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44 - LYON CAPITALE // JANVIER 2016 // N°751 Enquête LA VRAI POUVOIR DES SALAFISTES À LYON

LA VRAI POUVOIR DES SALAFISTES À LYON

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Page 1: LA VRAI POUVOIR DES SALAFISTES À LYON

44 - LYON CAPITALE // JANVIER 2016 // N°751

Enquête

LA VRAI POUVOIRDES SALAFISTES

À LYON

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La scène se répète inlassablementchaque fin d’après-midi de lasemaine, en face du 15 rue Sé-

bastien-Gryphe, à la Guillotière. Dejeunes musulmans portant barbes enbataille, qamis, pantalons aux chevilles,baskets et chachia sur la tête “font lemur”. Certains d’entre eux sont affublésd’une grosse doudoune, capuche derigueur. “Ils viennent pour la prière”,glisse rapidement un étudiant qui re-joint la résidence Les Estudines, àdeux pas. La mosquée Mossab IbnOmaïr – du nom d’un compagnondu prophète de l’islam – a effectivementpignon sur rue, fardée derrière delarges baies vitrées opaques. Celle dela porte d’entrée est criblée d’impacts(vraisemblablement de cailloux). Ilest 18h, les fidèles sortent. Pour laplupart, ils n’ont pas le look salafisant.Tous partent sans un mot. “Si les gensne parlent pas à la presse, c’est parcequ’ils veulent éviter tout conflit”, expliqueun fidèle, la quarantaine, lunettes desoleil XXL et bonnet porté en arrière.“Les salafistes, ici, je les connais tous,c’est monsieur et madame tout-le-monde, ils font leur prière et rentrentchez eux et puis voilà.” Sauf que, defemmes, il n’y a pas. Excepté une, enburqa, sortie une heure auparavant.Celui qui a conduit la prière du soirvient à notre rencontre. “Il n’y a pasd’imam ici. Chacun peut faire la prières’il connaît un peu l’islam. Ici, c’est unislam traditionnel, c’est tout. Il n’y apas de méchants salafistes, ironise unbrin le jeune homme, barbichettenoire et tenue orthodoxe. Les servicesde renseignement, ils nous connaissentdepuis longtemps. Ils n’ont jamais arrêtéqui que ce soit. S’il y avait eu des gensqui posaient problème, ils seraient venus,vous ne croyez-pas ?”

“Sébastien-Gryphe, ils posentproblème”Les services de renseignement, juste-ment, ont leurs antennes braquéessur la mosquée de la rue Sébastien-Gryphe. Il aura fallu la menace d’unefermeture pure et simple du lieu deprière pour que les responsables mu-sulmans de la Guillotière prennentl’engagement de limiter le nombre defidèles à 150, la capacité originairementprévue, au lieu des 300 qui venaientpour la prière du vendredi.Il n’empêche. “On ne les connaît pas,admet Abdelkader Laïd Bendidi, leprésident du conseil régional du cultemusulman (CRCM). Ils ne participentà aucune réunion.” “Sébastien-Gryphe,ils posent problème, ils ne veulent pas

débattre, ils ne répondent pas à nos sol-licitations”, poursuit Azzedine Gaci,le recteur de la mosquée Othmane, àVilleurbanne. Si les règles de sécuritéimposées aux établissements recevantdu public (ERP) sont à ce jour res-pectées, le discours, lui, n’a pas bougéd’un iota. Et la mosquée Mossab IbnOmaïr est loin d’être la seule dans cecas.

Selon la préfecture du Rhône, sur les110 mosquées et salles de prière re-censées dans le département, une dou-zaine seraient salafistes. “Toutes neprônent pas dans l’essentiel un discoursde haine mais des prémices qui fontpeur à certains”, nous explique-t-on.Le sujet était à l’ordre du jour dès lelendemain de l’attentat de Saint-Quen-tin-Fallavier, le 26 juin, et la découvertemacabre du corps décapité d’un chefd’entreprise de l’agglomération lyon-naise. Quelques heures après s’êtreentretenu avec le Premier ministre, lepréfet Michel Delpuech avait alorsimmédiatement convié les quatre prin-cipaux responsables de la communautémusulmane régionale en réunion res-treinte, “remparts et promoteurs de laRépublique” contre “une entreprisesouterraine de subversion”. L’hypothèsed’interdire des salles de prière salafistesétait déjà formulée. Le ton, cordial.

