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La valse
K A R I N E G E O F F R I O N
R O M A N
La valse
De la mĂȘme autrice
Ăloi et la mer, Les Ăditions SĂ©maphore, MontrĂ©al, 2015.
K A R I N E G E O F F R I O N
La valse
Les Ăditions SĂ©maphore3962, avenue Henri-JulienMontrĂ©al (QuĂ©bec) H2W 2K2TĂ©l. : 514-281-1594Courriel : [email protected]
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de lâaide accordĂ©e Ă notre programme de publication.
Direction littĂ©raire : Tania ViensRĂ©vision et correction dâĂ©preuves : Annie CloutierGraphisme de la couverture : Christine HoudeMise en page : Christine Houde
ISBN 978-2-924461-56-3 DépÎt légal : 1er trimestre 2021
© Les Ăditions SĂ©maphore et Karine GeoffrionDiffusion Dimedia539, boul. Lebeau, Ville Saint-Laurent (QuĂ©bec) Canada H4N 1S2TĂ©l. : 514-336-3941www.dimedia.com
Ă Ămile et MaĂ«l
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Lâanniversaire
Il me dĂ©sirait. Jâen Ă©tais sĂ»re. Juste Ă sa façon de me fixer inten-sĂ©ment, lâair narquois, et de mâembrasser les deux joues avec empressement. Certains hommes sont si faciles Ă lire lorsquâil est question dâamener une femme dans leur lit. Il mâa offert un verre, quâencore une fois jâai bu trop vite, puis, dissimulĂ©s prĂšs de la cage dâescalier, on a passĂ© le restant de la soirĂ©e Ă discuter en tĂȘte-Ă -tĂȘte. Avant son arrivĂ©e, jâavais dĂ©jĂ ingurgitĂ© les trois quarts dâune bouteille de vin. JâĂ©tais survoltĂ©e. Jâavais envie de me saouler. Surtout, jâavais besoin dâoublier.
Il nây a que le murmure lointain de la ville dans le silence de la nuit. La maison plongĂ©e dans lâobscuritĂ© soupire au grĂ© de la brise chaude, qui sâinfiltre comme un voleur, attire dans sa danse les voilages du solarium, les faisant virevolter dans tous les sens. Lâorage sâen vient. On lâa attendu toute la journĂ©e, en vain. Lâair est lourd, suffocant. Des gouttes de sueur perlent sur ma nuque Ă©touffĂ©e par mes cheveux relĂąchĂ©s et imbibent le col de ma blouse de soie. Jâai soif. La canicule a fait son nid dans ma gorge. Mais je suis lasse. Si seulement Luisa nâĂ©tait pas retournĂ©e chez elle plus tĂŽt aujourdâhui. Elle mâaurait prĂ©parĂ© un grand pichet dâeau glacĂ©e parfumĂ©e aux agrumes, comme elle seule sait si bien le faire. Et, comble de plaisir, je nâaurais pas eu besoin de lever le petit doigt.
Les garçons absents, jâen profite pour me mettre en sous-vĂȘtements. Aucun voisin en vue. Pas mĂȘme madame de Montillet, pourtant toujours en train dâĂ©pier le voisinage par sa fenĂȘtre. Je retire avec soulagement
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mes Louboutin. JâenlĂšve ensuite ma jupe et ma blouse, greffĂ©es comme une seconde peau, et les dĂ©pose dĂ©licatement sur le dossier du fauteuil capitonnĂ© pour ne pas les abĂźmer.
Je jette un regard furtif vers mon cellulaire, catapultĂ© Ă lâautre bout du canapĂ© quinze minutes plus tĂŽt. Oubliant ma rĂ©solution, un peu honteuse, je mâĂ©lance vers lui et le rĂ©cupĂšre dâun geste brusque. Je lâal-lume, lâĂ©teins aussitĂŽt. Onze heures cinquante-six. Je fais rapidement le calcul. Deux heures. Deux heures que Xavier aurait dĂ» ĂȘtre Ă la maison. Deux heures dâinterminable attente. Dâautant plus que mon dernier texto est demeurĂ© sans rĂ©ponse. Jâai si soif. Jâempoigne la bouteille de Clos Sainte Hune 2008, achetĂ©e spĂ©cialement pour lâoccasion. Je la porte Ă ma bouche. Plus une goutte. Quel gĂąchis.
