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Maurice Leblanc
LA VIE EXTRAVAGANTE DE BALTHAZAR
1925
édité par les Bourlapapey, bibliothÚque numérique romande
www.ebooks-bnr.com
Table des matiĂšres
CHAPITRE PREMIER Le hĂ©ros dâun roman nâest pas toujours un hĂ©ros ...................................................................... 5
CHAPITRE II Seuls les faits de la vie quotidienne sont Ă la taille de notre destin ............................................................... 17
CHAPITRE III La prédiction de la somnambule ................. 26
CHAPITRE IV Les Ă©vĂ©nements revĂȘtent quelquefois les apparences du plus mauvais roman dâaventures ................. 36
CHAPITRE V Le « DĂ© dâargent » et les « Lions de lâAtlas » . 53
CHAPITRE VI Fridolin vaut un régiment ............................. 69
CHAPITRE VII Il y a toujours de la place dans un tendre cĆur ........................................................................................84
CHAPITRE VIII « Je meurs sans regrets, puisque câest pour la bonne cause »............................................................. 92
CHAPITRE IX Il nous est plus difficile de connaĂźtre la raison de notre bonheur que celle de nos tourments .......... 101
CHAPITRE X Aimer⊠Tuer .................................................. 112
CHAPITRE XI Mané⊠Thécel⊠PharÚs⊠............................ 121
CHAPITRE XII « Regarde dâabord auprĂšs de toi » ........... 134
Ce livre numérique ................................................................ 150
La ligne est vague et conventionnelle entre ce qui est vrai-semblable et ce qui ne lâest point. Il suffit de bien peu de chose pour quâune Ćuvre dâimagination tourne vers la parodie et que des personnages quâon a voulu pathĂ©tiques fassent figure co-mique et absurde.
Si je nâai pas pu, en ce livre, Ă©viter cet Ă©cueil, je ne mâen soucie guĂšre. Avant tout, je redoute le guindĂ©, le compassĂ©, dâavoir lâair de croire que câest arrivĂ© et de paraĂźtre prendre au sĂ©rieux ce qui ne tire sa valeur que de la fantaisie quâon y ap-
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porte, de la bonne humeur, de lâexceptionnel, et mĂȘme de lâextravagant.
Sourire quand on imagine et que lâon Ă©crit, câest inciter Ă croire ceux qui vous lisent. Je nâai jamais prĂ©tendu faire penser, mais tout simplement amuser et distraire. Sans doute est-ce lĂ une ambition proportionnĂ©e Ă mes moyens.
MAURICE LEBLANC
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CHAPITRE PREMIER
Le hĂ©ros dâun roman nâest pas toujours un hĂ©ros
â Ainsi, mon petit monsieur, vous avez pu croire que moi, Charles Rondot, commerçant honorable, et connu comme tel dans les quartiers des Batignolles, jâaccorderais la main de ma fille Ă un homme qui nâa pas de pĂšre ?
Le haut du corps agressif, les bras croisĂ©s et projetĂ©s en avant de la poitrine, la figure Ă©carlate, les sourcils en bataille ainsi que les crocs de la moustache, le buste trop lourd pour les jambes fluettes, Charles Rondot aurait dĂ» logiquement perdre lâĂ©quilibre et sâĂ©crouler sur le malheureux prĂ©tendant dont lâaudace le gonflait dâindignation.
Balthazar sâen rendit compte avec effroi. Assis du bout des fesses Ă lâextrĂȘme bord dâune chaise, il se faisait tout petit de-vant la menace, rentrait son cou dans son faux col, cachait son unique gant jaune beurre dans son chapeau haut de forme, et son chapeau sous le pan dâune redingote noire dont les mites nâavaient pas dĂ©daignĂ© le drap luisant.
Dâaspect chĂ©tif, les genoux et les coudes pointus, Balthazar Ă©tait mince et pĂąle. Son menton et ses joues sâornaient dâune toison molle et soyeuse comme des cheveux, tandis que son crĂąne portait une vĂ©gĂ©tation courte et drue comme les poils
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dâune barbe clairsemĂ©e. Le nez Ă©tait large et sensuel, un nez dâhomme gras, les yeux aimables et doux.
Essayant de plaisanter, il insinua timidement :
â Tout enfant suppose un pĂšre, cher monsieurâŠ
â Un enfant qui nâa pas de nom nâa pas de pĂšre, jeune homme ! rugit Charles Rondot et quand on nâa ni pĂšre, ni Ă©tat civil, ni situation sociale, ni domicile avouable, on ne cherche pas Ă capter la confiance dâun honorable commerçant.
â Pas de domicile ! sâĂ©cria Balthazar qui se rebiffait. Et la villa des DanaĂŻdes ? Pas de situation ! Et mon poste de profes-seur ?
La colĂšre de lâhonorable commerçant tomba dâun coup pour faire place Ă une hilaritĂ© qui lui secouait le ventre.
â La villa des DanaĂŻdes !⊠Monsieur Balthazar, profes-seur ! Ah ! parlons-en !âŠ
Le rire ne seyait pas Ă un entretien de ce genre. Charles Rondot se contint. ArmĂ© dâune gravitĂ© soudaine, et gardant un silence que Balthazar nâaurait pas osĂ© rompre, il mesura dâun pas rĂ©flĂ©chi la piĂšce qui lui servait de bureau particulier, en ar-riĂšre de ses magasins.
Lorsque son discours fut prĂȘt, il se planta devant Balthazar et prononça, en maniĂšre de prĂ©ambule :
â Il y a deux mois, jeune homme, que vous avez rencontrĂ© ma fille Yolande, au cours de demoiselles oĂč vous professez « la philosophie quotidienne ». Ma fille, mordant, comme elle dit, Ă cette branche de lâĂ©ducation moderne, mais nâayant pas saisi un traĂźtre mot de vos confĂ©rences, abandonna le cours et vous fit demander des rĂ©pĂ©titions particuliĂšres. Elles eurent lieu chez nous, et vous donnĂšrent lâoccasion de si bien prendre pied dans la maison, de vous insinuer si adroitement dans les bonnes grĂąces de votre Ă©lĂšve, quâun beau jour â il y a de cela une se-
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maine â elle faisait allusion devant moi Ă certain projet de ma-riageâŠ
Balthazar eĂ»t pu interrompre Charles Rondot et objecter quâil nâaurait jamais levĂ© les yeux sur Mlle Rondot, si elle ne lui avait, elle-mĂȘme, Ă brĂ»le-pourpoint, dĂ©clarĂ© une flamme dâautant plus inattendue quâil ne se croyait ni les qualitĂ©s, ni le physique dâun sĂ©ducteur. Mais Charles Rondot reprenait dĂ©jĂ :
â Un mariage entre ma fille et vous ! Ăvidemment, Yo-lande a subi une de ces crises qui jettent les jeunes filles les plus adroites Ă la tĂȘte du premier imbĂ©cile qui passe. Câest une enfant un peu exaltĂ©e, trop assidue aux matinĂ©es de la ComĂ©die-Française, et qui, elle-mĂȘme, « fait » de la poĂ©sie. Donc, simple toquade de sa part, et dont jâaurais pu ne pas me soucier. Nâimporte ! Une heure aprĂšs, je mâadressais Ă lâagence de ren-seignements X. Y. Z. Qui Ă©tiez-vous ? DâoĂč sortiez-vous ? Quels moyens dâexistence ? X. Y. Z. a poursuivi son enquĂȘte. Voici la rĂ©ponse, monsieur.
Du revers de ses doigts, Charles Rondot frappait sur une lettre dĂ©pliĂ©e, et regardait Balthazar avec lâĆil sĂ©vĂšre du juge dâinstruction qui ouvre, devant le prĂ©venu, un dossier tout cra-quant de preuves.
Le prĂ©venu nâen menait pas large. On lâeĂ»t mis en face dâun cadavre dĂ©pecĂ© quâil nâaurait pas fait plus mĂ©diocre contenance.
Et le juge dâinstruction commença :
â Le sieur Balthazar⊠â une pause lourde de suspicion, lâĆil devint sarcastique appelle-t-on sieur un homme qui nâa rien sur la conscience ? â le sieur Balthazar habite, si jâose mâexprimer ainsi, par derriĂšre la butte Montmartre et au-delĂ des fortifications, dans un terrain oĂč grouillent des cahutes et des « cambuses » de chiffonniers, et que lâon appelle la CitĂ© des Baraques. La villa des DanaĂŻdes, Ă laquelle on accĂšde par un ruisseau de boue et de dĂ©tritus, se compose dâun petit enclos, de
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deux arbres morts et dâun vaste tonneau qui sert de chambre Ă coucher, de salon et de cuisine. Sur la barriĂšre, on lit : Baltha-zar, professeur. Professeur de quoi ? De tout et de rien, pour-rait-on dire. PrĂ©cisons. Professeur de philosophie quotidienne pour demoiselles, de tango pour dames mĂ»res, et de prononcia-tion française pour Ă©trangers⊠Professeur de dĂ©gustation dans un « bouchon » de Montmartre. Professeur de billard et de cu-lottage de pipes Ă Clignancourt⊠etc. Ces divers mĂ©tiers ne lui rapportent pas grand-chose, ce qui ne lâempĂȘche pas de sâoffrir les services de la nommĂ©e Coloquinte, petite orpheline qui fait le mĂ©nage de quelques chiffonniers, et notamment nettoie, Ă©ponge, astique, fourbit la villa des DanaĂŻdes. En dehors de cette Coloquinte, quâil intitule sa dactylographe, et de M. Vail-lant du Four, un vieil ivrogne dont la villa est contiguĂ« Ă sa villa, le sieur Balthazar entretient des relations cordiales avec tous ses voisins et ne se gĂȘne pas pour leur faire, Ă lâoccasion, ses confi-dences. « Un enfant trouvĂ©, dit-il, voilĂ ce que je suis⊠trouvĂ© par moi-mĂȘme, un matin de dĂ©cembre, sur une grand-route, et qui, depuis, a mangĂ© comme il a pu, et sâest Ă©levĂ© comme il a pu. Des papiers, des actes de naissance ? un nom de famille ? une mĂšre ? un pĂšre ? BillevesĂ©es ! On sâen passe comme de chaus-settes et de chemises ! » Le sieur Balthazar sâest peut-ĂȘtre passĂ© de chemises et de chaussettes. Il ne sâen passe plus. Il fait mĂȘme empeser ses faux cols, vide des flacons dâodeur, fume des ci-gares de luxe, et glisse parfois cent sous Ă des voisins dans lâembarras⊠Comment expliquer de telles prodigalitĂ©s ? Nous avons poursuivi nos recherches jusquâĂ la derniĂšre limite, et, Ă travers les potins et les exagĂ©rations, fini par dĂ©mĂȘler certains faits corroborĂ©s par les preuves les plus certaines et dont il est assez Ă©trange que la justice nâait pas mĂȘme Ă©tĂ© saisie. Notre rĂŽle se bornant Ă vous renseigner, nous le ferons sans commentaires et en quelques lignes, oĂč nous vous prions de trouver la conclu-sion de notre minutieuse enquĂȘte.
Charles Rondot sâarrĂȘta pour juger de lâeffet produit par cette lecture. Balthazar lui sembla bouleversĂ©. Les yeux fixes, un
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peu de sueur au front, le jeune homme Ă©coutait avec un ahuris-sement visible lâhistoire la plus secrĂšte de sa vie intime.
â Dois-je achever ? demanda M. Rondot de plus en plus sĂ©vĂšre.
Balthazar ne rĂ©pondit pas. Lâhonorable commerçant se pencha vers lui, et, le papier Ă la main, chevrota dâune voix sourde :
â Ă la fin du mois dâaoĂ»t, donc il y a huit mois, le sieur Bal-thazar a reçu, trois jours consĂ©cutifs, la visite dâun gros homme corpulent qui, chaque fois, resta plusieurs heures avec lui et quâil reconduisit jusquâaux fortifications. Or, la semaine sui-vante, les journaux publiaient le portrait du gros homme corpu-lent et annonçaient son arrestation.
« Nous aurons la pudeur de ne pas insĂ©rer ici le nom de ce gros homme, ni celui de la bande redoutable quâil a formĂ©e, et nous ne voulons faire aucune supposition sur les rapports qui ont pu exister entre le cĂ©lĂšbre bandit et le professeur de philo-sophie quotidienne. Mais nous devons noter que câest Ă la suite de ces entrevues que le sieur Balthazar a distribuĂ© de lâargent, dans le but peut-ĂȘtre de prĂ©venir des dĂ©nonciations qui, con-trairement Ă toute vraisemblance, ne se sont pas produites. La maison X. Y. Z. qui ne sâaventure jamais sur le terrain des hypo-thĂšses, soumet les faits Ă votre sagacitĂ©, vous les expliquera de vive voix si cela vous agrĂ©e, et vous prie de recevoir lâassurance de sa respectueuse considĂ©ration.
Le rapport Ă©tait fini. Charles Rondot lâempocha lentement, sans lĂącher des yeux son adversaire. Comment allait-il se dĂ©-fendre ? Quelles raisons valables donnerait-il de ses accoin-tances avec une bande de malfaiteurs ? Complice ou dupe⊠quâĂ©tait-il ?
â Je sais ce qui me reste Ă faire, murmura Balthazar.
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M. Rondot recula, dans la crainte dâun coup de couteau. Mais Balthazar se leva tout simplement, saisit son chapeau et enfila son gant jaune beurre.
â Mes compliments, monsieur.
Et il se disposait Ă sortir, quand soudain il fit face Ă lâhonorable commerçant et lui dit dâun ton ferme :
â Et si je persiste dans ma demande ?
â Si vous persistez ?⊠rĂ©pliqua M. Rondot, que ce revire-ment dĂ©monta.
â Oui, si je maintiens ma prĂ©tention Ă la main de Mlle Yolande, votre fille, Ă quelles conditions me lâaccorderez-vous ?
Il avait tirĂ© de sa redingote un calepin et un crayon, et il at-tendait, lâair digne dâun maĂźtre dâhĂŽtel qui sollicite le menu du client.
M. Rondot Ă©tait suffoquĂ©. Lâadversaire dont le cou maigre Ă©mergeait maintenant du faux col comme un cou de hĂ©ron, lui semblait subitement grandi. Il articula :
â Dâabord vous expliquer sur les visites du gros homme corpulent et sur cette affaire des bandits.
Balthazar nota, en rĂ©pĂ©tant tout haut, et comme si on lui commandait un potage Saint-Germain et un turbotâŠ
â Gros homme corpulent⊠Affaire des bandits⊠Et avec ça ?
â Avec ça, reprit Charles Rondot, tout Ă fait dominé⊠Avec ça, il me faudrait un nom⊠un nom et un pĂšre.
â Un nom et un pĂšre, inscrivit Balthazar. Et puis ?
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â Et puis une situation, que diable ! des appointements !⊠une somme liquide !
â Situation⊠appointements⊠somme liquideâŠ
Balthazar referma son calepin.
â Câest bien, monsieur. Je ne reparaĂźtrai devant vous que le jour oĂč il me sera possible de vous donner satisfaction. Croyez que je mây emploierai de mon mieux, et recevez, mon-sieur, mon humble salut.
Il sâinclina et marcha vers la porte, du pas assurĂ© dâun homme qui a subi crĂąnement les pires Ă©preuves. Il se disposait mĂȘme, aprĂšs avoir ouvert un premier battant capitonnĂ©, Ă se re-tourner et Ă lancer Ă son futur beau-pĂšre un suprĂȘme au revoir, lorsquâil sâaperçut que la porte Ă©tait entrebĂąillĂ©e et quâune forme fĂ©minine se dissimulait dans lâombre dâun couloir attenant au vestibule principal.
â Vous, vous ! Yolande !
Elle lui plaqua les deux mains sur les Ă©paules et chuchota ardemment :
â Vous avez Ă©tĂ© admirable. Vous ĂȘtes mon fiancĂ© Ă la vie, Ă la mort. Allez, mon ami, et gagnez la bataille.
Balthazar essaya faiblement de réagir :
â Ah ! Yolande, tout cela est contraire aux principes de la philosophie quotidienne que je vous ai enseignĂ©e. Il faut tenir nos passions en laisse et rĂ©duire nos rĂȘves Ă la mesure de nos pauvres vies humaines.
â Lâamour emporte tout, Balthazar.
Elle prononçait Balthassar, et les trois syllabes prenaient en sa bouche toute lâampleur que mĂ©rite le nom dâun roi chal-dĂ©en. Ses yeux luisaient dans son beau visage, sa chevelure en
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diadĂšme avait les reflets dâun casque dâacier. Puissante, taillĂ©e en force, plus haute que lui dâune demi-tĂȘte, elle gardait, malgrĂ© lâexaltation de ses paroles, lâattitude majestueuse dâune reine de thĂ©Ăątre.
Balthazar fut Ă©bloui.
â Je gagnerai la bataille, dit-il dâune voix haletante. Je veux vous conquĂ©rir. Vous ĂȘtes ma toison dâor.
Elle pesait si lourdement sur ses Ă©paules dĂ©biles quâil tom-ba Ă genoux et il gĂ©missait, tandis que son chapeau roulait jusquâau vestibule.
â Ma toison dâor !⊠Je vous jure dâatteindre le but... et de me laver de toutes les accusations. Le gros homme corpulent, par exemple, est-ce que je le connais ? Ai-je le temps de lire les journaux ? Et je prouverai aussi que tous ces banditsâŠ
â Ah ! fit-elle, que mâimporte tout cela ! Si vous ĂȘtes lâami dâune bande de brigands, si vous vivez en dehors des lois, irai-je vous le reprocher ? Ayez un nom, Balthassar, retrouvez votre pĂšre⊠Je vous donne six mois pour me conquĂ©rir.
Ils se turent. CourbĂ©e au-dessus de lui, on eĂ»t dit quâelle lâarmait chevalier et lâexpĂ©diait aux croisades.
Puis, avec une passion subite, elle ravagea de baisers la pe-tite vĂ©gĂ©tation de poils qui lui garnissait la tĂȘte et quâil avait par bonheur arrosĂ©e dâeau de Cologne.
â Va, mon Balthassar, combats pour ta Yolande. Va, mon chĂ©ri.
Il sortit en frappant des pieds sur le trottoir et en bombant la poitrine. Jamais allĂ©gresse plus noble et rĂȘve plus gĂ©nĂ©reux ne lâavaient transportĂ©. Et, jamais non plus, aucun but ne lui avait semblĂ© plus facile Ă toucher de la main. Un pĂšre ? Mais ce-la se croise Ă tous les coins de rue ! De lâargent ? Une situation sociale ? Quels enfantillages ! Un peu de volontĂ© suffit.
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Coloquinte, sa dactylographe, lâattendait au square des Ba-tignolles, chargĂ©e dâune Ă©norme serviette en maroquin dont le poids dĂ©formait sa jeune taille. Deux nattes blondes et raides pointaient de dessous sa toque de velours dĂ©fraĂźchie.
â Ăa y est, dit Balthazar.
Il sâassit sur un banc, essoufflĂ© et comme dĂ©gonflĂ© en partie de son effervescence.
â M. Rondot consent ? dit-elle.
â Oui.
â Ah ! quel bonheur, monsieur Balthazar ! Et Mlle Yolan-de ?
â Elle a Ă©tĂ© superbe⊠Peut-ĂȘtre a-t-elle tort de ne pas tenir compte de mes leçons de philosophie. Mais la raison reprendra ses droits entre nous.
â Alors tout est convenu ?
â Presque. Deux ou trois conditions insignifiantes. Et dâabord, il faut que je retrouve mon pĂšre. Tu viens ?
Durant une heure, Balthazar, suivi de Coloquinte, arpenta les rues, en quĂȘte de lâhomme qui lâavait mis au monde. Tous les passants Ă©taient dĂ©visagĂ©s dâun coup dâĆil.
â Câest peut-ĂȘtre celui-lĂ , se disait-il⊠Ou plutĂŽt celui-ci⊠MĂȘme dĂ©marche que moi⊠mĂȘme façon de porter le faux col⊠En vĂ©ritĂ© on croirait quâil mâĂ©vite.
Pour deux francs, une somnambule extra-lucide, chez qui le mena Coloquinte, changea ses espoirs en certitudes.
â Argent⊠Situation lucrative⊠rencontre imprĂ©vue dâun monsieur qui sâintĂ©resse Ă vous⊠un parentâŠ
â TrĂšs proche ?
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â Plus que proche.
â Mon pĂšre, Ă©videmment, proposa Balthazar tout Ă©mu.
â Votre pĂšre, en effet⊠Un riche vieillardâŠ
â Ă cheveux blancs ?
â Il nâa pas de cheveux⊠Pas de figure⊠Pas de tĂȘte non plus⊠ou du moins, je ne la vois pas⊠la tĂȘte reste dans lâombre.
LâidĂ©e dâavoir un pĂšre sans tĂȘte ne dĂ©couragea pas Baltha-zar. Lâessentiel Ă©tait dâavoir un pĂšre, et il repartit Ă travers la ville qui sâilluminait peu Ă peu.
Sur le coup de sept heures, il constata avec Ă©tonnement, dâabord que Coloquinte, Ă©crasĂ©e sous le fardeau de sa serviette, lâavait abandonnĂ©, et ensuite quâil entrait dans le « bouchon » de Montmartre oĂč prĂ©cisĂ©ment il devait se rendre ce jour-lĂ , ainsi quâau mĂȘme jour de chaque mois, pour y donner des le-çons de « dĂ©gustation » Ă quelques bourgeois du quartier, ama-teurs de bon petit vin pas cher. Balthazar, qui ne buvait jamais que de lâeau, nây entendait absolument rien. Mais il avait une maniĂšre Ă lui, et si impĂ©rieuse, de distinguer le beaujolais du roussillon, et le suresnes telle annĂ©e du suresnes telle autre, que les amateurs les plus avertis ne se fussent point risquĂ©s Ă le con-tredire.
Dâailleurs, M. Vaillant du Four, son voisin des DanaĂŻdes, qui lui avait valu le poste agrĂ©able de dĂ©gustateur, et qui assis-tait, de fondation, Ă ces agapes, ne manquait jamais de lâapprouver, et M. Vaillant du Four, homme taciturne et vul-gaire, dont la barbe blanche et la tenue rigide inspiraient le res-pect, possĂ©dait en ces matiĂšres toute lâautoritĂ© dâun ivrogne pro-fessionnel.
Balthazar se grisa comme lâexigeait le contrat, et ils sâen al-lĂšrent bras dessus, bras dessous, en chantant des couplets ba-
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chiques auxquels M. Vaillant du Four ajoutait cet inévitable re-frain :
Vaillant du Four, tu nâes quâune fripouille⊠Tu entends, nâest-ce pas ? une fripouille abominableâŠ
Aux fortifications, M. Vaillant du Four sâĂ©croula, et Baltha-zar dut le traĂźner par un bras et par une jambe jusquâĂ sa ca-bane. Lui-mĂȘme eut bien du mal Ă retrouver les DanaĂŻdes et Ă mettre la clef dans la serrure de son logis. Mais, sitĂŽt la porte ouverte, il saisit la boĂźte dâallumettes et la bougie placĂ©es Ă lâendroit convenu par la prĂ©voyante Coloquinte. Il alluma et fut stupĂ©fait dâapercevoir, sous le flambeau, deux lettres. Depuis six ans quâil habitait les DanaĂŻdes, Balthazar nâavait jamais reçu de lettres. Qui donc lui eĂ»t Ă©crit ? Personne ne connaissait son adresse.
Il dĂ©cacheta lâune dâelles, et, bien que les fumĂ©es du vin le rendissent absolument incapable de comprendre un seul mot, il avait, tout en lisant, lâimpression quâil lisait quelque chose de tout Ă fait extraordinaire.
La lettre contenait ces lignes :
Mon cher fils,
Pardonne-moi la conduite que les circonstances mâont for-cĂ© de suivre Ă ton Ă©gard. Je nâinvoque aucune excuse : un pĂšre qui renie son fils, qui se cache de lui, et ne se fait pas connaĂźtre, câest un mauvais pĂšre. Je te demande pardon.
Aujourdâhui cependant que le moment approche oĂč je vais comparaĂźtre devant Dieu, je voudrais rĂ©parer un peu mes er-reurs, et, tout au moins, faire en sorte de te donner les joies de la vie et de la fortune.
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Tu en es digne. Quoique tu ne saches pas qui je suis, je nâignore rien de ton existence difficile et de tes efforts mĂ©ri-toires pour rester dans la bonne voie. Continue, mon cher fils, et puisse lâacte de rĂ©paration que jâaccomplis envers toi contri-buer Ă ton bonheur.
Balthazar, apprends ceci : dans un coin de la forĂȘt de Marly, Ă lâemplacement exact que dĂ©signe le point que jâai marquĂ© au crayon rouge sur le petit plan ci-inclus, il y a une clairiĂšre, dont un orme touffu occupe le centre. Tu tây rendras, et, lĂ , tu suivras les instructions minutieuses que jâai inscrites au coin du plan. Elles te conduiront prĂšs dâun vieux chĂȘne au creux duquel jâai glissĂ© un portefeuille de cuir qui contient, en titres de rente et en billets, la somme de seize cent mille francs. Cette somme mâappartient en toute propriĂ©tĂ©. Je te la donne.
Adieu, mon cher fils. Ces lignes te seront remises aprÚs ma mort. Respecte ma volonté, et pardonne-moi.
Ton pĂšre.
Balthazar rĂ©pĂ©ta plusieurs fois⊠« ton pĂšre »⊠« ton pĂšre »⊠puis il dĂ©cacheta lâautre missive.
Elle portait comme en-tĂȘte : « Ătude de Me La Bordette, notaire, rue Saint-HonorĂ©. » Elle Ă©tait ainsi conçue :
Monsieur,
Vous ĂȘtes priĂ© de passer Ă mon Ă©tude le 25 du courant, Ă quatre heures du soir, pour affaire vous concernant.
Veuillez agrĂ©erâŠ
Balthazar nâacheva pas. Le petit vin de Suresnes produisait
son effet. Il tomba dâun bloc sur le matelas qui lui servait de lit.
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CHAPITRE II
Seuls les faits de la vie quotidienne sont Ă la taille de notre destin
Aux rares minutes oĂč Balthazar, faisant trĂȘve Ă ses mul-tiples travaux de professeur, sâoubliait en ruminations et songe-ries rĂ©trospectives, il distinguait, sur la route de son passĂ©, un petit vagabond, chĂ©tif et peureux, exposĂ© Ă tous les vents et Ă toutes les misĂšres, et qui nâavait dâautre souci que de ne pas mourir de faim. CâĂ©tait lui.
Sans gĂźte ni pĂąture, il Ă©prouvait la dĂ©tresse du chien qui se donnerait au premier maĂźtre venu pour la joie dâaimer et la sa-tisfaction de manger. Mais toutes ses haltes au bord de la route, toutes ses tentatives de dĂ©vouement, et tous les Ă©lans de son cĆur ivre de tendresse, aboutissaient toujours Ă des drames oĂč son derriĂšre dâenfant jouait le grand premier rĂŽle.
Ainsi avait-il aimĂ© une grosse fermiĂšre qui faisait de lui le souffre-douleur de ses onze enfants. Ainsi sâĂ©tait-il attachĂ© Ă un savetier ambulant dont il traĂźnait la lourde charrette. FermiĂšre, forain, lâavaient rejetĂ© loin dâeux, lui laissant un dĂ©sespoir fou, et lâimpression affreuse que jamais il ne compterait pour per-sonne. Il Ă©tait le paria, la victime dĂ©signĂ©e, le vagabond vouĂ© Ă la solitude.
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Comment par la suite, au milieu de quelles pĂ©ripĂ©ties et de quelles catastrophes, grĂące Ă quelles circonstances, avait-il pu se redresser et sâaffermir, il ne le savait pas trop. Entre les annĂ©es mauvaises et sa jeunesse actuelle, ce ne fut que la rĂ©volte pa-tiente et lâeffort acharnĂ© de lâĂȘtre qui veut Ă©chapper au malheur et se donner des rĂšgles dâexistence adaptĂ©es Ă ses moyens, mĂ©-diocres, hĂ©las ! Peu de santĂ©, une apparence chĂ©tive, une Ăąme sensible aux moindres chocs, un dĂ©sĂ©quilibre nerveux qui lâinclinait toujours Ă souffrir et Ă trembler.
Toutes ces causes de dĂ©faillance, il sâen rendit maĂźtre. Sa sensibilitĂ©, il la disciplina. Il se fit la somme de volontĂ©, de cou-rage et de rĂ©signation dont il avait besoin pour se tenir droit, et il sortit de cette longue bataille silencieuse, avec une bonne cul-ture, une vision personnelle de la vie, et une peur affreuse de tout ce qui est aventure, risque, coups du sort, poussĂ©es de lâinstinct, gestes spontanĂ©s, une peur si profonde quâil sâĂ©tait fa-briquĂ©, sous le nom de philosophie quotidienne, un systĂšme dâidĂ©es et de thĂ©ories propres Ă le garantir contre les embĂ»ches de son cĆur inassouvi. DĂ©nuĂ© dâambition, content de tout, dâune ingĂ©niositĂ© nonchalante, il avait vingt mĂ©tiers et sâoccupait de mille petites choses. Il cultivait son jardin sans chercher Ă lâembellir, et ne regardait que discrĂštement vers le ciel ou vers lâhorizon.
Pour lâinstant tout son destin se ralliait autour de la villa des DanaĂŻdes, simple tonneau, Ă©videmment, suivant le terme de lâagence X. Y. Z., mais de si vastes dimensions, si bien amĂ©nagĂ© et disloquĂ©, pourrait-on dire, par le prĂ©cĂ©dent propriĂ©taire, que le logis, avec ses deux lucarnes, ses fondations de briques et ses annexes, ne manquait ni de commoditĂ© ni dâagrĂ©ment.
Quâon ajoute Ă cela le plaisir dâĂȘtre servi par une femme de mĂ©nage Ă qui ses qualitĂ©s dâordre et de dĂ©vouement avaient valu le titre de secrĂ©taire-dactylographe, quoiquâelle ignorĂąt Ă peu prĂšs ce que signifiait une machine Ă Ă©crire, et lâon comprendra
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la paisible fĂ©licitĂ© dont jouissait jusquâici le professeur Baltha-zar.
Ce matin-lĂ , Coloquinte qui, elle, ne possĂ©dait quâun hamac Ă lâabri dâune soupente dressĂ©e contre la cahute de M. Vaillant du Four, traversa le clos des DanaĂŻdes Ă lâheure oĂč Balthazar, suivant son habitude aux lendemains de « dĂ©gustation », rĂ©-pandait sur son crĂąne lâeau dâun arrosoir.
Sans mot dire, elle lui prĂ©para une tasse de cafĂ©, puis, dĂ©-pliant son Ă©norme serviette de secrĂ©taire-dactylographe, en tira un jeu de brosses et de chiffons Ă lâaide de quoi elle se mit Ă faire vigoureusement la toilette intĂ©rieure et extĂ©rieure du tonneau, Ă nettoyer les vĂȘtements du professeur, Ă cirer les bottines, et Ă balayer le « jardin ».
Dans lâardeur du travail, ses deux nattes lui cinglaient la fi-gure. Son teint de pĂąle adolescente sâanimait. Un demi-sourire de contentement dĂ©couvrait ses dents blanches. Elle avait de doux yeux qui se posaient parfois sur M. Balthazar avec une admiration candide et une tendresse sans limites. Il Ă©tait visible que pour elle, et bien quâelle ne le sĂ»t point, lâunivers se bornait Ă ce personnage considĂ©rable, rĂ©sumĂ© de toutes les perfections, divinitĂ© qui mĂ©ritait tous les sacrifices.
â Fini, dit-elle. Monsieur Balthazar, est-ce que je vous ac-compagne Ă votre cours de philosophie ?
â Parbleu !
Il lâavait toujours connue. Le jour mĂȘme oĂč, six ans aupa-ravant, il prenait possession des DanaĂŻdes, elle Ă©tait lĂ , venue on ne sait dâoĂč, elle aussi enfant trouvĂ©e, sans autre nom que ce so-briquet de Coloquinte, et poussĂ©e sur ce sol ingrat comme une de ces graines auxquelles il suffit, pour germer, dâun peu de poussiĂšre. La similitude de leurs destins les avait rapprochĂ©s. Pour ceux qui viennent ils ne savent dâoĂč, câest un tel miracle que de prendre racine au mĂȘme endroit !...
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Balthazar nâaurait su se passer de Coloquinte. Il la voyait toujours telle quâau dĂ©but, comme une enfant, mais une enfant qui lui Ă©tait devenue indispensable, ainsi quâauraient pu lâĂȘtre Ă la fois une gouvernante, une secrĂ©taire, une habilleuse, un do-mestique, un bon chien fidĂšle, enfin tout ce qui est susceptible de rendre service et de se dĂ©vouer. Elle nâen demandait pas da-vantage.
â Allons, dit Balthazar, qui se mit en route.
Lâinstitution de demoiselles oĂč il tenait la chaire de philo-sophie occupait un petit hĂŽtel du quartier Monceau. Trente jeunes personnes de la bourgeoisie moyenne cernaient lâestrade et jacassaient tandis que Balthazar exposait ses idĂ©es et thĂ©o-ries. Jamais il nâavait pu obtenir de ces trente personnes quâelles voulussent bien garder toutes Ă la fois le silence. Elles lâavaient, dĂšs le dĂ©but, jugĂ© comme un de ces individus de second plan Ă qui lâon ne doit ni respect ni attention.
â La philosophie quotidienne, disait-il, envisage lâexis-tence sous un angle pratique. Le bonheur nâest pas dans les grandes joies et les grands sentiments, mais dans les petites choses et les petits attachements. Ne sâintĂ©resser quâĂ ce quâon voit et Ă ce quâon touche. Borner son ambition Ă ce que la main peut atteindre. Ne pas rĂȘver. Ne pas sâexalter. DĂ©couvrir le charme des actes les plus vulgaires. La poĂ©sie, les romans, les beaux spectacles, tout ce qui est hĂ©roĂŻque et sublime, autant de pĂ©rils contre lesquels je ne saurais trop vous mettre en garde.
Ces considĂ©rations gĂ©nĂ©reuses, quâil prĂ©sentait avec adresse et rehaussait dâaperçus piquants, eussent choquĂ© vive-ment un jeune public fĂ©minin, si elles nâavaient Ă©tĂ© bredouillĂ©es dâune voix si basse que personne ne se fĂ»t risquĂ© Ă tendre lâoreille. Seule, Coloquinte, assise prĂšs du maĂźtre, recueillait son enseignement, de sorte que les leçons se passaient comme si Balthazar eĂ»t fait un cours confidentiel Ă sa dactylographe. Dans le brouhaha des conversations, elle Ă©coutait, les yeux
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agrandis par lâadmiration, la bouche ouverte, et le visage flan-quĂ© de ses nattes comme de deux baguettes en paille tressĂ©e.
