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Lise Tremblay LA SœUR DE JUDITH roman Magique et un peu miraculeux. Pierre Foglia, La Presse Extrait de la publication

La soeur de Judith… · Et là, elle est repartie sur son histoire d’instruction qui est la chose la plus importante pour 12. une femme parce qu’avec les hommes on ne sait jamais

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Lise TremblayLA SœUR DE JUDITHroman

Magique et un peu miraculeux.

Pierre Foglia, La PresseExtrait de la publication

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca

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LA SŒUR DE JUDITH

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DUMÊME AUTEUR

L’Hiver de pluie, roman, XYZ, 1990; Bibliothèque québécoise, 1999.

La Pêche blanche, roman, Leméac, 1994; Bibliothèque québécoise, 2001.

La Danse juive, roman, Leméac, 1999.

La Héronnière, nouvelles, Leméac, 2003.

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Lise Tremblay

L A SŒUR DE JUD I TH

roman

Boréal

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Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Couverture: Nicola Wade, My Mom.

© Les Éditions du Boréal 2007 pour l’édition originale© Les Éditions du Boréal 2009 pour la présente éditionDépôt légal: 1er trimestre 2009

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Tremblay, Lise, 1957-

La sœur de Judith

(Boréal compact; 200)

isbn 978-2-7646-0641-4

I. Titre.

ps85989.r446s63 2009 c843’.54 c2008-942674-6

ps9589.r446s63 2009

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À ma mère qui m’a légué sa révolteet à mon père qui m’a appris

à raconter des histoires.

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Le camelot a jeté le journal du dimanche à moitiémouillé sur le tapis de l’entrée. Dès que je l’ai entendufermer la porte, je me suis levée en courant. Je voulaisêtre la première à voir la photo de Claire. J’ai pris le journal et j’ai commencé à chercher. La photo était àla page 22 et on voyait Claire encadrée de ses deuxparents. Monsieur Lavallée portait un complet. L’ar-ticle racontait l’histoire de Claire, comment elle étaitpassée du quart de finale à la demi-finale et à la finaledu concours de danse. Si elle gagnait, elle allait pas-ser l’année comme danseuse à gogo dans le spectacled’adieu que Bruce et les Sultans allaient donner partoutdans la province. Je n’en revenais pas, si elle gagnait, lasœur de ma meilleure amie allait voir Bruce en per-sonne et peut-être qu’il viendrait chez les Lavallée.Judith et moi, on ne parlait que de ça et on passait unegrande partie de notre temps à aider son père à finir le mini-putt avant le début de l’été. Ils avaient un grandterrain et leur père avait décidé de construire sonpropre mini-putt. Judith et moi, nous l’aidions àétendre le tapis vert sur les formes de ciment pour quela surface soit bien lisse. Le plus dur, ça avait été le cha-meau. Le tapis avait gardé un pli entre les deux bosses etmême si on avait forcé le plus qu’on pouvait, il n’y avait

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rien eu à faire. Son père s’était résigné. Il avait dit qu’aumini-golf de Jonquière ils avaient une machine spécialequi coûtait très cher et lui ne pouvait pas se l’acheter. Lechameau allait rester plissé, il n’y pouvait rien.