Jâai besoin dâune cigarette. Comme chaque fois que je bois trop. Aujourdâhui encore plus que dâhabitude. Ă califourchon sur lâaccoudoir du canapĂ©, je cherche mon paquet de secours, dissimulĂ© dans le dernier tiroir du secrĂ©taire. Je fouille avec acharnement, paniquĂ©e Ă lâidĂ©e que lâun des garçons lâait trouvĂ©. Enfin le voilĂ , sous une pile dâobjets dis-parates. JâĂ©bauche un sourire. Je cherche du feu et dĂ©niche un carton dâallumettes provenant dâun resto sicilien visitĂ© durant nos vacances lâautomne dernier. MĂȘme si je suis censĂ©e avoir arrĂȘtĂ© un an plus tĂŽt, quâil est interdit de fumer dans la maison, que Xavier ne supporte pas lâodeur, je hausse les Ă©paules et allume la cigarette avec nonchalance. Il nâavait quâĂ ĂȘtre lĂ . Tant pis pour lui. La bouche en cĆur, je crache la fumĂ©e, qui tourbillonne au-dessus de ma tĂȘte, et la regarde, amusĂ©e, se faufiler au travers du moustiquaire, aspirĂ©e par la nuit dĂ©chirĂ©e ici et lĂ de fugaces Ă©clats.
La derniĂšre bouffĂ©e, dĂ©jĂ . Je noie la cigarette dans un crachat au fond de la bouteille de vin, puis jâallume Ă nouveau mon cellulaire. Je compose le numĂ©ro de Xavier. Encore sa boĂźte vocale. Je raccroche et commence Ă lui Ă©crire un texto rempli de reproches et dâinsultes, que jâefface Ă la derniĂšre seconde. Jâouvre plutĂŽt Facebook dans lâespoir dây
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apprendre des informations supplĂ©mentaires sur son emploi du temps de la journĂ©e. Rien. La derniĂšre image publiĂ©e sur son profil date de quatre jours, un souvenir dâun cocktail dĂźnatoire organisĂ© par le cabinet. Dâun Ćil dĂ©sintĂ©ressĂ©, je fais dĂ©filer mon fil dâactualitĂ©. MylĂšne a changĂ© sa photo de profil. Elle pose dans un minuscule bikini blanc sur une plage dĂ©serte dâAruba. Cette vision mâirrite. Encore plus lorsque je lis les nombreux commentaires sur son corps de rĂȘve, trĂšs moyen Ă mon avis. Je dĂ©cide de ne pas aimer la publication et cela me fait un bien fou. Je bifurque vers ma page et observe avec attention ma propre photo de profil, prise Ă notre arrivĂ©e au rĂ©putĂ© Jules Verne lors de notre derniĂšre escapade Ă Paris. Elle mâapparaĂźt morne tout Ă coup. DĂ©nuĂ©e dâintĂ©rĂȘt. Deux semaines dĂ©jĂ ... Je nâai pas lâhabitude de tarder autant. Je devrais mây mettre. Demain, peut-ĂȘtre. Ce soir, je suis fatiguĂ©e. Trop fatiguĂ©e pour me lancer dans la dĂ©licate et complexe tĂąche quâest la prise dâun selfie rĂ©ussi. JâĂ©teins mon cellulaire, puis les yeux quelques secondes, histoire de reprendre mes esprits avant lâarrivĂ©e de ce cher Ă©poux qui, sans doute, ne devrait pas tarder.
Je riais de tout et de rien. Je lâĂ©coutais sans lâentendre me parler de son travail et nâavais quâune seule idĂ©e en tĂȘte : lâembrasser. Je fixais ses lĂšvres moites, rougies par le vin. Il fallait quâil se passe quelque chose dans ma vie routiniĂšre. Quelque chose de surprenant, dâinattendu. Il fallait que je couche avec quelquâun. Ce soir.