â Surtout, mesdemoiselles, mĂ©fiez-vous de lâesprit dâaven-ture. Il ne se passe rien dans la vie. La vie est faite de rĂ©alitĂ©s. Les aventures sont rĂ©servĂ©es Ă ceux qui les cherchent et qui, en quelque maniĂšre, les bĂątissent de toutes piĂšces, comme des drames factices et dangereux. Il nây a pas dâaventures, mesde-moiselles. Il nây a que les faits de la vie quotidienne, qui sont toujours simples, modĂ©rĂ©s, logiques, naturels, Ă la taille de notre destin. Que si, parfois, devant notre imagination complai-sante, ils prennent proportion dâaventure tragique ou roma-nesque, conservons notre sang-froid. Ne nous laissons pas en-traĂźner dans le remous de pĂ©ripĂ©ties oĂč lâon ne trouve que dĂ©-ceptions, chagrins, amertumes et tristesses. RĂ©agissons vigou-reusement. Attendons. Et ce qui nous paraĂźt un torrent dĂ©chaĂź-nĂ© redevient tout bonnement la modeste et tranquille source oĂč nous apaisons notre soif de chaque jour.
Le professeur se leva, content de sa pĂ©riode finale dont il voyait lâeffet sur le visage extasiĂ© de Coloquinte.
Quant aux trente jeunes personnes, elles sâĂ©taient envolĂ©es dĂšs le premier coup de midi, et il Ă©tait midi cinq. Le long des rues, il continua son enseignement, et vingt minutes plus tard, ils arrivaient au parc Monceau oĂč Balthazar, Ă califourchon sur un banc, favorisĂ© dâun rayon de soleil qui perçait les ombrages naissants, se chauffa le dos, tandis que Coloquinte sâempressait de le servir.
â Jambon, camembert et pain, dit-elle en extrayant les aliments annoncĂ©s de sa serviette de maroquin.
Ils dĂ©jeunĂšrent silencieusement. Balthazar aimait ces repas en tĂȘte-Ă -tĂȘte, qui, pour Coloquinte, reprĂ©sentaient tout le bon-heur du monde. Elle bourra la pipe du professeur, lui tendit une allumette, lui offrit une tasse de cafĂ© fabriquĂ© dans une bouteille thermique. Puis ce fut la douceur dâune sieste que protĂ©geait la
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jeune fille. AprĂšs quoi, Balthazar, bien dâaplomb, montra les deux lettres reçues la veille, celle de son pĂšre et celle du notaire qui le convoquait.
â Lis cela, Coloquinte, et donne-moi ton avis.
Elle lut les lettres avec quelque stupeur et prononça dâun ton convaincu, mĂȘlĂ© dâapprĂ©hension :
â Oh ! monsieur Balthazar, en voilĂ des aventures ! Que dâennuis et de chagrins pour vous !
Le professeur lui avait communiquĂ© sa terreur de lâim-prĂ©vu, et elle redoutait ce qui pouvait lâatteindre et le meurtrir.
Il fut vexé :
â OĂč trouves-tu des aventures ? Nâai-je pas affirmĂ© devant toi, tout Ă lâheure, quâil nây avait pas dâaventures dans la rĂ©alitĂ©, ou du moins quâil nây en avait que pour les dĂ©sĂ©quilibrĂ©s et les fous ?
â Cependant⊠insinua timidement Coloquinte, cet hĂ©ri-tage ?⊠Ce portefeuille cachĂ© ?⊠Votre pĂšre que vous retrouvez Ă lâheure voulue ?âŠ
â Et aprĂšs ! sâĂ©cria Balthazar de plus en plus froissĂ©. Ce sont des faits de la vie quotidienne. Un pĂšre reconnaĂźt son fils et lui lĂšgue sa fortune⊠quây a-t-il dâextraordinaire ?âŠ
Elle dit, confuse de son erreur :
â Ăvidemment⊠vous avez raison, monsieur Balthazar⊠Toutefois en ce qui concerne Mlle Yolande, nâest-ce point une chose qui nâest pas un fait quotidien ?
â Illusion ! dit Balthazar, qui ne voulait rien concĂ©der. Feu de paille ! Bulle de savon ! Un jour les bans seront publiĂ©s, le jeune homme et la jeune fille Ă©changeront les anneaux, ils au-
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ront des enfants⊠autant dâĂ©pisodes de la vie courante, comme toutes les aventures quâon ramĂšne Ă leurs justes proportions.
Coloquinte murmura :
â En effet⊠en effet⊠mais je croyais que vous lâaimiezâŠ
Balthazar aimait-il ? Ă quoi rĂ©pondait la crise dâexcitation quâavait dĂ©chaĂźnĂ©e en lui le baiser de la magnifique Yolande ? Et surtout pourquoi la demande en mariage ? Ătait-ce un rĂ©veil sournois de son cĆur ? Ătait-ce, de la part dâun homme aussi prudent, le besoin de se lancer Ă son tour dans cet inconnu dont il avait si grande peur ? Ou bien avait-il tout bonnement subi lâinfluence de Yolande Rondot ? Il nâen savait rien. Un profes-seur de philosophie quotidienne ne sâanalyse jamais, de crainte de se mettre en contradiction avec ses thĂ©ories. Si on lui pose une question embarrassante, il tranche au hasard, sans souci de logique banale. Ou bien il se tait. Balthazar se tut.
Par le quartier de lâEurope, ils descendirent, taciturnes comme dâordinaire. Balthazar choisissait les trottoirs ensoleil-lĂ©s. Coloquinte se redressait vaillamment sous son fardeau de dactylographe-femme de mĂ©nage. Rue Saint-HonorĂ©, au deu-xiĂšme Ă©tage dâune maison vĂ©nĂ©rable, maĂźtre La Bordette siĂ©-geait en face des portraits Ă lâhuile de son pĂšre et de son grand-pĂšre auxquels il ressemblait si fort que les trois figures enca-drĂ©es de favoris, semblaient celles dâun seul et mĂȘme notaire.
Ce mĂȘme notaire avait Ă©tudiĂ© tant dâaffaires depuis un siĂšcle, et vu en ce mĂȘme bureau tant de drames et de niaiseries, que rien ne lâintĂ©ressait plus.
â Asseyez-vous, monsieur, dit-il, sans sâoccuper de Colo-quinte. Vous ĂȘtes bien la personne qui se fait appeler le profes-seur Balthazar ?
â Je ne me fais pas appeler ainsi, monsieur, câest mon nom.
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â Pouvez-vous le prouver ?
Comme le professeur demeurait coi, maĂźtre La Bordette re-prit dâune voix absente, en usant dâun pluriel qui laissait croire quâil parlait Ă©galement au nom de son pĂšre et de son grand-pĂšre :
â Ayant une communication importante Ă vous faire, mon-sieur, et ne sachant oĂč vous dĂ©couvrir, nous nous sommes adressĂ© Ă lâagence X. Y. Z. qui nous a remis cette note :
â Le sieur BalthazarâŠ
â Inutile, monsieur, interrompit Balthazar, je la connais.
MaĂźtre La Bordette consulta son pĂšre et son grand-pĂšre, et, approuvĂ© par eux, continua la lecture du rapport jusquâĂ la der-niĂšre syllabe.
â Comme vous le voyez, monsieur, il nây a lĂ que des indi-cations, et aucun renseignement prĂ©cis sur votre identitĂ©. Vous est-il possible de nous procurer les piĂšces nĂ©cessaires, acte de naissance, livret militaire ?
Balthazar fit signe que, sous ce rapport, il Ă©tait assez mal pourvu.
â Enfin quoi, monsieur, vous avez bien une carte dâĂ©lec-teur, un permis de chasse, votre quittance de loyer ?
HĂ©las ! Balthazar eut beau tĂąter ses poches, câĂ©taient en-core lĂ de ces documents respectables quâil nâavait pas lâhonneur de possĂ©der. Tout au plus put-il offrir un diplĂŽme de « fin dĂ©-gustateur » que lui avait dĂ©livrĂ© M. Vaillant du Four.
Maßtre La Bordette repoussa dédaigneusement ce chiffon.
â En somme, dit-il, pas de piĂšces probantes. Cela nous met dans lâobligation de procĂ©der nous-mĂȘme Ă cette enquĂȘte et de
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vous prier, si vous nây voyez pas dâinconvĂ©nient, dâouvrir le col de votre chemise.
Cette formalitĂ© saugrenue ne parut pas surprendre Baltha-zar outre mesure. Il dĂ©fit sa cravate et enleva son col. Au haut de la poitrine, il y avait les vestiges dâun tatouage oĂč se distin-guaient encore trois lettres Ă demi effacĂ©es.
Le notaire se pencha, une loupe à la main, et déclara :
â M. T. P. Les trois lettres y sont. Nous sommes dâaccord. Il ne nous reste plus quâune Ă©preuve pour que toute vĂ©rification soit dĂ»ment accomplie.
Il prĂ©senta un tampon enduit dâencre et ordonna :
â Veuillez imprimer lĂ -dessus la face interne de votre pouce gauche. Non, monsieur, celui-ci est votre pouce de la main droite. Nous avons besoin de la gauche et de lâextrĂ©mitĂ© du pouceâŠ
Assez troublĂ©, Balthazar obĂ©it. Le notaire appliqua sur une feuille de papier lâempreinte ainsi obtenue, la confronta avec une empreinte dessinĂ©e sur une autre feuille de papier, et con-clut nettement :
â Cette fois, la cause est entendue.
â La cause est entendue ?⊠Câest-Ă -dire ?âŠ
â Câest-Ă -dire que vous ĂȘtes bien le sieur Balthazar, et que le sieur Balthazar est, en lâespĂšceâŠ
â En lâespĂšce ?âŠ
â Godefroi, fils du comte de Coucy-VendĂŽme, baron des Audraies, duc de Jaca, et grand dâEspagneâŠ
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CHAPITRE III
La prédiction de la somnambule
Coloquinte laissa tomber sa lourde serviette qui sâouvrit et livra passage Ă une brosse de chiendent et Ă une timbale en aluminium. Balthazar secoua un peu la tĂȘte sous cette avalanche de titres et de noms sonores, et saisit son chapeau comme prĂȘt Ă sâen coiffer : dans le dĂ©sordre de ses pensĂ©es il ne retenait guĂšre que son privilĂšge de grand dâEspagne Ă demeurer couvert.
Mais le notaire La Bordette nâavait pas de temps Ă perdre. Si, par faiblesse humaine, il se fĂ»t dĂ©pouillĂ© de son armature dâimpassibilitĂ©, son pĂšre et son grand-pĂšre nâavaient aucune rai-son pour participer Ă lâĂ©motion du professeur et de sa dactylo-graphe. Il continua donc son discours :
â AttachĂ© depuis plus dâun siĂšcle Ă la famille de Coucy-VendĂŽme, nous fĂ»mes mandĂ©s, il y a quelques mois, en son hĂŽ-tel du faubourg Saint-Germain par le comte ThĂ©odore, dernier du nom, puisque feu Mme la comtesse ne lui a laissĂ© que quatre filles. Le comte ThĂ©odore atteint dĂ©jĂ dâune maladie qui ne par-donne pas, nous confia lâexistence dâun fils quâil avait eu, Ă©tant jeune homme, de ses relations avec la demoiselle Ernestine Henrioux. Le comte, poussĂ© par des scrupules qui lâhonorent, dĂ©sirait rĂ©parer cette faute de jeunesse et transmettre, grĂące Ă une reconnaissance en rĂšgle, son nom et une partie de sa for-
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tune Ă son fils Godefroi qui vivait quelque part, il ignorait oĂč, sous le nom de Balthazar.
« Le comte nous donna les indications nĂ©cessaires, telles que lâinscription des trois lettres M. T. P. sur la poitrine du sieur Balthazar, et lâempreinte de son pouce gauche. En outre, il nous montra, dans une armoire secrĂšte, un portefeuille oĂč se trou-vaient seize cent mille francs en billets et titres au porteur. Il devait enfin nous fournir dâautres renseignements sur la mĂšre de lâenfant, sur la personne Ă qui lâon avait confiĂ© celui-ci, et sur lâendroit oĂč il vivait actuellement. Par malheurâŠ
â Par malheur ?
â Le drame terrifiant que vous avez lu dans les journaux mit fin aux jours de notre client, et cela avant que nous lâeussions revu.
Balthazar qui ne connaissait rien de ce drame terrifiant, mais qui ne voulait pas lâavouer, chuchota :
â OuiâŠ, oui⊠jâai lu⊠je me rappelle⊠Le mois dernier, nâest-ce pas ?
â Mais non, monsieur, rectifia vivement maĂźtre La Bor-dette, cela remonte plus haut. Le 10 septembre exactement, donc il y a sept mois, le comte ThĂ©odore qui chassait dans ses terres de Seine-et-Oise fut assassinĂ©.
â AssassinĂ© ! rĂ©pĂ©ta Balthazar.
â Oui, monsieur, et vous vous souvenez de quelle horrible maniĂšre la hache qui frappa la victime avec une violence inouĂŻe lui dĂ©tacha presque entiĂšrement la tĂȘte.
Une seconde fois la serviette de Coloquinte glissa de ses genoux. Le cou de Balthazar sâallongea au-dessus de son faux col. Il Ă©tait blĂȘme.
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â Je le savais⊠je le savais⊠un homme sans tĂȘte⊠la som-nambuleâŠ
â La somnambule ?
â Oui⊠oui⊠jâai consulté⊠balbutia le professeur en mots Ă©touffĂ©s que maĂźtre La Bordette ne saisit pas⊠Tu te rappelles, Coloquinte⊠hier⊠ce quâon mâa prĂ©dit ?âŠ
MaĂźtre La Bordette et ses deux conseillers furent dâavis quâil fallait passer outre Ă cet accĂšs de trouble bien excusable, et le discours des trois notaires sâacheva rapidement.
â Les suites de cette affaire, qui fit tant de bruit, vous les connaissez, et il serait oiseux de sây attarder. Vous nâignorez pas non plus quâaprĂšs des mois dâinvestigations, nous avons eu lâheureuse idĂ©e de recourir Ă lâagence X. Y .Z. Il ne nous reste donc quâĂ prĂ©parer les voies et moyens qui vous permettront de porter lâaffaire devant le Conseil dâĂtat, de revendiquer votre droit au nom de Coucy-VendĂŽme, et de rĂ©clamer votre part dâhĂ©ritage.
Peut-ĂȘtre la figure morne du notaire esquissa-t-elle un lĂ©-ger sourire dâironie ainsi quâil est naturel quand on annonce une nouvelle dĂ©sagrĂ©able :
â Jâoubliais de vous dire Ă propos, monsieur, que notre premier soin fut de procĂ©der Ă lâouverture de lâarmoire secrĂšte. Nous avons eu alors la profonde surprise de constater quâelle Ă©tait vide. Le comte ThĂ©odore avait-il emportĂ© avec lui le porte-feuille et avait-il choisi, durant la pĂ©riode de chasses, quelque armoire du chĂąteau ?âŠ
â Je pourrais sans doute vous renseigner, murmura Bal-thazar, jâai reçu directement une lettre qui me fournit des indi-cationsâŠ
Un regard suppliant de Coloquinte le rĂ©duisit au silence. Ă quoi bon en effet divulguer un tel secret ? Dâailleurs maĂźtre La
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Bordette ne sâarrĂȘtait jamais en cours dâune pĂ©riode, et il conti-nuait :
â Les recherches jusquâici â recherches discrĂštes puisque les dispositions du comte Ă votre Ă©gard sont provisoirement confidentielles â nâont amenĂ© aucun rĂ©sultat. Il vous sera loi-sible de les poursuivre publiquement et avec plus dâactivitĂ© en tant que fils reconnu. Je mâoccupe dĂšs maintenant dâĂ©tablir les actes que vous aurez Ă signer.
Lâaudience prenait fin, et lorsque maĂźtre La Bordette avait dit ce quâil considĂ©rait comme son dernier mot, il nâaurait pas accordĂ© la grĂące du plus lĂ©ger dĂ©lai. ApprouvĂ© par son pĂšre et son grand-pĂšre, il ouvrait la porte et congĂ©diait lâintrus avec une vigueur qui coupait court Ă toute idĂ©e de retour offensif.
Balthazar nâavait guĂšre envie dâaffronter un si rude jouteur. Il sortait de lâengagement un peu fourbu et le cerveau tumul-tueux. Coloquinte lui offrit son bras, comme elle le faisait en certaines occasions, sous prĂ©texte de former contrepoids Ă sa serviette.
Ils remontĂšrent les rues qui conduisent Ă la butte Mont-martre, et, au bout dâun moment, elle lui dit, non sans inquiĂ©-tude, et comme un disciple qui interroge son maĂźtre :
â Ce nâest pas des aventures, toutes ces histoires, nâest-ce pas, monsieur Balthazar ?
â Comment peux-tu le demander ? rĂ©pliqua-t-il. Que mon pĂšre ait Ă©tĂ© la victime dâun assassinat, câest douloureux. Est-ce anormal ?
â Mais cette prĂ©diction ?⊠la tĂȘte ?âŠ
â CoĂŻncidence !
â Et cette armoire vide ? Cette cachette dont vous ĂȘtes averti directement ?⊠Cette lettre qui vous donne des indica-tions si prĂ©cises sur la forĂȘt de Marly et sur le portefeuille ?âŠ
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Balthazar dĂ©clara dâun ton pĂ©remptoire :
â Toutes ces combinaisons rĂ©vĂšlent un homme dont les idĂ©es ne sont plus trĂšs nettes. Je suppose que mon pĂšre Ă©tait un amateur de ce quâon appelle le roman policier, et quâil aura ma-chinĂ© son plan selon la technique enfantine de ces romans. Jâen ai lu. Câest absolument idiotâŠ
â Alors nous nâirons pas lĂ -bas ?âŠ
â Si, dit-il, puisque mon pĂšre, le comte de Coucy-VendĂŽme, lâexige. Mais quant au trĂ©sorâŠ
Le train les conduisit, quelques jours plus tard, Ă la station de Marly. La forĂȘt Ă©tait proche, lĂ©gĂšre encore des frondaisons toutes neuves qui luisaient au soleil. Des souffles tiĂšdes cou-raient sur la campagne et enveloppaient Balthazar de bien-ĂȘtre et de joie. Il marchait allĂ©grement, soutenu par une conscience sereine. LâexpĂ©dition lui semblait inoffensive autant que celle dâun pĂȘcheur Ă ligne qui connaĂźt un creux oĂč foisonnent les gou-jons. Coloquinte se sentait si heureuse que le poids de sa ser-viette ne la dĂ©formait pas.
â Je ne cesserai de te le rĂ©pĂ©ter, Coloquinte, la vie est composĂ©e de petits faits insignifiants. Câest comme une tapisse-rie, qui forme, nâest-ce pas ? de grandes scĂšnes trĂšs compli-quĂ©es, et qui nâest au fond quâun assemblage de petits bouts de laine nouĂ©s au canevas le plus monotone.
Non loin dâeux se dĂ©ployait lâĂ©ventail dâun carrefour. Ils vi-rent dĂ©boucher dâune des routes un individu coiffĂ© dâun bĂ©ret basque, et qui sauta de sa bicyclette. Il regarda autour de lui, ne les aperçut point, et se courba quelques secondes au-dessus dâune borne kilomĂ©trique. Puis il repartit et descendit de nou-veau pour entrer dans une auberge situĂ©e Ă la lisiĂšre mĂȘme de la forĂȘt.
En traversant le carrefour, ils examinĂšrent la borne. Une inscription Ă la craie, avec une flĂšche marquant la direction
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prise par lâindividu, offrait ces trois lettres majuscules : « M. T. P. »
â Ah ! murmura Coloquinte⊠M. T. P. ! les trois lettres inscrites sur votre poitrine, monsieur Balthazar.
Il prit un air détaché.
â Tiens, oui, en effet !⊠DrĂŽle de corrĂ©lation !
Vraiment il nây avait pas lĂ , de quoi sâĂ©bahir. Un prome-neur se divertit Ă tracer sur une borne trois lettres dont on a la poitrine tatoué⊠DĂ©tail insignifiant⊠Petit bout de laine de ta-pisserieâŠ
Et il continua dâavancer dâun pas guilleret en fauchant avec sa canne des tĂȘtes de pissenlit et de moutarde sauvage.
Ils passĂšrent devant lâauberge oĂč ils revirent, par une fe-nĂȘtre ouverte, lâhomme assis et qui buvait une consommation.
â Peut-ĂȘtre, nota Coloquinte, est-ce le mĂȘme motif que nous qui lâattire. Il a donnĂ© rendez-vous Ă un camarade, et ils vont chercher le trĂ©sor.
Balthazar déplia le plan topographique établi par son pÚre. En vingt minutes, ils arrivÚrent au rond-point « dont un orme touffu occupe le centre ».
Selon les instructions qui accompagnaient le plan, ils mar-chĂšrent Ă reculons, en suivant une certaine ligne. Balthazar, les mains sur les Ă©paules de Coloquinte, lâentraĂźnait avec la gravitĂ© croissante dâun monsieur qui poursuit une expĂ©rience de sug-gestion Ă lâĂ©tat de veille. Des racines et des souches les faisaient trĂ©bucher. Deux fois ils tombĂšrent. Et soudain, Balthazar qui, pour rien au monde, nâeĂ»t consenti Ă tourner la tĂȘte, heurta du dos le tronc dâun arbre.
â Parfait, dit-il Ă©mu. Le programme sâexĂ©cute.
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Ils pivotĂšrent sur eux-mĂȘmes comme des automates et filĂš-rent Ă droite. Quatre cents pas plus loin, il devait y avoir un chĂȘne creux, protĂ©gĂ© par une plaque de zinc sous laquelle le trĂ©-sor Ă©tait cachĂ©.
Ils comptĂšrent quatre cents pas. Il nây avait point de chĂȘne.
Du coup ils lĂąchĂšrent pied. Balthazar proclama quâil nâen-tendait rien Ă toute ces idioties de roman policier et quâil sâen fĂ©-licitait.
â Cependant⊠observa Coloquinte.
â FlĂ»te ! Le trĂ©sor serait Ă deux pas de moi, que je ne bou-gerais pas.
Il se coucha sur un tapis de mousse, et il se disposait Ă al-lumer sa pipe, lorsque Coloquinte lui saisit le bras vivement. Un bruit de paroles venait du rond-point. Ils sâaplatirent sous les feuillages, et ils avisĂšrent deux hommes qui marchaient Ă recu-lons, les mains de lâun sur les Ă©paules de lâautre, exactement comme ils lâavaient fait eux-mĂȘmes. Lâun dâeux Ă©tait lâhomme au bĂ©ret basque.
Celui-lĂ , comme Balthazar, se cogna le dos au tronc dâun arbre. Mais, contrairement Ă Balthazar, il vira tout de suite sur la gauche ainsi que son camarade.
Cinq minutes plus tard, on entendait le bruit dâun marteau qui frappe une plaque de zinc.
â Il fallait tourner Ă gauche, dit la jeune fille. Ils vont sâem-parer du portefeuille.
Aucune puissance au monde nâeĂ»t induit Balthazar Ă sây opposer. Mais les circonstances lui furent propices. Deux che-vaux avançaient par une route qui traversait les bois Ă quelque distance. Des gendarmes apparurent. Le bruit du marteau avait cessĂ©. Coloquinte se leva prudemment, puis appela Balthazar.
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DĂ©rangĂ©s dans leur besogne, les deux individus sâĂ©loi-gnaient sur la route Ă cent pas en avant des gendarmes.
â DĂ©pĂȘchons-nous, dit-elle, dans dix minutes ils seront de retour.
Elle courut et atteignit un chĂȘne dont le tronc se divisait Ă hauteur dâhomme, en trois branches maĂźtresses. Le creux ainsi formĂ© Ă©tait recouvert dâune plaque de zinc qui empĂȘchait les eaux de croupir. Coloquinte se haussa comme elle put, en choi-sissant, dâaprĂšs les empreintes des pas, le cĂŽtĂ© oĂč les deux indi-vidus avaient travaillĂ©. Elle trouva la brĂšche pratiquĂ©e dans la fermeture, y passa le bras, tĂątonna et enfin saisit un objet quâelle extirpa de la cuve.
CâĂ©tait un petit portefeuille, ou plutĂŽt une pochette de cuir, ficelĂ©e et cachetĂ©e.
â Voici, dit-elle en tendant lâobjet Ă Balthazar.
Elle fut stupĂ©faite de sa pĂąleur. Il tremblait sur ses jambes, et elle dut le secourir pour quâil ne sâaffaissĂąt point contre le pied de lâarbre.
â Sauvons-nous, ordonna-t-elle. Ils vont revenir.
Elle eut la prĂ©sence dâesprit dâĂ©viter la gare voisine, et, malgrĂ© la dĂ©faillance du professeur, de diriger leur fuite jusquâĂ la station de Louveciennes.
Un train sifflait. Elle fit monter Balthazar dans un compar-timent vide oĂč elle lui donna un flacon de vulnĂ©raire tirĂ© de la serviette. Quand il fut remis dâaplomb, il examina le porte-feuille, et vit un nom sur une carte Ă©pinglĂ©e Ă mĂȘme le cuir : Pour mon fils, Balthazar, ce qui le rejeta dans une telle agita-tion quâil dit Ă Coloquinte :
â Ouvre.
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Elle obĂ©it, coupa les ficelles et rĂ©pandit sur la banquette le contenu du portefeuille, billets de mille francs, titres, coupons dĂ©tachĂ©sâŠ
â Non, non, dit-il, ne perds pas ton temps Ă classer toutes ces paperasses. Lâargent, je mâen moque. Ce que je voudrais câest quelque renseignement sur mon passé⊠sur ma mĂšre⊠une lettre⊠une enveloppeâŠ
Lui-mĂȘme fouillait fiĂ©vreusement. On eĂ»t dit que toute sa vie dĂ©pendait de ce quâil allait trouver. Et soudain, il sâĂ©cria :
â Oh voilĂ âŠ, tiens⊠regarde⊠une photographieâŠ
Un vieux portrait usĂ© par le temps, mais encore distinct, reprĂ©sentait une femme toute jeune, de visage charmant, et qui souriait dâun air heureux.
DerriĂšre, ces mots : Ernestine Henrioux. Ernestine Hen-rioux⊠le nom mĂȘme que le comte de Coucy-VendĂŽme avait confiĂ© Ă maĂźtre La Bordette ! Le nom de la jeune fille quâil avait sĂ©duite et qui Ă©tait devenue mĂšre de Balthazar ! Ainsi le comte lĂ©guait Ă son fils, outre une fortune, le portrait de la fiancĂ©e tra-hie, et lui commandait par lĂ mĂȘme de la retrouver et de lâaimer.
Il tenait entre ses mains et contemplait la pĂąle image. Elle lui souriait avec gentillesse. Il rĂ©pondait par une grimace pleine dâaffection. Coloquinte souriait aussi Ă cette jolie figure et res-sentait toute la joie que lâon Ă©prouve Ă retrouver une mĂšre.
Elle recueillit les titres et les billets de banque, et rĂ©ussit Ă les caser au fond de sa serviette, qui ajouta Ă ses autres fonc-tions celle de coffre-fort. Puis elle se rapprocha de Balthazar, et, tout en observant son front oĂč la coiffe du chapeau laissait une barre de rouge, la vĂ©gĂ©tation clairsemĂ©e de son crĂąne, les poils de sa barbe soyeuse, toutes choses qui lui semblaient si douces Ă considĂ©rer, elle pensait : « Quelle chance que ce ne soit pas une de ces aventures oĂč lâon ne trouve que chagrins et dĂ©ceptions !
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LâĂ©moi de M. Balthazar est si grand quâil serait tombĂ© malade si ce nâĂ©taient lĂ des faits de la vie quotidienne ! »
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CHAPITRE IV
Les Ă©vĂ©nements revĂȘtent quelquefois les apparences du plus mauvais roman
dâaventures
Ă proprement dire, Balthazar ne tomba pas malade, mais il profita dâun rĂ©pit dans ses occupations pour faire de la chaise longue devant son tonneau.
Il avait dâailleurs un peu de fiĂšvre que Coloquinte combat-tait avec des infusions de plantes sĂ©chĂ©es par elle. Elle lui tĂątait le pouls, lui lavait le visage Ă lâeau tiĂšde, lui posait sur le front des compresses auxquelles il prĂ©fĂ©rait la main fraĂźche et apai-sante de la jeune fille, et souvent le berçait de paroles chucho-tĂ©es qui prouvaient Ă quel point elle connaissait la nature de son maĂźtre et profitait de son enseignement.
â Dans quel Ă©tat vous mettent les Ă©motions trop fortes, monsieur Balthazar ! disait-elle dâune voix qui dĂ©faillait de ten-dresse, et en le regardant avec extase. Votre fiĂšvre me dĂ©ses-pĂšre, et jâai bien envie de pleurer. Soyez calme, je vous en sup-plie. ContrĂŽlez les Ă©lans de votre cĆur. Il faut attacher le moins dâimportance possible aux buts que lâon poursuit, afin que la rĂ©-ussite ou lâinsuccĂšs ne vous Ă©branlent pas trop profondĂ©ment.
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Elle employait les expressions du professeur, et il semblait Ă Balthazar que câĂ©tait lui-mĂȘme qui se donnait des conseils et dessinait les limites au-delĂ desquelles il nây a quâaventures et dangers pour les impressionnables de son espĂšce.
â Tu as raison, disait-il, tout en examinant avec elle le gra-cieux visage dâErnestine Henrioux.
Du portefeuille et des titres, pas un mot. Ils nây songeaient point, et nâavaient mĂȘme pas la curiositĂ© dâen Ă©tablir le compte exact. Une fois remisĂ© dans les profondeurs de la serviette, der-riĂšre les brosses et les boĂźtes de cirage, cela ne reprĂ©sentait plus pour Balthazar que la principale des conditions imposĂ©es par M. Charles Rondot. Le jour oĂč lâon se reverrait, de quel poids pĂšserait un tel argument !
â Mais croyez-vous que Mlle Yolande vous rendra heu-reux ? disait Coloquinte en tremblant. Saura-t-elle ranger vos affaires, vous prĂ©parer votre cafĂ©, et vous protĂ©ger contre un tas de petits tracas qui vous agacent et vous troublent ? Je souffri-rais Ă en mourir si elle nâĂ©tait pas digne de vous.
Les termes dont elle usait nâallaient pas au-delĂ de ses sen-timents profonds. Mais tout semblait naturel Ă Balthazar de ce que Coloquinte pouvait lui offrir. Au juste, il nây prĂȘtait pas at-tention.
â Yolande est digne de moi, affirma-t-il naĂŻvement. Câest une noble crĂ©ature, comme on en voit dans les piĂšces de thĂ©Ăątre.
Un matin, il reçut de Mlle Rondot ce message télépho-nique : Venez sans perdre une minute. Je serai dans mon bou-doir. Votre fiancée.
Il montra le message. Coloquinte ne dit pas un mot et tira du papier de soie qui lâenveloppait la redingote de cĂ©rĂ©monie. Le haut-de-forme fut extrait de son carton, ainsi que le gant jaune beurre.
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Trois fois elle rajusta la cravate blanche de Balthazar, puis elle le contempla des pieds Ă la tĂȘte. Un jeune dieu de la mytho-logie ne lui eĂ»t pas semblĂ© plus beau ni plus Ă©lĂ©gant de tour-nure. Comment Mlle Yolande ne lâeĂ»t-elle pas aimĂ© !
Ils sâen allĂšrent. Au square des Batignolles, il installa Colo-quinte et sa serviette sur un banc.
â Reste ici. Je suppose bien que Yolande a remportĂ© la vic-toire, puisquâelle sâintitule ma fiancĂ©e. Mais, tout de mĂȘme, je ne peux pas arriver avec lâargent. Je viendrai le chercher.
Il ne doutait pas dâailleurs, M. Rondot sâabsentant chaque matin, que lâentretien ne fĂ»t dâabord tout intime, et il dit Ă la domestique qui accourut Ă son coup de sonnette :
â Mademoiselle est dans son boudoir, nâest-ce pas ?
â Je suppose, monsieur.
Il connaissait bien la piĂšce, pour y avoir donnĂ© Ă Yolande des leçons de philosophie quotidienne. On devait passer par la salle Ă manger. Il entra vivement et sâarrĂȘta court. M. Rondot, rentrĂ© plus tĂŽt quâĂ lâordinaire, dĂ©jeunait.
La stupeur de Charles Rondot fut telle quâil resta la four-chette en lâair, la figure soudain violette et les lĂšvres agitĂ©es dâun bĂ©gaiement.
â Vous ! vous ! Je vous ai dĂ©fendu⊠Vous nâĂȘtes quâunâŠ
Balthazar refusa de savoir ce quâil Ă©tait. Il allongea le bras en souriant, comme sâil voulait dire :
â Attendez⊠Pas de gros mots⊠vous regretteriez.
â Vous nâĂȘtes quâunâŠ
Le bras de Balthazar insista :
â Un peu de patience⊠Vous allez ĂȘtre satisfaitâŠ
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Mais, comprenant soudain quâil y avait eu mĂ©prise et quâil ne pouvait montrer la dĂ©pĂȘche de Yolande, il sâĂ©cria tout de go :
â Mon pĂšre est retrouvĂ© !⊠Jâai un nom !⊠de lâargent !âŠ
Charles Rondot avait enfin rĂ©ussi Ă se dĂ©tacher de sa chaise et avançait Ă petits pas Ă©lastiques, comme une bĂȘte fauve qui va sâĂ©lancer. Balthazar se hĂąta de dresser des obstacles.
â Beaucoup dâargent !⊠beaucoup⊠et puis un grand nom⊠le droit de rester couvertâŠ
M. Rondot atteignait enfin le but. Son poing crispĂ© cha-touillait le menton de Balthazar, et il rugit, comme sâil avait en-fin trouvĂ© lâinvective quâil cherchait :
â Vous ĂȘtes un chenapan de la plus belle eau !
Balthazar chancela. M. Rondot avait une maniÚre toute spéciale de le désarçonner par des expressions inattendues.
â Que signifie, monsieur ?âŠ
â Un chenapan de la plus belle eau, je le rĂ©pĂšte. Un indivi-du qui traĂźnait la savate il y a huit jours, et qui se vante dâavoir beaucoup dâargent, est un chenapan de la plus belle eau.
â Je puis vous affirmer que mon pĂšre⊠commença Baltha-zar.
