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La Sa igne

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RESPONSABLE D'ÉDITION

DE LA SAIGNE :

MICHEL VIGNARD

En couverture : Photographie de J. De Merlin, Détail,

in Femmes machines. © Éditions Alixe, 1999.

Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.

© Éditions La Musardine, 2000. 122, rue du Chemin-Vert - 75011 Paris.

Maquette de couverture : Carole Peclers

ISBN: 2-84271-120-3

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lan Soliane

La Sa igne

Collection Carmina dirigée par

Sophie Rongiéras

La Musardine

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À Bérangère, mon ouvre-cœur, pour la vie

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Ici vous ne retiendrez que ce qui vous excite ou vous manque.

Vous n'y verrez que du sang, vous êtes assassin, votre univers a la forme d'une plaie béante.

Vous n'y verrez que du sexe, vous êtes obsédé, votre univers a la forme d'un grand trou.

Vous n'y verrez que la merde, vous êtes constipé, votre univers a la forme d'un gros étron.

Vous n'y verrez que Dieu, vous êtes mystique, votre univers n'existe pas.

Vous n'y verrez que l'amour, vous êtes menteur. Il n'y a pas d'amour.

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Ici je veux crier sans cesse. Ici je veux beaucoup de bruit. Ici je veux entendre les moches les nains les borgnes

les drogués les paumés les crasseux les misérables les orphelins les bossus les affamés les infirmes les phti- siques les ivrognes les catharreux les myopathes les can- céreux les manchots les difformes les aveugles les sourds les anémiques les comateux les vérolés les mort-nés les albinos les monstres les hermaphrodites les stériles les pédérastes les putains les névrosés les vieux les mongo- liens les malades les battus les violés les emmurés les opprimés les morts les tués, l'incroyable pauvreté.

Et s'il est un Dieu, quelque part, issu de la même race, qu'il y prête une oreille, deux oreilles, l'appareil auditif au complet,

car je l'en supplie je l'en défie - selon l'usage, dans la position du suceur de queue, c'est à dire à genoux.

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Ne lis pas ça, si tu veux rester tranquille.

J'ai une passion : ma collection de poils pubiens féminins soigneusement classés dans le manche creux de mon petit canif. À chaque rapport j'arrache un poil, je le coupe à bonne longueur, le lisse, l'enduis de laque pour garder odeur et éclat d'origine, puis le range par ordre de teinte au milieu des autres poils. J'en possède déjà huit cent soixante. Roux, blonds, blancs, noirs, châtains. Une belle touffe de pinceau ! Souvent, pour me sentir moins seul, je dévisse le petit capuchon au bas du couteau, délicatement j'extrais la touffe sans la froisser, je la frotte sur mes joues, la promène sur mon front - ça chatouille ! - la fais glisser sur mon ventre et sous mes parties génitales, et là je n'y tiens plus ! Je la respire à pleins poumons. C'est bon ! Odeur sublime de mille odeurs femelles ! Odeur que nul autre que moi ne peut sentir! Je sais, vous me montrez du doigt et pensez que je suis fou. Mais attendez de rire. Ce n'est pas simple de toujours se battre pour trouver la pièce rare. Seul un vicieux expérimenté peut rassembler une si belle collec- tion. Il faut du flair, du bagout, de la patience. Les poils pubiens, ce n'est pas comme les coquillages, il faut plus que se pencher en tendant la main pour en dénicher un. Ah, que j'ai dû parlementer, mentir, promettre, cogner et tuer, pour réunir moins qu'une queue de lapin ! Mon rêve : un milliard de femmes offertes, allongées les jambes ouvertes, attendant qu'on les épile, et moi, courant de l'une à l'autre avec ma loupe et ma pince de fille, débroussaillant, arrachant, coupant, lissant, classant, et j'aurais là, dans la main, le seul pubis fait de milliards de femmes, la touffe universelle !

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Je suis cruel et pervers, mais comment le suis-je devenu ?

Je ne suis pas né méchant, mais voilà : je veux réussir ma vie. J'ai besoin de haine. Juste un peu de haine. Donnez-moi ça et vous aurez un chef. J'apprendrai à tuer vite et sans timidité. J'ai besoin de haine. La haine est un don de l'intelligence. Un talent réservé. C'est à moi. Merci. Et si je suis convaincu de toutes les façons d'en faire bon usage, je gravirai haut et vite la ligne de vos mépris. Mais rassurez-vous, je ne suis pas né méchant.

Je suis né avec émotion et gratitude. J'attendais un signe, un mot, une révélation. Comment ne pas être déçu ?

C'était un soir d'automne. Première semaine d'oc- tobre. Un vent chaud s'était mis à souffler dans le sens inverse des autres vents du monde. Depuis le matin il avançait le long des routes avec la hargne d'une grosse machine et chassait en poussière tout ce qu'il attrapait. On voyait dans le ciel des flammes gigantesques descen- dues de très haut qui crevaient les nuages ; des cadavres calcinés d'oies sauvages nous tombaient sur le crâne, rôtis jusqu'à l'os ; les poissons se pressaient sur les rives, jaillissaient hors de l'eau en pointant la gueule vers les plages et s'étouffaient tout net avant de toucher terre ; des nuées de grosses mouches vertes s'engouffraient sous les jupes des filles et les rats sortaient du sol par mil- liers.

Je ne sais plus le mal véritable de cette époque - peut-être une guerre, une épidémie ou tout simple- ment un désespoir profond - mais la réalité était un des désordres les plus invraisemblables qu'il fût donné de voir sur cette terre, comme si l'âcre odeur de la folie avait gagné le monde. Chacun - hommes, femmes, enfants - se mutilait les parties génitales en hurlant à la fin de l'espèce, et si quelque voyageur cosmique, arrêté

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contre l'arête obscure d'un des trois soleils de la curio- sité, avait baissé les yeux, il aurait assisté à une scène de démence sans égale.

Les vieilles s'étalaient toutes nues autour des églises, au milieu des ronces, des fougères, des pigeons ; elles attendaient pendant des heures, les cuisses ouvertes pour pisser, en s'appuyant très fort sur le ventre, jusqu'à ce qu'une diarrhée épaisse et filandreuse leur gicle entre les jambes. Dans les rues, des bandes de jeunes voyous avec des yeux gourmands marchaient comme des fous aux culs serrés des religieuses, grognant, bavant, se mas- turbant frénétiquement avec des glapissements de lapins ; le sperme giclait dans toutes les directions et on voyait les mères se cramponner à leur braguette pour leur sucer le sexe. Des grosses bonnes femmes ruisse- lantes de graisse se balançaient aux réverbères en voci- férant à tue-tête, yeux révulsés, bave aux lèvres, le corps secoué de spasmes épileptiques ; elles accouchaient d'enfants nains bouffés par le chancre ; les corps giclaient à moitié faits, rouge vif écorchés, la peau trouée par la maladie, certains à deux têtes, sans bras, sans jambes ou couverts d'écailles, d'autres avec une mâchoire pointue perforant la peau des joues et dressée au ciel comme des broches de sanglier. Des régiments de gosses fraîchement sortis erraient sur le trottoir, tête basse, tirant derrière eux des longs restes de placenta. Des embryons encore chauds pendaient hors de la gueule des chiens. Des schizophrènes hurleurs avec des sexes de babouin en rut s'échappaient des asiles par colonies entières, prenaient d'assaut les morgues, les hos- pices, les gares, les musées, les cinémas, les dancings, les écoles, baisaient à vue tout ce qu'ils attrapaient. Des culs-de-jatte en chaleur se roulaient dans la boue, accro- chés aux testicules de grands athlètes blonds, éjaculaient à tout-va sur le visage des badauds. Des hordes de tuber- culeux jaillissaient hors des bouches d'égout, le dos couvert de sangsues, fonçaient en ricanant jusqu'aux