La colère du préfetCinq mois plus tard, lors d’une seconderéunion restreinte, dix jours après lesattentats de Paris, l’ambiance étaitnettement plus fraîche. Voire glaciale.Le préfet est semble-t-il sorti de sesgonds et il a tapé du poing sur latable. “Ça suffit. Depuis que je suisarrivé vous me dites : aidez-nous !” au-rait-il grondé en substance. La ren-contre intervient dans un contextetendu, deux jours après la fermeturede la “mosquée” de L’Arbresle, à lajonction des monts du Lyonnais etdu Beaujolais. Explications : la salle“fréquentée par de nombreux salafistes,dont certains en relation avec des indi-vidus pouvant se trouver en Syrie, (…)présente un risque sérieux d’atteinte àla sécurité et à l’ordre public” et sa

S’ils ne contrôlentqu’une douzaine desalles de prière dans lamétropole, les zélateursdu littéralisme coraniquesont de plus en plusnombreux. Entrisme dansles mosquées,prosélytisme chez lesplus jeunes, discoursexcluant, le salafisme ditquiétiste (non violent)peut parfois prendre lesallures d’une doctrineplus radicale. Enquêtechez les salafisteslyonnais.

/// UNE ENQUÊTE DE GUILLAUME LAMY

En face de la mosquée rueSébastien-Gryphe, à la

Guillotière.

11%Mosquées ou salles de

prière lyonnaisesclassées “salafistes” par

les autorités.

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EnquêteComment l’islam de Lyon combat le salafisme

“fermeture contribue en outre à prévenirles risques de radicalisation auxquels safréquentation et son fonctionnement ex-posent de nombreux jeunes”. Côté cultemusulman, on se partage entre répro-bation et assentiment. Réprobation par-ticulière sur L’Arbresle, les représentantsmusulmans arguant qu’un certain Ju-lien B. avait été signalé comme radicaliséauprès de la gendarmerie et des rensei-gnements généraux après les attentatsde Charlie Hebdo, sans qu’il soit donnéune quelconque suite. Réprobation plusgénérale aussi quant à la fermeture desmosquées, “qui prend en otages tous lesmusulmans”. Mais ils ne se désolidarisentpas non plus de la décision de fermeture :ils savent que c’est “l’avenir d’un islamde France” qui est en train de se jouer.

40 ans de salafisme à la lyonnaiseAbdelkader Laïd Bendidi, le présidentdu CRCM, également recteur de la mos-quée de Saint-Fons (où un projet d’im-plantation de salle de prière salafiste esten cours, lire Masjid Tawhid aux Clo-chettes) se veut d’ailleurs rassurant :“80 % de ce qui se passe dans les salles deprière lyonnaises, on gère. On est en trainde régler le problème à Lyon et de faire legrand nettoyage.” Et les 20 % restants ?Ils correspondent peu ou prou à la dou-zaine de mosquées blacklistées par lepréfet. “Les mouvements salafistes quiimprègnent les mosquées de Lyon viennent

de l’influence de tel ou tel prédicateur,explique l’anthropologue des religionsMalek Chebel, adepte d’un “islam desLumières”. Qu’il soit encore là ou déjàparti, ça ne compte pas, car ses idées ontdéjà infusé. Cela dénote, en tout cas, unclimat très abîmé en termes de croyanceet de foi dans la région de Lyon et souspression des gens rigoristes.”À Lyon, le salafisme a quarante ansd’ancienneté, rappelle l’islamologue Oli-vier Hanne. À l’époque, c’est Paris quiconcentrait l’attention avec ses mouve-ments radicaux musulmans. Du coup,ces derniers optèrent pour Lyon, où lasurveillance était moindre, même s’ilexistait déjà un fort salafisme (lire Lesdifférents visages du salafisme) qui couvaitchez les enfants des ouvriers de la géné-ration précédente.

