apparaissent typiques d’un nominalisme signalé par
Un problème saturé 21
ce terme dans cette histoire même, l’analyse de ces œuvres conduira à proposer a posteriori une notion du « nominalisme médiéval » (p. 293).
La première méthode décrite par Vignaux est celle que nous rejetons ici. Pourquoi ? Il est certes possible de circonscrire un ensemble de thèses « nominalistes » dans la philosophie contemporaine. Chacun connaît au moins un slogan nomina- liste, de celui de Goodman- Quine : « Nous ne croyons pas dans les entités abstraites », à celui de Goodman solo : « Pour moi, comme nominaliste, le monde est un monde d’indivi- dus. » De ce point de vue, le nominalisme peut donc être caractérisé au minimum comme une doctrine qui ne recon- naît l’existence qu’aux individus. Mais cette caractérisation suffit- elle ? Il va de soi que non. D’abord, elle ne rend pas compte du sens technique que chaque philosophe donne à son nominalisme. Soit, pour se limiter à un exemple, le nomina- lisme de Goodman. Le sens technique du « nominalisme » goodmanien n’est pas l’élimination des entités abstraites prônée par… Goodman- Quine, mais l’élimination de tout ce qui n’« est » pas un individu. Or, et c’est là que Goodman a son chemin de pensée propre :
⟨ 1
⟩ cet individualisme est
instrumenté par « le rejet de la relation d’appartenance au profit de la relation méréologique entre parties et tout » (la thèse de Goodman étant que « deux individus composés », ce qu’il appelle des sommes, « ne diffèrent que si au moins un des atomes qui les constituent diffère ») ;
⟨ 2
⟩ la méréologie
lui permet de ne pas éliminer les entités abstraites au profit des seules entités concrètes : il y a chez lui un équivalent nominaliste des propriétés, ce qu’il appelle quale, à la fois individu et « entité abstraite récurrente, que l’on retrouve » chez une pluralité de particuliers concrets, dans la mesure où il fait partie d’eux au sens méréologique du terme.
Si, à partir de ce concept préalable de nominalisme, on s’efforce maintenant de « circonscrire a priori un champ médiéval de recherche », on n’obtiendra rien d’extraordinaire.
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RÉALISATION : NORD COMPO À VILLENEUVE-D’ASCQ IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI
DÉPÔT LÉGAL : MARS 2014. N° 116336 (00000) IMPRIMÉ EN FRANCE
1. Un problème saturé