â Je me fiche de votre pĂšre.
â Le nom que je porteâŠ
â Je me fiche de votre nom. Pour moi, vous ĂȘtes le chena-pan Balthazar et, comme tel, recherchĂ© par la policeâŠ
Le professeur sursauta :
â Hein ? Quâosez-vous dire ?
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â RecherchĂ© par la police ! vocifĂ©ra Charles Rondot. Deux inspecteurs sont venus ce matin me demander des renseigne-ments sur vous, monsieur ! et je leur ai donnĂ© votre adresse, monsieur ! Villa des DanaĂŻdes ! On va vous cueillir comme un chenapanâŠ
Balthazar sâeffondrait un peu plus Ă chaque insulte. Sous la poussĂ©e frĂ©nĂ©tique de lâennemi, il reculait vers la porte du fond, comme sâil eĂ»t encore prĂ©fĂ©rĂ© les menottes de la police Ă la co-lĂšre de Charles Rondot.
â Je te prie, papa, de ne pas toucher Ă un seul des cheveux de mon fiancĂ©.
La porte sâĂ©tait ouverte, et Yolande apparaissait, calme et majestueuse. Balthazar, ne doutant plus que le courroux de Charles Rondot ne se prĂ©cipitĂąt tout entier sur lâintruse, Ă©prou-va un grand soulagement. Pas un seul de ses cheveux ne serait touchĂ©. Quelle sĂ©curitĂ© ! Mais il apprit, une fois de plus, que les choses se passaient Ă lâenvers de ses prĂ©visions. Charles Rondot, dĂ©semparĂ© subitement et hors de combat, baissa le nez, ainsi quâun enfant pris en faute, et Yolande, dont lâassiduitĂ© Ă la Co-mĂ©die-Française anoblissait encore les maniĂšres distinguĂ©es, tendit Ă son fiancĂ© une main quâil agrippa comme on sâaccroche Ă une branche.
â Balthassar, dit-elle, avec la magnifique sonoritĂ© quâelle donnait aux trois syllabes, Balthassar, jâignorais que mon pĂšre fĂ»t lĂ , et je viens dâapprendre le bruit de la discussion. Excusez-moi et ne mâen veuillez pas. Mais tenez compte, je vous en prie, de lâavertissement quâil vous a donnĂ©. Vous ĂȘtes sous le coup dâune arrestation imminente.
â Mais câest impossible, mademoiselle ! gĂ©mit-il Ă©perdu.
â Balthassar, ce matin, mon pĂšre a communiquĂ© votre adresse â et câest ainsi que je lâai connue â Ă deux inspecteurs
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qui lâinterrogeaient sur vous. Or, des fenĂȘtres de ma chambre, on les voit tous deux dans la rue. Ils vous ont suivi.
â Mais pourquoi ?
â Jâai cru comprendre, Balthassar, quâil sâagissait de vos accointances avec lâassassin Gourneuve et avec la bande des Mastropieds et quâils ont pour mission de vous conduire Ă la prĂ©fecture de police.
Il fut abasourdi et frissonna : « Gourneuve⊠Les Mastro-pieds⊠la préfecture de police⊠Ah ! je suis perdu⊠»
â Vous ĂȘtes sauvĂ© ! sâĂ©cria-t-elle, du ton victorieux dont elle eĂ»t annoncĂ© Ă Hernani quâil Ă©tait libre. Les magasins ont une sortie particuliĂšre sur la rue voisine. Suivez-moi, Balthas-sar.
Sous les yeux de Charles Rondot, lequel nâavait pas risquĂ© un murmure de protestation, ils sâen allĂšrent comme des amants de thĂ©Ăątre qui, enlacĂ©s et marchant au pas, sâĂ©loignent vers la toile de fond.
Ainsi furent franchis la salle Ă manger, puis le vestibule, puis des couloirs Ă©clairĂ©s au gaz oĂč leurs ombres touchaient de la tĂȘte au plafond. Une porte de service les arrĂȘta.
â Ton front, Balthassar.
Balthazar ĂŽta son chapeau. Une grĂȘle de baisers sâabattit sur son crĂąne.
Ensuite, dâun geste large, Yolande tira le verrou.
â Va.
Le mot et le mouvement qui lâaccompagna Ă©taient em-preints dâune telle solennitĂ© que toutes paroles et dĂ©clarations eussent amoindri la grandeur de lâadieu.
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Balthazar ne se retourna mĂȘme pas. Il aspirait Ă pleine poi-trine lâair enivrant dâune libertĂ© quâil avait Ă©tĂ© sur le point de perdre. La tĂȘte droite, le cou hors du faux col, il ne voyait du spectacle des rues que la bande de ciel bleu tendue au-dessus dâelles.
Il rejoignit Coloquinte au square des Batignolles. Elle était pùle, comme si sa vie eût été en jeu.
â La police me recherche, les DanaĂŻdes doivent ĂȘtre cer-nĂ©es, dit-il, Ă©voquant ainsi lâinvestissement dâune citadelle par des corps de troupes.
â CernĂ©es !
â Oui, prenons le train.
â Mais ?âŠ
â Mais quoi ? Nâavons-nous pas tout ce quâil faut dans ta serviette ? fit Balthazar qui avait vu tant de choses sortir de cette serviette quâelle lui semblait inĂ©puisable en provisions de toute espĂšce ! Allons, tu es prĂȘte ?
Elle Ă©tait prĂȘte Ă le suivre au bout du monde. Mais il ne remua pas, et elle vit son regard fixĂ© sur un individu Ă forte moustache et dâaspect bourru qui sâavançait vers lui.
â Voici lâun des inspecteurs, dit-il entre ses dents. M. Rondot a trahi sa fille et les a lancĂ©s sur ma piste.
Et sa conviction Ă©tait si forte quâil annonça :
â Câest moi que vous cherchez, nâest-ce pas, monsieur lâinspecteur ? Câest bien moi, le sieur Balthazar ? Je suis Ă votre disposition.
Ă quoi bon rĂ©sister ? la bataille Ă©tait perdue. LâhĂ©roĂŻsme de Yolande nâavait pu le sauver. Complice du nommĂ© Gourneuve, affiliĂ© Ă la bande des Mastropieds, il sentait peser sur lui toutes
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les puissances du monde, et sâĂ©tonnait quâon ne lui rivĂąt point Ă la cheville le boulet des forçats.
Lâinspecteur, homme taciturne, nâeut donc pas besoin de donner des explications quâon ne lui demandait pas. Coloquinte hĂ©la une automobile oĂč elle sâinstalla sur le strapontin aprĂšs les avoir fait monter tous les deux.
Jamais Balthazar ne lui parut plus admirable que durant ce trajet. MaĂźtre de lui, insensible Ă toutes ces petites tracasseries du mauvais sort, quâil devait ramener Ă©videmment Ă leurs justes proportions dâĂ©pisodes quelconques, il sâintĂ©ressait aux spec-tacles de la rue et critiquait lâallure imprudente du chauffeur. Coloquinte les yeux humides, lui embrassa les mains.
à la préfecture, ils montÚrent deux étages.
â Baissez votre chapeau, souffla Coloquinte, et relevez le col de votre vĂȘtement.
â Pourquoi donc ?
â Il y a toujours des photographes Ă la porte des juges.
â Et aprĂšs ? dit Balthazar avec dĂ©fi. Ils verront comment se tient un honnĂȘte homme.
â Ah ! monsieur Balthazar, dit-elle, vous ĂȘtes encore supĂ©-rieur Ă ce que je croyais.
Il se redressa. Il eĂ»t posĂ© devant tous les appareils du monde. Mais il nây avait pas de photographes. Un huissier les accueillit et les introduisit dans un somptueux cabinet de travail ornĂ© dâun bureau ministre, au-dessus duquel se penchait une tĂȘte magnifiquement pommadĂ©e.
â Affaire Balthazar, monsieur le directeur.
â Faites asseoir, dit la tĂȘte. Mon porto est lĂ , Joseph ?
â Ă cĂŽtĂ© de vous, monsieur le directeur.
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â Merci. Laissez-nous.
Il continuait Ă lire un dossier. Sa main ornĂ©e de bagues ba-lançait un lorgnon dâor.
Assis lâun prĂšs de lâautre, Balthazar et Coloquinte ne bou-geaient pas. Les nattes de la jeune fille pointaient hors de sa toque. Anxieusement, elle scrutait le visage de Balthazar.
Il chuchota :
â Quâest-ce que câest que Gourneuve ?
â Gourneuve ?
â Oui, on mâaccuse dâĂȘtre son complice.
â Sais pas.
â Et la bande des Mastropieds ? Tu en as entendu parler ?
â Jamais.
â Moi non plus, fit-il, et je ne comprends pas pourquoi on me jette en prison.
Elle tira un flacon de sels de sa serviette et le lui offrit. Il re-fusa. PrĂȘt Ă toutes les luttes, armĂ© de pied en cap, il Ă©piait lâattaque imminente de lâennemi et regardait cette tĂȘte luisante de pommade. La raie, droite et rĂ©guliĂšre comme une avenue du parc, commençait Ă la nuque mĂȘme, divisait, jusquâau milieu du front, les plates-bandes bien nivelĂ©es de la chevelure, passait entre les sourcils touffus, et se prolongeait au milieu dâune barbe symĂ©trique, taillĂ©e comme un double buisson.
M. le directeur releva cet ensemble harmonieux et le con-templa dans deux miroirs, lâun plantĂ© devant lui comme un che-valet, lâautre accrochĂ© derriĂšre lui, Ă la muraille, et qui reflĂ©tait les images absorbĂ©es par le premier.
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Puis il savoura lentement deux gorgées de porto, et, sans quitter son verre, demanda :
â Vous ĂȘtes bien monsieur Balthazar ?
Le mot monsieur emplit Balthazar et Coloquinte de conten-tement.
â Oui, monsieur le directeur.
â Et mademoiselle ?
â Câest ma dactylographe. On nous a menĂ©s ici ensemble, pour des raisons que jâignore, de mĂȘme que jâignore les motifs pour lesquels on me jette en prison.
Deux petites gorgées, et M. le directeur protesta :
â En prison ! Mais vous nâĂȘtes pas en prison. Le fonction-naire que je suis nâest pas un geĂŽlier, mais un simple adminis-trateur, en lâoccurrence porte-parole de M. le prĂ©fet.
Il Ă©tait toute courtoisie et toute amĂ©nitĂ©. Lâordonnance de sa tĂȘte lui ordonnait une bienveillance continuelle. Un tel homme ne devait exprimer que des choses agrĂ©ables.
Coloquinte laissa Ă©chapper un petit rire, Balthazar se dĂ©-tendit. Il nâĂ©tait pas question de prison, ni de menottes, ni de boulet de fer Ă la cheville.
M. le directeur huma un peu de porto, et sâĂ©tant assurĂ©, grĂące au jeu des miroirs, que sa raie ne remuait pas, il articula posĂ©ment :
â Me sera-t-il permis de vous adresser, au nom de M. le prĂ©fet, quelques questions, et voudrez-vous y rĂ©pondre aussi nettement que possible ?
â Comment donc, monsieur le directeur !
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â Eh bien, je vais procĂ©der avec mĂ©thode. Vous habitez, nâest-ce pas, ainsi que le constate le rapport, au-delĂ des fortifi-cations ?⊠la baraque des DanaĂŻdes ?âŠ
â Oui, monsieur le directeur, la villa des DanaĂŻdes.
â La villa, en effet, câest ce que je voulais dire. Et câest dans cette villa que vous avez reçu, en octobre dernier, la visite dâun individu assez gros, trĂšs grand, qui est revenu Ă deux reprises ?
â Ă deux reprises.
â Il nâa pas dit son nom ?
â Il ne lâa pas dit.
â Quel Ă©tait le but de ses visites ?
â Il cherchait lâoccasion de faire du bien, et il mâa chargĂ© de distribuer autour de moi de petits secours.
â Câest tout ?
â Câest tout.
â Vous nâavez plus entendu parler de lui ?
â Jamais, monsieur le directeur.
â Mais vous avez reconnu son portrait dans les journaux ?
â Je ne lis pas les journaux.
â Jamais ?
â JamaisâŠ
â Le rapport donne en effet ce dĂ©tail, et vous signale comme entiĂšrement absorbĂ© par vos travaux de professeur.
â EntiĂšrement absorbĂ©, dĂ©clara Balthazar dâun ton con-vaincu.
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â Je vais donc vous renseigner. Lâindividu qui est venu vous voir nâĂ©tait autre que Gourneuve, le chef de la bande des Mastropieds, et le sauvage assassin du comte de Coucy-VendĂŽme.
Balthazar sauta sur sa chaise.
â Que dites-vous, monsieur le directeur ? lâassassin ?⊠cet homme ? cet individu ?⊠il a tuĂ© le comte ?⊠Câest lui⊠lâignoble assassin qui a mutilĂ© ?âŠ
â Lui-mĂȘme, affirma M. le directeur, toujours souriant. Le charitable anonyme qui vous confiait le soin de ses aumĂŽnes sâappelait Gourneuve, et, si vous ne lisez pas les journaux, vous nâĂȘtes tout de mĂȘme point sans connaĂźtre les terribles forfaits du criminel et de sa bande. Lâarrestation de ces misĂ©rables consti-tue un des plus beaux exploits de notre police⊠Mais, avant de vous en dire davantage, jâoubliais deux petites formalitĂ©s indis-pensables, et auxquelles je vous demande de vous prĂȘter.
â Comment donc ! rĂ©pĂ©ta Balthazar qui souriait aussi, heureux de voir que la tempĂȘte sâĂ©loignait de plus en plus.
Deux gorgées de porto, le procédé du double miroir, et M. le directeur reprit :
â Tout dâabord, une question. Vous nâavez aucun papier dâidentitĂ© ?
â Si, monsieur le directeur, des papiers qui attestent que je suis bien connu sous le nom de Balthazar.
â Mais aucun qui prouve que câest lĂ votre nom vĂ©ritable ?
â Aucun.
â En ce cas, ayez lâobligeance de vouloir bien ouvrir le col de votre chemise.
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Balthazar Ă©prouva quelque surprise, mais, de mĂȘme quâavec le notaire, il nâopposa aucune objection. Il ĂŽta son col. Le directeur fit le tour de son bureau. Les trois lettres apparu-rent.
â M. T. P., dit-il. Câest cela. La marque des Mastropieds.
â Comment ! protesta Balthazar, la marque ?âŠ
â Des Mas Tro Pieds, M. T. P., ce sont les premiĂšres lettres de chacune des trois syllabes redoutables.
â Mais, monsieur le directeur, je vous jure que ces bandits-lĂ me sont Ă©trangers⊠que je ne fais pas partieâŠ
â Nous nâen avons jamais doutĂ©, monsieur ; les trois lettres sur votre poitrine signifient tout autre chose quâune complicitĂ©.
â Elles signifient quoi, monsieur le directeur ?
â Un fait que va nous confirmer la seconde Ă©preuve. »
M. le directeur tira dâune boĂźte un tampon pour timbre humide et pria Balthazar dây appuyer le pouce de la main gauche. En mĂȘme temps, il choisissait, au milieu du dossier Bal-thazar, une feuille de papier jaunie, cassĂ©e par endroits, et oĂč sâinscrivait le dessin dâune empreinte.
â La comparaison est aisĂ©e, dit-il au bout dâun instant. Re-gardez vous-mĂȘme, monsieur⊠Vous aussi, mademoiselle⊠Je ne crois pas que nous puissions atteindre un degrĂ© de certitude plus irrĂ©cusable. Et comme les trois lettres M. T. P. ornent votre poitrine, et que ces deux empreintes sont identiques, nous avons le droit dâĂ©tablir que vous ĂȘtes bien le fils de lâassassin Gourneuve.
M. le directeur semblait fier de ses dĂ©ductions, et, comme rĂ©compense, il acheva son porto et sâoffrit dâun bout Ă lâautre le spectacle de sa raie. Quant Ă lâeffet produit sur Balthazar, il ne
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songeait mĂȘme pas Ă sâen occuper ; toute nouvelle annoncĂ©e par lui, avec sa bonne grĂące cordiale, ne pouvait susciter que des impressions de plaisir et de gratitude.
Balthazar ne broncha pas. Tout au plus une lĂ©gĂšre oscilla-tion de son buste avait-elle permis Ă Coloquinte de craindre quâil ne sâeffondrĂąt sous le choc dâune telle rĂ©vĂ©lation. Mais il tint bon. La philosophie quotidienne est une armature solide, qui ne vous laisse pas tomber parce quâun petit souffle de rien du tout vous heurte Ă lâimproviste. Et puis, quoi ! Est-il possible que lâon soit en mĂȘme temps le fils de quelquâun et le fils dâun autre homme ? Se peut-il que lâon ait Ă la fois comme pĂšre lâassassin et lâassassinĂ© ?
Question qui ne se posait pas. Dernier rejeton des Coucy-VendĂŽme, Balthazar nâavait aucune envie dâĂ©tablir entre le nommĂ© Gourneuve et lui des liens de filiation.
Il répondit donc tout simplement, par déférence pour M. le directeur :
â Ai-je le droit de demander quelques explications ?
â Les explications font partie de la tĂąche que je suis heu-reux de remplir, dĂ©clara lâaimable fonctionnaire. Elles sont brĂšves. Voici tout dâabord une lettre de Gourneuve au prĂ©fet de police dont la conclusion est fort nette « Vous savez maintenant, dâaprĂšs les renseignements ci-dessus, monsieur le prĂ©fet, oĂč et comment retrouver mon fils. Vous connaissez les moyens de lâidentifier (tatouage des trois lettres et empreinte du pouce gauche). Vous connaissez le nom sous lequel il vit : Balthazar, et son nom rĂ©el : Gustave Gourneuve. Et vous savez enfin que câest en souvenir des trois lettres marquĂ©es sur sa poitrine que jâai choisi, pour la bande dont jâĂ©tais chef, la dĂ©signation des Mas Tro Pieds.
« DĂšs que vous lâaurez retrouvĂ©, monsieur le prĂ©fet, dites-lui le secret de sa naissance, lequel secret je nâai pas osĂ© lui dire
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de vive voix, et remettez-lui cette photographie qui est celle de sa mĂšre, AngĂ©lique, devenue, depuis ma rupture avec elle, lâĂ©pouse lĂ©gitime de M. Fridolin, saltimbanque et lutteur. »
Balthazar oscillait de nouveau sur sa chaise. Les précisions données par Gourneuve étaient vraiment troublantes. Néan-moins, il se débattit :
â Qui prouve que cette lettre ?âŠ
â Pourquoi Gourneuve aurait-il menti ? interrompit M. le directeur. Toutes ses paroles et tous ses actes la confirment. Ainsi, nous savons, par les confidences quâil fit Ă son compa-gnon de cellule, quâil chercha plusieurs fois Ă vous adresser des communications. Il semblerait que Gourneuve avait dĂ©robĂ© Ă sa victime un paquet de titres et que son intention obstinĂ©e Ă©tait de vous dire lâendroit oĂč ces titres Ă©taient cachĂ©s.
Une lumiĂšre confuse envahissait le cerveau de Balthazar. Est-ce quâil nâavait pas reçu une de ces communications ? Ne devait-il pas penser que lâappel du notaire Ă©tait une chose, et la missive cachetĂ©e une autre chose, et quâil sâĂ©tait trompĂ© en at-tribuant Ă Coucy-VendĂŽme une lettre Ă©crite par Gourneuve aprĂšs sa condamnation et envoyĂ©e grĂące Ă quelque stratagĂšme ?
Ses yeux croisĂšrent ceux de Coloquinte. La mĂȘme idĂ©e frappait la jeune fille. Et tous deux se disaient en outre que les complices de la bande avaient dĂ» surprendre une partie du se-cret, puisque, quelques jours auparavant, deux dâentre eux fouil-laient la forĂȘt de Marly.
Balthazar murmura :
â Une entrevue serait nĂ©cessaire entre Gourneuve et moi.
M. le directeur ne dissimula pas sa surprise :
â Une entrevue ? Mais ce nâest pas possibleâŠ
â Pour quelle raison ?
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â Comment ? vous ne savez donc pasâŠ
â Quoi, monsieur le directeur ?
â Mais Gourneuve a Ă©tĂ© guillotinĂ© la semaine derniĂšre.
Cette fois, Balthazar faiblit. Il avait rĂ©sistĂ© Ă lâargumen-tation du fonctionnaire. Mais cette nouvelle attaque le dĂ©molis-sait. Gourneuve guillotinĂ© ! Cela ramenait soudain lâĂ©quilibre entre les deux solutions qui sâoffraient Ă lui avec une Ă©gale chance de vĂ©ritĂ©, puisque lâun et lâautre de ses deux pĂšres satis-faisaient Ă la prĂ©diction de la somnambule : « Je vois un homme sans tĂȘte⊠» Gourneuve dĂ©capité⊠Quelle vision dâhorreur et quelle effroyable coĂŻncidence !
Il eut un étourdissement. Coloquinte se précipita et lui col-la son flacon de sels sous le nez, en expliquant à M. le directeur :
â Ce nâest rien⊠M. Balthazar est sujet Ă ces petites dĂ©fail-lances⊠LâĂ©motionâŠ, la joie dâapprendre certaines choses⊠Il souffrait beaucoup de ne pas connaĂźtre son nom vĂ©ritableâŠ
â Nous lâaiderons dans ses efforts, mademoiselle, sâĂ©cria le directeur avec une sympathie douloureuse⊠Nous lui donne-rons tous les documents nĂ©cessaires pour Ă©tablir son Ă©tat civil⊠Je suis Ă son entiĂšre disposition.
Si courtois quâil fĂ»t, M. le directeur nâaimait pas quâon le dĂ©rangeĂąt trop longtemps. Il avait notĂ© un certain dĂ©sordre dans ses cheveux. Balthazar se relevant, il le conduisit vers la porte et remit Ă Coloquinte la photographie dâAngĂ©lique Frido-lin, « saltimbanque et dompteuse ».
â Si son pĂšre est mort â et il est mort courageusement, vous pouvez le dire Ă M. Balthazar â sa mĂšre est vivante⊠Et ce doit ĂȘtre une bonne et sensible femme, Ă en juger par ce por-trait⊠Regardez, mademoiselle⊠Quelle figure franche ! Quelle dĂ©cision dans son attitude de dompteuse ! Avec quelle Ă©nergie elle menace le tigre de sa cravache !
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Les rues étincelaient au beau soleil. Le long des trottoirs, la foule circulait allégrement. Balthazar quitta le bras de sa com-pagne.
â Entrons chez ce pĂątissier, veux-tu, Coloquinte ?
Quand on sâappuie sur un corps de doctrines logiquement agencĂ©es, que les faits quotidiens sâentrelacent autour dâune trame de philosophie pratique, et que lâon se tient en perpĂ©-tuelle attention, on ne perd jamais entiĂšrement lâaplomb nĂ©ces-saire. On a beau se prendre aux embĂ»ches dâune sensibilitĂ© con-tenue, mais toujours frĂ©missante, rien ne prĂ©vaut contre la mĂ©-thode Ă©prouvĂ©e dâun Balthazar.
Il avala une bonne demi-douzaine de gĂąteaux et repartit.
Coloquinte, avide de savoir ce quâelle devait penser, Ă©piait les paroles du maĂźtre.
Il les prononça dâun ton rĂ©flĂ©chi :
â Jâavoue que les Ă©vĂ©nements, dit-il, revĂȘtent quelquefois les apparences du plus mauvais roman dâaventures. Vraiment, des yeux mal habituĂ©s apercevraient, dans ce qui mâarrive, des pĂ©ripĂ©ties extraordinaires, alors quâil me suffira, je nâen doute pas, pour remettre toutes ces histoires Ă lâĂ©chelle de la vie, et pour te montrer une fois de plus quâil nây a pas dâaventures, dâun tout petit peu de discernement.
Par malheur, le discernement comptait au nombre de ces avantages qui manquaient le plus Ă Balthazar. Cela lui faisait dĂ©faut comme lâesprit dâobservation, comme le pouvoir de sâanalyser, comme la facultĂ© de voir clair en lui, comme le sens du rĂ©el, et comme beaucoup de qualitĂ©s fort utiles. Lâaveugle Balthazar nâavait guĂšre pour se conduire dâautre guide quâun cĆur Ă©perdu de tendresse, un cĆur dont il avait, par peur dâen trop souffrir, Ă©touffĂ© les battements sous le poids de la philoso-phie quotidienne, et qui se rĂ©veillait soudain Ă lâappel imprĂ©vu de deux pĂšres dĂ©capitĂ©s et de deux mĂšres inconnuesâŠ
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CHAPITRE V
Le « DĂ© dâargent » et les « Lions de lâAtlas »
Dâanciens fossĂ©s se creusent au bas de jardins en pente que dominent de vieilles maisons grises. Des statues, des fleurs, des rectangles de lĂ©gumes, voilĂ ce que Balthazar et Coloquinte aperçurent du haut des promenades qui ceignent, dâun cĂŽtĂ©, la petite ville de Gournay.
â Câest ici quâelle demeure, dit-il, ici que sâĂ©coule, depuis un quart de siĂšcle, sa monotone existence.
Il relut le rapport de lâagence X. Y. Z.
Monsieur,
Ci-aprĂšs, nous vous prions de trouver le rĂ©sultat des in-vestigations que nous avons effectuĂ©es sur votre demande, avec lâunique renseignement de la brouille qui divisa le comte ThĂ©odore et la famille de Coucy-VendĂŽme, Ă propos de la de-moiselle Ernestine Henrioux. Cette demoiselle, native dâun vil-lage voisin du chĂąteau, fut Ă la fin abandonnĂ©e par le comte ThĂ©odore, et, aprĂšs un sĂ©jour Ă Paris, sâĂ©tablit couturiĂšre en la ville de Gournay. Dix ans de labeur opiniĂątre lui permirent dâacheter une petite mercerie : « Au DĂ© dâargent » et de se crĂ©er
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une clientĂšle de choix qui ne dĂ©daigne pas de venir causer avec elle dans sa boutique. MĂȘlĂ©e Ă toutes les Ćuvres de bienfai-sance, dĂ©corant elle-mĂȘme lâĂ©glise aux jours de cĂ©rĂ©monie reli-gieuse, elle est entourĂ©e de la considĂ©ration unanime ; jamais le moindre propos nâest venu rappeler quâil y ait eu dans son passĂ© lâagitation et les tristesses dâun drame passionnel.
Pour lâautre enquĂȘte dont vous avez bien voulu nous char-ger, relativement Ă la dompteuse AngĂ©lique, directrice de la mĂ©nagerie « Les Lions de lâAtlas⊠»
Balthazar replia la feuille, et, comme onze heures son-
naient au clocher voisin :
â Jây vais, dit-il, avant quâelle ne dĂ©jeune.
â Ne tardez pas, monsieur Balthazar, dit Coloquinte. VoilĂ bientĂŽt deux semaines que vous attendez ce moment, et vous en ĂȘtes tout changĂ©.
Câest par des donnĂ©es sentimentales et des arguments tirĂ©s du cĆur que Balthazar avait tentĂ© de rĂ©soudre lâembarrassante situation. De qui Ă©tait-il le fils ? Vers laquelle des deux mĂšres que lui offrait le destin allait-il diriger ses pas ? Incapable de sây reconnaĂźtre parmi des tĂ©nĂšbres aussi Ă©paisses, il plaçait tout simplement en face de lui les deux photographies et semblait at-tendre, ou bien quâelles consentissent Ă rĂ©pondre Ă ses ques-tions, ou bien quâun mouvement du cĆur, comme il disait, lui dĂ©signĂąt lâimage maternelle.
Mais les deux femmes se taisaient, et des mouvements de mĂȘme force et de mĂȘme ampleur le poussaient tour Ă tour vers la mĂšre quâil contemplait. Toutes deux lui paraissaient Ă©gale-ment charmantes et dignes de tendresse.
Par bonheur, Balthazar nâavait pas Ă choisir quâentre deux mĂšres. Deux pĂšres aussi le sollicitaient, et comment eĂ»t-il hĂ©sitĂ© entre le comte de Coucy-VendĂŽme, duc de Jaca, grand
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dâEspagne, et lâassassin Gourneuve ? Il acceptait volontiers dâĂȘtre le fils de lâune ou de lâautre des deux femmes, mais se ca-brait devant tout rapport de filiation avec lâun des deux hommes, et câest ainsi que Mlle Ernestine Henrioux avait pris le pas sur la dompteuse AngĂ©lique.
Balthazar saisit la lourde serviette de Coloquinte.
â Je lui ferai dâabord mes offres de services, dit-il. ReprĂ©-sentant de commerce, jâapporte mes cartes dâĂ©chantillons, Ă©pingles, rubans, jarretiĂšres, etc. Mais au lieu de les montrer, je lui tends sa photographie, et elle mâouvre ses bras.
Coloquinte approuva. Lâanimation du professeur la rem-plissait de joie :
â Je suis bien heureuse, dit-elle, que la doctrine ne con-damne pas les mouvements du cĆur.
Balthazar entra dans la ville avec la bonne tenue dâun homme qui est maĂźtre de la situation. Un dĂ© que tenaient, comme le bec dâun hĂ©ron, les pinces de grands ciseaux noirs, lui indiqua la porte dâune modeste boutique prĂ©cĂ©dĂ©e de trois marches quâil escalada dâun coup, comme sâil montait Ă lâassaut. Une sonnette tinta. Et, tout de suite, il se dit, en soupirant dâaise :
â Elle nâest pas lĂ .
Lâabsence de Mlle Henrioux lui donnait le temps dâessuyer la sueur de son front et de reprendre haleine. Il nây avait dans la piĂšce obscure et basse quâun vieux curĂ© qui achetait des lacets de chaussures Ă une vieille dame de figure revĂȘche. Celle-ci lor-gna lâintrus qui frappa sa serviette avec lâair de dire :
â Je viens vous apporter mes cartes dâĂ©chantillons.
â Asseyez-vous, lui fut-il ordonnĂ©.
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Il sâassit contre un comptoir et, courbant le dos, piqua du front dans un lot de bretelles. Ses idĂ©es tournoyaient comme des feuilles sĂšches. Le vieux curĂ© et la vieille dame Ă©changeaient des phrases dont aucune ne lui semblait comprĂ©hensible. La bou-tique Ă©tait remplie dâhumiditĂ©, de tristesse et dâune odeur into-lĂ©rable de moisi Ă laquelle se mĂȘlait un parfum dâoignon en train de mijoter quelque part.
â Mille fois merci, mademoiselle Henrioux, fit lâecclĂ©-siastique en se retirant.
â Toujours Ă votre service, monsieur le curĂ©, rĂ©pliqua la vieille dame.
La porte se ferma.
La vieille dame revint aussitÎt vers Balthazar et lui déco-cha :
â Jâai mes fournisseurs, monsieur, du ton rĂ©barbatif que lâon prend pour dire Ă une quĂȘteuse : « Jâai mes pauvres, ma-dame. »
Balthazar sâĂ©tait levĂ© et regardait stupidement. Il avait en-tendu les adieux du curĂ©, et il demanda dâune voix sourde :
â Mademoiselle Henrioux ?⊠Vous ĂȘtes mademoiselle Henrioux ?
â Eh bien, quoi, Ă©videmment. Le « DĂ© dâargent », câest moi.
â Câest vous, le « DĂ© dâargent » ? Vous ĂȘtes le « DĂ© dâargent » Vous ĂȘtes Mlle Ernestine Henrioux !
Il la contemplait de ses yeux agrandis, et, de fait, peu Ă peu, avec son dĂ©sir immense de la reconnaĂźtre, il notait dans sa fi-gure maussade quelque chose qui avait dĂ» ĂȘtre lâexpression heu-reuse de la photographie. Le jeune visage renaissait sous les rides prĂ©coces et sous le parchemin jaune de la peau. Les
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mĂšches droites des cheveux se roulaient en boucles frivoles. CâĂ©tait bien la femme que son pĂšre avait aimĂ©e jadis et dont il avait conservĂ© lâimage ravissante.
« Ma mÚre⊠ma mÚre⊠», dit-il au fond de lui.
La voix du sang parlait. Un Ă©lan le porta vers elle. Par mal-chance, lâexcĂšs de lâĂ©motion donnait Ă Balthazar un masque rĂ©-ellement fĂ©roce. Il louchait. Les dents grinçaient dans une bouche entrebĂąillĂ©e, aux lĂšvres tordues. La mĂąchoire tremblait. En outre, il eut le grand tort dâarracher son faux col et dâexhiber sa poitrine en bĂ©gayant :
â M. T. P⊠M. T. P.
Mlle Henrioux eut peur. Elle reculait devant cette vision de folie. Balthazar avançait dâautant, la poitrine nue et le pouce de sa main bien en Ă©vidence.
â M. T. P., disait-il⊠lâempreinte⊠le tampon dâencreâŠ
Mlle Henrioux gémit :
â Allez-vous-en⊠Allez-vous-enâŠ
Mais rien ne pouvait le calmer. Il cherchait vainement à former des phrases. Quelques mots, tout au plus, jaillirent de cet ensemble de sons rauques et de syllabes inachevées :
â Naissance⊠Testament⊠EnquĂȘteâŠ
BloquĂ©e contre la porte par oĂč se glissaient les parfums dâoignon, mais incapable de manĆuvrer la serrure, elle sâĂ©cria, dĂ©sespĂ©rĂ©ment :
â Qui ĂȘtes-vous ?
â Godefroi, dit-il.
AprĂšs une telle rĂ©vĂ©lation, il Ă©tait persuadĂ© quâelle allait lui ouvrir ses bras, dans une explosion de maternitĂ© soudaine.
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â Godefroi⊠redit-il, le petit GodefroiâŠ
Ils restaient plantĂ©s lâun en face de lâautre, elle effarĂ©e, cherchant Ă comprendre, Balthazar brĂ»lant dâĂ©treindre et dâem-brasser celle quâil appelait sa mĂšre.
â Godefroi ? murmura-t-elle. Pourquoi ce nom ?
Brusquement, comme un poing quâon lance, il lui mit sous les yeux sa photographie de jeune femme.
â Regardez⊠RegardezâŠ, ordonna-t-il. Comprenez-vous ?
Elle fut confondue.
â Ah ! est-ce possible ? Mon portrait⊠DâoĂč cela vient ?⊠Mon portraitâŠ
Il répondait ardemment :
â Câest mon pĂšre qui me lâa transmis⊠Le comte de Coucy-VendĂŽme⊠Jâai pour mission de vous retrouver⊠de vous de-mander pardon⊠Le petit Godefroi⊠vous vous souvenez ?⊠Le petit quâon vous a pris ?