Frères musulmans et tablighisIl y a eu un fort développement dufondamentalisme musulman à Lyon.Avec l’influence des Frères musulmans.S’ils ne sont plus très présents (étantessentiellement regroupés en Seine-Saint-Denis), c’est néanmoins à Lyonqu’a été créée, en décembre 1987, l’Uniondes jeunes musulmans (UJM), prochede Tariq Ramadan, petit-fils du fondateurdes Frères musulmans, un courant del’islam extrêmement controversé. TariqRamadan, dont de nombreux ouvragessont édités par Tawhid, une petite librairiede la rue Notre-Dame, derrière la garedes Brotteaux, est accusé par de nom-breux intellectuels d’être “maître dudouble langage”, déclarant une chose aupublic non musulman et une autre aupublic musulman.En ville, on trouve surtout des tablighis,notamment à Vaulx-en-Velin (avec laprésence d’une madrassa, école cora-nique) et à Bron. Les premières fédéra-tions ont été créées en 1979. Il s’agitd’un mouvement prédicateur, un peucomme les Témoins de Jéhovah. Ils ontjoué un rôle de réislamisation en Francedans les années 1990. Le mouvementTabligh prône un islam orthodoxe, ul-tra-rigoriste. Il est très prosélyte maisn’appelle pas à la violence. Exceptionqui confirme la règle, la vingtaine dejeunes djihadistes originaires de Lunel,dans l’Hérault, partis vers la zone irako-

3 000 convertis en Rhône-Alpes

Parmi eux, “beaucoup tiennent undiscours radical”, atteste KamelKabtane, le recteur de la grandemosquée de Lyon. “Plus de 30 %

des convertis sont des salafistes”,renchérit Abdelkader Laïd

Bendidi, le président du CRCM.

Mosquée de la rue Sébastien-Gryphe,à la Guillotière.

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syrienne, auraient été radicalisés par lemouvement Tabligh. Le préfet localavait d’ailleurs jugé le mouvement “préoc-cupant” en raison d’un “risque d’emprisefondamentaliste”. Fin janvier, un coupde filet de la DGSI avait conduit à l’in-terpellation de cinq hommes “suspectésde participation active à une filière dji-hadiste dont les membres ont été recrutéset endoctrinés, et ont également recrutéet endoctriné plusieurs jeunes Françaisoriginaires de Lunel”.

Les stigmates de l’imam BouzianeMais, à Lyon, c’est le “cheikh Abdelkader”qui a le plus essaimé. Bouziane (sonpatronyme), un imam originaire deSaïda, au sud d’Oran, voulait juste vivreen France comme au VIIe siècle…, pra-tiquant la polygamie, voilant entièrementses femmes, mettant en garde contreles dangers du sexe et de la musique.L’homme a prêché vingt-cinq ans entreVillefranche-sur-Saône, la Duchère etVénissieux. “Bouziane a fait du mal,

explique-t-on au CRCM. Ça a été unterreau fertile pour les salafistes.” “C’estun travail d’un quart de siècle, une géné-ration ! explique le jeune imam modéréde la Duchère. C’est enraciné dans latête des jeunes comme quoi l’islam deBouziane est le seul et le vrai islam.” Àl’époque, pourtant, les représentants duculte musulman lyonnais jurent quel’homme n’est pas un activiste. “Sonseul centre d’intérêt, c’était le Coran”, serappelle Kamel Kabtane. Il n’empêche.En avril 2004, interviewé par feu lemensuel Lyon Mag, “cheikh Bouziane”justifie les châtiments corporels contreles femmes – tout en condamnant leterrorisme. L’imam est expulsé. L’affairetourne à la bataille judiciaire car le men-suel en a rajouté et lui a fait dire qu’ildéfendait la lapidation des femmes adul-tères, sur la base d’une traduction mal-honnête.

“Tout le monde avait peur”Sur le plateau de la Duchère, il a fallubatailler ferme pour écarter les “enfants”d’Abdelkader Bouziane. Ils seraient au-jourd’hui “une grosse cinquantaine”selon les responsables de la mosquée.“Personne n’osait rien dire, tout le mondeavait peur”, nous a-t-on confié. Un nou-vel imam, Mohamed Al Madini, a prisla suite de Bouziane. “C’était un imamindépendant, a poursuivi notre interlo-cuteur, mais il était sous l’emprise dessalafistes de la Duchère. Ce qui comptait,c’était son salaire, il en avait besoin. Or,c’était l’association qui gérait la mosquéequi le payait. Et, vu que l’association

“VOTRE ISLAM,ON N’EN VEUT

PAS ICI !”DES FIDÈLES MUSULMANS QUI SE SONT“REBELLÉS” CONTRE LES SALAFISTES À

LA DUCHÈRE

3 questions à… Jérôme Prieur, écrivain etcinéaste. Il est l’auteur, avec GérardMordillat, du livre Jésus selon Mahomet,qui accompagne et prolonge Jésus etl’islam, la série de films réalisés pour Arte.