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maternités, la tête penchée sur la rangée des berceaux, crachaient leur glaire fraîche dans la bouche des nouveau-nés. Les gamins assoiffés aspiraient la bave avec avidité, rotaient, pétaient, s'étouffaient dans des gerbes de dégueulis. Des groupes de pucelles grasses et couvertes de verrues, affalées sur les pelouses des stades, la poitrine à l'air, les cuisses extraordinairement écartées et la peau du pubis tendue comme un tambour, chan- taient à tue-tête de longs refrains obscènes, se défonçant l'entrejambe à grands coups de hachoir. Des rockers ivres morts se trifouillaient l'anus pendant de longues messes rituelles, dansaient debout sur scène en se tenant par le pénis, attrapaient les gamines au lasso, plongeaient leurs grosses mains dans le vagin rose des petites filles. Au milieu de l'hystérie collective, une femme, très belle, très grande, avançait en silence, sans même jeter un regard aux hordes hurlantes et frénétiques qui défer- laient et la frôlaient. Elle marchait lentement, calme- ment, toujours droit devant, jamais troublée, caressant parfois son ventre rond avec un long soupir un peu las.

Avant d'aller plus loin il faut vous dire qu'une singu- lière disposition me permit très tôt de comprendre ce qui m'entourait. Mon crâne est ainsi constitué qu'il enre- gistre les images et les sons, les odeurs et les formes, les nuances, les multitudes et les ombres avec la précision d'une lunette astronomique. Par cet étrange privilège, je fus capable dès le premier jour - dès la première seconde devrais-je dire ! - de tout voir, tout entendre, tout emma- gasiner jusqu'aux détails les mieux cachés. C'est ainsi que pendant mes premières années, je reçus les principes de mes parents, les opinions de mon entourage, que j'en- treposais dans un coin de ma cervelle avec la ferme intention de les étudier le moment venu. Sur l'instant il m'était assez de les savoir là, bien au chaud dans ma boîte crânienne, prêts au déballage et à la réflexion. Ce que je veux dire, c'est que je me laissais vivre sans vrai- ment y penser, et ce fut avec la même facilité que, bien

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des années plus tard, la providence me jeta sur le chemin du vice sans que j'eusse beaucoup à me défendre, mais cela est une autre histoire - n'ayez crainte, chacune aura sa place -, il nous faut revenir vers cette femme qui avance à pas lents dans la forêt.

À présent elle se tenait accroupie sous un gros chêne, sa petite jupe à fleurs retroussée jusqu'au ventre, les mains sur les cuisses et le cul à l'air. Elle semblait prise par un effort intense. On voyait deux veines saillantes boursoufler la peau tendue du front ; le sang gonflait le cou, la bouche, les tempes, injectant les yeux comme deux caillots d'hémoglobine. Tout à coup la femme crispa les lèvres, cambra les reins, écarta les fesses à l'ex- trême limite de l'élargissement anal, yeux révulsés, mâchoire bloquée, laissa passer un cri long et continu, abandonnant à l'air froid et pollué son trou du cul fumant ; et c'est là, sur le tas d'humus d'un sous-bois, dans les feuilles et l'ignorance du monde, qu'un vide chaud et très poilu enfanta ma substance. « Enfanter » est un de ces jolis mots qui laisse un goût de miel fondu sous la langue, un de ces mots qui nous parle d'amour et de bébé rose. Non, c'était autre chose. Quelque chose de plus gras, de plus collant, comme une grosse colique. À vous, mes amis, qui usez un temps précieux à lire cette histoire idiote et qui, finalement, n'intéresse que moi, je peux vous le confesser : j'ai été chié. Cette femme avec sa jupe à fleurs et son visage de madone, elle m'a chié. Elle m'a fait sous elle comme un paquet de merde. Elle m'a lâché comme on lâcherait une diarrhée qui nous tient depuis des mois. Un vrai lavement d'intestin. Retenu à la vie par un cordon long et mou, j'essayai d'ouvrir les bras, d'accrocher quelque chose qui pût me libérer. Je levai les yeux. J'aperçus cette grande et belle femme qui grimaçait déjà. Je me jetai sur son sein mais elle ne me voyait plus. La honte avait pris sa place. Ce fut ma première grande solitude. La femme arracha quelques herbes sèches pour s'essuyer le sexe, fit un pas

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de côté, puis, pointant un doigt en direction de la ville, s'exprima de cette façon : « Cet homme, c'est-à-dire celui qui vient par ici à grandes enjambées, celui qui renifle le sol comme une bête traqueuse, je lui sers de femelle, tu lui serviras de fils. Tu es le fils de celui qui a vu le diable. Il est fort et colérique et plus violent qu'un tueur. Entends-tu ses poings marteler le sol ? Il grogne, hérisse le poil. Il veut une proie. Il y a neuf mois - quand il m'a prise par surprise dans le sommeil -, à l'heure où les muscles de mon vagin sont détendus et sans méfiance, j'ai hurlé comme une chienne qu'on étrangle. Toute la nuit il m'a besognée comme une truie. Nous avons beau- coup baisé et bien joui en pensant à toi. Oui, selon le rite qui veut qu'une mère nourrisse son petit, je t'enfoncerai mon téton durci au fond de la gorge et tu racleras chaque goutte de mon lait pour en abreuver tes veines. Oui, selon le rite qui veut qu'une mère console son petit, je te bercerai le soir et te chanterai des airs d'enfants à faire dormir tout un orphelinat. Mais ne viens pas pleur- nicher dans mes jupes, ne viens pas réclamer autre chose qu'un peu de lait et quelques fables idiotes, car il n'existe pas d'autres règles. »

La femme leva la tête, apeurée. Elle entendait la voix forte de son mari. Déjà elle tremblait de la tête aux pieds. Déjà elle rampait sur le sol.

Un homme trapu, musclé, les cheveux noirs plaqués sur le crâne, les canines allongées, est arrivé au pas de course. Il a hérissé tous les poils de son dos, a fait saillir les muscles de ses bras et m'a regardé un long moment, ruisselant de sueur. Puis il a souri et s'est mis à gueuler : « Ainsi te voilà, sale gosse de putain ! J'ai musclé chaque partie de mon corps en prévision de ce jour, les épaules, les bras, les cuisses, les mollets, le ventre, car je sais, moi, qu'il ne faut pas se laisser aller à la paresse quand il s'agit de l'éducation d'un fils. Ceci est une chose à prendre au sérieux. Il faut faire de l'exercice. Eh bien oui ! je te battrai, jusqu'au sang, jusqu'aux os, jusqu'à faire éclater

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cet air suspect sur ton visage. Je te battrai comme on bat son chien, sans fureur, mais avec application, encore et encore, jusqu'à marquer chacun de mes coups dans ta chair. Je te battrai car je n'ai pas d'autre choix que de te battre. Il faut bien que quelqu'un t'apprenne les bonnes manières, il faut bien que quelqu'un t'apprenne le respect dû aux hommes comme moi. Qui es-tu, toi, pour défier le monde ? Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Connais-tu ton père et ta mère ? Sais-tu seulement où tu es né ? Tu n'es qu'un sale gosse de putain ramassé dans la boue, un petit bonhomme très con et prétentieux qui ne sait rien du monde. Moi je vais te donner un nom, je vais te donner une maison, des frères et des sœurs, du pain, du lait et les bonnes manières et tout ça en échange de quelques coups. Alors ne fais pas l'insolent, car dès l'instant où je te parle, tu es mon fils et mon esclave.