Le claquement de la porte dâentrĂ©e me rĂ©veille brusquement. Je constate, non sans stupĂ©faction, quâil fait jour. Je frotte avec vigueur mon visage, boursouflĂ© et assĂ©chĂ© par la dĂ©shydratation. DĂ©sorientĂ©e, je dĂ©taille les lieux et rĂ©alise avec effroi que je suis toujours dans le
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solarium, que je ne porte que ma petite culotte et mon soutien-gorge dâune gĂȘnante, Ă©clatante blancheur. Seule une couverture de coton recouvre une partie de mes jambes repliĂ©es et endolories. La piĂšce semble si diffĂ©rente. LibĂ©rĂ©e de ses angoisses de la nuit. Tout comme moi. Pourtant, rien nâa changĂ©. Tout est Ă sa place. Jâen suis surprise. SoulagĂ©e, surtout.
Je me lĂšve tout en regardant lâheure sur mon cellulaire. Huit heures. Jâai fait la grasse matinĂ©e. Dâune main nerveuse, je cache le paquet de cigarettes dans le tiroir. Je rĂ©cupĂšre la couverture, lâenroule autour de mon corps dĂ©nudĂ©. Je me dirige vers le mur entiĂšrement vitrĂ© et jâouvre dâun coup sec les voilages. Il fait beau et chaud Ă lâextĂ©rieur, le vent sec a chassĂ© lâhumiditĂ© de la nuit mystĂ©rieusement Ă©vaporĂ©e. Lâeau cristalline de la piscine scintille dĂ©jĂ au soleil; une brise de pelouse et de fleurs mouillĂ©es embaume lâair dâun dĂ©licieux parfum. Je prends une profonde inspiration. La vue de notre cour, nouvellement amĂ©nagĂ©e Ă la suite dâinterminables semaines de travaux, chasse, du moins lâespace dâun instant, le souvenir de cette horrible soirĂ©e. Je referme les fenĂȘtres.
Je me rends jusquâĂ lâembrasure de la porte. Jâappelle Xavier. Aucune rĂ©ponse. Comme tous les samedis matin depuis le dĂ©but de lâĂ©tĂ©, il a dĂ» aller courir un dix kilomĂštres avant dâaller au cabinet. Je dĂ©pose ma jupe et ma blouse dans la pile de vĂȘtements Ă apporter chez le nettoyeur, puis je dissimule la bouteille de vin souillĂ©e de cendres au fond de la poubelle du garage. Maintenant, direction la douche.
Vers la fin de la soirĂ©e, il est passĂ© Ă la vitesse supĂ©rieure et sâest mis Ă me draguer de façon plus cavaliĂšre. Jâai senti lâexcitation monter. De mĂȘme que la nervositĂ©. Quand les invitĂ©s se sont mis Ă quitter la place, il mâa prise par la main et mâa offert de prendre un dernier verre chez lui. Jâai acceptĂ© par un long baiser. Jâaurais Ă©tĂ© folle de refuser.
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Au moment oĂč je redescends lâescalier, la porte dâentrĂ©e claque Ă nouveau. Deux secondes plus tard, Xavier et moi nous retrouvons face Ă face. Je le salue dâun bonjour discret, aimable. En retour, il me fait un lĂ©ger signe de tĂȘte, quâil a rouge et dĂ©goulinante de sueur, aprĂšs quoi il se faufile Ă lâĂ©tage. Jâen profite pour faire du cafĂ© et engloutir un grand verre dâeau citronnĂ©e, un dĂ©lice pour ma gorge sur le point de se fissurer. Pour la forme, je me prĂ©pare une rĂŽtie, sur laquelle jâĂ©tale deux lĂ©gĂšres couches de confiture aux bleuets sauvages, cadeau reçu hier de lâun de mes clients.
ParĂ© dâun sombre complet, Xavier me rejoint dans la cuisine. Il sâassoit Ă mes cĂŽtĂ©s et se plaint que la chaleur dans la maison est insou-tenable, quâil faut sans tarder appeler le rĂ©parateur de la thermopompe, vraisemblablement brisĂ©e. Je lui promets dây voir au courant de la mati-nĂ©e. Satisfait, il se met Ă lire le journal sur sa tablette tout en pigeant nonchalamment dans le bol de fruits frais au centre de la table. Je suis estomaquĂ©e. Xavier ne pose aucun geste inhabituel. Ne me prĂ©sente aucune excuse. Ne me questionne pas sur mon absence de la nuit. Lâa-t-il mĂȘme remarquĂ©e ?