Le mini-putt était pratiquement fini. Il ne restaitque la fabrication des panneaux indiquant le nom destrous. Le père de Judith était en train de les peindredans son atelier qu’on appelait la boutique. Tous lesLavallée étaient fiers de leur mini-putt. Ils possédaientla plus belle cour. Il y avait des chaises de parterre, destables, un foyer, une Sainte Vierge, une balançoire. C’estlà que nous passions la plus grande partie de notretemps. Parfois, sans trop qu’on sache pourquoi, le pèrede Judith sortait sur la galerie et nous renvoyait touschez nous en nous menaçant de nous botter le cul, maisça n’arrivait pas souvent et il ne s’était vraiment exécutéqu’une fois. C’est Martial Turcotte qui avait écopé. Ilfaut dire qu’il avait volé le gant de baseball de Régis, lefrère infirme de Judith, sous prétexte que, de toutefaçon, il ne savait pas jouer et qu’il ne jouerait jamais.Régis passait sa vie à traîner avec lui une boîte de cartonremplie de fils de couleurs de toutes sortes et de songant de baseball. Il avait aussi un vieux portefeuille decuir bourré de cartes de joueurs de hockey et de base-ball qu’il baptisait de noms invraisemblables qui son-naient un peu comme des noms anglais. Judith disaitque Régis était ainsi parce que, lorsqu’il était bébé, ilavait eu une méningite. À l’hôpital, on lui avait donnédes médicaments trop forts et cela lui avait brûlé descellules du cerveau. Avant ça, il était normal.

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Régis arpentait les rues du quartier à la journéelongue et le soir, à l’heure du souper, si on le voyait, ilfallait le renvoyer chez lui. Il était épouvantablementlaid, mais nous, on était habituées de le voir, on n’y fai-sait plus attention. Une fois, il était apparu à la fenêtrede madame Bolduc. Il faisait sombre et elle était entrain de faire la vaisselle avec sa sœur. Régis avait lamanie de s’aplatir la face dans les fenêtres pour regar-der à l’intérieur des maisons. Sa sœur avait lâché ungrand cri et elle s’était évanouie. C’est madame Bolducqui l’avait raconté à ma mère mais je ne l’ai jamais dit àJudith, je ne voulais pas lui faire de peine.

Judith et moi, on s’occupait souvent de Régis. Onle gardait à la boutique lorsque Claire avait de la visite.Judith disait qu’il fallait prendre le temps d’expliquer lamaladie de Régis avant que les amis de Claire leconnaissent. Après, Claire nous payait un hot-dogvapeur au Casse-Croûte du Nord et on pouvait s’as-seoir dans la même loge qu’elle et elle nous parlait pen-dant des heures de ses sorties et du monde qu’ellevoyait les vendredis soir à la discothèque La Pilule.Judith et moi, c’est comme si on les connaissait. Sou-vent, on s’enfermait dans la boutique avec une vieilletrousse de maquillage et on passait l’après-midi à sefarder et à se raconter des histoires inventées sur nossorties à La Pilule. C’était un de nos jeux préférés maisc’était un jeu secret. On ne sortait jamais de l’ateliersans nous être lavé la figure avec le savon à vaisselle roseque son père utilisait pour se laver les mains qu’il avaittoujours tachées d’huile et de graisse à moteur.

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J’ai feuilleté le journal et j’ai pensé que je pourraisarracher la page de la photo de Claire avant que mamère la voie, mais j’ai eu peur qu’elle fasse des histoireset je l’ai laissée dans le journal. Ma mère explose. Ellepeut exploser à tout moment sans qu’on s’y attende.Pour la photo de Claire, je me suis dit qu’elle ne la ver-rait peut-être pas, mais le dimanche elle passe une par-tie de la journée à scruter chaque ligne du journal. J’aiavalé trois toasts de suite en pensant à ce qu’elle allaitdire. Une fois, je ne sais pas ce qui m’a pris mais je lui airaconté que Claire sortait avec le fils du docteur Black-burn et que, lorsqu’il reviendrait de l’université, ils semarieraient. Toute la famille de Claire ne parlait que dece prochain mariage. En attendant qu’il revienne, ellecontinuait de travailler au comptoir cosmétique de lapharmacie Duquesne. D’ailleurs, monsieur Duquesnelui apprenait beaucoup de choses sur les médicamentset parfois, lorsqu’il était parti manger, c’est elle qui rem-plissait les prescriptions. Mais elle ne faisait ça qu’enattendant. J’avais eu le malheur de rajouter que, lorsqueClaire serait mariée, elle ne pourrait plus se permettrede parler au monde de la rue Mésy parce que toutes sesamies seraient les autres femmes de docteur. C’est là quema mère a explosé. Elle s’est mise à crier que Claireaurait dû entreprendre son cours commercial commeelle lui avait conseillé et qu’il fallait qu’elle soit complè-tement folle pour croire qu’un fils de docteur du quar-tier Murdock allait se marier avec une fille de réparateurde tondeuses. Et là, elle est repartie sur son histoired’instruction qui est la chose la plus importante pour

