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L’asymétrie entre l’acquisition des clitiques sujets/objets chez les enfants francophones et l’optionalité dans la
grammaire enfantine
by
Isabelle Belzil
A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy
Graduate Department of French
University of Toronto
© Copyright by Isabelle Belzil 2009
ii
L’asymétrie entre l’acquisition des clitiques sujets/objets chez les enfants francophones et l’optionalité dans la grammaire
enfantine
Isabelle Belzil
Doctor of Philosophy
Graduate Department of French University of Toronto
2009
Abstract In light of recent theoretical and methodological developments in the areas of French
morphosyntax and child acquisition, the present dissertation reconsiders the asymmetry
reported in previous studies of the acquisition of subject and object clitics in French-
speaking children. Our reanalysis allows us to address two important questions in the
domain of acquisition, namely optionality in the child’s grammar and the role of input in
development. By means of an exhaustive analysis of child and adult production, our research
illustrates that adults produce several subject/object asymmetries, and we propose that the
asymmetry reported for children is attributable to properties of the target language and not to
the acquisition process. Beyond these conclusions, our research reveals a significant
asymmetry during the course of acquisition, namely that the subject clitic reaches the target
grammar faster than the object clitic. This asymmetry, which we qualify as rhythmic, is
caused by a prolonged optionality of the object clitic. However, our study shows that this
optionality is not generalized. Until roughly 3 years of age, object and subject clitics show a
parallel development in spontaneous speech: they are optional. After this period (around 3
years), their production reaches the levels observed in adults. In contrast, some studies in
elicited production have shown that object clitics are still optional beyond 3 years. These
iii
contradictory results lead us to propose that there are two types of optionality: spontaneous
and induced. We explore possible sources of these phenomena and propose that the status of
pronouns as clitic elements plays a role in spontaneous optionality. As for the induced
optionality, we propose that it is attributable to variation in the input and the child’s
tendency to regularize it. Overall, our results allow us to redefine the asymmetry, to propose
that optionality is a multifactorial phenomenon, and to illustrate the role of input in the
optionality exhibited by French children for this domain.
iv
Résumé À la lumière de développements théoriques et méthodologiques récents, la présente thèse
reconsidère l’asymétrie rapportée dans les études antérieures entre l’acquisition des clitiques
sujets et objets chez l’enfant francophone. Notre réanalyse du phénomène nous permet
d’aborder deux questions importantes pour le domaine de l’acquisition, à savoir l’optionalité
dans la grammaire enfantine et le rôle que joue l’input dans le développement. Par le biais
d’une analyse exhaustive des productions adultes et enfantines, notre recherche illustre que
l’adulte présente plusieurs asymétries sujets/objets et propose que l’asymétrie telle que
définie chez l’enfant est attribuable aux propriétés de la langue cible et non au processus
d’acquisition. Au-delà de ces conclusions, notre recherche met en lumière une asymétrie
significative pour le processus développemental, à savoir que le clitique sujet atteint la
grammaire cible plus rapidement. Cette asymétrie, que nous qualifions de rythmique, est
engendrée par l’optionalité prolongée du clitique objet. Notre étude démontre que cette
optionalité n’est cependant pas généralisée. Jusqu’aux environs de 3 ans, les clitiques objets
et sujets ont un développement parallèle en interaction spontanée : ils sont optionnels, après
quoi, leur production atteint les niveaux observés dans la grammaire cible. En revanche,
certaines études en production induite démontrent que le clitique objet est optionnel après
l’âge de 3 ans. Ces résultats contradictoires nous amènent à proposer qu’il existe deux types
d’optionalité : spontanée et induite. Nous explorons des sources possibles à ces phénomènes
et proposons que le statut affixal des éléments clitiques joue un rôle dans l’optionalité
spontanée. En ce qui a trait à l’optionalité induite, nous proposons qu’elle soit attribuable à
la variation dans l’input et à la tendance qu’a l’enfant à la régulariser. Globalement, les
résultats de notre recherche nous permettent de redéfinir l’asymétrie, de proposer que
v
l’optionalité est un phénomène multifactoriel et d’illustrer le rôle de l’input dans ce
phénomène.
vi
Remerciements
En premier lieu, j’aimerais remercier mes directeurs de thèse Mihaela Pirvulescu et Yves
Roberge. Leurs compétences professionnelles complémentaires et leurs qualités personnelles
ont grandement contribué à ma réussite dans cette entreprise. Mihaela s’est avérée une
ressource précieuse pour le domaine de l’acquisition et Yves m’a sagement guidée dans la
complexité de la syntaxe générative. Sur une note personnelle, je tiens à vous remercier de
m’avoir constamment poussée à dépasser mes limites, vous avez su le faire avec brio.
Je remercie également tout spécialement les membres de mon comité de thèse Ana Pérez-
Leroux et Jeffrey Steele. Ces personnes ont également des compétences professionnelles très
complémentaires, ce qui a fait en sorte que j’ai eu le privilège d’être entourée d’une équipe
des plus enviables. Merci Ana pour avoir su m’amener à trouver les bonnes questions et
merci Jeff pour avoir notamment élargi le centre de mes intérêts à d’autres domaines de la
linguistique. Je désire également remercier mon examinatrice externe, Géraldine Legendre,
pour sa rigueur ainsi que pour la justesse de ses commentaires.
Je tiens également à exprimer ma gratitude envers les enfants qui ont participé à cette étude
ainsi qu’à leurs parents qui ont consenti à ce que leur enfant vive cette expérience. Un gros
merci à Josée qui m’a si gentiment ouvert les portes de sa garderie et qui m’a offert son
entière collaboration.
Je désire également remercier les nombreux chercheurs que j’ai eu la chance de côtoyer au
cours des diverses conférences auxquelles j’ai participé. Un merci particulier à Julie Auger
qui a pris de son temps pour m’apporter des précisions sur le monde des clitiques.
En dernier lieu, je tiens à remercier tous les membres de ma famille pour leur support
inconditionnel dans cette aventure. Merci à mon époux Eric, qui m’a fait réaliser que ce qui
importe vraiment c’est d’y croire soi-même. Merci à mes trois enfants, Cyntia, Ariane et
Vincent, qui m’ont donné l’énergie nécessaire pour mener à bien ce projet. Merci à ma mère,
Suzanne, dont l’encouragement a été commensurable à l’amour maternel. Merci, à mon père
Jean-Pierre et à mes sœurs, Nancy et Audrey, ainsi qu’à leur famille pour leur soutien
continu.
vii
Table des matières
Chapitre 1 Introduction............................................................................................................... 1
Chapitre 2 Les pronoms clitiques et l’asymétrie : traitements et hypothèses...................... 11
2.1 Les pronoms clitiques ..........................................................................................................11 2.1.1 Hypothèses de type 1 ........................................................................................................................ 17 2.1.1.1 Kayne (1975)................................................................................................................................ 17 2.1.1.2 Jaeggli (1986)............................................................................................................................... 19 2.1.1.3 Roberge & Vinet (1989) et Roberge (1990)............................................................................... 19 2.1.1.4 Auger (1994) ................................................................................................................................ 20 2.1.1.5 Sportiche (1996)........................................................................................................................... 23 2.1.2 Hypothèses de type 2....................................................................................................................... 26 2.1.2.1 Cardinaletti & Starke (1994)....................................................................................................... 26 2.1.2.2 Jakubowicz et al. (1998).............................................................................................................. 31 2.1.2.3 Jakubowicz & Nash (à paraître).................................................................................................. 32 2.1.2.4 Gabriel & Müller (2005) ............................................................................................................. 34 2.1.3 Résumé et comparaison entre les approches................................................................................... 37
2.2 L’asymétrie en acquisition : hypothèses...........................................................................37 2.2.1 Jakubowicz et al. (1996)................................................................................................................... 38 2.2.2 Hamann (2003) ................................................................................................................................. 39 2.2.3 Jakubowicz & Nash (à paraître)....................................................................................................... 40 2.2.4 Schmitz & Müller (2008) ................................................................................................................. 42
2.3 Conclusion ..............................................................................................................................43
Chapitre 3 L’asymétrie chez l’adulte....................................................................................... 44
3.1 Trois types d’asymétrie : brève revue des études antérieures .......................................44
3.2 L’asymétrie de pronominalisation......................................................................................46
3.3 L’asymétrie de réalisation ...................................................................................................48 3.3.1 Approche pragmatique ..................................................................................................................... 51 3.3.2 Approche syntaxique ........................................................................................................................ 54 3.3.3 Conclusion......................................................................................................................................... 59
3.4 L’asymétrie de réalisation clitique .....................................................................................60 3.4.1 Études empiriques antérieures.......................................................................................................... 61 3.4.2 Caractérisation de l’asymétrie de réalisation clitique..................................................................... 63 3.4.3 L’asymétrie de réalisation clitique : sources possibles et implications théoriques pour le statut des éléments clitiques ...................................................................................................................................... 67
3.5 Conclusion ..............................................................................................................................72
Chapitre 4 L’asymétrie chez l’enfant : analyse critique des études antérieures ................. 73
4.1 Études en interaction spontanée .........................................................................................74 4.1.1 Hamann, Rizzi & Frauenfelder (1996)............................................................................................ 75 4.1.2 Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002)................................................................................. 78 4.1.3 Jakubowicz & Rigaut (1997, 2000)................................................................................................. 80 4.1.4 Pirvulescu (2006).............................................................................................................................. 82 4.1.5 Notre analyse..................................................................................................................................... 84 4.1.6 Résumé et conclusion ....................................................................................................................... 87
4.2 Études en production induite ..............................................................................................87 4.2.1 Jakubowicz & Rigaut (2000)............................................................................................................ 88
viii
4.2.2 Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002)................................................................................. 91 4.2.3 Van der Velde (2003) ....................................................................................................................... 92 4.2.4 Jakubowicz & Nash (à paraître)....................................................................................................... 95 4.2.5 Pérez-Leroux et al. (2006, 2008) ..................................................................................................... 97 4.2.6 Pirvulescu & Belzil (2008a)............................................................................................................. 99 4.2.7 Résumé et conclusion ..................................................................................................................... 101
4.3 Conclusion générale............................................................................................................101
Chapitre 5 L’asymétrie de réalisation clitique chez l’enfant : nouvelle étude...................103
5.1 Corpus...................................................................................................................................103
5.2 Détails de la transcription et calcul des contextes..........................................................105
5.3 Analyse des données............................................................................................................111 5.3.1 Ana................................................................................................................................................... 113 5.3.2 Élie ................................................................................................................................................... 115 5.3.3 Ann................................................................................................................................................... 118
5.4 Conclusion ............................................................................................................................120
Chapitre 6 Au-delà de l’asymétrie : l’optionalité des clitiques dans la grammaire enfantine et le rôle de l’input ..................................................................................................122
6.1 L’optionalité spontanée : vers la source ..........................................................................124 6.1.1 Hyams (1986), Rizzi (2002) et Rasetti (2003).............................................................................. 124 6.1.2 Schaeffer (1997; 2000) ................................................................................................................... 127 6.1.3 Yang (2002)..................................................................................................................................... 129 6.1.4 Wexler et al. (2004) ........................................................................................................................ 131 6.1.5 Grüter (2006)................................................................................................................................... 133 6.1.6 Pérez-Leroux et al. (2006; 2008) ................................................................................................... 135 6.1.7 Discussion ....................................................................................................................................... 138
6.2 L’optionalité induite : vers la source................................................................................145 6.2.1 La variation de l’input et son rôle dans le processus acquisitionnel........................................... 146 6.2.2 Discussion ....................................................................................................................................... 150
6.3 Conclusion ............................................................................................................................155
Chapitre 7 Conclusion .............................................................................................................156
Bibliographie ............................................................................................................................163
1
Chapitre 1 Introduction
L’acquisition de la langue maternelle est sans doute l’un des développements les plus
fascinants qu’il nous est donné d’observer. De manière très générale, on perçoit que les
productions enfantines s’allongent et se complexifient très rapidement (1), et ce,
particulièrement entre l’âge de 2 et 3 ans.
(1) a. *ELI: ___mets ton Kodac ___ton comptoir? (2;4.19 ans / Ana & Élie-4)
(Tu mets ton Kodac sur ton comptoir?) b. *ELI: j(e) te l’ai dit que [/] que tu (dé)fais pas mon casse-tête. (2;8.29 ans /Ana &
Élie-9)
L’acquisition d’une langue maternelle se fait sans enseignement explicite, c’est-à-dire sans
que les parents ne montrent à leurs tout-petits les règles qui régissent la langue de leur
milieu. Bien qu’il soit spontané et rapide, le processus acquisitionnel n’est pas pour autant
instantané et cela illustre qu’un développement important a lieu.
Les différences que l’on observe entre les productions enfantines et les productions adultes
(grammaire cible) nous permettent d’identifier ce qui caractérise le langage enfantin et de
mieux connaître la nature du développement qui s’effectue. À titre d’exemple, mes trois
enfants (unilingues francophones) ont tous passé par une période où ils utilisaient la forme
‘erronée’ ils sontaient au lieu de ils étaient, et ce, bien que les adultes de leur entourage
n’utilisaient pas cette forme verbale. Le fait que les productions enfantines diffèrent de la
langue ambiante (cible) et le fait que les enfants passent tous par les mêmes stades indiquent
que si l’exposition à une langue est l’un des éléments nécessaire au développement
langagier, il n’est clairement pas le seul. En d’autres termes, l’observation ne serait-ce que
superficielle du processus acquisitionnel révèle que nous faisons face à un phénomène
beaucoup plus complexe que la simple imitation. Outre l’exposition à une langue, un
développement interne d’une quelconque nature doit jouer un rôle pour que l’acquisition ait
lieu. La relation entre cet élément interne et l’exposition à la langue ambiante est au cœur du
développement langagier.
2
Au cours des dernières décennies, de nombreuses études empiriques ont été effectuées dans
l’objectif de mieux définir le processus acquisitionnel. Ces études ont mis en lumière
certaines caractéristiques des productions enfantines et ont contribué au raffinement, voire
au développement, de la théorie générativiste. Parmi ces études, plusieurs (not. Hyams,
1986; Bloom, 1990) se sont penchées sur l’absence totale ou sporadique de certains éléments
(ex. sujets) dans les productions enfantines. D’autres (ex. Bloom, 1990; Hamann, Rizzi &
Frauenfelder, 1996) ont même rapporté qu’il existait un déséquilibre au niveau de
l’acquisition de certains éléments : un élément de type X étant davantage produit (ou acquis
plus rapidement) qu’un élément de type Y. On nomme généralement ce type de déséquilibre,
asymétrie.
L’étude de Bloom (1990) est l’un des travaux qui se sont penchés sur l’asymétrie, plus
précisément sur l’asymétrie sujet-objet. Cette étude fait état de l’analyse des productions de
trois enfants anglophones et illustre que les sujets sont beaucoup plus omis que les objets
chez les tout-petits (2 à 3 ans). Cette asymétrie a été interprétée comme appuyant
l’hypothèse selon laquelle l’absence sporadique (ou l’optionalité) de certains éléments dans
les productions enfantines n’est pas aléatoire mais découle plutôt d’une limite au niveau de
la performance (contrairement à une limite au niveau de la compétence). Bloom explique
l’asymétrie en faveur des objets par le fait qu’il y a davantage de ressources
computationnelles à la fin d’une phrase (selon l’ordre de réalisation), entraînant ainsi un taux
de production plus élevé des éléments qui se trouvent dans cette position. Les conclusions
tirées par Bloom vont directement à l’encontre de celles de Hyams (1986) qui avaient
également observé l’omission importante des sujets chez les enfants anglophones. Selon
l’hypothèse paramétrique adoptée par Hyams, l’absence sporadique de sujets réalisés chez
les enfants anglophones serait attribuable à l’universalité du paramètre du sujet nul.
Collectivement, les travaux de Bloom et de Hyams illustrent un phénomène semblable mais
l’interprétation qu’ils en font sur le plan théorique est complètement différente. Ces travaux,
parmi tant d’autres, illustrent qu’un même phénomène peut appuyer des hypothèses
différentes et démontrent la nécessité de poursuivre les recherches empiriques afin d’avoir
davantage de précisions sur un phénomène donné.
3
Depuis les travaux de Hyams et de Bloom, plusieurs autres chercheurs se sont penchés sur le
phénomène de l’asymétrie sujet-objet. Un nombre important d’études faites sur le sujet (not.
Hamann, Rizzi, & Frauenfelder, 1996; Jakubowicz & Rigaut, 1997; Van der Velde,
Jakubowicz & Rigaut, 2002) ont rapporté que cette asymétrie était inverse chez les enfants
francophones, à savoir que les pronoms clitiques sujets (ex. je mange la pomme.)
apparaissent plus tôt et étaient beaucoup plus fréquents (moins omis) que les pronoms
clitiques objets (ex. je la mange.). L’étude d’un même phénomène de manière
interlinguistique est l’un des éléments qui nous aide à infirmer ou à confirmer une hypothèse
donnée. Dans le cas de l’asymétrie, les études faites chez les enfants francophones ont
démontré que l’hypothèse proposée par Bloom (1990) était inadéquate, du moins dans sa
forme originale. Si l’asymétrie observée en anglais était attribuable à un facteur de
performance (en opposition à un facteur de compétence), on s’attendrait à observer une
asymétrie identique dans toutes les langues qui comportent des sujets et des objets.
Outre l’asymétrie, plusieurs études (ex. Hyams, 1986; Rasetti, 2003) ont mis en évidence un
autre phénomène, à savoir que les productions enfantines sont fréquemment marquées par
l’optionalité. Pendant une certaine période, qui semble d’ailleurs varier selon les éléments et
les langues, on remarque à la fois la présence et l’absence d’un même élément linguistique
dans un contexte syntaxique pourtant très similaire (2). C’est le cas notamment des clitiques
sujets (ex. Rasetti, 2003) et objets (ex. Jakubowicz & Rigaut, 2000) chez les enfants
francophones.
(2) a. *ANA : __ veux jouer à cochon. (2;6.12 ans / Ana & Élie-5)
b. *ANA : je veux faire d(e) (l)a peinture. (2;6.12 ans / Ana & Élie-5)
Les différences importantes entre les données empiriques de manière interlinguistique ainsi
que celles qui se situent au niveau des hypothèses théoriques en ce qui a trait à la nature de la
‘grammaire’ de l’enfant démontrent l’importance de pousser plus loin les recherches, tant sur
le plan empirique que théorique.
Comme toute étude en acquisition, la présente thèse a comme objectif global de mieux
définir et de mieux comprendre le processus acquisitionnel. Notre recherche poursuit cet
objectif en se penchant sur l’asymétrie et l’optionalité des clitiques sujets et objets chez les
4
enfants francophones, ainsi que sur le rôle que joue l’input dans ces phénomènes. Notre
étude se situe dans le cadre de la théorie générativiste (Chomsky, 1975, 1981, 1986, 1995) et
s’inscrit dans une approche minimaliste.
Tel que susmentionné, de nombreuses études (not. Hamann, Rizzi, & Frauenfelder, 1996;
Jakubowicz & Rigaut, 1997; 2000; Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut, 2002) ont signalé
l’existence d’une asymétrie entre l’acquisition des éléments clitiques chez les enfants
francophones. Cette asymétrie a été considérée comme étant uniquement présente chez
l’enfant et donc non conforme à la langue cible (angl. non-target-like). En d’autres termes,
cette asymétrie a été interprétée comme propre au langage enfantin. L’asymétrie comme
phénomène d’étude s’appuie sur deux fondements : 1) la prémisse que la grammaire cible ne
présente pas d’asymétrie; 2) des données empiriques démontrant une asymétrie chez
l’enfant, à savoir que les clitiques sujets apparaissent plus tôt et sont davantage produits. Ces
deux fondements ont amené les chercheurs à tirer la conclusion que l’asymétrie chez l’enfant
se situait au niveau de l’ordre d’acquisition (séquentielle) et qu’elle était attribuable au
processus développemental.
Considérant l’importance des travaux sur l’asymétrie, il semble à prime abord non pertinent
d’aborder à nouveau ce sujet. Or de récentes avancées, tant au niveau théorique que
méthodologique, ont indiqué la nécessité de revoir ce phénomène. Ces avancés ont eu pour
effet d’ébranler les fondements mêmes de l’asymétrie, ce qui a eu pour conséquence de
mettre en doute les conclusions qui ont été tirées de la présence de ce phénomène, et par le
fait même, les hypothèses élaborées pour en rendre compte.
De récents travaux sur la représentation de la transitivité et des objets nuls dans certaines
langues, le français en particulier (not. Larjavaara, 2000; Lambrecht & Lemoine, 2005;
Cummins & Roberge, 2005), ont mis en doute la prémisse que l’adulte francophone ne
présentait pas d’asymétrie. Ceci fait en sorte que la présence d’une asymétrie chez l’enfant
pourrait être attribuable aux propriétés de la grammaire cible et non directement et
uniquement au processus développemental. Dans ce cas, il est possible que les conclusions
qui ont été tirées sur la grammaire enfantine soient erronées et il est donc essentiel d’y jeter
un second regard.
5
Sur le plan méthodologique, les travaux de Pirvulescu (2006) ont indiqué que la
caractérisation de ce phénomène chez l’enfant a été basée sur une méthode de calcul
imprécise. Ces développements méthodologiques remettent en question le fait qu’il existe
une asymétrie au niveau de l’ordre d’acquisition et une asymétrie au niveau de l’optionalité
de ces éléments. Ceci soulève la question à savoir si ces éléments apparaissent réellement à
des moments différents et si leur période d’optionalité est similaire ou différente.
Globalement, ces avancées ont démontré qu’il était essentiel de reconsidérer le phénomène
de l’asymétrie et également celui de l’optionalité dans la production des clitiques sujets et
objets chez les enfants francophones. L’asymétrie est elle-même créée par une optionalité
considérable (ou une omission) des clitiques objets. La mise en évidence de l’optionalité des
clitiques objets a diminué l’intérêt qui était portée à l’asymétrie et à l’optionalité des
clitiques sujets. À ce jour, plusieurs hypothèses ont été proposées pour rendre compte de
l’asymétrie et de l’optionalité des clitiques objets. De par le fait que notre étude est
simultanément vouée à l’étude de l’acquisition des clitiques sujets et objets, elle nous permet
d’évaluer plusieurs de ces hypothèses.
Globalement, notre étude vise à reconsidérer l’asymétrie en tenant compte des avancées
théoriques et méthodologiques dont nous avons fait mention. La reconsidération de
l’asymétrie entraîne deux tâches : 1) une vérification de ses fondements dans le but de la
définir avec plus de précisions; et 2) une discussion portant sur les implications théoriques
des résultats obtenus. Dans le but d’effectuer adéquatement ces tâches, le présent travail est
morcelé en 6 chapitres.
Le second chapitre introduit les aspects théoriques essentiels à notre travail. Il décrit ce que
sont les éléments clitiques et présente les hypothèses proposées pour rendre compte de
l’asymétrie en acquisition. En première section, nous évaluons les hypothèses qui abordent
le traitement des clitiques par rapport au niveau d’adéquation descriptive qu’elles atteignent.
Cette évaluation est également liée au but que nous poursuivons, à savoir comprendre ce qui
pourrait engendrer l’asymétrie telle que décrite dans les études antérieures. Ainsi, les
traitements qui présentent eux-mêmes des asymétries entre les clitiques sujets et objets
constituent des outils théoriques privilégiés pour le présent travail et sont donc priorisés. Les
6
hypothèses sur le traitement des clitiques sont présentées selon qu’elles s’appuient sur la
bipartition (Kayne, 1975) ou sur la tripartition (Cardinaletti & Starke, 1994). Parmi ces
hypothèses nous estimons que l’hypothèse de Roberge (1990) est celle qui atteint le niveau
d’adéquation le plus élevé parce qu’elle permet de rendre compte des caractéristiques du
français parlé et du français normatif.1 En ce qui concerne l’asymétrie comme telle, nous
estimons que l’hypothèse d’Auger (1994) a un potentiel descriptif intéressant puisqu’elle est
différentielle : les clitiques sujets sont des marqueurs d’accord et les clitiques objets, des
marqueurs d’argument.
En seconde partie du Chapitre 2, nous présentons les hypothèses (Jakubowicz et al., 1996;
Hamann, 2003; Jakubowicz & Nash, à paraître; Schmitz & Müller, 2008) qui ont été
proposées pour rendre compte de l’asymétrie en acquisition. La description de ces
hypothèses dans ce chapitre a pour but de faciliter la tâche aux lecteurs qui ne sont pas
nécessairement familiers avec les éléments clitiques parce que ces hypothèses dépendent de
manière cruciale du traitement des clitiques qu’elles adoptent. Le traitement des clitiques
adopté dans le cadre de ces études considère qu’il y a des différences fondamentales entre les
clitiques sujets et objets et que celles-ci sont en partie responsables de l’asymétrie observée.
Les Chapitres 3, 4 et 5 sont dédiés à notre première tâche, à savoir vérifier les fondements
empiriques de l’asymétrie dans l’objectif de la définir plus précisément. Ce travail est
effectué en deux étapes puisque nous vérifions les deux fondements de l’asymétrie de
manière indépendante. Le Chapitre 3 est consacré à évaluer la prémisse que l’adulte ne
présente pas d’asymétrie. Sur la base d’études antérieures et de données empiriques en
interaction spontanée, nous démontrons que l’adulte présente en fait 3 types d’asymétries.
Ces asymétries font en sorte que le clitique sujet sera généralement plus produit que le
clitique objet en proportion (en tenant compte des contextes où ces éléments sont attendus)
et toujours davantage produit en nombre absolu. De plus, notre analyse de la grammaire
adulte met en évidence que la production du clitique sujet est systématique alors que celle du
clitique objet est variable. En redéfinissant la grammaire cible, notre analyse démontre que
1 Les termes français parlé et français normatif désignent respectivement le français oral et le français écrit.
7
l’asymétrie chez l’enfant pourrait être attribuable aux propriétés de la grammaire du français
et indique que la variabilité du clitique objet dans les productions adultes doit être considérée
comme pouvant entraîner des répercussions sur l’acquisition de ce morphème. De manière
globale, ce chapitre redéfinit l’input auquel l’enfant est exposé en ce qui a trait aux clitiques
sujets et objets, et ajoute un facteur supplémentaire que l’on doit considérer dans notre
interprétation de l’asymétrie chez l’enfant.
Les Chapitres 4 et 5 sont consacrés à évaluer l’état de l’asymétrie chez l’enfant francophone.
Au Chapitre 4, nous présentons une analyse critique et exhaustive des études antérieures sur
le sujet. Ce Chapitre a pour but de vérifier la solidité empirique de l’asymétrie. Nous
effectuons ce travail en considérant les avancées dont nous avons fait mention et en tenant
compte des asymétries présentes dans la grammaire cible. L’asymétrie chez l’enfant est
basée sur de nombreuses études en interaction spontanée et en production induite. Nous
évaluons la solidité empirique de ces études de manière indépendante.
Les études en interaction spontanée ont rapporté une asymétrie sur deux aspects : 1)
quantitatif : le clitique sujet est davantage produit; et 2) séquentiel : le clitique sujet apparaît
plus tôt en production. Notre analyse confirme en partie le premier aspect de l’asymétrie. Si
l’on considère la production des éléments clitiques en nombre absolu, il est indéniable que le
clitique sujet est davantage produit. Cependant, puisque les méthodes de calcul utilisées ne
visent pas spécifiquement les contextes dans lesquels les éléments clitiques sont attendus,
ces études ne permettent pas de confirmer la présence d’une asymétrie proportionnelle. Seule
l’évidence d’une asymétrie de ce type pourrait confirmer qu’il existe une asymétrie réelle
chez l’enfant. De plus, seule une analyse proportionnelle pourrait confirmer l’existence
d’une asymétrie séquentielle. Or, si les études antérieures en interaction spontanée ne
fournissent pas l’évidence d’une asymétrie proportionnelle, certaines études en production
induite le font incontestablement. L’asymétrie proportionnelle est d’ailleurs présente chez
l’enfant jusqu’aux environs de l’âge de 6 ans. Ainsi, les résultats de certaines études
antérieures en production induite confirment la présence d’une asymétrie réelle et pourraient
être interprétés comme indiquant la présence d’une asymétrie séquentielle. Cependant, seule
une réanalyse de données en interaction spontanée à partir de la nouvelle méthodologie de
8
calcul développée par Pirvulescu (2006) peut permettre de vérifier l’état réel de l’asymétrie
chez l’enfant, ce qui est l’objet du Chapitre 5.
Le Chapitre 5 est entièrement consacré à cette tâche et présente une analyse des productions
langagières de 3 enfants, une européenne et deux québécoises âgées entre 2 et 3 ans, en
interaction spontanée. Nos résultats confirment qu’il existe bien une asymétrie en nombre
absolu mais ne confirme pas qu’il existe des asymétries proportionnelle et séquentielle. Nos
résultats démontrent que les clitiques sujets et objets ont un développement similaire en
interaction spontanée chez les tout-petits. Ces éléments apparaissent relativement au même
moment et sont optionnels jusqu’aux environs de la troisième année de vie, après quoi, leur
production est conforme à la langue cible.
Le corpus de français québécois utilisé pour cette tâche a été créé spécifiquement pour cette
thèse. Ce travail empirique était nécessaire puisque nous désirions avoir le maximum
d’informations contextuelles dans le but de cibler les contextes dans lesquels les éléments
clitiques étaient attendus. Ce corpus sera bientôt disponible aux chercheurs par le biais de la
banque de données CHILDES. Nous utilisons les données de ce corpus dans le présent
travail lorsque indiqué.
Notre sixième chapitre présente d’abord le bilan de la première étape de notre travail et
accomplit la seconde, à savoir discuter des implications théoriques de nos résultats.
L’ensemble de nos résultats nous amène à rejeter les conclusions des études antérieures sur
le sujet. Nous reconnaissons qu’il existe bien une certaine forme d’asymétrie chez l’enfant
(en nombre absolu) mais nous proposons qu’elle soit attribuable aux propriétés de la langue
cible et non au processus développemental. Au-delà de ces conclusions, notre recherche met
en lumière une asymétrie significative pour le processus acquisitionnel, à savoir que le
clitique sujet atteint la grammaire cible plus rapidement.
Cette asymétrie, que nous qualifions de rythmique, est engendrée par l’optionalité prolongée
du clitique objet. Ce phénomène a été observé dans plusieurs études en production induite
9
mais n’est toutefois plus présent2 au même moment (après l’âge de 3 ans) dans d’autres
contextes de production.3 Les clitiques sujets, comme les clitiques objets, passent par une
étape d’optionalité. Cependant, notre étude démontre que celle-ci prend fin aux environs de
la troisième année de vie. Ces résultats contradictoires nous amènent à aborder la question de
l’optionalité dans la grammaire enfantine d’une nouvelle perspective en proposant qu’il
existe deux types d’optionalité : spontanée et induite. Nous qualifions d’optionalité
spontanée celle que l’on observe pour les clitiques sujets et objets avant l’âge de 3 ans et
d’induite, celle que nous observons uniquement dans certaines tâches en production induite.
Toujours dans le Chapitre 6, nous explorons des sources possibles à ces phénomènes en
analysant en détails les nombreuses hypothèses qui ont été proposées. L’optionalité des
clitiques sujets, et plus particulièrement celle des clitiques objets, a été attribuée à diverses
sources. Les hypothèses proposées attribuent l’optionalité à des facteurs très différents. Nous
insistons particulièrement sur les hypothèses de Hyams (1986), Rizzi (2002) et Rasetti
(2003) qui décrivent l’optionalité comme une transition entre deux valeurs paramétriques;
sur celle de Schaeffer (1997, 2000) qui impute l’optionalité au développement du système
pragmatique; sur celle de Yang (2002) qui attribue l’optionalité au développement quantitatif
du système grammatical; sur celle de Wexler et al. (2004) qui propose que l’optionalité
découle d’une contrainte maturationnelle; sur la proposition de Grüter (2006) qui attribue ce
phénomène à une limite mémorielle; et finalement sur celle de Pérez-Leroux et al. (2006,
2008) qui considère l’optionalité du clitique objet comme le signe de la présence d’un objet
nul référentiel dans la grammaire enfantine.
Notre analyse nous amène à conclure qu’aucune de ces hypothèses, du moins dans leur
forme actuelle, n’arrive à rendre compte adéquatement de nos résultats. Devant ce constat,
nous utilisons l’ensemble du présent travail, et ce, tant au niveau empirique (enfant et adulte)
que théorique, pour nous guider vers une hypothèse qui pourrait expliquer ces optionalités.
L’analyse des traitements des clitiques (Chapitre 2), la description des asymétries présentes
dans la grammaire adulte (Chapitre 3), la description des productions enfantines (Chapitres 4
2 De manière différente des productions adultes. 3 En interaction spontanée et dans l’étude en production induite effectuée par Pirvulescu & Belzil (2008).
10
et 5) et la présence de deux types d’optionalité sont les éléments que nous considérons. Pris
dans leur ensemble, ces éléments pointent vers la nécessité d’adopter un traitement
différentiel des éléments clitiques et nous estimons que le choix d’une hypothèse de ce type
s’avère un élément clé qui nous amènera éventuellement à déterminer l’origine de
l’optionalité spontanée.
Quant à l’optionalité induite, à savoir celle qui n’apparaît que dans certains contextes de
production, nous formulons l’hypothèse qu’elle soit attribuable à la variation du clitique
objet dans l’input et par la tendance qu’a l’enfant à régulariser les variations auxquelles il est
exposé. Cette proposition est basée sur une revue des travaux de Hudson & Newport (2005)
et Miller (2007), et elle interprète l’optionalité comme l’étape de transition entre la
régularisation et la convergence. Nous nuançons notre proposition en suggérant que la
variation a possiblement un impact sur la durée de la période d’optionalité et non sur sa
présence comme telle.
Finalement, le Chapitre 7 clos la présente thèse en résumant l’essentiel de nos conclusions en
ce qui a trait au traitement syntaxique des clitiques et en ce qui concerne l’interprétation de
l’asymétrie et de l’optionalité dans le domaine de l’acquisition. Nous insistons
particulièrement sur l’importance de reconsidérer des phénomènes empiriques établis.
11
Chapitre 2 Les pronoms clitiques et l’asymétrie : traitements et
hypothèses
Le présent chapitre présente les aspects théoriques essentiels à notre travail. Il décrit ce que
sont les pronoms clitiques, présente les analyses qui ont été proposées pour rendre compte de
leur distribution et fait une revue des hypothèses élaborées pour expliquer l’asymétrie en
acquisition.
En première section (2.1) nous décrivons les clitiques à partir des travaux de Kayne (1975)
et de Cardinaletti & Starke (1994). En section 2.2, nous évaluons les hypothèses élaborées
pour expliquer leur distribution. La troisième section (2.3) est dévouée à la présentation des
hypothèses qui ont été développées pour rendre compte de l’asymétrie telle qu’elle a été
définie dans les études en acquisition. Bien que ces hypothèses visent toutes à expliquer le
même phénomène, elles diffèrent grandement en ce qui a trait au traitement des clitiques
qu’elles adoptent. Puisque le traitement des clitiques adopté détermine de manière cruciale
l’orientation des hypothèses en acquisition, nous les présentons dans un même chapitre. Cet
ordre de présentation a pour but de faciliter la lecture et de démontrer l’importance du lien
entre la théorie syntaxique et les hypothèses en acquisition.
Finalement, la §2.4 clôt le présent chapitre par une discussion sur les hypothèses en
acquisition à la lumière de notre évaluation du traitement des éléments clitiques sur
lesquelles elles reposent.
2.1 Les pronoms clitiques
Plusieurs travaux ont été faits dans le but de décrire le système pronominal du français. Nous
présentons ici deux d’entre eux qui sont basés sur le comportement syntaxique des pronoms,
à savoir celui de Kayne (1975) et celui de Cardinaletti & Starke (1994).
12
L’analyse du système pronominal du français de Kayne (1975) identifie deux classes de
pronoms : les pronoms forts et les pronoms faibles, aussi appelés clitiques. Les pronoms
forts (moi, toi, lui, elle, nous, vous, eux, elles)4 sont définis comme ‘NP-like’ par Kayne
parce qu’ils apparaissent dans le même environnement syntaxique que les syntagmes
nominaux (angl. ‘NP’ Noun Phrase, maintenant nommé Determiner Phrase).5
Les pronoms forts peuvent apparaître à l’intérieur d’un syntagme prépositionnel (1a), en
position clivée (1b) et ils peuvent être conjoints (1c).
(1) a. Mathieu parle à lui.
b. Lui , il parle à Mathieu.
c. Mathieu et lui parlent ensemble.
Les pronoms faibles (clitiques) n’ont pas la même distribution que les NP et ne peuvent pas
apparaître dans ces environnements. On peut regrouper en trois types les pronoms clitiques :
les sujets (nominatifs; je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils, elles), les objets directs (accusatifs;
me, te, le, la, les, nous, vous), et les objets indirects (datifs et génitifs; me, te, lui, leur, nous,
vous). Dans la présente dissertation, nous nous penchons exclusivement sur les clitiques
nominatifs et accusatifs que nous désignons comme clitiques sujets et clitiques objets.
Les travaux de Kayne ont permis d’identifier quatre caractéristiques (2) qui distinguent les
clitiques des pronoms forts.
(2) a. Rien ne peut intervenir entre le verbe et le clitique mis à part d’autres clitiques (ex. *Je très veux manger.) b. Les clitiques ne peuvent être modifiés (ex. Tous ils mangent.) c. Ils ne peuvent être conjoints (ex. *Je et tu voulons manger.)
4 En français québécois : nous-autres, vous-autres et eux-autres font partie de la liste des pronoms forts. 5 Nous utilisons les acronymes anglais pour décrire les divers types de syntagme : NP = syntagme nominal; DP = syntagme déterminant; VP = syntagme verbal; TP = projection de temps; Infl. = projection de temps d’accord.
13
d. Ils ne peuvent être mis en contraste (ex. *Il mangera en premier et non je.) ou utilisés de manière absolue (ex. *Qui est parti? Il.)
De plus, ces travaux ont également mis en lumière une différence entre les éléments
clitiques. Les clitiques sujets semblent occuper la même position que le NP sujet lexical (3),
ce qui n’est pas le cas des autres éléments clitiques.
(3) a. Il mange la tarte.
b. Mathieu mange la tarte.
Dans le cas des clitiques objets, outre à l’intérieur d’une phrase impérative, ils occupent une
position préverbale (4a) contrairement au DP objet qui est en position de complément du
verbe (4b), donc postverbale.
(4) a. Je le mange.
b. Je mange le pain.
En plus des caractéristiques générales décrites ci-dessus, Kayne discute aussi de l’inversion
des clitiques sujets. Cette inversion est possible avec les clitiques (5a) et non avec les DP
(5b) ou les pronoms forts. 6
(5) a. Part-il ?
b. *Part Jean ?
Ce type d’inversion n’est pas possible avec le clitique objet (6b), outre dans les impératives.
(6) a. Le veux-tu?
b.*Veux-le-tu?
La description générale du système pronominal tel que proposé par Kayne constitue une base
essentielle sur le plan syntaxique. Notamment, elle fait la distinction entre pronoms forts et
clitiques, elle identifie les environnements syntaxiques dans lesquels ces pronoms peuvent
apparaître, et elle définit le caractère dépendant des clitiques (ils dépendent de leur hôte, le
verbe). Sur la base de la distinction entre pronoms forts et faibles, le Tableau 2-1 fait état du
système pronominal du français. 6 Bien que l’inversion des clitiques sujets soit possible, elle est néanmoins peu fréquente en français parlé (voir not. Lambrecht, 1981; Auger, 1994; Zribi-Hertz, 1994).
14
Tableau 2-1 Système pronominal du français
Pronoms Clitiques
Personnes
Forts
Sujets Objets directs
Objets indirects Réfléchis
singulier
1 Moi Je Me Me Me 2 Toi Tu Te Te Te 3 Lui/Elle Il/Elle Le/La Lui Se
pluriel
1 Nous
Nous-autres*7 Nous/On Nous Nous Nous
2 Vous
Vous-autres* Vous Vous Vous Nous
3 Eux
Eux-autres* Ils/Elles Les Leur Se
Près de 20 ans après la publication des travaux de Kayne, Cardinaletti & Starke (1994) ont
réanalysé le système pronominal du français en proposant qu’il n’existe pas deux types de
pronom mais bien trois. Ce modèle, que l’on nomme ‘tripartition’ propose que tous les
pronoms peuvent apparaître sous trois formes : forte, faible et clitique. Ces formes
pronominales ont une structure qui leur est propre. Ce ne sont pas toutes les langues qui
comportent les trois formes mais le nombre maximal pour chaque pronom est universel. Les
auteurs décrivent le français comme une langue à trois types de pronoms.
En français, les pronoms forts tels que définis par Cardinaletti & Starke sont les mêmes que
ceux identifiés par Kayne (1975), à savoir ceux qui se comportent comme des DP. Ces
7 Ces formes se retrouvent uniquement en français québécois (voir Auger, 1994).
15
pronoms (moi, toi, lui, elle, nous, vous, eux, elles)8 peuvent apparaître à l’intérieur d’un
syntagme prépositionnel (PP), en position clivée et ils peuvent être conjoints. Le modèle de
Cardinaletti & Starke diffère de celui de Kayne parce que la catégorie ‘clitique’ est scindée
en deux, entre faible et clitique. La distinction entre faible et clitique est basée sur la
morphologie, la syntaxe, la phonologie et la sémantique.
La tripartition de Cardinaletti & Starke propose donc une différence importante entre les
‘clitiques’ sujets et les ‘clitiques’ objets, ce qui n’était pas le cas dans la bipartition de
Kayne. Pour ces auteurs, les ‘clitiques’ sujets et objets sont des éléments différents : les
‘clitiques sujets’ sont des pronoms faibles, et les ‘clitiques objets’ sont des pronoms
clitiques. Cette distinction est cruciale dans le cadre d’une étude qui se penche sur
l’asymétrie de ces éléments en acquisition parce que si les clitiques sujets et objets au sens
de Kayne sont des entités différentes, cela pourrait expliquer la présence même de
l’asymétrie. Néanmoins, il se pourrait également que la présence d’une asymétrie tire son
origine d’une toute autre source, voire même de plusieurs sources.