Ă la dĂ©robĂ©e, je le regarde Ă©plucher une orange surdimensionnĂ©e, engloutir un Ă un ses quartiers bien juteux. Son visage est impassible. Seuls ses sourcils semblent animĂ©s et bougent au grĂ© de sa lecture. Je ne sais si je dois mentionner quelque chose ou pas. Lui dire que je lâai attendu toute la soirĂ©e. Quâil nâa pas rĂ©pondu Ă mon dernier texto. Que, oui, jâai fumĂ© dans la maison. Que jâai laissĂ© les fenĂȘtres du sola-rium ouvertes lors dâune soirĂ©e orageuse. Que je me suis endormie sur le canapĂ© ivre et dĂ©sespĂ©rĂ©ment seule. Seule. Jâai envie de crier, de le questionner sur les raisons de son absence, sur lâheure de son retour. Je continue plutĂŽt de lâobserver dâun air faussement dĂ©tachĂ©. Je me lĂšve pour me servir un second cafĂ©.
Nous buvons en silence lorsque le téléphone de la maison retentit. Je sursaute et ne peux réprimer un faible cri. Xavier, visiblement ennuyé,
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lĂšve la tĂȘte vers moi et soupire son mĂ©contentement derriĂšre sa tasse fumante. Il se remet Ă lire le journal. Tout dans son attitude mâindique que la tĂąche de rĂ©pondre mâincombe et quâil vaut mieux quitter la piĂšce pour le faire. Parvenue au vestibule, je rĂ©ponds avec une pointe de ner-vositĂ© aggravĂ©e lorsque je reconnais la voix au bout du fil, qui prononce mon nom comme une plainte. Marie pleure. Presque exagĂ©rĂ©ment. Je suis Ă©tonnĂ©e : nous nous parlons que trĂšs rarement, trois Ă quatre fois par annĂ©e tout au plus, et nos conversations ont toujours une raison bien prĂ©cise, de nature organisationnelle.
MalgrĂ© lâabsence de bruits ambiants, jâai du mal Ă saisir les raisons de son appel. Ses lamentations sont noyĂ©es dans un torrent de san-glots et de bĂ©gaiements, aussi dois-je lui faire rĂ©pĂ©ter par trois fois, non sans irritation, les Ă©lĂ©ments de son rĂ©cit dĂ©cousu. Faisant preuve dâune patience exemplaire, je parviens Ă lier les mots entre eux : Martin vient de lui avouer, aprĂšs plusieurs mois de mensonges, quâil a une maĂźtresse, une mannequin aux attributs fort gĂ©nĂ©reux de vingt-cinq ans. Elle nâa pas eu le choix de le quitter.
Bien que peu surprise de la nouvelle, la ville entiĂšre est au fait du penchant de mon beau-frĂšre pour les jolies jeunes femmes, je simule la stupĂ©faction, mâexclame mĂȘme. Je lance au passage un qualificatif grossier, qui semble la satisfaire. Je ne peux mâempĂȘcher de sourire. Jâattends ce dĂ©nouement depuis si longtemps dĂ©jĂ , depuis le tout dĂ©but de leur relation pour dire vrai. Je nâai jamais compris ce quâelle pouvait lui trouver : un photographe de bas niveau, sans le sou, Ă lâallure pouil-leuse. Un loser, quoi.
Marie parvient Ă se calmer et me met au courant des dĂ©tails sordides de lâhistoire. Dissimulant mon exaspĂ©ration, je me force Ă lâĂ©couter dâune oreille attentive. Jâanalyse la situation, comme je lâai fait si souvent lorsque nous Ă©tions adolescentes. Trouver les bons mots, câest un perpĂ©tuel dĂ©fi. Et jâaime jouer le jeu : jâai en retour lâimpression dâĂȘtre indestructible.
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InĂ©branlable. Mais aujourdâhui, je nâen retire pas autant de plaisir que dâhabitude ou, du moins, que je lâespĂ©rais. Lâannonce de Marie me trouble.