“Le littéralisme estl’ennemi de la pensée”

Lyon Capitale :Pourquoi y a-t-ilautantd’interprétations duCoran ?Jérôme Prieur : Il y ade nombreusesinterprétations de tousles grands textessacrés des religionsmonothéistes. Ce qui

est peut-être particulier au Coran, qui estvéritablement le premier monument de lalittérature arabe, c’est qu’il n’y a qu’un seul livrepour s’adapter à des situations différentes etmultiples. Le Coran est un texte qui est lui-même en désordre. Il n’y a pas de chronologie,aucun élément historique, pas de contexte. Il aété écrit dans le meilleur des cas au VIIe sièclede notre ère. Cette absence decontextualisation a été comblée par la traditionmusulmane mise par écrit plus de deux sièclesaprès la mort de Mahomet. C’est un tempsconsidérable. Cette mise en contexte a doncété faite à d’autres époques, dans unenvironnement sociétal et religieux différent.Est-ce ce qui explique que l’islam soit devenuun sujet si polémique ?Le malheur, sur le terrain religieux, c’est quel’interprétation spirituelle, théologique que fontles croyants de l’islam fait fi, la plupart dutemps, de l’histoire et du passé. Cela favorisetoutes les réélaborations possibles. Ça devientnaturellement une approche littéraliste, commesi le texte avait une portée universelle etintemporelle. C’est désastreux. Ça conduit àtous les errements. Une lecture littérale est nonseulement néfaste d’un point de vue religieuxmais absurde au regard de l’histoire. Commedans le domaine de la traduction, le littéralismeest l’ennemi de la pensée. Il est doncabsolument capital de remettre le texte enquestion, de le relativiser, de lerecontextualiser.Une autocritique de l’islam est-elle, selonvous, nécessaire ?Il y a une grande tradition critique dans lechristianisme. Dans l’islam, cette critiquemanque. Sans caricaturer, on peut dire quel’islam s’est enfermé dans une bulle depuis leXIIe siècle car toute discussion sur le Coran estinterdite. Pourtant, les musulmans auraientgrand intérêt à analyser le Coran autrementque par la tradition musulmane, car beaucoupd’entre eux sont aujourd’hui prisonniers decette tradition.

/// PROPOS RECUEILLISPAR GUILLAUME LAMY

La mosquée de la Duchère

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EnquêteComment l’islam de Lyon combat le salafisme

était sous la coupe des salafistes, il nepouvait pas se les mettre à dos.” MohamedAl Madini serait aujourd’hui reparti auMaroc. Puis il y a eu Abdallah Goubi,un nouvel imam, apparemment encoretrop modéré pour le petit groupe desalafistes. L’homme a même été menacéde mort. “Ils ne sont pas sur la mêmelongueur d’onde. Pour eux, il n’était pasassez salafiste et indigne de conduire laprière.”Première en France, l’imam a portéplainte devant les tribunaux français.Un Français converti, Éric B., au casierjudiciaire long comme le bras, avaitcontesté les prêches de l’imam et l’avaitmenacé en pointant sur sa tempe samain en forme de pistolet. Ce mêmeÉric B., qui fait l’objet d’une fiche desûreté de l’État, a récemment refaitparler de lui à la mosquée de L’Arbresle,où il s’est rendu plusieurs fois, cettemême mosquée qui vient d’être ferméepour “risque sérieux d’atteinte à la sécuritéet à l’ordre public”. Début 2015, c’est lamosquée d’Oullins qui a porté plaintedevant le tribunal de police de Lyoncontre un salafiste qui perturbait lesprêches. 1 500 euros d’amende.À la Duchère, dans la grande salle deprière de la future mosquée, à l’angledes rues Maurice-Béjart et Beer-Sheva,où il reste à installer l’immense tapis,l’imam intérimaire explique à Lyon

Capitale comment les fidèles se sont“rebellés” contre les salafistes. “Ce quis’est passé ici à la Duchère, c’est une ré-volution. Ils les ont clairement foutus à laporte, en leur disant : “Votre islam, onn’en veut pas ici !” Tout le monde enavait marre. Certains salafistes ont com-mencé à comprendre que leur islam n’avaitpas sa place en France.”