« Je te battrai le jour et la nuit, je te battrai dans ton sommeil, au lever, au coucher, sous la douche, pendant tes repas, pendant tes leçons, en te faisant l'amour, je te battrai jusqu'à ce que tu reconnaisses ton maître, je te battrai jusqu'à ce que ta chair en redemande et tu me supplieras à genoux de frapper moins fort, et c'est à genoux que tu mendieras mes coups, à genoux que tu viendras me tripoter le sexe, à genoux que tu gémiras sans lever les yeux, et c'est là, seulement là, que j'irai reposer ma main. Je veux que tu trembles, sale gosse de putain, je veux que la peur colle à toi comme la peau à tes os. La peur, ça c'est du solide. Qui voudrait rire du loup qui le traque dans l'obscurité ? Qui voudrait rire du vampire qui le saigne ? Je veux que tu n'apprennes jamais à rire car il n'y a pas mieux que la peur pour apprendre le respect, je serai ton loup, ton ogre, ton cau- chemar, et, crois-moi, je travaillerai jour et nuit à te faire peur. Tu finiras par me haïr sans même t'en apercevoir. Tu trembleras devant mon ombre, tu trembleras à mon passage, tu trembleras au son de ma voix, tu trembleras en prononçant mon nom, en reniflant mon odeur, à la

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simple idée de mon existence, tu trembleras encore après ma mort et celle de ta putain de mère, la peur sera dans ton ventre, dans ton sang, dans tes os, comme une marque indélébile gravée dans ta chair, et, jusque dans la tombe, je le jure, tu trembleras encore.

« Lève la tête, sale gosse de putain, je veux que la première chose que tu vois du monde soit un visage de haine. Alors regarde-moi ! »

Et l'homme, empoignant mes cheveux, m'a renversé la tête en arrière, puis, prenant une longue inspiration, leva son bras gros comme un manche de pioche. Moi je bandai chaque muscle de mon corps, retins chaque souffle de ma respiration, préparai déjà chaque instant de mon agonie. Trois fois je reçus un coup derrière la tête, trois fois je n'ai rien dit. Le quatrième coup - plus fort celui-ci - m'aplatit comme une crêpe sur le sol. J'appris dès cet instant à pleurer et crier malgré moi. Ramenant mes bras sur mon visage, je ne savais plus où me mettre à l'abri.

J'ai appelé ma mère, mais elle ne m'a pas regardé. J'ai appelé mon père, mais il m'a cogné. Il continuait de frapper très durement ma tête, avec

méthode et précision, à la manière du forgeron sur son enclume. Ceci dura un long moment, ce qui, entre deux baffes, me laissa le temps de quelques réflexions.

Moi, produit d'une mauvaise chiasse, je suis couvert de merde.

Moi, accouché sur un tas de fumier par le ventre d'une putain, je n'ai pas d'autre choix que de sentir mauvais.

J'ai reçu des parents bien étranges. Deux êtres vicieux accouplés dans la glaire de la fornication, lui qui me cogne avec métier, elle, détournant les yeux comme une sale putain honteuse d'être mère, qui l'encourage en silence.

Donc je suis très sale car j'ai été accouché par un vagin sale.

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Donc je suis battu, car cet homme - mon père - aime ça, battre son fils, et peut-être pleurerai-je, dans un bon esprit de famille, car il n'y a pas d'autre solution, mais je le jure, jamais je n'aurai peur.

C'est dans cette humeur décidée que je commençai ma vie dans l'obscurité tombante. Mon père, enfin, après qu'il eut frappé encore et encore, s'épongea le front, me saisit par les pieds, puis partit en direction de la ville au pas de course, me traînant derrière lui comme une prise de chasse : « Suis-moi, sale gosse de putain, la nuit est là et je ne vois plus où je cogne. C'est assez pour aujour- d'hui. On rentre chez nous. » J'étouffais presque avec tout ce sang et cette terre amoncelés dans ma bouche, et pourtant je n'arrivais pas à avoir peur. « Ceci sera donc ma pénitence de n'être pas aimé », pensai-je, roulant dans la poussière, mais déjà, dans l'obscurité, ma volonté brillait sans faille.

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Il n'y a rien dans ma vie. J'ai bientôt seize ans et je me dis à moi-même : « Il n'y a rien dans ma vie. » Ma mère fait du tricot, ma sœur est à l'église, mon père aux asticots. Où sont-ils ceux qui vivent dans ma maison ? N'es-tu pas ma mère, mère ? N'es-tu plus mon père, père ? Et toi, petite sœur aphone, un chacal vicieux t'au- rait-il lacéré la bouche, émasculé les cordes vocales, arraché la langue jusqu'à sa racine pour que je n'en- tende jamais l'accent de ta voix ? Ma sœur, dis-moi, où es-tu ? Es-tu fâchée contre moi ? Un million d'énigmes encombrent mon esprit et j'ai beau chercher encore et encore, éveiller chaque neurone de ma cervelle amollie, penser, méditer, réfléchir, écarquiller les yeux pour observer mieux, je n'y vois pas plus clair que dans une cave sans fenêtre. N'y a-t-il donc personne à mes côtés ? À qui raconter mes tourments ? J'ai là, entre les cuisses, un petit tuyau rose qui durcit quand on le chatouille. Que dois-je faire ? J'ai là, dans la poitrine, un cœur pri- sonnier qui cogne et s'emballe et s'agite comme dans une forteresse, il va gicler hors de moi ! Que dois-je faire ? J'ai là, dans la tête, des images et des sons qui tournent et se mêlent et s'emmêlent et me font vomir. Que dois-je faire ?

Ô père, tu as traité ton fils en ennemi. Mère, tu traites ton fils en étranger. Sœur, tu m'ignores comme un inconnu. À qui raconter ma douleur ?

Il faut que je réfléchisse. J'ai bientôt seize ans et je me dis à moi-même : « Je

suis mon seul ami. » Miroir infatigable, surgi devant moi comme un piège dressé par l'orgueil, tu élèves en moi une pensée très forte : je suis mon seul ami ! Tout le jour je m'ennuie et chaque soir je reviens vers toi. Je me plaque à la surface polie, me colle au miroir comme pour y entrer tout entier, et c'est un océan glacé qui jaillit hors du mur et m'engloutit. Je rêve des choses épouvanta- bles. Si tu savais comme c'est immonde ! Je passe mes

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journées à me gratter la tête, à me laver et me relaver sans cesse les mains, à couper des bouts de papier, à percer des bouchons, à déchirer des livres, mon esprit est emporté par des torrents d'idées qui se déroulent sans cesse sans se fixer. Les jours sont terribles mais pas moins que mes nuits ! Je ne peux pas bouger. Je ne peux pas parler. Je déplace un doigt et c'est une douleur aiguë dans mon bras jusqu'au cou. Je lève une paupière et c'est une sirène assourdissante qui me vrille le crâne. Je ne peux pas tousser ni cracher ni éternuer ni avaler ma salive ni ouvrir les yeux ni les fermer ni ouvrir la bouche ni articuler. Que dois-je faire ? Je reste posé là, engourdi d'un sommeil plus écrasant que la tombe des morts, inca- pable de bouger ni de prononcer une parole, cloué à ma place comme une racine dans le sol. Mes yeux boulonnés à ma tête, je veux les arracher. Mes ongles, mes poils, ma peau, je veux les réduire en bouillie. Je veux m'extirper, jaillir au-dehors. Je veux vivre hors de moi. Que dois-je faire ?

Je suis resté trop longtemps tout seul, je me connais par cœur. Je me sens sale. Je veux partir, là, maintenant, tout de suite, parce que je deviens fou. Petite araignée sadique, c'est à toi que je m'adresse ! Tu t'es installée dans mon crâne et comme une sangsue insatiable tu racles ma cervelle jusqu'à la couche interne de l'hypo- thalamus droit. Chaque seconde tu me fouilles plus profond, chaque seconde tu me suces l'esprit et j'entends tes ricanements immondes dans ma boîte crânienne ! À quelle sale besogne veux-tu me soumettre ? Non ! ne pars pas. Je veux parler encore. J'ai envie de tout raconter. J'ai envie de dire merci. J'ai envie de croire à ça. J'ai envie d'être bien. Oui, c'est ça, il faut qu'on me calme.