Ce qui caractérise essentiellement les travaux de Kayne (1975) et ceux de Cardinaletti &
Starke (1994) est que la description qu’ils font des éléments clitiques est basée sur le français
normatif. Dans le cadre d’une étude en acquisition, nous devons tenir en considération le
français parlé s’il s’avère différent du français normatif. Or des études effectuées dans les
années 80 et 90 (not. Hulk, 1986; Roberge, 1990; Auger, 1994) ont démontré que les
descriptions de Kayne et de Cardinaletti & Starke ne s’appliquaient pas au français parlé, du
moins de certaines variétés (ex. français québécois). La distinction entre le français normatif
et le français parlé se base essentiellement sur deux différences qui touchent le clitique
sujet : 1) la possibilité d’effacer ou non cet élément dans les propositions coordonnées (7a);
et 2) le redoublement ou l’absence de redoublement9 (7b).
(7) a. Il mange et __ boit continuellement.
b. Vincent il boit.
8 En fait la distinction n’est pas si simple. La corrélation entre le statut syntaxique et la forme morphologique des pronoms n’est pas parfaite. 9 La présence de ce phénomène est encore discutée au sein de la littérature (voir De Cat, 2005).
16
En français normatif, il est possible d’effacer le clitique sujet (7a), mais il est impossible de
le redoubler (7b). En français parlé, la situation est complètement inverse. Le clitique sujet
est redoublable (7b) (not. Hulk, 1986; Roberge, 1990; Auger, 1994) mais non effaçable (7a)
(Lambrecht, 1981; Zribi-Hertz, 1994; Jakubowicz & Rigaut, 1998). Malgré tous les travaux
qui démontrent que les clitiques sujets peuvent être redoublés en français parlé, certains
chercheurs, dont De Cat (2005), contestent toujours ce fait. Récemment, une étude
d’envergure (Culbertson & Legendre, 2008) basée sur la parole spontanée et sur des
jugements de grammaticalité a démontré que les arguments avancés par De Cat (2005)
n’avaient aucun fondement empirique. C’est donc avec confiance que nous affirmons que le
français parlé permet le redoublement sujet.
L’un des buts du présent chapitre est d’évaluer les hypothèses élaborées pour rendre compte
de la distribution des éléments clitiques. Cette évaluation vise à déterminer quelle hypothèse
décrit le plus adéquatement le comportement des clitiques, ou en d’autres termes, à identifier
l’hypothèse qui atteint le seuil d’adéquation descriptive le plus élevé. Dans le cadre du
présent travail, nous considérons qu’une hypothèse théorique atteint un seuil d’adéquation
descriptive élevé si elle peut rendre compte des particularités du français normatif et du
français parlé, ainsi que des différences interlinguistiques que l’on observe entre les langues
romanes.10 De plus, au-delà de la notion de description, ce qui s’avère crucial pour le présent
travail est de déterminer quels traitements proposés ont le potentiel de nous aider à mieux
comprendre et à mieux décrire l’asymétrie telle qu’elle a été rapportée dans les études
antérieures. En ce sens, les traitements qui présentent une analyse différentielle entre les
clitiques sujets et objets sont privilégiés.
Dans la prochaine section, nous évaluons les hypothèses qui ont été proposées pour
expliquer le comportement des clitiques. Il existe essentiellement deux types d’hypothèses :
1) celles qui adoptent la bipartition (Kayne, 1975); 2) et celles qui s’appuient sur la
tripartition (Cardinaletti & Starke, 1994). Dans le premier cas, le comportement des clitiques 10 Les différences interlinguistiques se manifestent au niveau des clitiques sujets et des clitiques objets. Les clitiques sujets peuvent être soit réalisés (ex. français), soit nuls (ex. l’espagnol) et les clitiques objets peuvent être soit redoublés (Roberge & Vinet, 1989; Roberge, 1990; Auger, 1994) (français parlé), soit non redoublés (français normatif).
17
est décrit par leur mode d’incorporation (syntaxique ou morphologique) et leur position
d’insertion (déplacement ou génération à la base) (type 1); et dans le deuxième, le
comportement des clitiques est considéré comme découlant des caractéristiques de leur
structure (type 2). Nous présentons ces hypothèses en deux temps de manière
chronologique : d’abord les hypothèses de type 1 (§2.2.1), suivies des hypothèses de type 2
(§2.2.2). Chaque hypothèse est d’abord décrite puis évaluée selon le niveau d’adéquation
descriptive qu’elle atteint et selon qu’elle présente ou non des caractéristiques différentielles
intéressantes pour l’étude de l’asymétrie.
2.1.1 Hypothèses de type 1
Les hypothèses de types 1 attribuent le comportement des éléments clitiques à leur mode
d’incorporation et à leur position d’insertion. Nous présentons ces hypothèses dans l’ordre
suivant : l’analyse syntaxique par déplacement de Kayne (1975), l’analyse syntaxique de
génération à la base de Jaeggli (1986), l’analyse syntaxique de Roberge (1990), l’analyse
morphologique d’Auger (1994) et l’analyse complexe (syntaxique et morphologique) et
hybride (génération à la base et déplacement) de Sportiche (1996).
2.1.1.1 Kayne (1975)
À partir des caractéristiques énumérées en §2.1, Kayne fait ressortir deux tendances : 1) les
clitiques objets sont plus près du verbe que leur contrepartie NP; et 2) les clitiques sujets
sont également près du verbe, mais toutefois moins que les clitiques objets. Il propose que
cette proximité de surface s’explique par le biais d’une analyse syntaxique de déplacement.
La théorie à cette époque comprenait une structure profonde (D) et une structure de surface
(S). Les transformations s’effectuaient entre les deux structures. Afin de satisfaire le cadre de
sous-catégorisation d’un verbe donné qui était introduit en structure profonde, l’objet sous sa
forme pronominale se trouvait d’abord en position de complément (à la droite de V) puis se
déplaçait sous V à la gauche du verbe pour apparaître dans sa position de surface. Les
clitiques objets se retrouvaient ainsi dominés par le nœud V. Cette structure est illustrée en
(8).
18
(8) a : Structure profonde D
SV 3 V Pronom mange le
b : Structure de surface S
SV # V 2 Pronom V le mange
Le scénario est un peu différent pour les clitiques sujets. Kayne suggère que l’opération de
déplacement du clitique objet sur le verbe s’effectue avant le déplacement du verbe. Ainsi, le
sujet s’incorpore à un groupe verbal déjà formé de clitique objet + verbe, ce qui donne
l’ordre de surface observé, à savoir que les clitiques objets, s’il y en a, se trouvent entre le
clitique sujet et le verbe. L’analyse de Kayne est basée sur le français normatif où les
clitiques sujets et objets sont en distribution complémentaire avec les NP et les pronoms
forts. Elle a donc été élaborée avant les travaux de Roberge (1990) qui ont mis en évidence
que les éléments clitiques pouvaient être redoublés en français parlé. Ainsi, sans minimiser
l’apport substantiel que les travaux de Kayne ont amené, il va de soi que son analyse
n’atteint pas l’adéquation descriptive puisqu’elle ne peut que rendre compte du français
normatif.
Depuis Kayne, plusieurs approches relatives au traitement des clitiques ont été proposées,
notamment pour rendre compte du français parlé où le redoublement (clitique et DP) est
possible dans certaines variétés (ex. en français québécois : Vincent il a faim). Ce
redoublement, qui s’étend d’ailleurs aux clitiques objets dans plusieurs variétés des langues
romanes (not. Jaeggli, 1986; Roberge & Vinet, 1989), implique que les clitiques et les DP ne
sont pas en distribution complémentaire et donc qu’ils ne peuvent occuper la même position
syntaxique. C’est essentiellement la mise en évidence de ce phénomène qui a remis en
question l’analyse par déplacement de Kayne.
19
2.1.1.2 Jaeggli (1986)
Les avancements sur le plan théorique, notamment avec le développement de la théorie du
gouvernement et du liage (Chomsky, 1982), ont permis d’élaborer une nouvelle analyse qui
peut tenir compte du redoublement. La nouvelle catégorie pro (un pronom nul) occupe la
position d’argument (d’objet dans le cas présent) et est récupérée par le clitique, qui lui n’a
pas le statut d’argument (9).
(9) Structure permettant le redoublement du clitique objet
VP 3 V DP lej +mange proj
Le statut d’argument est lié aux rôles thématiques (ex. agent ou patient).11 Dans le cadre de
la théorie du gouvernement et du liage, le critère thématique veut que tout argument ait un
rôle thématique et un seul. De plus, tout rôle thématique (qui dépend de la sémantique du
verbe) doit être attribué à un argument et à un seul. Ainsi, le redoublement fait en sorte
qu’uniquement pro a le statut d’argument.
Cette analyse avec pro permet de traiter de manière uniforme les langues où le redoublement
de l’objet est possible. La présence de pro satisfait le critère thêta (rôle thématique) du verbe
et l’interprétation de l’élément nul est récupérée par le clitique qui lui est coïndicé. Cette
analyse, généralement désignée sous le nom de ‘génération à la base’, a par la suite été
appliquée aux clitiques sujets par Roberge & Vinet (1989) et Roberge (1990).
2.1.1.3 Roberge & Vinet (1989) et Roberge (1990)
Jusqu’aux travaux de Roberge, le français était mis à part des langues romanes comme la
seule langue n’étant pas à sujets nuls puisque la réalisation du clitique sujet est obligatoire.
Roberge & Vinet (1989) et Roberge (1990) ont élaboré une proposition qui unifie les
langues romanes. La différence entre le français et l’espagnol par exemple, serait la façon
11 L’agent (ou l’actant) est l’entité qui effectue l’action et le patient est l’entité qui subit l’action.
20
dont l’interprétation de pro est récupérée. En espagnol, pro serait récupéré par le biais de la
désinence verbale (ex. ablo espagnol). Dans le cas du français, cette interprétation se fait par
le biais du clitique sujet (10) (ex. je parle espagnol).
(10) Structure permettant le redoublement du clitique sujet
I’’ 3 proi I 3 I V’’ il i ….
L’analyse avec pro en position d’argument (sujet ou objet) a l’avantage de traiter les
clitiques sujets et objets de la même manière en ce qui a trait à leurs propriétés. Cela dit, ces
deux éléments ont quand même des comportements différents en français parlé : le clitique
sujet peut être redoublé, ce qui ne semble pas être le cas pour le clitique objet.
En résumé, Roberge propose une analyse de génération à la base dans l’esprit de Jaeggli
(1986) pour les clitiques sujets et les clitiques objets. Cette proposition atteint un seuil
d’adéquation descriptive assez élevé parce qu’elle a le potentiel de décrire les
caractéristiques du français parlé et du français normatif. En français normatif, le clitique
sujet serait inséré dans une position argumentale, ce qui ferait en sorte qu’il ne pourrait pas
être redoublé. Cette hypothèse a d’ailleurs subséquemment été reprise et modifiée par
plusieurs chercheurs, dont Auger (1994) et Sportiche (1996). Ces dernières hypothèses,
contrairement à celle de Roberge, ont été développées dans le cadre du programme
minimaliste (Chomsky, 1995).
2.1.1.4 Auger (1994)
Auger (1994) développe son analyse à partir du français parlé informel québécois (FPIQ).
L’auteur rejette d’emblée le traitement purement syntaxique des clitiques qui a été proposé à
la suite des nouvelles catégories fonctionnelles AGRS, AGRO, T et ASP qui sont apparues
dans le cadre du développement de l’approche minimaliste. Elle opte pour un traitement
morphologique des clitiques qui s’applique de manière présyntaxique, c’est-à-dire avant
21
toute manipulation par la syntaxe. La question de génération à la base ou de déplacement
n’est pas pertinente dans le cadre de cette analyse.
À l’instar de Cummins & Roberge (1994), Auger propose que ce qui est introduit
présyntaxiquement est un ensemble de traits formels associés à la racine lexicale et non un
élément phonétiquement réalisé.
Ces traits formels auraient le même statut que les autres traits optionnels
ajoutés à un item sélectionné pour une dérivation donnée. Tout comme la
plupart des noms peuvent être singuliers ou pluriels, les verbes auraient
l’option de se présenter avec des clitiques. (Heap & Roberge, 2001; p.16)
Auger établit d’abord une distinction cruciale entre les statuts morphologique et
morphosyntaxique. Le statut morphologique d’un élément est indépendant de son statut
morphosyntaxique. Il existe dans les langues naturelles des affixes qui ne marquent pas
l’accord et des éléments non affixaux qui marquent l’accord. En d’autres termes, cela
implique que le statut morphologique d’un élément n’entre pas nécessairement en corrélation
avec son statut syntaxique. Ainsi, bien que les clitiques sujets et objets soient considérés
comme des affixes, ils ont un statut syntaxique différent : les affixes sujets se comportent
comme des accords alors que les affixes objets agissent comme des arguments.
Ce qui motive l’analyse des affixes sujets comme marqueurs d’accord est qu’ils sont les
seuls à pouvoir apparaître en présence de leur argument réalisé (redoublement) (11).
(11) a. Maman elle veut pas.
b. Maman la mange la pomme.
La proposition en (11a) comporte un sujet lexical redoublé d’un clitique sujet. Bien que la
phrase en (11b) soit superficiellement semblable, elle ne constitue pas un cas de
redoublement objet mais plutôt un cas de dislocation à droite.12 La dislocation est aussi
12 Il est à noter qu’aucune étude récente n’a évalué sur le plan technique (durée de l’allongement, chute du fondamental, etc.) la présence ou l’absence de redoublement du clitique objet. Il serait pertinent de confirmer qu’il n’y a pas de redoublement par le biais d’une étude qui utiliserait la même méthodologie que celle de Culbertson & Legendre (2008).
22
possible dans le cas du sujet. Auger (2003) explique la différence entre le redoublement et la
dislocation de manière syntaxique et prosodique.
Sur le plan de la prosodie, bien qu’il n’y ait pas toujours une pause entre l’élément disloqué
et le pronom pour marquer la dislocation, d’autres particularités sont présentes. Auger (2003;
p. 392) cite notamment les caractéristiques de la dislocation à gauche en français québécois
telles qu’identifiées par Deshaies, Guilbault & Paradis (1993).
(12) i. absence d’enchaînement entre la consonne finale du syntagme disloqué et l’attaque vocalique qui suit. ii. accentuation de la dernière syllabe du syntagme disloqué.
iii. chute importante du F0 entre le syntagme disloqué et le reste de la phrase.13
Plusieurs autres arguments sont présentés pour qualifier les pronoms sujets de marqueurs
d’accord et les pronoms objets de marqueurs d’argument. Outre la prosodie, la fréquence de
la cooccurrence NP et clitique est nettement supérieure dans le cas des sujets. Pour le
clitique sujet, on recense des taux de cooccurrence oscillant entre 70% et 75%14 alors que
dans le cas des clitiques objets, la fréquence de cooccurrence se situe entre 15% et 40%.
Globalement, cette analyse se résume à ceci : 1) les pronoms sujets et objets sont des affixes
introduits en morphologie; 2) les pronoms sujets sont les seuls à être des accords puisqu’ils
sont les seuls à se retrouver dans toutes les constructions contenant normalement un accord
sujet-verbe; et 3) les pronoms objets, quant à eux, ont le statut d’argument et sont spécifiés
pour le trait accusatif. L’absence de redoublement dans le cas du pronom objet est cruciale
dans le fait qu’il soit considéré comme un argument. Le clitique objet est le seul à avoir le
trait casuel. La différence entre les éléments clitiques est donc attribuable à une différence de
trait.
13 La chute du F0 (du fondamental), correspond à une chute au niveau de l’intonation. Ces chutes apparaissent à la fin de plusieurs groupes rythmiques. 14 Ces taux sont présentés de manière très générale et l’article en question ne précise pas le nombre de sujets dont les productions ont été étudiées, ni la méthodologie utilisée. Pour plus de détails, l’auteur renvoie à son article de 1991.
23
Pour l’étude de l’asymétrie, l’approche d’Auger est très intéressante puisqu’elle est
différentielle : les clitiques sujets se comportent comme des accords et les clitiques objets,
comme des arguments. Néanmoins, nous estimons qu’un traitement purement
morphologique des éléments clitiques est possiblement non adéquat. En tant qu’argument, le
clitique objet modifie le sens de la phrase. Si un élément modifie le sens de phrase, c’est
donc qu’il doit être inséré en syntaxe et non en morphologie. En d’autres mots, si le clitique
objet est un argument, il a donc des traits sémantiques. S’il a des traits sémantiques, il
devrait être inséré dans la position d’objet.
2.1.1.5 Sportiche (1996)
Sportiche propose une construction clitique unique qui tient compte à la fois des différences
entre le français parlé et le français normatif, ainsi que des différences entre les langues
romanes. Cette approche est qualifiée d’hybride puisque d’une part elle rallie génération à la
base (Jaeggli, 1986) au mouvement (Kayne, 1975) et d’autre part, elle adopte un traitement
syntaxique pour certains clitiques (ex. il, le, les) et un traitement morphologique (ex. t-il, t-
elle, en) pour d’autres.
Au départ, Sportiche considère le clitique et le DP comme des entités distinctes. Les
clitiques sont tous générés à la base puisqu’ils ont tous leur propre catégorie fonctionnelle.
Dans le cas du clitique nominatif, il suggère l’existence d’une catégorie fonctionnelle NomV
et dans le cas du clitique accusatif, il propose la catégorie AccV (V pour ‘Voice’). De plus,
le mouvement est aussi présent mais contrairement aux analyses précédentes où c’est le
clitique lui-même qui se déplaçait, c’est le XP (DP) qui se déplace dans la position de
spécifieur du clitique.
La position du spécifieur licence la présence de l’argument en accord avec ses propres traits,
notamment les traits de genre, de nombre et de cas. L’accord entre le clitique et son XP se
fait par la relation Spec/tête. Les clitiques sont ainsi considérés comme des morphèmes
d’accord complexes (aussi appelés ‘têtes d’accord’).
Sportiche (1996; p.237) présente les trois paramètres suivants pour les constructions
clitiques :
24
(13) i. Le mouvement de XP au spécifieur de la projection du clitique peut se faire en syntaxe ou en LF (angl. overt/covert) ii. La tête peut être manifeste ou non (réalisée ou non)
iii. Le XP est manifeste ou non (réalisé ou non)
Ces trois paramètres lui permettent de proposer une seule et unique construction clitique qui
rend compte des particularités du français normatif et du français parlé. Si le XP est
manifeste (en syntaxe, c’est-à-dire phonologiquement réalisé et non sous forme de pro) et la
tête du clitique aussi, il y a redoublement. Pour ce qui est du français normatif, le XP sera
non manifeste, apparaissant comme pro et se déplacera en LF. La structure simplifiée est
présentée en (14).15
(14) NomV 3 XP^ Nom’ 3 Il (nom) AccV 3 XP^ AccV’ 3 le VP
La seule différence entre le français normatif et le français parlé est donc attribuable à des
différences paramétriques. Sportiche s’appuie sur la présence de filtres pour empêcher que la
tête et le spécifieur ne soient simultanément réalisés en français normatif.
Nous venons de décrire le traitement hybride génération à la base + mouvement de
Sportiche. Pour ce qui est du traitement complexe, syntaxe/morphologie, l’auteur fait la
distinction entre l’incorporation morphologique et l’incorporation syntaxique des clitiques.
L’incorporation syntaxique se fait par le biais d’un mouvement de tête tel que nous venons
de le décrire. Ce type d’incorporation est strictement compositionnel puisque le lexique n’est
pas accessible, toutes les opérations s’effectuent en syntaxe. Dans le cas de l’incorporation
morphologique, elle se fait dans le lexique avant la syntaxe et on s’attend à y retrouver des
15 Sportiche, p. 235.
25
exceptions. L’auteur propose ainsi que certains clitiques soient insérés en morphologie, ce
qui serait notamment le cas des sujets inversés du type Mange-t-il?.
Ce qui est crucial pour cette analyse est que le clitique soit toujours [+spécifié]. Le
mouvement de pro vers la position Spec du ClP (NomV ou AccV) est justifié pour satisfaire
le caractère [+spécifié] du clitique tel que stipulé dans le critère clitique (15) (angl. clitic
criterion) où la propriété [+F] est la spécificité.
(15) i. Un clitique doit être en relation spec/tête avec un XP [+spécifique].
ii. Un XP [+spécifique] doit être en relation spec/tête avec un clitique. (1993, p.56)
Ainsi, le clitique en, un pronom clitique non spécifique, est automatiquement considéré
comme incorporé morphologiquement.
Cette approche est particulièrement différente des autres que nous avons vues jusqu’à
maintenant parce qu’elle peut rendre compte à la fois du français normatif et du français
parlé ainsi que des différences interlinguistiques entre les langues romanes. Ainsi, elle a un
potentiel d’adéquation descriptive relativement élevé.
Ceci dit, indépendamment de ce potentiel, cette hypothèse n’a pas les propriétés nécessaires
pour nous aider à comprendre l’asymétrie entre l’acquisition des clitiques sujets et objets.
Contrairement aux propositions de Roberge (1990), d’Auger (1994) ainsi que celles qui
s’appuient sur la tripartition (voir §2.1.2), la structure proposée par Sportiche ne présente pas
d’asymétrie. Certes il est clair que les clitiques sujets et objets ne se retrouvent pas dans les
mêmes positions, mais en ce qui a trait aux mécanismes sous-jacents à leur production, on
observe ici une symétrie. Dans le cas du clitique sujet comme dans celui du clitique objet,
cette hypothèse veut qu’il y ait une catégorie fonctionnelle propre au clitique. Dans les deux
cas, ce n’est pas le clitique qui se déplace. De plus, on retrouve également une symétrie en
ce qui a trait au statut des éléments clitiques que Sportiche désigne sous le nom de
morphèmes d’accord complexes.
Le seul endroit où cette proposition permet une asymétrie est au niveau du redoublement.
Ceci est possible parce que Sportiche propose la présence d’un filtre qui s’appliquerait de
manière indépendante aux deux clitiques et qui ferait en sorte que si le filtre est « actif », la
26
tête et le spécifieur de la projection clitique ne pourront être simultanément réalisés. En un
sens, le filtre permet une asymétrie au niveau du redoublement mais ne peut pas expliquer
l’asymétrie telle que rapportée en acquisition dans les études antérieures. De manière très
générale, et sans vouloir entrer dans les détails spécifiques, étant donné que la structure
clitique est symétrique chez Sportiche et que les mécanismes sous-jacents nécessaires à la
production de ces éléments sont identiques, cette hypothèse semble avoir peu de potentiel
explicatif en ce qui a trait à l’asymétrie. Il serait par exemple difficile de postuler que le filtre
pourrait causer l’asymétrie observée.
2.1.2 Hypothèses de type 2
Les hypothèses de type 2 attribuent le comportement des éléments clitiques à leur structure.
Nous présentons ces hypothèses dans l’ordre suivant : l’hypothèse de la tripartition de
Cardinaletti & Starke (1994), l’hypothèse de la tripartition adaptée au français parlé de
Jakubowicz et al. (1998), l’hypothèse de la tripartition selon la morphologie distribuée de
Jakubowicz & Nash (à paraître) et finalement l’hypothèse de la tripartition basée sur les
propriétés distributionnelles de Gabriel & Müller (2005).
2.1.2.1 Cardinaletti & Starke (1994)
Le travail de Cardinaletti & Starke visait à décrire les syntagmes nominaux des langues en
établissant un parallèle avec la structure phrastique. Ce parallèle a amené les auteurs à
proposer que la structure des syntagmes nominaux contenait trois niveaux tout comme la
structure phrastique, à savoir CP, IP et VP. Au même titre que les structures phrastiques
peuvent contenir de 1 à 3 niveaux, Cardinaletti & Starke ont proposé qu’il en était de même
pour les syntagmes nominaux.
L’hypothèse de Cardinaletti & Starke (1994) est à la base des hypothèses qui attribuent le
comportement des pronoms à leur structure. L’idée globale est que les éléments
pronominaux ont des structures différentes, ce qui entraîne des répercussions sur leur
distribution. Ce modèle est différent de celui de Kayne (1975) où les pronoms sont classés
en deux types, forts et clitiques. Cardinaletti & Starke proposent plutôt que tous les pronoms
peuvent apparaître sous trois formes : forte, faible et clitique. Ces formes pronominales ont
27
une structure qui leur est propre. Ce ne sont pas toutes les langues qui comportent les trois
formes mais le nombre maximal pour chaque pronom est universel et le français est une
langue qui comporte les trois formes.
Le modèle de Cardinaletti & Starke diffère de celui de Kayne parce que la catégorie
‘clitique’ est scindée en deux, entre faible et clitique. La distinction entre faible et clitique est
basée sur la morphologie, la syntaxe, la phonologie et la sémantique. Essentiellement, ces
trois formes pronominales sont différentes quant au niveau de déficience de leur structure
syntaxique. En se basant sur le modèle T de la grammaire où les modules sémantique et
phonologique ne communiquent pas, les auteurs expliquent que si l’on observe des
différences dans ces deux modules, la source de leur différence doit être forcément
syntaxique, donc structurale. Les structures des formes pronominales sont comme suit : les
pronoms forts sont des XP sans aucune restriction distributionnelle, les pronoms faibles
(sujets en français normatif) sont des XP mais avec une distribution restreinte et les clitiques
(objets) ne sont que des têtes, donc des Xo et leur distribution est davantage restreinte. Les
structures proposées (Cardinaletti & Starke, 2000; p.183) sont illustrées en (16)16.
(16) a. Pronom fort
αP 3 α0 βP 3 β0 XP 3 X0 NP b. Pronom faible βP 3 β0 XP 3 X0 NP
16 Selon le parallèle que nous avons décrit précédemment, α0 et αP correspondent respectivement à C0 et CP.
28
c. Pronom clitique
X 3 X0 NP
L’approche de Cardinaletti & Starke présente donc une différence entre les pronoms sujets et
objets en français normatif au niveau de la structure externe de ces éléments :
Deficient pronouns seem to lack the highest functional projection of noun
phrases, and from this all their deficiency follows. The underlying trigger of
deficiency is thus ‘lack of the highest functional projection of an extended
projection’, a property which is easily transposed to the clitic/weak
distinction. (p.183)
Les clitiques sujets (faibles) sont jugés moins déficients que les clitiques objets parce qu’ils
apparaissent en position Spec (de spécifieur) de la tête qui les légitime. En revanche, les
clitiques objets sont des têtes adjointes à leur tête légitimante à la suite d’un déplacement. De
plus, il existerait une différence supplémentaires entre les pronoms déficients et les pronoms
forts de troisième personne : seuls les pronoms forts auraient le trait [+animé] de manière
intrinsèque. Ceci implique que seuls les pronoms faibles (il , elle, ils, elles) et clitiques (le, la,
les) de troisième personne peuvent référer à des entités animés et inanimés.
La présence de ce trait intrinsèque pour les pronoms forts, considéré comme lexical, fait en
sorte qu’ils sont les seuls à pouvoir occuper la même position que les éléments nominaux,
qui eux-mêmes ont des traits lexicaux intrinsèques. Or ce trait, pourtant crucial à l’hypothèse
proposée, ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs. Notamment, Zribi-Hertz (2000) a
démontré que les pronoms forts de troisième personne n’ont pas ce trait de manière
intrinsèque. Dans son article, elle présente plusieurs exemples qui démontrent que les
pronoms forts de troisième personne peuvent très bien référer à des entités non animées.
Nous présentons 3 de ces exemples en (17) (p. 4 & 9).17
17 D’ailleurs, tout lecteur attentif trouvera de nombreux exemples semblables à l’intérieur du présent travail. Il s’agit d’une coïncidence purement accidentelle.
29
(17) a. Ce bureau occupe à lui seul beaucoup de place.
b. La guerre a emporté avec elle tous nos espoirs de jeunesse.
c. Toutes les bicyclettes étaient attachées entre elles.
Zribi-Hertz explique que le lien qui existe entre le genre et le sexe est à l’origine de
l’impression que les pronoms forts définis de troisième personne ne peuvent référer qu’à des
entités animées. Les entités animées ont toutes un genre parce qu’ils sont sexués. Les entités
inanimées ont également un genre, cependant, il est strictement grammatical et ne découle
pas de la notion de sexe. Ainsi, l’animation implique la présence d’un genre, mais le genre
n’implique pas l’animation (la sexuation). Puisque toutes les entités animées sont sexuées,
nous avons l’impression que les pronoms forts ne peuvent qu’être utilisés pour référer à ces
entités.
Le lien entre l’étude de Zribi-Hertz et l’hypothèse de la tripartition peut sembler à prime
abord indirect, voire obscur. Néanmoins, le lien est bien réel et il s’avère crucial pour le
phénomène de l’asymétrie. De manière globale, les travaux de Zribi-Hertz ont démontré que
les pronoms forts de troisième personne, tout comme les pronoms clitiques, ont la propriété
de pouvoir référer à des entités animées et inanimées. Ceci fait en sorte que les pronoms
forts comme les clitiques ne peuvent posséder de manière intrinsèque le trait [+ animé]. Or
dans la tripartition, la présence de ce trait est l’élément qui fait en sorte que les pronoms forts
se distinguent structuralement des autres types de pronoms. En d’autres termes, la présence
de ce trait est en partie à l’origine de l’asymétrie structurale proposée.
Cardinaletti et Starke (1994) avancent l’hypothèse que les PF [pronoms forts]
ont une structure interne plus riche que celle des pronoms clitiques. Plus
précisément, les PF incluraient une projection supérieure – que ces auteurs
baptisent CP – qui seraient absente dans les pronoms clitiques, et dont la tête
C0 contiendrait le trait [+ animé], conçu comme un trait lexical par défaut.
(Zribi-Hertz, p. 7-2)
La présence du trait [+animé] pour les pronoms forts est ce qui fait en sorte qu’ils devraient
être les seuls à pouvoir occuper la même position que les éléments nominaux parce qu’ils
30
possèdent une structure non déficiente. Ces pronoms ont une projection supérieure qui est
attribuable à la présence du trait [+ animé] de la tête.
Si nous tenons compte des travaux de Zribi-Hertz, nous devons enlever cette projection
supplémentaire. Or, son extraction fait en sorte que les pronoms forts ont maintenant
exactement la même structure que les pronoms faibles (18).
(18) a. Pronom fort βP 3 β0 XP 3 X0 NP b. Pronom faible βP 3 β0 XP 3 X0 NP
Si les pronoms forts ont une structure identique aux pronoms faibles, cette hypothèse, dans
sa forme actuelle, ne peut expliquer les différentes distributions que nous observons entre les
divers types de pronoms.
Plusieurs chercheurs s’étant penchés sur l’asymétrie en acquisition ont adopté la tripartition.
Nous présentons les hypothèses qu’ils ont développées sur le traitement des clitiques dans la
présente section. Même si ces hypothèses se basent sur la tripartition et que nous estimons
que cette approche est inadéquate pour décrire le système pronominal du français et
l’asymétrie, nous les présentons en détails parce qu’elles proposent des analyses qui
suggèrent d’autres différences entre les clitiques sujets et objets. Ces différences ont le
potentiel d’expliquer l’asymétrie qui a été rapportée dans les études en acquisition et doivent
donc être analysées de manière indépendante.
31
2.1.2.2 Jakubowicz et al. (1998)
Les travaux de Jakubowicz et de ses collaborateurs (1998; Jakubowicz & Rigaut, 2000)
décrivent les clitiques du français parlé, contrairement à l’hypothèse de Cardinaletti & Starke
qui visait à rendre compte du français normatif. Bien que les auteurs adhèrent à la tripartition
de Cardinaletti & Starke, ils considèrent que les clitiques sujets et objets ont le même degré
de déficience en français parlé. Les deux sont de simples têtes, donc des Xo. Cela implique
que ces éléments peuvent tous les deux être insérés en syntaxe, directement dans le champ
fonctionnel, sans aucun déplacement. Selon cette approche, il y a une distinction importante
entre les clitiques accusatifs de première et deuxième personnes et ceux de la troisième. Ces
éléments sont considérés comme plus déficient parce qu’ils ne sont pas spécifiés pour le trait
[+/-animé].
Contrairement à ce qu’a proposé Auger (1994), cette hypothèse veut que les clitiques sujets
et objets ne diffèrent pas en ce qui a trait à leur statut argumental : ils ont tous les deux le
statut d’argument.
[…] les clitiques nominatifs [tout comme les clitiques accusatifs]
pronominaux sont des arguments non-canoniques. Ils ont le statut
d’arguments parce que le verbe leur assigne un rôle thêta, mais ils sont des
arguments non-canoniques parce qu’ils n’ont pas la structure DP ou NP qui
est caractéristique des arguments verbaux canoniques. (Jakubowicz & Rigaut,
2000, p. 127)
La différence cruciale entre les clitiques nominatifs et accusatifs est essentiellement
attribuable à la fonction qu’ils occupent dans la phrase. Le clitique nominatif sert à identifier
le trait pronominal d’Infl., alors que le clitique accusatif sert à référer à un élément discursif
proéminent. Cette différence au niveau de la fonction a des conséquences sur le statut
obligatoire de ces éléments. Puisque le clitique nominatif est considéré comme exprimant la
finitude du verbe au même titre que la flexion verbale riche des autres langues romanes (voir
Nash & Rouveret, 1997), il est obligatoire en français parlé.
32
En contrepartie, le clitique objet ne sert qu’à référer à un élément saillant dans le discours
précédent. Ceci a comme conséquence qu’il n’est pas obligatoire en français parlé. Ainsi, le
clitique nominatif est le seul élément à se retrouver dans toutes les propositions. Il est donc
le seul à faire partie du squelette fonctionnel obligatoire de la phrase (19).
(19) Structure syntaxique selon les travaux de Jakubowicz et al. (1998)
TP’ 3 proi T’ 3 il i TP 3 mangej VP 3 Spec V’ ti 3 tj
Cette approche est intéressante puisqu’elle arrive à rendre compte des propriétés du français
parlé. De plus, et c’est ce qui est crucial pour notre étude, elle propose des différences
importantes entre les clitiques sujets et les clitiques objets : les clitiques sujets et objets ont
des fonctions différentes et seuls les clitiques sujets font partie du squelette fonctionnel
obligatoire de la phrase.
2.1.2.3 Jakubowicz & Nash (à paraître)
Jakubowicz & Nash (à paraître) ont comme point de départ l’hypothèse élaborée par
Jakubowicz et al. (1998) mais adoptent le modèle de la morphologie distribuée (Halle &
Marantz, 1994). Dans ce modèle, toutes les catégories (lexicales et fonctionnelles) sont
composées de traits syntaxiques. Ainsi, toutes les catégories sont syntaxiques. Ce qui
distingue une catégorie fonctionnelle d’une catégorie lexicale est que seule une catégorie
lexicale comprend une racine lexicale (angl. root), tout simplement parce que le sens ne peut
pas être décomposé en traits syntaxiques. Cette racine, contrairement aux traits syntaxiques,
est phonologiquement spécifiée dès le départ.
33
Par cette analyse, les auteurs reviennent une fois de plus sur l’absence de spécification du
trait [animé] pour ce qui est des clitiques accusatifs de troisième personne. Ce trait est
considéré comme un trait sémantique faisant partie de la racine. La sous-spécification de ce
trait pour le clitique accusatif de troisième personne amène les auteurs à proposer que seuls
ces éléments n’ont pas de racine. Les clitiques accusatifs de troisième personne sont
maintenant considérés comme des DP (donc des XP) sans racine, contrairement aux
pronoms forts et aux DP lexicaux qui eux sont spécifiés pour ce trait. Les structures en (20)
illustrent la distinction entre un DP/pronom fort et un clitique accusatif.18
(20) a. DP lexical ou pronom fort
D 3 [+/- défini] Nb 3 [+/-sing.] N 2 n √ [+/- masc.] [+/-animé] b. Clitique accusatif
D 3 [+/- défini] Nb 3 [+/-sing.] N # [+/- masc.]
Selon cette analyse, les clitiques objets se distinguent des clitiques sujets de par leur statut de
XP (les sujets n’étant que des X0). Ce statut proviendrait du fait qu’ils sont spécifiés pour le
genre et le nombre comme tout élément nominal. En tant que XP, ils doivent être intégrés
dans la structure en position d’argument, à savoir, dans la position de complément de v. Ce
type d’insertion permet de satisfaire le rôle thématique mais contrairement aux autres
éléments qui peuvent occuper cette position (les pronoms et les éléments lexicaux), sa
18 Structures tirées de Van der Velde (2003), p. 235.
34
déficience le pousse à se déplacer ensuite dans une catégorie fonctionnelle plus haute pour
qu’il soit structuralement licencié (cas). En se déplaçant, le clitique objet change de structure
et passe d’un XP à une simple tête X0. Les auteurs proposent que le clitique se déplace alors
vers IP ou petit v. Cette hypothèse adopte donc une analyse par déplacement pour le clitique
objet et une analyse de génération à la base pour le sujet. En ce sens, elle diffère de l’analyse
précédente.
Selon cette hypothèse, il existe plusieurs différences entre les clitiques sujets et objets.
Notamment, ces éléments diffèrent en ce qui a trait à leur structure externe initiale. Les
clitiques sujets ne sont que de simples têtes fonctionnelles alors que les clitiques objets sont
initialement des DP. Or, si le statut de DP des clitiques objets est attribuable au fait qu’ils
sont spécifiés pour le genre et le nombre comme tous les éléments lexicaux, on devrait
s’attendre à ce que les clitiques sujets de troisième personne soient aussi initialement des DP
puisqu’ils sont également spécifiés pour le genre et le nombre. Or, les auteurs expliquent
qu’ils n’ont pas ce statut parce qu’ils servent à exprimer la finitude du verbe. S’ils servent à
exprimer la finitude, ils doivent donc être des accords et non des arguments parce qu’étant
insérés dans une position d’accord, ils ne peuvent pas recevoir de rôle thématique.
2.1.2.4 Gabriel & Müller (2005)
Contrairement aux travaux de Jakubowicz, les travaux de Müller (Gabriel & Müller, 2005;
Schmitz & Müller, 2008) se penchent sur le français normatif. L’analyse qu’ils proposent se
base sur la tripartition des pronoms et sur les approches de Déchaine & Wiltschko (2002) et
de Raposo (1998). Cette hypothèse veut que les pronoms faibles et les clitiques de troisième
personne se distinguent au niveau de leur structure interne. De plus, les pronoms forts se
distingueraient des éléments déficients de par leur structure externe. Cependant, il existe une
similarité entre les pronoms faibles et les pronoms forts : ils auraient tous deux une ‘couche
lexicale’, donc une structure interne identique. Les structures en (21) illustrent ces
différences.
35
(21) Structures des pronoms forts, faibles et clitiques de troisième personne a. pronoms forts lui, elle, elles, eux DP 3 D ΦP19 3 Φ NP # N b. pronoms faibles il , elle ΦP 3 Φ NP # N
c. pronoms clitiques
le, la, les ΦP # Φ
Ce qui distingue les pronoms faibles des clitiques est que ces derniers n’ont pas de couche
lexicale. C’est ici que cette hypothèse diffère de celle de la tripartition. Bien que les auteurs
reconnaissent qu’il existe trois formes pronominales en français normatif, la déficience des
structures n’est pas attribuée à l’absence du trait [animé]. La différence structurale entre les
pronoms faibles et les clitiques découlerait du fait que seuls les pronoms faibles ont la
capacité d’avoir un étendu (angl. scope) sur un VP coordonné : «Subject clitics can have
wide scope over a coordinated VP, as can full DPs. Object clitics pattern differently in this
respect : They have to be repeated with each VP, unlike a DP argument, which may undergo
19 Le signe Φ représente les traits phi (genre, nombre et cas).
36
ellipsis…» (p.35). Les exemples en (22) illustrent cette distinction en démontrant que les
clitiques objets, contrairement aux pronoms sujets, doivent être répétés sur chaque verbe.
(22) a. Il mange et __ boit tout le temps.
b. Vincent le mange et le digère en même temps.
En résumé, les pronoms sujets sont semblables aux pronoms forts en français normatif. Ces
éléments se distinguent des clitiques objets parce qu’ils sont les seuls à être pourvus d’une
couche lexicale. Cette couche permet aux pronoms forts et faibles d’être référentiels. Ceci
fait en sorte que les clitiques objets sont les seuls à ne pas être référentiels.
Cette proposition permet de rendre compte de la distribution des pronoms en français
normatif. La possibilité d’effacer le clitique sujet dans les propositions coordonnées est le
facteur le plus important de la distinction entre les pronoms faibles et les clitiques. Or, si
cette distinction est réelle en français normatif, elle n’existe plus en français parlé.
Jakubowicz & Rigaut (1998) ont démontré que l’effacement du pronom sujet n’est pas
possible en français parlé. Lambrecht (1981) et Zribi-Hertz (1994) ont rapporté que ce type
de construction est très rare, voire marginal. En français parlé québécois, Auger (1994) a
démontré que l’effacement n’est pas rare, il est totalement inexistant. Ainsi, l’ensemble des
études empiriques sur le sujet démontrent que l’effacement ne fait pas partie du français
parlé. Ceci a donc bien sûr des conséquences importantes.
Nous avons expliqué précédemment que pour qu’une hypothèse atteigne l’adéquation
descriptive, elle devait à la fois rendre compte du français parlé et du français normatif, ainsi
que des différences interlinguistiques entre les langues romanes. Dans le cadre du français
parlé, la distinction proposée entre les pronoms sujets et objets par les travaux de Müller et
de ses collaborateurs tombe : ces éléments n’ont pas de couche lexicale. Si c’est le cas, ils
ont donc tous les deux la même structure interne et seraient ainsi complètement différents
des pronoms forts. Néanmoins, si l’on veut véritablement rendre compte du français parlé,
nous devons expliquer le redoublement.