Menacés de mortCet imam remplaçant et sa famille onteux aussi fait l’objet de menaces de lapart d’un petit groupe de jeunes mu-sulmans rigoristes. À l’époque respon-sable du culte, il avait écarté des confé-renciers dont les propos étaient “tropextrémistes”. “C’était des salafistes quiétistesqui n’étaient pas violents. La violenceétait dans la pratique de la religion.”La réaction ne s’est pas fait attendre.“Ils ont menacé ma famille en me disantqu’ils allaient nous planter un couteau.La plupart venaient de la délinquance.”Ce qu’a résumé le grand imam de Bor-deaux Tareq Oubrou, quand on lui ena parlé, par la formule : “De la délinquancesingulière à la délinquance religieuse.”Aujourd’hui, l’imam de la Duchèreassure vouloir raccrocher. “C’est tropcompliqué aujourd’hui d’être imam. Onfait dans l’assistance sociale. Je suis fatigué.J’ai envie de continuer à suivre ma religionau sein de ma famille, loin de tout ça.”

“80 % DE CE QUI SE PASSEDANS LES SALLES DE PRIÈRELYONNAISES, ON GÈRE. ONEST EN TRAIN DE RÉGLER LE

PROBLÈME À LYON ET DEFAIRE LE GRAND

NETTOYAGE.” ABDELKADER LAÏD BENDIDI,

PRÉSIDENT DU CRCM

Réunion des imams et des maires du Rhône à la préfecture début décembre.

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Un imam titulaire sera prochainementenvoyé par la grande mosquée de Paris.“Le plus important aujourd’hui, c’estqu’on est capable de mettre qui on veutcomme imam.”

Quand les voyous rencontrent les salafistesRetour à la Guillotière, devant la sallede prière de la rue Sébastien-Gryphe.Deux jeunes en baskets sortent de la“mosquée”. Ils lancent, bravaches : “L’is-lam, y a rien à dire, c’est bien, nous onprie, c’est tout” avant de rejoindre leurClio immatriculée dans l’Isère. Le fidèleaux lunettes XXL et bonnet qui avaitaccepté de nous parler continue : “Ici,les gens passent, viennent, on ne les connaîtpas tous. Y a des malfrats de partout. T’asdes voyous aussi qui ont des casiers, certainspour des gros trucs…” Exemple ? “Stylebraquage.”Attaques à main armée, salafistes…, unmélange des genres pour le moins ex-plosif, qui est justement celui qui inquiètele plus les services de renseignement.“Quand vous êtes dans un circuit mélan-geant les barbus avec le trafic d’armes ouavec des voyous qui ont de gros casiers ju-

diciaires, pour moi, c’est plus dangereuxqu’une mosquée salafiste”, explique Ber-nard Godard, l’un des meilleurs spécia-listes de l’islam en France, ex-RG etancien “Monsieur islam” du ministèrede l’Intérieur et des Cultes*. Les proposqu’on lui a rapportés l’inquiètent vrai-ment : “Là, c’est dangereux. Là, c’est duconcret. OK, le type est revenu à la prière,mais il a peut-être gardé des contacts avecd’anciens braqueurs. Le croisement estredoutable.”

Le salafisme n’est pas la 5e colonneDe là à tirer à boulets rouges sur tous lessalafistes… Les nombreux chercheurs,islamologues, philosophes et sociologuesque Lyon Capitale a interrogés dans lecadre de cette enquête sont unanimes :le salafisme, s’il pose clairement des pro-blèmes sociétaux, n’est pas pour autantla cinquième colonne à abattre. “C’estl’arbre qui cache la forêt, explique DorraMameri-Chaambi, doctorante dans legroupe Sociétés, religions, laïcité à l’Écolepratique des hautes études/CNRS. Ens’occupant des salafistes quiétistes, on nevoit pas le véritable phénomène de radi-calisation, qui résulte de la volonté de

Les différentsvisages dusalafismeLe mot regroupe trois voies. Et n’estpas si vieux qu’on le croit.