Allez ! Qu'on m'amène un chien, une femme, un ami. Allez ! Qu'on m'amène quelque chose à cogner.

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C'est une femme qui m'a frappé. Elle s'est appro- chée, m'a giflé à toute volée, puis s'est mise à me parler en mettant les mains sur les hanches : « Tu es un sale gosse, mon garçon. Un gros feignant. Tu traînes tout le jour durant dans ton pyjama sale avec, sur les lèvres, le sourire d'un idiot ; tu marches à droite et à gauche, l'air ahuri, en cherchant un endroit où poser ton cul ; tu t'étales sur ta paillasse et tu restes là, les yeux dans le vide, assis à ne rien faire, comme un cancéreux sur son lit d'hôpital. Que fais-tu toute la journée, mon garçon ? Tu lis des drôles de livres, tu marmonnes entre tes dents, tu noircis des pages et des pages avec des mots bizarres, tu dors, tu bâilles, tu manges des biscuits, des bonbons, des croûtes de pain et tu me fais plus de saloperies qu'un chien. Mes amies viennent me voir et me disent : "Où est ton gentil garçon ? A-t-il un bon métier, une jolie femme, des enfants obéissants ?" et moi je n'ai rien à leur répondre et j'ai honte. Que connais-tu, toi, de la honte d'une mère ? Aujourd'hui je ne suis plus mère car je n'ai plus de fils. Je suis la mère de rien du tout, la mère d'un garçon qui lui fait honte, la mère d'un mendiant en pyjama qui va d'une pièce à l'autre en traînant les pieds, la mère d'un chien tout au plus. Je suis une misérable que les voisins ne peuvent plus regarder sans éclater de rire. Crois-tu que j'ai vécu jusqu'ici pour te trouver chaque soir, à l'heure où les garçons de ton âge sortent en cachette pour aller retrouver les filles, vautré sur le canapé, les bras en croix, l'air pensif et arrogant ?

« Pendant neuf longs mois je t'ai transporté dans mon ventre comme un sac de ciment sur l'estomac. J'ai sué, pleuré, vomi, pissé le sang, j'ai tout supporté avec le sourire. Chaque soir je caressais mon ventre et priais le seigneur de me donner un gentil garçon qui écoute les conseils de sa mère ; chaque soir je fuyais le mal en serrant les dents, et mes larmes et mes eaux et mon sang - tous ces fluides visqueux qui n'arrêtaient plus de

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couler - me disaient que j'avais raison d'être brave et patiente ; chaque soir ton père me retournait sur le ventre et me prenait par-derrière, et moi je me taisais car je sais, moi, qu'un homme a le droit de baiser sa femme dans toutes les positions ; chaque soir, après avoir fait l'amour, je vomissais des caillots de sang et je souffrais de douleurs aiguës au ventre. Tu vois, j'ai beaucoup souf- fert pour te mettre au monde. Ensuite, enfin, tu es sorti hors de moi par l'angle de mes cuisses. Un petit fœtus dégueulasse et sanguinolent, voilà ce qu'on m'a mis dans les bras ! N'ai-je pas bien travaillé à mon métier de mère ? Pendant deux années entières je t'ai nourri avec mon propre lait, tu m'arrachais la chair des tétons avec tes petites dents voraces mais moi je me taisais car je sais, moi, qu'une mère n'a rien à dire devant la faim d'un fils. Pendant douze années entières j'ai écouté tes cris perçants qui me réveillaient la nuit. Tu avais faim ou soif ou envie d'uriner. Il fallait que je sois là pour te torcher, te nourrir, te soigner, calmer ton père furieux qui hurlait sur toi et parfois même je m'interposais quand il cognait trop fort. Y a-t-il eu mère plus dévouée ? Y a-t-il eu mère plus héroïque ? J'ai lavé tes couches, respiré ta pisse, fouillé tes vomissures, remué ta merde à en avoir l'odeur incrustée sur moi jusqu'à ma dernière heure et personne aujourd'hui ne peut venir me faire le reproche de ne pas avoir assez souffert. Regarde ce que tu as fait de moi, mon garçon. Aujourd'hui je suis laide, je suis grosse, j'ai deux mentons, ma colonne vertébrale est toute tordue, j'ai de la graisse autour des hanches - une grosse bouée qui m'empêche d'avancer - la peau de mon ventre res- semble à un vieux drap fripé et il n'y a pas une partie de mon corps qui ne soit déformée par la grossesse. Jour après jour tu m'as sucé la sève et aujourd'hui tu m'as tout pris ; je suis vidée, morte, sans énergie, mon sang, mon lait, mes larmes, ma sueur, tu as tout aspiré comme un vampire et toutes mes forces coulent dans tes veines mais tu n'en fais rien de bien. Je n'ai pas supporté toutes

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ces saloperies pour te regarder dormir toute la journée avachi sur ta paillasse. Tu n'as pas le droit de me faire ça, mon garçon.

« Regarde cette petite fille que tu vois courir dans le jardin, regarde ta petite sœur. À huit ans, les hommes lui mettaient la main aux fesses, ils sifflaient entre leurs dents quand elle marchait dans la rue, ils lui pinçaient la peau du cul et elle riait comme la jeune femelle qu'elle était, à douze ans elle s'est déjà faite violée par tous les mâles de la cité - même ton père, cet homme impétueux au sexe dur et fier (Dieu ait son âme !) a eu le temps de lui passer dessus. Et crois-tu que la petite a trouvé à se plaindre ? Non, elle n'a rien dit, elle a remonté son slip, essuyé ses cuisses, lavé son petit minou, puis elle s'est enfermée pendant sept longues journées derrière la porte de sa chambre. Et là, à l'abri des oreilles et des yeux curieux, elle a passé de longues heures enfermée avec sa colère. Elle a pleuré, crié, tambouriné jusqu'à faire éclater les veines de ses petits poings. Il fallait la voir cracher la morve de son cerveau ! Elle a avalé trois tonnes de laxatifs et s'est vidée d'un coup de toute la merde amoncelée en elle, et aujourd'hui la vie lui appar- tient car son expérience du malheur est immense. Et toi, mon garçon, comment espères-tu échapper au malheur d'être vivant ? Tu ne peux pas passer ta vie dans un fau- teuil, ne te levant que pour manger ou aller aux toilettes. Il faut avoir beaucoup souffert pour espérer vivre un peu. Le malheur, tu dois le chercher activement si tu ne veux pas qu'il te prenne en traître. Mais même ça, toi, tu es trop feignant pour l'attraper.