En français parlé, seuls les clitiques sujets sont redoublés. Puisque les pronoms sujets et
objets auraient des structures identiques en français parlé, cette hypothèse ne pourrait pas
expliquer ce phénomène et ne peut nous aider à mieux décrire et comprendre l’asymétrie.
37
2.1.3 Résumé et comparaison entre les approches
Les hypothèses dont nous avons discuté diffèrent à plusieurs niveaux. Notre but était bien
sûr de présenter les clitiques, mais aussi de déterminer quelles hypothèses s’avéraient des
outils théoriques descriptifs intéressants pour l’étude de l’asymétrie.
Si nous faisons un bref retour sur les hypothèses de type 1, il est indiscutable que chacune de
ces hypothèses a apporté une contribution importante à notre compréhension du système
pronominal du français. Néanmoins, notre revue des diverses analyses nous a amenée à
conclure que les hypothèses de Roberge (1990) et d’Auger (1994) étaient particulièrement
intéressantes pour notre travail parce qu’elles proposent des analyses différentielles.
En ce qui a trait aux hypothèses de type 2, nous concluons que celle de Jakubowicz et al.
(1998) est la plus utile pour l’étude de l’asymétrie parce qu’elle tient compte des
particularités du français parlé et qu’elle propose des différences bien définies entre les
clitiques sujets et objets.
Dans la prochaine section, nous présentons les hypothèses qui expliquent l’asymétrie en
acquisition. Nous faisons régulièrement référence à l’analyse de la présente section pour
mieux décrire ces hypothèses.
2.2 L’asymétrie en acquisition : hypothèses
Au total, quatre hypothèses20 syntaxiques ont été proposées pour expliquer l’asymétrie en
acquisition telle que décrite dans les études antérieures. Nous présentons ces hypothèses
dans l’ordre suivant : Jakubowicz et al. (1996), Hamann (2003), Jakubowicz & Nash (à
paraître) et Schmitz & Müller (2008). À l’exception de Hamann (2003), ces hypothèses sont
toutes basées sur la tripartition.
20 Il existe une autre hypothèse qui s’appuie sur le développement des principes pragmatiques et sur la nature anaphorique des pronoms pour justifier l’asymétrie (voir Van Kampen, 2002). Cette hypothèse s’inscrit dans la lignée de Schaeffer (1997) que nous décrivons et rejetons au Chapitre 6.
38
2.2.1 Jakubowicz et al. (1996)
Jakubowicz et ses collaborateurs (1996; Jakubowicz & Rigaut, 2000) ont proposé
l’hypothèse de la complexité computationnelle pour rendre compte du phénomène de
l’asymétrie. Selon cette hypothèse, la complexité du calcul computationnel requis pour la
production d’un élément est ce qui détermine son ordre d’acquisition : moins le calcul d’une
catégorie est complexe, plus elle sera acquise rapidement. Les détails concernant le
traitement des clitiques sur lequel cette hypothèse est basée sont présentés à la §2.1.2.2.
La notion de complexité est définie selon deux critères : la présence obligatoire de la
catégorie dans le squelette fonctionnel et le type de fusion (canonique ou non). Le calcul sera
moins complexe si une catégorie fait partie du squelette fonctionnel obligatoire de la phrase
et plus complexe, dans le cas d’une catégorie qui est présente uniquement dans certaines
propositions. La catégorie ne faisant pas partie du squelette fonctionnel obligatoire amène
des informations sémantiques additionnelles. Cette catégorie correspond dans le cas présent,
au clitique objet (à l’objet).
En ce qui a trait à la fusion, une fusion canonique (dans le domaine lexical) est moins
complexe qu’une fusion non-canonique (dans le domaine fonctionnel). Les pronoms forts du
français (des XP) ont une fusion canonique contrairement aux clitiques (des X0). Selon cette
hypothèse, puisque les pronoms forts sont fusionnés de manière canonique, ils devraient
apparaître avant les clitiques.
Dans ce cadre, la seule différence entre les clitiques sujets et les clitiques objets est que les
clitiques sujets font partie du squelette fonctionnel obligatoire, contrairement au clitique
objet. Par squelette fonctionnel obligatoire, les auteurs entendent l’ensemble des catégories
fonctionnelles qui sont présentes dans toutes les propositions. Nous avons expliqué
précédemment que le clitique sujet est considéré comme faisant partie de ce squelette parce
qu’il épelle le sens fini de la phrase.
En résumé, cette hypothèse propose que l’asymétrie est attribuable à la complexité du calcul
computationnel requis selon le type d’élément et fait la prédiction que les pronoms forts
39
seront acquis avant les clitiques, et que les clitiques sujets seront acquis avant les clitiques
objets.
2.2.2 Hamann (2003)
Contrairement aux travaux de Jakubowicz, Hamann (2003) n’a pas recours à la notion de
complexité pour expliquer l’asymétrie. Hamann s’appuie plutôt sur l’hypothèse de la
troncation développée par Rizzi (1994; 2000). Selon cette hypothèse, deux contraintes (23)
guident le processus d’acquisition.
(23) a. L’économie structurale21 :
Utiliser le minimum de structure en conformité avec les contraintes de construction adéquate. b. L’uniformité catégorielle22 : Assumer une réalisation structurale unique canonique pour un type sémantique donné.
Hamann propose que contrairement aux clitiques sujets, qui sont considérés comme des
arguments introduits dans une position d’argument (uniformité catégorielle), les clitiques
objets devraient être plus difficiles à acquérir parce qu’ils sont des arguments mais ils
apparaissent dans une position autre, à savoir dans une projection fonctionnelle du domaine
verbal (à cause de leur distribution préverbale). Ainsi, ces éléments ont le statut d’argument
sur le plan sémantique mais non sur le plan syntaxique. Ceci fait en sorte qu’ils vont à
l’encontre de l’uniformité catégorielle parce que leur réalisation structurale n’est pas
typiquement celle d’un argument. Dans ce cas, l’uniformité catégorielle qui est censée
guider le processus d’acquisition n’est d’aucune aide à l’enfant puisque les évidences sont
contradictoires.
Dans le cas du clitique objet, l’auteur propose que l’économie structurale aura préséance
pour un long moment. Cette préséance est ce qui engendre l’omission du clitique objet et
donc l’asymétrie.
21 En anglais : Use the minimum of structure consistent with well-formedness constraints. 22 En anglais : Assume a unique canonical structural realization for a given semantic type.
40
It is more likely that the child opts for omitting the clitic and inserting pro in
argument position, an option which is given by French grammar in special
cases. In this case, the child would adhere to categorial uniformity by
employing a DP argument and yet be as economical as possible in using a
lower projection and a non-overt element. (p. 94)
Cette hypothèse fait la prédiction que les clitiques objets, contrairement aux clitiques sujets,
seront omis pour une certaine période. L’auteur ne précise cependant pas la durée de cette
période.
Comme nous l’avons expliqué précédemment, cette hypothèse se distingue des autres qui ont
été proposées pour rendre compte de l’asymétrie parce qu’elle ne s’appuie pas sur la
tripartition. Hamann (2003) adopte plutôt l’analyse par déplacement de Kayne (1975) selon
laquelle les clitiques sujets sont introduits dans une position argumentale. Cette hypothèse ne
s’applique donc pas directement au français parlé mais uniquement au français normatif.
2.2.3 Jakubowicz & Nash (à paraître)
L’hypothèse de Jakubowicz & Nash (à paraître) s’appuie partiellement sur celle de
complexité computationnelle (§2.2.1) et propose toujours qu’il existe un ordre d’acquisition
entre les éléments clitiques. Cependant, cette nouvelle hypothèse est située dans le cadre de
la morphologie distribuée (Halle & Marantz, 1994) (voir §2.1.2.3).
Dans ce cadre, toutes les catégories (lexicales et fonctionnelles) sont composées de traits
syntaxiques. Ainsi, toutes les catégories sont syntaxiques sauf la catégorie Root (racine)
parce qu’il est impossible de décomposer le «sens» en traits syntaxiques. Dans cette nouvelle
analyse, les auteurs reviennent une fois de plus sur la non spécification du trait [animé] pour
ce qui est des clitiques accusatifs de troisième personne. Puisque le trait [animé] est
considéré comme faisant partie de la racine (il s’agit d’un trait lexical), la non spécification
de ce trait les amène à proposer que les clitiques accusatifs de troisième personne n’ont pas
de racine. Ces clitiques sont maintenant vus comme des DP sans couche racine (angl. Root)
(24).
41
(24) Clitique accusatif
D 3 [+/- défini] Nb 3 [+/-sing.] N # [+/- masc.]
À partir de ce changement, une autre modification (sur le plan de la fusion) a été apportée à
l’hypothèse originale : les clitiques accusatifs sont maintenant intégrés à la structure dans
une position argumentale, c’est-à-dire de façon canonique. Ainsi les clitiques objets ne sont
plus considérés comme de simples têtes mais plutôt comme des XP. Le fait que ces clitiques
n’aient pas de racine les rend toutefois déficients (au niveau de leur structure interne) et c’est
d’ailleurs cette déficience qui amène leur déplacement. En ce sens, les clitiques objets
diffèrent des DP et des pronoms forts parce que ces derniers, étant pourvus d’une racine
lexicale, ne doivent pas se déplacer.
Dans ce cadre, les auteurs proposent que la difficulté qu’éprouvent les enfants avec les
clitiques accusatifs ne soit pas le mouvement du XP vers une autre position, mais le fait
d’attribuer au clitique objet un statut argumental. La difficulté réside dans cette attribution
parce que le clitique accusatif n’a pas de racine lexicale et qu’il contient seulement des traits
syntaxiques.
Basically, children regard clitic constituents […] as light functional elements
akin to inflection morphemes, rather than as full referential DPs which can
receive a theta-role. To treat clitics like normal arguments which originate
close to the verb, in spite of the absence of the Root layer, is what poses a
special challenge for a child. (p.74-75)
En résumé, Jakubowicz & Nash (à paraître) attribuent l’asymétrie entre la production des
clitiques sujets et objets chez l’enfant à la fois à la structure interne/externe de ces éléments
et à la position qu’ils occupent dans le squelette fonctionnel. Dans cet article, les auteurs
justifient davantage le phénomène de l’omission du clitique objet que celui de l’asymétrie
42
comme tel. Néanmoins, l’asymétrie est définie comme se situant au niveau de l’ordre
d’acquisition.
Cette hypothèse fait les prédictions suivantes en ce qui a trait à l’acquisition : 1) les clitiques
sujets seront acquis avant les clitiques objets chez tous les enfants; 2) les clitiques accusatifs
de première et deuxième personnes devraient être acquis avant ceux de la troisième personne
parce qu’ils ont une couche racine; et 3) les clitiques sujets devraient être produits
rapidement et ce, au même moment que la flexion verbale puisque le clitique sujet épelle le
sens fini de la phrase.
2.2.4 Schmitz & Müller (2008)
L’hypothèse de Schmitz et Müller a certaines ressemblances avec la proposition que nous
venons de décrire parce qu’elle suggère qu’une asymétrie existe en acquisition entre les
pronoms qui ont une couche lexicale et ceux qui n’en ont pas. Cette hypothèse est basée sur
les travaux de Gabriel & Müller (2005) qui proposent que seuls les clitiques objets ne
possèdent pas de couche lexicale.
Les auteurs expliquent que si l’asymétrie au niveau de la structure interne se reflète dans le
processus d’acquisition, elle le fera de la manière suivante : «If children rely on the internal
syntactic architecture of pronouns, one can predict that strong pronouns and subject clitics –
element which possess an N-layer – should be acquired together, either before or after object
clitics which lacks the N-layer.» (p.24) En d’autres termes, si la structure interne a un effet
sur le processus d’acquisition, on s’attendrait à ce que les clitiques objets ne soient pas
acquis au même moment que les clitiques sujets et les pronoms forts. Les auteurs expliquent
que la seule façon dont cette prédiction pourrait être falsifiée est si les pronoms forts en
position d’objet apparaissaient beaucoup plus tardivement que les clitiques objets.
Cette hypothèse est basée sur le français normatif. Si nous l’appliquons au français parlé,
elle prédit l’absence d’asymétrie en acquisition parce que les clitiques objets auraient une
structure interne identique à celles des clitiques sujets. Ainsi, ces éléments devraient être
acquis simultanément. Cependant, en français parlé, nous avons vu que seuls les clitiques
43
sujets sont redoublés. Puisque les pronoms sujets et objets auraient des structures identiques,
nous ne pourrions pas expliquer ce phénomène.
2.3 Conclusion
Nous avons décrit en détails divers traitements des clitiques ainsi que les hypothèses
élaborées pour rendre compte de l’asymétrie en acquisition. Parmi les traitements, nous
avons conclu que les propositions de Roberge (1990), d’Auger (1994) et de Jakubowicz et
al. (1998) représentaient des outils intéressants sur le plan théorique pour décrire le
phénomène de l’asymétrie. En ce qui concerne les hypothèses élaborées pour rendre compte
de l’asymétrie, nous avons présenté pour chacune d’elles les prédictions qu’elles font pour le
processus acquisitionnel. Ces hypothèses sont évaluées au Chapitre 6 à la lumière des
résultats de la présente étude.
Dans le prochain chapitre, nous nous penchons sur l’asymétrie sujet/objet chez l’adulte
francophone. L’étude de ce phénomène indique que la source de l’asymétrie que l’on
observe chez les enfants francophones est possiblement l’input, qui elle-même est le reflet
des propriétés de la grammaire cible. Si la source réelle de l’asymétrie découle de la
grammaire cible, l’étude de ce phénomène pourrait nous aider à mieux la définir. En ce sens,
cette étape de notre travail est cruciale et constitue une contribution en soi.
44
Chapitre 3 L’asymétrie chez l’adulte
Les études antérieures qui ont rapporté une asymétrie entre l’acquisition des clitiques sujets
et objets chez les enfants francophones s’appuient sur la prémisse que l’adulte ne présente
pas d’asymétrie. Le présent chapitre a comme principal objectif de vérifier cette prémisse, et
du même souffle, de décrire avec précision la grammaire du français parlé. Cette description
constitue un travail essentiel à la présente thèse puisqu’elle nous permet d’adopter un
traitement des clitiques à la lumière de données empiriques. Ce traitement des clitiques
s’avère un critère essentiel dans la discussion que nous menons au Chapitre 6.
En première partie, nous présentons très brièvement les études antérieures (Fonàgy, 1985;
Lambrecht, 1986; Lambrecht & Lemoine, 1996, 2005; Larjavaara, 2000; Rasetti, 2003;
Cummins & Roberge, 2005) qui ont mis en doute l’absence d’asymétrie chez l’adulte.
Globalement, ces études démontrent que la grammaire adulte présente trois types
d’asymétrie sujets/objets. Nous définissons ces phénomènes en §3.1 et nous les caractérisons
en détail dans les sections subséquentes (3.2, 3.3, 3.4) en discutant notamment des
hypothèses proposées pour en rendre compte. Nous concluons le présent chapitre (§3.5) avec
une discussion sur les implications de la présence de ces asymétries pour la présente thèse.
3.1 Trois types d’asymétrie : brève revue des études
antérieures
Lambrecht (1986) a mis en lumière la présence de deux différences importantes entre les
sujets et les objets dans la grammaire française : 1) le sujet d’une phrase est
presqu’exclusivement réalisé sous forme pronominale alors que l’objet l’est
presqu’exclusivement sous forme lexicale; et 2) la position de sujet est beaucoup plus
réalisée que la position d’objet. Ces différences ont émergé de l’analyse d’un corpus en
interaction spontanée (François, 1974) qui a été recueilli auprès d’une famille habitant la
région parisienne.
45
En ce qui a trait à la première différence, Lambrecht explique qu’il y a une très forte
correspondance en français parlé entre la fonction (sujet/objet) et la forme (pronominale/
lexicale) des arguments d’une phrase. L’analyse de son corpus révèle que le sujet d’une
phrase est pronominalisé dans 97% des cas, contrairement à 11.7% pour l’objet. En
revanche, le sujet apparaît sous forme lexicale (DP) dans seulement 3% des cas alors que
l’objet apparaît sous cette forme dans 88.3% des énoncés. Si l’on fait une comparaison en
nombre absolu entre les éléments pronominaux, on observe que les pronoms sujets sont 20
fois plus fréquents. Certes, ce taux peut varier selon le type de pronoms inclus23 et la nature
de l’entretien, mais il demeure que ces données illustrent incontestablement une différence
très marquée dans l’usage pronominal entre les positions de sujet et d’objet. Le tableau ci-
dessous (3-1) fait état de cette différence, que nous qualifions d’asymétrie de
pronominalisation.
Tableau 3-1 L’asymétrie sujet-objet dans la pronominalisation (Lambrecht, 1986)
Pronoms Éléments lexicaux (DP) Position Total
Compte Taux Compte Taux
Sujet 1486 1 440 97% 46 3% Objet direct 606 71 11.7% 535 88.3%
La deuxième différence mise en évidence par cette étude se situe au niveau de la réalisation
des positions de sujet et d’objet. Dans le corpus étudié, Lambrecht a recensé 1486 sujets et
606 objets. Ceci correspond à une proportion de 2.4 : 1. Nous qualifions cette différence
d’asymétrie de réalisation.
Récemment, plusieurs chercheurs (Fonàgy, 1985; Lambrecht & Lemoine, 1996, 2005;
Larjavaara, 2000; Rasetti, 2003; Cummins & Roberge, 2005) ont exposé une troisième
différence entre le sujet et l’objet dans la grammaire du français. Cette différence touche les
éléments clitiques qui occupent ces fonctions. Globalement, ces études ont démontré que le
clitique objet peut être omis en français (1), ce qui ne semble pas être le cas pour le sujet.
Nous qualifions cette différence d’asymétrie de réalisation clitique.
23 Dans cette étude, le pronom sujet ça/c’ est inclus et représente 28.3% des pronoms sujets (408 occurrences).
46
(1) a. A : J’ai un truc pour toi si ça t’intéresse. B : C’est quoi? A : Je crois que t’aimes bien, toi, ce genre de truc. J’ai trouvé hier. (Lambrecht & Lemoine, 1996; p. 297)
b. A. Tu as lu les pages? Il avait lu __ . (Larjavaara, 2000; p.43)
c. A. Maîtrisez-vous vos interviews? C’est capital les interviews. B. Je maîtrise ___. (Larjavaara, 2000; p. 50)
Ensemble, les études antérieures dont nous venons de discuter ont mis en lumière trois
asymétries sujets/objets (2) dans la grammaire du français parlé.
(2) a. L’asymétrie de pronominalisation (type 1) : le sujet est généralement pronominalisé alors que l’objet est généralement introduit sous forme de DP; b. L’asymétrie de réalisation (type 2) : la position de sujet est plus réalisée que la position d’objet; et c. L’asymétrie de réalisation clitique (type 3) : en contexte où la présence d’un pronom clitique est attendue (élément topique dans le discours précédent), le clitique sujet est toujours réalisé contrairement au clitique objet.
Nous caractérisons en détails chacune de ces asymétries et discutons de leur origine
respective dans les sections qui suivent.
3.2 L’asymétrie de pronominalisation
L’asymétrie de pronominalisation se traduit par un nombre plus important (en nombre
absolu) d’éléments pronominaux en position sujet. Bien que ce phénomène ait été reconnu
par l’ensemble des chercheurs en acquisition (not. Jakubowicz & Rigaut, 2000), il n’a pas
été pris en considération de manière explicite dans l’étude de l’asymétrie chez l’enfant.
Lambrecht (1986) a attribué ce phénomène au fait que les locuteurs ont en général une
préférence pour une correspondance entre l’information pragmatique et la structure
syntaxique. Cette préférence est considérée comme universelle, ce qui suppose que l’on
devrait retrouver une asymétrie similaire à travers les langues qui possèdent des pronoms
sujets et objets. En ce sens, il est logique que ce phénomène n’ait pas été pris en
considération dans les études en acquisition puisqu’il n’est pas propre à la grammaire du
français. Ceci fait en sorte que sa présence ne pourrait pas justifier l’asymétrie qui a été
observée chez les enfants francophones.
47
Néanmoins, Lambrecht décrit le français parlé comme une langue où la préférence pour une
correspondance entre l’information pragmatique et la structure syntaxique est très marquée.
Notamment, il fait une brève comparaison entre l’anglais, l’italien et le français (voir le
Chapitre 1) où il démontre ce fait. Toutefois, il pourrait s’agir là d’une simple préférence
stylistique.
Or, s’il est juste de dire que l’asymétrie de pronominalisation n’est pas caractéristique à la
grammaire française, cette affirmation n’est véridique que si l’on considère l’ensemble du
système pronominal. Si l’on s’attarde uniquement à certains éléments pronominaux, en
l’occurrence les clitiques (comme c’est le cas dans les études en acquisition), on devrait
s’attendre à ce que l’asymétrie de pronominalisation soit possiblement plus prononcée en
français. Cette manifestation accrue serait attribuable au fait que les éléments clitiques sont
toujours topiques en français et que la position de sujet est topique par défaut contrairement
à la position d’objet.
Selon l’hypothèse élaborée par Lambrecht, la correspondance entre l’information
pragmatique et la structure syntaxique se manifeste d’une manière complexe mais toutefois
non parfaite. De manière plus précise, cette correspondance existe entre le rôle pragmatique
(topique ou focus), la nature de l’information (connue ou nouvelle), le rôle syntaxique (sujet
ou objet), et la forme de l’argument (pronominale ou lexicale). Un topique24 comprend de
l’information connue, il apparaît majoritairement en position sujet et il est généralement
réalisé sous forme pronominale. En revanche, un focus25 comprend de l’information
nouvelle, il apparaît habituellement en position d’objet et il est souvent réalisé sous forme
lexicale. S’il est vrai que l’information connue (topique) apparaît généralement sous forme
pronominale, un pronom peut néanmoins référer à de l’information nouvelle (focus). En
d’autres termes, les pronoms ont en général la propriété d’être topique ou focus. Ce qui
confère à un pronom son statut pragmatique (topique ou focus) est l’accentuation. Un
24 «…the entity which the proposition is about, i.e. the discourse referent itself about which new information is being added in the proposition.» (p.93) 25 «..the pragmatically non-recoverable to the recoverable component of a proposition [thereby creating] a new state of information in the mind of the addressee. » (Lambrecht; 1994, p.218)
48
pronom topique (information connue) est inaccentué alors qu’un pronom focus (information
nouvelle) est accentué (Goldberg, 2008, p.2). Or, le fait qu’un pronom puisse être accentué
découle en partie de la position qu’il occupe.
En français, les pronoms clitiques sont toujours topiques (outre dans les impératives) de par
la position qu’ils occupent. Or, puisqu’il existe une correspondance entre le rôle syntaxique
de sujet et l’information topique, on s’attendrait naturellement à retrouver un nombre
important de clitiques en position sujet. En revanche, puisque le rôle syntaxique d’objet
correspond à de l’information nouvelle, on s’attendrait à voir peu de clitiques objets puisque
ces éléments sont toujours topiques. L’asymétrie de pronominalisation devrait en principe
être moins marquée si l’on cible l’ensemble des pronoms (focus/forts et topiques/clitiques).
De plus, si l’on adopte l’analyse de Roberge (1990) qui propose que le clitique sujet est un
accord sujet-verbe en français parlé, il va de soi que cet élément sera davantage produit
parce qu’il sera présent même dans les cas où le sujet est focus (redoublement). Ce statut
d’accord expliquerait simplement pourquoi l’asymétrie de pronominalisation est si marquée
en français parlé.
3.3 L’asymétrie de réalisation
L’asymétrie de réalisation se traduit par un nombre plus important d’éléments réalisés en
position sujet. Ce phénomène a d’abord été décrit par Lambrecht et a par la suite été
caractérisé en détails par d’autres chercheurs, dont notamment Rasetti (2003). Rasetti
identifie de manière assez précise un nombre important de contextes dans lesquels l’objet
peut être non réalisé dans la grammaire adulte, ce qui n’est pas le cas pour le sujet. Elle
explique que bien que le français ne soit pas considéré comme une langue à objets nuls,
l’omission de l’objet avec un verbe transitif est fréquente chez l’adulte francophone. Rasetti
reconnaît donc que la transitivité est optionnelle et non catégorique. Les phrases en (3)
représentent cette optionalité.
49
(3) a. Julie mange ___.
b. Julie mange le gâteau.
En l’absence d’un référent défini (linguistique ou extralinguistique), l’interprétation de
l’objet nul en (3a) est prototypique et provient directement de la sémantique du verbe.
Rasetti résume ce type de contexte en ces mots : «The intransitive variant of this alternation
involves an unexpressed but understood object, which is interpreted as somehow canonical
or prototypical. » (p. 236)
De plus, l’auteur explique que l’omission des objets ayant un référent défini (non réalisation
de l’objet) est possible et attribuable au contexte pragmatique : «Colloquial French admits
complement omission in undoubtedly transitive environments in informal situations, in so
far as pragmatic factors allow for the identification of the implicit referent.» (p. 237)
Plusieurs exemples (4) sont donnés pour illustrer ce type d’omission, qualifié de ‘légitime’.
(4) a. Tu veux que j’ouvre. [= la boîte].
b. Tu cherches. [= choupi].
c. On enlève. [= les cartes]
Rasetti décrit ces contextes comme étant contrôlés sur le plan pragmatique (angl.
Pragmatically Controlled Anaphora, PCA) :
In such constructions, the interpretation of the missing object appears to be
definite and anaphoric to some linguistic or pragmatically salient element.
Thus the possibility of omitting a complement exists only on condition that
the omission is authorized by a particular lexical item or grammatical
construction in the language, and within an ongoing discourse in which the
missing information can be immediately retrieved from the context. (p. 240)
L’auteur nuance cependant cette affirmation en expliquant que certains verbes permettent
moins l’omission de leur objet défini, et ce, indépendamment du contexte dans lequel ils sont
50
produits. Ce phénomène est donc non catégorique mais le verbe semble y jouer un rôle. Par
exemple, il serait moins probable de laisser tomber l’objet avec des verbes légers26 tels faire
et prendre ou avec des verbes ditransitifs tels mettre ou donner. Cette caractéristique est
cependant une fois de plus nuancée puisque l’auteur explique que les verbes ditransitifs (5)
permettent la plupart du temps l’omission d’un des arguments objets en français parlé.
(5) Je (le) lui donne.
Outre cette nuance, l’auteur suggère également que le temps semble jouer un rôle dans le fait
qu’un objet défini sera produit ou omis : «transitive verbs which allow for object drop
usually refer to ongoing actions and are generally inflected for the present tense.» (p. 240).
De plus, certaines classes de verbes sont propices à l’omission. C’est le cas notamment des
verbes modaux (falloir , pouvoir, vouloir, aller), aspectuels (commencer, continuer, finir ),
épistémiques (comprendre, croire, penser) et de perception (écouter, voir, regarder).
L’omission de l’objet avec ces verbes est fréquente parce qu’ils sont souvent utilisés dans
des expressions figées où l’objet est implicite et anaphorique au contexte linguistique ou
extralinguistique. L’exemple suivant (6) illustre ce type d’omission avec un verbe aspectuel.
(6) Isa : faut finir notre casse-tête avant.
Isa : viens, on va finir.
(Corpus Belzil, Ana & Élie-9)
Les constructions impératives (7) sont aussi très susceptibles d’apparaître sans leur objet
défini en français parlé (voir également Larjavaara, 2000).
(7) Tourne __ encore, oui. (Rasetti, 2003 - Louis : 1;10.19 (la mère))
Rasetti a certes effectué un travail colossal en ce qui a trait à la caractérisation des contextes
dans lesquels l’objet peut être non réalisé. Toutefois, ce qui ressort de son analyse est qu’il
est extrêmement difficile, voire impossible, de définir les contextes dans lesquels la
production de l’objet est obligatoire en français parlé.
26 Un verbe léger est un verbe qui participe à une prédication complexe (V+V ou V+N) et qui a peu de contenu sémantique (ex. faire semblant, prendre un coup).
51
Globalement, cette étude démontre que la transitivité d’un verbe n’est pas un facteur qui
entraîne automatiquement la réalisation de l’objet, que celui-ci soit défini ou non. Si certains
verbes semblent davantage transitifs, il demeure que la présence d’un référent dans le
contexte linguistique ou extralinguistique peut entraîner l’omission de l’objet défini. En
résumé, la production de l’objet n’est pas systématique contrairement à celle du sujet.
Les travaux de Lambrecht et de Rasetti ont clairement démontré la présence d’une asymétrie
de réalisation sujet/objet en français. Cependant, tout comme dans le cas de l’asymétrie de
pronominalisation, ce phénomène ne semble pas unique au français. Récemment, des
chercheurs (Goldberg, 2000; Cummins & Roberge, 2005) ont formulé des hypothèses pour
expliquer la réalisation non systématique de l’objet. Puisque ce phénomène est ce qui
engendre l’asymétrie de réalisation, nous discutons des ces hypothèses dans les sections
subséquentes (3.3.1, 3.3.2). Ces analyses se distinguent de par l’approche qu’elles adoptent :
alors que Goldberg (2000) se veut principalement pragmatique, l’analyse de Cummins &
Roberge (2005) est plutôt syntaxique. Nous concluons la présente section avec une
comparaison entre ces deux approches.
3.3.1 Approche pragmatique
Goldberg (2000) identifie ce qui, sur le plan pragmatique, permet à l’objet non défini d’être
omis (non réalisé), ce qui ne semble pas une possibilité pour le sujet. Dans son étude,
l’auteur propose le principe d’omission en (8) pour les arguments ayant le rôle thématique de
patient.
(8) Omission under Low Discourse Prominence
Omission of the patient argument is possible when the patient argument is
construed to be de-emphasized in the discourse vis à vis the action. That is,
omission is possible when the patient argument is not topical (or focal) in the
discourse, and the action is particularly emphasized. (Goldberg; 2000, p. 18)
52
Ce principe exprime qu’un argument ayant le rôle thématique de patient peut être omis sous
certaines conditions : 1) l’objet ne doit pas être focus; 2) il ne doit pas être topique; et 3)
l’action doit être accentuée.27 Goldberg explique qu’un référent prévisible est un bon
candidat pour l’omission parce qu’il n’amène pas d’information nouvelle et donc n’est pas
focus. La sémantique du verbe joue un rôle capital dans l’omission du patient parce que
certains verbes (ex. recycler vs. casser) ont un argument patient (objet) plus prévisible, ce
qui les rend particulièrement non informatifs et donc non focus. Selon cette hypothèse, on
s’attendrait donc à ce qu’il y ait un effet lexical quant à l’omission du patient.
La deuxième condition pour l’omission (de l’argument) est que le patient ne doit pas être
topique : «Topical elements are most often definite, so the indefinite, non-specific nature of
the patient argument makes them ill-suited for topical status.» (p.14) Toujours selon cette
approche, on s’attendrait à ce qu’un patient défini et spécifique soit moins susceptible d’être
omis puisque sa nature le rend généralement topique.
La troisième condition nécessaire à l’omission selon Goldberg est que le verbe doit être
particulièrement accentué : « an object argument is omissible when it is not prominent in the
discourse, and when there is additionally reason to shift attention toward the action and
therefore away from the object itself. » (p.18) Cette condition est en quelque sorte une
conséquence du fait que l’argument patient n’est ni topique, ni focus. L’accent sur le verbe
peut être mis de plusieurs façons, dont notamment la répétition (9a), la focalisation (le verbe
amène de l’information pertinente et nouvelle) (9b), ou le contraste (9c).
(9) a. Vincent a poussé et poussé, mais Cyntia tirait de l’autre côté.
b. Audrey a pris son couteau à viande et a commencé à couper.
c. Cyntia ne mange pas, elle avale tout rond.
Cette approche justifie de manière précise l’omissibilité de l’argument patient, donc de
l’objet en général. Selon cette approche, des facteurs pragmatiques engendreraient
l’asymétrie de réalisation que l’on observe chez les locuteurs francophones. Cependant,
plusieurs études tendent à contredire la corrélation qui existe entre la pragmatique et
27 Le terme ‘accentuée’ désigne que l’action est le topique de la phrase, l’élément sur lequel on insiste.
53
l’omissibilité des arguments puisque celle-ci ne semble pas s’appliquer de la même manière
à travers les langues. Par exemple, plusieurs études (not. Bloom 1970, Hyams, 1986)
démontrent que les arguments topiques sont ‘de bons candidats’28 pour l’omission. Cette
conclusion a été tirée de la présence des langues dites à sujets nuls (ex. l’espagnol).
Cependant, la plupart de ces langues ont un système flexionnel riche, ce qui a amené de
nombreux chercheurs (not. Lambrecht, 1994) à conclure que la flexion représentait le sujet.
Ainsi, ces langues ne peuvent pas être considérées comme l’évidence qu’un argument
topique est particulièrement omissible.
Il existe néanmoins, tel que l’explique Goldberg, d’autres langues (ex. le chinois, le coréen)
qui permettent l’omission des sujets topiques sans pour autant qu’elles n’aient de système
flexionnel compensatoire. Dans ces langues, Goldberg explique que l’omission de l’objet
topique est également possible à la condition que son interprétation soit récupérable et qu’il
n’apporte pas d’information nouvelle. Les évidences contradictoires au sujet de la
corrélation entre le statut pragmatique des arguments et l’omissibilité amènent Goldberg à
conclure qu’il n’existe pas de hiérarchie universelle à ce sujet mais elle suggère néanmoins
que la pragmatique joue un rôle dans ce phénomène. L’auteur tire donc la conclusion
suivante : « To summarize, discourse factors strongly motivate the phenomenon of argument
ellipsis, although it is clear that languages conventionally allow ellipsis under different
circumstances and to different contexts. » (Goldberg, 2008, p. 10)
Si l’on étend cette hypothèse à l’asymétrie de réalisation, elle propose que ce phénomène ne
soit pas universel puisque tout dépend de la façon dont les langues intègrent les facteurs
pragmatiques. Certaines langues omettent particulièrement les arguments topiques alors que
d’autres réalisent systématiquement ce type d’argument. Bien qu’on ne puisse nier
l’importance de la pragmatique en général, son lien avec l’omissibilité des arguments semble
toutefois fragile.
28 Nous reprenons ici l’expression utilisée par Goldberg.
54
3.3.2 Approche syntaxique
Cummins & Roberge (2005) ont proposé que la non-réalisation de l’objet soit engendrée par
un lien sélectionnel entre le verbe et l’objet. Cette sélection (de l’objet par le verbe) assure
une relation hyponimique entre ces éléments (Hale & Keyser, 2002) et amène une
interprétation de l’objet qui correspond à la sémantique du verbe. Cette hypothèse rend donc
compte de l’omission de l’objet non défini. Par exemple, dans le cas d’un verbe que l’on
qualifierait d’intransitif, les auteurs proposent qu’un nom nu (N) est inséré en position
d’objet (10).
(10) Jean danse N. (= une danse)
Cette proposition est basée sur l’hypothèse de Hale & Keyser (2002) et sur les travaux de
Roberge (2002) qui ont mis en lumière que les verbes intransitifs ne sont pas les seuls à
pouvoir apparaître sans objets. Contrairement à ce qui est généralement pris pour acquis, les
verbes transitifs apparaissent fréquemment sans objet au même titre que les verbes que l’on
qualifie d’intransitifs peuvent avoir un objet. Devant ces constats, Roberge (2002) a formulé
l’hypothèse que la transitivité verbale découle de la syntaxe et non de la sémantique. Cette
hypothèse, nommée Transitiviy Requirement, propose qu’une position de complément est
toujours associée au verbe en syntaxe (11), et ce indépendamment du statut ‘transitif’ ou
‘intransitif’ du verbe.
(11) Hypothèse du Transitivity Requirement
V 3
V objet
Dans ce cadre, tous les verbes sont considérés comme transitifs. La différence entre les
verbes se situe dans le degré de manifestation explicite (avec objet réalisé) de cette propriété.
Ce qui distingue une phrase avec objet d’une phrase sans objet apparent, est la nature de
l’objet introduit et non le fait qu’une position soit présente en syntaxe. Les phrases en (12a)
et (12b) illustrent cette différence.
(12) a. Cyntia mange N.
b. Cyntia mange la pomme.
55
En (12a), un objet nul générique est introduit (N) alors qu’en (12b), un DP est introduit. En
résumé, cette hypothèse propose que la présence de l’objet nul non référentiel (N) soit
attribuable au lien sélectionnel entre le verbe et son objet.
Si l’on étend cette hypothèse à l’asymétrie de réalisation, on pourrait déduire que la présence
même de ce phénomène indique que le verbe n’entretient pas de relation sélectionnelle avec
son sujet. Dans le cadre minimaliste (Chomsky, 1995; 2000), cette différence est d’ailleurs
reconnue mais elle est interprétée comme l’évidence que le verbe a une relation sémantique
moins proche avec son argument externe (le sujet). Cette différence est formalisée par le
Predicate-Internal Subject Hypothesis (PISH) qui est basé sur de nombreux travaux faits
dans le cadre du gouvernement et du liage. Notamment, Koopman & Sportiche (1991) ont
proposé le VP-Internal Subject Hypothesis pour expliquer la différence de proximité que
l’on observe entre le verbe et ses arguments.
Selon cette hypothèse, puisque l’argument externe (le sujet) reçoit un rôle thématique du
verbe, il est considéré comme étant en relation avec ce dernier, au même titre que l’argument
interne (l’objet). La relation de non proximité du verbe avec l’argument externe est
expliquée par le fait qu’il reçoit son rôle thématique du groupe verbal (verbe + objet),
contrairement à l’argument interne, qui lui, le reçoit directement du verbe. Dans le cadre
minimaliste, il y a deux relations qui peuvent assurer l’attribution des rôles thématiques : la
relation tête-complément et la relation spécifieur-tête. Selon cette hypothèse, l’argument
interne occupe la position de complément et l’argument externe, celle de spécifieur. Ces
positions font en sorte que l’argument interne reçoit son rôle thématique directement du
verbe alors que l’argument externe, étant fusionné (angl. merge) ultérieurement, le reçoit du
groupe verbal déjà formé du verbe et de son objet. Les structures en (13) illustrent ces
relations.
(13) Structure argumentale selon le VP-Internal Subject Hypothesis
Étape 1 : Première fusion V 2 V DP mange la pomme
56
Étape 2 : Seconde fusion VP 3 Ariane V 2 V DP mange la pomme
Selon cette hypothèse, l’argument externe reçoit son rôle thématique à la suite de l’argument
interne. Cependant, puisque l’argument externe est en relation Spec-tête avec le verbe et que
c’est quand même ce dernier qui lui attribue un rôle, on doit conclure que l’argument externe
est sélectionné par le verbe au même titre que l’argument interne. Si le sujet était sélectionné
sémantiquement par le verbe au même titre que l’objet, on s’attendrait minimalement à
retrouver des sujets nuls génériques dont la sémantique découle du verbe (ex. N mange une
pomme). Or, les travaux de Roberge (2002) suggèrent que ce type de sujet semble inexistant.
La présence même de l’asymétrie de réalisation indique que seul l’argument interne (l’objet)
serait véritablement sélectionné par le verbe. Marantz (1984) a d’ailleurs déjà proposé une
hypothèse qui va dans ce sens. Concrètement, il propose que le verbe n’a qu’un seul
argument : l’argument interne. Cette proposition a été initialement basée sur le fait que
l’argument interne entraîne une interprétation particulière du verbe, ce qui n’est pas le cas de
l’argument externe. Des exemples (Marantz, 1984) démontrant le lien particulier entre le
verbe et l’argument interne sont présentés en (14).
(14) a. throw a baseball.
b. throw support behind a candidate.
c. throw a boxing match .
d. throw a party.
e. throw a fit.
Plusieurs auteurs dont Kratzer (1996) et Pyllkanen (2002) ont appuyé l’hypothèse de
Marantz en illustrant d’autres propriétés qui distinguent l’argument externe de l’argument
interne. Notamment, Kratzer (1996) a démontré que le verbe n’impose pas de restriction en
ce qui a trait à la sélection de l’argument externe : «If external arguments are true arguments
57
of the verbs, then we expect verbs to impose selectional restrictions on external arguments
…» (p. 115). De plus, Kratzer a expliqué que la corrélation qui existe entre la présence de
temps et la réalisation de l’argument externe appuie l’hypothèse de Marantz :
…the head that introduces external arguments is not always present (e.g. in
gerunds). If it is a lexical head, its defective distribution comes as a surprise.
It is not a familiar phenomenon. But if it is an inflectional head, it is expected
that it must be present in some constructions, and absent in others. In
particular, it must be present in finite construction. (p.118)
Kratzer soulève ici un point particulièrement pertinent. Si la présence ou l’absence d’un
argument est systématique, comme c’est le cas pour le sujet, il ne peut que dépendre d’une
tête fonctionnelle. Ainsi, elle propose que les arguments soient introduits par des têtes
syntaxiques de nature différente : une tête lexicale (le verbe) dans le cas de l’argument
interne et une tête fonctionnelle (Voice) dans le cas de l’argument externe. Cette structure est
illustrée en (15).
(15) Relation des arguments avec le verbe
VoiceP 3 Arg. externe Voice’ 3 Voice VP 3
Arg. interne V’ 3 V …
Selon cette analyse, l’argument externe dépend d’une projection fonctionnelle dans le
domaine de Infl. Cette projection dénote une relation thématique et se joint au VP pour
ajouter un participant à l’évènement décrit par le verbe et son objet (Kratzer, 1996;
Pyllkanen, 2002). Ainsi, la réalisation de l’argument externe ne dépend pas du verbe mais
plutôt du domaine fonctionnel.
Cette analyse explique simplement pourquoi l’objet semble avoir des liens sémantiques très
étroits avec le verbe et pourquoi il ne semble pas exister de contrepartie à l’objet nul
58
stéréotypé (N) décrit par Roberge (2002) et Cummins & Roberge (2005). En résumé, cette
proposition permet de décrire adéquatement l’asymétrie de réalisation.