Jâapprends la nouvelle Ă Xavier dĂšs mon retour dans la cuisine. Il lĂšve les yeux au plafond, lance une rĂ©plique pince-sans-rire, que je feins de ne pas entendre, et se repenche sur les nouvelles Ă©conomiques du jour, dont il suit les variations avec passion. Je tousse pour attirer son attention. Il ne semble pas mâentendre. Ses yeux demeurent rivĂ©s sur sa tablette, gardienne de merveilleux secrets. Je le fixe plusieurs secondes encore. En vain. Aucune question ni aucun commentaire ne vient. Seulement une sorte de grognement affirmatif lorsque je lui demande, dâun ton irritĂ©, sâil saisit la gravitĂ© de la situation. ChavirĂ©e sans trop comprendre pourquoi â je ne me laisse habituellement pas affecter par les histoires des autres, surtout celles de Marie â, je dĂ©pose ma vaisselle sale dans lâĂ©vier et mâĂ©lance vers la cour arriĂšre.
Le patio est une fois de plus dĂ©pourvu de chaises. Xavier a la fĂącheuse manie de les ranger dans le garage aprĂšs chaque utilisation pour les protĂ©ger des voleurs, des intempĂ©ries, ou de je ne sais trop quoi. Il faut dire que lâensemble est une crĂ©ation unique, faite sur mesure par un Ă©bĂ©niste de renom, dont la liste dâattente se mesure en annĂ©es. Depuis trois ans, nous nous obstinons chaque semaine de la saison estivale sur la nĂ©cessitĂ© de telles prĂ©cautions, surtout lorsque nous recevons Ă la derniĂšre minute et que, mal Ă lâaise, je dois trouver des excuses devant nos invitĂ©s intriguĂ©s dâune telle disposition.
EnnuyĂ©e Ă lâidĂ©e de devoir me rendre au garage, je mâassois plutĂŽt dans les marches de lâescalier. Le regard perdu dans notre nouvelle pis-cine creusĂ©e, je me remĂ©more en boucle ma conversation avec Marie, ses paroles sur lâattitude cachottiĂšre de Martin des derniers mois, ses absences rĂ©pĂ©tĂ©es. Lâangoisse me gagne. Je me lĂšve dâun bond. Je contourne la chute dâeau chaude, qui se dĂ©verse dans le spa contigu Ă la piscine, puis cours vers notre grand jardin, amĂ©nagĂ© cette annĂ©e, qui fait lâenvie de toutes mes amies cuisiniĂšres et dont les victuailles permettront
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Ă Luisa de nous concocter de savoureux plats jusquâĂ lâautomne. Sans Ă©gard pour mes pantalons de lin, je mâagenouille au sol, me cache au cĆur des hauts feuillages et caresse dĂ©licatement la terre encore humide. Je hume lâodeur pleine et savoureuse des fines herbes et des plants de tomate. Jâai une soudaine envie de pleurer, ça me dĂ©goĂ»te. La scĂšne est si ridicule; jâessuie violemment la larme que je sens couler le long de ma joue, tachĂ©e du mĂȘme coup. Je me redresse et ravale mes sanglots. Câest la faute Ă notre dixiĂšme anniversaire de mariage. Ă la liste des prĂ©paratifs de derniĂšre minute qui ne cesse de sâallonger, aux problĂšmes Ă rĂ©gler qui sâaccumulent sans prĂ©avis. Câest la faute au stress, voilĂ tout.
Xavier mâappelle. Il est lâheure dâaller cueillir les garçons, qui ont passĂ© la nuit chez un ami. Il doit avoir rĂ©pĂ©tĂ© mon nom plusieurs fois puisquâil hurle Ă pleins poumons dans le cadre de la porte-patio. Quelque peu dĂ©sorientĂ©e, je scrute les alentours en espĂ©rant quâaucun voisin nâa entendu ses cris. Je rĂ©ussis Ă bafouiller que je ne tarderai pas.