« Que vais-je faire de toi, mon garçon ? Je t'ai pré- senté mes amis, ma famille, mes collègues de bureau, toutes des personnes respectables. Ce sont des gens très influents, tu sais. Ils peuvent te trouver un travail, une maison, un endroit où vivre et fonder une famille, et même une femelle si tu le désires. Mais non, tu restes là, vautré sur le canapé, avec un livre sur les genoux, recro-

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quevillé comme une huître dans sa coquille. Je te regarde et je t'écoute, mon garçon. Je t'entends ricaner lorsque je te parle. Je sais que tu ricanes ! Je t'explique la vie, le monde, les hommes et les femmes, et toi, sale gosse inso- lent, tu me parles de papillons, de roses, de prairies, de mer bleue, d'étoiles, de rayons de lune, d'oiseaux, d'arcs- en-ciel et même parfois de l'existence de Dieu. De quoi me parles-tu, mon garçon ? Ce ne sont pas là des choses pour les garçons de ton âge. À ton âge, tu devrais boire de la bière, mâcher du chewing-gum, dépenser ton argent dans les bars. Entends-tu les cris femelles monter dans la nuit comme des cris de louves assoiffées ? Mais non ! tu restes là, recroquevillé sous ta couette, plus froid qu'un macchabée, et tu les laisses gratter à la porte sans bouger ton cul du ht. A-t-on jamais vu garçon plus méchant ? Elles ont passé des heures à se mirer, à se coiffer, à se farder, à se faire belles, et, crois-moi, les femmes ne trouvent jamais qu'elles sont trop belles. Pour toi, elles se sont baignées dans des odeurs de fleurs sauvages, elles ont mis leurs plus belles robes, enfilé leurs plus belles dentelles, noirci leurs paupières, lissé leurs cheveux, lavé leur trou du cul, épilé chaque poil de leur menton, leur bouche est pleine de rouge à lèvres, leurs aisselles transpirent d'effluves de rose et chaque pli de leur vagin est soigneusement repassé. Tu ne peux pas rester là, les genoux serrés, à cacher ton sexe comme un caillou trop précieux. D'une façon ou d'une autre, il faudra bien qu'un jour quelqu'un te touche le gland. Même les chiens s'accouplent entre eux. Tu ne peux pas y échapper. Un homme sans femelle, ce n'est pas un homme. C'est moins qu'un homme. C'est un infirme. Il marche tête basse dans la rue comme une bête malfai- sante, les chiens pissent sur son pantalon, les pigeons lui chient sur la tête et les passants lui crachent au visage, car personne ne veut d'un infirme dans sa famille. Infirme, est-ce là ton métier, mon garçon ? Alors lâche cette cochonnerie de livre et va t'amuser ! La vie est

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courte - tu peux mourir demain ! -, prends garde au temps qui va si vite qu'il te dépasse sans que tu le voies venir car bientôt tu pourras compter tes rides comme on compte les varices sur le cul d'une vieille fille, tu seras vieux et gras et il sera trop tard pour aller au bal car aucune femelle ne voudra plus de toi.

« À présent, entends-moi bien, mon garçon. J'ai repassé ta chemise, ton slip et ton pantalon, je les ai aspergés avec du parfum à la fleur de menthe, j'ai craché sur tes chaussures, je les ai frottées avec mon mouchoir de soie et elles brillent plus que les bottes d'un marié. Je veux que tu lèves tes fesses de ce fauteuil, je veux que tu montes dans ta chambre, je veux que tu laves la crasse de tes oreilles, je veux que tu enfiles ton slip, ton pantalon, ta chemise et tes chaussures, je veux que tu renifles un grand coup sous tes aisselles et que tu marches dans la rue en bombant le torse et rotant ta bière, je veux que tu parles aux hommes et aux femmes comme je te l'ai appris, sois poli, mais pas trop, parle avec une voix forte, une voix d'homme, montre-leur qu'il est dangereux de te manquer de respect. Fais-le et je serai fière de toi. Maintenant fous le camp, mon garçon, et ne reviens pas avant de sentir la femelle. Va-t'en. Je dois faire le ménage. »

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Au-dessus de moi c'est l'aurore. C'est beau ! (je suis gâté pour ma première sortie.) La lune a pâli, les étoiles se fondent une à une dans l'azur encore blême et le soleil, là-bas, pointe un rayon timide. À mes pieds la terre se met à respirer plus fort. Peu à peu la nature s'anime, baignée dans une splendeur incomparable, des flots de lumière se soulevant de toutes parts. Je reste sans voix devant l'extraordinaire chose qui se crée devant moi. Là c'est un tapis en fleurs. Là c'est un arc-en-ciel. Au loin les canards sauvages. Un merle blanc s'envole, un éclair tombe, tout le jour tournoie. Le monde est en fête, mis à l'envers mis à l'endroit, éclaté en un foisonnement excep- tionnel de formes et de couleurs, c'est un feu d'artifice ! Ondée, arc-en-ciel, éclair, échos, poussière, ombre, vol d'oiseaux, fumée dans le vent. Je crois entendre le tinte- ment des cordes d'une guitare, je me sens devenir peu à peu comme un gosse ; une hirondelle s'envole et tourne dans les airs ; dans l'herbe, un ange, couché sur le ventre, joue de la flûte, je vois dans ses yeux une lueur fulgurante et rieuse comme la lumière d'éclairs qui apparaissent et disparaissent rapidement ; j'aspire l'air profondément, un vent doux s'est levé qui vient picoter mes narines et fait tourner ma tête, il faut que j'apprenne à respirer vite et sans hésitation : dans peu de temps je ne serai plus ivre. Doucement le monde se met en place. Le soleil prend sa courbe ascendante, la lumière du ciel se rassemble, les couleurs passant les unes dans les autres. Je le vois virer et se transformer sous mes yeux, tour à tour vert et brun, rouge, gris, jaune, blanc, jaillissant d'écume puis noir et charbonneux, hésitant entre le jour et la nuit, il travaille à ce qu'il doit être : immobile et transparent dans un bleu sans nuance, non de verre mais d'argent - et plus brillant qu'argent brillant ! - ma bouche ne sait trouver les mots pour le dire : un ciel qui me fait simplement penser qu'il est ciel. C'est dans cette humeur exaltée que je pars en vadrouille et je sens que rien ne pourra m'en défaire.

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Tout était tranquille ce matin-là. Le chat jouait au chat, l'enfant avait mis son bel habit d'enfant et la lune faisait son sage métier de lune. C'était encore au temps du Diable et du bon Dieu. À l'époque nous vivions tous les trois près de l'océan. Nous habitions une petite cabane de bois au pied de la jetée. Je pense qu'ils avaient de l'affection pour moi. Je crois même pouvoir dire que si je n'avais pas été là, tout aurait éclaté depuis long- temps. Et ça me plaisait d'être en plein milieu. Parce que ces deux êtres m'amusaient profondément. Souvent, à la pointe du jour, j'allais en ville. J'errais sur les grands boulevards en suçant mon pouce, je m'asseyais sur un banc de pierre, face à la bouche de métro, et découvrais un monde nouveau plein de lumière et d'hommes aux jambes nerveuses. C'était affolant toute cette masse excitée et piaillante, cette horde grouillante qui sortait du sol comme des rats. Il y en avait de toute sorte, de toute race, de toute couleur, de toute taille. Très vite je choisis un compagnon. C'était un gros bonhomme tout rouge et suant comme s'il pleuvait, costumé et cravaté, il courait au travail en sifflant gaiement. Il avait un ventre de femme pleine et une gorge lourde et flasque qui lui tombait sur la poitrine. Le bonhomme avait une démarche étonnamment agile. Il sautillait tel un jeune cabri en levant haut les genoux dans une espèce de danse grotesque. Le bitume semblait lui brûler la plante de pieds. Au petit matin je le trouvais toujours à la bonne place, à sept heures tapantes, jaillissant du sol, joyeux et leste. Sans bruit, je me faufilais dans son dos, me collais à son ombre, et, parmi les badauds, les tou- ristes et la meute pressée, nous allions, héroïques et charmants, lui, le ventre en avant, moi, le menton haut perché, fendant la foule de sa prodigieuse rondeur. Comme il faisait bon ces matins-là ! Je me sentais hardi et libre et je restais toute la journée à m'écouter rire et penser à rien. Dans les derniers rayons du jour j'allais m'étendre sur le sable au ras de l'eau, au milieu des

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crabes, des mouettes, des coquillages ; je regardais la nuit d'automne couler entre mes reins. Tout me semblait désordre et simplicité entremêlés, comme s'il y avait quelque chose de juste dans cet amas de bizarreries, comme si tout ce fatras n'était que l'œuvre d'un fou sympathique et heureux.