Concrètement, ce que Kratzer a proposé est de sevrer l’argument externe du lien sémantique
qui l’unissait au verbe. Récemment, Borer (2005) a proposé que l’argument interne devait
subir le même sort : ‘I will suggest a Neo-Davidsonian representation, based on the fact that
neither internal nor external arguments are assigned by the verb…’ (p. 11-26). Borer propose
plutôt que l’argument interne est assigné par une structure évènementielle fonctionnelle.
(16) Structure selon Borer (2005)
Tmax 3 Spec. 3 Sujet T Aspmax 3
Spec 3 Objet Asp VP !
L’auteur justifie partiellement son approche en soulignant les problèmes auxquels fait face la
proposition de Kratzer. L’une d’entre elles est le fait qu’elle ne peut rendre compte du
phénomène de la transitivité optionnelle : «…any theory that assumes internal, but not
external, lexical assignment […] is faced with serious problems in accounting for the
properties of variable behavior verbs. » (p. 11-27). Le problème que Borer soulève est certes
pertinent, mais l’hypothèse du Transitivity Requirement proposée par Roberge (2002) offre
une solution simple à ce problème, et ce, tout en étant compatible avec la structure proposée
par Kratzer. Contrairement à Kratzer, Roberge propose plutôt que c’est la structure qui
demande une position d’objet et non le verbe comme tel. Ainsi, le fait qu’un verbe
apparaisse parfois avec ou sans un objet n’est pas un problème en soi puisqu’il assume qu’il
y a toujours une position d’objet.
De manière globale, la préoccupation centrale du travail de Borer est d’éliminer la
catégorisation qui est normalement attribuée aux éléments lexicaux. Selon cette approche, la
catégorisation d’un item lexical en tant que verbe ou nom est une conséquence de la
59
structure syntaxique dans laquelle l’élément est inséré. Or, le débat relatif à la présence ou à
l’absence de la catégorisation va au-delà de l’objectif que nous poursuivons dans le présent
travail et c’est pourquoi nous n’abordons pas directement cette question. De plus, puisque
nous n’adoptons pas en tout point la proposition de Kratzer, c’est-à-dire que nous ne
considérons pas que c’est le verbe qui demande un ou des arguments mais plutôt le VP qui
donne une position de complément où s’insère l’objet, notre proposition n’entre pas en
conflit avec celle de Borer. Pour les besoins du présent travail, nous estimons que
l’hypothèse de Kratzer, nuancée par celle de Roberge, arrive à rendre compte adéquatement
de l’asymétrie de réalisation.
3.3.3 Conclusion
Nous avons vu dans la présente section deux hypothèses qui ont été proposées pour rendre
compte de l’omissibilité de l’objet : l’une s’appuie sur des facteurs pragmatiques et l’autre
sur les propriétés de la structure syntaxique. L’asymétrie de réalisation est un phénomène qui
permet de juger de la validité de ces hypothèses. Notre analyse sur le sujet nous amène à
préférer l’approche syntaxique puisqu’elle s’avère supérieure de par sa cohérence.
L’hypothèse de Goldberg explique que l’asymétrie de réalisation telle que nous l’observons
en français n’est pas universelle parce que les facteurs pragmatiques ne se manifestent pas de
la même manière à travers les langues. Par exemple, dans une langue comme le chinois où
les arguments topiques sont particulièrement omissibles, on s’attendrait à observer une
asymétrie inverse, c’est-à-dire en faveur des objets. Ceci est attribuable au fait que les sujets
sont habituellement des topiques, contrairement aux objets. On s’attendrait à observer ce
phénomène, et ce, même si l’on considère que certaines omissions de l’objet sont
attribuables à la ‘désaccentuation’ de l’objet vis-à-vis l’action (angl. Omission under Low
Discourse Prominence).
Si l’on fait abstraction des variations interlinguistiques en ce qui à trait au caractère topique
des arguments, cette hypothèse prédit qu’on devrait observer une asymétrie universelle en
faveur des sujets. En d’autres termes, si aucune langue ne permettait particulièrement
l’omission des arguments topiques, on s’attendrait à ce que les sujets soient toujours
davantage réalisés. Bien que les différences interlinguistiques ne soient pas problématiques
60
comme telles, elles mettent en évidence une certaine incohérence dans l’hypothèse de
Goldberg, à savoir l’absence de corrélation directe entre les facteurs pragmatiques et
l’omissibilité des arguments.
L’absence de cette corrélation est cruciale puisque l’hypothèse proposée par l’auteur
s’appuie sur une corrélation de ce type. Cette hypothèse ne peut expliquer pourquoi les
mêmes facteurs pragmatiques s’appliqueraient à la fois de manière universelle et de manière
spécifique. Néanmoins, il demeure que ces facteurs doivent forcément jouer un rôle
important dans les langues. Nous ne saisissons peut-être seulement pas encore complètement
leur contribution.
En ce qui a trait à l’hypothèse selon laquelle certaines omissions de l’objet (non défini)
seraient attribuables à un lien sélectionnel particulier qui existe entre le verbe et son objet
(Kratzer, 1996; Roberge, 2002; Cummins & Roberge, 2005), nous la jugeons supérieure
puisqu’elle permet simplement de décrire l’asymétrie de réalisation.
3.4 L’asymétrie de réalisation clitique
L’asymétrie de réalisation clitique se traduit par une réalisation constante du clitique sujet et
une réalisation non catégorique du clitique objet dans les contextes où la pronominalisation
des arguments définis (topiques) est attendue. Cette asymétrie s’appuie sur les travaux de
plusieurs chercheurs (not. Fonàgy, 1985; Lambrecht & Lemoine, 1996; 2005; Larjavaara,
2000; et Cummins & Roberge, 2005) qui ont rapporté que les clitiques objets (donc définis)
sont omis dans divers contextes chez l’adulte francophone, contrairement aux clitiques
sujets.29
De plus, il a également été suggéré que l’omission des clitiques objets était plus marquée
dans certaines variétés, dont notamment le français européen (voir Cummins & Roberge,
2005). Bien que ces études aient mis en lumière ce phénomène, il existe peu d’études qui en
ont vérifié l’étendue sur le plan empirique. À notre connaissance, il existe 4 études en
29 À noter que ces chercheurs ne se sont pas penchés sur le phénomène de l’asymétrie comme tel.
61
production induite et une seule en interaction spontanée qui ont effectué cette tâche. Notre
revue comparative des résultats de ces études en §3.4.1 illustre que l’omission du clitique
objet est un phénomène présent uniquement en interaction spontanée, donc en français parlé.
Ces résultats contradictoires démontrent la nécessité d’analyser d’autres données en
interaction spontanée, ce que nous faisons en §3.4.2. Nous concluons la présente section
(3.4.3) avec une discussion sur les implications théoriques de cette asymétrie pour le statut
syntaxique des éléments clitiques.
3.4.1 Études empiriques antérieures
Les études en production induite (Van der Velde, 2003; Pérez-Leroux et al., 2008;
Jakubowicz & Nash, à paraître; Pérez-Leroux et al., manuscrit) qui se sont penchées sur la
production/l’omission des clitiques sujets et objets présentent des résultats qui suggèrent que
les clitiques objets, tout comme les clitiques sujets ne sont pas omissibles chez l’adulte
francophone. La méthodologie utilisée dans ces études était somme toute, très similaire. Au
cours de la tâche d’élicitation, une image sur laquelle un personnage (sujet) effectuait une
action impliquant un objet (direct) était présentée aux participants. À la suite d’une très
brève introduction, les chercheurs posaient une (17a) ou deux questions (17a et 17b) selon
les études.
(17) a. Que fait X?
b. Que fait X à Y? ou Qu’est-ce que X fait à Y?
La question en (17a) avait pour but d’éliciter le clitique sujet et celle en (17b) les clitiques
sujet et objet. Ces questions comportaient des éléments lexicaux (DP) en position de sujet et
d’objet. Un exemple tiré de Pérez-Leroux et al. (2008) est présenté en (18).
(18) Question : Qu’est-ce la fille fait avec la fleur?
Réponse : Elle la sent.
Les résultats de ces études figurent au Tableau 3-2. Ce tableau met en évidence les tendances
suivantes : 1) une production systématique et homogène du clitique sujet en contexte où il
est attendu; 2) une variation au niveau de la forme de l’objet produit (DP et clitique); et 3)
une très légère variation au niveau de la réalisation du clitique objet. Globalement, ces
résultats suggèrent qu’il n’y a pas d’asymétrie de réalisation clitique chez l’adulte
62
francophone, ce qui va directement à l’encontre de ce qui a été rapporté par de nombreux
chercheurs (voir §3.1).
Tableau 3-2
Taux de production et d’omission des clitiques sujets et objets dans les études en production induite chez les adultes
Objets
Études
Nombre de participants
Clitiques DP Omissions Autres
Sujets
Van der Velde (2003) 12 1 0 0 0 1
Pérez-Leroux et al. (manuscrit)
15 0.42 0.36 0.06 0.16 0.99
Jakubowicz & Nash (à paraître)
12 1 0 0 0 1
Pérez-Leroux et al. (2008)
30 0.82 0.18 0.01 0 1
En ce qui a trait à la seule étude qui s’est penchée sur la production/l’omission du clitique
objet en interaction spontanée (Pirvulescu, 2006), ses résultats illustrent que l’omission du
clitique objet est un phénomène non marginal dans la grammaire adulte. Cette étude présente
l’analyse de trois corpus (Corpus York : Mona, Para; Corpus Champaud) où les adultes
interagissent avec des enfants (angl. child directed speech). Dans le but de mesurer
adéquatement le taux de production/d’omission des clitiques objets, l’auteur a identifié et
ciblé les contextes dans lesquels ces éléments (3ème personne) sont susceptibles
d’apparaître. L’auteur définit ce contexte ainsi : « in the clitic-context the referent is definite;
it is the topic of the discussion; and it is contained in the immediately preceding discourse. »
(p.7)
Les résultats rapportés par Pirvulescu illustrent que même dans ce contexte considéré
comme ‘obligatoire’ par de nombreux chercheurs (ex. Huang, 1984), le clitique objet n’est
pas toujours produit. Concrètement, l’auteur observe que le clitique objet est omis (en
moyenne) dans 9.4% des cas chez les adultes analysés. Ces résultats démontrent que ce
phénomène est non négligeable, contrairement à ce qui a été observé dans les études en
production induite. La dichotomie entre la production spontanée et la production induite
63
laisse perplexe, d’autant plus que le contexte défini par Pirvulescu avait pour but de cibler
les contextes identiques à ceux de la production induite.
Cette différence découle possiblement du fait que les adultes ont une tendance à utiliser un
français plus normatif en situation de test. Cependant, nous laissons cette question de côté
puisqu’elle va au-delà de notre but actuel. Ce qui s’avère crucial pour notre étude est que le
travail de Pirvulescu a démontré que l’omission du clitique objet était un phénomène réel et
non négligeable chez les adultes francophones en français parlé. Bien que cette étude
suggère fortement la présence d’une asymétrie de réalisation clitique, son but n’était pas de
caractériser ce phénomène. Nous effectuons ce travail dans la prochaine section.
3.4.2 Caractérisation de l’asymétrie de réalisation clitique
Dans le but de caractériser spécifiquement l’asymétrie de réalisation clitique dans la
grammaire du français parlé, nous avons analysé en détails les productions de 5 adultes en
situation d’interaction spontanée avec des enfants.30 Quatre corpus sont en français européen
(Childes : Corpus Geneva; Corpus Lyon : Marie, Ana et Tim) et le cinquième est en français
québécois (Belzil). Nous présentons d’abord une analyse quantitative du phénomène (taux
de production et d’omission), suivie d’une analyse qualitative (contextes).
Afin de déterminer la fréquence de production/d’omission du clitique accusatif chez l’adulte,
nous avons retenu les contextes dans lesquels un référent linguistique est présent dans les 10
lignes précédant la production de l’adulte. Contrairement à Pirvulescu (2006), nous avons
exclu les contextes contenant un DP (19) puisque la répétition d’un élément sous sa forme
lexicale est très fréquente dans ce type d’interaction et indique possiblement que l’objet n’a
simplement pas été topicalisé.
(19) Adulte : Est-ce que tu as encore la grippe? Ana : Oui. Adulte : Qui t’a donné cette grippe-là? (Corpus Belzil, 9)
30 Cette analyse est basée sur un échantillonnage, à savoir 1 enregistrement par adulte. Chacun de ces enregistrements était d’une durée variant entre 40 et 60 minutes et contenait un minimum de 45 contextes clitiques objets.
64
De plus, nous avons exclu l’expression figée Fais voir très fréquente en français européen,
l’expression Montre (Montre donc!) aussi très fréquente en français québécois, ainsi que tous
les contextes31 où il était impossible de déterminer si l’objet omis (nul) avait un référent
spécifique ou s’il impliquait un CP (20).
(20) Mère : et là qu’est-ce qu’i(l) fait?
Mère : Montre! (=ce qu’il fait?) (Corpus Geneva, Gen16)
Voici un exemple de ce que nous considérons comme une omission du clitique objet.
(21) Mère : L’armoire de tes chaussures est fermée? Enfant : mh. Mère : C’est papa qui a fermé? (Marie 34, Corpus Lyon)
Les résultats de notre analyse sont présentés dans le Graphique 3-3. Ces résultats illustrent
que la production du clitique objet n’est pas systématique : les taux d’omission varient entre
4.4% et 28.9%.
Graphique 3-3
Taux de production et d’omission des clitiques objets chez 5 adultes francophones (Corpus Belzil, Geneva et Lyon)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
Corpus Belzil CorpusGeneva
Corpus Lyon(Marie)
Corpus Lyon(Ana)
Corpus Lyon(Tim)
Corpus
Tau
x
Omission
Clitique
31 À noter que l’exclusion de ces contextes fait peut-être en sorte que nous sous-estimons la fréquence de l’omission du clitique objet chez l’adulte.
65
Nos résultats confirment donc ceux de Pirvulescu (2006) et démontrent que l’omission du
clitique objet est non marginale chez l’adulte en français parlé. De plus, nous observons que
le taux d’omission rapporté dans le corpus en français québécois est inférieur (4.4%) à ce
que l’on observe en français européen (19.8%-28.9%). Cette différence appuie l’observation
de Cummins & Roberge (2005) selon laquelle l’omission du clitique objet est plus marquée
en français européen. Néanmoins, les données dont nous disposons sont beaucoup trop
fragmentaires pour que nous soyons en mesure de tirer une conclusion ferme sur le sujet.
En ce qui a trait au clitique sujet, notre analyse nous amène à conclure que son omission en
français moderne n’est pas très fréquente, mais cependant possible (voir, Roberge, 1990;
Auger, 1994). Notamment, le verbe falloir (22a) est particulièrement susceptible d’apparaître
sans sujet. C’est aussi le cas du verbe être à la troisième personne du singulier (féminin)
(22b) et à la troisième personne du pluriel (22c) au présent de l’indicatif en français
québécois.
(22) a. (Il) faut partir bientôt.
b. (Elle) est belle.
c. (Ils/Elles) sont partis.
L’omission du clitique sujet en français européen et en français québécois a une distribution
très restreinte et n’apparaît qu’avec certains verbes. En ce sens, le type d’omission que nous
observons pour le sujet semble incomparable à ce que nous avons vu pour l’objet.
En conclusion, notre analyse de l’asymétrie de réalisation clitique suggère que les clitiques
sujets sont produits systématiquement, contrairement aux clitiques objets en français parlé.
À la suite de notre analyse quantitative, nous avons examiné en détails les contextes dans
lesquels les clitiques objets étaient omis. Cette analyse a pour but de donner une
caractérisation qualitative du phénomène. En premier lieu, nous avons vérifié si l’omission
du clitique objet était typique de certaines constructions. Notre analyse démontre que ce
n’est pas le cas puisque ce phénomène apparaît dans une variété de constructions. Nous en
66
avons retrouvé dans les impératives (23a, 30.2%), les déclaratives/interrogatives (23b,
53.5%), avec des verbes ditransitifs (23c,14%), et même en dislocation (23d, 7%).32
(23)33 a. Enfant : C’est dans la chambre d’Anne qu’y a la caisse à outils. Mère : Vite [/] Vite va __cher(cher). Mère : Tu l’as trouvé? (Corpus Lyon : Tim42)
b. Enfant : non c’est pas la même. Mère : alors j(e) vais __ reposer. Enfant : xx on va les reposer. (Corpus Geneva, Marie16) c. Enfant : mais je veux lui mettre la lune. Mère : Oui j(e) __ lui ai mis justement. (Corpus Lyon, Marie46) d. Mère : ah bah c(e)lui-là tu sais __ faire toute seule hein? (Corpus Lyon, Ana 40)
Nous avons ensuite vérifié s’il y avait un effet lexical marqué. Nos résultats semblent
suggérer que ce n’est pas le cas. Nous avons répertorié des omissions avec les verbes
suivants : mettre, poser/reposer, tourner/retourner, faire, ouvrir, voir, reconnaitre, aimer,
frotter, donner, remontrer, finir /terminer, fermer/refermer, apporter/ramener, trouver,
éteindre et chercher (voir les exemples en 24). L’exemple en (24b) démontre que même des
verbes légers tels faire peuvent apparaître sans objet (voir Rasetti, 2003).
(24) a. Mère : où il est l’autre? Mère : perdu! Mère : vas-y mets dans la boîte. (Corpus Lyon : Ana40)
b. Mère : ah bah c(e)lui-là tu sais faire tout seule hein! (Corpus Lyon : Ana40)
c. Mère : qu’est-ce que c’est alors ça? Mère : tu reconnais? (Corpus Lyon, Marie46)
d. Enfant : non # c’est pas la même. Mère : alors je vais reposer. (Corpus Lyon, Marie46)
32 À noter que l’omission en dislocation n’a pas été répertoriée dans notre échantillon du corpus en français québécois. 33 La signification des signes de transcription est disponible sur CHILDES (manuel CLAN).
67
e. Mère : ici fallait mettre ceux-là. Mère : alors on retourne. (Corpus Geneva, Marie16)
f. Mère : tu vois on fait l’inventaire. Mère : on dit ça i(l) faut qu’on ramène. (Corpus Lyon, Tim42)
Même si nous avons répertorié des omissions avec plusieurs verbes, il demeure qu’ils
impliquent majoritairement la manipulation d’un élément physique. Il semble donc qu’ils
pourraient être considérés comme formant une ‘classe lexicale’. Néanmoins, nous ne
sommes pas en mesure de tirer cette conclusion parce qu’il se peut fort bien que cet ‘effet
lexical’ résulte de la nature de l’interaction spontanée avec des jeunes enfants. Cette
interaction implique généralement des objets tangibles et donc un nombre de verbe
relativement restreint.
En résumé, notre analyse de données en interaction spontanée nous permet de tirer les
conclusions suivantes : 1) il existe une asymétrie de réalisation clitique chez l’adulte
francophone en français parlé; et 2) ce phénomène est attribuable à un certain degré
d’optionalité dans la réalisation du clitique objet en contexte où il est attendu.
3.4.3 L’asymétrie de réalisation clitique : sources possibles et implications théoriques pour le statut des éléments clitiques
L’asymétrie de réalisation des pronoms référant à une entité spécifique et définie (clitiques)
est un phénomène dont ont discuté Lambrecht & Lemoine (2005)34: « In spite of persistent
claims to the contrary, French regularly permits the null-instantiation of object pronouns
denoting specific discourse entities… » (p.14).
Dans cet article, les auteurs identifient trois interprétations de l’objet nul en français :
indéfini, défini et libre. Le deuxième type, défini, est ce qui engendre l’asymétrie de
réalisation clitique. Les auteurs définissent ce phénomène comme un argument non réalisé
34 À noter que les auteurs ne reconnaissent pas l’appellation ‘clitique’.
68
qui représente un référent défini dans le discours (p. 32). Les auteurs présentent plusieurs
exemples illustrant ce type d’omission et tirent la conclusion suivante :
It appears that in spoken French the verbs that permit Topical DNI with
nominal arguments do not constitute a natural lexical class. […] The null
option can therefore be said to be generalized, the constraints on its
application being mainly (but not exclusively) pragmatic or stylistic. (p. 32)
La conclusion des ces auteurs est similaire à la nôtre : l’omission du pronom objet défini
topique (le clitique) est généralisée et possible avec l’ensemble des verbes en français.
Lambrecht & Lemoine soutiennent que la pragmatique joue un rôle dans ce phénomène.
Néanmoins, à l’instar de Goldberg (2000; 2008), ils arrivent à la conclusion qu’il n’existe
pas de corrélation directe entre le statut pragmatique d’un argument et son omissibilité.
Concrètement, ces auteurs reconnaissent qu’il n’y a pas de lien universel entre le degré
d’activation d’un référent (saillance) et sa probabilité d’être nul. Malgré cette observation, ils
soutiennent quand même que le degré de topicalisation d’un référent peut jouer un rôle dans
ce phénomène : « The pragmatic status of the referent in the discourse must be salient
enough for its occurrence in the proposition to be considered highly predictable for the
hearer at the time of Utterance ». (Lambrecht, 1994 : chap.4)
Sans toutefois être en mesure de démontrer en détails comment certains facteurs
pragmatiques jouent un rôle dans le fait qu’un pronom objet spécifique puisse être omis en
français, les auteurs concluent néanmoins qu’une approche paramétrique (donc syntaxique)
est tout à fait inappropriée pour décrire le phénomène observé. Étant donné l’importante
variation dans la réalisation de l’objet, il est impossible de soutenir ce type d’approche dans
laquelle il faudrait classer le français comme une langue à objet nuls ou à objet non nuls. Les
auteurs expliquent cependant : « The very complex system of null complementation is part
of the grammar of individual languages and must be learned as such by native speakers. »
(p.49)
Bien que l’hypothèse de Lambrecht & Lemoine ait une base empirique solide, elle présente
une certaine incohérence, comme c’était le cas de l’hypothèse de Goldberg (2000; 2008).
Ces hypothèses (basées sur l’approche pragmatique) ont en commun qu’elles reconnaissent
69
l’absence de corrélation entre le statut pragmatique des arguments et leur omissibilité tout en
proposant une relation similaire pour expliquer les phénomènes observés. Nous considérons
que l’approche pragmatique a un pouvoir descriptif essentiel à notre compréhension du
système langagier parce qu’elle met en évidence des phénomènes qui sont souvent non
considérés par l’approche syntaxique.
Sur le plan syntaxique, Cummins & Roberge (2005) sont, à notre connaissance, les seuls à
avoir décrit l’omission du clitique objet. En fait, cette hypothèse bien qu’essentiellement
syntaxique, s’appuie partiellement sur le module pragmatique. Cummins & Roberge
adoptent l’approche de Sportiche (1996) dans laquelle le clitique objet en français est
constitué de deux éléments, pro et le clitique. Ces auteurs proposent qu’il y ait en fait une
différence minime entre une phrase où le clitique est produit et une phrase où il est omis
(appelée en anglais clitic-drop). Les phrases en (25) illustrent ces deux possibilités.
(25) a. Vincent lai frappe proi. (Arianei)
b. Vincent _ frappe proi. (Arianei)
Sur le plan sémantique, comme sur le plan structural, il n’y a pas de différence entre les
phrases en (25). La seule différence se situe sur le plan phonologique : « in the clitic-drop
construction [25b] no morphophonological realization is assigned to the features [les traits
de la tête] » (2005; p.53).
L’absence de réalisation phonologique entraîne des répercussions sur le mode
d’identification de pro. Dans la phrase en (25a), cette identification se fait par le biais du
clitique alors qu’en (25b), elle se fait directement via l’antécédent. Ce type d’identification
est possible et il est attribué au module pragmatique. Les auteurs adoptent l’approche de
Levinson (2000) (qui s’appuie sur le principe I) qui propose que l’auditeur amplifie
systématiquement l’information que lui transmet le locuteur dans le but d’identifier
l’interprétation la plus spécifique possible.
Le principe I (angl. I-principle) de Levinson est basé sur la maxime informative (angl.
Maxim of Informativeness) de Grice (1975) selon laquelle l’auditeur assume un lien pertinent
entre l’information linguistique qui est transmise et le contexte.
70
Si l’analyse de Cummins & Roberge (2005) permet de décrire les mécanismes sous-jacents à
l’omission du clitique objet, elle n’arrive cependant pas à expliquer pourquoi le clitique sujet
n’est pas omissible dans les mêmes conditions en français. Or, la présence même de
l’asymétrie de réalisation clitique en français démontre que si les conditions identifiées par
cette hypothèse sont nécessaires, elles ne sont cependant pas suffisantes pour justifier
l’omissibilité du clitique objet. En un sens, cette hypothèse, tout comme l’hypothèse de
Lambrecht & Lemoine, indique le chemin à suivre sans pour autant fournir toutes les
indications.
Nous laissons de côté la question de l’omissibilité du clitique objet pour nous concentrer sur
l’asymétrie de réalisation clitique que nous avons observée dans le présent Chapitre. La
présence de ce phénomène nous amène à conclure que si le fait d’être un élément clitique
semble être une condition nécessaire pour l’omission, elle n’est pas suffisante. Si cette
condition était suffisante, on s’attendrait à retrouver l’omission du clitique sujet en français
parlé, ce qui n’est pas le cas. Si l’on adopte l’analyse syntaxique proposée par Cummins &
Roberge (2005), nous arrivons donc à la question suivante : pourquoi, si l’omission du
clitique objet découle en partie du statut clitique de cet élément et du module pragmatique,
ce phénomène n’est-il pas permis pour le clitique sujet en français?
Cette question origine possiblement du fait que l’analyse de Cummins & Roberge adopte le
traitement des clitiques proposé par Sportiche (1996). Selon cette approche, les clitiques
sujets et objets sont liés à des pro et il n’y a pas d’asymétrie en ce qui a trait aux mécanismes
sous-jacents à la production de ces éléments. De plus, dans l’approche de Sportiche, les
clitiques sujets et objets ont un statut identique : ce sont des morphèmes d’accord complexes.
Nous avons conclu le Chapitre précédent en proposant que les hypothèses de Roberge (1990)
et d’Auger (1994) présentaient des analyses différentielles intéressantes pour l’étude de
l’asymétrie. Selon l’hypothèse de Roberge, les éléments clitiques sont insérés dans des
positions syntaxiques différentes : le sujet apparait sous I, alors que le clitique objet apparaît
directement sur le verbe. En ce qui concerne l’approche d’Auger, les clitiques sujets et objets
ont des statuts différents : l’un est marqueur d’accord et l’autre marqueur d’argument. Si l’on
71
tient en considération ces deux hypothèses, il est possible que nous soyons en mesure de
décrire l’asymétrie de réalisation clitique.
Concrètement, nous pourrions proposer que les éléments clitiques soient introduits en
syntaxe comme le propose Roberge. Ainsi, le clitique sujet serait inséré sous I et aurait le
statut de marqueur d’accord tel que le propose Auger. En ce qui concerne le clitique objet, il
pourrait avoir le statut de marqueur d’argument (Auger) et être introduit syntaxiquement,
(dans l’esprit de Kayne, 1975). Le statut de marqueur d’accord du clitique sujet pourrait faire
en sorte que contrairement au clitique objet, il ne pourrait pas être omis pour la simple raison
que son rôle est de marquer l’accord sujet-verbe. Il est introduit par une tête fonctionnelle et
non par une tête lexicale comme le clitique objet. De par son rôle d’accord et de sujet, le
clitique sujet est systématique et n’a pas de lien sémantique direct avec le verbe. Quant à
l’objet, puisqu’il est un marqueur d’argument et qu’il est l’objet du verbe, il a une relation
directe avec ce dernier et pourra être omis si les conditions pragmatiques sont réunies. De
plus, étant donné que le verbe est une tête lexicale (voir section 3.3.2), on s’attendrait à ce
qu’il y ait une relation lexicale entre le verbe et le clitique objet, comme c’est le cas pour
tout élément qui joue ce rôle, qu’il soit clitique ou non. Il s’agit ici des rudiments d’une
proposition qui vise à rendre compte de l’asymétrie de réalisation clitique. Cette proposition
est décrite de manière plus détaillée en §6.1.7 et elle est élaborée en tenant compte des
caractéristiques des productions enfantines.
À noter que notre proposition est dans l’esprit de celle de Jakubowicz et al. (1998)
puisqu’elle veut que les clitiques sujets et objets aient des fonctions différentes dans la
phrase. Cette hypothèse établit un lien entre la production optionnelle ou systématique des
éléments. De manière plus précise, elle explique que la systématicité du clitique sujet vient
du fait qu’il est considéré comme exprimant la finitude du verbe au même titre que la flexion
verbale riche des autres langues romanes (voir Nash & Rouveret, 1997). En revanche,
puisque le clitique objet ne sert qu’à référer à un élément saillant dans le discours précédent,
il est considéré comme non obligatoire en français parlé et doit donc avoir un certain lien
avec le degré de saillance des éléments dans le contexte.
72
3.5 Conclusion
Le but du présent chapitre était de vérifier s’il y avait bel et bien une absence d’asymétrie
chez l’adulte francophone entre les clitiques sujets/objets. Nous avons déterminé qu’il existe
trois types d’asymétries sujets/objets en français et que celles-ci font en sorte que le clitique
sujet sera toujours (en nombre absolu) davantage produit que le clitique objet.
Notre caractérisation des trois types d’asymétrie nous a permis de proposer que ces
phénomènes sont d’origines différentes. L’asymétrie de pronominalisation découlerait de la
pragmatique et des propriétés des clitiques, et l’asymétrie de réalisation serait attribuable à la
structure argumentale. Quant à l’asymétrie de réalisation clitique, nous avons proposé
qu’elle soit attribuable aux statuts différents des éléments clitiques (le clitique sujet étant un
accord (non-argument) et le clitique objet un argument) et à la position qu’ils occupent
(argument interne ou externe).
En ce qui a trait aux implications de nos conclusions pour l’étude de l’asymétrie dans
l’acquisition des clitiques sujets et objets chez les enfants francophones, il est clair que
l’input doit être considéré comme un facteur très important. Si les productions adultes
n’avaient pas présenté d’asymétrie, il aurait été indéniable qu’une asymétrie chez l’enfant
serait directement attribuable au processus acquisitionnel. Or, le fait que nous ayons
démontré qu’il existe trois types d’asymétries qui font en sorte que le clitique sujet sera
toujours quantitativement et proportionnellement plus produit que le clitique objet, implique
que l’input (et donc indirectement la nature même du système pronominal en français parlé)
pourrait entraîner des répercussions sur le processus acquisitionnel.
Au prochain chapitre, nous nous penchons sur l’asymétrie chez les enfants francophones
telle qu’elle a été décrite dans les études antérieures en tenant compte des conclusions que
nous avons tirées du présent chapitre.
73
Chapitre 4 L’asymétrie chez l’enfant : analyse critique des études
antérieures
Le présent chapitre fait une analyse critique et exhaustive des études antérieures qui ont
établi l’asymétrie comme un phénomène en acquisition. L’intérêt de ce phénomène provient
originalement d’observations basées sur les productions enfantines en interaction spontanée
(en français parlé). Des études longitudinales et transversales ont rapporté les constats
suivants : les clitiques sujets apparaissent plus tôt et sont plus produits que les clitiques
objets. Ainsi, c’est à partir de constatations empiriques que le phénomène a soulevé un
intérêt du point de vue théorique. Il est nécessaire de revoir et de connaître en détails ces
bases empiriques. Cette nécessité découle directement du fait que nous avons identifié au
chapitre précédent trois types d’asymétries qui découlent directement de plusieurs propriétés
de la grammaire et non de l’acquisition. Ces asymétries pourraient expliquer l’asymétrie telle
que décrite chez les enfants francophones.
Nous présentons les études en interaction spontanée et les études en production induite en
deux temps parce que leurs résultats sont incomparables. La première partie du présent
chapitre traite donc des études en interaction spontanée en abordant les questions centrales
posées dans les études antérieures : 1) Pourquoi, de manière absolue, le clitique sujet est-il
davantage produit que le clitique objet?; et 2) Pourquoi le clitique sujet apparaît-il plus tôt
que le clitique objet? Ces questions sont abordées dans le but d’analyser leur origine.
En deuxième partie, nous présentons six études en production induite. En premier lieu, nous
présentons cinq études qui ont utilisé la méthode d’élicitation traditionnelle (Jakubowicz &
Rigaut, 2000; Van der Velde et al., 2002; Van der Velde, 2003; Jakubowicz & Nash, à
paraître; Pérez-Leroux et al., 2008). Par la suite nous présentons une nouvelle étude qui
utilise une toute autre méthode d’élicitation (Pirvulescu & Belzil, 2008a). Un résumé des
résultats ainsi qu’une comparaison entre ces des deux types d’étude concluent cette section.
Finalement, la §4.3 clôt le présent chapitre avec un bilan de notre analyse des études
antérieures. Globalement, nous concluons que l’ensemble des résultats analysés ne permet
74
pas de déterminer la nature réelle de l’asymétrie et n’appuie donc pas unilatéralement la
définition du phénomène proposée par les études antérieures. Ainsi, le présent chapitre met
en évidence la nécessité de notre étude.
4.1 Études en interaction spontanée
Nous présentons d’abord les études longitudinales de Hamann, Rizzi, & Frauenfelder (1996)
et de Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002) ainsi que l’étude transversale de
Jakubowicz & Rigaut (1997, 2000). Ces études ont en partie été citées comme établissant
l’asymétrie par Jakubowicz & Rigaut (2000) dont nous discutons dans le présent chapitre.
Par la suite, nous présentons les résultats de l’étude de Pirvulescu (2006) et notre analyse du
corpus Mona (§4.1.5). Chacune de ces études est décrite selon les critères suivants : méthode
de calcul des pourcentages; MLU et âge; type de clitiques considérés et exclus dans le
calcul.
Les méthodes de calcul utilisées dans le cadre de ces études ébranlent grandement le
fondement même de l’asymétrie comme phénomène découlant du processus d’acquisition
puisqu’elles ne tiennent pas compte des asymétries dont nous avons discuté au chapitre
précédent. La méthode de calcul développée par Pirvulescu (2006) permet de cibler
précisément l’asymétrie de réalisation clitique. Nous avons présenté cette méthode au
chapitre précédent. Cette méthode a été développée pour le clitique objet et nous l’étendons
aux clitiques sujets.
Malgré le fait que cette méthode de calcul permet de mesurer plus fidèlement le phénomène,
nous considérons que son application chez l’enfant est plus complexe parce que l’enfant
semble plus limité au niveau de la longueur de ses énoncés. En fait, ce n’est pas tant la
méthode qui est difficile à appliquer mais plutôt les inférences que l’on peut tirer des
résultats obtenus. Contrairement à l’adulte, la longueur moyenne des énoncés que l’enfant
produit (MLU) pourrait peut-être jouer un rôle dans la présence/l’absence de certains
éléments. Toutefois, le fait d’attribuer l’absence d’élément directement au développement du
MLU serait téméraire (Brown, 1973). C’est donc avec grande prudence que nous présentons
les études antérieures en tenant compte du MLU.
75
4.1.1 Hamann, Rizzi & Frauenfelder (1996)
L’étude de Hamann et al. aborde plusieurs questions relatives à l’acquisition des clitiques en
français. Les auteurs se posent notamment les questions suivantes : «Do subject and object
clitics arise simultaneously in the course of acquisition? If not, how can we interpret the
observed order?» (p.312) Afin de répondre à ces questions, ils ont analysé un corpus
longitudinal (10 mois) d’un enfant (Augustin) âgé entre 2;0.2 et 2;9.30 ans (MLU non
mentionné). Les enregistrements avaient lieu à toutes les 3 ou 4 semaines, à l’exception de
deux sauts de 2 mois chacun. La méthode de calcul des pourcentages de production des deux
types de clitiques donne d’abord une idée globale de la production parce que le premier
tableau présente les pourcentages en fonction du nombre de phrases contenant un verbe, que
celui-ci soit conjugué ou non.
Un dépouillement plus précis (Tableau 4; p. 322) présente les pourcentages de production
des clitiques sujets en excluant les contextes où ils ne sont pas requis chez l’adulte
(impératives, relatives et infinitives). Les pronoms je, tu, il , elle, on, ils et c’ ont été
comptabilisés.35 Les pourcentages de production représentent le nombre de pronoms divisé
par le nombre de phrases contenant un verbe. Les taux rapportés varient entre 17% et 74%
pour une moyenne de 34%. La moyenne en elle-même ne donne pas d’information valide
puisqu’il s’agit d’une étude longitudinale.
En ce qui a trait aux clitiques objets, tous les types ont été pris en considération (direct,
indirect, locatif, partitif et réfléchis) me, te, se, le, la, les, en et y. La méthode plus raffinée du
calcul de pourcentage pour les clitiques objets se base sur le nombre de verbes ayant un ou
plusieurs compléments direct, indirect, locatif ou autre. Dans le cas des verbes nécessitant
deux compléments, le verbe était compté deux fois. Il est important de mentionner que ce qui
importe est si un verbe donné prend ‘obligatoirement’ un complément, en d’autres termes,
un verbe transitif ou ditransitif.
35 Le pronom ça est considéré comme un pronom démonstratif non-clitique. Sa distribution chez l’enfant reflète celle de l’adulte dès les premiers enregistrements. Les auteurs considèrent donc que l’enfant maîtrise la distinction entre clitique et non-clitique.
76
Le Graphique 4-1 présente les taux selon les méthodes raffinées de calcul. Deux tendances
ressortent de ce graphique : le clitique sujet est plus produit que le clitique objet (sujet : moy.
34%; objet : moy. 5%), et il apparaît plus tôt. Cependant, les méthodes de calcul favorisent
grandement le clitique sujet puisque si dans la plupart des cas36 un verbe conjugué (en
excluant les impératives) nécessite ce type d’élément, ce n’est pas le cas pour le clitique
objet.
Graphique 4-1 Taux de production des clitiques sujets et objets selon l’âge (Hamann et al., 1996)
0%
20%
40%
60%
80%
100%
2;0.2 2;0.23 2;1.15 2;2.13 2;3.10 2;4.1 2;4.22 2;6.16 2;9.2 2;9.30
Âge
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
La méthode de calcul basée sur le nombre de verbes transitifs ne tient pas compte des
contextes précis dans lesquels les clitiques sujets et objets sont attendus. Nous considérons
donc que les taux de production pour les clitiques objets sont peu significatifs étant donné
que le nombre de contextes favorisant sa production n’est pas le dénominateur dans la
méthode de calcul. Il est en fait possible que lors des premiers enregistrements, aucun
contexte de ce type n’ait été présent. La seule conclusion que l’on peut tirer est que le
clitique sujet est davantage produit que le clitique objet en nombre absolu, ce qui est
d’ailleurs aussi le cas chez l’adulte.
Outre la quantité de clitiques produits, les auteurs se sont penchés sur la proportion de
clitiques sujets/objets par rapport aux autres types d’éléments (lexicaux) afin de voir si
l’enfant utilisait moins fréquemment les clitiques que l’adulte dans les positions de sujet et 36 Nous définissons au Chapitre 4 le contexte plus spécifique à la présence du clitique sujet.
77
d’objet. Les résultats du Graphique 4-2 sont présentés comme soutenant une différence
marquée entre l’enfant et l’adulte même si le clitique sujet est aussi plus utilisé chez l’adulte.
Ce graphique illustre que les enfants comme les adultes ont une asymétrie de
pronominalisation très marquée.
Graphique 4-2
Taux de production proportionnel des clitiques sujets et objets chez les enfants et les adultes (Hamann et al., 1996)
0%
20%
40%
60%
80%
100%
Adultes Enfant
Locuteurs
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
Le fait que la position sujet soit essentiellement réalisée sous forme pronominale par les
enfants francophones avait d’ailleurs déjà été mis en lumière par les travaux de Hulk (1987) :
[…] dans nos données le sujet se présente dans la très grande majorité des cas
(80%) sous forme de clitique [...]. Les sujets de forme nominale sont très
rares (2%) et s’ils se présentent c'est en général dans une construction à
redoublement (10%) [...]. (p. 60)
L’étude de Hamann et al. présente les résultats d’un seul enfant mais sur cette base, les
observations suivantes sont soulignées par les auteurs : 1) les clitiques sujets apparaissent
plus tôt et en plus grand nombre que les clitiques objets; et 2) il y a un délai de 6 mois entre
l’utilisation productive des clitiques sujets et celle des clitiques objets (2 mois pour la
première production recensée). D’autre part, les auteurs observent ce qui pourrait être
caractérisé comme un retard de production des clitiques nominatifs de première et deuxième
personnes puisque ces pronoms n’apparaissant que vers 2;6 ans chez cet enfant. Ce
phénomène est toutefois possiblement lié à la nature de l’interaction.
78
4.1.2 Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002)
Les travaux de Van der Velde et al. font état de l’analyse du discours spontané chez trois
enfants francophones : Chloé (1;11.19 à 2;5.14 ans), Victor (1;11.10 à 2;5.29 ans) et Hugo
(1;8.14 à 2;5.19 ans). Chloé et Victor ont participé à 7 enregistrements d’environ 45 minutes
(une fois par mois), alors que Victor a participé à 11 enregistrements (de une à deux fois par
mois). Avant de présenter les résultats de cette étude, il est impératif une fois de plus de
s’attarder à la méthode de calcul.
Le pourcentage de clitiques nominatifs a été calculé à partir du nombre de clitiques produits
divisé par le nombre total de verbes nécessitant un sujet. Les autres types de sujets (lexicaux,
noms propres et pronoms forts) n’ont pas été pris en compte. En d’autres termes, les phrases
ayant par exemple un élément lexical (DP) en position sujet n’ont pas été exclues du
dénominateur et n’ont pas été incluses dans le numérateur.
En ce qui a trait aux pourcentages de clitiques objets, le nombre de clitiques produits a été
divisé par le nombre de verbes transitifs tout comme dans l’étude de Hamann, Rizzi &
Frauenfelder (1996). Une fois encore, les autres types d’objets n’ont pas été pris en
considération. Ce type de calcul est approximatif puisqu’il ne tient pas compte des
asymétries présentes dans la grammaire cible.