Cinq minutes sâĂ©coulent avant que je me ressaisisse. Je pĂ©nĂštre Ă lâintĂ©rieur de la maison et, en prenant soin dâĂ©viter Xavier, monte directement Ă lâĂ©tage. Par chance, il semble sâĂȘtre enfermĂ© dans son bureau. Je fais pareil dans la salle de bain. Face au lavabo, je frotte avec intensitĂ© mes mains et mes ongles encrassĂ©s, aprĂšs quoi je change de vĂȘtements et laisse ceux-ci en boule sur le plancher de mon walk-in, quâil faudra nettoyer dâun coup de balai avant le passage de la femme de mĂ©nage lundi matin. Deux minutes plus tard, une nouvelle couche de fond de teint appliquĂ©e sur mon visage couperosĂ©, je redescends au rez-de-chaussĂ©e et passe devant le bureau de Xavier. La porte est fermĂ©e. Je sors sans le saluer.
On a fait lâamour trois fois de suite cette nuit-lĂ . Sans trop savoir comment ni pourquoi, jâavais su dĂšs le dĂ©part quâil serait un bon amant. Je nâai pas Ă©tĂ© déçue. Par contre, je ne pouvais mâempĂȘcher
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de fermer les yeux et de mâimaginer ailleurs. Avec lui. Lui qui me caressait et me pĂ©nĂ©trait, me susurrait des mots salaces pour mâexciter davantage. Si seulement... Jâentendais presque sa voix suave au creux de mon oreille. Lâespace dâun instant, grĂące Ă lâalcool sans doute, jâai mĂȘme rĂ©ussi Ă croire que câĂ©tait lui qui partageait mon lit.
Ădouard et Paul ne tarissent pas de dĂ©tails sur leur soirĂ©e. Je demeure un brin distante, silencieuse surtout. En fait, je laisse toute la place Ă lâexcitation des garçons, qui ont organisĂ© une journĂ©e piscine Ă la maison avec plusieurs de leurs amis. Comme tous les samedis, je les conduis au magasin dâĂ©lectronique pour faire lâachat dâun nouveau jeu vidĂ©o, jâarrĂȘte chez le nettoyeur pour dĂ©poser la pile de vĂȘtements sales et rĂ©cupĂ©rer les complets de Xavier laissĂ©s trois jours plus tĂŽt. Sur le chemin, jâarrĂȘte aussi au supermarchĂ©, oĂč jâachĂšte le nĂ©cessaire pour nourrir un groupe de prĂ©adolescents en pleine croissance. Nous rentrons Ă la maison peu avant midi, la voiture dĂ©bordante de provisions. AprĂšs maintes nĂ©gociations, Ădouard et Paul acceptent finalement de me don-ner un coup de main et sortent les sacs de la voiture, que je trouve jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur le pas de la porte dâentrĂ©e plutĂŽt que, comme demandĂ©, sur le comptoir de la cuisine. Aucune trace des garçons, mystĂ©rieuse-ment volatilisĂ©s. Je ravale mon dĂ©sir de leur crier dessus. De les punir. Comment pourrais-je ? Je les ai Ă peine vus cette semaine. Je me rĂ©sous Ă dĂ©faire les sacs dâĂ©picerie et Ă ranger la nourriture, seule. Jâai envie de me sauver. Si seulement Luisa pouvait ĂȘtre ici.
Les deux garçons dans leurs chambres, Xavier Ă son bureau pour lâaprĂšs-midi, je ne peux mâempĂȘcher de ressasser les confidences de Marie, de dissĂ©quer chaque mot prononcĂ©. Pour me changer les idĂ©es, je tente de faire dĂ©river mon attention sur mes Ă©chĂ©anciers de la semaine; jâĂ©coute Ă plein volume une musique entraĂźnante dans mon iPod. Rien nây fait.
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Ses paroles tournoient dans ma tĂȘte, sây entrechoquent. LâindiffĂ©rence de Xavier des derniers mois. Ses absences rĂ©pĂ©tĂ©es. Ses retards. Que va-t-il se passer maintenant ? Marie va-t-elle tenter de reconquĂ©rir Martin ? Qui est cette jeune mannequin ? Je suis avide de dĂ©tails.
Au petit matin, nous avons refait lâamour une derniĂšre fois sous les couvertures. Sans surprise, il mâa proposĂ© que lâon se reprenne sous peu. Dâun air espiĂšgle, jâai souri, puis, sans le quitter du regard, lui ai promis dây rĂ©flĂ©chir...