Il gardait son expression implacable et menaçante. Il avait lâair de dire « Sois ma mĂšre, ou je te tue. »
Aucune des deux solutions ne semblait ravir la vieille dame. Que se passait-il en elle ? Est-ce que ce nom de Godefroi, quâelle ignorait peut-ĂȘtre, ne la dĂ©routait pas ? Se croyait-elle vraiment en face de son fils ? Elle demeurait troublĂ©e et renfro-gnĂ©e, ce qui nâempĂȘchait pas Balthazar de la trouver charmante, jeune, pleine de gentillesse et de sĂ©duction, et de penser au plai-sir que ce serait de marcher entre elle et Coloquinte dans les rues de Montmartre.
Un bruit de roues qui bondissaient sur le pavĂ© rompit le si-lence. Une voiture sâarrĂȘta. La sonnette retentit, et une cliente Ă
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cheveux blancs, couverte de dentelles noires, entra, dâun pas qui frĂ©tillait.
â Ma petite Henrioux, je viens en courant⊠quelques em-plettes⊠mais, dâabord, des nouvelles de votre santĂ©, ma petite Henrioux.
â Ah ! madame la marquise, câest trop de bonne grĂące.
â Du tout, du tout. Et puis, nous avons Ă parler de la crĂšche, de notre tombola et de tous nos comitĂ©s.
Une cliente⊠une marquise⊠Balthazar avait livré passage à Mlle Henrioux.
â Excusez-moi, madame la marquise, dit-elle. Une se-conde seulementâŠ
Il se sentit perdu. On allait lâexpĂ©dier. LâĂ©croulement de ses rĂȘves lui rendit son vĂ©ritable visage, et il fut si triste que la voix de Mlle Henrioux se fit moins dure :
â Jâai mes fournisseurs. Alors, nâest-ce pas, vous admettrez bienâŠ
Oui, elle avait ses fournisseurs, ses clients, ses Ćuvres de bienfaisance, ses amis de lâĂ©glise et du chĂąteau, sa rĂ©putation, tout un passĂ© honorable. Quelle place y avait-il pour lui au mi-lieu de tout cela ? Allait-elle renoncer Ă tant de petites habitudes dĂ©licieuses qui composaient sa vie prĂ©sente, se rejeter dans le drame et lâincertitude, remuer les cendres, et rallumer son pauvre cĆur Ă©teint ?
Il baissa la tĂȘte et rentra la photographie dans la serviette de cuir.
â Pardonnez-moiâŠ, murmura-t-il, je nâaurais pas dĂ» agir si brusquement⊠Adieu.
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Elle avait rĂ©ussi Ă ouvrir la porte du fond. Ils se trouvaient dans un boyau de couloir qui servait de cuisine et dĂ©bouchait dans une cour oĂč pullulaient des lapins et des poules. Du bĆuf Ă lâoignon mijotait sur un fourneau. Mlle Ernestine Henrioux saisit les mains de Balthazar et bredouilla :
â Oui⊠adieu⊠jâai Ă©tĂ© trop malheureuse ; je ne peux plus⊠je ne veux plus⊠Adieu⊠je vous Ă©crirai⊠Donnez-moi votre adresseâŠ
Elle le poussa dans la cour. Il Ă©crasa un lapin, glissa sur des Ă©pluchures de carottes, et regagna la rue oĂč y il arriva tout juste pour recevoir lâassistance de Coloquinte, et faire Ă©quilibre, comme elle disait, Ă la serviette de cuir.
Le soir, aux DanaĂŻdes, Coloquinte soignait son maĂźtre et concluait avec un accent de sollicitude maternelle :
â Voyez-vous, monsieur Balthazar, les choses du cĆur sont aussi compliquĂ©es que celles de la vie. Vous vous perdez lĂ -dedans comme dans lâĂ©nigme des M. T. P. et dans les mystĂšres de votre famille et de votre nom, et vous voilĂ de nouveau fiĂ©-vreux et inquiet.
Il demanda :
â Alors, selon toi, que me faudrait-il pour ĂȘtre heureux et tranquille ?
CâĂ©tait une question bien ardue, et elle ne savait trop que rĂ©pondre. Cependant, elle dit avec gravitĂ© :
â De lâamour, monsieur Balthazar.
Il regarda la jeune fille, ou plutĂŽt lâenfant quâelle Ă©tait en-core pour lui, et se demanda pourquoi Coloquinte avait rougi. Mais des pensĂ©es plus importantes le sollicitaient.
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Si compliquĂ© que soit le cĆur, il donne des ordres auxquels on doit se soumettre, et comment Balthazar, avec sa soif inapai-sĂ©e de tendresse, nâeĂ»t-il pas subi lâattrait de cette photographie quâil passait des heures Ă considĂ©rer ? Quelle sympathie lui ins-pirait la dompteuse AngĂ©lique ! Comme elle Ă©tait plus aimable et plus avenante ! Rien de triste en elle ! Au contraire, de la bonne humeur, de la gaĂźtĂ©.
Il nây rĂ©sista pas, et ce serait le mĂ©connaĂźtre que de suppo-ser quâil fĂ»t capable de partir en campagne, ce jour-lĂ , avec des instincts moins impĂ©tueux que la premiĂšre fois. Une aussi lourde affection, toute prĂȘte Ă sâĂ©pancher, bouillonnait en lui, et un mĂȘme Ă©moi lâagitait, lorsquâil vit, Ă la foire du TrĂŽne, con-formĂ©ment aux renseignements de lâagence X. Y. Z., la bande de calicot oĂč sâinscrivait : « Les Lions de lâAtlas, direction AngĂ©-lique. »
CâĂ©tait une mĂ©nagerie de piĂštre apparence, avec des toiles peintes oĂč il nây avait plus de peinture, et des vĂ©hicules bran-lants dâoĂč les lions de lâAtlas eussent pu sâĂ©vader aisĂ©ment, sâil leur fĂ»t restĂ© le moindre dĂ©sir dâindĂ©pendance.
La reprĂ©sentation de lâaprĂšs-midi venait de se terminer. Coloquinte et Balthazar firent le tour des toiles et atteignirent les roulottes entre lesquelles sâaccumulaient les vieilles caisses et se prĂ©parait le repas du soir. Il y en avait trois, de ces rou-lottes, et un tracteur automobile qui avait plutĂŽt lâaspect dâune machine Ă broyer les cailloux des routes.
Une femme athlĂ©tique, vĂȘtue dâune vieille jaquette Ă bran-debourgs et dont les jambes puissantes faisaient Ă©clater le coton dâun maillot gris perle et la molesquine des bottes lacĂ©es, sur-veillait une Ă©norme marmite au-dessous de laquelle se consu-mait de la braise.
Balthazar, Ă qui une seule expĂ©rience nâavait point suffi pour savoir que les photographies ne sont pas sincĂšres et quâun
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jeune visage vieillit en trente années, alla droit à cette femme athlétique et lui dit :
â Madame Fridolin, sâil vous plaĂźt ?
Elle leva vers lui une face blanche et ronde en forme de lune, toute couverte de poudre de riz, et qui gardait les vestiges dâune beautĂ© joviale.
â Câest moi. Quây a-t-il pour votre service ?
â Câest vous la dompteuse AngĂ©lique ? reprit-il, encore dĂ©-sappointĂ©.
â Personnellement.
Il nâen pouvait croire ses yeux, et, dans lâespoir dâun malen-tendu, il montra la jeune photographie.
â Tiens ! sâexclama la femme, mais Dieu me pardonne, câest ma binette de jadis. OĂč diable avez-vous cueilli cela ?
Elle prit le carton et lâexamina. Puis, se mettant Ă rire :
â Sapristi ! Mais ça date du temps de Gourneuve !
Balthazar murmura :
â Câest en effet dans ses papiers quâon a trouvĂ© cette pho-tographie.
â On a donc su que câĂ©tait moi ?
â Oui, une lettre quâil a Ă©crite au prĂ©fet de police.
â Et vous venez de sa part ?
â Oui.
â Ah ! dit-elle, dâun ton placide, ce pauvre Gourneuve, il a donc pensĂ© Ă moi avant de mourir ?
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â Oui, fit Balthazar.
â Ă quel propos ?âŠ
Il nâentendit pas la fin de la question. Un des lions de lâAtlas, allĂ©chĂ© sans doute par le fumet de la marmite, avait poussĂ© un rugissement effroyable. Un de ses camarades riposta, puis un autre, et tous les lions de lâAtlas poursuivirent un con-cert assourdissant.
Angélique dut répéter :
â Ă quel propos vous a-t-il envoyĂ© ?
Balthazar cria de toutes ses forces.
â Ă propos dâun fils⊠de votre filsâŠ
â Le petit Gustave, repartit AngĂ©lique, sur le mĂȘme ton strident. Pauvre gosse, il a disparu au bout de quinze mois, tout juste comme je venais de le sevrer, et deux semaines avant que Gourneuve et moi on se sĂ©pare. Jâai toujours pensĂ© que Gour-neuve lâavait enlevĂ© par vengeance. On ne sâaimait plus, lui et moi, et il enrageait. Ainsi, le pauvre gosse ?
â Il a vĂ©cu.
â Pas possible !
Balthazar rencontra les yeux de Coloquinte. Comme tout cela sâarrangeait bien ! Il aurait Ă©tĂ© ravi si ces damnĂ©s lions de lâAtlas eussent laissĂ© Ă lâentretien son caractĂšre dâintimitĂ©.
Il proféra :
â Le petit Gustave a vĂ©cu. Il est devenu grand.
â Ăa câest tout de mĂȘme drĂŽle, hurla AngĂ©lique, en se frot-tant les mains. Vous ĂȘtes bien sĂ»r ? Vous le connaissez peut-ĂȘtre.
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â Oui, je le connais.
â Mais il ne vivait pas sous le nom de Gourneuve ? Il vivait sous un autre nom, sans doute ?
â Oui.
â Lequel ?
â Balthazar.
Elle lâobserva avec attention. Elle pressentait la vĂ©ritĂ©.
â Et vous, votre nom ? demanda-t-elle.
â Balthazar.
Elle sâĂ©cria, en tapant Ă pleines mains sur son maillot gris perle :
â Ah ! ça, câest encore plus drĂŽle ! Alors, le petit Gustave⊠ce serait ?âŠ
Il ne rĂ©pondit pas. Il souriait avec une grimace anxieuse. AngĂ©lique lâattira Ă©nergiquement dans ses bras.
â Ăa, câest drĂŽle⊠ça, câest drĂŽle⊠Alors le petit Gus-tave ?âŠ
Les lions de lâAtlas sâexaspĂ©raient. Balthazar enfonçait le nez dans les bonnes joues farineuses dâAngĂ©lique, et il pensait que la rencontre dâune mĂšre et dâun fils peut avoir lieu en toute simplicitĂ© et sans les pĂ©ripĂ©ties emphatiques des mĂ©lodrames.
â Ce que câest drĂŽle ! ce que câest rigolo ! vocifĂ©rait la dompteuse. Et puis, ce Fridolin va ĂȘtre content. Et la marmaille, donc ! Car tu en as une tapĂ©e de frĂšres et de sĆurs, Gustave !
Elle fit un cornet de ses deux mains placées autour de sa bouche, et appela :
â Fridolin ! Fridolin !
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Les portes des trois roulottes et celle de la machine Ă broyer les cailloux sâouvrirent, et une nuĂ©e de garçons et de filles sâabattit. Le dernier, Fridolin parut.
CâĂ©tait un colosse, de taille moyenne et de musculature formidable. Durant les entractes, lâHomme-canon, selon la dĂ©-signation du programme, effectuait « lâarrachĂ© » de la barre et jonglait avec des poids. Il ressemblait Ă sa femme, mais en rouge. Un pardessus moutarde recouvrait son maillot rose.
Quatre filles et cinq garçons lâentouraient, de six Ă vingt-cinq ans, tous employĂ©s Ă la mĂ©nagerie.
â Câest Gustave ! cria la dompteuse, Tu te rappelles, Frido-lin ? le petit Gustave dont je tâai parlĂ© ? Le fils Ă Gourneuve⊠Câest-il drĂŽle ?
LâHomme-canon Ă©tait un taciturne, mais un sensible, en perpĂ©tuel attendrissement. Ses yeux, bordĂ©s de rouge, se mouil-laient Ă la moindre occasion. Il Ă©crasa la main de Balthazar entre les siennes et lui dit avec des larmes :
â Ă la vie, Ă la mortâŠ
Balthazar se sentit de la famille. Il présenta Coloquinte :
â Ma secrĂ©taire-dactylographe.
Le titre fit impression. AngĂ©lique, Ă son tour, prĂ©senta les neuf frĂšres et sĆurs Louise, la caissiĂšre ; Alfred, le joueur de tambour, Raoul et Auguste, les hommes de peine, etc.
On se mit Ă table, ce qui consistait Ă sâasseoir sur les caisses Ă©parpillĂ©es et Ă dĂ©vorer les morceaux de viande et les lĂ©gumes puisĂ©s par AngĂ©lique dans la marmite, et offerts au bout dâune fourchette. Le repas fut cordial. Les lions de lâAtlas avaient re-noncĂ© Ă rugir. Balthazar, interrogĂ© sur son genre dâexistence, se rengorgea comme professeur ; AngĂ©lique parla de son premier mari, bonnement, en Ă©pouse indulgente :
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â Un brave homme, fainĂ©ant, bricoleur, astucieux, mais, au fond, un brave hommeâŠ
â Un brave homme, rĂ©pĂ©ta Fridolin, les larmes aux yeux.
â Ăvidemment, il a mal tournĂ©, dit-elle. On ne tue pas son prochain. Mais, tout de mĂȘme, ce Coucy-VendĂŽme, croyez-vous que câĂ©tait la crĂšme des hommes, lui ? Les journaux ont racon-tĂ©âŠ
Balthazar dĂ©fendit la victime en termes qui prouvaient que, sâil avait adoptĂ© AngĂ©lique comme mĂšre, il prĂ©fĂ©rait sâen tenir au comte de Coucy-VendĂŽme comme pĂšre.
Au dessert â chacun sa pomme â, on dĂ©boucha du cidre mousseux. Balthazar annonça quâil Ă©tait fiancĂ©, ce qui attendrit la dompteuse et fit pleurer lâHomme-canon. On trinqua en lâhonneur de la magnifique Yolande.
â Assez rigolĂ©, sâĂ©cria AngĂ©lique. Câest lâheure du travail. Gustave, tu connais le chemin. Ici jusquâĂ la fin du mois. AprĂšs, nous jouons Ă la barriĂšre du TrĂŽne, et puis Ă Grenelle. Viens nous voir, hein ? et souvent. Et nâoublie pas quâun fils de plus, Fridolin et moi, ça ne nous effraie pas.
Balthazar repiqua du nez dans les joues blanches de sa mĂšre. Il embrassa ses neuf frĂšres et sĆurs. Mais lâadieu de Fri-dolin fut si chaleureux quâAngĂ©lique ne voulut pas sĂ©parer brus-quement le beau-pĂšre et le beau-fils. Elle accorda la permission de minuit Ă son mari. On se passerait de lâHomme-canon.
Il enfila son pardessus moutarde au-dessous duquel on voyait son maillot rose, et il suivit Balthazar qui, justement, ce soir-lĂ , avait sĂ©ance de dĂ©gustation Ă Montmartre, oĂč se trou-vait dĂ©jĂ M. Vaillant du Four.
Vers dix heures du soir, les trois hommes, quelque peu « éméchés », sortirent du cabaret, bras dessus bras dessous.
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PrÚs des fortifications, M. Vaillant du Four lùchant pied, Frido-lin le jeta sur son épaule gauche, comme un manteau plié.
Suspendu au bras droit de lâHomme-canon, Balthazar lui exposa les principes de la philosophie quotidienne.
â Comprends-moi, Fridolin. La plupart des gens voient la vie avec des lunettes. Ce sont des fous. Il faut regarder les choses telles quâelles sont, et les remettre au point, si elles sont dĂ©formĂ©es. Or, les choses sont toujours simples, naturellesâŠ
Vaillant du Four, la tĂȘte en bas, gĂ©missait :
â Une vieille fripouille⊠On devrait me ficher en prison⊠Une fripouille, que je vous disâŠ
Balthazar continua de dĂ©velopper sa doctrine, jusquâĂ lâoctroi des Ternes. LĂ , son beau-pĂšre, enthousiasmĂ©, lui fit cra-quer de nouveau la main en sanglotant :
â Ă la vie, Ă la mort.
Et Fridolin redescendit vers Paris, oubliant quâil emportait sur son dos M. Vaillant du Four.
Balthazar rentra seul. Les becs de gaz et les Ă©toiles dan-saient bien un peu devant ses yeux. Cependant il gagna la villa des DanaĂŻdes et, comme il approchait, sa surprise fut grande de voir que la fenĂȘtre de son logis Ă©tait Ă©clairĂ©e et quâune silhouette fĂ©minine se tenait devant la porte ouverte. Ătait-ce Coloquinte qui lâattendait ?
Il monta les marches. Des bras se tendirent, et une voix gĂ©missante lâaccueillit :
â Godefroi⊠mon petit Godefroi, câest moi Ernestine Hen-rioux⊠Je nâai pas pu rĂ©sister⊠Jâai tout abandonnĂ© pour venir auprĂšs de vous, le « DĂ© dâargent », mes clientes, M. le curĂ©, la tombola⊠Ah ! mon petit Godefroi !âŠ
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La vieille dame de Gournay le serrait contre elle avec vĂ©-hĂ©mence, comme si elle voulait rattraper en dĂ©monstrations maternelles plus dâun quart de siĂšcle perdu dans la solitude et la sĂ©cheresse. Comment Balthazar nâeĂ»t-il pas acceptĂ© cette bonne aubaine de tendresse ? Le cerveau troublĂ© par le vin de Su-resnes, il rĂ©pondit par des manifestations filiales qui ne le cĂ©-daient pas en sincĂ©ritĂ©.
La mĂšre et le fils ne sâendormirent quâĂ lâaurore et Colo-quinte les retrouva, mains unies, tĂȘtes jointes, et balançant leurs bustes sur deux chaises jumelles.
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CHAPITRE VI
Fridolin vaut un régiment
Avec le café du professeur, Coloquinte apportait deux lettres et un télégramme. Balthazar offrit le café à Mlle Ernes-tine, présenta la dactylographe et, emmenant Coloquinte dans la cour, commença ses ablutions.
â Lis, dit-il.
Par la premiĂšre missive, maĂźtre La Bordette, le notaire, convoquait son client, et lui demandait quelques signatures, le dossier Coucy-VendĂŽme Ă©tant prĂȘt.
â Continue.
Coloquinte dĂ©cacheta la seconde enveloppe et devint blĂȘme :
â Câest de Mlle Yolande.
â JâĂ©coute, dit-il.
Elle lut :
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Mon Balthazar,
Je suis attentivement dans les journaux la rubrique des crimes, vols, escroqueries, arrestations. Rien jusquâici ne vous concerne, et rien, par consĂ©quent, ne vous empĂȘche dâaller Ă la conquĂȘte dâun nom, dâune fortune, et de
votre orgueilleuse fiancée.
Coloquinte attendit lâeffet de cette lettre dâamour. Baltha-
zar se lavait la tĂȘte. Il ordonna :
â Frictionne-moi vigoureusement.
Elle le frictionna vigoureusement, puis ouvrit le télé-gramme. Il venait de NorvÚge et disait :
PriĂšre de me recevoir chez vous dimanche le vingt-cinq courant. Ai Ă vous faire des rĂ©vĂ©lations dâune importance capi-tale.
Signé : Beaumesnil, poÚte.
La voix de Coloquinte sâĂ©tait assombrie. Encore des com-
plications et des ennuis pour son maßtre ! Que voulaient donc tous ces gens, cette orgueilleuse fiancée, ce poÚte inconnu ?
â Passez-moi mes bretelles, enjoignit Balthazar, avec au-tant dâindiffĂ©rence que si rien de tout cela ne lâeĂ»t concernĂ©.
Ă ce moment, Mlle Ernestine sortait des DanaĂŻdes. Il lui prit le bras et lâemmena, en disant Ă Coloquinte :
â Rejoins-nous aux Lions de lâAtlas.
Balthazar Ă©tait un garçon loyal qui ne voulait pas capter lâaffection de Mlle Ernestine ou de la dompteuse AngĂ©lique sans leur avoir donnĂ© dâautres explications. Il nâhĂ©sitait pas, pour sa
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part, Ă les chĂ©rir toutes deux aussi profondĂ©ment que si chacune dâelles eĂ»t Ă©tĂ© sa mĂšre, mais elles devaient savoir lâune et lâautre quâil y avait tout au moins doute sur la maternitĂ© de lâune des deux. Câest pourquoi il dĂ©sirait une entrevue immĂ©diate.
Elle fut cordiale. Les natures, que certaines affinitĂ©s se-crĂštes prĂ©disposent Ă la sympathie, sâentendent du premier coup. Tandis que les lions de lâAtlas rugissaient furieux, Baltha-zar hurla son histoire, et, aprĂšs quâelles eurent Ă©coutĂ©, les deux femmes avouĂšrent, Ă plein gosier, que nulle preuve ne les favo-risait lâune plus que lâautre, ce dont elles ne tiraient dâailleurs pas motif pour sâattacher moins Ă lui.
â Sois sĂ»r, lui dit AngĂ©lique, que je tâaime comme un fils. Quoi quâil arrive, je ne changerai point.
Mlle Ernestine, qui ne le tutoyait pas, fut aussi catégorique :
â Rien ne modifiera mes sentiments de mĂšre.
Il réunit leurs mains dans les siennes. Fridolin pleura.
Ils goĂ»tĂšrent durant quinze jours une fĂ©licitĂ© sans mĂ©lange. Les gens simples ne voient pas ce quâil peut y avoir dâanormal ou de compliquĂ© dans une situation Ă laquelle leur sens naturel du bonheur les a du premier coup adaptĂ©s. Aux Lions de lâAtlas, on causait de tout cela sans gĂȘne, sans Ă©tonnement, et sans Ă©prouver non plus lâĂąpre dĂ©sir de connaĂźtre la vĂ©ritĂ©. Mlle Ernestine, qui avait perdu son air maussade, sâintĂ©ressait Ă la mĂ©nagerie, soignait et instruisait les neuf enfants dâAngĂ©lique, et nâĂ©tait point pressĂ©e de regagner son petit maga-sin de Gournay.
De Gourneuve, entre eux, jamais un mot. Gourneuve Ă©tait guillotinĂ©, supprimĂ©, enseveli⊠nâen parlons plus. Mais Mlle Ernestine Ă©voquait Ă voix lente la noble image du comte de Coucy-VendĂŽme, grand dâEspagne, auquel dĂ©cidĂ©ment Baltha-zar sâattachait de plus en plus et que, tous, ils associaient, avec un sage dĂ©dain de toute logique, Ă leur heureuse intimitĂ©.
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Seule Coloquinte se tourmentait. Elle sâĂ©tait renseignĂ©e sur Beaumesnil, poĂšte illustre, plus cĂ©lĂšbre par ses dĂ©bordements, et redoutait pour son maĂźtre les rĂ©vĂ©lations annoncĂ©es. En outre, un jour, elle aperçut, qui rĂŽdaient autour des DanaĂŻdes, les deux hommes de la forĂȘt de Marly.
Effrayée, elle avertit Balthazar.
â Et aprĂšs ? dit-il.
â AprĂšs ? Mais ce sont dâanciens complices de Gourneuve. Ils faisaient partie de la bande des M. T. P.
Le professeur sâirrita.
â Ăcoute, ma petite Coloquinte, si tu veux que nous nous entendions, fiche-moi la paix avec les M. T. P. et avec toutes ces idioties.
â Cependant, insista Coloquinte, leur prĂ©sence prouve quâils recherchent le trĂ©sor et que leurs investigations les ont conduits jusquâĂ nous.
Il haussa les Ă©paules.
â Le trĂ©sor est au fond de ta serviette. Je nâen ai parlĂ© ni Ă Mlle Ernestine ni aux Fridolin, estimant quâil fallait garder le si-lence jusquâĂ ce quâon ait des certitudes lĂ -dessus. Tout au plus ai-je prĂ©levĂ© un billet de cinq cents francs, puisque jâai renoncĂ© provisoirement Ă mes occupations. Par consĂ©quent, nul ne peut soupçonnerâŠ
Et, comme Balthazar tenait Ă savourer tranquillement son bonheur, il tourna le dos Ă Coloquinte.
Mais, deux jours plus tard, elle surprit le manĂšge Ă©qui-voque de trois individus vĂȘtus de complets Ă carreaux et coiffĂ©s de casquettes. Et le lendemain, elle lâattira vers la fenĂȘtre, et lui montra quatre personnages qui filaient le long de la palissade de M. Vaillant du Four. HabillĂ©s de dĂ©froques, ils avaient des types
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de Levantins misĂ©rables, dĂ©guisĂ©s pour un mauvais coup. Bien quâaffectant de ne point se connaĂźtre, ils Ă©changeaient des signes maladroits.
â Et puis, tenez, tenez, dit-elle, voilĂ lâinspecteur qui vous a menĂ© lâautre jour Ă la prĂ©fecture de police, il les rejoint. Ils se concertent tous les cinq ! Mon Dieu, quâest-ce que ça signifie ?
Balthazar alluma sa pipe et sâen alla.
Rien ne pouvait le mettre en alarme. Que lui importaient les pressentiments puérils de Coloquinte ?
Elle ne lĂącha pas prise. Elle ne voyait quâintrigues et cons-pirations tĂ©nĂ©breuses. De toutes parts des personnages louches envahissaient la citĂ© des Baraques.
Un soir, elle entra suffoquée :
â Il faut fuir⊠il le faut⊠Quelquâun a parlé⊠un Anglais en chapeau de paille⊠il mâa dit que vous Ă©tiez menacé⊠des en-nemis fĂ©roces⊠Il vous offre vingt mille francs si vous voulez fuir⊠trente mille, mĂȘme quâil a dit, trente mille de la part de lâAngleterre⊠Il attend la rĂ©ponse, au bout du sentierâŠ
Balthazar, furieux, serra les poings, et il lançait des regards si courroucĂ©s quâelle nâosa poursuivre.
Ils se virent moins. Il Ă©vitait celle qui troublait sa quiĂ©tude avec ses yeux chargĂ©s dâangoisse. Ă la fin, il se rĂ©fugia aux Lions de lâAtlas oĂč il demeura trois jours entre AngĂ©lique et Mlle Ernestine.
Mais, le dimanche suivant, qui était le dimanche fixé par le poÚte Beaumesnil, Coloquinte vint supplier Balthazar de ne pas retourner aux Danaïdes.
â Nây allez pas, monsieur Balthazar, les dangers sont im-menses. Vous avez des ennemis fĂ©roces. Il y a contre vous un
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complot, ou plutÎt toute une série de complots qui se relient les uns les autres et dont vous serez victime.
â Tu divagues ! protesta Balthazar, quelque peu troublĂ©.
Elle exposa son argument suprĂȘme :
â Oubliez-vous, monsieur Balthazar, quâaujourdâhui, câest la fĂȘte des Baraques, et que tout le monde est parti dĂ©jeuner sur lâherbe, parents et enfants. La citĂ© sera vide. Or, câest prĂ©cisĂ©-ment aujourdâhui que lâon essaie de vous retenir aux DanaĂŻdes ! Le piĂšge nâest-il pas certain ?
Elle parlait avec une éloquence désespérée et en joignant des mains qui tremblaient.
â Je vous en prie, monsieur Balthazar, croyez-moi⊠je ne me trompe pas⊠Quand il sâagit de vous, il y a quelque chose en moi, qui devine, qui pressent⊠Des pieds Ă la tĂȘte, câest un fris-son qui me secoueâŠ
Mlle Ernestine flĂ©chit la premiĂšre. AngĂ©lique, femme de tĂȘte et bonne conseillĂšre, opina Ă©galement pour la prudence. Ă son avis, Balthazar ne pouvait refuser lâentrevue, mais il lui fallait sâentourer de toutes les prĂ©cautions nĂ©cessaires.
â Comment ? dit-il, Ă©branlĂ©.
â Eh ! mon Dieu, que Fridolin tâaccompagne ! Avec Frido-lin, tu peux ĂȘtre tranquille. Pas dâagression possible ! Pas dâembĂ»ches ! Fridolin vaut un rĂ©giment.
La proposition ravit tout le monde. Balthazar sây rallia ainsi que Coloquinte, qui sâĂ©tait mise Ă rire, dans une dĂ©tente sou-daine de ses nerfs.
Oui⊠câest cela⊠Mme AngĂ©lique a raison⊠Plus rien Ă craindre⊠M. Fridolin vaut un rĂ©giment.
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LâHomme-canon ne put retenir ses larmes. Des sanglots le suffoquaient.
â Ă la vie, Ă la mort, mon vieux Balthazar, et tout de suite Ă la besogne, hein ? On va leur zây dire deux mots, Ă tous ces bougres-lĂ . Y en a combien ? Douze ? Treize ?
Il Ă©pingla sur son maillot rose toute une brochette de mĂ©-dailles rĂ©servĂ©e aux occasions solennelles et enfila son pardes-sus moutarde. AngĂ©lique munit Balthazar dâun couteau Ă res-sort. Coloquinte sâinclina, et furtivement, lui embrassa la main.
Les deux hommes se mirent en expĂ©dition sans dĂ©lai, et, tout de suite, ils prirent une allure dâIndiens sur la piste de guerre. Fridolin, qui portait des espadrilles Ă semelles de corde, balançait son torse et marchait avec la souplesse dâun grand fauve. Balthazar se rĂ©jouissait dâavoir du caoutchouc Ă ses talons et de ne faire aucun bruit qui pĂ»t attirer lâattention. Dans sa poche, il caressait le manche du couteau Ă ressort.
Ils gagnÚrent ainsi, sans alerte, la cité des Baraques.
â Tu vois, Fridolin, souffla Balthazar, tout le monde est en promenade⊠un vrai dĂ©sertâŠ
â Tant mieux. Sâil y a du grabuge, pas de spectateurs.
Ils redoublĂšrent de prĂ©cautions, nâavançant quâaprĂšs avoir fouillĂ© du regard les coins propices Ă une embuscade. Mais, aus-sitĂŽt en vue des DanaĂŻdes, Balthazar dĂ©faillit.
â On est entrĂ©, dit-il.
â Quâest-ce que tu en sais ?
â Des traces de pasâŠ
â BĂȘtises ! affirma Fridolin. Ouvre la porte.
â Oui⊠oui⊠On va se barricader.
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â Jâconnais quâune barricade, celle-lĂ , dĂ©clara lâHomme-canon en se frappant la poitrine.
Il enleva son pardessus moutarde et se planta sur le seuil, face Ă lâennemi. Ses muscles bombaient sous le maillot de coton rose.
â Ă quelle heure quâil vient, ton poĂšte ?
â Quatre heures.
â Encore vingt-cinq minutes.
Le professeur sâinquiĂ©ta.
â Mais tu ne vas pas le frapper, lui ?
â Bien sĂ»r que non. Il sâagit des autres⊠des douze malan-drins qui te guettent.
Balthazar se rassurait. DĂ©cidĂ©ment, lâHomme-canon valait un rĂ©giment. Quelle puissance ! Quelle sĂ©rĂ©nitĂ© !
Dix minutes sâĂ©coulĂšrent. Aucun bruit. Aucune silhouette.
â Faudrait pourtant pas quâils nous faussent compagnie, marmonna Fridolin. Câest pas une blague Ă faire. Je suis venu pour cogner.
â Les voilĂ , gĂ©mit Balthazar, en sâasseyant.
â OĂč ? Jâvois rien.
â Ă gauche, au dĂ©tour.
â Tâas raison. Ils sâamĂšnent. Ah ! zut alors, câest pas rigolo.
â Quoi ?
â Ils sont quâdeux ?
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â Oui, les deux M. T. P. Ils viennent⊠ils viennent⊠Jâap-pelle au secours, hein ?
Fridolin tourna la tĂȘte une seconde et le foudroya du re-gard.
â Pas un cri ! SinonâŠ
â Mon couteau, alors ? Je prends mon couteauâŠ
â Câest ça. Cure-toi les ongles.
Les M. T. P. approchaient. En mĂȘme temps, les biceps de lâHomme-canon grouillaient sous le coton rose comme un nid de serpents.
Le plus malingre des deux bandits â Balthazar reconnut ce-lui de lâauberge â un gringalet, traversa le clos, et demanda, une cigarette entre les doigts, la mine insolente :
â Tâas des allumettes, camarade ?
â Jâvas tâen passer une, dâallumette⊠gloussa Fridolin dâun petit ton jovial⊠Accours, mon vieux.
Le bandit monta les trois marches. Fridolin ouvrit les bras pour lâenserrer et lâaplatir contre lui. Mais il reçut au menton, de bas en haut, un coup de poing qui le fit chanceler. Il nây eut au-cune lutte. Sans un mot, lâHomme-canon sâĂ©croula sur le sol, comme un bĆuf qui plie les genoux.
Deux silhouettes franchirent son corps, et deux revolvers furent braqués sur Balthazar, derriÚre lesquels se convulsaient deux figures implacables :
â Le portefeuille ! exigea le gringalet⊠Aboule⊠Presto. Hein ? Quoi ?⊠tu refuses de parler ? Comme si Gourneuve tâavait pas indiquĂ© la cachette ! Allons, avoue, câest toi qui lâas ramassĂ© au creux de lâarbre⊠Raconte⊠sans quoiâŠ
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Une main saisit Balthazar Ă la gorge et serra si fort quâil lui eĂ»t Ă©tĂ© impossible de rĂ©pondre. Mais aussitĂŽt lâĂ©treinte se relĂą-cha. Lâautre bandit qui veillait prĂšs de la fenĂȘtre avait sifflĂ© lĂ©gĂš-rement.
â Quoi ? Quây a-t-il ? grogna le gringalet.
â Des gens qui viennent.
â Des gens ?
â Oui, lâAnglais et ses copains.
â Crebleu, il faut filer. Quelle guigne ! Toi, on te retrouve-ra, le Balthazar.
Il sâenfuit ainsi que son compagnon. Balthazar, tout chan-celant, voulut fermer la porte avant lâarrivĂ©e des autres agres-seurs. Mais quelquâun se glissa par lâentrebĂąillement. CâĂ©tait Co-loquinte, qui se jeta sur lui.
â Vous nâĂȘtes pas blessĂ©, monsieur Balthazar ? Ils ne vous ont pas fait de mal ? Ah ! je savais bien quâon vous attaquerait. Vite, vite, sauvez-vous⊠voilĂ lâAnglais au chapeau de pailleâŠ
Elle cherchait Ă lâentraĂźner. Trop tard. LâAnglais se prĂ©sen-tait, accompagnĂ© des trois individus habillĂ©s de complets Ă car-reaux et coiffĂ©s de casquettes, qui, tous trois, brandissaient des casse-tĂȘte.