Selon Manuel Valls, le salafisme est“souvent l’antichambre de laradicalisation, et la radicalisation,elle peut conduire au terrorisme”. La notion est en fait polymorphe.“L’origine des emplois actuels dumot “salafisme” est sans doute àchercher dans le vocabulaire desmouvements réformistes de la fin duXIXe siècle, qui mettent à l’honneurl’expression al-salaf al-sâlih, avec lesens de “pieux anciens”. Une sortede retour à un passé fantasmé”, écritle chercheur Rachid Benzine.

On distingue trois voies :– la voie quiétiste (ou piétiste), quisouhaite un retour à une pratiqueassidue de la religion musulmane– la voie politique, qui est unréformisme menant à la créationd’un État islamique par des voies“politiques”, comme les Frèresmusulmans– la voie djihadiste, qui ne veut passe limiter au strict messagepolitique et va plus loin en utilisantl’action violente et terroriste, soit àl’intérieur d’un pays musulman(comme le Hamas), soit à l’extérieur(comme Al-Qaïda).

Il y aurait entre 10 000 et15 000 salafistes en France, engrande majorité quiétistes.

Les mosquées salafisteslyonnaises blacklistéespar la préfectureEssentiellement à Lyon et dans l’Ouestlyonnais– la grande mosquée de Saint-Priest– la salle de prière Adam, avenue Général-

Frère (Lyon 8e)– la salle de prière Passage-Comtois

(Lyon 8e)– la mosquée Mossab Ibn Omaïr (à la

Guillotière)– la mosquée du Golf (à Oullins)– la mosquée Al-Forqane (à Vénissieux)– la mosquée de L’Arbresle (fermée sur

décision préfectorale)– la mosquée de Villefranche– la mosquée Et-Tawba (à la Duchère)– la mosquée de Gerland (Lyon 7e)– la mosquée de Meyzieu

“EST-CE QUE LES CATHOLIQUES INTÉGRISTES DUMOUVEMENT LEFEBVRISTE OU LES JUIFS LOUBAVITCH SONT

COMPATIBLES AVEC LA LAÏCITÉ FRANÇAISE ? OUI, ALORSIDEM AVEC LES SALAFISTES.”

KAMEL KABTANE, RECTEUR DE LA GRANDE MOSQUÉE DE LYON

Kamel Kabtane et lepréfet Michel Delpuech

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s’inscrire dans un cadre plus opérationnel,romantique. On ne peut pas qualifier lesalafisme de nébuleuse de l’islam radical.Il faudrait peut-être nommer ce salafismedjihadiste comme une contestation arméemais pas comme une forme de salafya.”Pour le chercheur Rachid Benzine, “lediscours salafiste qui est porté par desprêcheurs autoproclamés et autoformés,dont le niveau de connaissance de l’islamest proche du néant, peut mener versdes ruptures sociales. Une personne quivous dit que le Coran autorise à couperles mains des voleurs n’arrive pas à re-mettre les éléments dans le contexte.Peut-on sérieusement couper des mainsdans notre société ?! Un tel discoursn’aura pas de prise sur les anciens, il lesenfermera simplement dans un rituelfigé et ridicule. En revanche, chez lesplus jeunes, il pourra servir de vecteurpour basculer. Au final, la seule questionà se poser est la suivante : ce type decroyances crée-t-il des ruptures avec lasociété, entre eux et nous ?”

La nécessaire critique de l’islam“On est dans la morale, pas dans le droit.Il y a des comportements permis par ledroit, d’autres non, synthétise Tareq Ou-brou, le recteur de la mosquée de Bor-deaux, réputée pour son ouverture. On