Je façonne machinalement des boulettes Ă hamburgers lorsque la sonnerie de la porte dâentrĂ©e retentit. Les garçons dĂ©valent lâescalier tout en se poussant pour dĂ©terminer le vainqueur de cette course improvisĂ©e. Je leur crie de se calmer, leur ordonne de cesser leurs niaiseries avant de se blesser. Jâentends la porte sâouvrir, puis la voix enjouĂ©e des jumeaux. Je me lave les mains, replace ma frange de travers et vais dans le vestibule saluer leur mĂšre, avec qui jâĂ©change des paroles convenues sur lâorage violent de la nuit, sur notre nouvelle cour, dont on ne cesse de vanter les merveilleux attributs dans le quartier. Quelques minutes plus tard, tous les enfants invitĂ©s sont arrivĂ©s. Il ne manque plus que Luisa, appelĂ©e Ă la rescousse pour me donner un coup de main avec la cuisson au barbecue et le service.
Les garçons ingurgitent le repas Ă une vitesse inimaginable. Tout de suite aprĂšs, Luisa, de ses mains de fĂ©e, range lâimportant dĂ©sordre qui rĂšgne sur la terrasse et dans la cuisine. Je profite de lâaccalmie pour prendre des photos dâĂdouard et de Paul tout en mâassurant dâavoir la piscine et la chute dâeau en arriĂšre-plan. Je les publie sur Facebook et Instagram avec la mention #pool party, et jâattends les commentaires Ă©lo-gieux, qui ne tardent pas Ă apparaĂźtre Ă lâĂ©cran. Jâai bien fait de retoucher
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les images en noir et blanc. Celles-ci semblent tout droit sorties dâun film europĂ©en des annĂ©es soixante. LâesthĂ©tique est parfaite.
Sa tĂąche terminĂ©e, Luisa embrasse les garçons, puis quitte la maison pour assister Ă une fĂȘte dâanniversaire chez sa fille. Je passe le restant de lâaprĂšs-midi Ă surveiller la ribambelle de prĂ©adolescents excitĂ©s exĂ©cuter Ă la chaĂźne bombes et plongeons dans lâeau salĂ©e. ParĂ©e de mes lunettes fumĂ©es, un verre de sangria Ă la main, je ne peux quâenvier la lĂ©gĂšretĂ© de leurs fous rires. La nouvelle piscine est un succĂšs phĂ©nomĂ©nal. Elle sera la star de lâĂ©tĂ©. Les garçons aussi. Il faudra dâailleurs penser Ă orga-niser une soirĂ©e de dĂ©voilement pour nos nombreuses connaissances. Je devrai y voir aprĂšs notre anniversaire. Je programme un rappel dans mon cellulaire.
Charlot est le dernier Ă partir. Pendant quâil rĂ©cupĂšre ses choses Ă©parpillĂ©es un peu partout dans la maison, je discute quelques minutes avec son pĂšre, qui vient dâĂȘtre promu chirurgien en chef du CHUM, le fĂ©licite chaleureusement. La porte refermĂ©e, je monte Ă lâĂ©tage pour me prĂ©parer, Xavier et moi sommes attendus pour souper chez lâun de ses anciens collĂšgues. FidĂšle Ă mes habitudes, je passe plus dâune heure dans la salle de bain : maquillage discret et lĂ©ger, coiffure relĂąchĂ©e, mais Ă©tudiĂ©e; tout y passe et doit ĂȘtre parfait. Ensuite, je fais un long dĂ©filĂ© devant le miroir pour examiner mes nouveaux vĂȘtements, achetĂ©s en dĂ©but de saison. Le choix sâavĂšre difficile : rien ne semble mâaller. Aucune tenue nâest assez Ă©poustouflante. Quelque chose cloche sur cha-cune dâentre elles. Câest frustrant. Je me sens laide. Vieille. Je repense Ă la photo de MylĂšne en bikini. Ă son corps Ă©tranger Ă la maternitĂ©. Jâessaie dix fois chaque morceau avant de tout laisser en plan sur le plancher. En dernier recours, jâessaie ma petite robe noire MĂ©lissa Nepton achetĂ©e lâan passĂ©. ĂlĂ©gante et sexy avec son dĂ©colletĂ© plongeant, cette robe attire tous les regards sur mes seins nouvellement refaits, ce qui est un plus. Je me regarde longuement dans le miroir et pousse un soupir. Jâai rĂ©ussi Ă obtenir le rĂ©sultat voulu. Provoquer lâenvie. HabillĂ©e de cette façon, je
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peux rivaliser avec des jeunes femmes cĂ©libataires et sans enfants. Rien ne me rend aussi fiĂšre. Jâaime lâidĂ©e dâĂȘtre sĂ©duisante sans que les gens voient tous les efforts investis. Et ce soir, jâai parfaitement bien rĂ©ussi.