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une femme parce qu’avec les hommes on ne sait jamaiset que dans la vie il faut être en mesure de se faire vivre.Et surtout, j’avais besoin de me mettre dans la têtequ’elle ne voulait pas entendre parler de garçons parceque j’allais avoir affaire à elle. Lorsqu’elle s’emportecomme ça, je finis par aller dans ma chambre pour lireou pour penser à Bruce. Ma mère me faisait peur. Àchaque fois, je me disais que j’aurais dû me taire, que sij’avais fait attention cela ne serait pas arrivé mais, je nesais pas comment, ça arrivait tout le temps. Pour Claire,ma mère ne comprenait pas qu’elle était la plus belle fillede la ville, que tous les gars de La Pilule voulaient sortiravec elle. Claire allait partir à Montréal et peut-êtredevenir une vedette ou un mannequin. On allait la voirà la télévision et dans le journal de vedettes que ma mèreachète parfois lorsqu’elle pique ses crises et qu’elle ditqu’elle va partir pour toujours et que nous ne la rever-rons plus jamais. Ces fois-là, elle met son manteau par-dessus sa vieille robe et elle va au Casse-Croûte boire uncoke et parler avec madame Ménard, la propriétaire.Elle passe une heure ou deux à lire son Échos Vedettes aucomptoir et elle revient avec un gros Saguenay Dry etnous prépare notre repas favori: des hot-chickens avecde la sauce brune en boîte et des frites. L’Échos Vedettesest toujours au fond du sac et je me dépêche de leprendre pour aller le lire dans ma chambre. Après, mamère le donne à madame Bolduc parce qu’elle ramasseles journaux pour le camp de pêche de son mari.

Évidemment, ma mère a vu la photo et ça m’a sur-prise, elle n’a pas explosé. Tout ce qu’elle a trouvé à dire,

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c’est: «Pauvre Claire.» Après, elle s’est levée et a fait ce qu’elle fait presque tous les dimanches. Elle a essayéde faire du sucre à la crème. Elle et mon père l’ontbrassé pendant une heure et, comme d’habitude, elle l’araté. Elle a fait un gâteau blanc et a versé le sucre granu-leux dessus. Tous les dimanches, c’est le même dessert.Il ne faut pas gaspiller le sucre et le beurre. Le sucre à lacrème, c’est la seule chose que ma mère rate en cuisine.Pourtant, à chaque semaine, un peu avant qu’elle semette à brasser, elle croit toujours que ça y est, qu’elle aréussi, que le sucre n’a pas la même texture que d’habi-tude. Elle en est toujours certaine, jusqu’à ce qu’elletourne la cuillère de bois pendant de longues minuteset que, exténuée, elle laisse figer le sucre chaud au fondde la casserole.

J’ai passé le dimanche à lire dans ma chambre.Madame Bolduc m’avait prêté une pile de Delly et je lesavais presque finis. Je ne suis pas sortie, il pleuvait trop.Toute la journée, il y a eu du va-et-vient chez les Laval-lée. Toutes les sœurs de Judith sont venues avec leurmari. J’imaginais Claire dans son jump suitdoré qu’elleavait acheté pour la finale du concours. Claire étaitchanceuse. Judith avait raison d’être fière de sa sœurmême si, des fois, Claire lui faisait de la peine en la trai-tant de face à boutons. Moi, je n’osais jamais lui parlervraiment. Je faisais juste l’écouter et je disparaissais dès qu’elle montrait des signes d’ennui. Je savais bienqu’elle se moquait de moi aussi en me traitant de grosseGumby, le bonhomme à la face plate. Mais pour rien aumonde je n’aurais manqué une de ses histoires.