va courir combien de temps derrière lesidéologies ? Il y a des pratiques que je netolère pas, comme refuser de saluer lesfemmes, c’est du grand n’importe quoi.C’est une lecture qui coupe les musulmansde leur foi. Mais, quand il s’agit de sanc-tionner, c’est différent. On est dans cetteinterface entre ce qui est permis et ce quine l’est pas. Il y a des choses dans lasociété qui nous dérangent tous autantque nous sommes, mais on n’interdit paspour autant.”Et Kamel Kabtane d’attraper la balle auvol : “Est-ce que les catholiques intégristesdu mouvement lefebvriste ou les juifsloubavitch sont compatibles avec la laïcitéfrançaise ? Oui, alors idem avec les sala-fistes.” Encore faut-il qu’il y ait un débatserein sur la question.“Critiquer honnêtement l’islam est unexercice sain. On rend ainsi service auxmusulmans, écrit l’écrivain algérienKarim Akouche sur son blog du Huf-fington Post. Mais en refuser toute critique,être complaisant à son égard, le traiterentièrement à part, lui pardonner tousses excès, le caresser dans le bon sens de lacensure et de la bêtise, accuser tout libre-penseur d’islamophobie, c’est en légitimerles dérives, c’est l’abandonner à l’obscu-rantisme, loin, très loin de la liberté desLumières.”

7 imams désignés, le resteautoproclaméTrois jours après les attentats de Paris,lors d’une séance de questions à l’As-semblée nationale, Manuel Valls tonnait :“Oui, nous avons un ennemi et il faut lenommer, c’est l’islamisme radical. Et undes éléments de l’islamisme radical, c’estle salafisme.” En fin de séminaire avecl’ensemble des imams et des maires duRhône, mi-décembre, le préfet MichelDelpuech a répondu sèchement à l’unede nos questions. Sont-ce vraiment lessalafistes qui posent problème ? “Lesujet n’est pas là. Je ne suis pas théologien,le débat théorique ne m’intéresse pas. Jevois les dégâts que causent les prêcheurssalafistes radicaux. Basculer au point dene plus vouloir serrer la main à unefemme, ce n’est pas acceptable. Faire venirdes pseudo-prêcheurs du Yémen ou d’Ara-bie saoudite, est-ce bien normal ? Non, jene crois pas.” C’est là que le bât blesse :la formation des imams.Aujourd’hui, dans le Rhône, la quasi-totalité des imams sont autoproclamés.7 sont désignés par l’Algérie (5) et laTurquie (2). “Ils ont quelques connaissanceset on leur dit d’aller prêcher”, admetKamel Kabtane, le recteur de la grandemosquée de Lyon. “Ils font un travailformidable, mais comblent effectivement

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EnquêteComment l’islam de Lyon combat le salafisme

Azzedine Gacci (à gauche sur la photo), recteur de la mosquée de Villeurbanneet trois des imams du Rhône qui ont été reçus par le préfet.

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“L’ Occident a expérimenté toutesles religions. L’Occident a es-sayé le communisme, le so-

cialisme, la laïcité, le christianisme… Ettout cela a échoué sur le plan économiqueet social ainsi qu’en matière de sécurité.Il n’y a pas d’alternative à part l’islam.”Face à la caméra, l’homme qui prononceces paroles est à l’aise, volubile et dé-complexé. Il finit sa “démonstration”un petit sourire en coin. Barbe noirefournie, chemise rayée et pull col en Vrecouverts d’un qamis blanc, il poseassis devant une bibliothèque. L’hommeest un théoricien mauritanien. C’estl’un des salafistes du documentaire chocdu journaliste mauritanien Lemine OuldM. Salem et du réalisateur français Fran-çois Margolin qui sortira au cinéma le27 janvier.Salafistes montre la vie sous la chariaavec les djihadistes. Cruelle, sans fard.Aucune voix off. Pas de commentaire.Seulement des témoignages inédits quifont froid dans le dos. “Tout va mieuxdepuis que les lapidations ont commencéet qu’on coupe la main des voleurs”, ex-plique le chef de la police islamique.“Quand vous tuez, tuez bien, et quand

vous égorgez, faites-le de la meilleurefaçon”, résume un imam.Lemine Ould M. Salem est parti aucœur du Sahara sur la trace des salafistesdu Mali, de Mauritanie et de Tunisie.Équipé d’une caméra légère et sans cesse“accompagné” par la police islamique,armée de kalachnikovs, il a pu accéder

à Gao, contrôlé par le mouvementMujao, et à Tombouctou sous l’emprised’Ansar Dine et d’Aqmi, où la chariaest en vigueur. On y voit des peines in-fligées aux “mauvais” musulmans (coupsde fouet sur un adolescent devant unefoule rassemblée pour l’occasion, as-sassinat public), la présentation surréalistedu “magazine lifestyle du point de vuesalafiste” d’un jeune Tunisien, commeil le définit lui-même, expliquant le plussérieusement du monde que “c’est pasincompatible, tu peux aller faire du djihaden Syrie en portant des Nike”, etc. Onpourrait presque en sourire.Le tournage s’est déroulé sur trois ans,de 2012 à 2015. “Nous avons décidé demontrer les salafistes tels qu’ils sont. Ilfaut que l’on comprenne ce qu’ils pensentpour savoir à qui on a affaire. C’est notreennemi, eux nous font la guerre. Il y a unmoment où il faut comprendre qui on aen face.”