Ă ce moment, lâHomme-canon, rĂ©veillĂ© de sa torpeur, se dressa, lâair indomptable et sĂ»r de lui, comme sâil amenait un rĂ©giment Ă la rescousse. Il se carra, bien dâaplomb, en travers du passage. Un second coup de poing au menton le « descendit ». Coloquinte, dernier rempart, protĂ©geait son maĂźtre de ses deux mains Ă©tendues et menaçait les assaillants.
â Vous nây toucherez pas !⊠je vous dĂ©fends dâavancer !âŠ
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LâAnglais lui colla la main sur la bouche et la renversa, tan-dis que les trois individus sâoccupaient de Balthazar. Mais Colo-quinte, terrassĂ©e et vaincue, criait encore :
â Je vous dĂ©fends de lui faire du mal⊠je vous dĂ©nonce-raiâŠ
â Ah ! la gueuse, elle mâa mordu ! sâexclama lâAnglais.
Il la frappa avec une violence furieuse, tout en continuant Ă donner des ordres. On fourra Balthazar dans le pardessus mou-tarde, on le porta et on le plia brutalement au fond dâune vieille caisse qui fut cordĂ©e et traĂźnĂ©e en dehors des DanaĂŻdes. De loin, il entendait la voix Ă©perdue et douloureuse de Coloquinte. Elle profĂ©rait :
â Ne craignez rien, monsieur Balthazar⊠Je vous retrouve-rai⊠Je remuerai le mondeâŠ
Il sentit quâon le hissait sur le toit dâune automobile, et lâAnglais commanda Ă lâhomme qui conduisait :
â Route de Dieppe.
La voiture bondit sur des chemins dĂ©foncĂ©s, avec des ca-hots qui faisaient basculer la caisse. Le captif respirait Ă peine et ne pouvait bouger. Sa tĂȘte Ă©tait engagĂ©e sous un de ses bras. Ă deux reprises, il sâĂ©vanouit. Dans lâintervalle, il pensait Ă Colo-quinte. Les cris de la jeune fille rĂ©sonnaient au fond de lui. Ja-mais, Balthazar nâavait vu lâimage dâun tel dĂ©sespoir.
Il luttait contre un troisiĂšme Ă©vanouissement, lorsque la voiture sâarrĂȘta net et que jaillirent dâautres clameurs. Il y eut mĂȘme une dĂ©tonation. Que se passait-il ? On se battait et on sâinjuriait Ă lâentour. Ătait-ce les deux bandits qui revenaient Ă la charge, ou bien une contre-attaque exĂ©cutĂ©e par une nouvelle troupe dâagresseurs ?
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AprĂšs une minute de silence, il sentit quâon descendait la caisse. Il en fut extrait. Devant lui, ce nâĂ©tait plus lâAnglais au chapeau de paille, mais lâinspecteur de police qui lâavait conduit Ă la prĂ©fecture, et qui lui dit poliment :
â Ne craignez rien. Asseyez-vous dans lâauto. Je vous sui-vrai dans la mienne.
On se trouvait en plein bois. LâAnglais et ses complices se sauvaient Ă travers les taillis. Lâinspecteur, qui Ă©tait escortĂ© des quatre Levantins sordidement vĂȘtus que Balthazar avait aperçus prĂšs des DanaĂŻdes, quelques jours auparavant, les fit monter Ă lâintĂ©rieur ou sur le siĂšge, et lâon partit.
Durant deux nuits et un jour, les autos roulĂšrent sans inci-dent. Les compagnons de Balthazar ne soufflaient pas mot et somnolaient. Peut-ĂȘtre aurait-il pu sâĂ©vader ; il nây songeait mĂȘme pas.
On atteignit le port de Marseille. Lâinspecteur fit ses adieux Ă Balthazar, qui fut conduit, ainsi que les quatre Levantins, Ă bord dâun torpilleur français. On leva lâancre aussitĂŽt.
Avec des façons trĂšs courtoises, un officier de marine mena le captif dans une piĂšce confortable et lui demanda sâil nâavait besoin de rien.
â De quelques explicationsâŠ, formula Balthazar.
â Tout ce que je puis vous dire, monsieur, câest que je dois vous remettre aux partisans de Revad pacha.
â Revad pacha ?
â Oui, vous nâignorez pas que le petit groupe de tribus qui obĂ©it Ă Revad pacha est soutenu par la France, tandis que lâAngleterre protĂšge naturellement lâautre groupe, commandĂ©
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par la Catarina, lâancienne femme et lâennemie mortelle de Re-vad pacha. Or, Revad pacha vous a rĂ©clamĂ©.
â Et câest pourquoi, dit Balthazar, un agent anglais, aprĂšs avoir voulu mâacheter, a procĂ©dĂ© Ă mon enlĂšvement, et câest pourquoi la police française mâa repris Ă lui.
â Justement.
â Mais que me veut ce Revad pacha ? Du bien ou du mal ?
â Du bien, Ă en juger par les instructions que jâai reçues. Lisez : Le sieur MusTaPha â câest votre vĂ©ritable nom, paraĂźt-il â sera traitĂ© de la façon la plus dĂ©fĂ©renteâŠ
Balthazar tressauta. Ce nom de Mustapha Ă©tait inscrit avec les trois majuscules fatidiques⊠M. T. P. LâobsĂ©dante formule le poursuivrait donc toute sa vie !
Le lendemain, il aperçut par le hublot le cĂŽne du VĂ©suve. Il Ă©tait alors trĂšs calme, tout Ă fait maĂźtre de lui, et il dĂ©bita les rĂ©-flexions judicieuses quâil eĂ»t communiquĂ©es Ă Coloquinte si la jeune fille avait Ă©tĂ© prĂšs de lui :
â Ne crois pas, Coloquinte, que je sois le moins du monde affectĂ© dans mes opinions. La vie me semble toujours simple, et composĂ©e de petits frais auxquels notre imagination donne une importance qui varie selon notre Ă©quilibre nerveux. Je ne nie dâailleurs pas que ces faits ne soient assez troublants pour un esprit superficiel. Jâai lâimpression de vivre la parodie dâun ro-man dâaventures, que le romancier sâamuse Ă pousser Ă lâexcĂšs tout en sâefforçant de rester dans le rĂ©el. Le rĂ©el, Coloquinte, câest moi, câest ma doctrine, câest ma raison, câest mon souci de tout ramener Ă la juste proportion. Il arrivera donc un moment oĂč le romancier devra abattre son jeu, et tu verras alors, Colo-quinte, que cela nâest quâun bluff, et que tous ces Ă©vĂ©nements ne sont que les remous insignifiants dâune vie quotidienne bien rĂ©-glĂ©e et logiquement ordonnĂ©e.
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Au crépuscule, des souvenirs de chromos lui permirent de reconnaßtre les cÎtes de Sicile et de Calabre.
Puis on piqua droit Ă travers lâAdriatique.
DĂšs lâaube, le torpilleur stoppa.
Balthazar et ses quatre compagnons furent installĂ©s dans le canot Ă moteur qui, trente minutes aprĂšs, accostait une grande barque chargĂ©e dâhommes Ă figure basanĂ©e, armĂ©s jusquâaux dents, et dont les petites jupes blanches toutes plissĂ©es lais-saient voir les jambes nues. Le professeur estima que ce devait ĂȘtre des Grecs, des Ăpirotes ou des Albanais, partisans en tout cas du pacha qui le rĂ©clamait.
On lâagrippa vivement, avec des protestations de respect et des gestes qui lâĂ©cartelĂšrent. La barque mit une heure Ă gagner une cĂŽte abrupte oĂč, devant une chaĂźne de montagnes grises, des villages Ă remparts crĂ©nelĂ©s se tenaient en Ă©quilibre Ă la pointe de rochers en pain de sucre.
Trois ou quatre cents figures basanĂ©es, et autant de jupes plissĂ©es, grouillaient au bord dâune crique toute bleue dans son dĂ©cor de granit.
Balthazar fut happĂ© et portĂ© en triomphe par des gens qui rĂ©pandaient une odeur intolĂ©rable. Ils escaladĂšrent les parois dâune terrasse bordĂ©e dâaloĂšs et de cactus, ornĂ©e de dalles roses, et oĂč dâautres jupes sâagitaient, celles-ci dâĂ©toffe plus riche.
Au milieu, un homme trĂšs grand secouait vers le ciel des bras dâĂ©pouvantail. Il Ă©tait maigre, sec, et sa figure osseuse sem-blait peinte au jus de tabac.
Il rugit des ordres avec une autorité de chef.
On lui obéit.
MalgrĂ© la rĂ©sistance furieuse quâil opposa, Balthazar dut subir les deux Ă©preuves solennelles. Son col fut arrachĂ© et son
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doigt plongé dans un liquide noir et gluant. AprÚs quoi, une ex-clamation formidable roula sur les rochers et sur la mer.
â Mustapha ! Mustapha !
Le chef, qui devait ĂȘtre Revad pacha, secoua de nouveau des bras frĂ©nĂ©tiques que prolongeaient maintenant deux Ă©normes sabres recourbĂ©s. Puis il se prĂ©cipita sur Balthazar, lui entoura le cou de ses deux bras et de ses deux sabres, et profĂ©ra avec une joie dĂ©lirante :
â Monnâfils ! Monnâfils !
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CHAPITRE VII
Il y a toujours de la place dans un tendre cĆur
La premiĂšre sensation de Balthazar fut douloureuse, car il subissait lâattaque dâun menton mal rasĂ©, qui se hĂ©rissait de poils rares et durs comme des piquants de feuilles de cactus. Mais lâexaltation paternelle du personnage le touchait. De quelle ardeur et de quelle fougue passionnĂ©e vibrait ce pĂšre inconnu !
Il jucha « sonnâfils » sur un banc de pierre, sauta prĂšs de lui, et projeta un torrent dâĂ©loquence gutturale qui faisait trem-bler le cĆur de Balthazar comme le son dâune trompette. Tour Ă tour, en une langue qui semblait composĂ©e de coups de cym-bales et de battements de tambour, il invoquait le Ciel, apostro-phait lâAdriatique, et prenait Ă tĂ©moin les pics environnants.
Balthazar Ă©tait lâobjet constamment dĂ©signĂ© de cette ar-dente allocution. Il le frappait au front en criant :
â Professour ! Professour !
Mais un autre nom revenait souvent, que le pacha pronon-çait avec un accent de haine féroce et qui faisait courir dans la foule des frémissements de colÚre.
â Catarina ! la Catarina !
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Ă la suite dâune charge Ă fond contre cette Catarina, lâexaltation atteignit son paroxysme. Revad pacha saisit deux revolvers et tira du haut de ses bras tendus. De la montagne rĂ©-pondirent des salves de mousqueterie. Lâheure de lâaction son-nait. Les guerriers en jupes plissĂ©es sâagitĂšrent.
Alors, tournĂ© vers le professeur, Revad pacha lui mit sous les yeux une photographie de femme, trĂšs belle, au type dâOrientale, et, la voix rageuse :
Ta mĂšre, Mustapha⊠Catarina-la-BougresseâŠ
Sans aucun doute, câĂ©tait lâadversaire quâil sâagissait de combattre, et Balthazar apportait comme atout, dans la partie, son titre de prince hĂ©ritier et son prestige de professeur.
La photographie de Catarina rejoignit au fond de sa poche celles dâErnestine Henrioux et dâAngĂ©lique Fridolin. Cette filia-tion ne le gĂȘnait guĂšre. Il avait Ă©tĂ© entraĂźnĂ© par un tel courant de pĂ©ripĂ©ties, et transplantĂ© avec tant de brusquerie, quâil se trou-vait en quelque sorte, et pour un temps plus ou moins long, dĂ©-pouillĂ© de ses anciens sentiments, et prĂȘt Ă subir du premier coup la force irrĂ©sistible de circonstances nouvelles. Il rĂ©pondit avec vĂ©hĂ©mence aux Ă©treintes dâun pĂšre qui lui semblait de grande allure et il ne sentait plus le piquant de poils de cactus. Plein dâune ardeur de nĂ©ophyte, il avala toute une Ă©cuelle dâaliments bouillis que le pacha lui offrit et qui Ă©taient propre-ment exĂ©crables.
Des chevaux cependant furent amenĂ©s, de petites bĂȘtes an-guleuses dont la queue balayait la poussiĂšre du sol.
Le pardessus moutarde, trĂšs ample, Ă©chancrĂ© en arriĂšre dâun coup de poignard, serrĂ© par une ceinture de cartouches Ă laquelle pendait un sabre aussi long que la queue du cheval, joua le rĂŽle de manteau de campagne. Un fez dĂ©coupĂ© orna le chapeau haut de forme dâune large bande rouge. Une panoplie
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de pistolets et de yatagans fut accrochée un peu partout. Vrai-ment, le prince héritier prenait un air martial.
Le prince hĂ©ritier constata, non sans surprise, que lâart de lâĂ©quitation nâavait aucun secret pour lui, et que son cheval, au bruit des pĂ©tards et des fusillades, ne bronchait pas plus quâun Ăąne rompu de fatigue. Ă la sortie du camp, le sentier sâac-crochait au flanc des montagnes. Un Ă un, fantassins et cavaliers suivirent le bord de prĂ©cipices de plus en plus en profonds. Un tournant permit Ă Balthazar de prendre son dĂ©jeuner. AprĂšs quoi, il dormit, lâĂąme et lâestomac satisfaits.
Ă six heures, le chemin sâĂ©largissant, son pĂšre vint lâem-brasser et lui fournit sur toute lâaffaire des explications minu-tieuses que le prince hĂ©ritier Ă©couta aussi religieusement que sâil avait connu les moindres nuances de la langue employĂ©e. Puis les troupes dĂ©filĂšrent devant eux, et Balthazar, tout au regret que Coloquinte nâassistĂąt point Ă ces manifestations grandioses, sâentretenait avec elle.
On marcha jusquâĂ la fin de la journĂ©e suivante, avec de pe-tites haltes qui rĂ©veillaient Balthazar en sursaut. Les montagnes arides furent traversĂ©es, et soudain, Ă lâissue de plusieurs dĂ©fi-lĂ©s, sâouvrit une large plaine de lâautre cĂŽtĂ© de laquelle on dis-cernait des feux et des rassemblements. CâĂ©tait lâarmĂ©e enne-mie. Le sort du pays se dĂ©ciderait le lendemain.
On dressa quelques tentes sur un plateau rocheux. Pendant que Revad pacha partait en inspection, Balthazar aperçut deux escogriffes qui tenaient un cheval par la bride. Ils en descendi-rent une longue corbeille dâosier quâils installĂšrent devant la tente voisine. Une femme y Ă©tait attachĂ©e par des cordes. Ils montĂšrent la faction prĂšs dâelle, le poignard Ă la main.
Elle Ă©tait jeune et belle. La soie de ses vĂȘtements Ă©tait tissĂ©e dâor et dâargent. Le ciel empourprĂ© Ă©clairait son chaud visage dâOrientale. Elle sourit Ă Balthazar qui souleva poliment son
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chapeau haut de forme. JusquâĂ ce que lâombre du soir la cachĂąt Ă ses yeux, il ne cessa de la contempler.
Ă son retour, Revad pacha le serra tendrement contre lui, et ils sâĂ©tendirent sur des peaux de bĂȘtes et des coussins oĂč le chef ne tarda pas Ă ronfler.
Presque aussitĂŽt chuchotait la musique sourde dâune sorte de guitare, et une voix de femme berça la nuit paisible dâune chanson douloureuse et passionnĂ©e. BouleversĂ© dâĂ©motion, Bal-thazar posa la tĂȘte sur la poitrine de son pĂšre qui bredouilla :
â Monnâfils⊠MonnâfilsâŠ
Il ne dormait pas. Parfois il prononçait le nom de Colo-quinte, et lâimage de la jeune fille et de ses deux nattes rigides flottait sous ses paupiĂšres closes.
La jeune captive chanta toute la nuit. Quelques coups de feu claquÚrent. Le ciel commençait à pùlir. Revad pacha em-brassa son fils.
Avant le combat, il donna aux deux escogriffes des instruc-tions qui signifiaient clairement quâil fallait, en cas de dĂ©faite, Ă©gorger la prisonniĂšre. Ce point rĂ©glĂ©, il siffla son Ă©tat-major et la bataille commença. Elle dĂ©buta mal pour la bonne cause. Toute son artillerie fut dĂ©truite, non point par les obus anglais de la Catarina dont aucun nâexplosa, mais parce que les canons français de Revad Ă©clatĂšrent tous, supprimant du premier coup officiers, soldats, Ă©quipages et munitions.
Alors les deux armĂ©es sâĂ©lancĂšrent. Les hommes brĂ»laient du noble dĂ©sir de tuer. Revad pacha piqua des deux, entourĂ© de son Ă©tat-major, et Balthazar constata fiĂšrement que lâallure du galop lui convenait aussi bien que le rythme du pas.
â Quel dommage, se disait-il, que Fridolin ne soit pas Ă mes cĂŽtĂ©s ! Fridolin vaut un rĂ©giment.
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Mais, à la premiÚre balle qui siffla prÚs de ses oreilles, le prince héritier se laissa choir et toute la cavalerie lui passa sur le corps.
AussitĂŽt debout, il se dĂ©livra de son harnais de guerre. En pardessus moutarde et en chapeau haut de forme, il avait lâair dâun voyageur inoffensif, et personne ne sâoccupait de lui.
Cependant, la bataille faisait rage. Ce nâĂ©taient que duels furieux, engagements de groupes et chocs de phalanges mas-sives. Il y avait beaucoup de fuyards. Une des armĂ©es ployait. Mais laquelle ? Les jupes Ă©taient toutes analogues, et les faces couleur de brique avaient la mĂȘme expression sauvage et terri-fiĂ©e.
Subitement, il avisa les deux escogriffes qui poursuivaient leur prisonniĂšre. Elle sautait lĂ©gĂšrement par-dessus les ca-davres, mais si vite quâelle courĂ»t, ils allaient la rejoindre et la frapper, lorsque Balthazar se glissa devant eux et brandit sur leurs tĂȘtes la crosse dâun fusil. La vue du prince hĂ©ritier les arrĂȘ-ta. Dâun geste violent, il leur fit signe de partir. Ils sâen allĂšrent. Alors la jeune fille lui saisit la tĂȘte entre ses bras, et sa gratitude sâexprima par un long baiser et par des soupirs charmants.
LâarrivĂ©e dâune troupe les sĂ©para. Les guerriers, qui de-vaient ĂȘtre des ennemis, reconnurent la jeune fille :
â HadidgĂ© !⊠HadidgĂ© !âŠ
Quelques-uns dâentre eux se prosternĂšrent Ă ses genoux. Puis on se mit en route suivant une direction contraire Ă celle des fugitifs, dont le nombre devenait de plus en plus grand.
La jeune fille nâavait pas lĂąchĂ© la main de son sauveur. Si peu quâil pĂ»t comprendre Ă cette rafale dâĂ©vĂ©nements, il entre-voyait confusĂ©ment que la bonne cause Ă©tait perdue, que Ha-didgĂ© se trouvait au milieu des partisans de la Catarina, que celle-ci avait remportĂ© la victoire, et que lui, en fuyant le com-bat, il trahissait son pays et son pĂšre de la façon la plus indigne.
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Mais la jeune fille lui avait laissĂ© aux lĂšvres le goĂ»t dâun baiser qui le rendait docile comme un enfant.
Elle avait le visage le plus doux qui fĂ»t et une expression de bontĂ© ineffable. Les guerriers, en la regardant, oubliaient leurs fatigues et prenaient un air de mansuĂ©tude. Elle marchait avec un sourire espiĂšgle sur le visage atroce des cadavres et, du bout dâune fine Ă©pĂ©e quâelle tenait de sa main libre, sâamusait quel-quefois Ă perforer lâĆil dâun blessĂ©. Balthazar, soulevĂ© dâhor-reur, ne savait que penser dâelle.
La bataille finissait. Il nây avait plus quâun foyer de rĂ©sis-tance sur un monticule oĂč flamboyaient des sabres et oĂč crĂ©pi-taient les derniĂšres cartouches.
Ils en firent le tour. Mais le geste formidable dâun guerrier qui combattait lĂ -haut ouvrit une brĂšche dans les rangs de ses agresseurs, et Balthazar distingua la silhouette de son pĂšre. Alors il comprit lâĂ©treinte de HadidgĂ©, sâĂ©loigna, poursuivi par ses reproches furieux, franchit des remparts de blessĂ©s et de moribonds et se jeta dans la fournaise.
Son intervention fixa le dĂ©nouement, en ce sens que Revad pacha dut renoncer Ă tout espoir de salut, dĂšs lâinstant oĂč il lui fallait dĂ©fendre et protĂ©ger son fils. Balthazar, Ă genoux entre lui et un quartier de roc, se faisait aussi petit que possible, et tel ce fils dâun roi de France qui signalait les coups dirigĂ©s contre son pĂšre, il criait :
â Gardez-vous Ă droite⊠à gauche, Ă gauche, mon pĂšre.
Le pacha succomba et fut rapidement ficelĂ©, ainsi que ce monsieur en pardessus moutarde dont personne ne chercha Ă sâexpliquer la prĂ©sence en ces lieux.
La capture du grand chef provoqua des transports de joie. On le coucha dans une charrette, la face tournĂ©e vers le soleil de midi, et enduite de miel pour que les mouches et les abeilles sây
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vinssent dĂ©lecter. Balthazar fut heureux quâon lui appliquĂąt le mĂȘme traitement.
Un chemin cahoteux les conduisit en pleine montagne, aux abords dâune petite forteresse Ă pont-levis qui devait dater des croisades. Un seigneur en jupon les accueillit et les claquemura dans une piĂšce voĂ»tĂ©e, que soutenait un pilier central, quâĂ©clai-rait une large fenĂȘtre en ogive et quâornaient des instruments de torture : chevalets, enclumes, haches et tenailles. Des chaĂźnes remplacĂšrent les cordes. On les laissa seuls aprĂšs leur avoir donnĂ© une cruche dâeau et de la bouillie. Leurs mains Ă©taient libres. Ils Ă©taient si las quâils sâendormirent.
Le bruit dâune discussion violente rĂ©veilla Balthazar. Les poings crispĂ©s, les bras tendus et frĂ©missants, son pĂšre invecti-vait contre une femme qui, dans la mĂȘme attitude de menace, lui lançait des injures. Leurs poings se touchaient presque.
Balthazar nâeut pas besoin de se reporter Ă la photographie pour savoir qui Ă©tait cette femme. Revad pacha profĂ©rait son nom comme si câeĂ»t Ă©tĂ© le pire des outrages :
â La Catarina ! Catarina-la-Bougresse !
Elle avait un dur visage tout flĂ©tri, couvert de poudre jaune, mais admirable encore, et ses bras nus autour desquels son-naient des cercles dâargent Ă©taient beaux comme deux bras de statue.
LâacuitĂ© de sa voix rĂ©duisit le pacha au silence. Elle appela. Le seigneur du chĂąteau entra, accompagnĂ© dâune demi-douzaine de guerriers dont lâun tenait une pointe de fer chauffĂ©e Ă blanc. Sur lâordre de la Catarina, lâextrĂ©mitĂ© de cette pointe fut appli-quĂ©e sur le front du chef, entre les deux sourcils. La peau grĂ©sil-la. Le chef demeura impassible. Mais Balthazar sâĂ©vanouit dans ses chaĂźnes.
La Catarina, ignorant ce quâĂ©tait ce personnage en chapeau haut de forme, sâenquit auprĂšs du seigneur. Celui-ci ne savait
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rien, et les autres pas davantage. On crut donc à une erreur, et il fut délivré.
Balthazar chancelait. La vue des instruments de supplice, lâodeur du brĂ»lĂ© et lâingestion dâune nouvelle Ă©cuelle de bouillie, tout cela Ă©tait au-dessus de ses forces, et, malgrĂ© son Ă©puise-ment, il se dirigea vers la porte en toute hĂąte. DĂ©jĂ Revad pacha se rĂ©jouissait et pouvait croire au salut du prince hĂ©ritier, lors-que, par malheur, les yeux du pĂšre et du fils se rencontrĂšrent. Alors, Balthazar sâarrĂȘta et dit :
â Câest moi le prince hĂ©ritier. Câest moi MustaphaâŠ
La femme parut stupéfaite. Balthazar répéta, en se frap-pant la poitrine avec orgueil :
â Mustapha⊠MustaphaâŠ
AprĂšs un moment, dâun geste brusque, elle lui arracha son col et vit les trois lettres.
Une telle joie la secoua quâil en fut ravi, convaincu quâelle allait lâembrasser Ă son tour et fĂȘter tendrement ce fils que lui rendait un destin favorable.
Mais elle donna lâordre quâon lâenchaĂźnĂąt de nouveau, lui fit toucher le front avec la pointe de fer rouge, et se retira en lan-çant des Ă©clats de rire qui rĂ©sonnaient dans la chambre des tor-tures.
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CHAPITRE VIII
« Je meurs sans regrets, puisque câest pour la bonne cause »
Balthazar, Balthazar, avez-vous donc oubliĂ© que la philoso-phie quotidienne se plaĂźt Ă nier lâhĂ©roĂŻsme et proclame la vanitĂ© du sacrifice ? Ă quoi bon fonder une doctrine si on doit la rĂ©pu-dier au moindre Ă©lan dâun cĆur trop sensible. VoilĂ que vous risquez aujourdâhui la mort, ou des supplices pires que la mort, pour ne pas abandonner le troisiĂšme de vos pĂšres et demeurer fidĂšle Ă des devoirs un peu fictifs de prince hĂ©ritier.
Mais Balthazar ne se posait jamais de questions et ne tenait pas la logique pour une vertu primordiale. Quel que fĂ»t son pĂšre, il lâaimait, et on ne quitte pas son pĂšre Ă lâheure du danger.
Ses chaĂźnes le lui permettant, il soigna donc le blessĂ© quâune mauvaise fiĂšvre Ă©chauffa pendant les journĂ©es qui suivi-rent. Balthazar lavait ses plaies avec lâeau de la cruche et lui fai-sait des cataplasmes avec les bouillies quâapportait un geĂŽlier.
Le reste du temps, il partageait ses pensées entre Yolande, Coloquinte et Hadidgé.
Le sixiĂšme jour, la Catarina apparut, escortĂ©e de la char-mante HadidgĂ©. Celle-ci, tandis que les deux Ă©poux disputaient chaleureusement, sâagenouilla prĂšs de Balthazar, le nettoya, le
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couvrit de parfums et lui offrit des confitures dâoranges quâil ne manqua pas de dĂ©vorer. Puis, tout en caressant de sa main dĂ©li-cate les cheveux du jeune homme, elle lui parla longuement. Balthazar suivait le jeu des mots sur les lĂšvres rouges. Ă la fin, elle se rendit compte que, en matiĂšre dâexplication, les paroles nâavaient pas la mĂȘme valeur quâun baiser. Et elle lâembrassa.
Quatre jours durant, les deux femmes revinrent, et les choses se passĂšrent de la mĂȘme façon, Ă cela prĂšs que HadidgĂ© prononça dâautant moins de paroles quâelle donnait plus de bai-sers. En revanche, la Catarina et son mari trouvaient dans leurs imprĂ©cations de nouvelles forces pour se maudire.
Le rĂ©sultat de ces disputes fut lâintervention dâune archi-mandrite, dont la figure nâĂ©tait quâun prĂ©texte Ă barbe blanche. Il posa ses mains en signe de bĂ©nĂ©diction au-dessus des tĂȘtes de Balthazar et de HadidgĂ©, psalmodia quelques phrases, et tendit aux jeunes gens deux anneaux dâor. HadidgĂ© en mit un Ă son doigt. Balthazar observa son pĂšre et repoussa lâautre.
Il semblait ainsi que les Ă©vĂ©nements eussent pu aboutir Ă un mariage. CâĂ©tait lĂ sans doute une condition posĂ©e par la Ca-tarina et qui faisait lâobjet de ses querelles tumultueuses avec le pacha. Celui-ci refusant, Balthazar ne pouvait que refuser.
HadidgĂ© rĂ©pandit quelques larmes. Lâarchimandrite se reti-ra et fut remplacĂ© par lâhomme au fer rouge, qui sâapprocha des deux prisonniers et les brĂ»la dans la chair du mollet.
Dâautres journĂ©es suivirent, exactement semblables, et que dominaient chez Balthazar deux impressions en quelque sorte fulgurantes le baiser de la jeune fille et la morsure du feu. En dehors de cela, tout demeurait ombre, mystĂšre et contradic-tionâŠ
Pourquoi HadidgĂ©, qui lui montrait tant de gentillesse, lâabandonnait-elle ensuite aux mains du bourreau ? Pourquoi Revad pacha prĂ©fĂ©rait-il le sacrifier et sâimmoler lui-mĂȘme plu-
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tĂŽt que de consentir au mariage ? Et pourquoi tant de cruautĂ© chez la Catarina Ă lâendroit de son fils ?
Il souffrait beaucoup. Ses jambes enflĂšrent. Revad pacha fut repris de fiĂšvre, et son dĂ©lire ne cessait quâaux heures oĂč il pouvait outrager Catarina.
Celle-ci perdit patience, et, un matin, on dĂ©fit leurs chaĂźnes et on les assit devant la fenĂȘtre qui Ă©tait munie de barreaux so-lides. Dehors, au-delĂ des fossĂ©s, ondulait un vaste terrain oĂč ils entendaient parfois manĆuvrer la petite garnison du chĂąteau.
Ils virent deux poteaux surmontĂ©s dâune pancarte avec leurs noms : « Revad »⊠« Mustapha ». Des mannequins y Ă©taient attachĂ©s. Deux escouades de douze guerriers en jupons furent placĂ©es sur deux rangs, en face des poteaux, et, par salves bien rĂ©glĂ©es, se mirent Ă fusiller les mannequins.
Catarina annonçait et prĂ©parait ainsi pour le lendemain la double exĂ©cution de son mari et de son fils. Elle vint une der-niĂšre fois, et jusquâau soir les deux Ă©poux vocifĂ©rĂšrent. HadidgĂ©, dont les larmes et les baisers prouvaient un dĂ©sespoir infini ac-crocha lâanneau dâor prĂšs de Balthazar afin quâil nâeĂ»t quâun geste Ă faire pour le passer Ă son doigt et obtenir sa grĂące.
Puis elles sâen allĂšrent. Lâinterminable nuit commença. Dans la salle voisine, oĂč se tenaient les soldats de garde, la douce musique sâĂ©leva, balancĂ©e entre la voix grave de HadidgĂ© et le chant en sourdine de la guitare.
Et cela disait tant de choses sur le bonheur, la voluptĂ©, les terrasses des maisons dâoĂč lâon voit le soleil pĂ©nĂ©trer dans la mer violette, les odeurs de jasmin et dâoranger, les bras et les lĂšvres dâune femme amoureuse, quâil se sentit dĂ©faillir et prĂšs dâavancer la main vers lâanneau dâor. Sa rĂ©sistance se dispersait comme du sable que le vent soulĂšve.
Pour ne plus entendre, il parla tout haut. Il dit adieu à la dompteuse Angélique, évoqua la noble figure du comte de Cou-
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cy-VendĂŽme, et nâeut que des mots de pardon pour lâassassin Gourneuve. Mais rien ne lui donna plus dâapaisement quâune longue conversation avec sa fidĂšle Coloquinte.
« Ne crois pas, Coloquinte, que je retranche rien de mes convictions. Sur le moment de mourir, la philosophie quoti-dienne mâapparaĂźt, au contraire, comme la meilleure des doc-trines. Ă force de pratiquer, on sâadapte immĂ©diatement aux pires circonstances, on ne voit en elles que ce quâelle contien-nent de rĂ©alitĂ© banale et courante, et lâon Ă©vite ainsi de les gros-sir Ă la taille dâaventures extraordinaires. Il nây a pas dâaven-tures, Coloquinte. Il nây en a pas pour quiconque demeure en Ă©quilibre. Lâaventure, ce serait de mettre lâanneau dâor son doigt et de se soumettre Ă la belle HadidgĂ©. Je ne le ferai point. »
Tous ces discours nâavaient pas beaucoup de sens. Mais il nâest pas besoin que nos paroles soient raisonnables pour nous apporter le secours de la raison et le calme de la sagesse. La mu-sique avait cessĂ©. Balthazar sâendormit.
Il fut rĂ©veillĂ© par les aiguilles de cactus plantĂ©es au menton du pacha. Jamais pĂšre et fils ne sâembrassĂšrent avec plus de foi et de simplicitĂ©. LâĂ©treinte de Balthazar fut telle quâelle lâeĂ»t Ă©tĂ© sâil avait eu derriĂšre lui vingt ans de piĂ©tĂ© filiale et de tendresse.
Les guerriers les couchĂšrent sur des brancards. On franchit le pont-levis et on traversa la plaine onduleuse. Ils furent assis au pied des poteaux, devant un trou fraĂźchement creusĂ© qui de-vait recevoir leurs cadavres. Ils refusĂšrent dâĂȘtre attachĂ©s.
Le seigneur ficha son Ă©pĂ©e en terre et posa lâanneau dâor sur le pommeau, tout prĂšs de Balthazar. Celui-ci sourit dĂ©dai-gneusement. LâĂąme de son pĂšre et de ses aĂŻeux passait vraiment en lui, et le haussait au rang dâun prince hĂ©ritier qui ne transige pas, quand lâhonneur de la race est en jeu.
Le jour se levant, les montagnes surgissaient de lâombre et leurs cimes se couronnaient de lumiĂšre rose. Les deux es-
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couades en jupons firent des manĆuvres savantes pour que lâalignement sâopĂ©rĂąt selon les rĂšgles. Mais lâirruption de la Ca-tarina dĂ©rangea un peu lâordre de la cĂ©rĂ©monie et troubla le ma-gnifique silence. Les deux Ă©poux avaient encore quelques in-jures effroyables Ă se jeter. Dans un admirable sursaut dâĂ©ner-gie, le pacha sortit vainqueur de ce tournoi suprĂȘme. En re-vanche de quoi, la Catarina donna le signal de lâexĂ©cution.
Les choses se passĂšrent trĂšs dignement. Le pacha rĂ©ussit Ă sâĂ©quilibrer sur ses jambes meurtries, et le prince hĂ©ritier dressa son chapeau haut de forme et son pardessus moutarde. Leurs mains se joignirent.
â Je meurs sans regrets, puisque câest pour la bonne cause, songea Balthazar.