Bien que les auteurs tiennent en considération leur analyse de la parole spontanée dans
l’appuie de leur hypothèse de départ, elles sont conscientes du fait que les enfants réalisent
l’objet du verbe principalement sous forme de DP (donc de l’asymétrie de
pronominalisation). D’ailleurs, elles mentionnent qu’il serait intéressant de déterminer les
contextes favorisant la cliticisation en parole spontanée.
Les taux de production des éléments clitiques sont présentés sous forme graphique sans
pourcentage précis. Les Graphiques 4-3, 4-4 et 4-5 reproduisent ces résultats qui
comprennent les clitiques nominatifs (sujets) et accusatifs (objets direct) seulement (toutes
les personnes).
79
Graphique 4-3
Taux de production des clitiques sujets et objets selon l’âge : Chloé (Van der Velde et al., 2002)
0%20%40%60%80%
100%
1;11.19 2;0.10 2;1.8 2;2.4 2;3.4 2;4.1 2;5.14
Âge
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
Graphique 4-4 Taux de production des clitiques sujets et objets selon l’âge : Victor (Van der Velde et al., 2002)
0%
20%
40%
60%
80%
100%
1;11.10 2;0.14 2;1.0 2;3.0 2;4.4 2;4.25 2;5.29
Âge
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
Graphique 4-5 Taux de production des clitiques sujets et objets selon l’âge : Hugo (Van der Velde et al., 2002)
0%20%40%60%80%
100%
1;10
.6
1;10
.24
2;1.7
2;1.29
2;2.
27
2;3.17
2;4.8
2;5.
5
2;5.
19
Âge
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
Tel que l’ont constaté les auteurs, il est clair que ces trois enfants produisent (outre pour
Chloé lors du premier enregistrement) toujours davantage de clitiques sujets que de clitiques
objets. Toutefois, les résultats de ces enfants ne corroborent pas le retard d’apparition des
clitiques objets tel que rapporté dans l’étude de Hamann, Rizzi & Frauenfelder (1996). Alors
que cette étude mettait en évidence un retard de 6 mois, la production de deux des trois
enfants de la présente étude ne démontre qu’un léger retard : 2 mois chez Victor et 3 mois
80
chez Hugo. À noter que la production de clitiques sujets est très faible chez Hugo avant 2;1.7
ans, âge auquel les clitiques objets apparaissent.
Puisque la méthode de calcul est naturellement biaisée en faveur du clitique sujet, on
s’attendrait à une asymétrie chez l’enfant comme chez l’adulte. Or, à ce chapitre, on
remarque une variation entre les enfants. Si à partir de ces données l’asymétrie semble très
importante chez Victor (49%), elle l’est moins chez Chloé (37%). Par moins importante,
nous entendons que la différence entre le taux de production des deux types de clitiques est
moins grande. La question à se poser est si l’ampleur de l’asymétrie est cruciale, ou si seule
sa présence l’est. La simple présence de l’asymétrie dans les taux de production en elle-
même est une réplique de la grammaire adulte.
4.1.3 Jakubowicz & Rigaut (1997, 2000)
Les travaux de Jakubowicz & Rigaut font état d’une étude transversale. Au total, 12 enfants
âgés entre 2;0.13 et 2;7.3 ans ont été observés pour une période de 45 minutes chacun. Les
12 enfants ont été séparés en 2 groupes sur la base de leur capacité linguistique en
production. Cette capacité a été estimée à partir de trois critères : 1) la fréquence d’énoncés
contenant un verbe conjugué divisé par le nombre total d’énoncés; 2) la fréquence
d’infinitifs racines; et 3) la production de propositions subordonnées avec complémenteur.
La division des groupes correspond au MLU moyen de chaque enfant. Les 5 enfants du
groupe 1 ont en moyenne un MLU de 3 alors que les 7 enfants du groupe 2 ont en moyenne
un MLU de 4.
En ce qui a trait à la méthode de calcul, les auteurs ont utilisé la même que Van der Velde,
Jakubowicz et Rigaut (2002). Toutefois, contrairement à cette étude, les pourcentages ici
présentés pour les clitiques objets comprennent dans un premier temps tous les types de
clitiques objets, à savoir réfléchis, indirects et accusatifs. Les résultats sont ainsi présentés
parce que l’hypothèse de départ prédit une dissociation entre les clitiques nominatifs et les
clitiques objets en général.
Dans cet article, les auteurs isolent les clitiques de troisième personne pour des raisons
théoriques, à savoir parce que ces clitiques ne sont pas spécifiés pour le trait [+ animé] (voir
81
le Chapitre 2). Le fait d’isoler la troisième personne rend ces résultats incomparables à
l’étude de 2002. Toutefois, les taux globaux37 sont présentés et pour des fins de
comparaison, nous utiliserons ces derniers. Il est toutefois important de mentionner que
contrairement à l’étude de Hamann et al. (1996), plusieurs exclusions ont eu lieu.
Notamment, les phrases présentatives de type ‘c’est…’ et ‘il y (en) a…’ ainsi que les
impératives.
Bien que la présente étude soit transversale et que les auteurs séparent les enfants en deux
groupes, nous présentons les résultats selon le MLU de chaque enfant en ordre ascendant
pour nous donner une idée du développement.
Graphique 4-6 Taux de production des clitiques sujets et objets selon le MLU (Jakubowicz & Rigaut, 2000)
0%20%40%60%80%
100%
Valenti
n 2.92
Rapha
el 2.9
3
Gaetan
2.9
7
Jérém
ie 3.0
5
Claire
3.15
Louis
e 3.
22
Sylvio
3.47
Léo 3
.78
Flora 3
.80
Pierre
4.06
Hélène
4.82
Elisa 4
.95
Enfants selon le MLU
Tau
x
Nominatif
Accusatif
Ce graphique démontre clairement que les enfants produisent davantage de clitiques sujets
(clitiques nominatifs= 77% vs clitiques accusatifs=14%) en nombre absolu. Ce qui rend ce
graphique intéressant n’est pas l’asymétrie dans la production mais plutôt l’absence de
corrélation entre le pourcentage de clitique produit et l’augmentation du MLU.
Si l’augmentation du MLU semble aller de pair avec l’augmentation de production des
clitiques sujets, ce n’est pas le cas pour l’objet. Il semble y avoir en moyenne davantage de
clitiques objets avec l’augmentation du MLU mais la tendance n’est pas évidente. Par
37 Y compris toutes les personnes.
82
exemple Raphael (MLU 2.93) produit 14% de clitiques objets et Élisa (MLU 4.95) en
produit à peine davantage, 16%. Ainsi, il est possible qu’un même pourcentage représente
deux taux de production proportionnelle tout à fait différents. À titre d’exemple, un taux de
production de 15% peut signifier que l’enfant produit toujours le clitique en contexte où il
est requis, ou bien qu’il le produit 50% du temps. En d’autre termes, ces données ne nous
indiquent en rien s’il y a ou non une asymétrie de réalisation clitique réelle, c’est-à-dire,
proportionnelle.
En résumé, ces données indiquent : 1) une plus grande utilisation des clitiques sujets; et 2)
l’absence de corrélation entre le MLU et la production de clitiques objets. La nature
transversale de cette étude ne nous permet pas de déterminer s’il y a un délai entre
l’apparition des divers clitiques et l’exclusion de certaines constructions rend difficile la
comparaison avec l’étude de Hamann et al. (1996). Ainsi, cette étude ne nous permet pas
d’identifier avec assurance la nature de l’asymétrie.
4.1.4 Pirvulescu (2006)
Contrairement aux études dont nous venons de discuter, celle de Pirvulescu (2006) se penche
sur le phénomène de l’omission des clitiques objets et non sur celui de l’asymétrie. L’auteur
aborde la différence observée entre les taux en production induite et en parole spontanée.
Plus précisément, elle s’intéresse au fait que peu d’omissions de l’objet (toutes les formes)
sont rapportées en parole spontanée (voir Hamann et al., 1996), ce qui est contraire à ce que
l’on observe en production induite (voir section suivante). L’apport méthodologique de cet
article est considérable puisque l’auteur met en lumière que la production induite vise
spécifiquement le contexte où devrait apparaître un clitique objet, ce qui n’est pas le cas pour
les méthodes de calcul utilisées jusqu’à maintenant en parole spontanée. En définissant le
‘contexte clitique’, la comparaison avec la production induite est maintenant possible.
Le contexte clitique pour l’objet est défini ainsi : « in the clitic-context the referent is
definite; it is the topic of the discussion; and it is contained in the immediately preceding
83
discourse. » (p.7) Dans ce contexte, il est possible de retrouver 3 éléments : le clitique (1a),
son omission (1b), ou un DP (1c)38 (p.7).
(1) a. Adulte : Elle n’est pas sèche [la pâte à modeler]. Enfant : Moi va l’couper. Max 2;2.22
b. Adulte : Tu ne veux pas le mettre dans l’eau? Enfant : __mettre ici. Max 2;0.14 c. Adulte : Voilà la cuillère à Anne. Enfant : Willy mange la cuillère à Anne. Anne 2;4.20
Dans son article, l’auteur se penche sur l’omission mais rapporte les taux de production des
trois types d’éléments (1). Les trois corpus analysés proviennent de la banque de données
Childes (2 de York et 1 de Champaud). Deux des enfants analysés parlent le français
européen (Para et Champaud) et un enfant (Mona) parle le français québécois. La
présentation des taux recensés pour les trois types d’éléments nous permet de nous pencher
sur le taux de production du clitique objet. Nous entendons ici le clitique accusatif de
troisième personne seulement.39 Le Graphique 4-7 présente le pourcentage de production de
chaque type d’élément en contexte clitique. Les taux présentés sont les taux moyens pour
chacun des enfants.
Graphique 4-7 Taux moyens de production des éléments en contexte clitique dans trois corpus (Pirvulescu, 2006)
0%
20%
40%
60%
80%
100%
Para (MLU: 2.58-3.59) Âge: 2;2.3-2;10.18
Mona (MLU:1.78-3.68) Âge: 2;0.14-2;6.12
Champaud (MLU: 1.74-4.7) Âge:1;10.20-2;5.27
Corpus
Tau
x
Nuls
Clitics
DP
Pronom
38 À noter que la forme sous laquelle le référent est introduit dans le discours précédent immédiat est aussi variable. Le référent peut occuper la position de sujet sous forme de clitique, de DP ou de pronom fort. Il en est de même pour la position d’objet. 39 À noter que les impératives ne constituent pas une base pour l’exclusion. Si le contexte est clitique, la présence d’un verbe à l’impératif est tenue en considération.
84
La moyenne des trois enfants pour ce qui est du taux de production du clitique est de 44%
(37%-56%). Ce taux obtenu avec la méthode définie par Pirvulescu s’avère nettement
supérieur à ce que nous avons pu observer dans les autres études. Notamment, les taux
rapportés par Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002) s’élèvent à 23% (Chloé), 11%
Hugo et 14% (Victor), pour une moyenne de 16%. La différence démontre que la méthode
de calcul a un effet considérable sur les pourcentages rapportés et que cela peut
potentiellement biaiser l’interprétation des résultats en augmentant considérablement
l’ampleur de l’asymétrie entre les clitiques sujets et objets.
Afin de mesurer si cette méthode de calcul réduit véritablement l’ampleur de l’asymétrie, il
est impératif de faire une analyse aussi précise de la production des clitiques sujets. Nous
effectuons cette tâche dans la prochaine section en définissant un contexte clitique propre au
clitiques sujets et en analysant le corpus Mona (CHILDES).
4.1.5 Notre analyse
Définir le contexte clitiques sujets pour mesurer plus fidèlement l’ampleur de l’asymétrie
n’est pas chose facile parce qu’il faut tenir compte d’un ensemble de phénomènes
spécifiques à une variété donnée. Tel que défini par Pirvulescu, le contexte clitique objet
vise la troisième personne uniquement. La définition du contexte où un clitique de première
ou deuxième personne devrait apparaître est différente puisque ces pronoms sont déictiques.
Compte tenu de ces caractéristiques, nous proposons les définitions suivantes :
(2) a. Contexte clitique sujet : 1ère et 2ème personnes
i. Le référent doit être contenu dans le contexte extralinguistique.
ii. Le groupe verbal doit être fléchi (sauf l’impératif) et comprendre tous les éléments nécessaires (ne pas considérer les cas d’omission de l’auxiliaire ou du verbe modal). iii. Il doit apparaître lorsqu’un pronom fort est présent ou est disloqué à gauche ou à droite.
85
b. Contexte clitique sujet : 3ème personne i. Dans le cas où il y a un référent (non explétif), ce dernier doit être défini et être le topique du discours précédent (10 lignes et moins en transcription). ii. Le groupe verbal doit être fléchi (sauf l’impératif) et comprendre tous les éléments nécessaires (ne pas considérer les cas d’omission de l’auxiliaire ou du verbe modal). iii. Ce clitique doit apparaître lorsqu’un pronom fort ou un DP est disloqué à gauche ou à droite.
Ces définitions sont générales et plusieurs particularités propres aux diverses variétés de
français doivent être ajoutées. Nous retenons les particularités suivantes : 1) ne pas
considérer le pronom ça comme un pronom sujet mais plutôt démonstratif à cause de son
statut ambigu (Auger, 1994); 2) considérer le pronom on à la première personne (français
québécois et européen); 3) ne pas considérer le clitique devant sont (français québécois),
faut, faudrait (français européen et québécois) parce que l’adulte l’omet de manière
optionnelle dans ces contextes (effet lexical prononcé); 4) ne pas comptabiliser la particule
interrogative tu en français québécois (ex. T’en veux-tu?); 5) ne pas considérer les contextes
où est est précédé du pronom elle puisque la transcription ne donne pas d’information sur
l’allongement vocalique ou sur la nature ouverte ou fermée du e et que cet environnement
entraîne ‘l’absence’ du clitique sujet (français québécois); et 6) ne pas considérer les
contextes où il est impossible de déterminer s’il y a une omission à cause de la réduction
phonologique (ex. il y a [jα] et ses variantes en français européen et québécois).
En plus de ces particularités, nous mettons de coté les répétitions exactes de l’adulte ou de
l’enfant lui-même, les verbes précédés d’un e seul puisqu’il est impossible de déterminer la
nature de cet élément (réfléchi, sujet, objet, hésitation) et nous ne retenons que les
enregistrements au cours desquels il y a au moins 3 contextes. À partir de cette définition,
nous avons mesuré l’ampleur réelle de l’asymétrie de réalisation clitique dans le corpus
Mona (français québécois). Le Graphique 4-8 illustre les résultats de cette analyse.
86
Graphique 4-8 Taux de production des clitiques sujets et objets en contexte clitique selon l’âge (Mona)
0%10%
20%30%
40%50%
60%70%
80%90%
100%
2;0.14(1.78)
2;0.28(1.83)
2;1.16(2.11)
2;2.9(2.73)
2;2.22(2.47)
2;3.20(2.51)
2;4.4(2.98)
2;4.18(3.21)
2;5.1(3.73)
2;5.15(3.29)
2;5.15(3.46)
2;6.12(3.68)
Âge et (MLU)
Tau
x
Clitiques objets
Clitiques sujets
Notre analyse démontre l’absence d’une asymétrie généralisée en faveur des clitiques sujets
et l’absence d’un délai entre l’apparition des clitiques sujets et des clitiques objets chez cet
enfant. De plus, on voit clairement que la production des clitiques sujets, comme celle des
clitiques objets, est optionnelle au cours de la même période. Mais au-delà des clitiques, que
produit cet enfant à la place des clitiques tant attendus?
En fait, cela dépend de la position. En position sujet, on retrouve soit des clitiques, soit des
sujets nuls. Les DP ne représentent que 1% des éléments produits. En revanche, en position
objet, les DP et pronoms forts représentent (moyenne de l’ensemble des enregistrements)
16% des éléments produits. Ce taux est similaire à ce qui a été observé chez les adultes dans
l’étude de Pirvulescu (2006) où le taux moyen de DP rapporté est de 14.6% (p. 231). La
similarité entre les enfants et les adultes à ce niveau indique que chez l’enfant, les éléments
lexicaux ne remplacent pas les clitiques. Chez l’enfant, la variation est entre la production du
clitique objet et son omission. La plus grande variété d’éléments produits en position d’objet
fait en sorte que la comparaison basée sur le taux de production des éléments clitiques est
biaisée. Même si les résultats de notre analyse démontrent qu’il ne semble pas y avoir
d’asymétrie généralisée en faveur des clitiques sujets, pour que notre comparaison soit
fiable, nous nous devons de modifier la méthode de calcul.
87
En n’excluant pas la production de DP du nombre de contextes total, notre méthode de
calcul est naturellement biaisée en faveur des clitiques sujets. On s’attend à observer une
asymétrie plus probable en faveur de ces éléments. Étant donné que l’article de Pirvulescu se
penchait sur le phénomène des objets nuls et non sur l’asymétrie, il était impératif qu’elle
tienne compte de ces éléments. En revanche, dans le cadre d’une étude sur l’asymétrie, il
faut impérativement mettre de côté les éléments lexicaux en contexte clitique.
4.1.6 Résumé et conclusion
Notre revue des études antérieures en interaction spontanée et l’analyse que nous avons faite
du corpus Mona nous permet de tirer les conclusions suivantes : 1) il n’y a pas de base solide
sur le plan empirique pour soutenir un retard d’apparition; 2) il y a une variation importante
entre les études quant aux taux rapportés; 3) ces variations sont dues aux méthodes de calcul
et aux variations individuelles; et 4) la méthode de calcul développée par Pirvulescu et notre
adaptation aux clitiques sujets réduisent considérablement l’ampleur de l’asymétrie
proportionnelle. De plus, nous avons conclu que même si une méthode de calcul plus
restrictive est utilisée, il demeure qu’il existe si l’on veut un quatrième type d’asymétrie.
Alors que le contexte clitique sujet oblige la production d’un clitique, le même contexte pour
l’objet n’oblige pas la production d’un clitique puisqu’un DP peut être inséré. Ceci fait en
sorte que si l’on veut véritablement mesurer l’ampleur de l’asymétrie de réalisation clitique,
nous devons mettre de côté les éléments lexicaux.
En théorie, ce que l’on retrouve en parole spontanée, devrait apparaître en situation de test.
Or, tel qu’il sera question dans la section suivante, les résultats en production induite
semblent à prime abord très différents (outre pour l’étude de Pirvulescu & Belzil, 2008a) de
ce que l’on retrouve en parole spontanée, et ce, pour les deux types de clitiques. Cela
suggère que la méthode d’élicitation a un effet sur les productions de l’enfant et qu’il faut
être très prudent dans l’interprétation de ces résultats.
4.2 Études en production induite
Plusieurs chercheurs ont eu recours à la production induite dans le but d’analyser la
production des clitiques sujets et objets. L’élicitation a pour effet de cibler précisément
88
l’asymétrie de réalisation clitique. Nous nous penchons sur les études de Jakubowicz &
Rigaut (2000), Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002), Van der Velde (2003),
Jakubowicz & Nash (à paraître), Pérez-Leroux et al. (2006, 2008) et Pirvulescu & Belzil
(2008a). Pour chacune de ces études, nous discutons de la méthodologie employée, des
résultats recueillis et tout comme dans la section précédente, nous analysons de manière
critique les résultats présentés.
Fait important à mentionner, seuls les clitiques de troisième personne sont visés dans les
études en production induite et l’étude des objets est restreinte aux pronoms accusatifs
uniquement. Cela est attribuable à l’hypothèse (adoptée dans les travaux de Jakubowicz) qui
décrit les clitiques de troisième personne comme étant dépourvus du traits [+animé] et au
caractère déictique des pronoms de première et deuxième personnes.
4.2.1 Jakubowicz & Rigaut (2000)
La tâche en production induite de cette étude a été effectuée auprès des mêmes enfants ayant
participé au volet en interaction spontanée (voir §4.1.3), à savoir 12 enfants âgés entre 2;0.13
et 2;7.3 ans. Ces enfants ont été séparés en 2 groupes sur la base de leur capacité de
production linguistique. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les 5 enfants du
groupe 1 ont en moyenne un MLU de 3 alors que les 7 enfants du groupe 2 ont en moyenne
un MLU de 4.
Au cours de la tâche, deux types de question ont été présentées aux enfants. Les questions
avaient le format suivant :
(3) a. Que fait X?
b. Que fait X à Y?
La question en (3a) avait pour but d’éliciter les clitiques sujets et réfléchis et celle en (3b),
les clitiques nominatifs (sujets) et accusatifs (objets). Le Graphique 4-9 présente les résultats
pour le clitique sujet.
89
Graphique 4-9 Taux de production des clitiques sujets en production induite selon le MLU (Jakubowicz & Rigaut, 2000)
0%10%20%30%40%50%60%70%80%90%
100%
Valenti
n 2.92
Raphael 2
.93
Gaetan 2
.97
Jérém
ie 3.
05
Claire 3.15
Louis
e 3.22
Sylvio 3.47
Léo 3.
78
Flora 3.80
Pierre
4.06
Hélène 4
.82
Elisa 4
.95
Enfants selon le MLU
Tau
x
Clitiques sujets
Le graphique ci-dessus illustre d’abord que le clitique sujet est davantage produit en
production induite si on le compare à la production en interaction spontanée (PI=90%,
IS=77%). Cet effet est possiblement lié à la nature de la tâche qui en un sens limite la taille
des phrases à produire.40 De plus, on note que les enfants du groupe 1 (de Valentin à Claire)
ne sont pas vraiment différents de ceux du groupe 2 (moy. : groupe 1= 86%; groupe 2= 92%)
en ce qui a trait à leur production. Cela indique que dès ce stade, le clitique sujet semble
assez généralisé chez l’enfant francophone.
Pour ce qui est du clitique objet, les résultats sont beaucoup plus difficiles à interpréter parce
qu’il n’y a pas seulement des clitiques objets et des omissions. Le Graphique 4-10 présente
les taux de production selon le type d’éléments par enfant.
40Les auteurs démontrent que la taille du syntagme verbal entre en corrélation avec l’omission du clitique nominatif chez ces enfants en parole spontanée.
90
Graphique 4-10 Taux de production des éléments en réponse à la tâche qui vise la production du clitique objet par enfant selon le MLU (Jakubowicz & Rigaut, 2000)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
Valent
in 2.
92
Rapha
el 2.9
3
Gaetan
2.9
7
Jéré
mie
3.0
5
Claire
3.1
5
Loui
se 3
.22
Sylvio
3.47
Léo
3.78
Flor
a 3.8
0
Pierre
4.06
Hélène
4.8
2
Elisa 4
.95
Moy
enne
Enfants selon le MLU
Ta
ux
Clitiques objets accusatifs
Clitiques objets réfléchis
DP
Pronoms forts
Omissions
Le graphique ci-dessus met en évidence que les enfants fournissent des réponses de nature
très différente. Ce qui frappe à prime abord est le pourcentage élevé de clitiques réfléchis.
Nous croyons que l’utilisation des mêmes verbes pour l’élicitation des deux types de
clitiques (réfléchis et accusatifs) a possiblement amené une sous-production des clitiques
accusatifs et une surproduction des clitiques réfléchis. Les verbes raser, habiller, gratter,
coiffer, couper les cheveux, cacher, déguiser, laver les mains, brosser les dents, sont tous
fréquents avec le clitique réfléchi et il est plausible que les enfants ne les utilisent (au début)
que dans ce contexte. Cet ‘effet’ expérimental ne devrait cependant pas être pris à la légère
puisqu’il peut être un signe que l’acquisition des clitiques objets en général (leur production)
est d’abord lié au verbe sur le plan lexical.
Si l’on s’attarde aux résultats en séparant les deux groupes, d’autres aspects intéressants
ressortent. Le Tableau 4-11 présente les taux de production par type d’élément par groupe.
91
Graphique 4-11 Taux de production des éléments en réponse à la tâche visant la production du clitique objet par groupe (Jakubowicz & Rigaut, 2000)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
Clitiques objetsaccusatifs
Clitiques objetsréf léchis
DP Pronoms forts Omissions
Éléments
Tau
x
Groupe 1
Groupe 2
Le graphique ci-dessus illustre que les clitiques accusatifs sont complètement absents chez
les enfants du groupe 1 bien qu’on retrouve des clitiques réfléchis et malgré le fait que les
clitiques accusatifs soient pourtant présents en parole spontanée chez ces mêmes enfants
(voir §4.1.3). Si les auteurs ne s’étaient penchés que sur la production induite, elles auraient
pu conclure à tort que les clitiques accusatifs étaient totalement absents chez les enfants de
ce groupe. Or, ce n’est pas le cas et il est possible que la présence de clitiques réfléchis
indique soit que les enfants ont mal compris la tâche, soit que la présence du clitique objet
est intimement lié aux verbes utilisés. Mais au-delà de la possible confusion avec les
clitiques réfléchis, il demeure que l’éventail des éléments produits pour l’objet est nettement
plus considérable que pour le sujet, ce qui a pour effet d’amener une asymétrie de réalisation
si l’on s’attarde aux taux de production des clitiques.
4.2.2 Van der Velde, Jakubowicz & Rigaut (2002)
Van der Velde et al. utilisent exactement la même méthode pour induire la production des
divers clitiques que l’étude de Jakubowicz & Rigaut (2000). Les trois enfants, soit Chloé,
Victor et Hugo ont participé à la tâche de production induite alors qu’ils étaient âgés de 2;5
ans (MLU 4).
92
En ce qui a trait aux clitiques sujets, des taux de 100%, 66% et 100% (moy. : 89%) sont
rapportés. Ces taux sont très similaires à ceux de l’étude de Jakubowicz & Rigaut (2000).
Pour ce qui est du clitique accusatif, le Graphique 4-12 fait état des divers éléments produits.
Graphique 4-12 Taux de production des éléments en réponse à la tâche qui vise la production du clitique objet (Van de Velde et al., 2002)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
Chloé Victor Hugo Moyenne
Enfants
Tau
x
Clitiques objets accusatifs
Clitiques objets réfléchis
DP
Omissions
Ces résultats sont somme toute très semblables à ceux de l’étude de (2000) parce qu’un
nombre très important de clitiques réfléchis est produit (38% pour Chloé et Hugo et 50%
pour Victor). Les auteurs expliquent qu’il est possible que les enfants produisent ce clitique
parce qu’il est moins spécifié au niveau des traits phi que le clitique accusatif. Outre cette
caractéristique, ce qui ressort une fois de plus est la variation dans les éléments de réponse.
Cette variation engendre inévitablement une asymétrie au niveau des taux de production.
4.2.3 Van der Velde (2003)
Van der Velde (2003) utilise sensiblement la même méthode d’élicitation que celle des
études dont nous venons de discuter. Les verbes utilisés sont toutefois différents et deux
expériences ont été menées : une avec référents accusatifs animés (verbes : gratter, laver,
coiffer, gratter), et l’autre avec référents accusatifs inanimés (verbes : viser, arroser,
montrer du doigt et éclairer). Au total 12 enfants de 3 ans, 4 ans et 6 ans ont participé à
chacune des expériences. En ce qui a trait aux clitiques nominatifs, on recense des taux
moyens variant entre 96% et 99.7% chez les enfants, et ce, avec un écart-type très minime
93
(4,3 chez les 3 ans). Ces résultats ne font que confirmer une fois de plus que le clitique
nominatif semble généralisé avant l’âge de 3 ans et que la méthode d’élicitation utilisée
oblige sa production.
En ce qui a trait aux clitiques accusatifs, le Graphique 4-13 présente les taux de production
des divers éléments produits à la première tâche.
Graphique 4-13 Taux de production des éléments en réponse à la tâche avec référents animés par groupe d’âge (Van de Velde, 2003)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
3 ans 4 ans 6 ans Adulte
Groupe
Tau
x
Clitiques objets accusatifs
Clitiques objets réfléchis
DP
Omissions
Le graphique ci-dessus illustre que même si le clitique réfléchi est présent, il l’est beaucoup
moins que dans les autres études. Ceci est possiblement attribuable à la nature du test (verbes
différents). De plus, ce graphique démontre que la production des clitiques accusatifs
augmente en fonction de l’âge. Chez les 3 ans ce taux atteint 44%, ce qui est nettement plus
élevé que chez les enfants de deux ans.41 Chez les 4 ans, il atteint 79% puis 92% chez les 6
ans.
Nous ne disposons pas des taux individuels. Toutefois, l’auteur présente les écarts-types et
ceux-ci sont particulièrement élevés. Chez les enfants de 3 ans, l’écart-type pour la
41 Les clitiques datifs sont ici considérés comme une forme acceptable et cela est lié à la nature de la tâche.
94
production du clitique accusatif s’élève à 29.3 alors que la moyenne est de 44%. L’écart-type
mesure la dispersion des résultats autour d’une moyenne et une fois la valeur de cet écart
devrait couvrir 68% des résultats obtenus. Ceci implique donc que les taux individuels
doivent minimalement varier entre 15% et 73%. En revanche, il n’y a pas d’écart-type
semblable pour le clitique sujet. Chez les enfants de 3 ans, cet écart n’est que 4.3 (moy.
96%).
La différence au niveau des écarts-types nous démontre que la production des clitiques sujets
est très homogène contrairement à celle des clitiques accusatifs. Cette tendance n’est pas
seulement présente chez les enfants de 3 ans. L’écart-type pour les clitiques accusatifs chez
les enfants de 4 ans s’élève à 21.1 et à 17.8 chez les 6 ans. Ces chiffres nous portent à croire
que la fonction qu’occupent ces éléments joue réellement un rôle dans l’asymétrie chez les
enfants et que la production optionnelle du clitique objet n’est pas liée à une difficulté de le
produire, sinon elle serait plus homogène.
En ce qui concerne la deuxième expérience qui portait sur des référents inanimés, les
résultats sont très similaires à ceux de la première. Pour le clitique nominatif, on recense des
taux variant entre 96% (3 ans) et 99.8% (6 ans). Le Graphique 4-14 fait état des résultats
pour le clitique objet. Tout comme dans la première tâche, on remarque que plusieurs types
d’éléments sont produits. Cependant, les clitiques réfléchis ont complètement disparus. Ceci
indique clairement que la production de cet élément est attribuable à la nature de la tâche et
non au fait que ces éléments soient moins difficiles à produire parce qu’ils sont moins
spécifiés (voir Van der Velde et al., 2002).
95
Graphique 4-14 Taux de production des éléments en réponse à la tâche avec référents inanimés par groupe d’âge (Van de Velde, 2003)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
3 ans 4 ans 6 ans Adultes
Groupes
Taux
Clitiques objets accusatifs
DP
Omissions
Si l’on s’attarde aux variations individuelles (écarts-types), leur ampleur est toujours aussi
élevée. Chez les 3 ans et les 4 ans, les écarts-types s’élèvent respectivement à 25.5 (moy. :
54%) et à 26.3 (moy. : 74%). En revanche, chez les 6 ans, l’écart-type n’est que de 4.2 (moy.
: 97.6%). Ce qui ressort de ces résultats est que l’augmentation du taux de production des
clitiques objets est en partie attribuable à la diminution de la variété d’éléments produits.
Ceci suggère possiblement que les conditions discursives et pragmatiques favorisant la
pronominalisation de l’objet ne sont pas claires pour le jeune enfant et que celles-ci ne
s’appliquent pas au sujet peut être parce qu’il occupe une fonction différente dans la phrase.
4.2.4 Jakubowicz & Nash (à paraître)
Cette étude utilise la même tâche d’élicitation que Jakubowicz & Nash (2000). Au total, 12
enfants âgés de 3 ans, 4 ans et 6 ans ont été testés. Les enfants de 6 ans se comportent
essentiellement comme des adultes, nous reproduisons dans le Graphique 4-16 les résultats
pour les enfants de 3 et 4 ans.
96
Graphique 4-15 Taux de production des clitiques sujets et objets par groupe d’âge (Jakubowicz & Nash, à paraître)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
3 ans 4 ans
Groupes
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
Les résultats de cette étude ne font aucun doute, il y a une asymétrie proportionnelle en
faveur des clitiques sujets. Toutefois, si on s’attarde à l’ampleur de l’écart-type, on observe
une fois de plus qu’elle est nettement plus considérable pour les clitiques objets. Alors que
des écarts-types de 4.9 (moy. : 94%) chez les 3 ans et de 4.8 (moy. : 97%) chez les 4 ans sont
rapportés pour le clitique sujet, on note des écarts-types de 27.6 (moy. : 39%) chez les 3 ans
et de 19.7 (moy. : 78%) chez les 4 ans pour le clitique objet. On retrouve, tout comme dans
l’étude de Van der Velde (2003), l’absence d’uniformité dans la production du clitique objet
chez les enfants d’un même groupe d’âge.
En ce qui a trait aux divers types d’éléments produits dans le cas de la question visant le
clitique accusatif, on note à nouveau une variation importante (4-16).
97
Graphique 4-16 Taux de production des éléments en réponse à la tâche qui vise la production du clitique objet par groupe d’âge (Jakubowicz & Nash, à paraître)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
3 ans 4 ans
Groupes
Tau
x
Clitiques objets accusatifs
Clitiques objets réfléchis
DP
Omissions
4.2.5 Pérez-Leroux et al. (2006, 2008)
Pérez-Leroux et al. se penchent uniquement sur l’acquisition du clitique objet, et plus
particulièrement sur son omission et sur l’omission de l’objet en général. Même si le test
utilisé vise uniquement l’objet, il engendre l’élicitation du clitique sujet.
Le test utilisé est très similaire à ceux que nous avons décrits précédemment. Les seules
différences sont les verbes et la forme de la question employés (Qu’est-ce que X fait avec Y?
et non Que fait X à/avec Y?). Les résultats de cette étude semblent à prime abord différents
des ceux des études dont nous venons de discuter parce que les taux de production des
clitiques objets sont moindres et les pourcentages d’omissions sont plus élevés. Le
Graphique 4-17 présente ces résultats.
98
Graphique 4-17 Taux de production des éléments en réponse à la tâche qui vise la production du clitique objet par groupe d’âge (Pérez-Leroux et al.,2006, 2008)
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
3 ans 4 ans 5 ans Adultes
Groupes
Taux
Clitiques objets
DP
Omissions
Les auteurs expliquent les différences entre leurs résultats et celles des autres études ainsi :
The source of these different results is likely methodological. We could
attribute it to a number of factors: prompt type (prompt that placed the target
referent explicitly as theme, rather than as a related adjunct (do to instead of
do with)), saliency (our stories mentioned the referent verbally several times
besides the prompt), animacy (our stories had inanimate objects, which favor
omissibility; Serratrice et al 2004). (Pérez-Leroux et al., 2006; p.28)
Les explications proposées par ces auteurs nous amènent à soulever la question suivante : si
les techniques d’élicitation ont clairement un effet sur la production du clitique objet, ont-ils
le même effet sur la production du clitique sujet? Si aucune différence n’est retrouvée au
niveau du taux de production des clitiques sujets entre cette étude et les études précédentes
malgré le fait que le référent du sujet est mentionné à maintes reprises sous forme de DP,
cela indique en fait que la production du clitique sujet est beaucoup moins sensible à divers
facteurs. Cela montre que la production de cet élément est purement systématique sur le plan
syntaxique et que ces éléments auraient réellement une fonction différente.
L’analyse des données recueillies par ces auteurs illustre que le clitique sujet n’est pas
sensible aux changements méthodologiques. On recense un taux de production de 94% chez
99
les 3 ans et de 96% chez les 4 ans, ce qui est essentiellement ce que nous avons pu observer
dans les autres études sur le sujet.
4.2.6 Pirvulescu & Belzil (2008a)
Pirvulescu & Belzil se sont également penchées sur la production/l’omission du clitique
objet chez les enfants francophones. Devant le constat qu’il y a une dichotomie frappante
entre la production des clitiques objets en interaction spontanée et en production induite, les
auteurs proposent que la méthode d’élicitation utilisée est possiblement ce qui affecte la
production. Ces auteurs ont donc développé une toute nouvelle méthode d’élicitation qui se
veut très près de l’interaction spontanée.
La méthode traditionnelle était constituée d’une image statique où un actant et un patient
entraient en relation par le biais d’un verbe d’action. Le verbe était fléchi pour le temps
présent et l’actant et le patient étaient introduits sous forme lexicale.
La nouvelle méthode développée par ces auteurs utilise des objets tangibles et l’investigateur
fait lui-même l’action. Un exemple de cette tâche est présenté en (4).
(4) Introduction : « Écoute et regarde bien ce que je fais parce qu’ensuite je vais te poser une question. » Action : L’investigateur met de la pâte à modeler dans un pot. Introduction : « Tu as vu, j’ai mis la pâte dans le pot. » Question : « Dis-moi, qu’est-ce que j’ai fait avec la pâte à modeler? » Réponse attendue : « Tu l’as mis(e) dans le pot. »
Ce test comportait deux tâches, une tâche où le verbe était fléchi au passé (composé) et une
autre où le verbe était au présent. L’utilisation de deux temps différents avait pour but de
vérifier si le temps jouait un rôle dans la réalisation/l’omission du clitique objet. Les deux
tâches ont été effectuées auprès des mêmes enfants à une semaine d’intervalle. L’ordre de
présentation des tâches a été équilibré de manière à ce que la moitié des enfants passent le
test au passé en premier.
100
Au total, 29 enfants unilingues francophones des banlieues de Montréal ont été testés. Ces
enfants ont été séparés en 2 groupes : 13 enfants de 2 et 3 ans (âge moyen de 3.2 ans) et 16
enfants de 4 et 5 ans (âge moyen de 4;8 ans).42 De plus, 8 adultes ont été testés. Le Tableau
4-18 fait état des résultats de cette étude43 (p. 19).
Tableau 4-18 Taux de production des éléments en réponse à la tâche qui vise la production du clitique objet (Pirvulescu & Belzil, 2008a)
Éléments produits Tâche Participants Clitiques objets DP Omissions
Passé composé 2-3 ans 4-5 ans Adultes
0.75 0.69 0.83
0.14 0.13 0.16
0.10 0.19
0
Présent 2-3 ans 4-5 ans Adultes
0.82 0.85 0.88
0.14 0.09 0.11
0.04 0.06
0
Ces résultats démontrent sans l’ombre d’un doute que la méthode d’élicitation utilisée a un
effet considérable sur les productions enfantines. C’est d’ailleurs ce que concluent les
auteurs. Toutefois, si on observe les résultats de plus près, on se rend compte qu’elle a
également un effet sur les productions adultes. Avec la méthode d’élicitation traditionnelle,
les travaux de Pérez-Leroux et al. (2006; 2008) ont démontré que les adultes produisent en
moyenne 36% de DP en position objet. Avec cette nouvelle méthode, ce pourcentage chute à
16% et 11%. La méthodologie utilisée affecte donc autant les enfants que les adultes.
Dans cette nouvelle étude, on remarque que les enfants ont un comportement quasi identique
à celui des adultes. De plus, il n’y a plus d’effet développemental chez les enfants. Il n’y a
pas de différence significative entre les enfants de 2-3 ans et ceux de 4-5 ans. Les auteurs
concluent ce travail en se demandant ce qui cause la différence entre la tâche traditionnelle et
la nouvelle tâche. Les auteurs expliquent que la réponse à cette question est probablement
42 Ces deux tranches ont été déterminées selon l’âge des participants de l’étude. Ces regroupements avaient pour but de permettre l’observation de développements. 43 Les résultats ont été arrondis à la deuxième décimale.
101
d’ordre pragmatique (ex. Speas, 2004) mais ne formulent pas d’hypothèse précise. Les
auteurs suggèrent des pistes d’analyse mais concluent qu’il est impératif de mener de
nouvelles expériences avant d’élaborer une proposition.
4.2.7 Résumé et conclusion
Dans la présente section, nous avons passé en revue l’ensemble des études en production
induite qui se sont penchées sur les éléments clitiques. Nous sommes en mesure de tirer 3
conclusions sur le sujet : 1) il existe des différences importante entre les études; 2) la
méthode d’élicitation a un effet autant sur les productions des enfants que sur celles des
adultes; et 3) les résultats de l’étude qui utilise une nouvelle méthode d’élicitation
démontrent clairement que l’enfant (à l’âge de 3 ans) n’a aucune difficulté à produire les
clitiques objets.
4.3 Conclusion générale
Le but du présent chapitre était de présenter et d’analyser les études antérieures qui ont établi
l’asymétrie comme un phénomène en acquisition. Notre objectif était d’identifier l’origine
(les données empiriques) des questions suivantes : 1) Pourquoi, de manière absolue, le
clitique sujet est-il davantage produit que le clitique objet?; et 2) Pourquoi le clitique sujet
apparaît-il avant le clitique objet?
Nous avons établi que la première question tirait son origine d’études en interaction
spontanée qui démontrent une différence quantitative entre la production des clitiques sujets
et objets. À la lumière de notre analyse, nous sommes portée à proposer que cette différence
est attribuable à la méthode de calcul utilisée qui ne tient pas compte des asymétries
présentes dans la grammaire française.
En ce qui a trait à la deuxième question, elle tire également son origine d’études en
production spontanée qui ont mis en évidence un délai d’apparition entre les éléments
clitiques. Notre analyse en §4.1 a permis de démontrer que ce délai n’est pas généralisé.
Nous proposons donc que le délai observé par Hamann et al. (1996) est possiblement
attribuable à l’absence de contexte clitique objet dans les enregistrements dépouillés.
102
En deuxième section, nous avons fait une revue critique et exhaustive des études en
production induite. L’analyse comparative de ces études nous a amenée à conclure que les
enfants francophones n’éprouvent pas de difficulté à produire le clitique objet à l’âge de 3
ans. L’asymétrie proportionnelle présente dans certaines études en production induite doit
donc découler d’une autre source.
En §4.1.5, nous avons démontré que la méthodologie développée par Pirvulescu (2006) et
étendue aux clitiques sujets réduisait considérablement l’ampleur de l’asymétrie, du moins
chez l’enfant du corpus Mona. De plus, nous avons établi que la seule façon de déterminer
l’ampleur réelle de l’asymétrie de réalisation clitique était de modifier cette méthode de
calcul en mettant de côté les éléments lexicaux (sujets ou objets). Dans le prochain chapitre,
nous analysons les productions de 3 enfants francophones avec cette méthode. Nous
estimons que l’ensemble des travaux analysés dans le présent chapitre démontre la nécessité
d’une analyse de ce type.