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La face de la sœur directrice est violette. Elle est telle-ment fâchée que nous ne comprenons pas tout cequ’elle dit. Elle passe dans les allées et pousse hors desrangs celles qui portent des bas golf. Je suis du nombre.Nous avons du mal à ne pas rire. Elle finit sa tournée et fait reprendre à l’ensemble des filles de l’école unedizaine de chapelet pour éloigner le diable et, enfin,elles peuvent retourner en classe en entonnant: «C’estle mois de Marie, c’est le mois le plus beau. À la Viergechérie, chantons un chant nouveau.» Je reçois unetaloche derrière la tête. Je chantais à tue-tête. La direc-trice me fait savoir qu’une possédée du démon dansmon genre n’a pas le droit d’implorer la Vierge. Après,moi et les autres «insignifiantes» devions rentrer cheznous pour le reste de la semaine. L’école appellera nosparents.

Il fait beau. Presque toutes celles qui portent desbas golf sont dans ma classe. On a décidé de rester jus-qu’à la récréation des garçons de l’école Saint-Charlespour leur raconter ce qui arrive. En attendant, on arelevé nos jupes et les manches de nos blouses pournous faire bronzer dans le champ en face de l’école. Lasœur directrice a passé son temps à sortir sur le balcon

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pour nous surveiller. Finalement, Roxanne Rondeaus’est levée pour lui faire le signe de peace and love. Iln’en fallait pas plus pour que nous nous y mettionstoutes. La sœur est rentrée et nous ne l’avons pas revue.Les garçons de l’école Saint-Charles étaient jaloux.Trois jours de congé, comme ça à la fin mai, alors qu’on ne fait que de la révision et qu’il fait chaud dans les classes. Les autres ont fumé. Je ne fume pas, ça me fait vomir. Judith fume, mais chez elle personne ne lesait. C’est moi qui garde ses cigarettes. Je les cache souscelles de mon père dans notre congélateur du sous-solpour les garder fraîches.

Je suis rentrée vers trois heures parce que je vou-lais mettre mes culottes courtes et mes sandales. Mamère était dehors avec madame Bolduc. Je les voyais deloin parce que madame Bolduc montrait un tissurouge à paillettes à ma mère. Cela devait être pour sonspectacle de danse. Madame Bolduc est une cham-pionne de danse sociale et c’est ma mère qui fait sesrobes. Lorsque je m’approche, je vois que la vieille robede ma mère est maculée de boue et qu’elle ne touchepas aux tissus. Elle devait être en train de travailler dans le jardin. À la fin mai, elle prépare la terre pour ses semences. Ma mère examine le patron Vogue quemadame Bolduc tient devant elle. Je m’approche etregarde le modèle. Ma mère explique à madame Bol-duc qu’elle ne pourra pas faire la petite traîne aussilongue parce qu’elle risque de piler dessus en dansant.Madame Bolduc est d’accord, elle n’y avait pas pensé.Ma mère dit que la secrétaire de l’école a téléphoné.