Peut-ĂȘtre eĂ»t-il Ă©tĂ© content de savoir quelle Ă©tait cette bonne cause Ă quoi il se dĂ©vouait. Mais aucune chance ne lui restait de lâapprendre. Il se rĂ©signa. Par la grĂące dâune nature in-finiment sensible et par la puretĂ© de son cĆur, ce jeune homme malingre et peureux se tenait, devant la mort, avec la vertu dâun stoĂŻcien.
Il vit sur la terrasse du chĂąteau HadidgĂ© qui se traĂźnait Ă genoux. Non loin de lui, la Catarina le regardait et jouait avec lâanneau dâor.
Il baissa les paupiĂšres, aperçut en lui-mĂȘme les yeux Ă©per-dus de Coloquinte, chercha quel conseil la philosophie quoti-dienne pourrait bien lui adresser, et, ne trouvant pas, pria Dieu.
Un commandement rauque dĂ©chaĂźna le tonnerre des vingt-quatre fusils et prĂ©cipita, Ă travers les montagnes, les roule-ments formidables des Ă©chos. Balthazar et le pacha, sans se lĂą-cher la main, piquĂšrent de la tĂȘte dans le trou bĂ©ant.
Balthazar pensa quâil nâest pas douloureux de recevoir douze balles en pleine poitrine, et que la mort ne change pas
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grand-chose aux conditions habituelles de la vie. Il continuait de percevoir les bruits et de sentir le tourment de ses mollets.
Il discerna mĂȘme lâapproche du soldat qui avait pour mis-sion de donner le coup de grĂące, lequel consistait dans lâablation de la tĂȘte. Ainsi le pacha fut-il dĂ©capitĂ© Ă lâaide dâun yatagan, et le prince Ă©prouva-t-il lâimpression dâun rasoir quâon vous pro-mĂšne sur la nuque. Ce nâĂ©tait pas plus pĂ©nible que le choc de douze balles.
Le soldat fit tomber sur eux quelques pelletĂ©es de terre, qui nâempĂȘchaient pas Balthazar de contempler le grand ciel bleu oĂč deux vautours descendaient vers eux, en dĂ©crivant de larges cercles. Il chercha les mots dâun discours Ă Coloquinte pour lui faire observer que les trois hommes qui le rĂ©clamaient comme fils avaient eu le cou tranchĂ©, ce qui donnait du poids aux prĂ©-dictions de la somnambule. Il eĂ»t voulu Ă©galement lui rĂ©vĂ©ler quâil y a des miracles et quâon peut ĂȘtre Ă la fois mort et vivant. Mais il nâĂ©tait pas trĂšs sĂ»r dâĂȘtre mort.
Cependant, les guerriers cĂ©lĂ©braient leur exploit par un fes-tin de bouillies et par des libations que la Catarina leur offrait Ă mĂȘme le champ de massacre. Aussi nâopposĂšrent-ils aucune rĂ©-sistance Ă lâassaut dâune troupe de cavaliers furieux qui dĂ©grin-golaient des montagnes voisines et les Ă©gorgĂšrent sans Ă©pargner le seigneur. Balthazar souleva la tĂȘte et vit Catarina-la-Bougresse qui Ă©tait pendue aux crĂ©neaux du chĂąteau, et la charmante HadidgĂ© quâun superbe chef en jupon ficelait, comme une momie, sur le garrot de son cheval. Il pensa quâun troisiĂšme parti gagnait la bataille dĂ©finitive et, par lĂ mĂȘme, rĂ©-glait Ă son profit le diffĂ©rend franco-anglais.
Il souffrait horriblement des jambes et ses idĂ©es devenaient confuses. En outre, la main de son pĂšre glaçait la sienne. SâĂ©tant Ă©vanoui, il entra dans des rĂ©gions dĂ©solĂ©es oĂč dâaffreux sup-plices lui furent infligĂ©s, dont le plus affreux Ă©tait cette sensa-tion de glace Ă la main. Toute une ronde de fantĂŽmes dansaient
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autour de lui et le blessaient méchamment aux jambes. Puis il en vint un qui chassa les autres et se mit à genoux.
Celui-lĂ prenait la voix de Coloquinte, et, sâefforçant dâentrouvrir les yeux, Balthazar crut reconnaĂźtre, Ă la lueur dâune lanterne qui vacillait au milieu des tĂ©nĂšbres de la nuit, deux nattes rigides.
Sa main nâavait plus froid. Sur sa tĂȘte nue, on remit le cha-peau haut de forme, et sur ses Ă©paules un gros chĂąle de laine. Les gestes de la personne qui le soignait avaient la douceur des gestes de Coloquinte. Il nâĂ©tait pas surpris, dâailleurs, de rĂȘver dâelle, car elle lui avait jurĂ© protection, et dâun air si dĂ©chirant quâil en gardait encore le souvenir attendri.
â Il va se rĂ©veiller, dit une voix dâhomme.
â BientĂŽt, murmura Coloquinte. Donnez-moi la gourde de cognac qui est là ⊠dans ma serviette de cuir.
Il avala quelques gorgĂ©es qui le rĂ©chauffĂšrent, mais la voix de lâhomme reprit :
â Ătes-vous bien certaine que ce soit lui ?
â Que ce soit Balthazar ?
â Non, mais que Balthazar soit bien celui que je cherche ? Je voudrais en avoir la preuve irrĂ©cusable.
â Mais puisque je vous ai parlĂ© de cette marque, de ces trois lettresâŠ
â Je tiens Ă mâen assurer moi-mĂȘme.
à son tour, il se pencha et saisit un des cÎtés du col ouvert.
Nos rĂ©serves dâĂ©nergie sont inĂ©puisables. Balthazar se rai-dit avec la brutalitĂ© dâun ressort qui se dĂ©tend. Des pieds Ă la tĂȘte, une rage soudaine lâavait secouĂ©, et, de ses deux mains, il tenait lâintrus Ă la gorge :
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â Quâest-ce que vous me voulez ?⊠Je ne consens pasâŠ
Coloquinte sâinterposa, et, dâune voix suppliante :
â Je vous en prie, monsieur Balthazar, câest lui qui vous a sauvé⊠qui a payĂ© les soldats et lâofficier pour quâon ne vous tue pas. Câest M. Beaumesnil, le grand poĂšte.
â Quâil sâen aille !
â Monsieur Balthazar, câest votre pĂšre.
Ce mot redoubla lâirritation de Balthazar. Il avait encore une Ăąme de prince hĂ©ritier, et son pĂšre nâĂ©tait et ne pouvait ĂȘtre que le hĂ©ros chevaleresque, mort pour la bonne cause, et dont le cadavre dĂ©capitĂ© gisait prĂšs de lui.
â Quâil sâen aille ! Assez de toutes ces histoires stupides !
Coloquinte ordonna :
â Partez, monsieur Beaumesnil⊠Je vais le calmer, et nous vous rejoindrons sur le chemin de lâauberge. Venez Ă notre ren-contre avec les chevaux.
Les pas de lâhomme sâĂ©loignĂšrent. Coloquinte sâallongea dans la tombe. Un ciel dâĂ©toiles planait au-dessus dâeux. Tout autour, câĂ©tait le grand silence dâun cimetiĂšre. Elle murmura :
â Ne vous fĂąchez pas contre lui, monsieur Balthazar. Vous nâaurez pas Ă rougir dâĂȘtre le fils de M. Beaumesnil⊠Câest un grand poĂšte⊠Il a Ă©crit des livres que tout le monde admire. Il vous cherche depuis longtempsâŠ
â Tais-toi, Coloquinte, dit Balthazar, qui se souvenait de la formule horripilante, tais-toi, je suis excĂ©dĂ©âŠ
â Oui, dit-elle, nâen parlons plus. Plus tard, vous rĂ©flĂ©chi-rez. Mais maintenant nous devrions prendre la fuite. Levez-vous, monsieur Balthazar.
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â Je ne peux pas, Coloquinte. Regarde mes jambes.
Elle projeta la lumiĂšre de ce cĂŽtĂ©, et, aussitĂŽt, sâĂ©pouvanta :
â Oh ! est-ce possible ? Qui vous a blessĂ© ainsi ?
â Cette femme⊠et son bourreau⊠avec un fer rouge.
â Un fer rouge !⊠Ils vous ont brĂ»lĂ© comme des sauvages ?
Elle lâembrassa dĂ©sespĂ©rĂ©ment, et, le tutoyant pour la pre-miĂšre fois, frĂ©missante, et rĂ©voltĂ©e.
â Oh ! mon chĂ©ri, quâont-ils fait de toi ! Oh ! mon chĂ©ri ! mon chĂ©ri, mon chĂ©riâŠ, dis-moi que tu ne souffres plus⊠câest au-dessus de mes forces⊠Mon Dieu, mon Dieu, moi qui donne-rais ma vieâŠ
Elle se glissa jusquâaux plaies quâelle bassina lĂ©gĂšrement, et dâoĂč elle enlevait la terre Ă lâaide de ses lĂšvres ardentes.
Et sans arrĂȘt, avec des sanglots et des baisers, elle chucho-tait dans les tĂ©nĂšbres :
â Mon chĂ©ri⊠mon chĂ©ri⊠ne souffre plus⊠je ne veux pas que tu souffres⊠tu nâas plus mal, nâest-ce pas, mon chĂ©ri ?
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CHAPITRE IX
Il nous est plus difficile de connaĂźtre la raison de notre bonheur que celle de
nos tourments
Lorsque Balthazar reprit tout Ă fait conscience, il se trou-vait sur le pont dâun joli yacht, Ă©tendu au fond dâun rocking-chair, et sous la garde de Coloquinte.
Les eaux calmes dâun petit port luisaient Ă lâentour. Une ville italienne se tassait entre deux collines. Ils se sourirent et elle lui demanda :
â Vous ne souffrez plus, monsieur Balthazar ?
â Plus du tout.
â Mon Dieu, que câest bon de vous entendre dire cela ! Nous avons Ă©tĂ© bien inquiets depuis six jours.
â Six jours dĂ©jà ⊠Ah ! Coloquinte, quel cauchemar ce fut, lĂ -bas !âŠ
â Je sais⊠je saisâŠ, dit-elle. Durant votre dĂ©lire, vous nous avez tout raconté⊠La bataille⊠la torture⊠lâexĂ©cution⊠Ce que jâĂ©tais malheureuse en vous Ă©coutant !
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Il prit un malin plaisir Ă regarder les deux nattes blondes quâil avait souvent Ă©voquĂ©es au cours de la nuit funĂšbre. Les nattes, moins rigides, se terminaient par des boucles lĂ©gĂšres. Les yeux exprimaient des sentiments quâil ne comprenait pas, mais qui lâemplissaient dâun bonheur tranquille et infini.
Ă lâautre bout du pont, quatre hommes, les quatre mate-lots, Ă©taient penchĂ©s par-dessus le bastingage. Lâun dâentre eux projeta une Ă©chelle de corde dont ils maintinrent les extrĂ©mitĂ©s. Une tĂȘte apparut, puis un buste dodu qui ruisselait, puis deux jambes massives sur lesquelles se plaquait un caleçon de bain tout mouillĂ©. Un bond, et le baigneur sauta sur le parquet. Aus-sitĂŽt, un des matelots lui donna une vigoureuse friction. Puis, sâĂ©tant approchĂ© jusquâau milieu du pont, il se mit Ă faire des exercices de gymnastique et de respiration.
Il avait un torse de gros bĂ©bĂ©, que la pratique du sport nâavait dotĂ© dâaucun muscle apparent. De loin, sa face poupine et enflammĂ©e, sans un poil, Ă©tait celle dâun Romain de la dĂ©ca-dence, accoutumĂ©, les soirs dâorgie, Ă porter une couronne de raisins rouges. Quand il levait les bras, sa poitrine grasse ren-trait en elle-mĂȘme et faisait saillir un petit ventre en boule pa-reil Ă un ballon dâenfant.
La sĂ©ance se termina par un assaut dâescrime. CoiffĂ© dâun casque en fil de fer et vĂȘtu de son caleçon mouillĂ©, il se dĂ©menait avec une agilitĂ© extrĂȘme, sautillait Ă la façon dâun bonhomme en baudruche, et lardait son adversaire Ă coups de fleuret. Baltha-zar, assez dĂ©concertĂ©, demanda :
â Câest Beaumesnil, nâest-ce pas ?
â Oui, rĂ©pondit Coloquinte, câest M. Beaumesnil, votre pĂšre.
Il ne protesta pas.
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â Câest un grand et illustre poĂšte, affirma-t-elle. Ă Syra-cuse, Ă Catane, nous avons reçu la visite de dames et de mes-sieurs qui sâempressaient autour de lui et le comblaient dâĂ©loges.
Balthazar murmura, en hochant la tĂȘte :
â Il me semble un peu Ă©trange.
Elle formula :
â Les grands poĂštes sont ainsi, monsieur Balthazar.
Ă ce moment, le grand poĂšte ayant aperçu Balthazar et Co-loquinte, leur fit un signe dâamitiĂ© et se dirigea vers sa cabine, dâoĂč il sortit en trottinant, habillĂ© dâun peplum de soie blanche, et tĂȘte nue. Ses lĂšvres, aux coins retroussĂ©s, ses sourcils en ac-cent circonflexe, lui donnaient un air de petit garçon heureux.
Il baisa la main de Coloquinte, sâassit Ă cĂŽtĂ© de Balthazar, et lui dit sans prĂ©ambule :
â Coloquinte mâa racontĂ© peu Ă peu votre histoire, Rudolf, et les Ă©vĂ©nements singuliers dont vous avez Ă©tĂ© victime. Quoique la vĂ©ritĂ© soit bien difficile Ă dĂ©couvrir au milieu de tĂ©-nĂšbres aussi Ă©paisses, il est certain quâil existe entre nous des liens secrets dont lâavenir nous dĂ©montrera la rĂ©alitĂ©. En atten-dant, ne nous est-il pas possible dâen Ă©tablir dâautres qui soient faits de sympathie, de confiance et dâestime mutuelle ? Nous se-rons alors tout prĂȘts Ă nous aimer comme pĂšre et fils, puisque nous nous aimerons dĂ©jĂ comme hommes.
Sa voix, qui contrastait avec sa physionomie bĂ©ate, rappe-lait les sons caverneux dâune basse chantante. Il devait aller la chercher au plus profond de son ventre et lâexhalait comme une voix dâoutre-tombe. Mais, au bout dâun moment, on en subissait le charme grave, et sa musique, sonore Ă la fois et insinuante, vous pĂ©nĂ©trait dâune langueur agrĂ©able.
â Puisque je connais votre histoire, il est bon que vous connaissiez la mienne, Rudolf, tout au moins dans la mesure oĂč
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elle vous concerne. Cela mâoblige Ă certaines rĂ©vĂ©lations qui pourraient sembler indiscrĂštes si la presse du monde entier nâavait jadis Ă©claboussĂ© de scandale la plus intime et la plus douloureuse des aventures. En quelques mots, voici. Il y a plus dâun quart de siĂšcle, ĂągĂ© de vingt ans, poĂšte inconnu, je fus ap-pelĂ© comme prĂ©cepteur dans une petite cour royale dâAl-lemagne. La reine, aimable et fraĂźche, admirĂ©e de tous, et que lâon dĂ©signait sous le nom gracieux de Fraise-des-Bois, voulut bien me compter parmi ses amis.
« Laissons dans lâombre ce qui se passa depuis le jour oĂč jâeus lâaudace de jeter les yeux sur ma reine, jusquâau jour oĂč, dans une crise de dĂ©sespoir et de folie dont je dois ĂȘtre tenu pour responsable, nous prĂźmes la fuite, elle et moi. Et ne par-lons pas non plus de mes cinq duels avec des officiers du roi et des tentatives dâassassinat dont je fus victime, non plus des per-sĂ©cutions que les deux coupables eurent Ă subir, et non plus de leur mariage et de leur bonheur â mais seulement de lâĂ©vĂ©nement tragique par lequel sâexerça, trois ans plus tard, la vengeance du roi : notre enfant, le petit Rudolf, ĂągĂ© de quelques mois, Ă©tait enlevĂ©.
« Acte abominable qui ne laissa aucune trace. CâĂ©tait la fin navrante de la belle aventure et le dĂ©but dâun chagrin que la reine ne supporta pas. Elle se mura vivante dans lâancien hĂŽtel quâelle possĂ©dait Ă Paris, et nul ne lâa plus revue que sa vieille nourrice qui la soigne, et que moi, lâauteur de tous ses maux. Câest, Ă nâen point douter, votre mĂšre, Rudolf. Vous pourrez vous mettre Ă genoux devant elle comme devant une sainte.
Beaumesnil sâexprimait avec emphase, comme sâil se fĂ»t confessĂ© de fautes quâil estimait loyal de juger sĂ©vĂšrement. Il continua :
â Six ans sâĂ©coulĂšrent encore. Le roi mourut. Ă son lit de mort, il dĂ©clara que lâenfant vivait et quâil avait Ă©tĂ© marquĂ© Ă la poitrine de trois lettres : M. T. P. Cette dĂ©claration me fut transmise, mais, hĂ©las sans autre renseignement qui la prĂ©cisĂąt
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et mâaidĂąt Ă retrouver notre fils. Je mây employai cependant, Rudolf, et de la façon la plus tenace. Mais, durant vingt annĂ©es, le secret des trois lettres mystĂ©rieuses se dĂ©roba. Câest une lettre anonyme, reçue en NorvĂšge, il y a quelques mois, qui mâapprit dans quelle retraite et sous quel nom vivait le fils de la reine. AussitĂŽt, je vous Ă©crivis, annonçant mon arrivĂ©e, et, Ă lâheure fixĂ©e, jâĂ©tais lĂ . Une seconde fois, vous aviez Ă©tĂ© enlevĂ©, Rudolf ! Le reste, Coloquinte vous lâa peut-ĂȘtre dĂ©jĂ dit. GrĂące Ă mes re-lations, je sus oĂč le destin vous conduisait. Un de mes amis me prĂȘta son yacht. Coloquinte et moi, nous dĂ©barquĂąmes lĂ -bas, le surlendemain de la bataille, et, en quelques jours, nous avions la chance de dĂ©couvrir votre prison, de nous entendre avec le chef des soldats, et de vous sauver, Rudolf.
Beaumesnil se rapprocha et saisit les mains de Balthazar entre les siennes.
â Pour que vous me compreniez bien et pour que vous ju-giez avec indulgence une vie qui nâest pas toujours ce quâelle de-vrait ĂȘtre, il vous faut voir en moi, non pas un homme de notre Ă©poque, mais un homme qui se rattache plutĂŽt par ses goĂ»ts et ses habitudes au temps oĂč lâon vivait plus prĂšs de lâinstinct et davantage selon la fantaisie. Jâen ai tellement conscience que je mâamuse trĂšs souvent Ă mâaccoutrer en individu de ce temps-lĂ : artiste de la Renaissance italienne ou rhapsode de lâancienne GrĂšce. Manie ridicule dont jâai tenu Ă vous avertir pour que vous ayez moins envie dâen sourire. Et nâen disons pas plus au-jourdâhui, Rudolf. Laissons les heures et les jours travailler Ă notre union.
Ayant ainsi parlĂ©, il se leva, pivota sur ses talons, et sâĂ©loigna en donnant Ă son dos et Ă son allure toute la majestĂ© que comportaient une silhouette trop large et des jambes trop courtes.
Quelques minutes aprĂšs, lâordre de dĂ©part Ă©tant donnĂ©, le rhapsode grec, debout Ă lâavant, lançait aux populations attrou-
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pées sur le quai, de grands vers puissants, qui attestaient une ùme noble autant que passionnée.
â Câest un grand poĂšte, rĂ©pĂ©ta Coloquinte.
Balthazar laissa tomber :
â Il est bien ennuyeux, Coloquinte !
Ils errĂšrent durant quinze jours, faisant escale dans les ports de Sicile et dâAlgĂ©rie. Beaumesnil dĂ©barquait. Alors Bal-thazar et Coloquinte demeuraient seuls sur le pont, en face des citĂ©s blanches et des collines accablĂ©es de soleil. Ils parlaient Ă peine. Leurs rĂȘves flottaient au grĂ© du silence. Les blessures de Balthazar guĂ©rissaient, et il se sentait engourdi par un bien-ĂȘtre quâil attribuait au souffle de la mer, et Ă la nonchalance de ses pensĂ©es. Si Coloquinte le quittait trop longtemps, il lâappelait aussitĂŽt prĂšs de lui.
Chaque soir, Beaumesnil venait lui faire sa cour ainsi quâĂ la jeune fille. Il leur racontait sa journĂ©e avec une verve amu-sante et une grande poĂ©sie de description. Ou bien il examinait les problĂšmes qui compliquaient la vie de Balthazar et supputait les chances que lâon avait de les rĂ©soudre suivant ses vĆux pa-ternels.
â Il saura dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©, dit un soir Coloquinte, et vous rendre votre vĂ©ritable nom, monsieur Balthazar.
Il répliqua distraitement :
â Cela mâest Ă©gal.
La nuit Ă©tait radieuse. Elle leur apportait tous les enchan-tements des paysages oĂč se pose le clair de lune. La mer les ba-lançait et les enivrait de son haleine embaumĂ©e par les fleurs voisines.
â Est-ce possible, monsieur Balthazar ! dit Coloquinte, avec stupeur.
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â Câest ainsi, affirma-t-il. Je nâĂ©prouve plus ces Ă©lans de cĆur qui me prĂ©cipitaient chaque fois vers ceux dont jâĂ©tais ap-paremment le fils.
â Mais pourquoi, monsieur Balthazar ?
â Je ne sais pas, Coloquinte. Mais cette succession de pĂšres, qui tous ont les mĂȘmes droits sur moi, puisquâils se rĂ©-clament des mĂȘmes preuves, tout cela me conduit Ă une indiffĂ©-rence totale. Revad pacha, le comte de Coucy-VendĂŽme sâeffacent dans le passĂ©, et Beaumesnil, malgrĂ© ses efforts et sa poĂ©sie, ne prend pas la place vide.
Un silence et il ajouta :
â Et puis, dâailleurs, est-ce que la place est vide ? Je nâen suis pas sĂ»r.
â Qui donc lâoccuperait, monsieur Balthazar ! Mlle Yolan-de ?
â Non. Câest comme si jâavais trouvĂ©, je ne sais comment, lâĂ©quilibre que je cherchais, depuis mon enfance, auprĂšs de tant de personnes inconnues. Jâai lâimpression dâun bonheur que jâignorais et dâune paix qui nâĂ©tait pas faite pour moi.
â Depuis quand cette impression, monsieur Balthazar ?
â Depuis ma derniĂšre nuit lĂ -bas, quand tu as dĂ©fait ma main, Coloquinte, de la main glacĂ©e du pacha.
â Mais, alors, quâest ce qui vous intĂ©resse, monsieur Bal-thazar ?
â Ceci, dit-il, en montrant le ciel palpitant dâĂ©toiles, ceci, et le soleil, et les arbres, et des tas de choses dont je ne me souciais pas.
â Des choses, observa-t-elle, que la philosophie quoti-dienne condamne.
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â Coloquinte, je ne pense plus Ă la philosophie quoti-dienne.
La jeune fille nâinsista pas. QuâĂ©tait-il arrivĂ© Ă monsieur Balthazar pour quâil prononçùt un tel blasphĂšme ?
Ils sâen revinrent. Les deux derniers aprĂšs-midi, Balthazar les passa sur le pont, en face de Coloquinte. Il la regardait com-plaisamment. Chaque jour, les tresses de cheveux sâĂ©taient dĂ©-faites un peu plus pour former, autour de la tĂȘte, des boucles fines dont lâor sâallumait aux feux du soleil. ParĂ©e dâĂ©toffes de soie et dâĂ©charpes multicolores que Beaumesnil lui avait ache-tĂ©es, elle sâen enveloppait avec des gestes quâil trouvait harmo-nieux.
Elle lui dit :
â Câest la fin dâun voyage que je nâoublierai jamais, mon-sieur Balthazar.
â Moi non plus, Coloquinte. Mais il semble que tu dis cela avec tristesse.
â Non, mais avec une certaine peur. Ă mesure quâon ap-proche, jâĂ©prouve un malaise comme si un danger nous mena-çait.
Ă Paris, ils dĂ©cidĂšrent de prĂ©lever sur le trĂ©sor un autre bil-let de cinq cents francs. Coloquinte se mit Ă lâouvrage. Balthazar flĂąnait auprĂšs dâelle, sans entrain pour le travail.
Ayant reçu une lettre de Yolande oĂč lâorgueilleuse fiancĂ©e se plaignait dâun silence trop long, il mit trois jours avant de rĂ©-pondre, et finit par envoyer un message tĂ©lĂ©phonique, ce qui Ă©tait plus commode : Bataille gagnĂ©e. Fortune. Nom historique.
Deux fois Coloquinte alla voir en banlieue, oĂč Les lions de lâAtlas rugissaient, les Fridolin et Mlle Ernestine, laquelle nâavait encore pu se rĂ©soudre Ă quitter la mĂ©nagerie et les enfants de la dompteuse AngĂ©lique. Balthazar ne lâaccompagna point.
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â Je les aime beaucoup, et je ne les abandonnerai jamais, dit-il, mais, pour le moment, je nâai besoin de personne. Tout le monde mâennuie.
Cependant, sur les instances de Beaumesnil, qui vint, dans son auto, le relancer aux DanaĂŻdes, il dut promettre dâassister Ă une soirĂ©e travestie que le poĂšte donnait en son hĂŽtel. Le matin de cette soirĂ©e, on apporta deux magnifiques costumes. Pour vaincre les derniĂšres hĂ©sitations de son maĂźtre, Coloquinte lui dit :
â Peut-ĂȘtre M. Beaumesnil voudra-t-il vous prĂ©senter comme son fils ? Peut-ĂȘtre vous conduira-t-il prĂšs de la reine ?
Il répondit avec détachement :
â Je ne crois plus, Coloquinte, que mon bonheur dĂ©pende de la dĂ©couverte de mon pĂšre et de ma mĂšre.
LâhĂŽtel, que la reine tenait dâun hĂ©ritage, Ă©tait situĂ© le long des Invalides, et prĂ©cĂ©dait un grand jardin au fond duquel sâĂ©levait un pavillon oĂč la recluse habitait avec sa vieille nour-rice. Les salons, en dehors des chaises louĂ©es pour la soirĂ©e, ne contenaient pas un seul meuble, toutes les Ćuvres dâart qui les ornaient jadis ayant Ă©tĂ© vendues peu Ă peu par le grand poĂšte que ses goĂ»ts somptueux avaient dĂ©jĂ ruinĂ© plusieurs fois.
Il y avait foule. Tout ce qui compte Ă Paris se bousculait dans les salles et dans lâimmense galerie oĂč sâallongeaient les tables du buffet. Un hĂ©raut dâarmes proclamait les noms des in-vitĂ©s, leurs titres de noblesse et de gloire, et le nom des person-nages reprĂ©sentĂ©s.
Beaumesnil avait revĂȘtu, disait-il, le costume mĂȘme que portait Benvenuto Cellini Ă la cour de François Ier : mantelet de velours grenat et casaquin de satin noir Ă crevĂ©s, fraise haute oĂč sâengonçait un visage rose agrĂ©mentĂ© dâune barbe en pointe. Le
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toquet Ă la main, la rapiĂšre battant ses courtes cuisses moulĂ©es dans de la soie gris perle, il dĂ©cochait aux nouveaux venus des madrigaux en forme de rondels, de triolets ou dâodelettes.
Le hĂ©raut dâarmes annonça :
â M. Rudolf, chevalier dâArtagnan⊠Mlle Coloquinte, mar-chande de frivolitĂ©s.
Balthazar maugrĂ©ait sous un feutre Ă plumes et sous une large cape de mousquetaire que relevait par-derriĂšre le fourreau de son Ă©pĂ©e. Cette cape, en sâouvrant, laissait voir un justau-corps en peau de chamois oĂč pointaient les os dâune poitrine anguleuse.
Toute de suite, Coloquinte, marchande de frivolitĂ©s, attira lâattention. Le fichu Marie-Antoinette et la capeline de paille lui allaient Ă merveille. Aucune affectation dans sa tenue, qui Ă©tait un mĂ©lange de rĂ©serve et de gaĂźtĂ©. Beaumesnil la promena par-mi les groupes.
Le champagne coulait. La foule chantait, au rythme de lâorchestre. Il courait un air de griserie lourde et un certain be-soin de vulgaritĂ©. Aux fĂȘtes de Beaumesnil, on sâattendait tou-jours Ă quelque scandale.
Balthazar se tenait seul, dans un coin de la galerie, dâoĂč il entendait, dominant le tumulte, la voix caverneuse du poĂšte.
Soudain, il le vit qui montait sur une partie de la table que lâon avait dĂ©barrassĂ©e et transformĂ©e en estrade. Beaumesnil se mit Ă hurler la scĂšne principale dâun drame quâil avait Ă©crit sur Benvenuto Cellini. Il se dĂ©menait, frappait du pied, jetait feu et flammes, et criait son amour pour une certaine Scozzone, jeune fille quâil aimait Ă©perdument.
Ă la fin, cet amour prenait de telles proportions que Ben-venuto Cellini se dĂ©cida au rapt. Il sauta donc de lâestrade et
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sâouvrit un chemin dans la foule. Coloquinte Ă©tait lĂ . Il sâex-clama :
â La Scozzone ! La Scozzone !
Et, brusquement, malgrĂ© la rĂ©sistance de Coloquinte, il la chargea sur son Ă©paule, et sâenfuit par les vestibules avec sa proie.
Les invitĂ©s riaient de la plaisanterie et se tournaient vers les portes, dans lâattente de sa rĂ©apparition. SuffoquĂ©, indĂ©cis, Balthazar cherchait Ă comprendre. Que signifiait cette comĂ©-die ?
Lui aussi, il regardait les portes. Il parcourut les galeries et les vestibules. On recommençait Ă manger et Ă boire. Il ĂŽta son feutre Ă plume et sâessuya le front. Il dĂ©gouttait de sueur et se trouvait si faible quâil tomba sur un canapĂ©.
Deux messieurs causaient, non loin de lui, et lâun dâeux di-sait :
â Quel cabotin que ce Beaumesnil ! Du tapage, le plus pos-sible de tapage autour de sa personne⊠Il faut bien vivre et ga-gner de lâargent !âŠ
Lâautre prononça :
â Elle est gentille, cette petite quâil portait, ou plutĂŽt quâil enlevait. Car je parie bien quâon ne les reverra pas de sitĂŽt.
â Oh ! ça, il est capable de tout ! dĂ©clara le premier. Avec lâaide de son chauffeur, vous savez, ce Dominique Ă tĂȘte de ban-dit, il lâaura jetĂ©e dans son auto et conduite jusquâĂ son petit rez-de-chaussĂ©e de NeuillyâŠ
Balthazar se dressa et se mit à courir comme un fou. Sa cape de mousquetaire battait de chaque cÎté de ses épaules comme des ailes de chauve-souris. Vainement, il essayait de dé-gainer son épée.
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CHAPITRE X
Aimer⊠Tuer
Dans la cour, il se heurta aussitĂŽt Ă un enchevĂȘtrement de voitures qui amenaient de nouveaux invitĂ©s ou sâen venaient pour les premiers dĂ©parts. Il interrogea. On ne savait rien. DâaprĂšs la disposition des lieux, il se rendit compte que lâautomobile de Beaumesnil avait pu lâattendre devant une sor-tie particuliĂšre. En ce cas, comment le retrouver ?
Il rentra. Ă lâintĂ©rieur, on dansait sans plus sâoccuper du maĂźtre de maison et de ses caprices. Balthazar trĂ©pignait dâimpatience et de fureur. Nâayant pu extraire son Ă©pĂ©e, il en agitait le fourreau avec des gestes terribles. La plume de son feutre, Ă moitiĂ© dĂ©tachĂ©e, lui barrait le visage, et il sâempĂȘtrait dans un de ses Ă©perons qui avait glissĂ© sous sa botte. Il lui sem-blait que les choses vacillaient Ă lâentour et quâun cataclysme ra-vageait lâunivers. Pour la premiĂšre fois, lâidĂ©e lâeffleura quâil y avait peut-ĂȘtre, tout de mĂȘme, des aventures, et que personne nâest Ă lâabri de ces tempĂȘtes Ă©pouvantables.
â Vous ne les avez pas vus ? demandait-il, en empoignant les domestiques par le bras.
â Qui, monsieur ?
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Il ne rĂ©pondait point. On le prenait pour un homme qui a trop bu, et il sâĂ©loigna en bĂ©gayant :
â Il va la tuer⊠Il est capable de tout, disent ses amis.
Il enfila une longue galerie de palmiers et de bambous. Une fenĂȘtre Ă©tait ouverte. Il sauta dans des plates-bandes et, se rap-pelant que le pavillon de la reine occupait le fond du jardin, il marcha vers un filet de lumiĂšre qui coupait lâombre des grands arbres. Une petite bĂątisse apparut, avec un perron et une porte entrebĂąillĂ©e.
Il agissait au hasard et trĂšs vite, selon les ordres incohĂ©-rents dâun cerveau dĂ©rĂ©glĂ©, mais que gouvernait la volontĂ© in-flexible de recueillir, quels que fussent les obstacles, des rensei-gnements sur la retraite possible de Beaumesnil. Au bas dâun escalier abrupt, une mauvaise bougie veillait dans un chandelier malpropre. Le pavillon, exigu, ne comportait quâun Ă©tage, et deux piĂšces seulement Ă chaque niveau. Ayant perçu un mur-mure de voix, il monta. Une faible chanson lâattira vers une porte quâil poussa dâun coup.
Une dame ĂągĂ©e, toute ronde, au visage rubicond, habillĂ©e de velours, Ă©tait assise devant une table oĂč elle alignait de grands soldats de carton en forme de quilles. La lampe, sans abat-jour, donnait une lumiĂšre fumeuse qui montrait de pauvres meubles et une carpette dĂ©chirĂ©e. Au mur Ă©tait accro-chĂ© le portrait dâune dame jeune, en manteau dâhermine, avec un diadĂšme dans les cheveux. CâĂ©tait la mĂȘme femme, et Bal-thazar ne douta point que ce fĂ»t la reine, celle que, jadis, on ap-pelait Fraise-des-Bois. Sa vieille nourrice, la laissant seule, de-vait assister Ă la fĂȘte de Beaumesnil.
Cette vision arrĂȘta Balthazar, qui enleva son feutre Ă plume et dĂ©couvrit une perruque Ă petits cheveux frisĂ©s, couleur de seigle. Fraise-des-Bois chantonnait entre ses dents un air enfan-tin, et, dâune chiquenaude, abattait un soldat, ce qui la faisait rire.