Je sors de la chambre la tĂȘte haute, un vent fruitĂ© et lĂ©gĂšrement Ă©picĂ© voguant derriĂšre moi. Dans le salon, je prends quelques minutes pour bavarder avec la gardienne des enfants, qui me complimente dâemblĂ©e sur ma tenue pendant que Xavier, rentrĂ© Ă la derniĂšre minute du travail, se douche et finit de se prĂ©parer. La soirĂ©e commence bien : je suis prĂȘte Ă briller.
Je meurs dâenvie de le voir. Ăa fait si longtemps. Trois mois au moins. Mon estomac se noue dĂšs que jây pense. Mais je sais que je serai dĂ©molie aprĂšs. Chaque fois, câest pareil. Jâai besoin de plusieurs jours pour mâen remettre. Des semaines, mĂȘme... Qui sait, peut-ĂȘtre cette fois-ci sera diffĂ©rente ? Peut-ĂȘtre vais-je me rendre compte que je suis passĂ©e Ă autre chose ? Quâil me laisse indiffĂ©rente ? Quel soulagement ce serait.
Dans le taxi jusquâau Vieux-Port, aucun mot nâest prononcĂ©. Xavier a eu une mauvaise journĂ©e au travail et contient Ă grand-peine sa mauvaise humeur. Sans les enfants, nos trajets en voiture se dĂ©roulent presque toujours ainsi : je tente de faire la conversation durant les trois premiers kilomĂštres puis, prisonniĂšre dâun silence pesant, je finis par me taire et lorsque nous arrivons Ă destination, Xavier change radicalement dâhumeur. Jâen oublie du mĂȘme coup mon malaise : je mâaccroche un sourire dans le visage, me laisse tenter par le flot dâalcool, dont jâabuse la majoritĂ© du temps. Je me prĂȘte au jeu fĂ©roce des conversations. Et ce soir ne fera pas exception.
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978-2-924461-56-3
La valseElle valse dâune soirĂ©e Ă lâautre avec dĂ©sinvolture, distribue sans compter caresses,
baisers et poignées de main, agrémente les conversations de ses nombreux exploits.
Tout y passe : son mariage parfait, ses succĂšs professionnels, ses enfants au collĂšge
privé, son prochain voyage à Bali tandis que, le teint hùlé, elle descend tout juste de
lâavion. Tout lui sourit, jusquâau jour oĂč sa sĆur lui annonce sa sĂ©paration de son
conjoint, qui la trompait avec une femme plus jeune, plus jolie. Ăvidemment. Et voilĂ
que les doutes sur son monde parfait lâassaillent.
Dans un étrange soliloque à deux voix, une femme détaille ses moindres faits et gestes,
Ă la recherche dâune possible faille quâil faudra masquer. Elle ne peut faire autrement.
Elle incarne la vie rĂȘvĂ©e. Une vie rĂ©Ă©crite dans le regard de lâAutre.
Karine Geoffrion est originaire de MontrĂ©al. DĂ©tentrice dâune maĂźtrise en Ă©tudes littĂ©raires de lâUQĂM, elle sâintĂ©resse au rapport quâentretient la littĂ©rature avec la psychologie et la sociologie. Depuis plusieurs annĂ©es, câest au cĆur du quartier Rosemont quâelle sâadonne Ă lâĂ©criture auprĂšs de ses deux fils. Elle a publiĂ© un premier roman, Ăloi et la mer, aux Ăditions SĂ©maphore en 2015. Avec ce second roman, elle sâimpose comme portraitiste de ces femmes consumĂ©es par le vide.