Une nuit, semblant sortir du sol, un très jeune garçon - il ne devait pas avoir plus de cinq ans - approcha à quelques mètres de moi, puis, repliant ses jambes sous lui, se mit à scruter l'espace avec une grande application.

Je marchai jusqu'à lui et parlai : — Qui es-tu, bel enfant ? — Je suis le ramasseur d'étoiles, celui qui parle des

rêves, du ciel et des livres d'école. Je suis un innocent qui parle et je suis ton maître.

— Je n'ai de maîtres que le monde et ma jeunesse. Je t'ai vu sortir de l'ombre et t'approcher comme un men- diant, je t'ai vu t'agenouiller et regarder l'espace. Je t'ob- serve et tu m'amuses, bel enfant.

— Lorsque je me sens gai, fort et prétentieux, il ne me reste plus qu'à regarder les étoiles. Elles me sem- blent habitées d'une beauté toute aimable, comme si elles s'excusaient presque d'être belles. Je les regarde et leur beauté m'enfonce la tête dans les épaules. Alors je retourne dans mon petit trou vide et je sais à nouveau qui je suis. Il ne faudra jamais te lasser d'admirer les étoiles. Plutôt mourir que vivre sans étoiles.

— Tu es jeune et tu dis des mots de vieux. Ta voix est rauque et tes yeux sont ceux d'un gamin qui s'étonne. Tu es doué d'un étrange pouvoir : tu me rendrais presque curieux.

— Regarde les nuages, il va bientôt pleuvoir. — Apprends-moi ton mystère, bel enfant, et je te

dirai tout des miens. — Ta gueule. Tu es bête. Va-t'en. — Si je pars, je ne reviens pas. — C'est ça, disparais et ne reviens pas.

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Le gosse leva son long visage pâle, me scruta un instant de ses deux pupilles méprisantes, puis, quand il eut rosi mes pommettes brûlantes, soupira et disparut brusquement dans le sol en ricanant, me tirant la langue avec un large bras d'honneur.

À nouveau je sentis une grande solitude s'abattre sur mon cœur. Je voulus creuser le sol mais je ne bougeai pas. Un horrible froid me prit par les couilles et commença à me glacer l'intérieur du ventre. Des litres d'eau sortirent par mes yeux et se brisèrent au sol en gros glaçons carrés. Ah les belles larmes ! Ah les chatoiements imbéciles ! Qu'une main me pénètre la bouche et se mêle aux méandres de ma cervelle molle ! Qu'elle s'y enfonce fiè- rement et rampe jusqu'aux alcôves inexplorées de mon âme ! Qu'elle arrache sans complaisance le fruit pourri des fausses certitudes ! Qu'elle y plante l'effrayante graine du vice et de la corruption ! Vous les innocents ! - amoureux, baptisés, bavards et hypocrites - oseriez- vous défier la sincérité de ma haine ? N'entendez-vous pas gronder, sous le couvercle étroit qui me sert de conscience, le terrible bouillonnement d'un millier de cervelles ?

J'aimerais battre l'enfant jusqu'à ce qu'il n'ait plus le courage de sa révolte, lui casser les reins avec une barre de fer, et le cogner encore et encore. Je le laisserais ramper, un peu, pas très loin pour qu'il apprenne la plaie que je lui offre, et d'un coup de marteau je lui briserais les os et je le battrais à nouveau, jusqu'à la pleine résignation de son âme. Alors j'attraperai mon petit canif et lui crè- verai un œil, et puis l'autre ; je lui raconterai tout ce qu'il ne pourra plus voir et je sentirai son cœur foudroyé par la haine, et je serai heureux.

J'irai porter ma joie aux pères et aux mères du monde entier et le monde apprendra combien l'enfant est laid lorsqu'il ne peut plus sourire. Et quand les hommes seront las d'applaudir, ils guideront ma main sur la chair de la bête et je l'éplucherai. Sa peau me sera une seconde

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peau prête à recevoir la pluie les soirs de grand tonnerre, cette pluie que j'admire et qui m'aime, cette pluie qui m'accroche avec la force d'un enfant qui pleure.

Puis dans la nuit j'irai violer la vieille femme dans son sommeil, lui pénétrer la bouche et le fondement, l'arroser de ma semence grise et lui dire combien ses rides me font peur. Je ferai de son dégoût un plaisir infini, toute protégée qu'elle sera d'obscur et d'invi- sible, et les lueurs de notre aurore verront sa honte immense.

Je serai fossoyeur pour l'éternité ; les poubelles seront pleines de chairs et de cris d'enfant et le rat sera mon frère.

Vous tous ! fils d'orphelins, de rois mendiants et de chiens qui pissent, tas de chair issus de tas de chair, connaissez-vous le rat et le vautour ? Avez-vous vu balancer la tête molle du pendu et ce petit air moqueur qui le fait presque vivant ? Entendez-vous passer sur vos fronts plats et brillants le souffle de vos pères ?

Loin déjà sont les matins où vos joues s'inclinaient joyeusement vers le ventre plein de celle qui se fit appeler votre mère. Il est temps d'apprendre un peu du monde. Écoutez-le ! Il vous appelle. Ne le faites pas attendre. Il vous racontera votre mort, la mort de vos fils et de vos pères. Il vous racontera la pourriture et tout le reste. Il vous dira la belle vérité.

Et vous la haïrez plus que la main qui vous étrangle, vous regretterez les nuits où vous vous caressiez le sexe en pensant à la femelle du chien, vous envierez le cœur de l'homme dévoré d'un millier d'araignées depuis la nuit des temps.

Savez-vous qu'il est un court instant dans l'existence (le plus souvent c'est un matin) où tout fait explosion, un fragment de fragment plus rapide qu'un songe, un petit fragment de temps qui nous fait autre chose, qui brus- quement nous offre une mémoire, une conscience, et la peur de les perdre ?

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Il y a quelques lointaines secondes, je n'étais encore qu'un enfant et, les poings serrés au fond des poches, je descendais la rue qui tombe vers l'océan, j'allais secouer la ville de ma joyeuse confiance. J'admirais en silence le sable et l'océan comme deux amants têtus que la nuit n'aurait pu délier, les petites vieilles toutes cassées et tordues trottaient joyeusement parmi la foule piaillante, et le vieillard priait depuis son banc de pierre. Tous m'étaient d'aimables compagnons.

Je les regardais et je n'arrivais pas à pleurer. Le ravissement m'assaillait de toute part, je défiais le

monde de mon sourire énorme et le monde me souriait. Tout n'était qu'enchantement et révélation.

J'étais heureux et je ne le savais pas. Mais ce beau matin (triste matin en vérité) mit sur

mon visage la pâleur de son aurore. Ma gorge eut un faible hoquet d'ivrogne, mes yeux brillaient comme s'il allait pleuvoir, comme si rien n'existait plus qu'un inter- minable bâillement.

Aujourd'hui, vous me voyez descendant la rue qui tombe vers l'océan, et la rue a pour mon cœur la triste vérité d'un juge. Elle l'enfonce parmi sa meute agonisante de mille spectres débiles, et je sens les petites vieilles toutes tordues et ravies qui me traquent de leur puanteur d'haleine sournoise.

Et j'ai envie de vomir, de leur gonfler la gorge du fond de mes boyaux, d'arracher cette peau qui me brûle et m'encombre.

Je voudrais la mettre à genoux, l'insulter et lui tordre le cou.

Et le vieil homme qui prie est toujours là, il me regarde depuis son banc de pierre, de ses yeux plissés que l'ennui a résignés. Je sens gronder mon cœur d'étranges présomptions. On dirait que ses yeux veulent m'ap- prendre à vieillir. Je ne souris plus, et je m'enfuis devant sa promesse de laideur.