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Il chuchota, en frappant son pourpoint :
â Rudolf⊠RudolfâŠ
Elle leva la tĂȘte, ne parut pas surprise, et, dâun revers de main, fit tomber sur le parquet tous les soldats de carton. Le tumulte redoubla son rire, qui sâacheva aussitĂŽt en plainte lĂ©-gĂšre, lorsquâelle eut pris dans un tiroir, et rangĂ© les uns prĂšs des autres, plusieurs objets, une petit timbale, une cuiller Ă bouillie, une mĂ©daille dâenfant, un hochet dâivoire. Elle les embrassa, puis fit signe Ă Balthazar de les embrasser aussi. Les lĂšvres Ă©pe-laient des mots inintelligibles. Il comprit quâelle Ă©tait folle et quâelle devait lâĂȘtre depuis la perte de son enfant.
Le spectacle lamentable de cette femme ne lâĂ©mouvait pas outre mesure, car il ne pensait quâaux dangers qui menaçaient Coloquinte. Mais que pouvait-il entreprendre ?
Fraise-des-Bois, toujours souriante, tendit une petite bras-siĂšre en crochet Ă laquelle ses mains maladroites se mirent Ă travailler, dĂ©faisant, refaisant et embrouillant les mailles. Le pe-loton de laine sautait prĂšs dâelle avec un bruit de mĂ©tal qui frap-pa Balthazar. On avait dĂ©vidĂ© cette laine autour dâune clef dont lâanneau, muni dâune Ă©tiquette, se dĂ©gageait peu Ă peu. Ayant lu ces mots Ă demi effacĂ©s : rue Berton, Ă Neuilly, et, subitement convaincu que câĂ©tait lâadresse particuliĂšre de Beaumesnil, il mit la clef dans sa poche et recula vers le palier.
Pas un instant il nâavait songĂ© que la pauvre folle Ă©tait peut-ĂȘtre sa mĂšre.
Dans la cour, aucune auto nâĂ©tait libre ; il dut se contenter dâun fiacre lamentable, Ă roues cerclĂ©es de fer, et traĂźnĂ© par un cheval-squelette dont on nâaurait su dire sâil allait au pas ou au trot. Balthazar enrageait. Il grimpa sur le siĂšge et fouetta la bĂȘte qui sâarrĂȘta net. Enfin, on dĂ©boucha dans une rue sinistre oĂč stationnait une automobile. Balthazar rĂ©gla le cocher et rasa les murs, tandis que sa cape et son feutre se profilaient sur le ma-
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cadam en ombres démesurées. Devant une maison isolée et trÚs basse, le chauffeur de Beaumesnil dormait.
Sans bruit, la clef fut introduite et tourna dans la serrure. Balthazar retenait son souffle. Ă tĂątons, il palpa une muraille quâil suivit et qui le fit pĂ©nĂ©trer assez loin dans lâintĂ©rieur du rez-de-chaussĂ©e. Une marche lui barra la route. Il trĂ©bucha et se releva tout juste pour entendre une porte qui sâouvrait, et pour voir, Ă quelques pas de lui, le maillot gris perle et le pourpoint grenat de Benvenuto Cellini.
â Câest toi, Dominique ? demanda celui-ci. Que diable fais-tu lĂ ?
Mais, ayant ouvert davantage la porte, il reconnut, en pleine clartĂ©, la cape et le feutre du chevalier dâArtagnan. Il sau-ta en arriĂšre. Balthazar bondit et entra dans la piĂšce. Ă lâautre bout, Coloquinte gisait inerte, sur un fauteuil, les yeux clos, et trĂšs pĂąle.
â Assassin ! profĂ©ra-t-il dâun ton rauque.
Dâun geste dĂ©sespĂ©rĂ©, il rĂ©ussit Ă tirer lâĂ©pĂ©e de dâArtagnan, une Ă©pĂ©e molle et sans pointe, qui avait lâair dâune latte de fer-blanc.
Benvenuto Cellini prit sa dague et braqua un pistolet da-masquiné, tout en disant :
â Ah ! ça, mais tu es fou⊠Tu ne veux pourtant pas tuer ton pĂšre, Rudolf !
Mais une telle expression de haine et de volontĂ© implacable dĂ©formait le visage de Rudolf, quâil nâosa plus dire un mot. DâArtagnan avançait pas Ă pas, sans se presser. Son Ă©pĂ©e tomba, instrument inutile. Ses deux mains se crispaient comme sâil avait lâintention dâĂ©trangler son adversaire.
Beaumesnil reculait, pas Ă pas, lui aussi. Ă son tour, il lais-sa tomber la dague et le pistolet de Benvenuto. La physionomie
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atroce de dâArtagnan, sa cape, son feutre, tout lâeffarait, et il lui Ă©tait impossible dâopposer la moindre rĂ©sistance. Il voulut crier. Les deux mains le saisirent Ă la gorge. Tout de suite, il cĂ©da et fut renversĂ©, tandis que Balthazar, acharnĂ©, redisait inlassable-ment :
â Assassin⊠assassin⊠tu lâas tuĂ©eâŠ
Il disait cela, bien quâil entendĂźt Coloquinte qui sâĂ©veillait de sa torpeur, mais rien ne pouvait lâarrĂȘter dans son Ćuvre de justicier, Beaumesnil lui semblait un personnage diabolique. Il ne lĂącha prise quâau moment oĂč ce personnage diabolique se dĂ©tendit, flasque tout Ă coup comme un pantin.
La scĂšne nâavait pas durĂ© une minute. SâĂ©tant relevĂ©, il con-templa les veines gonflĂ©es, les yeux rĂ©vulsĂ©s, toute la face rou-gie, et dit Ă voix basse :
â Il est mort.
La phrase terrible, il la rĂ©pĂ©ta plusieurs fois, avec une frayeur croissante. Coloquinte, qui lâavait rejoint, gĂ©mit :
â Il est mort ! Est-ce possible ?⊠Quâavez-vous fait, mon-sieur Balthazar ?
Des secondes sâĂ©coulĂšrent, dâĂ©pouvantables secondes. Une convulsion suprĂȘme agita le maillot gris perle, et ce fut lâim-mobilitĂ© tragique du cadavre.
â Allez-vous-en, supplia Coloquinte, on vous arrĂȘteraitâŠ
â MâarrĂȘter ? fit-il dâune voix distraite. Pourquoi ? Je tâai dĂ©fendue contre lui⊠contre sa violenceâŠ
Elle fut surprise, et objecta :
â Mais non, monsieur Balthazar⊠il ne mâa pas touchĂ©e⊠Moi aussi, jâavais cru dâabord⊠Il menaçait⊠mais câĂ©tait pour lâargent⊠il voulait le portefeuilleâŠ
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Balthazar la regarda stupidement. Il ne comprenait pas. Il murmura :
â Tu as raison⊠on va mâarrĂȘter⊠Jâai tuĂ© mon pĂšre et on va mâarrĂȘter⊠Câest la prisonâŠ
Elle se précipita vers lui, soudain pleine de force et de ré-volte.
â Oh ! non, non, pas ça⊠à aucun prix !⊠Je vous sauverai, monsieur Balthazar.
Elle lâentraĂźna hors de la chambre, puis dans la rue, oĂč le chauffeur dormait toujours. Il se laissait guider comme un aveugle. Mais elle ne savait oĂč le conduire, et sa volontĂ© in-domptable ne pouvait sâexprimer en actes de salut. Ils passĂšrent devant la lanterne dâun commissariat de police. Rapidement, Balthazar se dĂ©gagea et cria aux agents de garde :
â Jâai tuĂ© mon pĂšre. Venez faire les constatations.
â Qui ĂȘtes-vous ? lui demanda le brigadier, ahuri par cette vision dâun autre Ăąge.
Il hĂ©sita. Ătait-il Rudolf ou Balthazar ?
Mais, dans sa dĂ©tresse, il crut quâon faisait allusion Ă son dĂ©guisement, et il rĂ©pondit :
â Le chevalier dâArtagnan.
On lui conseilla de filer au plus vite sâil ne voulait pas quâon le coffrĂąt pour port illĂ©gal de costume et pour ivrognerie.
Il erra longtemps. Jamais il nâavait Ă©tĂ© aussi malheureux. Beaumesnil, maintenant, lui apparaissait comme le plus grand des poĂštes, comme un homme affligĂ© de quelques dĂ©fauts, mais dâune hauteur dâĂąme incomparable. Et câĂ©tait lui, son fils, qui lâavait tuĂ© !
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Coloquinte tùchait de le consoler, mais que dire à un homme qui a tué son pÚre et que les remords accablent ?
â Jâai tuĂ© mon pĂšre⊠je suis un parricide⊠un parricide.
Et il Ă©voquait des choses redoutables : la cour dâassises, le verdict, lâĂ©chafaud.
Ils sâendormirent sur un banc. Balthazar appuyait contre lâĂ©paule de Coloquinte sa perruque aux petits cheveux frisĂ©s. Un agent examina ce mousquetaire assoupi dans les bras de cette marchande de frivolitĂ©s et sâen alla.
Aux premiĂšres blancheurs de lâaube, ils cheminaient non loin des Baraques, oĂč ils devaient prendre quelques affaires avant que la police fĂ»t avertie du crime. Balthazar ne songeait plus Ă se livrer.
Ils arrivĂšrent. Ă cette heure, personne encore nâĂ©tait levĂ©. Cependant ils aperçurent, en dehors des cahutes de lâenceinte, une automobile, et en sâapprochant ils distinguĂšrent un homme qui sây engouffrait sans les avoir vus. Il avait un maillot et un pourpoint. Il semblait trĂšs agitĂ©. CâĂ©tait Beaumesnil, dans son costume de la Renaissance.
â Ă Saint-Cloud, vivement, ordonna-t-il Ă son chauffeur.
Ils eurent dâabord cette mĂȘme idĂ©e quâils Ă©taient le jouet dâune hallucination, ou bien quâun fantĂŽme avait passĂ© devant leurs yeux effarĂ©s. Mais le son de la voix frappait encore leurs oreilles, et Balthazar chuchota :
â Il est vivant⊠Je ne lâai pas tué⊠Mon Dieu, mon Dieu ! voilĂ quâil est vivant !âŠ
Il nây eut pour ainsi dire aucune transition entre son dĂ©ses-poir et lâexcĂšs dâune joie subitement frĂ©nĂ©tique. Il Ă©clata de rire, et, chose incroyable de sa part, esquissa un pas de danse, en ri-canant :
â 118 â
â Il vit ! Plus de prison ! Plus dâĂ©chafaud ! Beaumesnil nâest pas mort !
Le visage soucieux de Coloquinte interrompit son délire. Il lui demanda :
â Quâest-ce que tu as ? Tu nâes pas contente ? Voyons, rĂ©-flĂ©chis⊠Beaumesnil nâest pas mort⊠je croyais lâavoir tué⊠et je ne lâai pas tué⊠Quây a-t-il donc, ma petite Coloquinte ?
Elle articula lentement :
â M. Beaumesnil est un voleur.
â Diable ! dit-il, un voleur ? Et pourquoi ?
â Il a volĂ© le portefeuille⊠lâhĂ©ritage du comte de Coucy-VendĂŽme.
â Quâest-ce que tu chantes lĂ , Coloquinte ? Il connaissait donc lâexistence de cet hĂ©ritage ?
â Jâavais Ă©tĂ© obligĂ©e de tout lui dire pour vous sauver, il y a un mois. Câest avec une partie de cet argent que nous avons pu louer un bateau, trouver des concours, acheter le chef et les sol-dats qui devaient vous fusillerâŠ
Balthazar était interloqué.
â Comment ! Mais BeaumesnilâŠ
â M. Beaumesnil nâavait pas un sou. Et Ă tout prix, je vou-lais vous sauver. Alors, nous avons emportĂ© le tiers de la somme, dans ma serviette de cuir.
â Et le reste ?
â Le reste, je lâavais enterrĂ© devant mon petit hangar, et câest le secret de cette cachette que Beaumesnil exigeait de moi, cette nuit, le pistolet au poing.
â 119 â
â Tu nâas pas parlĂ© ?
Coloquinte répondit :
â Si⊠jâavais peur⊠Jâai bredouillĂ© quelques mots. Mais je pensais quâil ne les avait pas entendus.
â Et tu crois ?âŠ
â Que serait-il venu faire ici, monsieur Balthazar ? Aussi-tĂŽt remis, il a sautĂ© dans son automobile, et il a volĂ© le porte-feuille.
Balthazar nâavait pas lâair de sâĂ©mouvoir beaucoup.
â Que veux-tu ? On le retrouvera, le portefeuille⊠Au fond, lâessentiel, câest que Beaumesnil ne soit pas mort⊠Moi, je ne vois que ceci : je nâai pas tuĂ©. Le reste ne compte pasâŠ
Ils traversĂšrent la citĂ©. Le hangar se trouvait un peu Ă gauche des DanaĂŻdes, contre le logis de M. Vaillant du Four. Il y avait assez de clartĂ© pour quâils puissent discerner lâendroit. Tout de suite, ils se rendirent compte que le sol avait Ă©tĂ© fouillĂ©.
â Câest là ⊠dit Coloquinte, exactement lĂ , que jâavais en-foui lâargent.
Mais, un peu plus loin, la lueur dâun bougie quâils allumĂš-rent leur montra un corps qui gisait. Ils reconnurent M. Vaillant du Four, la figure ensanglantĂ©e. Balthazar se pencha. Dans une sorte de rĂąle, M. Vaillant du Four marmotta :
â Il mâa frappé⊠un coup de poingâŠ
â Qui ?
â Un homme en caleçon violetâŠ
â 120 â
CHAPITRE XI
Mané⊠ThĂ©cel⊠PharĂšsâŠ
La blessure de M. Vaillant du Four nâĂ©tait pas grave. Il ex-pliqua que, ayant perçu un bruit de pioche du cĂŽtĂ© de la remise, il sâĂ©tait levĂ©, et quâun homme, qui creusait le sol, lâavait assailli dâun coup de poing Ă la mĂąchoire.
Balthazar et Coloquinte ne doutĂšrent pas que le coupable ne fĂ»t Beaumesnil, et ils dĂ©cidĂšrent de garder le secret sur cette agression. M. Vaillant du Four fut transportĂ© dans sa cabane, qui ne manquait ni de confort ni mĂȘme de recherche. Colo-quinte sâinstalla sur un fauteuil et veilla le blessĂ©.
Vers midi, une voisine vint la remplacer, et ils partirent tous deux en tramway pour Saint-Cloud, selon lâadresse jetĂ©e par Beaumesnil Ă son chauffeur.
â Mon plan est simple, dĂ©clara Balthazar qui avait la plus grande confiance en ses moyens physiques depuis son « meurtre » de la veille. Je le saisis Ă la gorge et je lui annonce que M. Vaillant du Four dĂ©pose une plainte contre lui, et que, moi, je lâaccuse de vol et dâescroquerie. Il rendra lâargent.
Cette humeur combative sâaccrut lorsquâils surent que le poĂšte Beaumesnil possĂ©dait une villa Ă Saint-Cloud. On allait donc en finir aussitĂŽt.
â 121 â
Pour prendre des forces, Balthazar entra dans le parc et dé-jeuna sur un banc avec les provisions que Coloquinte tira de sa serviette.
Puis il fuma sa pipe, et se permit une heure de sommeil. Coloquinte lâavait installĂ© au pied dâun arbre. Il la surprit qui chassait les mouches dont il Ă©tait importunĂ©, et lui dit :
â Comme tu es bonne avec moi, ma petite Coloquinte ! Qui donc tâa enseignĂ© la bontĂ© et le dĂ©vouement ?
â Vous, monsieur Balthazar !
â Non, dit-il, jâai plutĂŽt prĂȘchĂ© devant toi lâĂ©goĂŻsme.
Elle murmura :
â Câest tout de mĂȘme vous, monsieur Balthazar.
â Ah ! fit-il en pensant dĂ©jĂ Ă autre chose.
Sur leurs tĂȘtes, des feuilles et des oiseaux remuaient. Du-rant deux heures, ils nâĂ©changĂšrent plus une parole. Ă certaines minutes, lorsque le calme de lâombre, la gaĂźtĂ© du soleil ou lâenchantement de la solitude leur donnaient de ces sensations plus fortes qui cherchent Ă sâexprimer, ils se regardaient et sou-riaient. Le bonheur se manifeste le plus souvent par un bien-ĂȘtre physique.
Ils flĂąnĂšrent dans le parc, tout en descendant vers la Seine.
Balthazar affirma :
â Nos tribulations sont terminĂ©es, Coloquinte. Notre des-tin, avant de se fixer, a subi quelques secousses, comme une terre qui tremble avant de connaĂźtre le repos dĂ©finitif. Nâen par-lons plus et laissons le poĂšte Beaumesnil Ă ses machinations. Nous nâavons plus quâĂ planter notre tente.
â Et le portefeuille ? demanda-t-elle.
â 122 â
Il ne rĂ©pondit pas. Cette affaire ne lâintĂ©ressait plus.
Une belle pelouse verte se dĂ©roulait devant eux comme un tapis de velours oĂč le soleil faisait craquer des feuilles dĂ©jĂ mortes. Elle les conduisit au bord du fleuve, et ils attendirent sur le ponton dâun embarcadĂšre le bateau qui les ramĂšnerait Ă Paris.
â Nous nâavons plus quâĂ planter notre tente, rĂ©pĂ©ta Bal-thazar. Sâil y a de mauvaises gens, il y a dâexcellentes personnes. Quelle joie ce sera, le dimanche, dâaller voir nos bons amis Fri-dolin et Mlle Ernestine !
â Et Mlle Yolande ? dit Coloquinte.
â Je nâoublie pas quâelle est ma fiancĂ©e. Jâirai lui rendre vi-site ainsi quâĂ M. Rondot, puisque jâai pris un engagement Ă date fixe, et je leur exposerai que, si je nâai pas la fortune rĂ©cla-mĂ©e, du moins, je ne suis pas embarrassĂ© par le choix dâun pĂšre. Coucy-VendĂŽme ou prince Revad, cela, me semble-t-il, peut sa-tisfaire la famille la plus exigeante.
Jamais aucun Ă©vĂ©nement ne devait enseigner Ă Balthazar le sens du comique et de lâironie. Il prononça ces paroles avec fier-tĂ©, et se tourna pour constater lâeffet quâelles produisaient sur Coloquinte. Il fut trĂšs Ă©tonnĂ© de voir des larmes dans les yeux de la jeune fille.
â Quâest-ce que tu as donc ? dit-il, tu pleures comme si tu Ă©tais malheureuse, Coloquinte.
â Je suis cependant trĂšs heureuse, dit-elle en sâefforçant de rire.
â Alors, pourquoi pleures-tu ?
â Est-ce quâon sait ? Les larmes, ça coule tout seul.
â 123 â
â Tu as raison, fit Balthazar, au bout dâun moment. Moi aussi, jâai envie de pleurer, et cependant jamais je nâai ressenti tant de fĂ©licitĂ© !
Sur le pont du bateau, ils se tinrent par la main. Les passa-gers regardaient beaucoup Coloquinte, et Balthazar entendit lâun dâeux qui exaltait la grĂące de la jeune fille et la douceur charmante de son visage. Il remercia ce passager dâun signe de tĂȘte, comme si on lui eĂ»t adressĂ© un compliment personnel, et il pensa que Coloquinte sâaccorderait certainement avec la magni-fique Yolande.
Le mĂ©tro les remonta jusquâĂ la citĂ© des Baraques. Ils nâĂ©taient pas arrivĂ©s aux DanaĂŻdes que la voisine qui gardait M. Vaillant du Four vint les chercher en toute hĂąte. Le malade nâallait pas bien.
Coloquinte courut Ă la recherche dâun docteur. Le diagnos-tic fut excellent. Le docteur parla de traumatisme et de troubles cardiaques sans importance.
Tout sâarrangeait.
Mais le soir, M. Vaillant du Four rappela Balthazar et Colo-quinte.
Cela ne sâarrangeait nullement. Le malade Ă©touffait.
Il enjoignit à Coloquinte de lui donner un flacon, qui se trouvait au milieu des médicaments rapportés de la pharmacie, et il en vida une bonne moitié.
Balthazar prit le flacon et sâindigna : câĂ©tait du rhum.
â Je sais ce que je fais, dit M. Vaillant du Four. Ce mĂ©decin est un Ăąne. Outre le coup Ă la mĂąchoire, jâen ai reçu un dans la poitrine qui mâa dĂ©moli. Je suis rĂ©glĂ©. Un jour Ă vivre, tout au plus. Or, il faut que je te parle sĂ©rieusement, mon garçon, et jâai la tĂȘte trop vide pour rassembler mes idĂ©es, si je nây verse pas, au prĂ©alable, une mesure dâalcool.
â 124 â
â Câest de la folie !
â Câest la sagesse mĂȘme. Maintenant, jây vois clair et je pense clair. Ăcoute-moi, mon garçon.
Il sâexprimait avec lâapplication de lâivrogne qui se cram-ponne Ă ses idĂ©es. Le moindre choc en eĂ»t brisĂ© le fil tĂ©nu. Il jeta un coup dâĆil autour de lui.
â Nous sommes seuls ?
â Oui, avec Coloquinte.
â Personne Ă la porte ?
â Personne.
â Approche-toi⊠Plus prĂšsâŠ
â Monsieur Vaillant du Four, vous feriez mieux de vous reposer.
â Fiche-moi la paix, mon garçon. Jâai un secret qui me pĂšse sur la conscience, et, avant de mourirâŠ
â Mais il nâest pas question de mourir.
â Si. Ăcoute-moi. Tu mâentends bien ?
â Oui.
â Toi aussi, Coloquinte ?
â Oui, monsieur Vaillant du Four.
â Eh bien, voilĂ , Balthazar, voilĂ qui se rĂ©sume en quatre mots. Tu mâentends bien ?
â TrĂšs bien.
â Je suis ton pĂšre, Balthazar.
â 125 â
Balthazar se leva. Il Ă©tait tout rouge. Un afflux de sang em-pourprait sa pĂąle figure et son vaste front.
â Ouvre le tiroir de cette table, ordonna M. Vaillant du Four.
â Pourquoi ? dit-il, exaspĂ©rĂ©.
â Tu y trouveras la photographie de ta mĂšre.
Balthazar renversa la table et en brisa les pieds.
â La photographie ? Mais jâen ai plein mes poches, de pho-tographies. Tenez, en voici une, et puis une autre, et puis celle de la Catarina, qui a Ă©tĂ© pendue, et celle de la reine, qui est folle ! Quâest-ce que vous voulez que ça me fasse, toutes vos ba-livernes ?
â Ta mĂšre sâappelait Gertrude Dufour, dĂ©clara M. Vaillant du Four, qui poursuivait son monologue. Et moi, ton pĂšre, mon vĂ©ritable nom est VaillantâŠ
Balthazar se contint. Il retourna prÚs du lit et articula net-tement, de maniÚre que le moribond ne pût se dérober :
â Vous ĂȘtes la cinquiĂšme personne, monsieur, dont je se-rais le fils. Avant vous, il y a euâŠ
â Gourneuve, lâassassin ; et puis le comte de Coucy⊠oui, je les connais tousâŠ, dit M. Vaillant du Four. Mais câest par moi quâils tâont retrouvé⊠Câest moi qui les ai prĂ©venus que tu por-tais au cou la marque des troisâŠ
Il nâacheva pas. Balthazar lui avait plaquĂ© la main sur la bouche. LâidĂ©e que ces trois lettres mystĂ©rieuses allaient ĂȘtre prononcĂ©es une fois de plus le mettait hors de lui, et il fallait que Coloquinte lâapaisĂąt et le suppliĂąt de garder le silence. Il se rassit doncâŠ
â 126 â
M. Vaillant du Four en profita pour avaler encore une me-sure de rhum et, aussitĂŽt ragaillardi, expliqua, tandis que Bal-thazar serrait les poings :
â Un an aprĂšs ta naissance, nous habitions, ta mĂšre et moi, une auberge isolĂ©e sur les bords de la SaĂŽne, au lieu-dit le Val Rouge. Nos affaires ne marchant pas, Gertrude, qui Ă©tait une crĂ©ature du Bon Dieu, audacieuse, infatigable et jamais Ă court de bonnes idĂ©es, fit passer une annonce dans un journal de Pa-ris, disant que la pouponniĂšre du Val Rouge recevait des nour-rissons de dix Ă quinze mois et quâils sây trouvaient Ă©levĂ©s dans des conditions parfaites dâhygiĂšne. Lâannonce rĂ©ussit. En quelques semaines, quatre nourrissons nous furent apportĂ©s par des parents ou par des intermĂ©diaires qui cherchaient Ă©videm-ment Ă se dĂ©barrasser dâeux.
« Profitant de la situation, je fus intraitable. Jâacceptais les enfants et je promettais la discrĂ©tion, mais Ă la condition quâon me rĂ©vĂ©lĂąt le nom des parents et le prĂ©nom des gosses, et quâon sâengageĂąt par Ă©crit Ă me verser une somme annuelle qui variait selon le cas. La rente cessant, le Val Rouge nâaurait plus aucune responsabilitĂ©.
« Câest ainsi que le sieur Gourneuve mâabandonna Gustave, et que la famille de Coucy-VendĂŽme me remit le petit Godefroi. Mustapha me fut confiĂ© par un pacha, et Rudolf par un prince allemand.
« DĂšs lors, ce fut lâaisance. Les quatre marmots qui Ă©taient Ă peu prĂšs de ton Ăąge, prospĂ©raient et sâamusaient avec toi. Ger-trude, ton excellente mĂšre, Ă©tait heureuse. Jâeus bientĂŽt assez dâargent pour courir les dĂ©partements voisins et placer du petit vin de Bourgogne.
« Dâun coup, tout cela fut anĂ©anti. Il y eut des inondations. Un jour que je rentrais de voyage, jâappris quâune crue subite de la SaĂŽne avait ravagĂ© la maison et enlevĂ© ta mĂšre et tes quatre camarades. CâĂ©tait le dĂ©sespoir et câĂ©tait la ruine. Ă la longue, je
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surmontai mon désespoir, mais je ne pus me résoudre à la ruine.
« Balthazar, câest ici que jâentrai dans la mauvaise route, oĂč, depuis, jâai persĂ©vĂ©rĂ© Ă©nergiquement. Je nâavertis aucune des quatre personnes qui mâavaient confiĂ© les enfants, du mal-heur qui les frappait. Je quittai la rĂ©gion et jâallai mâĂ©tablir avec toi Ă lâautre bout de la France, en pays basque.
« De cet endroit, six mois plus tard, jâĂ©crivis au sieur Gour-neuve que, pour dĂ©pister toutes les recherches, je croyais devoir dĂ©signer son Gustave sous le nom de Balthazar, et que cet en-fant porterait comme signe dâidentitĂ©, les trois lettres M. T. P. â câĂ©taient lĂ les trois lettres dont tâavait marquĂ©, en mon absence, un matelot basque qui Ă©tait quelque peu gris. Jâenvoyai la mĂȘme missive Ă mes trois autres correspondants, et, de la sorte, je con-tinuai de recevoir, au nom du seul Balthazar, les quatre pen-sions qui mâĂ©taient versĂ©es pour les quatre petits dĂ©funts.
« Je le reconnais, câĂ©tait du vol. Mais, nâest-ce pas ? il fallait bien vivre, et lâon vivait largement, et tout allait Ă merveille, lorsque, deux ans plus tard, comme je tâavais emmenĂ© dans une tournĂ©e dâaffaires, il advint que tu tâĂ©garas dans la foule un jour de foire. Je me mis en quĂȘte et jâappris que tu avais suivi un rĂ©-tameur et repasseur de couteaux. Tu lâavais suivi parce que tu Ă©tais un gosse plein de cĆur, et que tu tâattachais au premier type qui passait. Et puis, voilĂ quâau bout dâune heure, fatiguĂ©, tu tâĂ©tais endormi sur le rebord de la route. QuâĂ©tait-il advenu de toi aprĂšs ton rĂ©veil ? Quelle sĂ©rie de circonstances tâavaient conduit plus loin ? Impossible de le savoir et impossible de te retrouverâŠ
La voix de M. Vaillant du Four sâaffaiblissait et ses paroles devenaient hĂ©sitantes. Il rĂ©ussit Ă glisser la main jusquâau flacon de rhum et Ă le porter vers la bouche.
Balthazar lâobservait avec angoisse. Pour la premiĂšre fois, il voyait rĂ©ellement ce maigre visage Ă barbe vĂ©nĂ©rable, dont les
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yeux sâenflammaient par la poussĂ©e de lâalcool. Lâexpression, vile et bestiale, Ă©tait celle du bon ivrogne satisfait. Balthazar se rappela les mots obsĂ©dants que le personnage ressassait Ă tout bout de champ :
« Je ne suis quâune fripouille, une vieille fripouille », et il se disait quâil y avait tout lieu de croire que cette vieille fripouille Ă©tait son pĂšre.
Il prescrivit durement :
â Achevez.
M. Vaillant du Four obéit, et, avec une difficulté croissante, malgré la nouvelle mesure de rhum, il reprit :
â Il se passa plus de vingt ans. Jâavais Ă©chouĂ© ici, je ne sais comment. CâĂ©tait commode pour quelquâun qui nâa pas de mĂ©-tier. Jâavais dĂ» abandonner la reprĂ©sentation du petit vin de Bourgogne, dont je buvais plus que je nâen vendais. Ainsi, pas de loyer, ou presque, et tout lâargent filait au cafĂ©. Et puis, voilĂ -t-il pas quâun jour jâentends prononcer ton nom, dans la rue... quelquâun qui tâappelait⊠Balthazar, ce nâest pas le nom de tout le monde. Je te suis, je te surveille. On fait connaissance. Je mâarrange pour voir les trois lettres. CâĂ©tait bien toi, le fils de Gertrude, ma pauvre dĂ©funte.
« AprĂšs, tu te rappelles ?⊠je tâai procurĂ© les DanaĂŻdes. Et câest comme ça quâon a vĂ©cu lâun Ă cĂŽtĂ© de lâautre. JâespĂ©rais dâabord que je remonterais Ă la surface et que je pourrais te dire la vĂ©ritĂ©. Trop tard. La bouteille, ça vous tient un homme. Et puis, tu mâintimidais⊠Tu es un type honnĂȘte. Jamais tu ne mâaurais permis de toucher les pensions. Alors, non, je nâai rien dit. Et jâai dĂ©gringolĂ© encore davantage⊠et je suis devenu cette vieille fripouille de M. Vaillant du Four.
Il voulut saisir le flacon de rhum. Il nâen eut pas la force. Sa main tremblait. Anxieux de terminer sa confession, il continua donc, la voix de plus en plus embarrassĂ©e :
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â Quand je pouvais rĂ©flĂ©chir, câest-Ă -dire entre deux vins, ni trop gris, ni pas assez, jâavais une peur, câĂ©tait de mourir sans tâavoir servi Ă quelque chose⊠sans te faire profiter de la situa-tion⊠Si jâavais Ă©tĂ© une fripouille, au moins fallait-il que ça te serve⊠Et puisque je ne pouvais pas dire que jâĂ©tais ton pĂšre, je voulais tout de mĂȘme que tu aies un pĂšre⊠Pourquoi ? Les rai-sons sâembrouillaient un peu dans ma tĂȘte. Ă la fin, jâĂ©crivis aux quatre personnes quatre lettres, pour aprĂšs mon dĂ©cĂšs, en rem-plaçant le prince allemand par Beaumesnil. Je leur disais oĂč tu Ă©tais, ce que tu faisais.
« Et mĂȘme, un jour, sans que tu comprennes, jâavais pris lâempreinte de ton pouce⊠et dans chacune des enveloppes jâen ai mis le dessin⊠De sorte que⊠tu saisis ?⊠pas dâerreur pos-sible⊠un des quatre te prenait pour son fils⊠te reconnaissait⊠Et puis⊠je ne sais pas trop ce qui sâest passé⊠les lettres ont disparu. Câest peut-ĂȘtre moi qui les ai mises Ă la poste⊠Je ne sais pas⊠je ne sais rienâŠ
« Toujours est-il que chacune des quatre personnes a Ă©tĂ© avertie quâelle avait un fils, le mĂȘme⊠CâĂ©tait Balthazar⊠Mais câĂ©tait aussi Godefroi⊠ou Rudolf⊠Gourneuve est venu⊠Dâautres aussi, je crois⊠des gens du pacha⊠lâagence X⊠Beaumesnil⊠Tout ça se croisait⊠se battait⊠une mĂȘlĂ©e Ă ne plus sây reconnaĂźtre⊠la bouteille Ă lâencre, quoi !
M. Vaillant du Four eut un petit ricanement. Sans aucun doute, en ces derniers mois, le vieil ivrogne avait dĂ» se divertir dâun Ă©tat de choses dont il sentait obscurĂ©ment le cĂŽtĂ© bur-lesque. Ces quatre pĂšres lĂąchĂ©s Ă la fois sur le mĂȘme fils, cela ne manquait pas de drĂŽlerie, surtout pour le cinquiĂšme pĂšre, le pĂšre vĂ©ritable qui assistait Ă lâinĂ©narrable bataille.
Une gorgĂ©e de rhum quâil rĂ©ussit Ă capter redoubla cette bonne humeur passagĂšre, et, dans un rire affreux, M. Vaillant du Four bĂ©gaya :
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â Lâempreinte ?⊠lâempreinte y est bien ? quâon me de-mandait⊠et les trois lettres ? Ah ! les trois lettres que ce bon type de poivrot tâavait marquĂ©es, pour la rigolade⊠Tu te rap-pelles ce que je tâai dit ? le matelot basque ?⊠un farceur de la belle espĂšce, une vraie fripouille, lui aussi⊠Comme je me fĂą-chais au retour, en te voyant dans les convulsions, il se tordait de rire « Voyons, mon vieux, il sâappelle Balthazar, ton gosse, comme le type qui donnait des festins ? Alors quoi ? je pouvais pourtant pas lui mettre ManĂ©, ThĂ©cel, PharĂšs, tout au long, au pauvre mĂŽme ? Alors jâai mis que les trois premiĂšres lettres⊠M. T. P. Comme ça, il a sa marque de fabrique. Ai-je pas eu rai-son ? » Dame, oui, il avait eu raison, le poivrot M. T. P., câĂ©tait la marque de fabrique de Balthazar. Gourneuve en a fait le nom de ses MasTroPieds, et le pacha a pris, pour ralliement, le signe de MusTaPha⊠M. T. P⊠Toujours M. T. PâŠ
Il bredouillait dâune façon Ă peine intelligible. Rien de plus hideux que lâalliance du rire et de la mort. Le rire du vieil ivrogne sâaccompagnait dâun claquement de dents abominable. Balthazar et Coloquinte Ă©coutaient avec Ă©pouvante.