103
Chapitre 5 L’asymétrie de réalisation clitique chez l’enfant :
nouvelle étude
Le présent chapitre a pour but de déterminer l’ampleur et la nature de l’asymétrie de
réalisation clitique chez les enfants francophones à partir d’une nouvelle méthodologie qui
nous estimons permettra d’avoir une idée plus précise du phénomène. Nous effectuons cette
tâche par le biais de l’analyse des productions langagières de 3 enfants francophones, deux
québécoises (corpus Belzil) et une européenne (corpus Para). L’analyse simultanée du
français québécois et du français européen est nécessaire parce que, comme nous l’avons
démontré au Chapitre 3, l’asymétrie de réalisation clitique semble plus importante en
français européen. Si l’enfant parlant cette variété présente également une asymétrie plus
importante, cela indiquerait que les propriétés de la grammaire cible (l’input) jouent
possiblement un rôle dans l’asymétrie observée chez les enfants.
Le présent chapitre se divise en quatre sections. La première (5.1) donne les détails
méthodologiques relatifs aux corpus utilisés, à savoir le profil des participants (nombre
d’enregistrements, âge, langue(s) parlée(s)), la nature des enregistrements (activités, lieux et
durée), et le processus de transcription. La seconde (5.2) décrit la méthode de calcul que
nous avons employée pour déterminer les taux de production des clitiques sujets et objets.
Cette section fait également état des contextes qui ont été exclus des calculs. En troisième
partie (5.3), nous présentons le dépouillement du corpus en français québécois suivi de celui
en français européen. Finalement, nous concluons le présent chapitre avec un bilan
comparatif des résultats obtenus (§5.4).
5.1 Corpus
Tel que susmentionné, le présent chapitre fait état de l’analyse des productions langagières
de trois enfants, une provenant du corpus Para, et deux provenant du corpus Belzil. Le
corpus Para, disponible sur la banque de données CHILDES et crée par Bernadette Plunket,
comprend 35 enregistrements d’une enfant nommée Ann. Ce corpus couvre une période de
2.7 ans, soit de l’âge de 1;10.12 ans jusqu’à 3;5.4 ans. Ces enregistrements ont eu lieu
104
environ aux deux semaines et sont sous forme d’interaction spontanée avec activités
dirigées. Les enregistrements ont été faits par une investigatrice au domicile de l’enfant.
Étant donnée le contexte des séances, les membres de la famille de l’enfant sont
fréquemment présents dans les enregistrements. La participante est française ainsi que sa
famille. Pour les besoins du présent travail, nous avons dépouillé un total de 12
enregistrements (un mois d’intervalle entre chacun). Nous avons sélectionné les
enregistrements 10, 12, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 24, 26, 28 et 30. Ces enregistrements couvrent
une période d’un an, soit de 2;2.30 à 3;2.09 ans (MLU : 2.7 à 4.3), ce qui correspond
relativement à la période couverte par le corpus Belzil.
En ce qui a trait au corpus Belzil, nous le décrivons plus en détails parce qu’il a été créé
spécifiquement pour la présente thèse. Le recueil de ce corpus était essentiel à notre
recherche, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, nous désirions recueillir les données
pour être en mesure d’avoir le maximum d’information sur le contexte dans lequel chaque
énoncé est produit. De plus, bien qu’il y ait un certain nombre de corpus déjà disponibles sur
CHILDES, un seul corpus en français québécois (Mona) était disponible. Il était donc
nécessaire d’avoir davantage de données sur cette variété.
Le corpus Belzil compte les transcriptions de 9 enregistrements ayant eu lieu sur une période
de 6 mois. Les enregistrements avaient lieu à toutes les 2 à 4 semaines. Deux enfants, Ana
(2;3.29 à 2;10.0 ans) et Élie (2;2.26 à 2;8.29 ans), ont été enregistrées au cours de cette
période. Ces enfants habitent en banlieue de Montréal (Québec, Canada) et grandissent dans
un milieu unilingue francophone. Les parents respectifs de ces enfants sont francophones et
la garderie qu’elles fréquentent est également francophone. Les enregistrements ont eu lieu
dans une salle de la garderie qui se trouve à être adjacente à la salle de jeux principale. Au
total, 6 enfants fréquentent cette garderie qui est désignée comme étant familiale. Les deux
participantes étaient les plus âgées du groupe au moment des enregistrements.
Dans la plupart des enregistrements, les deux enfants sont présentes, toutefois, à deux
reprises, elles ont été enregistrées de manière indépendante pour des raisons personnelles
(ex. maladie et retard). La durée des enregistrements varient entre 30 et 52 minutes. Ces
enregistrements en interaction spontanée ont été effectués par moi-même et étaient sous
105
forme de jeux dirigés. À chaque séance, nous apportions de nouveaux jeux (casse-têtes,
livres, jeux d’association), ce qui s’avérait un sujet de conversation en soi. Outre ces jeux,
nous avions accès à plusieurs autres jeux qui étaient réservés aux enfants plus âgés de la
garderie (ex. costumes, poupées, cuisinière, piano, etc.). Plusieurs activités avaient lieu à
chaque enregistrement selon l’humeur des participantes. Peu importe le type d’activité
choisi, nous posions constamment des questions aux enfants et participions activement à
l’activité en cours. Le niveau de langage utilisé lors des activités est familier et non normatif.
Les séances de jeux ont été enregistrées sur caméra numérique. Chaque enregistrement a été
gravé sur un disque compact et la transcription n’a débuté qu’une fois tous les
enregistrements terminés. Les transcriptions initiales ont été effectuées par deux assistantes
de recherche, toutes deux étudiantes de premier cycle en linguistique. Ces assistantes ont
reçu une formation pour être en mesure de faire les transcriptions directement dans le
logiciel CLAN. Les transcriptions ont par la suite été revérifiées et corrigées par moi-même.
Ce corpus sera bientôt disponible sur CHILDES.
5.2 Détails de la transcription et calcul des contextes
La transcription des enregistrements avec des enfants de 2-3 ans n’est pas une tâche facile.
Pendant la transcription du corpus Belzil, nous avons observé plusieurs phénomènes (1) de
nature phonétique (comme l’allongement vocalique) qui amènent fréquemment une
ambiguïté quand à la présence/l’absence de certains éléments fonctionnels.
(1) a. *ISA : pourquoi i(l) pleure, ton bébé?
*ISA : t(u) es-tu xx?
*ANA : t(u) vas : prendre.
*ISA : oui?
*ISA : tu veux q(ue) j(e) le prenne?
(Ana & Élie-1)
b. *ISA : comment tu l(e) [= le bébé] trouves?
*ANA : c’est beau.
*ISA : c’est beau?
106
*ANA : on va : attacher.
*ISA : on va l’attacher [= le chapeau]?
*ANA : oui.
(Ana & Élie-2)
Ce corpus a été transcrit sans analyse phonétique, ce qui fait en sorte que nous ne pouvons
tirer aucune conclusion de ces phénomènes. Cela dit, il ne faut cependant pas sous-estimer
leur importance.
À ce stade du développement langagier (entre l’âge de 2 et 3 ans), la réalisation de plusieurs
phonèmes, particulièrement les consonnes, est instable (2). Les difficultés qu’éprouvent les
enfants avec la réalisation de certains phonèmes rendent la transcription très difficile et
possiblement inexacte à l’occasion.
(2) a. *ISA : qu’est-ce que tu fais, Ana?
*ANA : couper (l)es pommes.
*ISA : oui, tu vas couper les pommes.
*ANA : oui.
(Ana & Élie-2)
b. *ISA : est : [ : elle est] où, la suce?
*ANA : la suce (d)u bébé.
*ISA : est : où, la suce du bébé?
*ELI : (d)ans ton lit.
*ISA : dans son lit?
(Ana & Élie-1)
c. *ANA : c’est crop [ : trop] (pe)tite.
*ISA : hein?
*ANA : c’est crop [ : trop] (pe)tite.
*ISA : est : trop p(e)tite?
*ISA : non, j(e) pense qu’est : trop grosse.
(Ana & Élie-1)
107
De plus, plusieurs proto-éléments sont présents (3), ce qui augmente davantage le niveau de
difficulté de la transcription et d’interprétation des données.
(3) *ISA : c’est quoi, ça?
*ANA : aé [ : une?] co(r)de.
*ISA : une corde?
(Ana & Élie-1)
Au-delà des difficultés relatives à la transcription, nous avons fait face à plusieurs
particularités du langage enfantin qui nous ont poussée à retreindre davantage les contextes
clitiques sujets et clitiques objets tels que définis dans le précédent Chapitre (4).
(4) a. Contexte clitique sujet : 1ère et 2ème personnes
i. Le référent doit être contenu dans le contexte extralinguistique.
ii. Le groupe verbal doit être fléchi (sauf l’impératif) et comprendre tous les éléments nécessaires (ne pas considérer les cas d’omission de l’auxiliaire ou du verbe modal). iii. Il doit apparaître lorsqu’un pronom fort est présent ou est disloqué à gauche ou à droite.
b. Contexte clitique sujet : 3ème personne
i. Dans le cas où il y a un référent (non explétif), ce dernier doit être défini et être le topique du discours précédent (10 lignes et moins en transcription). ii. Le groupe verbal doit être fléchi (sauf l’impératif) et comprendre tous les éléments nécessaires (ne pas considérer les cas d’omission de l’auxiliaire ou du verbe modal). iii. Ce clitique doit apparaître lorsqu’un pronom fort ou un DP est disloqué à gauche ou à droite.
Ces restrictions s’appliquent généralement aux deux corpus mais parfois à un seul, et ce,
parce que les variétés que nous analysons ont des particularités qui leur sont propres et que
nous nous devons d’en tenir compte pour obtenir un calcul des plus précis. Notamment, il
108
existe des différences en ce qui a trait aux expressions figées que nous avons exclues. De
plus, en français québécois, nous avons dû enlever du dénominateur des clitiques sujets les
occurrences où le clitique sujet précède sont (que le sujet soit féminin ou masculin) et est
(lorsqu’il est précédé de elle). Ces exclusions sont justifiées par le fait que les clitiques sujets
qui précèdent ces formes verbales sont très fréquemment réduites ou omises en français
québécois parlé (voir not. Auger, 1995).
En ce qui concerne les proto-éléments, nous n’avons pas opté pour l’exclusion pure et
simple, et ce, pour les deux corpus. Lorsque leur nature était non ambigüe selon le contexte
phrastique, ces éléments ont tantôt été considérés comme des déterminants, tantôt comme
des clitiques sujets.
Outre les proto-éléments ambigus, nous avons exclus de l’analyse l’expression figée Tiens.
Cette expression, largement utilisée en français québécois et en français européen, semble
prendre diverses significations selon le contexte de production. Voici quelques exemples
recensés chez l’adulte dans le corpus Belzil.
(5) a. *ISA : tiens, on va les [= les souliers] ranger.
b. *ISA : tiens, i(l) veut aller t(e) voir.
c. *ISA : tiens, vous en avez chacun un. (Ana & Élie-1)
En plus de cette expression figée, nous avons exclus les impératives, et ce, dans les deux
corpus. Cette exclusion n’a aucune incidence pour le calcul des clitiques sujets parce que cet
élément n’est pas requis dans ce contexte. Cependant, en ce qui a trait au calcul des clitiques
objets, cela amènerait possiblement un impact majeur et ferait augmenter de manière
significative le pourcentage d’omissions (6).
109
(6) *ANA : cochon, i(l) est où?
*ISA : le cochon i(l) est là [= dans l’étagère].
%exp : le cochon c’est un autre jeu auquel elles ont déjà joué. Il y a un
appareil qui lit les cartes.
*ANA : donne.
*ANA : donne.
%act : Ana tend la main et ordonne à Isa de lui donner le jeu du cochon.
(Ana & Élie-3)
Notre décision d’exclure les impératives du calcul découle du fait que ce mode favorise
grandement la production d’un objet latent (objet nul) en français, tel que rapporté par
Fonàgy (1985), Lambrecht & Lemoine (1996) et Larjavaara (2000). À ce propos, Larjavaara
explique :
[…] un facteur important qui favorise la présence d’objets latents avec les
impératifs est la topicalité du référent. Quand un ordre est donné, c’est le plus
souvent à propos de quelque chose dont il a déjà été question. Le référent a
donc tendance à avoir un haut degré de topicalité avec l’impératif, et il a alors
de fortes chances d’être représenté par un objet latent. (p. 51)
L’autre modification que nous avons faite au mode de calcul décrit en (4) est l’exclusion des
éléments lexicaux des dénominateurs. En d’autres termes, lorsqu’un DP était produit dans un
contexte favorable à la production d’un clitique, nous avons exclu ce contexte du nombre
total de contextes, et ce, tant pour les sujets que pour les objets.
En ce qui concerne les clitiques sujets spécifiquement, nous avons exclu les formes il y a et
il faut pour les deux variétés (français québécois et français européen) et elle est - ils/elles
sont pour le français québécois uniquement. Ces expressions ont été écartées parce que la
production du clitique sujet est très instable chez l’adulte et lexicalement déterminée.
En ce qui a trait aux répétitions, nous avons exclu celles que l’enfant fait d’une phrase
prononcée immédiatement avant par l’adulte ou par un autre enfant, et ce, toujours dans les
deux corpus. Ces répétitions (7) sont parfois complètes, parfois partielles, parfois tronquées
110
et sont très courantes dans le corpus en français québécois, particulièrement chez l’une des
enfant ( Élie).
(7) a. *ELI : un aut(re).
*ISA : un autre?
*ELI : oui.
*ISA : merci.
*ISA : oups, j(e) l’ai [= le collier] échappé par terre.
*ELI : échappé par terre.
*ISA : oui.
*ISA : (at)tention pas tomber.
(Ana & Élie-1)
b. *ISA : qu’est-ce que j’ai fait avec mon morceau?
*ELI : a(v)ec mon mo(r)ceau.
*ISA : oui, qu’est-ce que j’ai fait avec mon morceau?
*ANA : fait a(v)e(c) mon mo(r)ceau.
*ISA : tu répètes c(e) que je dis.
*ISA : t(u) es-tu dans la lune ma cocotte?
*ELI : oui.
*ISA : oui, tu répètes hein?
(Ana & Élie-3)
Dans le même ordre d’idée, nous avons exclu les répétitions d’un jeu qui parle ou de paroles
de chansons.
(8) %exp : le jeu dit : «enlève les cartes».
*ELI : enlè(ve) les ca(r)tes!
*ISA : enlève les cartes!
*ISA : ok.
*ELI : ok.
(Ana & Élie-3)
111
Nous avons aussi exclu les énoncés où l’enfant se répète lui-même sans modification ni ajout.
(9) *ELI : xx (c)o(m)ent ta [ : ça] [= le BBQ] marche? *ELI : (c)o(m)ent ta [ : ça] marche?
*ELI : (c)o(m)ent ta [ : ça] marche?
*ELI : (c)o(m)ent ta [ : ça] marche?
*ELI : (c)o(m)ent ta [ : ça] marche?
*ISA : i(l) [=le BBQ] marche [ : fonctionne] pas?
(Ana & Élie-1)
Finalement, nous avons également enlevé du nombre de contextes total les phrases où il était
impossible de déterminer si le son produit par l’enfant était ou non un élément ciblé.
L’exclusion de ces contextes (10) est essentielle parce qu’il est impossible de déterminer ce
qui a été produit ou omis par l’enfant.
(10) %exp : Isa pointe une image sur laquelle une fille se lave les mains.
*ANA : (s)e lave les mains. *ISA : hein? *ANA : xx lave les mains. *ISA : oui. (Ana & Élie-1)
5.3 Analyse des données
Les données ont été analysées manuellement et non par le biais du logiciel CLAN. Nous
avons lu intégralement chaque enregistrement afin de connaître avec précision le contexte
entourant les productions des enfants. Nous présentons l’analyse des deux enfants du corpus
en français québécois (Ana & Élie), suivi de celle du corpus en français européen (Ann).
Pour chacun des corpus, nous discutons de l’ampleur et de la nature de l’asymétrie en
contexte clitique et nous répondons aux 2 questions suivantes : 1) les clitiques sujets
apparaissent-ils réellement avant les clitiques objets (compte tenu que les contextes sont
présents)?; et 2) y a-t-il véritablement une asymétrie de réalisation clitique (proportionnelle)?
112
Pour chacun des enfants analysés, nous avons produit 3 graphiques : 1) « Taux de production
des clitiques sujets et objets »; 2) « Asymétrie de pronominalisation : nombre de contextes »,
et 3) « Ampleur de l’asymétrie ». À noter que chaque graphique contient l’âge et le MLU
(par le biais du logiciel CLAN) des enfants au moment de l’enregistrement. Le premier
graphique représente les taux de production des clitiques sujets et objets par enregistrements.
Pour obtenir ce taux, nous avons divisé le nombre de clitiques produits par le nombre total
de contextes. Ce graphique vise à déterminer la présence ou l’absence d’asymétrie
proportionnelle, globale et par enregistrement. À noter que ce graphique ne contient pas le
nombre de contextes. Ce nombre est représenté dans le graphique intitulé « asymétrie de
pronominalisation : nombre de contextes ». Le nombre de contextes et les taux de production
sont illustrés dans deux graphiques différents parce que nous examinons deux phénomènes
différents, à savoir l’asymétrie de réalisation clitiques (les clitiques sujets sont davantage
produits en proportion) et l’asymétrie de pronominalisation (les contextes clitiques sujets
sont beaucoup plus fréquents que les contextes clitiques objets). Le nombre de contextes
considérés pour le calcul des taux de production proportionnels est donc inscrit au-dessus de
chaque bande du graphique « Asymétrie de pronominalisation : nombre de contextes ». Ce
graphique a pour but d’illustrer l’ampleur de l’asymétrie au niveau du nombre de contextes
favorables à la cliticisation. Cette asymétrie entraîne directement une asymétrie en nombre
absolu en faveur des clitiques sujets, comme c’était le cas chez l’adulte.
Le troisième graphique (Ampleur de l’asymétrie) vise à déterminer s’il existe toujours une
asymétrie proportionnelle en faveur des clitiques sujets, c’est-à-dire à chaque
enregistrement. Pour chaque enregistrement, nous avons soustrait le taux de production des
clitiques objets du taux de production des clitiques sujets. Ceci fait en sorte que nous
sommes en mesure de déterminer à la fois l’ampleur, la présence et la direction (en faveur
des clitiques sujets ou des clitiques objets) de l’asymétrie. À noter que ce tableau peut
sembler à prime abord non pertinent parce que la comparaison entre les taux pourrait être
considérée comme inappropriée, étant donné l’importante différence entre le nombre de
contextes rapportés par type d’éléments. Une des façons de remédier à la situation serait de
regrouper les enregistrements afin d’obtenir un nombre plus important de contextes pour les
clitiques objets. Une telle alternative pourrait permettre de comparer les données sur le plan
113
statistique. Néanmoins, cette façon de faire est inadéquate pour la nature des données que
nous analysons. Nous avons mentionné à maintes reprises que dans une étude longitudinale,
la moyenne ne peut pas être significative en soi. Utiliser la moyenne nous empêche d’évaluer
le développement même du langage en ce qui a trait aux clitiques sujets et objets et nous
éloigne de l’objectif que nous poursuivons.
5.3.1 Ana
Le Graphique 5-1 fait état des pourcentages de production des clitiques sujets et objets par
enregistrement.
Graphique 5-1
Taux de production des clitiques sujets et objets : Ana
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
2;3.29(2.6)
2;4.12(2.4)
2;5.10(2.8)
2;5.22 (2.3)
2;6.12(2.5)
2;7.12(2.7)
2;8.16 (2.7)
2;9.9 (2.9)
2;10.0(2.9)
MOYENNE
Âge et MLU
Taux
Clitiques sujets
Clitiques objets
Les résultats du graphique ci-dessus indiquent qu’il y a bel et bien une certaine asymétrie
entre la production des clitiques sujets et objets si l’on se ‘fie’ à la moyenne. Cependant,
comme nous l’avons déjà mentionné, la moyenne est totalement inutile si ce n’est d’illustrer
une certaine asymétrie ou son absence.
Au-delà de ce phénomène de surface, notre analyse nous a permis d’observer la présence
d’une différence importante au niveau du nombre de contextes où ces éléments sont
attendus. Le Graphique 5-2 illustre cette différence que nous qualifions d’asymétrie de
114
pronominalisation. Ce graphique représente le nombre de contextes répertoriés par type
d’élément pour chacun des enregistrements.
Tableau 5-2
Asymétrie de pronominalisation chez Ana : nombre de contextes
72
9
35 34 32
70
40
70
59
47
16
5 3 4 610 7 5 6 7
0
10
20
30
40
50
60
70
80
90
100
2;3.
29 (2
.6)
2;4.
12 (2
.4)
2;5.
10 (2
.8)
2;5.
22 (
2.3)
2;6.
12 (2
.5)
2;7.
12 (2
.7)
2;8.
16 (
2.7)
2;9.
9 (
2.9)
2;10
.0 (2
.9)
MOYENNE
Âge et MLU
Nom
bre
de c
onte
xtes
Contextes clitiques sujets
Contextes clitiques objets
Le graphique ci-dessus illustre que le contexte clitique sujet est en moyenne 6.8 fois plus
fréquent que le contexte clitique objet chez Ana.
Si l’on compare les Graphiques 5-1 et 5-2, on voit que l’asymétrie de réalisation clitique
(proportionnelle) est beaucoup moins franche et moins importante que celle de
pronominalisation. Dans le but de dresser le tableau développemental de l’asymétrie, nous
avons analysé ce phénomène pour chacun des enregistrements. Pour chaque enregistrement,
nous avons mesuré l’ampleur du phénomène. Pour ce faire, nous avons soustrait le taux de
production du clitique objet à celui du clitique objet. Lorsque que la différence est positive
(ex. +15%) cela signifie que le clitique sujet est davantage produit et donc que l’asymétrie
est en sa faveur. En revanche, lorsque la différence est négative (ex : -15%) cela indique que
le clitique objet est davantage produit et que l’asymétrie est inverse.
Le Graphique 5-3 illustre que l’asymétrie en faveur des clitiques sujets n’est pas généralisée.
On remarque une asymétrie inverse dans 1 enregistrement, l’absence d’asymétrie dans 3
115
enregistrements (moins de 5% d’écart), et une asymétrie en faveur des clitiques sujets dans 5
enregistrements.
Graphique 5-3 Ampleur de l’asymétrie de réalisation clitique : Ana
-40%
-20%
0%
20%
40%
60%
80%
100%
2;3.29(2.6)
2;4.12(2.4)
2;5.10(2.8)
2;5.22 (2.3)
2;6.12(2.5)
2;7.12(2.7)
2;8.16 (2.7)
2;9.9 (2.9)
2;10.0(2.9)
MOYENNE
Âge et MLU
Am
pleu
r
Ampleur
Ces résultats démontrent qu’il n’y a pas d’asymétrie complètement généralisée en faveur des
clitiques sujets chez cette enfant.
En résumé, l’analyse des productions langagières d’Ana nous permet de répondre à nos deux
questions de la manière suivante : 1) les clitiques sujets n’apparaissent pas avant les clitiques
objets; et 2) il n’y a pas d’asymétrie de réalisation clitique proportionnelle totalement
généralisée.
5.3.2 Élie
Le graphique 5-4 fait état des pourcentages de production des deux types d’éléments par
enregistrements chez Élie. À noter qu’il n’y a pas de taux pour les clitiques objets lors du
troisième enregistrement parce que le nombre de contextes favorisant la production de cet
élément était inférieur à 3. Pour déterminer le nombre minimal de contextes à considérer
pour calculer un taux, nous nous sommes basée sur la méthodologie de Pirvulescu (2006).
116
Graphique 5-4
Taux de production des clitiques sujets et objets : Élie
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
2;2.26 (2.4)
2;3.10 (2.6)
2;4.7 (2.2)
2;4.19 (2.2)
2;5.10 (2.3)
2;6.10 (3.3)
2;7.14 (3.7)
2;8.7 (3.7)
2;8.29 (3.7)
MOYENNE
Âge et MLU
Taux
Clitiques sujets
Clitiques objets
Tout comme chez Ana, si on s’attarde uniquement à la moyenne, on remarque une certaine
asymétrie entre la production des clitiques sujets et objets. L’asymétrie de réalisation clitique
sur une base développementale est tout comme chez Ana beaucoup moins franche que celle
de pronominalisation (Graphique 5-5). Contre toute attente d’ailleurs, les clitiques objets
semblent cesser d’être omis (optionnels) dans nos enregistrements avant les clitiques sujets.
Le fait que les taux affichés atteignent 100% dans les 3 derniers enregistrements n’implique
pas pour autant que cet enfant n’omettra plus jamais le clitique objet, ni qu’elle n’ait atteint «
la grammaire cible », et ce, parce que nous avons exclu du calcul les contextes où l’objet
était réalisé sous forme lexicale. Il se pourrait notamment que l’enfant produise davantage
d’éléments lexicaux que l’adulte en contexte où la production d’un élément clitique est
préférable. Ceci dit, une comparaison de cette nature, c’est-à-dire au niveau de la production
des éléments lexicaux entre l’enfant et l’adulte, n’est pas une tâche facile notamment parce
qu’il est extrêmement difficile de déterminer si la répétition chez l’enfant est une stratégie
utilisée pour éviter la production du clitique ou s’il s’agit d’une simple répétition,
phénomène linguistique si fréquent et si nécessaire à l’âge des participantes que nous
analysons. Même en comparant les taux d’éléments lexicaux produits par les enfants et les
adultes, l’inférence que l’on pourrait tirer d’une possible différence serait difficilement
117
viable si l’on considère les particularités de la parole enfantine que nous venons de
mentionner. Ce qu’il faut retenir des taux présentés au Graphique 5-4, est qu’il n’y a pas
d’asymétrie séquentielle en parole spontanée chez cet enfant en faveur des clitiques sujets
(i.e. les clitiques sujets ne cessent pas d’être omis avant les clitiques objets), et donc, que
l’asymétrie de réalisation clitique sur le plan développemental ne semble pas une réalité, du
moins en interaction spontanée. Cela démontre que les productions de cette enfant ne
présentent pas d’asymétrie de réalisation en faveur des clitiques sujets.
Notre analyse révèle qu’il y a une importante asymétrie de pronominalisation, mais elle est
moins marquée que chez Ana. Chez Élie, le contexte clitique sujet est en moyenne 3.5 fois
plus fréquent que le contexte clitique objet (Graphique 5-5).
Graphique 5-5
Asymétrie de pronominalisation chez Élie : nombre de contextes
5
1911 10
35
72
53
3832 31
3
12
26
11 1216
7 9 9
0
10
20
30
40
50
60
70
80
90
100
2;2.
26 (
2.4)
2;3.
10 (
2.6)
2;4.
7
(2.2
)
2;4.
19 (
2.2)
2;5.
10 (
2.3)
2;6.
10 (
3.3)
2;7.
14 (
3.7)
2;8.
7
(3.7
)
2;8.
29 (
3.7)
MOYENNE
Âge et MLU
Nom
bre
de c
onte
xtes
Contextes clitiques sujets
Contextes clitiques objets
Le Graphique 5-6 illustre que l’asymétrie n’est pas plus stable chez Élie qu’elle ne l’est chez
Ana. Au total, on dénombre une asymétrie inverse dans 3 enregistrements, l’absence
d’asymétrie dans 1 enregistrement (moins de 5% d’écart), et une asymétrie en faveur des
clitiques sujets dans 4 enregistrements.
118
Graphique 5-6
Ampleur de l’asymétrie de réalisation clitique : Élie
-40%
-20%
0%
20%
40%
60%
80%
100%
2;2.26 (2.4)
2;3.10 (2.6)
2;4.19 (2.2)
2;5.10 (2.3)
2;6.10 (3.3)
2;7.14 (3.7)
2;8.7 (3.7)
2;8.29 (3.7)
MOYENNE
Âge et MLU
Am
pleu
r
Ampleur
En résumé, chez Élie comme chez Ana, les clitiques sujets n’apparaissent pas avant les
clitiques objets et il n’y a pas d’asymétrie de réalisation clitique proportionnelle totalement
généralisée en faveur des clitiques sujets.
5.3.3 Ann
Le graphique 5-7 présente les pourcentages de production des clitiques sujets et objets par
enregistrement chez Ann.
Tableau 5-7 Taux de production des clitiques sujets et objets : Ann
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
2;2.30 (2.7)
2;4.02 (2.8)
2;5.18 (3.2)
2;6.02 (3.3)
2;7.01 (2.9)
2;8.03 (2.9)
2;9.15 (3.6)
2;10.18 (3.6)
2;11.02 (3.9)
3;0.10 (3.4)
3;1.15 (3.5)
3;2.09 (4.3)
MOYENNE
Âge et MLU
Tau
x
Clitiques sujets
Clitiques objets
119
Si l’on s’attarde aux moyennes, il y a toujours une certaine asymétrie proportionnelle
globale. Ce qui ressort chez Ann est que le clitique objet est omis beaucoup plus longtemps
que le clitique sujet. En fait, il demeure optionnel (minimalement 5 mois) bien après que le
clitique sujet ait atteint le stade des 100%. Ce type d’asymétrie ressemble étrangement à ce
que nous avons observé chez les adultes européens.
Comme chez Ana et Élie, il y a une asymétrie de pronominalisation. Le Graphique 5-8 fait
état de ce phénomène et démontre qu’en moyenne le contexte clitique sujet est 5.4 fois plus
fréquent chez Ann.
Graphique 5-8
Asymétrie de pronominalisation chez Ann : nombre de contextes
26
65
85
100
65
41
97
128 126
71
105
150
88
6 7 614
6 6 11
31 30
7
45
2616
-10
10
30
50
70
90
110
130
150
2;2.
30 (
2.7)
2;4.
02 (
2.8)
2;5.
18
(3.2
)
2;6.
02 (
3.3)
2;7.
01
(2.9
)
2;8.
03 (
2.9)
2;9.
15
(3.6
)
2;10
.18 (
3.6)
2;11
.02 (
3.9)
3;0.
10
(3.4
)
3;1.
15
(3.
5)
3;2.
09 (
4.3)
MOYENNE
Âge et MLU
Nom
bre
de c
onte
xtes
Contextes clitiques sujets
Contextes clitiques objets
Le Graphique 5-9 présente l’ampleur de l’asymétrie de réalisation clitiques par
enregistrement.
120
Graphique 5-9
Ampleur de l’asymétrie de réalisation clitique : Ann
-20%
0%
20%
40%
60%
80%
100%
2;2.30 (2.7)
2;4.02 (2.8)
2;5.18 (3.2)
2;6.02 (3.3)
2;7.01 (2.9)
2;8.03 (2.9)
2;9.15 (3.6)
2;10.18 (3.6)
2;11.02 (3.9)
3;0.10 (3.4)
3;1.15 (3.5)
3;2.09 (4.3)
MOYENNE
Âge et MLU
Am
pleu
r
Ampleur
Le graphique ci-dessus illustre que l’asymétrie n’est pas stable chez Ann. Au total, on
retrouve une asymétrie inverse dans 1 enregistrement, l’absence d’asymétrie dans 3
enregistrements (moins de 5% d’écart), et une asymétrie positive (en faveur des clitiques
sujets) dans 8 enregistrements. Tout comme chez Ana et Élie, les productions d’Ann ne
présentent pas une asymétrie totalement généralisée en faveur des clitiques sujets. Seulement
66% (8 sur 12) des enregistrements présentent une asymétrie en faveur des clitiques sujets
alors que c’était le cas dans 55% chez Ana (5 sur 9) et dans 44% (4 sur 9) chez Élie.
L’analyse des productions langagières d’Ann nous permettent de conclure que les clitiques
sujets apparaissent en production avant les clitiques objets mais que cela est attribuable à
l’absence de contexte clitique objet lors des premiers enregistrements (avant
l’enregistrement 10; voir également Pirvulescu (2006) à ce sujet). De plus, nous pouvons
affirmer qu’il n’y a pas d’asymétrie de réalisation (taux de production) proportionnelle
totalement généralisée en faveur des clitiques sujets. Néanmoins, même si ce phénomène
n’est pas généralisé, il semble toutefois plus marqué qu’en français québécois.
5.4 Conclusion
Le présent chapitre avait pour but de déterminer l’ampleur et la nature de l’asymétrie de
réalisation clitique chez l’enfant francophone en utilisant une méthode de calcul différente
121
de celles qui avaient été utilisées dans les études antérieures. Les résultats que nous avons
obtenus de l’étude des productions langagières de trois enfants francophones révèlent qu’il
n’y a pas d’asymétrie de réalisation généralisée et que les clitiques sujets n’apparaissent pas
en production avant les clitiques objets si l’on tient compte des contextes où ces éléments
sont attendus. De plus, notre analyse a mis en lumière des différences entre nos enfants
québécois et notre enfant européen. Nos enfants québécois ont une asymétrie moins marquée
en faveur des clitiques sujets. D’autre part, la période où le clitique objet est optionnel
semble moins longue chez nos enfants québécois. Certes, il s’agit là de tendances qui
doivent être vérifiées par une étude empirique de beaucoup plus grande envergure.
Néanmoins, ces tendances indiquent la présence d’un lien entre l’input et les productions
enfantines, ce qui suggère que l’asymétrie observée chez les enfants est probablement
attribuable aux propriétés de la langue cible.
Dans le prochain chapitre, nous rappelons brièvement les conclusions que nous avons tirées
des chapitres précédents (Chapitres 3, 4 et 5) et nous abordons une question importante pour
le domaine de l’acquisition, à savoir l’optionalité dans les productions enfantines. Étant
donné que la présente étude suggère qu’il existe un lien entre l’input et ce que nous
observons en acquisition au niveau des clitiques sujets et objets, nous discutons également et
amplement du rôle que pourrait jouer l’input dans ce phénomène.
122
Chapitre 6 Au-delà de l’asymétrie : l’optionalité des clitiques dans
la grammaire enfantine et le rôle de l’input
L’objectif principal de la présente thèse est de reconsidérer l’asymétrie qui a été rapportée
entre l’acquisition des clitiques sujets et objets à la lumière d’avancées théoriques et
méthodologiques récentes. Nous avons déterminé que ce travail requérait deux étapes : 1)
une vérification des fondements de l’asymétrie dans le but de la définir avec plus de
précisions; et 2) une discussion portant sur les implications théoriques des résultats obtenus.
Les Chapitres 3, 4 et 5 ont été dédiés à la première étape et le présent chapitre a pour but
d’accomplir la seconde.
Les conclusions que nous tirons de notre analyse des fondements de l’asymétrie nous
amènent à traiter de la question de l’optionalité dans la grammaire enfantine et du rôle que
joue l’input dans ce phénomène. Au Chapitre 3, nous avons mis en lumière que l’input
auquel les enfants francophones sont exposés présente plusieurs asymétries dont celle de
réalisation clitique. La réalisation du clitique sujet est systématique alors que celle du
clitique objet est variable. D’autre part, l’étude exhaustive que nous avons faite de données
empiriques aux Chapitres 4 et 5 révèle l’absence d’asymétrie séquentielle mais la présence
d’une asymétrie rythmique dans l’acquisition des éléments clitiques chez les enfants
francophones. Notre analyse a exposé que les clitiques apparaissent relativement au même
moment en production et qu’ils sont optionnels chez les tout-petits. Cependant, l’optionalité
du clitique objet perdure au-delà de celle du clitique sujet mais elle n’apparaît que dans
certains contextes de production. Ces conclusions nous conduisent à discuter de l’optionalité
puisqu’elle est en quelque sorte la cause de l’asymétrie (rythmique) que nous observons.
L’ensemble de notre recherche nous conduit à aborder l’optionalité d’un nouvel angle en
proposant d’une part que nous faisons face à deux types d’optionalités et en formulant
l’hypothèse que l’input joue un rôle dans ces phénomènes. Nous qualifions d’optionalité
spontanée (clitiques sujets et objets) celle que l’on observe en interaction spontanée et
d’optionalité induite (clitique objet), celle que nous observons uniquement dans certaines
études en production induite. Les termes ‘optionalité spontanée’ et ‘optionalité induite’
123
désignent strictement et simplement le contexte de production où ces optionalités se
manifestent. Ainsi, si l’on observe un autre type de contraste entre ces contextes de
production, les qualificatifs ‘spontanée’ et ‘induite’ pourraient être facilement transférables.
À titre d’exemple, nous avons vu au Chapitre 3 que les adultes francophones ont une
production du clitique objet qui est systématique uniquement en production induite. Nous
pourrions nommer ce phénomène ‘systématicité induite’.
En §6.1 nous explorons des sources possibles à l’optionalité spontanée en analysant en
détails les nombreuses hypothèses qui ont été proposées pour rendre compte de ce
phénomène. Ces hypothèses exhibent des différences notamment en ce qui a trait à leur
conception de l’acquisition (ex. hypothèse de continuité forte, de continuité faible et
maturationnelle) et au traitement des clitiques qu’elles adoptent (mouvement, génération à la
base, analyse hybride). Il va donc de soi qu’elles attribuent l’optionalité à des facteurs très
différents. Nous présentons les hypothèses de Hyams (1986), Rizzi (2002) et Rasetti (2003)
qui décrivent l’optionalité comme une transition entre deux valeurs paramétriques; celle de
Schaeffer (1997, 2000) qui impute l’optionalité au développement du système pragmatique;
celle de Yang (2002) qui attribue l’optionalité au développement quantitatif du système
grammatical; celle de Wexler et al. (2004) qui propose que l’optionalité découle d’une
contrainte maturationnelle; la proposition de Grüter (2006) qui attribue ce phénomène à une
limite mémorielle; et finalement celle de Pérez-Leroux et al. (2006, 2008) qui considère
l’optionalité du clitique objet comme le signe de la présence d’un objet nul référentiel dans
la grammaire enfantine.
Notre analyse nous amène à conclure qu’aucune de ces hypothèses, du moins dans leur
forme actuelle, n’arrive à rendre compte adéquatement de nos résultats. Devant ce constat,
nous utilisons l’ensemble du présent travail, et ce, tant au niveau empirique (enfant et adulte)
que théorique, pour nous guider vers une hypothèse qui pourrait expliquer ces optionalités.
L’analyse des traitements des clitiques que nous avons faite au Chapitre 2, la description des
trois asymétries présentes dans la grammaire adulte (Chapitre 3), la description des
production enfantines (Chapitres 4 et 5) et la présence de deux types d’optionalité sont les
éléments que nous considérons. Pris dans leur ensemble, ces éléments pointent vers la
nécessité d’adopter un traitement différentiel des éléments clitiques et nous estimons que le
124
choix d’une hypothèse de ce type s’avère un élément clé dans notre compréhension de
l’origine de l’optionalité spontanée.
En §6.2, nous discutons de ce qui pourrait engendrer l’optionalité induite. Les hypothèses
spécifiques que nous venons de citer ne peuvent expliquer ce phénomène et nous explorons
la possibilité qu’il puisse découler de la variation présente dans l’input et de la tendance qu’a
l’enfant à la régulariser. Cette proposition est basée sur notre analyse des travaux de Hudson
& Newport (2005) en conjonction avec ceux de Miller (2007).
6.1 L’optionalité spontanée : vers la source
À ce jour, de nombreux chercheurs se sont penchés sur l’optionalité dans la grammaire
enfantine. Ce phénomène est attribué à diverses sources et nous présentons ici les hypothèses
les plus élaborées ainsi que celles qui ont été spécifiquement développées pour rendre
compte de l’optionalité des clitiques sujets ou objets. L’étude simultanée de l’acquisition des
clitiques permet d’évaluer les hypothèses qui visent à rendre compte de l’optionalité de l’un
ou de l’autre de ces éléments. Nous présentons ces hypothèses en ordre chronologique, outre
pour celles de Hyams (1986), Rizzi (2002) et Rasetti (2003) qui sont présentées dans une
même section puisqu’elles ont un fondement commun, à savoir la proposition de Hyams.
6.1.1 Hyams (1986), Rizzi (2002) et Rasetti (2003)
Les propositions de Hyams, Rizzi et Rasetti attribuent l’optionalité à la transition entre deux
valeurs paramétriques. La sélection de paramètres se fait par le biais de l’exposition à la
langue ambiante qui permet à l’enfant de déterminer la valeur (positive ou négative) des
paramètres de sa langue.
The child interprets the incoming linguistic data through the analytic devices
provided by Universal Grammar, and fixes the parameters of the system on
the basis of the analyzed data, his linguistic experience. Acquiring a language
thus means selecting, among the options generated by the mind, those which
match experience, and discarding the other options. (Chomsky, 2002; p.16)
125
Dans ce cadre, l’optionalité de certains éléments est interprétée comme l’évidence que
l’enfant choisit initialement une valeur paramétrique qui ne correspond pas à celle de la
langue cible et qu’il est en voie de changer cette valeur.
En mettant en lumière la présence de sujets nuls chez les enfants anglophones, une langue
dites à ‘sujets non nuls’, le travail de Hyams (1986) est le premier à avoir mis en évidence
l’absence de corrélation paramétrique entre les productions enfantines et adultes.
Concrètement, Hyams a proposé que les enfants anglophones avait au départ la valeur non
marquée du paramètre du sujet nul (valeur positive : + nul), pour ensuite se rendre compte,
par le biais de l’exposition à la langue qu’ils devaient changer la valeur de ce paramètre (de
+ à -). La présence généralisée de sujets nuls chez les enfants (de manière interlinguistique)
au début de l’acquisition a été interprétée comme l’évidence qu’il existait une valeur par
défaut aux paramètres. Dans le cas du sujet, la valeur serait par défaut positive (+sujets nuls).