Lemine Ould M. Salem est l’auteur de Le BenLaden du Sahara – Sur les traces du jihadisteMokhtar Belmokhtar.François Margolin a réalisé L’Opium des talibans.

“Salafistes” ou la charia sur grand écranUn documentaire choc sur les salafistes maliens, mauritaniens et tunisiens, façon Strip Tease, sans voix offni aucun commentaire, sort au cinéma fin janvier.

Masjid Tawhid aux ClochettesUn petit groupe de salafistes lanceune collecte pour ouvrir une mosquéeà Saint-Fons.On ne sait pas combien ils sont, ni quiils sont. On sait simplement qu’ils ontle projet d’ouvrir une salle de prièredans le quartier des Clochettes,“Masjid Tawhid”, qui signifielittéralement la mosquée dumonothéisme. Sur leur compte Twitter,ils précisent bien qu’il s’agit d’une“mosquée salafi”. On apprend aussique le mouvement dispense des coursà la mosquée de Saint-Priest et à lamosquée Adam, dans un foyer Aralisde l’avenue Général-Frère, deux sallesde prière surveillées par les services derenseignement. “Clin d’œil” de cessalafistes, Saint-Fons est le fiefd’Abdelkader Laïd Bendidi, le présidentdu conseil régional du culte musulman,qui déclarait à Lyon Capitale : “Lessalafistes doivent appliquer l’islam dujuste milieu, sinon ils vont ailleurs !”…

“TU PEUX ALLER FAIRE DUDJIHAD EN SYRIE ENPORTANT DES NIKE”

le vide”, reconnaît Abdelkader LaïdBendidi, le président du CRCM.

La fin de l’islam consulaire ?Cette formation des imams, c’est lenœud du problème. Pour l’heure, dansla métropole lyonnaise, ils viennenttous du Maroc, d’Algérie ou de Turquie.On est dans un islam consulaire. “Maisces pays d’origine assurent la questionsécuritaire, car leurs imams sont bienformés”, souligne Dorra Mameri-Chaambi. Le défi : construire un islamde France libéré de la tutelle des régimesdu monde arabo-musulman. “L’islamde France n’apparaîtra ni à court termeni à moyen terme, car les pays d’originene veulent pas lâcher leur légitimité. Çaleur permet de contrôler les unités ma-rocaines, algériennes et turques, expliquela chercheuse. Ils ont ainsi un droit deregard sur leurs ouailles vivant en Europe.”Autrement dit, cet islam consulaire per-met à ces pays de poursuivre une poli-tique d’ingérence dans les affaires descommunautés vivant à l’étranger. Le3 décembre dernier, le permis deconstruire de l’Institut français de civi-

lisation musulmane a officiellementété validé. Situé à côté de la grandemosquée de Lyon, c’est “peut-être lapremière brique d’un islam de France”,espère Kamel Kabtane, que d’aucunsconsidèrent comme celui qui fera bougerles choses. Sans son inébranlable dé-termination à contrer les riverains quine voulaient pas d’une mosquée à leurporte, de certains élus qui prenaientpeur et même de musulmans dubitatifsquant à la nécessité de construire uneaussi grande mosquée – ajoutez à celales difficultés à trouver de l’argent –, lagrande mosquée de Lyon n’aurait jamaisvu le jour. Et Kamel Kabtane de se rap-peler “le groupe de salafistes de Bron etdu 8e” qui a tenté d’y faire de l’entrisme,au lendemain de sa construction. Ilsont vite déguerpi, pour monter leurpropre salle, un peu plus loin, au-jourd’hui blacklistée. On était en 1994.C’était il y a vingt ans.

* Bernard Godard est l’auteur de La Questionmusulmane en France, Fayard, février 2015.