Vers minuit, M. Vaillant du Four se tut. Lâagonie commen-çait, silencieuse.
Balthazar sâendormit, secouĂ© de rĂȘves horribles.
RĂ©veillĂ© par Coloquinte, au petit jour, il vit le moribond Ă moitiĂ© dressĂ© sur son lit, et qui le regardait dâun air effrayant. Il sâapprocha. M. Vaillant du Four, dans un dernier effort oĂč il semblait parler comme sâil nâĂ©tait plus vivant, chuchota :
â Adieu⊠adieu⊠câest fini⊠Pourtant, il faut encore que tu saches. Il y a des fois oĂč je ne suis pas certain⊠non, pas tout Ă fait certain que tu sois vraiment Balthazar⊠Je buvais dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque⊠Les autres gosses et toi, je ne vous reconnaissais pas⊠Alors tu es peut-ĂȘtre Balthazar, mais peut-ĂȘtre aussi Ru-dolf⊠ou bien Godefroi⊠ou bien⊠je ne sais pasâŠ
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Une demi-heure aprĂšs, M. Vaillant du Four dit encore :
â Sous mon oreiller⊠il y a quatre paquets de lettres⊠la correspondance avec les quatre personnes⊠Et il y a des billets de banque⊠pour toi⊠pour toi⊠ça tâappartient.
Ce fut tout.
Ă neuf heures, la voisine vint prendre la garde. Balthazar rentra aux DanaĂŻdes ; Coloquinte lui apporta son dĂ©jeuner, et de lâeau chaude pour quâil se lavĂąt.
RestaurĂ© et reposĂ©, il sâexprima en ces termes :
â Que tâavais-je dit, Coloquinte ? Tout sâexpliquerait de la façon la plus naturelle. Un petit tourbillon de pĂ©ripĂ©ties incohĂ©-rentes, pas davantage⊠On se croit Ă©lu par le destin pour ĂȘtre le hĂ©ros dâaventures extraordinaires, et lâon est quoi ? le lamen-table fantoche dâun roman policier, confectionnĂ© avec les trucs les plus usĂ©s, par un bĂącleur de feuilletons.
Il rĂ©flĂ©chit, et rĂ©pĂ©ta dâun ton mĂ©lancolique :
â Hein ! je te lâavais dit ! Seulement, au lieu dâun feuilleto-niste, câĂ©tait un vieil ivrogne qui tirait les ficelles et qui les agi-tait, et les embrouillait au hasard de ses ivresses. Tandis que jâoffrais mon cĆur Ă tout le monde, que je mâĂ©prenais dâune de-mi-douzaine de pĂšres et de mĂšres, que je me laissais torturer et fusiller, dans la coulisse lâivrogne se divertissait. Tout cela nâest pas bien gai, ma pauvre Coloquinte. La mort de M. Vaillant du Four, le cabotinage de Beaumesnil, la Catarina, le pacha, Gour-neuve, que de souvenirs !
Il dĂ©couvrit dâun coup dâĆil ce quâil appelait le tourbillon de pĂ©ripĂ©ties incohĂ©rentes, et le spectacle lâen impressionnait.
â La somnambule avait raison, Coloquinte, disait-il en ri-canant. Un pĂšre sans tĂȘte, voilĂ ce quâelle mâannonçait. Et la sĂ©-rie des bonshommes a passĂ© tout entiĂšre. Je peux choisir dans le tas. Car, enfin, Coloquinte, crois-tu que Beaumesnil le fou,
â 132 â
Beaumesnil le poĂšte voleur, crois-tu quâil ait sa tĂȘte Ă lui ? Et cet ivrogne de Vaillant du Four, nâavait-il pas perdu la tĂȘte, lui aus-si ?
Coloquinte fut dĂ©sespĂ©rĂ©e de le voir assailli par de si fu-nĂšbres visions. Ne sachant que faire pour les dissiper, elle crut quâune caresse ne lui serait peut-ĂȘtre pas dĂ©sagrĂ©able. Elle lâenveloppa donc de ses deux bras, et lui baisa la bouche lon-guement.
â 133 â
CHAPITRE XII
« Regarde dâabord auprĂšs de toi »
Balthazar fut extrĂȘmement sensible au procĂ©dĂ© de Colo-quinte. Il nâen sut rien, dâailleurs. Quoi quâil y pensĂąt beaucoup durant les jours qui suivirent, il ignorait dâoĂč lui venaient, au milieu de circonstances aussi pĂ©nibles, tant de satisfaction pro-fonde et dâallĂ©gresse soudaine. Il accompagna M. Vaillant du Four Ă sa derniĂšre demeure, sans plus de peine que si le dĂ©funt nâavait pas Ă©tĂ© un de ceux qui se disputaient son cĆur. La tĂȘte en lâair, il admirait la forme des nuages ou les balcons fleuris de capucines, et laissait Ă Fridolin, qui marchait prĂšs de lui, le soin de verser des larmes.
Une semaine dĂ©licieuse sâĂ©coula. Coloquinte ne venait ar-ranger les DanaĂŻdes quâaux heures oĂč elle ne risquait pas de rencontrer Balthazar, mais celui-ci se passait fort bien de sa prĂ©sence. Libre, insouciant, il sâen allait et trouvait, sur les forti-fications ou dans le bois de Boulogne, mille façons de goĂ»ter la vie. Lâair avait une saveur spĂ©ciale. Lâombre et le soleil des qua-litĂ©s particuliĂšres.
â Tu nâimagines pas, Coloquinte (il continuait ses discours Ă la jeune fille), combien le temps me semble rapide. Je ne mâintĂ©resse Ă rien, et pourtant je sais que pas une seule minute de mes journĂ©es nâest perdue. Ah ! la philosophie quotidienne ne mâa jamais donnĂ© une telle impression de plĂ©nitude, et je te
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conseille de tâaffranchir peu Ă peu dâune doctrine dont la rigueur a ses dangers.
Une lettre de Yolande Rondot mit fin à cette période de nonchalance agréable.
« Je nâai jamais doutĂ© de vous, mon Balthazar. Mais les termes par lesquels vous mâannoncez votre victoire rehaussent encore le niveau de mes rĂȘves. La vie sera belle pour les or-gueilleux amants que nous sommes⊠»
Balthazar avisa officiellement M. Rondot quâil se prĂ©sente-
rait le mercredi suivant, à quatre heures du soir. Et, le matin de ce mercredi, il alla prévenir Coloquinte de sa décision.
Dans le petit prĂ©au qui bordait le hangar, elle passait Ă lâencaustique la caisse qui lui servait de commode. Elle Ă©couta la communication de Balthazar et continua son travail, mais la brosse lui tomba des mains, et ses genoux flĂ©chirent jusquâĂ toucher le sol. Accroupie, elle montrait ses bas de coton noir re-prisĂ©s et de pauvres chaussures vingt fois ressemelĂ©es.
Balthazar se promenait, le dos pensif. Il lui dit :
â Tu sais que M. Vaillant du Four mâa lĂ©guĂ© des billets de banque. Jâen ai trouvĂ© dix. Dix mille francs !
â Quelle chance ! dĂ©clara Coloquinte qui sâacharnait aprĂšs sa caisse. M. Rondot ne pourra plus prĂ©tendre que vous ĂȘtes un coureur de dot.
â Nâest-ce pas ? En outre, jâai lu cinq paquets de docu-ments provenant de M. Vaillant du Four ou des personnes qui lui avaient confiĂ© leur enfant. Ils sont irrĂ©futables. Ă tel point ir-rĂ©futables quâil est impossible de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© et de savoir, les preuves Ă©tant Ă©gales, de qui je suis le fils ; mais quâil est im-possible, dâautre part, de me refuser le nom que jâaurai choisi
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parmi les cinq auxquels jâai droit. Je mâappellerai donc comme je voudrai.
â Câest embarrassant, monsieur Balthazar.
â TrĂšs facile. Beaumesnil et Gourneuve ?⊠Des assassins, tous les deux⊠Je les Ă©limine. M. Vaillant du Four ?⊠Nâen par-lons pas. Entre Revad pacha et le comte de Coucy-VendĂŽme, puis-je hĂ©siter, alors que la procĂ©dure est dĂ©jĂ engagĂ©e par le notaire du dĂ©funt comte, et que lâon nâattend plus que ma signa-ture ?
Coloquinte sâĂ©tait redressĂ©e. Elle lui dit bien en face :
â Et Mlle Ernestine ?
â Mlle Ernestine ? La dignitĂ© de sa vie, ses relations ecclĂ©-siastiques et mondaines, dit gravement Balthazar, assurent Ă Mlle Ernestine le meilleur accueil auprĂšs de nâimporte qui.
â Je crois quâelle prĂ©fĂ©rera se tenir Ă lâĂ©cart et que son nom ne soit pas prononcĂ©.
Balthazar sâenflamma :
â Je ne la renierai pas, ni mes amis Fridolin ! Si Yolande ne sâaccommode pas de ma famille, tant pis pour elle ! Je nâai besoin de personne, moi, tu entends, de personne. Notre vie ac-tuelle, aux DanaĂŻdes, suffit Ă tous mes dĂ©sirs. Que veux-tu de plus ?
â Oh ! rien, dit-elle.
â Mais Yolande ne fera pas dâobjections, affirma-t-il, en se calmant. Je la connais. Câest une noble crĂ©ature.
â Quâelle vous rende heureux, monsieur Balthazar, fit Co-loquinte, en baissant la voix, et quâelle vous consacre son temps et toutes ses pensĂ©es, comme si elle nâavait pas dâautre raison de vivre, voilĂ tout ce que je demande.
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LâaprĂšs-midi, Coloquinte vint aux DanaĂŻdes, avant quâil partĂźt. Elle voulait donner un dernier coup dâĆil Ă la toilette de Balthazar. En outre, elle lui apportait un deuxiĂšme gant couleur paille trouvĂ© chez un revendeur. Ce gant Ă©tait de la mĂȘme main que le premier, mais cela ne se verrait pas, et les convenances seraient sauves.
Elle lâinspecta des pieds Ă la tĂȘte. Elle le fit changer de mouchoir. Elle renoua sa cravate blanche.
â Accompagne-moi jusquâau jardin des Batignolles, dit-il.
Elle y consentit et prit la lourde serviette. Il avait son cha-peau haut de forme et sa redingote noire. Pas une tache. Ă la ri-gueur, le pantalon pouvait se targuer dâavoir, au moins dâun cĂŽ-tĂ©, le pli rĂ©glementaire.
Balthazar se montra loquace. Il bombait le torse, et ses yeux semblaient dĂ©daigner tout autre spectacle que celui du ciel bleu et des petits nuages blancs qui sây promenaient.
â Je suis content de la rĂ©solution prise, dit-il. Jâai toujours senti un vif attrait pour les Coucy-VendĂŽme. Il faut avoir un nom dans la vie, Coloquinte. Câest un brevet dâhonorabilitĂ©, et cela vous donne du poids et de lâĂ©quilibre. Alors, nâest-ce-pas ? autant que ce nom retentisse avec quelque sonoritĂ© et vous rat-tache Ă des souvenirs glorieux. Or, toute lâhistoire de FranceâŠ
Coloquinte demeurait silencieuse, ce qui finit par le gĂȘner, Ă la longue, et, la solennitĂ© des circonstances le surexcitant, il se demanda, pour la premiĂšre fois, ce que pouvait penser la jeune fille. Son Ăąme lui paraissait tout Ă coup secrĂšte et obscure. Il remarqua soudain, avec surprise, quâelle nâavait plus ses boucles blondes et que, de nouveau, deux nattes tressĂ©es dur pointaient sans coquetterie, Ă droite et Ă gauche de son visage. Elle lui pa-rut jolie, dâailleurs, et il rougit en regardant ses lĂšvres. Il vit quâelle rougissait Ă©galement.
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â Mon dieu ! dit-il, comme tu es changĂ©e, Coloquinte ! Pour moi, ton visage dâaujourdâhui et celui dâautrefois ne con-cordent plus.
Elle nâavait pas changĂ©, mais nous sommes toujours prĂȘts, lorsque la vie nous a modifiĂ©s, Ă voir chez les autres les effets de notre transformation.
Ă lâentrĂ©e du square des Batignolles, lâheure du rendez-vous lui laissant quelques minutes de rĂ©pit, il sâassit.
Coloquinte tira de sa serviette un gĂąteau feuilletĂ© quâil ai-mait, et cette attention lui rappela combien elle Ă©tait dĂ©licate et serviable.
â Je suis sĂ»r, dit-il, que Yolande aura pour toi une grande sympathie, et que vous vous entendrez Ă merveille.
Cette perspective lui Ă©tait agrĂ©able. Comme ils traversaient le jardin, il eut un accĂšs de lyrisme et dĂ©nombra toutes les joies auxquelles ils participeraient lâun et lâautre. Il y aurait ceci, et puis cela, et cela encore⊠On eĂ»t dit que Coloquinte devait mĂȘme participer Ă lâorgueil de porter un nom aussi retentissant que celui de Coucy-VendĂŽme.
â Ce sont deux familles illustres, Coloquinte, deux cou-rants de haute noblesse qui se sont rejoints pour former un fleuve quiâŠ
Balthazar nâacheva pas cette phrase mal commencĂ©e et la-borieuse. Dâailleurs, Coloquinte ne le soutenait pas dans son approbation, comme dâordinaire.
â Quâest-ce que tu as donc, aujourdâhui ?
â Rien, je vous assure.
Il en fut blessé et dit :
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â Tu as quelque chose⊠Le son de ta voix nâest plus le mĂȘme⊠On croirait que tu pleures⊠Mais, oui, voilĂ que tu pleures, comme lâautre jourâŠ
Ils sâĂ©taient arrĂȘtĂ©s Ă quelque distance de la sortie, et ils demeuraient immobiles, plantĂ©s lâun devant lâautre, lui la regar-dant avec surprise, elle baissant la tĂȘte et tĂąchant de rentrer ses larmes.
â Quâest-ce que tu as ? rĂ©pĂ©ta-t-il, confondu. Il nây a au-cune raison pour que tu pleures.
â Aucune, monsieur Balthazar.
â Nâest-ce pas ? Nous parlons dâun Ă©vĂ©nement heureux, de mon mariage, de Yolande. Par consĂ©quentâŠ
Il sâinterrompit. Les paroles quâil prononçait lui semblaient contraires Ă une vĂ©ritĂ© confuse qui palpitait au fond de lui. Il se souvenait que, dans le parc de Saint-Cloud, câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment de Yolande quâils sâentretenaient lorsque la jeune fille avait pleurĂ©.
â Voyons, ma petite Coloquinte, tu sais pourtant que ma dĂ©cision ne touche en rien nos rapports, et que notre vie conti-nuera comme avant. Tu mâas donnĂ© trop de preuves de dĂ©-vouement pour que jâadmette jamaisâŠ
Elle murmura :
â Ce nâest pas cela⊠je vous jureâŠ
â Nâest-ce pas ? dit-il, car, je te le rĂ©pĂšte, lĂ -dessus, je serai intransigeant, et je suis certain que Yolande comprendra⊠jâen suis certain⊠elle comprendra que si elle mâobligeait Ă choisirâŠ
Coloquinte lâimplora dâun geste :
â Je vous en supplie, monsieur Balthazar, ne parlez pas de ce qui ne peut pas arriver. Vous avez promis Ă Mlle Yolande de
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lui consacrer tous vos efforts, et vous avez déjà pour elle accom-pli de si belles choses !
â Pour elle ! sâĂ©cria-t-il, presque indignĂ©. Mais tu es folle. Elle nâa pas Ă©tĂ© la cause dâun seul de mes actes.
â Nâimporte, monsieur Balthazar, votre mariage amĂšnera, que vous le vouliez ou non, des changementsâŠ
â Tu es folle ! tu es folle ! rĂ©pĂ©ta-t-il. Alors, tu tâimagines que je me ferais le complice, Ă ton Ă©gard⊠que je consentirais⊠Mais, rĂ©flĂ©chis, Coloquinte, entre nous, il y a un ensemble de liens, de souvenirsâŠ
â Entre nous, monsieur Balthazar, il y a la vie.
â Justement, Coloquinte, il y a la vie qui nous rapproche.
â Qui nous sĂ©pare, au contraire.
â Tais-toi, tais-toi.
Des idĂ©es inconcevables lâassaillaient. Il pensait Ă des choses inouĂŻes. Il discernait, dans les tĂ©nĂšbres oĂč elle restait toujours cachĂ©e, une Coloquinte inconnue, et il se voyait lui-mĂȘme tout diffĂ©rent de ce quâil Ă©tait en face dâelle, jusquâici.
Elle leva ses yeux humides. Il trembla sur ses jambes et, apercevant tout Ă coup un spectacle qui ne lâavait jamais frappĂ©, il lui ĂŽta doucement des bras, avec une pitiĂ© infinie, la trop lourde serviette qui dĂ©formait la taille de la jeune fille.
Elle ne rĂ©sista pas. Elle nâavait plus de forces. Ses lĂšvres Ă©pelaient des mots inachevĂ©s.
â Mon Dieu ! rĂ©pĂ©ta-t-il, comme tu es changĂ©e ! Tes yeux, ta bouche, ne sont plus les mĂȘmes⊠OuiâŠ, tu as raison⊠Yo-lande nâaccepterait pas⊠et comme je ne veux Ă aucun prix te sacrifierâŠ
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Ils ne remuaient point, et leurs regards ne pouvaient se dĂ©-sunir. Les passants observaient ce couple Ă©perdu qui barrait le milieu de lâallĂ©e. Sur un banc voisin, un ecclĂ©siastique plongeait dans son brĂ©viaire. Des jardiniers qui bĂȘchaient une plate-bande suspendirent leur ouvrage. Personne ne souriait cepen-dant, car ils avaient tous les deux un air Ă la fois farouche et in-timidĂ©.
Ce fut un enfant, avec son cerceau, qui les dĂ©tacha lâun de lâautre. Coloquinte rougit comme si elle Ă©tait vue, brusquement en pleine lumiĂšre, par des gens dont les yeux lâembarrassaient. Elle tendit les bras pour reprendre la lourde serviette dont elle ne sâĂ©tait jamais sĂ©parĂ©e. Il refusa. Jamais plus elle ne porterait le fardeau.
Alors elle fit quelques pas en arriĂšre. Il voulut lâappeler. Mais ils sâĂ©taient dit, sans parler, tout ce quâils avaient Ă se dire. Il ne la retint plus. Elle sâĂ©loigna lentement.
Balthazar la suivit des yeux, tandis quâelle cheminait comme quelquâun qui ne sait pas oĂč il va. Des massifs dâar-bustes la cachĂšrent. Elle reparut plus loin, puis on ne la vit plus. AussitĂŽt, il se sentit incapable de rester debout, et il marcha, en vacillant, avec cette impression quâil nây avait plus de lumiĂšre autour de lui, et avec la peur de ne pouvoir atteindre le banc oĂč lâecclĂ©siastique Ă©tait assis. Il se laissa tomber, en une attitude si accablĂ©e que le prĂȘtre lui dit, dâune voix pleine de sollicitude :
â Quâavez-vous, mon enfant ? Vous souffrez ?
â Non⊠non⊠je ne souffre pas, murmura-t-il. Seulement, ce qui mâarrive est si extraordinaire !âŠ
De fait, il gardait une mine ahurie. VoilĂ que roulait encore le tourbillon des Ă©vĂ©nements inexplicables, et, sans trop savoir ce quâil disait, il demanda Ă ce brave voisin qui sâintĂ©ressait Ă lui et qui peut-ĂȘtre pourrait lâassister :
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â Croyez-vous que je doive courir aprĂšs elle ?
â AprĂšs cette personne qui est partie ?
â Oui.
â Câest votre sĆur ?
â Non, une amie.
â Vous ĂȘtes fĂąchĂ© contre cette amie ?
â Non⊠au contraire⊠Seulement, je suis fiancĂ©.
â Avec elle ?
â Non, avec une autre.
â Pour laquelle vous nourrissez des sentiments dâaf-fection ?
â Je la connais Ă peine, affirma Balthazar, en reniant Mlle Rondot.
â Ah !
LâecclĂ©siastique avait pris une position de confesseur qui Ă©coute, le menton sur le poing et le coude sur le genou.
Sa figure, assez vulgaire et dĂ©nuĂ©e dâintelligence, offrait, dans ce cadre de cheveux blancs, dâĂ©normes joues violettes et de lourdes paupiĂšres Ă demi rabattues sur de petits yeux qui cher-chaient Ă comprendre. CâĂ©tait malaisĂ©.
â Et votre famille, que vous conseille-t-elle ?
â Je nâai pas de famille, dit Balthazar qui pensait Ă autre chose et rĂ©pondait Ă lâaventure.
â Pas de famille ? Pas de pĂšre ?
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â Je nâai pas de pĂšre⊠Ou plutĂŽt oui, il y en a qui mâont rĂ©-clamĂ©. Mais le premier a tuĂ© le second, et le quatriĂšme a tuĂ© le dernier. Quant au troisiĂšmeâŠ
On eĂ»t dit quâil proposait une charade. LâecclĂ©siastique es-tima que ce jeune homme avait la tĂȘte un peu fĂȘlĂ©e, et renonça Ă le suivre. Mais Balthazar continuait comme si cela lui faisait du bien de parler :
â Ce sont des histoires sans importance. Cela mâest tout Ă fait indiffĂ©rent dâavoir ou de ne pas avoir un pĂšre et une famille. Rien ne compte que ce qui sâest passĂ© tout Ă lâheure avec Colo-quinte.
â Coloquinte ?
â Oui, la jeune filleâŠ
â Ce nâest pas un nom chrĂ©tien.
â Câest le nom de Coloquinte.
â De celle que vous aimez ?
Il fut stupĂ©fait de lâexpression employĂ©e par le prĂȘtre. Comment celui-ci avait-il devinĂ©, sans le connaĂźtre, et sans rien connaĂźtre de la situation, ce que lui-mĂȘme ne faisait quâentre-voir.
â Vous croyez vraiment que je lâaime, monsieur lâabbĂ© ?
â Il me semble du moinsâŠ
Balthazar hocha la tĂȘte.
â Oui⊠oui⊠vous avez raison. Je nâĂ©tais pas bien sĂ»r. Câest tellement extraordinaire ! Mais en effet, vous avez raisonâŠ
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Il rĂ©flĂ©chit encore. Il ne sâhabituait pas Ă cette vĂ©ritĂ© prodi-gieuse, dont les preuves affluaient et lâenvahissaient peu Ă peu, mais il ne pouvait protester, et, prenant le bras de son voisin, il lui dit dâune voix de confidence :
â Vous nâimaginez pas ce que câest que Coloquinte, mon-sieur lâabbĂ©. Moi-mĂȘme je lâignorais, et puis, voilĂ tout Ă coup que je lâaperçois telle quâelle est, honnĂȘte, douce, dĂ©vouĂ©e, intel-ligente, et si jolie ! mais jolie ! mais jolie comme on nâen ren-contre pas beaucoup, plus jolie que vous ne le croyez. Seule-ment, ce qui me confond, câest que nous vivions lâun prĂšs de lâautre, et que je nâai rien vu de tout cela, ni sa beautĂ©, ni sa grĂące, ni sa tendresse. Elle se serait fait tuer pour moi, et je ne le savais pas. JâĂ©tais aveugle et sourd.
« Tenez, monsieur lâabbĂ©, dans un pays perdu, de lâautre cĂŽtĂ© de lâItalie, le soir dâun jour oĂč ma mĂšre, quâon a pendue de-puis, nous avait fait fusiller, mon pĂšre et moi (le prĂȘtre lâobserva du coin de lâĆil) Coloquinte mâa embrassĂ© les jambes, et sanglo-tait parce que je souffrais, et je nâai pas compris. Et lâautre jour, elle mâa embrassĂ© sur la bouche parce que jâĂ©tais triste, et je nâai pas compris. Je nâai pas compris pourquoi elle me donnait ce baiser, pourquoi, aprĂšs lâavoir reçu, ma tristesse sâen allait.
« Ah ! monsieur lâabbĂ©, câest cela qui est inconcevable. De-puis mon enfance, je cherche quelquâun qui veuille bien mâaimer. Je cours aprĂšs lâaffection comme un chien aprĂšs son maĂźtre et ce dont jâavais besoin, comme on a besoin de manger et de respirer, Ă©tait Ă cĂŽtĂ© de moi ! Lâamour, le bonheur, cela vi-vait dans le petit coin du monde oĂč jâhabite. Cela avait un vi-sage, des yeux qui me regardaient et que je ne voyais pas.
Il serrait Ă lui faire mal le bras du curĂ©. Celui-ci Ă©coutait gravement la dĂ©claration dâamour que Balthazar adressait Ă Co-loquinte, et, dans un moment de silence, il formula :
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â Bien entendu, vous allez lâĂ©pouser, mon enfant ?
Balthazar ne parut pas lâentendre. Il reprenait pensive-ment :
â Monsieur lâabbĂ©, je professais comme thĂ©orie quâil nây a pas dâaventures, et que le mot aventure est une façon de dĂ©si-gner les incidents de la vie quotidienne et de leur donner des proportions quâils nâont pas. Jâavais raison⊠et jâavais tort aussi. Il y a des aventures, ou plutĂŽt il nây en a quâune, qui est lâaven-ture dâamour. Vous ĂȘtes de mon avis, nâest-ce pas, monsieur lâabbĂ© ? Le cĆur est un grand aventurier, et câest le seul. Jâai su-bi les pires Ă©preuves depuis quelques mois, jâai connu la torture, la mort, la trahison, lâignominie. Ce nâĂ©tait vraiment, je lâaffirme encore aujourdâhui, que les faits divers dâune vie oĂč il ne se pas-sait pas grand-chose.
« Mais aujourdâhui, monsieur lâabbĂ©, tout ce quâil peut y avoir dâaventures dans la vie dâun homme mâagite et me boule-verse. Ă la seule pensĂ©e que Coloquinte pourrait ne plus mâaimer ou mâĂȘtre infidĂšle, je sens que je suis capable dâac-complir Ă mon tour toutes ces choses horribles dont jâai Ă©tĂ© la victime : que je suis capable de tuer, oui de tuer, puisque lâautre jour, avant de savoir que jâaimais, jâai voulu tuer un homme qui avait osĂ© la prendre dans ses brasâŠ
Il sâinterrompit une seconde, et dit gravement :
â Mais je sens aussi que rien ne se passera, parce que Co-loquinte ne me fera jamais souffrir.
â Jamais, affirma lâecclĂ©siastique, dâun ton convaincu. Le mariage accorde aux Ă©poux des vertus particuliĂšres, une grĂące spĂ©cialeâŠ
Cette insistance finit par frapper Balthazar. Il hocha de nouveau la tĂȘte.
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â Est-ce bien la peine que lâon sâĂ©pouse ? Coloquinte et moi, nous sommes deux enfants trouvĂ©s. Ă cause de cela, nous vivons un peu en dehors de la sociĂ©tĂ©. Ă quoi bon lui demander un appui quâelle ne nous a pas accordĂ© jusquâici ?
â Ce nâest pas tant un devoir social que jâinvoque, dit le prĂȘtre.
â Alors, quel devoir ?
â Votre devoir envers Dieu, mon enfant.
â Monsieur lâabbĂ©, je ne voudrais pas vous blesser dans vos convictions, mais je vous avoueâŠ
â Que vous ĂȘtes loin de Dieu ?
â TrĂšs loin.
â Câest-Ă -dire que vous ne croyez pas en lui ?
â Si⊠Si⊠Par exemple, quand on mâa fusillĂ©, jâai priĂ© Dieu.
â Mais les autres jours de la vie ?âŠ
Il ne rĂ©pondit pas. Le prĂȘtre sourit.
â Bien des gens se figurent quâils ne croient pas en Dieu, et ils y croient plus que dâautres qui sont des fidĂšles. Vous ĂȘtes de ceux qui ont la foi, mon enfant.
â Vous en ĂȘtes sĂ»r, monsieur lâabbĂ© ?
â Jâen suis sĂ»r, puisque vous croyez aux bienfaits de lâordre, Ă la nĂ©cessitĂ© de la rĂšgle, de la discipline, de la mĂ©thode, de la logique, de la ligne droite, nâest-ce pas ?
â Oui, monsieur lâabbĂ©, jây crois de tout mon cĆur.
â Dieu, câest cela, mon enfant. Tous ceux qui sâinclinent devant de telles lois, sâinclinent en rĂ©alitĂ© devant lui. Je nâai ja-
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mais lu lĂ -dedans â il frappait son brĂ©viaire â autre chose quâun appel fervent Ă cette doctrine. Câest toute la religion divine, et câest sur quoi la sociĂ©tĂ© est bĂątie. Ăpousez Mlle Coloquinte, mon cher enfant, et vous serez dâaccord avec la loi de Dieu, qui est celle des hommes Ă©galement.
LâecclĂ©siastique se leva. Il avait terminĂ© son petit sermon et dit les choses quâil avait lâhabitude de dire, et auxquelles, sans doute, il ne songeait pas beaucoup. Il salua poliment Balthazar et sâen alla, dâun pas mesurĂ©. Ses talons soulevaient le bas de sa soutane, qui Ă©tait poussiĂ©reuse et luisante.
Balthazar lâoublia aussitĂŽt et ne prolongea pas un seul ins-tant en lui-mĂȘme, lâentretien oĂč il sâĂ©tait confessĂ© si ardemment. Il demeura quelques minutes dans une sorte dâengourdissement oĂč passaient et repassaient diverses images de Coloquinte, toutes gracieuses et sĂ©duisantes.
Puis il se leva et sâĂ©loigna dans une autre direction. La rue des Batignolles le conduisit sur les boulevards extĂ©rieurs, quâil dĂ©laissa, pour aller vers le centre de Paris.
Il acheta un petit pain et sâinstalla Ă la terrasse dâun cafĂ© oĂč il attendit la fin du jour, en tournant un chalumeau dans son verre de grenadine. Pas une seule de ses pensĂ©es les plus incon-sistantes qui ne fĂ»t une pensĂ©e dâamour. Son bonheur Ă©tait si grand quâil retardait le moment de voir Coloquinte et quâil lui suffisait dâadresser Ă la jeune fille de petits discours inachevĂ©s oĂč sâĂ©panchait son Ăąme heureuse.
â Câest Ă©trange comme tu te mĂȘles peu Ă peu Ă mes souve-nirs et comme tu envahis mon existence ! Je sais maintenant que si jâai prĂ©fĂ©rĂ© mourir plutĂŽt que dâĂ©pouser la charmante HadidgĂ©, câest Ă cause de toi, Coloquinte. Je sais que je nâai ja-mais aimĂ© Yolande, que, mĂȘme loin de toi, câest sous tes yeux que jâagissais et dâaccord avec toi que je pensais. Et ainsi, en re-montant dans ma vie, je mâaperçois que tu Ă©tais le principe et la raison de tous mes actes. La premiĂšre fois oĂč je tâai vue aux Da-
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naĂŻdes, toute petite fille, tu mâas pris le cĆur, Coloquinte. Tu nâĂ©tais quâune enfant, et cependantâŠ
Ă la nuit, il se remit en route et gagna la citĂ© des Baraques. Il trouva sa boĂźte dâallumettes et ses affaires bien rangĂ©es. Colo-quinte Ă©tait venue aux DanaĂŻdes.
Il sâassit devant la porte et alluma sa pipe. Il nây avait point de lune, mais un clair dâĂ©toiles qui Ă©tait comme la lueur mĂȘme de lâombre.
Une silhouette passa. Puis la barriĂšre de lâenclos fut pous-sĂ©e, et il aperçut la jeune fille qui entrait, portant Ă la main et sur ses Ă©paules des objets quâil ne reconnut point dâabord.
Elle ne vint pas vers lui. Elle longea la palissade et sâarrĂȘta devant les deux arbres sans feuilles. LĂ , elle dĂ©posa un objet qui devait ĂȘtre une valise, et un autre qui Ă©tait la serviette de cuir. Ensuite il discerna que Coloquinte accrochait un hamac au tronc des deux arbres. Lorsque tout fut prĂȘt, elle sây Ă©tendit et ne bougea plus.
Balthazar pensa dÚs lors que son destin était fixé. Colo-quinte avait apporté aux Danaïdes son mobilier et son trous-seau.
Dix pas les sĂ©paraient lâun de lâautre. Son cĆur battait vio-lemment, et il se disait que le cĆur de Coloquinte devait battre sur le mĂȘme rythme que le sien.
FrĂ©missant dâĂ©motion, il sâapprocha. La main de la jeune fille pendait hors du hamac, et il fut sur le point de la saisir et de la couvrir de baisers ainsi que son bras qui Ă©tait nu. Mais il ne le fit point. Il avait entendu le bruit de sa respiration et compris quâelle dormait sous la protection de son bien-aimĂ©.
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Alors il se mit Ă genoux et demeura silencieux, la tĂȘte levĂ©e vers le hamac immobile, et vers les Ă©toiles qui palpitaient dans lâespace. Il reconnaissait la forme des constellations, et se sou-venait des paroles de lâecclĂ©siastique sur lâordre immuable des choses du ciel et de la terre, sur la loi nĂ©cessaire, sur lâac-ceptation de la discipline, sur lâobĂ©issance aux rĂšgles Ă©tablies⊠Puis il rentra et sâendormit Ă son tour.
Lâaventure de Balthazar commençaitâŠ
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Ce livre numérique
a été édité par
lâAssociation Les Bourlapapey,
bibliothÚque numérique romande
http://www.ebooks-bnr.com/
en avril 2015.
â Ălaboration :
Les membres de lâassociation qui ont participĂ© Ă lâĂ©dition, aux corrections, aux conversions et Ă la publication de ce livre numĂ©rique sont : Sylvie, Coolmicro (ELG), Anne C., Françoise.
â Sources :
Ce livre numĂ©rique est rĂ©alisĂ© principalement dâaprĂšs : Le-blanc, Maurice, La Vie extravagante de Balthazar, Paris, Ădi-tions P. Lafitte, 1925. Dâautres Ă©ditions ont Ă©tĂ© consultĂ©es en vue de lâĂ©tablissement du prĂ©sent texte. La photo de premiĂšre page, Ciel lĂ©manique, a Ă©tĂ© prise par Ancha le 01.06.2014. La photo-graphie de Maurice Leblanc provient de WikimĂ©dia (repris de www.musĂ©e-virtuel.com/maurice-leblanc.htm, auteur ano-nyme).
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