Nous reprenons ci-dessous les propos de Rizzi (2002) qui résument clairement et
simplement cette proposition :
Suppose that the Null Subject Parameter (whatever its appropriate
formulation) is initially set on the positive value, the one licensing null
pronominal subjects in tensed clauses. Then nothing happens in the
acquisition of Italian, Spanish etc. : the evidence available to the child is
consistent with the initial value, and no development is observed. On the
other hand, the child learning English, French, etc., must eventually realize
that the target system is not a NSL; but this takes time, whence the
developmental effect and the observed null subject phase. (Rizzi, 2002; p.4)
L’hypothèse dont nous venons de discuter implique que les paramètres doivent être changés
de valeur au cours du processus acquisitionnel et qu’il existe possiblement une valeur
paramétrique par défaut. Ces changements devraient en principe engendrer une modification
plus ou moins drastique des productions enfantines. La présence d’une optionalité
relativement longue ébranlerait donc possiblement cette hypothèse. Récemment, Thornton et
Tesan (2007) ont proposé que l’optionalité ne constitue pas un obstacle en soi.
126
Thornton et Tesan se sont penchés sur le phénomène des sujets nuls chez les enfants
anglophones dans le but de comparer, et donc d’évaluer, la validité de trois hypothèses :
l’hypothèse de l’acquisition hiérarchique des paramètres (angl. Hierachical Acquisition;
Baker, 2001, 2005), l’hypothèse de la sélection paramétrique hâtive (angl. Very Early
Parameter Setting model; Wexler, 1998) et l’hypothèse de la variation statistique angl.
Variation model; Yang, 2002, 2004). Leur analyse a démontré que la période d’optionalité
des pronoms sujets chez les enfants anglophones ne durait que 3 mois. Cette période a été
considérée comme un changement drastique et les auteurs, en considérant également
d’autres éléments, ont conclu que l’hypothèse d’acquisition hiérarchique était supérieure aux
autres. Selon leur analyse, un changement drastique n’est donc pas ‘instantané’ mais s’étend
sur une période relativement courte. C’est au cours de cette période que nous observons
l’optionalité. Leur proposition fait en sorte que l’on s’attendrait à ce que l’optionalité ne
dépasse jamais 3 mois et qu’elle soit suivie d’une variation n’excédant pas 10% pour tenir
compte des particularités du langage enfantin.
In principle, categorical acquisition occurs when one sentence type, based on
the initial setting of the parameter, is used in 100% of children’s productions,
and then drops to 0% once the parameter is reset. This makes no allowance
for noise, however. To accommodate noise in child language, we simply
adopt the standard criterion (ex. Brown, 1973) that 90% ‘correct’ adult-like
usage in obligatory contexts indicates that a sentence structure has been
acquired. (p. 62)
Or, cette proposition est incompatible avec les résultats de notre étude puisque nous avons
observé que la période d’optionalité du clitique sujet durait 5 mois chez Élie et plus de 7
mois chez Ana. Chez Ana, même au septième mois, l’optionalité dépassait la variation
permise (10%). Ainsi, l’optionalité que nous observons ne peut pas être considérée comme
du ‘bruit’ au sens de Brown (1973). Par conséquent, nos résultats illustrent possiblement que
la notion de changement paramétrique est soit inadéquate pour décrire le développement
langagier, soit que la question de changement ‘drastique’ n’est pas pertinente. Il existe
également une autre possibilité, notamment il serait envisageable que l’optionalité en tant
127
que phénomène ait plus d’une source. En d’autres termes, il est possible que l’optionalité
que nous observons dans nos données ne soit pas d’origine paramétrique.
Nous concluons que la proposition de Hyams ainsi que celles qui sont dans la même lignée
(Rizzi, 2002 & Rasetti, 2003) ne peuvent pas rendre compte de l’optionalité spontanée des
clitiques sujets et objets dans leur forme actuelle. Pour que ces hypothèses atteignent cet
objectif, elles doivent traiter en profondeur de la question de période d’optionalité et
proposer une explication élaborée à ce sujet. Notamment, il faudrait discuter de l’importance
de la présence d’un changement drastique dans les productions enfantines ou considérer que
certaines optionalités soient attribuables à des facteurs non paramétriques.
6.1.2 Schaeffer (1997; 2000)
Tandis que les approches dans la lignée des travaux de Hyams (1986) font appel aux valeurs
paramétriques pour expliquer l’optionalité, Schaeffer attribue ce phénomène (pour ce qui est
des clitiques objets spécifiquement) au développement du module pragmatique. Schaeffer
(1997, 2000) a proposé que ce phénomène soit imputable à l’absence d’un principe
pragmatique chez les jeunes enfants : celui de la connaissance non partagée (angl. Concept
of non-shared knowledge). Ce concept fait en sorte qu’un locuteur a conscience que
l’information qu’il connait n’est pas nécessairement commune (connue de son interlocuteur).
Comme les jeunes enfants n’ont pas encore développé ce concept, ils ne réalisent pas que les
connaissances du locuteur et de l’auditeur sont indépendantes.
Selon l’hypothèse de Schaeffer, le concept de la connaissance non partagée est lié à la
présence du trait [+spécifique] dont dépend notamment la projection ClP (Sportiche, 1996)
et par le fait même, le clitique objet. Schaeffer propose qu’aussi longtemps que ce concept
pragmatique n’est pas complètement acquis (jusqu’à environ l’âge de 3 ans), le trait
[+spécifique] sera optionnel, ce qui entraîne l’absence sporadique du ClP et donc
l’optionalité du clitique objet. Cette hypothèse prédit que tout élément lié à la présence du
trait [+spécifique] devrait demeurer optionnel jusqu’aux environs du début de la troisième
année de vie. Étant donné que (dans l’analyse de Sportiche) le clitique sujet a les mêmes
propriétés, cette hypothèse prédirait un développement similaire entre les clitiques sujets et
objets jusqu’à l’âge d’environ trois ans. En ce sens, elle fait les bonnes prédictions si l’on se
128
penche uniquement sur l’optionalité spontanée que nous avons observée et si l’on considère
que l’optionalité spontanée a une origine différente de l’optionalité induite.
Néanmoins, étant donné que cette proposition attribue l’optionalité à une lacune chez
l’enfant, elle prédit également que ce phénomène devrait disparaître, c’est-à-dire qu’au-delà
de l’âge de 3 ans et chez l’adulte, nous devrions observer une systématicité de production.
Les données que nous avons analysées au Chapitre 3 démontrent que l’optionalité du clitique
objet est toujours présente chez l’adulte, ce qui en soi va à l’encontre des prédictions de
l’hypothèse de Schaeffer.
Dans un tout autre ordre d’idées, il serait néanmoins concevable que l’ampleur de
l’optionalité chez l’enfant soit en partie attribuable à l’absence du concept de la connaissance
non partagée, et ce, si l’on considère que l’optionalité à ce stade est un phénomène
multifactoriel. Toutefois, une étude récente menée par Wittek & Tomasello (2005) indique
que dès l’âge de 2;5 ans, les enfants sont sensibles à la connaissance de leur interlocuteur.
[…] it appears that 24-30 months is the age during which German- and
English-speaking children become sensitive to knowledge states of their
listeners in the manner to make appropriate choices of referring expression.
( p. 557)
La conclusion tirée par Wittek & Tomasello est basée sur trois études expérimentales qui
visaient à vérifier la sensibilité des jeunes enfants à la connaissance de leur interlocuteur et
au contexte perceptuel en lien avec le choix d’une expression référentielle (lexicale,
pronominale ou nulle). Pris dans leur ensemble, ces études démontrent que les enfants âgés
de 2;5 ans utilisent les différentes expressions référentielles en conformité avec la
connaissance de leur interlocuteur.
[…] young children can tell from an adult’s question the degree to which a
target referent is known to him. If the adult asks a specific question naming
the target referent in the process, the child assumes the referent is known to
him; if the adult asks a general question, the child can tell that the target
referent is not known to him; and if the adult asks a question indicating that
129
he has a wrong idea about what the target referent is, the child can correct
him. (p. 556)
Qui plus est, des études comme celle de Ud Deen (2004) montrent que le marquage de la
spécificité est acquis très tôt en swahili (une langue avec accord obligatoire des objets directs
spécifiques). Dans l’étude cette étude, les enfants atteignent un taux d’accord de l’objet
direct en contexte obligatoire de 90%.
6.1.3 Yang (2002)
Yang est l’un des chercheurs les plus connus qui a avancé l’idée que l’optionalité était le
reflet de la présence de plusieurs grammaires. De manière plus précise, l’hypothèse
développée par Yang vise à rendre compte de l’optionalité en général : celle que l’on
observe chez les enfants et celle qui se manifeste chez les adultes. Yang attribue ce
phénomène au fait que l’enfant, tout comme l’adulte d’ailleurs, a accès à l’ensemble des
grammaires possibles. Dans ce cadre, les différences entre les grammaires sont attribuées à
la combinaison statistique des paramètres. Toutes les grammaires possèdent l’ensemble des
paramètres mais ceux-ci se manifestent à divers degrés. Par exemple, l’anglais, comme
toutes les autres langues, possèderait le paramètre du sujet nul. Ce qui caractérise cette
langue est que ce paramètre a un poids de 1%, comparativement à disons 90% pour une
langue comme l’espagnol.44
Selon l’analyse de Yang, le poids statistique du paramètre du sujet nul en combinaison avec
celui des autres paramètres est ce qui compose la grammaire des langues. L’enfant comme
l’adulte a accès à l’ensemble des paramètres et donc à l’ensemble des grammaires. Dans ce
cadre, la différence entre l’enfant et l’adulte s’explique par le fait que l’enfant n’a pas encore
la même combinaison statistique que l’adulte. Bien que cette approche soit développée dans
le cadre génératif, elle s’appuie fortement sur des capacités externes au système langagier
telles que généralement définies dans cette approche.
44 Yang aborde d’ailleurs spécifiquement la question du paramètre du sujet nul. Or, tel que nous en avons discuté au Chapitre 3, le fait que les langues en général permettent à la fois des sujets et des objets nuls non définis va fortement à l’encontre de l’existence d’un tel paramètre.
130
Pour expliquer le processus d’acquisition, Yang propose que les grammaires aient toutes au
départ un poids neutre. L’acquisition est donc considérée comme la transition entre un poids
neutre et le déséquilibre qui correspond à la grammaire cible. Cette hypothèse s’appuie sur le
fait que l’enfant est muni d’un ‘système d’analyse statistique’ qui lui permet d’examiner
l’input reçu et de la comparer avec les grammaires possibles. Les grammaires qui analysent
avec succès l’input reçu sont ‘récompensées’ et celle qui échouent à la tâche sont
éventuellement ‘punies’. C’est ce système qui fait en sorte que l’enfant quitte le stade
d’équilibre pour le stade de déséquilibre, ce qui donne lieu à l’atteinte de la grammaire cible.
À titre d’exemple, un enfant exposé à une langue comme l’anglais devrait finir par
sélectionner uniquement les grammaires dans lesquelles le paramètre du sujet nul a un poids
très faible. Dans ce contexte, les grammaires comme l’espagnol ou l’italien devraient être
rapidement punies. Ce processus de récompenses et de punitions fait en sorte que l’on
s’attend à observer une certaine période où les productions langagières de l’enfant ne
correspondent à aucune grammaire connue. Cette hypothèse repose de façon cruciale sur la
nature de l’input. Un paramètre pour lequel l’input donne de fréquentes évidences devrait
être ‘récompensé’ plus rapidement qu’un paramètre pour lequel l’input est peu fréquent ou
ambigu. Si nous appliquons cette hypothèse aux clitiques sujets et objets, on devrait
s’attendre à ce que ces deux éléments passent par une période d’optionalité où les taux de
production répertoriés ne correspondent pas à ceux de la grammaire cible. Dans les deux cas,
c’est bien ce que nous avons observé. Néanmoins, au-delà de ce fait, cette hypothèse nous
semble difficilement applicable au phénomène présentement étudié, et ce, parce qu’elle
repose de manière cruciale sur la notion de paramètres. Bien que le paramètre du sujet nul ait
été identifié depuis longtemps, il n’y a pas à notre connaissance de paramètre similaire qui a
été proposé pour l’objet. Si l’on tient compte du fait que la transitivité est optionnelle, il
serait difficile, voire impossible, de proposer un tel paramètre. Sur le plan conceptuel, nous
considérons que la proposition de Yang est intéressante. Néanmoins, nous ne pouvons
l’appliquer directement à nos données à moins de nuancer ou de modifier la notion de
paramètre.
131
6.1.4 Wexler et al. (2004)
Wexler et al. ont récemment proposé une hypothèse qui vise à rendre compte de l’optionalité
du clitique objet : la contrainte de la vérification unique (angl. Unique Checking Constraint;
Wexler, 1999; Wexler et al., 2004). Cette hypothèse s’inscrit dans le cadre de l’approche
maturationnelle (Chomsky, 1986; Borer & Wexler 1987; Wexler, 1999) qui considère que
les changements en cours d’acquisition sont notamment attribuables au fait que la grammaire
de l’enfant se modifie graduellement par le biais d’une maturation biologique.
L’hypothèse de la contrainte de la vérification unique (UCC) explique l’optionalité des
clitiques objets par une compétition entre deux contraintes, le UCC et la minimisation des
violations (angl. Minimize Violations; MV). Le UCC est un principe développemental, c’est-
à-dire qu’il disparaît éventuellement en raison d’une maturation biologique aux environs de
2;6 ans. Ce principe fait en sorte qu’un seul trait ininterprétable (D-feature) d’un DP peut
être vérifié, donc une seule catégorie fonctionnelle. À ce principe s’ajoute le principe (MV) :
«Given an LF, choose a numeration the derivation of which violates as few grammatical
properties as possible. If two numerations are both minimal violators, either may be chosen.»
(Wexler, Gavarro & Torrens, 2004; p. 2)
La conjonction de ces deux principes est ce qui engendre l’optionalité en production puisque
la réalisation comme l’omission de certains éléments entraînent tout deux une violation, soit
une violation du UCC, soit une violation de la propriété d’interface (angl. Interface
Property). Tant que le UCC demeure actif, la production comme l’omission d’un élément
constitue une violation. Une fois que le UCC n’est plus actif (à cause d’une maturation
biologique), seule l’omission d’un élément engendre une violation. La production deviendra
donc préférable à ce moment et l’optionalité disparaît graduellement.
Étant basée sur le modèle de Sportiche (1996), l’hypothèse du UCC prédit que la production
optionnelle du clitique objet est attendue uniquement dans les langues où il y a accord du
participe passé. Cette prédiction découle directement du traitement des clitiques objets
adopté. Dans une langue avec accord du participe passé, le XP en position d’objet (pro objet)
doit vérifier deux traits ininterprétables, le trait de cas (accusatif) dans AgrO et le trait défini
dans ClP. Dans le cas d’une langue sans cet accord, il n’y a qu’un seul trait ininterprétable à
132
vérifier, celui du ClP. Ainsi, cette hypothèse prédit qu’il ne devrait y avoir aucune
conséquence du UCC, donc aucune omission, dans les langues qui n’ont pas l’accord du
participe passé. Puisque le français possède cet accord, l’enfant francophone devrait passer
par une période où la production du clitique objet est optionnelle.
Si nous étendons cette analyse aux clitiques sujets, toujours selon la proposition de Sportiche
(1996), cette hypothèse prédit une optionalité semblable. Tout comme dans le cas de l’objet,
le clitique devrait vérifier un trait dans AgrS puis un autre dans NomV. Lorsque l’enfant fait
les deux vérifications, le clitique sujet devrait être produit. En revanche, lorsque l’enfant
n’effectue qu’une seule vérification, le clitique sujet sera omis. Ainsi, nous devrions pouvoir
observer des phrases où le verbe est fléchi mais où le clitique sujet n’est pas produit.
De manière générale, cette hypothèse fait la prédiction que les clitiques sujets et les clitiques
objets devraient être optionnels chez les enfants francophones, et ce, jusqu’aux environ de la
troisième année de vie. En ce sens, elle ne prédit pas d’asymétrie au niveau de la période
d’optionalité des clitiques sujets et objets, ce qui est conforme à ce que nous avons observé
en interaction spontanée au Chapitre 5.
Au-delà de cette prédiction, et comme nous l’avons expliqué précédemment, cette hypothèse
implique la présence d’une corrélation entre l’accord du participe passé et l’omission
(optionnelle) du clitique objet. Dans les langues où il y a accord du participe passé, Wexler
et al. assument que le clitique objet, peu importe que le verbe soit fléchi au présent au passé,
doit vérifier le trait de cas dans AGRO. Cette vérification, combinée à celle de la projection
clitique pour le trait défini, entraîne toujours invariablement une double vérification de trait,
ce qui combiné au UCC, engendre l’optionalité. Toujours selon cette hypothèse, nous
devrions donc observer une certaine corrélation entre la présence du participe passé dans la
grammaire de l’enfant et l’omission du clitique objet. En d’autres termes, plus cet accord est
prédominant, voire présent chez l’enfant, plus l’omission du clitique objet devrait être
importante, et ce, jusqu’aux environs de 3 ans.
Récemment, Pirvulescu & Belzil (2008b) ont effectué une étude dans le but de déterminer
s’il existait un lien entre l’accord du participe passé et l’omission du clitique objet chez les
133
enfants francophones. Dans l’objectif de vérifier si une telle corrélation existait, cette étude a
établi une comparaison directe entre la présence de l’accord du participe passé et les taux
d’omission des clitiques objets chez des enfants francophones québécois. En premier lieu,
nous avons effectué une tâche de préférence qui avait comme objectif de vérifier si les
locuteurs francophones québécois, enfants et adultes, considéraient l’accord du participe
passé ou son absence comme grammaticale. Pour effectuer cette vérification, nous avons
élaboré une tâche de préférence qui comprenaient d’autres accords, à savoir l’accord sujet-
verbe et l’accord de l’adjectif. L’incorporation de ces autres accords visait à valider, le cas
échéant, l’importance de l’accord du participe passé. Les résultats obtenus ont démontré que
l’accord du participe passé était un phénomène très faible chez les enfants (29% de
préférence chez les 3 ans) et peu robuste chez les adultes (60%). Ces résultats se sont avérés
marqués en comparaison avec les autres accords testés qui atteignaient des taux de
préférence entre 90 et 100% chez les enfants de tous les groupes d’âge étudiés (3, 4 et 5 ans).
De plus, ces mêmes résultats mis en parallèle avec les taux d’omission des clitiques objets
rapportés dans deux études effectuées auprès d’enfants francophones québécois habitant la
même région (Pirvulescu, 2006 & Pérez-Leroux et al., 2008) ont démontré que plus la
préférence pour le participe passé était importante (43% chez les 5 ans), moins le clitique
objet était omis (ex. Pérez-Leroux et al., 2008 : 3 ans = 35%, 4 ans = 26%, 5 ans = 12%).
Devant ces résultats, nous avons tiré la conclusion suivante : « Crucially, the period when
PPA is the weakest (3-year-olds) is also the period where object clitic omissions are still
high in child production. » (p.85) Ces résultats suggèrent qu’il n’y a pas de corrélation entre
l’accord du participe passé et l’optionalité du clitique objet et donc que l’optionalité
spontanée ne peut être expliquée par l’hypothèse de la contrainte de la vérification unique.
6.1.5 Grüter (2006)
Récemment, Grüter (2006) a proposé une analyse qui attribue l’optionalité (l’omission
optionelle) du clitique objet à une contrainte externe à la grammaire de l’enfant, à savoir à
une limite mémorielle. L’hypothèse du Decayed Feature Hypothesis (1) repose sur la
computation nécessaire à la réalisation du clitique objet pour expliquer sa production
optionnelle.
134
(1) The Decayed Features Hypothesis (DFH)
Under limited working memory capacity, a syntactic long-distance Agree relation between two elements h1 and h2 may be computed incompletely, due to the activation level of (some of) h1’s features having decayed below the required threshold level by the time h2 is merged. This may result in the underspecification of h1 and/or h2, and thus affect the choice of the relevant vocabulary item(s) selected at MS (Morphological Structure).
Une des façons de vérifier s’il s’agit d’une proposition viable est de démontrer que la
distance entre la fusion de pro sujet et de son clitique, est relativement équivalente à celle
que l’on retrouve entre la fusion de pro objet et de son clitique, puisque la période
d’optionalité spontanée que nous avons observée est essentiellement la même. Le cas
échéant, cette hypothèse aurait le potentiel de décrire nos données. Grüter définit la notion
de distance de façon similaire à Gibson (2000) : «Distance here is conceived in terms of the
number and complexity of derivational steps that take place between the merge of h1 and the
merge of h2…» (p.171) De plus, Grüter explique que la présence d’une limite de phase (angl.
phase boundary) augmente la distance entre deux éléments.
[…] these two elements [pro et le clitique objet] are merged at a considerable
distance : after the merge of pro, the merge of Cl0 occurs only after a number
of intermediate computational operations, and after at least one phase
boundary (vP). Under a Dependency Locality Theory for language
production, as suggested in (6), the activation of pro and its features is
therefore expected to have decayed considerably by the time Cl0 is merged.
(p.177)
La validité de cette hypothèse dépend fondamentalement du traitement des clitiques que l’on
adopte. Grüter adopte l’analyse de Sportiche (1996) selon laquelle les clitiques sujets et
objets sont liés à des pro. Dans ce cadre, le pro sujet et le pro objet sont introduits à
l’intérieur du vP, ce qui fait en sorte qu’il y a dans les deux cas une limite de phase entre
l’insertion de pro et de leur clitique. De plus, toujours selon l’analyse de Sportiche, il y
aurait le même nombre d’opérations intermédiaires à effectuer pour la production des deux
types de clitique. Ces éléments (pro) doivent se déplacer d’abord dans AGRS ou AGRO
pour terminer en position de spécifieur de la projection clitique (NomV ou ClP).
135
En quelque sorte, l’hypothèse de Grüter prédit les optionalités spontanées que nous
observons. Cependant, au-delà de ces phénomènes, elle prédit également que l’optionalité
devrait finir par disparaître complètement, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas se retrouver chez
l’adulte. En attribuant l’omission optionnelle du clitique objet chez l’enfant à une contrainte
mémorielle, nous devrions nous attendre à ce qu’une fois cette limite disparue, l’omission ne
soit plus présente. Or, ceci est contraire à ce que nous avons pu observer chez l’adulte en
production spontanée au Chapitre 3. Ceci dit, notre travail n’est pourtant pas le premier à
démontrer que l’omission du clitique objet est possible chez les adultes francophones.
D’ailleurs, Grüter discute elle-même des travaux antérieurs qui démontrent qu’il s’agit d’un
phénomène bien réel : « In sum, there appears to be converging evidence that referential null
objects are indeed attested in French » (p. 38).
Néanmoins, cet auteur finit par adopter une vision conservatrice du phénomène en prenant
pour acquis que l’omission du clitique objet chez l’enfant est un phénomène déviant de la
langue cible : « Yet if there is no difference between child and adult grammars in terms of
grammatical representations, where else can we look for an explanation of children’s non-
target performance (i.e., object clitic omission) in production? » (p. 161) Or, à la lumière de
notre revue des études antérieures chez l’adulte sur le sujet et en considérant les données que
nous avons présentées au Chapitre 3, nous considérons qu’il est inadéquat de postuler que
l’omission (l’optionalité) des clitiques objets est unique à l’enfant. Si ce phénomène n’est
pas unique à l’enfant, il faudrait postuler qu’il soit possiblement d’origine multifactorielle.
6.1.6 Pérez-Leroux et al. (2006; 2008)
Récemment, Pérez-Leroux et al. (2006; 2008) ont proposé une hypothèse pour rendre
compte de l’optionalité du clitique objet. Ces auteurs ont attribué ce phénomène au fait que
l’objet nul N (voir le Chapitre 3) avait des propriétés référentielles chez les enfants. Cette
propriété ferait en sorte que les enfants produiraient d’abord uniquement des objets nuls (et
non des clitiques) indépendamment du contexte (spécifique ou non).
Par la suite, on s’attendrait à observer une période d’optionalité du clitique objet parce que
les enfants francophones seraient en voie d’abandonner ce N référentiel pour pro. Cet
136
abandon serait engendré par l’exposition à l’input qui permet à l’enfant de réaliser que les
objets nuls ont des propriétés sémantiques qui leur sont propres, c’est-à-dire qu’ils ont une
interprétation générique qui découle directement du verbe. Selon cette hypothèse, la durée de
la période de transition (d’optionalité) devrait varier d’une langue à l’autre. Cette durée
serait déterminée par le nombre d’objets nuls que l’enfant a dans sa grammaire cible. Plus il
y a d’objets nuls dans une langue donnée, plus la période d’optionalité sera longue.
Dans la grammaire du français, les auteurs proposent qu’il existe deux types d’objets nuls :
N et pro (Cummins & Roberge, 2005). En revanche, dans une langue comme l’anglais, seul
N serait possible. Ainsi la période où N a des propriétés référentielles serait plus courte en
anglais. La présence de deux types d’objets nuls en français amènerait une ambigüité
supplémentaire en ce qui a trait au statut défini ou indéfini de l’objet, ce qui aurait pour effet
d’allonger la période d’optionalité.
In our approach, developmental rates are directly tied to the complexity of
the input: differences in the rate of object omissions would be tied to the
extent and variety of null object constructions available in the target
grammar. All children would go through a stage of apparent object
optionally. This stage does not reflect difficulty or optionality in
computation, just free availability of referential null cognate objects.
Children exposed to a language like French will retain the referential reading
of the null cognate object longer because they will be exposed to a wider
variety of null object contexts. (p. 22)
Cette hypothèse est basée sur l’analyse de Sportiche (1996) selon laquelle les clitiques sujets
et objets sont liés à des pro.
Dans le cas du clitique objet spécifiquement, puisqu’il est lié à pro, nous sommes forcée de
conclure qu’au moment où nous observons l’optionalité, pro fait déjà partie de la grammaire
de l’enfant. La présence de pro devrait indiquer que l’enfant a un objet non référentiel nul
(N) qui est distinct de l’objet référentiel nul (pro), ce dernier étant récupéré par le clitique. Si
tel est le cas, comment expliquer que l’enfant ne produise pas systématiquement le clitique
137
objet (et le clitique sujet) lorsqu’un référent défini et spécifique est présent dans le contexte?
La proposition de Pérez-Leroux et al. suggère une réponse à cette question.
Selon ces auteurs, l’input que l’enfant reçoit est souvent très ambigu parce qu’il permet
simultanément une interprétation générique et spécifique de l’objet. L’exemple en (2) illustre
cette ambiguïté (Pérez-Leroux et al., 2006; p. 18).
(2) Mary comes to the lunch table with a lunch bag. She places the bag on the table and
says:
a. Mary : I brought a sandwich, but … b. …I don’t want to eat it. c. …I don’t want to eat. [= ‘anything’ ]
Marie vient à la table à manger, sa boîte à dîner à la main. Elle dépose sa boîte sur
la table et dit :
a. J’ai apporté un sandwich mais je ne veux le pas manger. b. J’ai apporté un sandwich mais je ne veux pas manger.
Dans la phrase en (2b), l’objet de manger peut être interprété de manière générique ou
spécifique. On pourrait déduire que Marie ne veut pas manger son sandwich (spécifique) ou
bien qu’elle ne veut rien manger du tout (générique). Cette ambigüité découle de la présence
d’un référent spécifique dans le contexte. Même si un référent spécifique est présent, le
locuteur n’est pas obligé d’y référer. Les travaux effectués par ces chercheurs démontrent à
quel point l’input auquel l’enfant est exposé peut être ambigu. L’input joue un rôle clé dans
le développement langagier mais il n’est pas pour autant facilement interprétable.
Si nous établissons une comparaison avec les clitiques sujets, nous pourrions postuler que
l’enfant doit également départager les sujets spécifiques des sujets ‘génériques’. En fait le
parallèle n’est pas exact parce qu’il n’y a pas de N en position sujet. Néanmoins, tout comme
pour le sujet, nous pourrions supposer que l’enfant a deux options : pro + clitique et PRO
(arbitraire). Étant donné ces deux possibilités, l’enfant aurait le même travail à faire que dans
le cas de l’objet, c’est-à-dire déterminer quels contextes nécessitent l’un ou l’autre de ces
éléments. Contrairement au clitique objet, il serait possible de postuler que l’input soit moins
ambigu à cause de la présence de temps.
138
Le temps indique si le sujet est spécifique (clitique) ou arbitraire (PRO). Or, les omissions
(clitiques sujets) que nous avons répertoriées dans la présente thèse surviennent lorsque le
verbe est fléchi ce qui implique que PRO n’est pas présent à ce moment dans la
représentation de l’enfant et suggère que seul le clitique sujet est omis (non-réalisé). Puisque
les verbes en français portent des traces d’accord et de temps, nous devons supposer que
l’input est beaucoup moins ambigu que dans le cas de l’objet. Dans le cas de l’objet, il n’y a
pas ‘d’indice’ systématique qui pourrait indiquer si l’interprétation est spécifique ou
générique. Néanmoins, nous observons quand même une optionalité du clitique sujet qui
dure aussi longtemps en interaction spontanée que celle que nous avons observée pour le
clitique objet. L’omission du clitique sujet ne peut pas être attribuable à l’ambigüité du
contexte comme il est possible de le proposer pour le clitique objet mais pourtant ces
optionalités se manifestent de manière similaire.
De manière globale, la proposition de Pérez-Leroux et al. met en lumière la complexité de
l’input en ce qui a trait à la présence du clitique objet et cet apport est très important parce
qu’il met en évidence une caractéristique propre à ce clitique. Cet ambigüité est un facteur à
considérer et pourrait certainement jouer un rôle dans l’optionalité du clitique objet.
6.1.7 Discussion
Notre analyse des hypothèses qui visent à rendre compte de l’optionalité spontanée des
clitiques sujets et objets nous amène à conclure qu’aucune d’elles ne peut adéquatement
rendre compte de nos résultats. Dans la présente thèse, nous avons observé que l’optionalité
spontanée touchait les deux clitiques et qu’elle s’estompait à l’aube de la troisième année de
vie. En un sens, nous en sommes arrivée à la conclusion qu’il y a certaines similitudes entre
les éléments clitiques chez l’enfant en interaction spontanée.
Au-delà de ces similitudes, nous avons pu observer certaines différences. La plus importante
pour la présente étude est le fait que seul le clitique objet manifeste de l’optionalité induite.
La présence de cette différence pourrait indiquer que les clitiques sujets et objets sont des
entités de nature différente et que nous nous devons d’en tenir compte dans notre analyse de
l’optionalité spontanée. Néanmoins, puisque nous étudions le système langagier des enfants
et que ce dernier est en développement, il est possible que la source de cette différence soit
139
développementale (not. Wexler et al., 2004 et Pérez-Leroux et al., 2006; 2008) et ne soit pas
le signe que les clitiques sujets et objets soient fondamentalement différents.
Une des façons de départager ces possibilités est de vérifier si nous observons un phénomène
similaire dans les productions adultes. Si les adultes ont un comportement linguistique
différent en interaction spontanée et en production induite, et ce, uniquement pour le clitique
objet, nous serions alors bien positionnée pour proposer que la nature des éléments clitiques
joue un rôle dans les optionalités que nous avons décrites chez l’enfant. En d’autres termes,
le cas échéant, nous estimons qu’une analyse différentielle des éléments seraient un élément
clé dans la compréhension des optionalités observées chez les enfants francophones
puisqu’une analyse de ce type aurait alors le potentiel de décrire à la fois la langue cible et
l’acquisition.
L’analyse des productions adultes que nous avons faite au Chapitre 3 a révélé que l’adulte,
tout comme l’enfant, exhibait une différence au niveau de ses productions entre la
production spontanée et la production induite, et ce, uniquement pour le clitique objet.
Contrairement à l’enfant, la production induite n’engendre pas l’optionalité du clitique objet
mais plutôt sa production systématique, ce qui est opposé à ce que l’on observe en
interaction spontanée. Nous pourrions d’ailleurs nommer ce comportement ‘systématicité
induite’. Tout comme chez l’enfant, le fait qu’il y ait une différence de comportement
langagier entre le contexte spontané et le contexte induit chez l’adulte, et ce, uniquement
pour le clitique objet, indique qu’une analyse différentielle est souhaitable. Concrètement, ce
que les résultats empiriques chez les enfants et les adultes nous indiquent est que le clitique
objet est sensible au changement de contexte, contrairement au clitique sujet.
Outre les résultats empiriques dont nous venons de faire mention, d’autres éléments nous
portent à croire que les clitiques sont des entités différentes. Au Chapitre 2, nous avons
expliqué qu’il existait essentiellement deux différences entre le français normatif et le
français parlé et que celles-ci ne touchaient que le clitique sujet : 1) la possibilité d’effacer
ou non cet élément dans les propositions coordonnées (3a); et 2) le redoublement ou
l’absence de redoublement (3b).
140
(3) a. Il mange et __ boit continuellement.
b. Vincent il boit.
Selon l’ensemble des travaux effectués sur le sujet, la possibilité de l’effacement et celle du
redoublement semblent être mutuellement exclusives. En d’autres termes, lorsqu’il y a
redoublement, comme c’est le cas en français parlé, l’effacement est impossible (Lambrecht,
1981; Zribi-Hertz, 1994; Jakubowicz & Rigaut, 1998). La situation inverse est l’image
miroir : lorsqu’il y a possibilité d’effacement comme c’est le cas en français normatif, le
redoublement est exclu. Dans les études faites sur le sujet au cours des années 80 et 90 (not.
Hulk, 1986; Roberge, 1990; Auger, 1994), la présence du redoublement a été interprétée
comme le signe que le clitique sujet était un accord sujet-verbe et non un argument. Dans le
cadre d’une analyse syntaxique, le clitique sujet peut être inséré sous I, au même titre que la
flexion verbale (ex. Roberge, 1990). En revanche, dans le cadre d’une analyse purement
morphologique comme celle d’Auger (1994), c’est l’absence du trait de cas nominatif qui
permet le redoublement.
De manière peut-être préliminaire, il serait possible d’associer la présence de redoublement
au statut d’accord et son absence au statut d’argument. De la même manière, il serait
également possible de faire un lien entre la possibilité de l’effacement et le statut d’argument
d’un élément. Si nous revenons à ce que nous avons pu observer chez l’adulte en interaction
spontanée, on pourrait alors conclure que l’effacement (l’omission) possible du clitique objet
est un signe que cet élément est un argument et non un accord. Certes, il s’agit là d’un lien
qui peut sembler téméraire parce que contrairement au clitique sujet qui a des conditions
d’effacement strictes qui sont déterminées par le contexte syntaxique, c’est-à-dire dans les
phrases coordonnées, nous avons pu observer au Chapitre 3 que ce n’est pas le cas pour le
clitique objet. De plus, contrairement au clitique sujet en français normatif (écrit),
l’effacement du clitique objet n’est pas permis dans les phrases coordonnées (4).
(4) a. *Je l’ouvre et ___ ferme.
À la lumière de ces observations, nous devons nous poser la question suivante : le fait que
l’effacement du clitique objet ne soit pas contrôlé syntaxiquement de la même manière que
le clitique sujet remet-il en question le fait qu’il puisse avoir le statut d’argument? En
141
d’autres termes, la comparaison directe est-elle applicable? Si nous considérons les trois
asymétries sujet-objet que nous avons décrites au Chapitre 3, il semble peu probable qu’une
comparaison directe ne soit possible et que l’on puisse appliquer exactement les mêmes
critères au clitique sujet et au clitique objet pour déterminer leur statut morphosyntaxique.
Au Chapitre 3, nous avons discuté du lien qu’entretient le verbe avec ses arguments (§3.3.2)
et nous en sommes venue à la conclusion que l’argument externe et l’argument interne
avaient des relations différentes avec le verbe. Dans les faits, nous avons adopté l’hypothèse
de Kratzer (1996) qui propose que seul l’argument interne (l’objet) est argument du verbe.
Selon cette analyse, l’objet serait introduit par le verbe alors que le sujet serait introduit par
une catégorie fonctionnelle externe au verbe, Voice (5).
(5) Relation des arguments avec le verbe
VoiceP 3 Arg. externe Voice’ 3 Voice VP 3
Arg. interne V’ 3 V …
Si l’on adhère à cette proposition, il va de soi que l’on doit s’attendre à ce que les conditions
d’effacement pour le clitique sujet et le clitique objet soient différentes. D’une part, si l’on
adopte une analyse syntaxique, ces éléments n’occupent pas la même position. D’autre part,
et c’est ce qui est possiblement crucial, seul l’objet a une relation sélectionnelle avec le
verbe. Le sujet est en fait un argument de la phrase et non du verbe. En revanche, l’objet est
un argument du verbe (du VP selon l’analyse de Roberge 2002) et non de la phrase. Cette
différence fondamentale est possiblement à l’origine de toutes les asymétries sujet-objet que
nous avons décrites dans le présent travail.
En résumé, l’ensemble des résultats empiriques que nous avons analysés dans le présent
travail indiquent que les clitiques sujets et objets sont différents. De plus, notre revue des
travaux théoriques nous portent à croire qu’en français parlé, les clitiques sujets seraient des
142
accords sujet-verbe et que les clitiques objets auraient le statut d’argument. En tant
qu’accords, les clitiques sujets se veulent obligatoires, systématiques et peuvent apparaître
en présence du sujet (redoublement). En revanche, en tant qu’arguments, les clitiques objets
ne sont pas nécessairement systématiques puisqu’ils entretiennent un lien sémantique avec le
verbe et comme tout objet, ils sont sensibles aux contextes autres que syntaxiques.
Pour résumer à nouveau, de manière purement descriptive, nous proposons que les clitiques
sujets soient des accords et que les clitiques objets aient le statut d’argument. Cette
proposition est compatible avec la proposition purement morphologique d’Auger (1994)
parce qu’elle qualifie les clitiques sujets de marqueurs d’accords et les clitiques objets, de
marqueurs d’arguments. Néanmoins, nous estimons qu’une approche purement
morphologique n’est pas souhaitable dans la mesure où elle ne peut pas rendre compte des
autres asymétries sujet-objet que nous avons observées au Chapitre 3. Ceci dit, si l’on adopte
un traitement syntaxique des éléments clitiques, il est possible de proposer à la suite de
Roberge (1990) que le clitique sujet est introduit sous I, et à l’instar de la proposition initiale
de Kayne (1975), que le clitique objet soit introduit en complément du verbe puis se déplace
par la suite (voir le Chapitre 2 pour une description détaillée de ces deux propositions).
Cette proposition est en soi similaire à celle de Jakubowicz et al. (1998), décrite au Chapitre
2 parce qu’elle est asymétrique et propose que les éléments clitiques ont des fonctions
différentes dans la phrase. De manière globale, nous estimons qu’une analyse de ce type est
nécessaire si l’on veut décrire adéquatement toutes les asymétries que nous avons observées.
Pour revenir à l’optionalité spontanée chez l’enfant, contrairement à l’optionalité induite et
aux productions adultes, elle semble relativement symétrique parce que le clitique sujet et le
clitique objet passe par une période d’optionalité qui a une durée similaire. En un sens, il
semble y avoir une différence entre la grammaire adulte et la grammaire enfantine à ce point
donné du développement pour ce phénomène en particulier.
Ceci dit, au-delà de cette similarité qui rappelons-le ne touche que la réalisation des éléments
clitiques, il demeure que les enfants âgés entre 2 et 3 ans présentent clairement les
asymétries de pronominalisation et de réalisation (voir le Chapitre 4). Ce sont d’ailleurs ces
asymétries qui engendrent une différence quantitative (en nombre absolu) importante entre la
143
production du clitique sujet et du clitique objet. En considérant ce fait, nous sommes donc
forcée de postuler que si ces asymétries sont attribuables à la nature de la structure qui fait en
sorte qu’il y a une asymétrie entre l’argument externe et l’argument interne, les enfants
doivent posséder cette structure. De plus, et c’est possiblement ce qui est crucial, ceci
indique que l’asymétrie de réalisation clitique que nous observons chez l’adulte ne peut pas
découler de la structure mais plutôt du statut des éléments clitiques comme nous le
proposons. Si tel est le cas, nous devons proposer la même chose pour l’absence d’asymétrie
en ce qui a trait à l’optionalité spontanée chez l’enfant, à savoir que le statut des éléments
clitiques doit jouer un rôle.
Les conclusions que nous avons tirées du présent travail suggèrent que l’optionalité
spontanée des clitiques sujets et objets n’est pas d’origine paramétrique et que le statut
différent des éléments clitiques joue un rôle dans ce phénomène. Puisque le présent travail
porte sur le phénomène de l’asymétrie, la présente discussion a comme objectif de fournir
des indices aux chercheurs qui se penchent spécifiquement sur l’optionalité et non d’élaborer
une hypothèse sur le sujet.
Notre analyse de l’optionalité des clitiques sujets et objets chez les enfants francophones
suggère fortement que l’optionalité spontanée est un phénomène indépendant de l’optionalité
induite. Ceci implique que ces phénomènes auraient des sources complètement
indépendantes. Puisque la présence des asymétries de pronominalisation et de réalisation
chez les jeunes enfants nous a amenée à conclure que les enfants francophones devaient
posséder une structure syntaxique similaire à l’adulte, nous estimons que l’optionalité
spontanée doit découler d’un facteur périphérique à la syntaxe proprement dite. Parmi les
facteurs possibles, nous pourrions notamment penser à une hypothèse dans l’esprit de Grüter
(2006) qui attribue l’optionalité à une limite mémorielle chez le jeune enfant ou à une
hypothèse comme celle de Borer & Rohrbacher (2002) qui attribue l’omission de certains
éléments fonctionnels à une méconnaissance des formes morphophonologiques.
De plus, il serait également possible de considérer qu’une contrainte d’ordre morphologique
joue un rôle dans ce phénomène étant donné le statut affixal des éléments clitiques.