Vous tous, une nuit viendra où, comme moi, vous

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regarderez vos fils d'un œil jaloux et terrifiant et, comme moi, votre bras ne pourra que les battre pour tout ce qu'ils vous auront volé. Vous regarderez vos pères avec le venin sale de l'assassin. Ils vous apprendront la peur, elle vous enflera comme une grappe de raisin qui suinte et vous les haïrez pour cela.

Croyez l'enfant que je ne suis plus, n'attendez pas l'au- rore pour entrer dans la légende, emplissez mes empreintes de vos pieds courageux et courez aux cime- tières violer la femme morte, c'est ainsi que commence la longue et triste appréhension des hommes.

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Toi qui parles des rêves, des anges, de ta folle jeu- nesse, des bras tendus du père, du ventre chaud de ta mère, de la vertu des hommes, des prières et de tout ce qui t'apaise, veux-tu connaître mes rêves ?

Lorsque j'étais enfant, une nuit, un homme a grimpé sur moi. Il avait le sourire d'un prêtre, la nudité d'un rat et le sexe d'un babouin. Il s'est allongé près de mon jeune corps, s'est mis à lui caresser les hanches, douce- ment, puis de plus en plus vite, me collant plus près, frot- tant sa peau contre ma peau. Il me parlait d'une voix douce et presque secrète : « N'aie pas peur, murmurait- il. Ne crie pas. Je suis un homme bon. Je te ferai joyeux et l'âme pleine de rêves. Je vais te faire connaître le monde. »

Et chaque nuit dans mon sommeil, le rêve venait me prendre et mon âme en était si troublée et si pleine d'étonnement qu'elle en oubliait sa paix et son inno- cence.

Dis-moi ! toi qui parles des rêves, de leur bien- veillance et de leur magnificence, est-ce qu'un rêve peut pénétrer un anus d'innocent et s'y enfoncer lentement, raide comme un gourdin de fonte, jusqu'à en faire saigner les muqueuses ? Est-ce qu'un rêve peut te coller les reins, les bras, les joues et chaque bout de peau de sa bave et de sa sueur ? Y aurait-il un rêve avec l'ongle assez long pour t'arracher la peau du sexe et des seins ? Peut-il te faire mordre les draps de douleur et de peur ? Peut-il te secouer et te battre à t'en faire éclater les veines ? Pourrais-tu le sentir au plus profond du ventre te cognant le bassin comme un bélier furieux ? Pourrait- il te défoncer en gueulant son plaisir et son vice ? As-tu déjà vu un rêve te sortir de l'entrejambe, couvert d'ex- crément et de sperme chaud ?

Le mien était tout cela et plus encore. Il avait deux bras, deux jambes, un millier de sexes qui lui sortaient du slip comme des bras de pieuvre et il bougeait comme

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un vieux porc. Il était gras, poilu et aussi cruel et têtu que la réalité des hommes. Chaque aurore me le découvrait plus épuisé et plus ravi que la dernière nuit, geignant dans mon oreille ses gargouillis infâmes, agrippé à mes cheveux humides et y mêlant son souffle de gros pour- ceau indigne. Toutes les nuits de mon enfance, il me reve- nait inchangé dans son immonde volonté. Il s'introdui- sait dans ma couche et s'étendait de tout son vice contre ma chaleur de juste, me retournait sur le ventre et entrait dans moi comme un porc dans sa femelle, m'arrachant au sommeil en me bourrant l'anus d'injustice et de rage, m'éclatant le coccyx, éclaboussant les murs de ma merde juvénile ; je sentais mon cul se rétracter comme glissant sur la chair répugnante d'un crapaud - sensation de dégoût dans chaque pore de ma peau ! - il m'en noircis- sait l'âme à chaque coup de reins. Il m'apprenait le monde.

Non, ce rêve-là n'avait plus rien d'un rêve d'enfant. Brutal dans tous ses actes, excité par mon dégoût, m'en- culant selon sa propre loi, il criait très fort. Il avait la voix d'un père.

Chaque nuit, flottant nu dans l'obscurité, mi-homme mi-fantôme, il approchait, l'animal.

Les mains étaient noires, les ongles étaient noirs, les bras étaient noirs, les jambes étaient noires, les pieds étaient noirs, le sexe était noir, le ventre était noir, le dos était noir, les hanches étaient noires, les yeux étaient noirs, les cheveux étaient noirs, les dents étaient noires, le visage était noir, et là, au centre, un trou, la bouche, noire elle aussi. Il était noir. Je ne pouvais lui donner aucun nom, aucune forme, aucune taille, aucune odeur, aucun visage, sinon celui du vice.

Crois-moi, si j'avais pu choisir mon père, je ne serais sans doute pas né. Chaque soir, je me débattais sous lui comme sous une bête immonde, englué dans sa sueur et son vice - pouah ! ça me collait au corps comme un enduit dégueulasse -, criant, pleurant, me traînant sur le

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ventre pour me mettre à l'abri, implorant qu'on me laisse tranquille, mais chaque cri sorti de ma gorge, chaque larme jaillie de mes yeux l'excitaient davantage. Une nuit, je cachai un canif sous mon oreiller, bien décidé à lui lacérer le sexe dès qu'il serait dans mon lit. Mais il le découvrit et me cogna durement à la tête pendant plus d'une heure, me traitant de lâche, d'abruti, de sale puceau. Je hurlais à la mort mais lui, de ma virginité, il en plaisantait. Il ricanait comme seul peut ricaner le bour- reau de sa victime. « Toi, je vais t'apprendre à te taire, murmurait-il. Ne crie pas, ne pleure pas, n'en parle à per- sonne et sois heureux que je m'occupe bien de toi. Je te l'ai déjà dit, je vais te faire connaître le monde. » Et il retournait à sa tâche plus excité encore, grognant plus fort, gesticulant plus vite, enfonçant plus profond. Et c'est là, à ce moment précis, que je me suis enfermé sur moi- même. En silence je ravalai mes cris. En silence je retins mes larmes. Bientôt la peur fut si terrible que je me laissai baiser sans résister, tout juste me mordais-je un peu les lèvres jusqu'au sang pour penser à autre chose. Je ne parlais plus, ne jouais plus, ne riais plus, emmuré dans mon silence comme un condamné dans sa cellule. De la même façon, je ne dormais plus ni ne touchais à mes repas. Je maigris de façon spectaculaire. Je perdis quinze kilos de graisse fondue en moins de trois semaines. On crut à une maladie d'enfant. Ma mère fit venir le médecin, paya une cargaison de médicaments, me força chaque soir à avaler mes traitements, mais elle se découragea bien vite, et je dus bientôt m'exhiber comme un lépreux auquel nul ne prêtait plus attention. Ma solitude était totale. Je voyais, muet, autour de moi, mes amis s'écarter, ma famille s'écarter, tous détournant les yeux comme si je n'existais pas. Nul ne m'adressait plus la parole et je me laissais abandonner sans pouvoir en parler. La souffrance du silence faisait de moi l'exception. J'avais la conviction d'être unique, ni heureux ni malheureux, simplement seul.

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Aujourd'hui encore, je sais qu'une petite boule têtue, toute blanche et visqueuse - amas de sperme mort ! - me repose au fond du ventre - ah j'ai mal au ventre ! - et chaque jour où elle s'agite, il me souvient combien l'hu- manité est laide, combien elle est sauvage, combien elle est méchante et vide de remords.

Il faut arrêter d'enseigner les rêves ! Le moment est venu de se gratter la face et d'y arracher tout ce qui l'en- combre. Le moment est venu de tout jeter au vide. Le moment est là de s'admirer nu, monstrueux et vérolé jusqu'à la moelle. Le moment est là d'accepter la laideur ancestrale qui nous colle à la peau depuis le premier Jour.