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Elle raconte l’histoire à madame Bolduc et elles rientensemble. Je savais que ma mère n’exploserait pas, passur les sœurs. Elle fait partie du comité qui réclame leurdépart. D’ailleurs, c’est décidé, elles vont partir. La nou-velle va être officielle la semaine prochaine. Ma mèredoit se rendre à l’école avec les autres parents pour l’af-faire des bas golf. Selon elle, les sœurs sont trop vieilles:elles ont fait leur temps. L’Église aussi. Ma mère ne vapas à la messe la plupart du temps et, quand elle y va,c’est parce que mon père a insisté. Elle a inventé pourles voisins une vague histoire de ménopause et d’étour-dissements. Elle n’en dit pas plus mais je sais que mamère trouve que les sœurs et l’Église c’est dépassé etque de toute façon lorsqu’on meurt, il n’y a rien. Noussommes des animaux comme les autres et le mieuxqu’on puisse faire, c’est d’engraisser la terre. Toutes ceshistoires de religion sont fausses et la plupart des curéssont malhonnêtes et voleurs. Elle le sait, elle a deux cou-sins qui ont volé le monde en Abitibi. Lorsqu’elleexplose là-dessus, mon père la fait taire et lui répète:«Voyons, Simone, là tu vas trop loin.» D’ailleurs, monpère, on dirait qu’il a deux phrases: une pour ma mèreet une pour moi. Lorsque je tiens tête à ma mère etqu’elle fait semblant de tomber malade et n’en finit pasde pleurer de rage dans son lit, mon père finit par venirme voir et me demander d’être raisonnable. «Il fautque tu sois raisonnable.» Il me répète cette phrase àtout bout de champ, à croire qu’il n’a que cela à me dire.

Nous avons eu congé jusqu’au lundi et il a faitbeau tous les jours. Tous les panneaux du mini-putt

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sont installés et, le soir, je joue avec Judith. Je déteste lemini-putt, mais il n’y a que ça à faire et Judith y tient.Elle a un petit cahier quadrillé dans lequel elle inscrit lescore de chaque trou. Elle gagne tout le temps, je jouemal et je ne sais pas trop comment frapper la balle. Enplus, je m’en fous, tout ce que je veux, c’est d’être avecJudith et voir Claire se pratiquer pour le concours dedanse.

Le lundi, j’ai remis des bas golf. Les parents avaientfait savoir aux sœurs qu’ils nous appuyaient et la com-mission scolaire aussi. Notre titulaire, sœur Thérèse,nous a boudées toute la journée. Elle avait préparé despiles de feuilles polycopiées remplies d’exercices quenous devions faire jusqu’à la fin de l’année. Au tableau,elle avait écrit qu’elle avait décidé de ne plus nousadresser la parole. Je me suis demandé combien detemps elle allait tenir. La directrice avait dû lui faire la vie dure. Sœur Thérèse est son souffre-douleur, il y alongtemps que nous le savons. C’est pour ça qu’on peuttout faire dans la classe et qu’elle ne nous envoie jamaisla voir. Sœur Thérèse est en pleine ménopause et elle est tout le temps épuisée. Elle est grosse et des perles de sueur coulent continuellement sur son front. Elleenseigne avec un ventilateur ouvert à pleine capacité.Elle doit parler plus fort pour couvrir le son du moteuret cela l’épuise encore davantage. Tout ce qu’elle faittombe à l’eau. Au début de l’année, nous devions faireune prière toutes les heures. Une de nous avait la gardede la cloche et devait la sonner pour nous avertir. Maisc’est vite devenu intenable. La cloche tombait par terre,

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on oubliait l’heure, Roxanne Rondeau la faisait sonnerà tout bout de champ, pour rien, pour irriter la sœur.Sœur Thérèse, un avant-midi où une grosse tempête deneige devait nous exciter, s’était précipitée sur la clochequi venait de tomber par terre et l’avait lancée au fondd’un de ses tiroirs. Finies les invocations à la Vierge et ànotre Ange gardien. Elle avait aussi instauré un systèmede points consistant à souligner notre bonne conduite.Sœur Thérèse avait fabriqué un énorme carton oùétaient accrochées des colombes portant nos noms etqui pouvaient glisser sur une ficelle. Le soir, sœur Thé-rèse montait ou descendait la colombe qui nous repré-sentait. Évidemment, Roxanne s’est mise à donner depetites poussées à sa colombe en cachette. Un vendredi,sa colombe était rendue au ciel. La sœur était tellementfâchée qu’elle est partie et nous sommes restées dans la classe seules une grande partie de l’après-midi à dessiner et à fouiller dans son bureau. Le tableau descolombes a passé l’année derrière la porte. À la fin, ilétait si détérioré que des oiseaux pendaient dans le videau bout de leur ficelle.