L’analyse que nous avons faite de la production des clitiques sujets et objets chez les deux
144
enfants du corpus Belzil nous indique qu’il s’agit là d’une piste intéressante. Afin de
déterminer si le contexte morphosyntaxique pouvait jouer un rôle dans l’optionalité des
éléments clitiques, nous avons examiné leur production dans deux contextes : co-occurrent et
indépendant. Le contexte cooccurrent est lorsque le clitique sujet et le clitique objet
apparaissent sur le même verbe (ex. je le mange.) et le contexte indépendant est lorsque les
éléments clitiques apparaissent sur différents verbes (ex. je veux le manger.). Étant donné le
faible nombre de clitiques objets par enregistrement, nous avons regroupé les
enregistrements en deux périodes pour chacun des enfants. L’âge (et le MLU) auquel
correspond chacune des périodes est indiqué dans le Tableau en 6-1. Les résultats présentés
dans ce tableau illustrent que le contexte de cooccurrence défavorise grandement la
production du clitique objet (les taux d’omission étant de 2 à 4 fois plus élevés).
Tableau 6-1
Taux d’omission du clitique objet dans différents contextes morphosyntaxiques
Cooccurrent Indépendant Période
Omissions Contextes Omissions Contextes
Ana
2;2.26 – 2;6.10 ans
(MLU = 2.3-2.6)
70.6% 17 36.8% 21
2;7.12 – 2;8.29 ans
(MLU= 3.3-3.7) 31.6% 20 8.6% 34
Élie
2;3.29 – 2;6.12 ans
(MLU = 2.3-2.6)
64.5% 17 33% 21
2;7.12 – 2;10.0 ans
(MLU= 2.4-2.8) 55% 19 14.3% 14
Ces résultats illustrent que le contexte morphosyntaxique affecte la production du clitique
objet avant l’âge de 3 ans en production spontanée. En revanche, notre analyse de la
production des clitiques sujets démontre qu’il n’y a pas d’effet similaire pour le clitique sujet
au cours de la même période.
145
Tableau 6-2
Taux d’omission du clitique sujet dans différents contextes morphosyntaxiques
Co-occurrent Indépendant Période
Omissions Contextes Omissions Contextes
Ana
2;2.26 – 2;6.10 ans
(MLU = 2.3-2.6)
41.2% 17 41.4% 167
2;7.12 – 2;8.29 ans
(MLU= 3.3-3.7) 19.2% 20 23.4% 222
Élie
2;3.29 – 2;6.12 ans
(MLU = 2.3-2.6)
17.7% 17 20% 65
2;7.12 – 2;10.0 ans
(MLU= 2.4-2.8) 5.3% 19 14.1% 177
Les clitiques sujets sont optionnels mais nous n’observons pas de patron d’omission
similaire à ce que nous voyons pour le clitique objet. Ces observations nous amènent à
conclure que le statut affixal des clitiques objets n’est pas en soi la cause de son optionalité
mais il y joue certainement un rôle.
6.2 L’optionalité induite : vers la source
L’optionalité induite est l’optionalité du clitique objet que nous observons uniquement dans
certains contextes de production, c’est-à-dire dans certaines études en production induite au-
delà de l’âge de 3 ans. Les hypothèses dont nous avons discuté dans la section précédente ne
peuvent rendre compte de ce phénomène. Ce constat nous pousse à explorer la possibilité
que l’input puisse jouer un rôle dans ce phénomène. Une des contributions empiriques
importantes de notre travail est la démonstration que les productions de l’adulte présentent
une asymétrie : le clitique sujet est systématique alors que le clitique objet est variable. Cette
asymétrie, qui elle est causée par la présence d’une variation dans la réalisation du clitique
objet, fait en sorte que si l’on observe un phénomène chez l’enfant, l’input doit être
considéré comme une source potentielle.
146
La présente section se veut donc essentiellement une exploration de cette possibilité. En
premier lieu (§6.2.1), nous présentons deux études qui portent sur le rôle que joue l’input
dans le processus acquisitionnel (Hudson & Newport, 2005; Miller, 2006). L’analyse que
nous faisons de ces études nous amène à adopter l’hypothèse que la variation dans l’input
engendre une régularisation et donc pourrait avoir une incidence sur le moment où survient
la période d’optionalité pour un élément donné. Cette période serait en quelque sorte
retardée (dans un contexte donné). La régularisation ne serait donc qu’une étape dans le
processus d’acquisition. Notre analyse de ces études nous amène à proposer qu’il existe en
fait trois étapes dans le processus lorsque l’enfant est exposé à un input variable :
régularisation, transition, convergence. Par la suite (§6.2.2) nous appliquons cette analyse à
l’optionalité induite du clitique objet. Nous proposons que ce phénomène soit engendré par
la présence d’une variation dans l’input et par la tendance qu’a l’enfant à la régulariser. Dans
ce cadre, l’optionalité doit être interprétée comme l’étape de transition.
6.2.1 La variation de l’input et son rôle dans le processus acquisitionnel
L’input est généralement défini comme l’expérience linguistique à laquelle un enfant est
exposé. Cette expérience diverge d’un enfant à l’autre puisque l’input de l’enfant est
composé des productions des locuteurs présents dans son environnement. De plus, l’input
varie considérablement selon les éléments à acquérir. En ce qui a trait aux clitiques sujets et
objets, nous avons démontré dans le présent travail qu’il se distingue au niveau de la
variabilité. Nous avons établi que le clitique sujet est systématique alors que le clitique objet
est variable (voir le Chapitre 3). Nous définissons la variation comme l'existence minimale
de deux réalisations phonologiques dans un environnement morphologique, syntaxique et
sémantique identique.
Récemment, plusieurs chercheurs (Hudson & Newport, 2005; Miller, 2007) ont abordé la
question du rôle que joue la variation de l’input dans le processus acquisitionnel. Ces études
se penchent sur la réaction de l’enfant face à un input variable. Telles que présentées, les
conclusions de ces études sont opposées. Hudson & Newport concluent que l’enfant a
147
tendance à régulariser un input variable alors que Miller suggère que l’enfant reproduit assez
fidèlement la variation à laquelle il est exposé.
Hudson & Newport abordent la variation en posant la question suivante : «…[do] learners
acquire variability veridically or [do] they change it, making the language more regular as
they learn it.» (p.151) Afin de répondre à cette question, les auteurs ont créé une langue
artificielle très restreinte (1 déterminant, 4 verbes et 12 noms) qu’ils ont enseignée à un
groupe d’adultes et à un groupe d’enfants (âge moyen : 6;4 ans). Chacun de ces groupes était
divisé en deux : l’un était exposé à un input variable et l’autre à un input systématique. La
variation comme telle se situait au niveau de la production du déterminant : l’input variable
comprenait un déterminant dans 60% des cas et l’input systématique comprenait cet élément
dans 100% des cas. Dans l’input à réalisation variable, cette réalisation était aléatoire (ex.
non-contrainte en fonction du verbe utilisé) : il n’y avait donc pas de paradigme (angl.
pattern) à acquérir.
Dans l’étude de Hudson & Newport, les participants étaient appelés à participer à une tâche
de production induite qui consistait à traduire une phrase de l’anglais vers la langue
artificielle, et ce, à la suite de 7 séances d’exposition (sur une période de 9 jours). Les
auteurs ont analysé les résultats de chaque participant de manière à déterminer s’ils avaient
une tendance à régulariser la variation présente dans l’input. Cette analyse a amené les
chercheurs à diviser les participants en quatre catégories : les utilisateurs systématiques, les
non-utilisateurs systématiques, les utilisateurs systématiques autres (dont la régularité ne
semble pas provenir de l’input) et les utilisateurs variables (non-systématiques). Les résultats
de cette classification illustrent que les enfants et les adultes réagissent de manière différente
face à un input variable : les enfants sont plus systématiques (71%) que les adultes (50%).
Ayant analysé les résultats sous cet angle, les auteurs tirent la conclusion suivante :
«…children do not learn such variability veridically; they impose systematicity on the
language as they learn it.» (p.188) Si leurs résultats illustrent que les enfants régularisent
l’input à court terme, il n’y a cependant aucune évidence (du moins dans cette étude) qui
démontre que cette régularisation perdure à long terme parce que la période d’exposition à la
langue en question n’était que de 9 jours. Il est possible que la régularisation ne soit en fait
148
qu’une étape dans le processus d’acquisition sinon cette tendance engendrerait
éventuellement des changements importants au niveau de la grammaire cible. Néanmoins
dans l’étude de Hudson & Newport, la régularisation adoptée par les enfants n’est pas
homogène : 14% produisent toujours le déterminant et 57% l’omettent toujours. L’absence
d’homogénéité nous porte à croire qu’il serait donc préférable d’interpréter la régularisation
observée dans cette étude uniquement comme une étape dans le processus d’acquisition si
l’on considère l’acquisition d’une langue en contexte naturel. De plus, étant donné que
l’étude de Hudson & Newport utilise une langue fictive et qu’il y a quand même 29% des
enfants qui ne régularisent pas leur productions, il faut être très prudents dans l’interprétation
des résultats de cette étude et dans les parallèles que nous pouvons établir avec l’acquisition
d’une langue naturelle.
Il est néanmoins possible d’établir un parallèle entre la variation présente dans l’input de
cette étude et celle que nous avons observée dans la production des clitiques objets chez les
adultes francophones. Au Chapitre 3, nous avons démontré que bien que plusieurs facteurs
semblaient jouer un rôle dans le fait que les clitiques objets soient réalisés ou non (verbe,
contexte linguistique, contexte extralinguistique), il demeure qu’aucun des ces facteurs n’est
catégorique. À la suite de l’analyse de l’étude de Rasetti (2003) et de nouvelles données en
interaction spontanée, nous avons conclu qu’il est extrêmement difficile, voire impossible,
de définir les contextes dans lesquels la production de l’objet (et du clitique) est obligatoire
en français parlé. En ce sens, cet input peut être considéré d’une certaine manière comme
aléatoire et les résultats de l’étude de Hudson & Newport peuvent nous donner des indices
sur la source de l’optionalité induite.
Contraire à l’étude de Hudson & Newport, l’étude de Miller (2007) examine l’acquisition
d’une langue naturelle et elle se penche sur le rôle que joue de l’input dans le
développement, et ce, en comparant l’acquisition d’un même morphème (le « s » du pluriel)
dans deux variétés de l’espagnol (chilienne et mexicaine). Ce morphème est réalisé
systématiquement par les adultes mexicains alors qu’il est occasionnellement nul (en
moyenne de 32 à 50% des occurrences selon les classes sociales) chez les locuteurs chiliens.
L’étude de Miller vise en premier lieu à déterminer si l’enfant régularise ou reproduit la
variation présente dans l’input. Les sujets de cette étude sont âgés de 4;5 à 5;11 ans et
149
proviennent de milieux sociaux-économiques différents. À partir d’une revue des études sur
le sujet, Miller formule l’hypothèse que les enfants reflèteront en production le modèle (angl.
pattern) de production auquel ils sont exposés.
Miller présente les résultats de 3 tâches de production (de conversation, de répétition et
d’identification (angl. naming task)). Les résultats globaux de ces tâches l’amènent à
conclure que les enfants exposés à un input variable (les Chiliens dans le cas présent)
reproduisent cette variation dans leur production et ne la régularisent pas.
Chilean adult and child subjects omitted the plural morpheme on 17% to 58%
of all plural lexical items. […] Chilean children, like Chilean adults, appear
to show variability in their production of plural morphology […] Mexican
children, like Mexican adults, appear to consistently mark plural lexical items
with a plural morpheme. This suggests that children exposed to variable input
will be variable in their own production. (p. 129-129)
Miller présente ces résultats comme étant diamétralement différents de ceux de l’étude de
Hudson & Newport, et ce, parce que la nature de l’input est différente. Miller explique que
les enfants de l’étude de Hudson & Newport étaient exposés à un input non constant (angl.
inconsistant) plutôt que variable. Cette différence amène l’auteur à suggérer que les résultats
de cette étude sont en quelque sorte incomparables à ceux de son étude. Nous proposons
plutôt que la différence entre les conclusions tirées par ces auteurs réside dans la nature
même des études et n’est pas attribuable au fait que l’input soit différent comme l’explique
Miller.
Bien que ces chercheurs se penchent sur le comportement langagier d’enfants relativement
du même âge (Hudson & Newport, âge moyen 6;4 ans; Miller : 4;5 à 5;11 ans), les résultats
rapportés peuvent être interprétés comme reflétant deux stades distincts du processus
d’acquisition à cause de la différence au niveau de la durée d’exposition à l’input et de la
durée d’utilisation de la langue. Les enfants de l’étude de Hudson & Newport n’ont été en
contact avec la langue que durant 7 séances d’exposition sur une période de 9 jours. Ainsi, il
est possible que l’étude de Hudson & Newport représente une étape relativement peu
avancée du processus alors que celle de Miller représente une étape beaucoup plus avancée.
150
Certes, il est difficile d’accepter sans objection cette analyse. Notamment, il faudrait
considérer que la langue de Hudson & Newport était en réalité une langue seconde acquise
dans un contexte très formel et très limité et non une langue première. Tenir compte de cette
distinction dans notre analyse va au-delà du but poursuivi par le présent travail et il est
possible qu’on ne puisse mesurer précisément l’importance de ce fait. Néanmoins, en toute
connaissance de cause, nous proposons qu’il soit possible que la régularisation présente dans
l’étude de Hudson & Newport constitue une phase relativement précoce du processus
d’acquisition. De plus, l’étude de Miller suggère fortement que la variation peut être acquise.
Ensemble, ces deux études tendent à indiquer qu’il y a plusieurs étapes dans le processus
acquisitionnel lorsque l’enfant est exposé à un input variable et que la régularisation et la
convergence en font partie.
Dans ce cadre, nous devons aborder deux questions : 1) si la régularisation est une étape
précoce du processus d’acquisition, quelle étape l’optionalité constitue-t-elle?; et 2) si
l’enfant fini éventuellement par converger à la grammaire cible comme le démontre l’étude
de Miller, qu’est-ce qui amène l’enfant à quitter la régularisation? Si l’on applique la
première question à l’acquisition des clitiques objets chez les enfants francophones, nous
pourrions postuler que l’optionalité représente l’étape de transition entre la régularisation et
la convergence. Quant à la seconde question, il serait possible que l’abandon de la
régularisation soit attribuable au fait que plus l’enfant vieillit, plus il est exposé à un input
strictement linguistique, c’est-à-dire sans support extralinguistique direct. Nous élaborons
davantage cette proposition dans la section suivante.
6.2.2 Discussion
À la lumière de l’analyse que nous avons faite des travaux de Hudson & Newport (2005) et
de ceux de Miller (2007), nous formulons l’hypothèse que l’optionalité induite découle de la
présence d’une variation dans l’input et de la tendance qu’a l’enfant à la régulariser. Nous
proposons que le type de régularisation observé soit imputable au fait que le clitique objet
peut jouer deux rôles dans la grammaire cible, à savoir anaphorique (lié à un antécédent
151
intralinguistique) et exophorique45 (lié à un référent extralinguistique sans antécédent
intralinguistique). Ce qui distingue l’interaction spontanée de la production induite
traditionnelle est qu’en interaction spontanée, le référent de l’objet est presque toujours
saillant dans le contexte extralinguistique (chez l’enfant). La discontinuité que nous
observons entre les contextes de production indique donc possiblement que le clitique objet
chez l’enfant est d’abord lié à la présence de cet élément. En d’autres termes, les clitiques
que l’enfant produit seraient au départ essentiellement exophoriques. Dans ce cadre,
l’optionalité induite serait engendrée indirectement par la présence d’une variation dans
l’input. Elle serait le signe qu’une régularisation a eu lieu et que l’enfant est en voie de
l’abandonner pour converger avec la grammaire cible.
Une étude récente (Belzil, Pirvulescu & Roberge, 2008) a mis en lumière que le clitique
objet exophorique était d’ailleurs particulièrement présent chez les tout-petits (2 à 3 ans).
Cette étude a également démontré que ce type de clitique était présent chez l’adulte mais
dans une moindre mesure. À partir de données en interaction spontanée, Belzil, Pirvulescu &
Roberge (2008) ont démontré que le clitique exophorique représente de 6 à 8% de
l’ensemble des clitiques produits par les adultes alors qu’il représente de 0 à 75%46 des
clitiques produits (selon les enregistrements) par les enfants âgés de 2 à 3;1 ans.
Ces pourcentages, chez l’enfant comme chez l’adulte, s’avèrent l’estimation la plus
conservatrice du phénomène puisqu’en interaction spontanée le contexte extralinguistique et
le contexte linguistique sont presque toujours correspondants. Cette correspondance fait en
sorte qu’il est impossible de déterminer la nature du clitique produit (exophorique ou
anaphorique) et donc, qu’on ne peut déterminer avec certitude le taux de clitiques
exophoriques. Les taux rapportés dans l’étude de Belzil, Pirvulescu & Roberge représentent
le pourcentage de clitiques objets qui avaient uniquement un référent dans le contexte
extralinguistique. Cette recherche a permis de démontrer que les clitiques objets, comme les
pronoms forts d’ailleurs (voir Rozendall, 2006), peuvent être exophoriques et anaphoriques.
En d’autres termes, elle a démontré hors de tout doute, que les clitiques peuvent jouer ces
45 Le terme exophorique est tiré des travaux de Cornish (1999). 46 Il existe de grandes variations entre les divers enregistrements chez un même enfant.
152
deux «rôles». Il s’agit là d’une propriété commune aux pronoms en général. De plus, et c’est
ce qui s’avère important, elle a mis en lumière la présence d’une différence quantitative entre
l’enfant et l’adulte en ce qui a trait à la production des clitiques exophoriques. Cependant,
contrairement à ce que nous proposons, cette différence n’a pas été interprétée comme la
présence d’une régularisation chez l’enfant mais plutôt comme l’indication que l’enfant a
une grammaire différente de celle de l’adulte.
Belzil, Pirvulescu et Roberge ont situé cette différence au niveau de la représentation de
l’objet nul. Cette proposition est basée sur les travaux de Pérez-Leroux, Pirvulescu et
Roberge (2006; 2008) qui mettent de l’avant l’hypothèse que l’enfant diffère de l’adulte en
ce qui a trait au nombre d’objets nuls présents dans sa grammaire.
L’enfant possède un objet nul N qui peut avoir un indice référentiel, c’est-à-dire qu’il a la
propriété de pouvoir référer directement à un antécédent linguistique. En ce sens, il joue au
départ le rôle de N et de pro. Cette propriété est considérée comme engendrant l’omission du
clitique chez l’enfant puisqu’en principe le clitique dépend de la présence de pro. Dans ce
cadre, l’optionalité que l’on observe dans certaines études en production induite (passé l’âge
de 3 ans) est engendrée par la transition entre l’abandon de N référentiel et l’usage généralisé
de pro en contexte spécifique. Or le fait que le clitique objet soit produit de manière
exophorique par l’enfant semble à prime abord contredire cette hypothèse. De manière plus
précise, si l’omission du clitique objet était attribuable au fait que N a des propriétés
référentielles étendues, on devrait s’attendre à observer l’omission du clitique (et donc une
optionalité similaire) dans tous les contextes, indépendamment du type de référent.
Or, Belzil, Pirvulescu & Roberge expliquent que la présence de clitiques exophoriques ne
contredit pourtant pas cette hypothèse. Selon cette analyse, comme N a la propriété de
pouvoir référer directement à un antécédent chez l’enfant, ceci a pour effet d’engendrer
l’omission du clitique objet dans un contexte anaphorique. En quelque sorte, ceci a comme
impact que le clitique objet n’a pas de ‘fonction’ comme telle, à savoir de récupérer les traits
de la catégorie vide en position d’objet (pro). Puisque le clitique objet n’a pas cette fonction,
il peut en occuper une autre. Les auteurs résument cette proposition en ces mots : « The role
of the clitic in early grammar is not to recover the features of the null category; it seems to
153
function as an optional argument marker of a null category which is contextually linked. »
(p.9). Ainsi, la présence importante de clitiques exophoriques chez l’enfant ne contredit pas
directement cette proposition.
Si cette proposition est juste, la baisse de l’usage du clitique exophorique devrait coïncider
avec l’apparition de pro dans la grammaire. L’étude de Belzil, Pirvulescu et Roberge
illustrent qu’à l’âge de 3 ans, le clitique exophorique chez l’enfant a atteint des proportions
similaires à l’adulte. Or si tel est le cas, il faut donc conclure, comme nous le faisons pour
l’adulte, que l’ensemble des clitiques produits à ce stade (passé l’âge de 3 ans) sont
maintenant liés à un pro.
Si tel est le cas, l’optionalité que l’on observe dans certaines études en production induite à
cet âge ne peut pas être attribuée à la transition entre l’abandon de N référentiel et l’usage
généralisé de pro. En résumé, l’absence de continuité entre l’interaction spontanée et
certaines études en production induite au niveau de la production du clitique objet nous
amène à rejeter cette interprétation des clitiques exophoriques (lié à un N référentiel).
Notre proposition, qui interprète la discontinuité entre les contextes de production comme le
signe d’une régularisation, n’implique pas que l’enfant ait une grammaire différente de celle
de l’adulte en ce qui a trait à ses éléments. Nous proposons que l’enfant possède les mêmes
éléments que l’adulte, la seule différence est qu’il régularise ses productions. L’hypothèse
que nous formulons est fort simple : nous proposons que l’enfant associe une forme du
clitique (nulle ou réalisée) à une fonction donnée (anaphorique ou exophorique).
Dans ce cadre, nous considérons que l’enfant a tout comme l’adulte N et le clitique (et non
pro) (6) (voir la §6.1.7). Le clitique objet n’est pas lié à un pro mais plutôt introduit en
position d’objet. Il s’affixe par la suite au verbe.
(6) V-N (non-référentiel) Cl-V (référentiel)
Ce que nous observons dans certaines tâches en production induite passé l’âge de 3 ans est
une optionalité et non une omission systématique et c’est de cette optionalité dont nous
tentons de rendre compte. En ce sens, notre proposition basée sur l’idée d’une régularisation
n’est pas pleinement appuyée par les résultats dont nous avons discuté jusqu’à maintenant.
154
Une façon de montrer que l’optionalité que nous observons pourrait être l’étape de transition
entre la régularisation et la convergence, serait la présence d’une régularisation (telle que
nous la décrivons) antérieure à l’optionalité.
Il s’avère qu’une étude antérieure en production induite (Jakubowicz & Rigaut, 2000)
démontre qu’une régularisation de la sorte a eu lieu au début du processus d’acquisition.
Cette étude, dont nous discutons d’ailleurs au Chapitre 4, a été effectuée auprès de 12
enfants âgés entre 2;0.13 et 2;7.3 ans. Ces 12 enfants ont été séparés en 2 groupes sur la base
de leur capacité de production linguistique. Les 5 enfants du groupe 1 ont en moyenne un
MLU de 3 et les 7 enfants du groupe 2 un MLU de 4. Les résultats présentés illustrent que
les clitiques objets sont complètement absents chez les enfants du groupe 1 bien qu’ils soient
pourtant présents en parole spontanée chez ces mêmes enfants. Ainsi, les résultats de cette
étude appuient notre proposition. Dans ce cadre, l’optionalité que nous observons en
production induite chez les enfants plus âgés peut réellement être considérée comme le signe
que l’enfant est en voie d’abandonner sa régularisation et qu’il s’approche de la
convergence. Nous proposons les étapes suivantes (7) en ce qui a trait à la production du
clitique objet en contexte anaphorique.
(7) Étape 1 : Omission généralisée Ø-V (anaphorique) Étape 2 : Optionalité (quantitativement différente de l’adulte) Ø-V (anaphorique) Cl-V (anaphorique) Étape 3 : Atteinte (quantitative) de la grammaire cible (voir le Tableau 3-2) Ø-V (anaphorique) Cl-V (anaphorique)
Notre proposition est certes préliminaire mais il se peut qu’elle soit néanmoins dans la bonne
direction. Dans ce cadre, l’optionalité induite est engendrée par la variation et sa
régularisation. Pour démontrer que notre hypothèse est adéquate, il faudrait notamment
expliquer pourquoi la forme réalisée du clitique objet est d’abord exophorique plutôt
qu’anaphorique. En d’autres termes, il faudrait expliquer pourquoi la régularisation va dans
le sens que nous l’observons et non dans l’autre.
155
Une façon de trouver une réponse à cette question serait d’observer l’utilisation des pronoms
objets (spécifiques et définis) dans d’autres langues où il n’y a pas de variation dans l’input.
Si l’on observait un usage exophorique suivi d’un usage anaphorique, il faudrait conclure
que le sens et même la présence d’une régularisation découle possiblement de l’interaction
entre les productions et les types de contextes. Si tel était le cas, cela n’impliquerait pas pour
autant que la variation ne joue pas de rôle. Il est possible que la variation présente dans
l’input allonge la période de transition, donc la période d’optionalité, et qu’elle n’en soit pas
la source.
6.3 Conclusion
Le présent chapitre avait pour but d’accomplir la seconde tâche nécessaire à la
reconsidération de l’asymétrie, à savoir discuter des implications théoriques de nos résultats.
Les conclusions que nous avons tirées de notre analyse des fondements de l’asymétrie nous
ont amenée à aborder la question de l’optionalité dans la grammaire enfantine et du rôle
possible de l’input dans ce phénomène. Nous avons proposé que dans le cas des éléments
clitiques, nous faisons face à deux types d’optionalité : spontanée et induite. Nous avons
évalué au total 6 hypothèses qui ont été proposées pour rendre compte de ce phénomène
(§6.1) et nous avons conclu qu’aucune n’était adéquate dans sa forme actuelle pour
expliquer les résultats de la présente thèse. Devant ce constat, nous avons formulé des
propositions qui visent à expliquer les optionalités. Nous avons proposé que le statut des
éléments clitiques jouait un rôle dans l’optionalité spontanée et nous avons expliqué que
l’optionalité induite (ou possiblement la durée de cette optionalité) pouvait être attribuée à la
variation présente dans l’input et à la tendance qu’à l’enfant à la régulariser.
Dans le prochain chapitre, nous faisons le bilan de la présente thèse en résumant l’essentiel
de nos conclusions en ce qui a trait au traitement syntaxique des clitiques et en ce qui
concerne l’interprétation de l’asymétrie et de l’optionalité dans le domaine de l’acquisition.
Ce chapitre final fait état des contributions de notre travail et identifie le travail empirique
qui devra être mené pour développer davantage nos propositions et pour mieux comprendre
le lien entre le développement et la nature de l’input.
156
Chapitre 7 Conclusion
La présente thèse avait pour but initial de reconsidérer l’asymétrie entre l’acquisition des
clitiques sujets et objets à la lumière d’avancées théoriques et méthodologiques récentes.
Dans le but d’atteindre cet objectif, notre travail a été centré sur deux tâches : 1) vérifier les
fondements de l’asymétrie pour la définir avec plus de précisions; et 2) discuter des
implications théoriques des nos résultats.
Le Chapitre 2 a été voué à la présentation des concepts théoriques essentiels à notre travail.
En première section, nous avons présenté les éléments clitiques et analysé les traitements qui
ont été proposés pour rendre compte de leur distribution. En deuxième section, nous avons
présenté les hypothèses qui ont été élaborées pour expliquer l’asymétrie telle qu’elle a été
rapportée dans les études antérieures. Notre analyse des traitements des éléments clitiques
nous a amené à conclure que de toutes les approches, qu’elles se basent sur la bipartition de
Kayne (1975) ou sur la tripartition de Cardinaletti & Starke (1994), les propositions de
Roberge (1990), d’Auger (1994) et de Jakubowicz et al. (1998) sont celles qui s’avèrent des
outils théoriques intéressants pour l’étude de l’asymétrie parce qu’elles proposent un
traitement différentiel des clitiques sujets et objets.
Dans l’objectif de mieux définir l’asymétrie, nous avons reconsidéré ses deux fondements :
1) la prémisse que la grammaire cible ne présente pas d’asymétrie; et 2) des données
empiriques démontrant une asymétrie chez l’enfant, à savoir que les clitiques sujets
apparaissent plus tôt et sont davantage produits. Ce travail a été effectué aux Chapitres 3, 4
et 5 et visait essentiellement à répondre aux deux questions suivantes : 1) la grammaire
adulte présente-t-elle une asymétrie entre la production des clitiques sujets et objets?; et 2)
l’enfant francophone présente-t-il véritablement l’asymétrie telle que décrite dans les études
antérieures?
Le Chapitre 3 a été consacré à mieux définir la grammaire adulte. Notre revue de travaux
théoriques, d’études antérieures très récentes en interaction spontanée et l’analyse de 5
corpus nous a permis de conclure que l’asymétrie n’était pas absente dans la grammaire
157
adulte mais plutôt présente, et ce, d’une manière très complexe. Nous avons identifié qu’il
existe en fait trois types d’asymétrie sujet/objet en français (1) et que celles-ci font en sorte
que le clitique sujet sera généralement plus produit que le clitique objet en proportion (en
tenant compte des contextes où ces éléments sont attendus) et toujours davantage produit en
nombre absolu.
(1) a. L’asymétrie de pronominalisation (type 1) : le sujet est généralement
pronominalisé alors que l’objet est généralement introduit sous forme de DP; b. L’asymétrie de réalisation (type 2) : la position de sujet est beaucoup plus réalisée que la position d’objet; et c. L’asymétrie de réalisation clitique (type 3) : en contexte où un pronom clitique est attendu (élément topique dans le discours précédent), le clitique sujet est toujours réalisé contrairement au clitique objet.
La présence de ces asymétries nous a amenée à conclure que l’asymétrie quantitative telle
qu’observée chez l’enfant francophone est conforme à ce que l’on retrouve dans la
grammaire cible et ne peut aucunement être considérée comme l’évidence que son
acquisition précède celle du clitique objet. Alors que l’asymétrie de type 1 était reconnue par
l’ensemble des chercheurs s’étant penchés sur le phénomène (voir le Chapitre 4), les
asymétries de réalisation n’avaient pas été prises en considération. Notre caractérisation de
ce phénomène nous a permis notamment de montrer qu’il est extrêmement difficile
d’identifier les contextes dans lesquels la production de l’objet (et du clitique) est
obligatoire, contrairement à celle du sujet. Cela peut expliquer pourquoi ces asymétries
n’avaient peu ou pas été considérées explicitement dans les études antérieures en acquisition.
Notre analyse de la grammaire adulte a été effectuée à partir d’une nouvelle méthodologie
développée par Pirvulescu (2006) qui permet de cibler spécifiquement les contextes dans
lesquels la production des éléments clitiques est attendue en interaction spontanée. Cette
méthodologie a été développée pour le clitique objet et nous l’avons adaptée au clitique
sujet. Nous avons pu ainsi mieux caractériser la grammaire adulte et mettre en lumière que la
production du clitique sujet est systématique (liée à la présence temps) alors que la
production du clitique objet est variable. Ceci a pour effet de redéfinir la grammaire cible en
ce qui a trait au clitique objet et fait en sorte que l’input présente une asymétrie qui pourrait
158
avoir des répercussions sur le processus d’acquisition. D’un point de vue plus théorique, le
travail effectué dans ce chapitre visait également à identifier la source des asymétries que
nous avons identifiées. Nous avons conclu notre travail en proposant que l’asymétrie de
pronominalisation découle possiblement de la pragmatique et des propriétés des clitiques;
que l’asymétrie de réalisation provient de la structure argumentale; et que l’asymétrie de
réalisation clitique résulte du statut des éléments clitiques (le clitique sujet étant un accord et
le clitique objet, un argument).
Les Chapitres 4 et 5 ont été consacrés à établir s’il y avait véritablement une asymétrie
d’acquisition (ordre) chez l’enfant telle qu’identifiée. Pour ce faire, nous avons d’abord fait
une revue critique et exhaustive des études antérieures en interaction spontanée et en
production induite sur le sujet (Chapitre 4). En ce qui a trait aux études en interaction
spontanée, nous avons constaté que la méthode de calcul utilisée pour caractériser
l’asymétrie était inadéquate puisqu’elle ne tenait pas en considération les contextes
favorables à la production des éléments clitiques, et ce, particulièrement pour l’objet. Cette
méthode de calcul permet de vérifier s’il existe une asymétrie de production en nombre
absolu mais ne permet pas de déterminer si les clitiques sujets apparaissent réellement avant
les clitiques objets. De plus, cette méthode ne permet pas non plus de vérifier si de manière
proportionnelle (c’est-à-dire en tenant compte du nombre de contextes) il existe réellement
une asymétrie. Ainsi, les résultats de ces études ne nous permettaient pas de répondre à notre
deuxième question.
Pour ce qui est des études en production induite, elles ont l’avantage de pourvoir le même
nombre de contextes favorables à la production des deux éléments. De manière concrète, ces
études permettent de vérifier s’il existe une asymétrie proportionnelle entre la production des
clitiques sujets et des clitiques objets mais ne permettent pas de déterminer si les clitiques
sujets apparaissent réellement avant les clitiques objets en production. Or, comme nous
l’avons expliqué précédemment, l’asymétrie de réalisation clitique n’apparaît que dans
certaines études. Ceci fait donc en sorte que l’optionalité qui se retrouve dans ces études doit
être causée, du moins en partie, par quelque chose d’externe au clitique lui-même.
159
Dans les études en production induite qui illustrent une asymétrie, on observe un
développement : l’ampleur de l’asymétrie s’estompe au fil du temps. Les enfants plus âgés
produisent davantage de clitiques objets et convergent avec le comportement des adultes
vers l’âge de 6 ans. Il doit donc y avoir quelque chose qui se développe pour expliquer cette
progression.
Au Chapitre 5, nous avons vérifié l’ampleur et la nature réelle de l’asymétrie chez trois
enfants de moins de 3 ans. Cette analyse, effectuée à l’aide d’une nouvelle méthodologie
(définition des contextes clitiques sujets et exclusion des éléments lexicaux), a notamment
révélé que les clitiques sujets n’apparaissent pas de manière unilatérale avant les clitiques
objets en parole spontanée et qu’il n’y a pas d’asymétrie proportionnelle généralisée en
faveur des clitiques sujets telle qu’on la retrouve en production induite. En moyenne, nous
observons une asymétrie proportionnelle neutre ou inversée (c’est-à-dire soit que les
clitiques objets sont autant ou davantage produits) dans 45% des enregistrements.
Les clitiques sujets, comme les clitiques objets, sont optionnels en contexte où ils sont
attendus, et ce, jusqu’aux environ de la troisième année de vie. Passé ce stade, la production
du clitique objet demeure légèrement optionnelle (du moins chez Ann) mais dans des
proportions et dans des contextes similaires à ce que l’on retrouve chez l’adulte en
interaction spontanée. De manière plus précise, on observe un taux d’omission moyen de
16% dans les trois enregistrements au cours desquels Ann (Corpus Para) est âgée de plus de
3 ans. Ce taux est similaire à ce que l’on retrouve chez l’adulte en interaction spontanée (de
4% à 29%, voir le Chapitre 3). En ce qui a trait au contexte, nous observons que 65% (17 sur
26) des clitiques omis dans ces 3 enregistrements le sont avec le verbe mettre (2). Ceci
indique possiblement qu’il s’agit d’une forme figée caractéristique du français européen.
(2) Ann : ça, on met où, les poires? (Para 28)
Notre analyse met donc en lumière qu’il n’y a pas d’asymétrie généralisée au niveau de
l’apparition en production et que l’asymétrie proportionnelle (quantitativement différente des
adultes) n’est présente que dans certaines études en production induite.
Les analyses présentées aux Chapitres 4 et 5 nous ont permis d’affirmer que l’asymétrie telle
que décrite dans les études antérieures peut bel et bien être présente. Cependant, nous avons
160
rejeté les conclusions qui ont été tirées de la présence de ce phénomène. Dans les études
antérieures, le phénomène de l’asymétrie était défini ainsi : 1) les clitiques sujets
apparaissent en production avant les clitiques objets; et 2) les clitiques sujets sont davantage
produits.
Cette définition de l’asymétrie n’est pas erronée en soi. Il est vrai que chez certains enfants
les clitiques sujets apparaissent avant les clitiques objets en production mais ceci est
attribuable à l’absence ou au faible nombre de contextes favorisant la production du clitique
objet. Au Chapitre 5, nous avons déterminé que le contexte favorisant la production du
clitique sujet est de 3.5 à 6.8 fois plus fréquent que le contexte favorisant la production du
clitique objet. Si l’on tient compte des contextes favorables, c’est-à-dire si l’on fait une
comparaison proportionnelle plutôt qu’en nombre absolu, les clitiques sujets n’apparaissent
pas nécessairement en production avant les clitiques objets. En ce qui a trait au fait que les
clitiques sujets soient davantage produits en nombre absolu, même si ce fait a déjà été
démontré et est à nouveau confirmé dans la présente étude, ceci découle simplement des
asymétries présentes dans la grammaire cible. La présence de ces asymétries chez le jeune
enfant indique d’ailleurs qu’il possède une structure syntaxique similaire à l’adulte.
En résumé, nous ne nions pas l’existence de l’asymétrie telle qu’elle a été décrite dans les
études antérieures mais nous en rejetons l’interprétation, à savoir qu’elle constitue l’évidence
qu’il existe une asymétrie au niveau de l’ordre d’acquisition des clitiques sujets et objets.
Les clitiques sujets et objets sont acquis de manière parallèle mais certaines études en
production induite illustrent que leur rythme d’acquisition est différent : le clitique sujet
atteint la grammaire cible plus rapidement que le clitique objet. En ce sens, notre recherche
redéfinit l’asymétrie comme se situant au niveau du rythme d’acquisition et non au niveau de
l’ordre d’acquisition.
L’étude que nous avons faite de l’acquisition des clitiques sujets et objets a notamment mis
en évidence le fait que ces éléments étaient optionnels chez les tout-petits, mais également
que cette optionalité perduraient plus longtemps pour le clitique objet. Nos résultats ont
démontré qu’à l’âge de 3 ans, le clitique objet était produit en conformité avec la langue
cible en interaction spontanée. Ces constats nous ont amenée à aborder nos résultats sous
161
l’angle de l’optionalité. Le Chapitre 6 a été entièrement consacré à ce sujet. En considérant
que les clitiques sujets et objets sont d’abord optionnels en interaction spontanée et que
l’optionalité se manifeste en production induite uniquement pour le clitique objet, nous
avons proposé que nous fassions face à deux types d’optionalité. Nous avons qualifié
d’optionalité spontanée (clitiques sujets et objets) celle que l’on observe avant l’âge de 3 ans,
et d’optionalité induite (clitiques objets), celle qui se manifeste uniquement dans certains
contextes de production (certaines études en production induite).
Notre discussion sur l’optionalité spontanée (évaluation de 6 hypothèses) s’est soldée par le
constat que le statut affixal et différentiel des éléments clitiques devait jouer un rôle dans ce
phénomène. De plus, nous avons conclu que ce phénomène était multifactoriel et qu’il était
possiblement attribuable à quelque chose de périphérique à la syntaxe. Quant à notre
discussion sur l’optionalité induite, nous avons formulé l’hypothèse qu’elle découle
(possiblement sa durée) de la variation dans l’input et de la tendance qu’a l’enfant à la
régulariser (Hudson & Newport, 2005; Miller, 2007). Nous avons proposé que face à un
input variable, l’enfant passe par trois étapes : régularisation, transition et convergence. De
plus, nous avons proposé que sans qu’elle ne soit la source de la régularisation, la variation
dans l’input pourrait jouer un rôle. De manière plus précise, nous avons émis l’hypothèse
que la variation pourrait avoir un impact sur la durée de la période de transition
(allongement), donc sur la durée de la période d’optionalité.
Le travail que nous avons accompli dans la présente thèse est certes important mais les
propositions que nous faisons en ce qui a trait à l’optionalité (spontanée et induite) et au rôle
que joue l’input dans ce phénomène doivent être mises à l’épreuve par le biais d’études
empiriques de plus grande envergure. Il serait notamment intéressant de faire une étude dans
l’esprit de celle de Miller qui comparerait la durée d’optionalité d’un même élément dans
deux variétés où l’input diffère. Bien que l’étude de Miller accomplisse exactement cette
tâche, les enfants testés étaient beaucoup plus âgées et il serait pertinent d’évaluer le même
phénomène chez des enfants âgés de 2 à 3 ans. Dans un tout autre ordre d’idée, il serait
également approprié de faire une étude empirique plus importante sur les différences entre le
français européen et le français québécois. Les résultats de notre étude, tant chez l’adulte
(voir le Chapitre 3) que chez l’enfant (voir le Chapitre 5), indiquent que la variation au
162
niveau de la réalisation du clitique objet est plus importante en français européen. Il serait
intéressant de vérifier si l’ampleur de la variation, ou en d’autres termes l’importance de
l’omission du clitique objet en contexte favorable, a une incidence sur la durée d’optionalité,
et ce, en interaction spontanée comme en production induite. Finalement, il serait également
très intéressant de développer l’étude effectuée par Pirvulescu & Belzil (2008a) dans le but
de déterminer l’importance de la présence d’un référent extralinguistique sur la production
des clitiques objets. Il serait notamment possible de créer une tâche d’élicitation strictement
verbale où l’on situerait l’enfant dans un contexte très familier (Question : Que fais-tu avec
tes bottes avant de sortir dehors? Réponse attendue : Je les mets.).
En conclusion, nous estimons que la présente thèse apporte une contribution importante sur
plusieurs plans. Sur le plan théorique, elle a évalué plusieurs hypothèses tant en syntaxe
(Chapitre 2) qu’en acquisition (Chapitres 2 et 6). Sur le plan méthodologique, notre travail a
introduit une méthodologie raffinée pour examiner le phénomène de l’asymétrie et a
démontré à quel point il est nécessaire de remettre continuellement en doute non seulement
notre conception de la grammaire cible, mais également des phénomènes solidement établis
dans le domaine. Sur le plan empirique, elle a amené de nouvelles données qui complètent
celles qui sont déjà disponibles. Nous jugeons que notre proposition sur l’optionalité est sans
doute l’apport le plus important parce qu’elle peut éventuellement amener les chercheurs à
une meilleure compréhension de ce phénomène. Il se peut fort bien que notre analyse s’avère
erronée ou trop simpliste, mais il demeure néanmoins qu’elle ouvre la porte à de nouvelles
possibilités.
163
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