Toi qui parlais des rêves, des anges et de joyeux len- demains, le moment est venu de t'enfoncer un doigt au plus profond du cul et de goûter ce qui s'y cramponne. Il te faudra t'apprendre par cœur et te regarder sans vomir. Il te faudra attendre et puer en silence. Il est l'heure d'apprendre la sale vérité. Le moment est à l'impuis- sance et à la grimace.

Toi qui remercies les dieux du jour de ta naissance, tu n'auras gagné qu'un rêve : l'étroite alternative de te laisser grimper, car moi, enculé du premier âge, je te le dis : il y aura toujours un porc pour t'enfourcher et te faire changer de peau.

Connais-tu cet homme qui n'a pas de tête ? C'est un pou. Seigneur du vice et de la haine torride. Il est plus noir que la suie noire et une grosse bouche velue rigole sur son visage qui n'existe pas.

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Inventif ! J'avais beau chercher et chercher encore, je n'avais rien d'autre à penser. C'était vraiment très inventif ! Je ne pouvais qu'être admiratif devant l'ingé- niosité déployée devant moi (vous en auriez fait autant). L'esprit humain n'a jamais été plus astucieux que dans la torture et le plaisir d'en jouir. L'imagination d'un gosse est sans limites, il n'y a rien de plus sadique que ça. Voyez vous-même : des dizaines de vieilles femmes complète- ment nues avaient été couchées au centre d'une prairie. Elles étaient mises sur le dos, dans l'attitude de la cruci- fixion. Les bras étaient transpercés aux extrémités par de longs crochets d'acier plantés au sol et formaient un angle droit avec le reste du corps. Une armée de rats visi- blement très affamés avaient été placés sous chaque ais- selle ; ils grignotaient avec avidité la chair offerte sans s'occuper des hurlements qui sortaient de la gorge un peu plus haut. Les jambes étaient tenues très écartées ; une corde tendue, nouée aux chevilles et reliée à un pieu de fer, les maintenait à quelques centimètres du sol. La tension était si forte que le corps tout entier semblait près de se déchirer. Une grosse bassine avait été mise de chaque côté des crânes et recueillait une espèce d'hu- meur visqueuse qui dégoulinait des oreilles à chaque mouvement de tête. De jeunes garçons courts sur pattes, vêtus de peaux de bêtes et les pieds nus dans de larges tennis blanches (pour la plupart, les gamins ne devaient pas avoir plus d'une quinzaine d'années), couraient au milieu des corps écartelés en riant très fort, sautaient dans tous les sens, frôlaient les femmes avec des bonds de déments, les invectivaient avec des gestes obscènes, crachant, rotant, pissant au hasard sur les visages ahuris. Chacun choisissait une femme et s'agenouillait dans l'angle formé par les cuisses ; il commençait d'abord par arracher les poils du pubis un par un, deux par deux, trois par trois, puis par touffes entières, lui tranchait l'ex- trémité du clitoris d'un grand coup de dent et, dans un

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rire horrible, lui farcissait le vagin de ronces et d'orties et applaudissait en regardant la vieille gueuler et pisser le sang. Quel était donc cet étrange pays où l'âge est un crime si odieux qu'on vous saigne comme une bête malade ? Je restai jusqu'au soir assis sur le talus à observer l'horrible manège des jeunes tortionnaires. Enfin, à la tombée du jour, les gamins, épuisés et bar- bouillés de sueur, de sang, de peau, abandonnèrent les corps sans vie aux charognards qui affluaient du bois. Tous se rassemblèrent au centre de la prairie, puis, dans un long soupir de ravissement intense, partirent sur le chemin de la ville, bras dessus bras dessous, chantant à tue-tête une vieille comptine d'école. Je quittai ma cachette, descendis jusqu'au pré et, me forçant à ne pié- tiner aucune chair humaine (c'était bien délicat car le charnier encombrait la prairie entière), me promenai entre les mortes. Le sol était une éponge gorgée d'hé- moglobine - véritable marécage de sang. Là, les bras et les jambes étaient si tendus que l'articulation des genoux et des coudes crevait la peau et sortait à vif. Les aisselles avaient été rongées jusqu'aux poumons. Ce n'était plus que deux énormes trous noirs et grouillant de vermine. Plus loin, les jambes n'avaient pas résisté à la tension et s'étaient arrachées du bassin en y laissant un peu des cuisses. Elles pendaient à chaque bout de corde comme deux gros jambons frais. Plus loin encore, un tronc seul reposait sur l'herbe. Les bras et les jambes avaient été déliés après s'être déchirés, puis dépecés et tronçonnés. Le cou était tout à fait rongé. Les rats s'étaient attaqués à la gorge et avaient commencé de grignoter un peu des joues. La tête ne tenait plus que par un mince filet de chair. Chaque bassine était pleine d'un pus jaunâtre en ébullition, les bulles crevaient à la surface et lâchaient dans l'air une forte odeur de pourriture. Je ramassai la plus proche et la vidai d'une gorgée car ma soif était vraiment très grande. Certaines humeurs animales, lors- qu'elles sont bien fraîches, ont un pouvoir étrange : elles

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— J'en ai marre de mentir. C'est trop compliqué. Puisque c'est idiot et qu'il faut bien en parler, allez, je vais le dire que je t'aime.

— C'est bien.

— Ô maman, je n'espérais qu'un peu de sympathie, rien de plus. Peut-être que si on m'avait aimé, rien n'au- rait eu d'importance.

— Reste près de moi. Je suis vieille, mais je peux encore te caresser le front comme au temps où tu trem- blais devant l'orage. Je te gratterai la peau, tu seras propre comme le gosse qui vient de naître, et le soir nous irons nous coucher en faisant nos prières. Te rappelles-tu ta chambre pleine de lumière ? Chaque matin de ton absence, je l'ai lavée, rangée, récurée à m'en briser les os, pas un cafard, pas une mouche n'y a posé sa bave. Ton linge est propre et tes chemises ont encore ce parfum de menthe fraîche qui te rendait si fier. Reste près de moi et à nouveau tu seras fier.

— Tu es gentille, mais il est trop tard. J'espère que là- haut on s'est bien amusé et on a bien ri. Il est temps d'aller voir ailleurs.

— Ne pars pas. — Si je pars, je ne reviens pas. — Où vas-tu ? — Je vais là où tu aurais dû m'enfermer le jour où tu

as vu mon crâne gluant te sortir de l'entrejambe. Je retourne d'où je viens, chez moi, au seul endroit assez visqueux pour le rat visqueux que je suis. Je vais m'étendre au fond d'une poubelle et y écouter l'égout- tement de mon sang dans mes veines. Je veux seulement dormir.

— Tu es jeune et tu dis des mots de vieux. C'est triste. — Tu te rends compte ? Des années à ne pas fermer

l'œil! — Trois cent mille vies de sauterelle passées dans la

peur de dormir ! Des années qui sont des siècles, et aujourd'hui le sommeil m'arrache la peau des yeux. À la

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fin la fatigue est plus forte que la peur. Je veux seule- ment dormir.

— Tu es malheureux et ça je le sens car je suis ta mère. Tu es méchant et ça je l'accepte car je suis ta mère. Toute ta vie tu as tué, violé, battu, humilié, fait le mal sans aucune gêne et ça je l'excuse car je suis ta mère. Mais une chose en toi est obsédante, un mal si profond que tu le hais sans même le connaître, et ça je ne le devine pas et pourtant je suis ta mère. Je souffre, je m'in- terroge. Je t'en supplie, avant de crever je veux savoir ce qui te ronge le cœur, si toi-même tu le sais. Dis-moi ce qui te ronge, mon fils.

— C'est cruel. C'est énorme. Je ne peux la nommer. Je ne peux la définir. Mais l'horrible chose, simplement, c'est la mort.

C'est ça que je hais. Inexprimablement je la hais.