Sœur Thérèse n’a pas tenu deux jours. Un matin,elle nous a annoncé officiellement le départ des sœursde la résidence du couvent mais il y avait longtempsque tout le monde le savait. Elle a dit que nous, lesgrandes de septième, nous allions l’aider à faire leménage de la bibliothèque de l’école. Il fallait faire le trides livres que les sœurs allaient rapporter à la maisonmère. C’est là que j’ai trouvé les Brigitte. Ils n’étaient pasdans l’allée des livres pour les septième. Les sœurs les

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gardaient derrière le comptoir. Ils étaient presqueneufs. Il y avait même des pages qui n’étaient pas sépa-rées. Ça m’a intéressée tout de suite parce que ça avaitl’air de livres pour adultes. J’ai demandé à la sœur si jepouvais les emprunter et, sans même regarder, elle a ditqu’elle me les donnait, ça ferait ça de moins à transpor-ter. Je suis allée les mettre dans mon sac tout de suite. Ily en avait sept. J’ai commencé à les lire le midi même.C’étaient les meilleurs livres que j’avais jamais lus. Ça sepassait à Paris, et Brigitte était une belle femme qui fai-sait des efforts pour ne pas être vaniteuse et qui étaitmariée à un artiste peintre de grand talent et qui avaitbeaucoup souffert dans sa vie. Il boitait d’une jambe àcause d’une blessure de guerre et c’était un homme trèssensible. Brigitte devait toujours le ménager. Le pre-mier livre racontait l’histoire de leur rencontre et lafaçon dont Brigitte avait compris quel était le destind’une femme mariée. Elle tenait bien sa maison, faisaitdes balades aux Tuileries, une sorte de parc dans Paris.Elle était calme, pliait du linge de maison dans unegrande armoire et comprenait les émotions de sonmari et, dans les autres livres, celles de ses enfants. Jen’en revenais pas qu’une telle mère puisse exister. Peut-être que c’était parce qu’elle était française. Elle n’explo-sait jamais, était toujours bien mise, passait son tempsà prier pour tout le monde. Rien à voir avec les mèresque je connaissais, la mienne était une bombe,madame Bolduc buvait de la bière en cachette et avaittout un système pour ne pas que son mari la surprenne.C’est ma mère qui l’avait expliqué à mon père. J’étais au

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Lise Tremblay brosse un tableau du Québec rural d’après la Révolution tranquille, un Québec en pleine effervescence, où de nouvelles valeurs font leur chemin mais où la tradition s’accroche encore. Fine observatrice de l’humain, l’auteur de La hé-ronnière fait revivre ces années à travers le regard d’une fillette qui sera une adolescente avant la fin de l’été.

C’est du grand art […]. Jamais l’écriture de Lise Tremblay ne nous a paru aussi sobre, minimaliste, épurée. Et concrète. Jamais le regard lucide, et iro­nique, qu’elle pose sur le monde de livre en livre ne nous a paru aussi authentique […]. On en vient à penser que La Sœur de Judith pourrait être le livre fondateur de Lise Tremblay. Danielle Laurin, Le Devoir

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ISBN 978-2-7646-0641-4

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oN Lise Tremblay est née à Chicoutimi. En 1991, elle se

voyait décerner pour son roman L’hiver de pluie le Prix de la découverte littéraire de l’année du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et le prix Stuffer-Conseil des Arts. En 1999, son roman La danse juive lui a valu le prix du Gouverneur général. En 2003, elle a reçu le Grand Prix du livre de Montréal pour son recueil de nouvelles La héronnière.

Lise TremblayLA sœur de judithroman

Magique et un peu miraculeux.

Pierre Foglia, La Presse

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