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Lacan - Ecrits (Fr)

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Jacques Lacan's Ecrits, in the original French.

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    LE CHAMP FREUDIEN

    COLLECTION DIRIGE PAR JACQUES LACAN

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    JAC&UES LACAN

    ECRITS

    DITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris-VF

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    Ouverture de ce recueil

    Le style est l'homme mme , rpte-t-on sans y voir de malice, ni s'inquiter de ce que l'homme ne soit plus rfrence si certaine. Au reste l'image du linge parant Buffon en train d'crire, est l pour soutenir l'inattention.

    Une rdition du Voyage Montbar (publi an IX chez Solvet, posthume) de la plume d'Hrault de Schelles, titre qui reprend une Visite Monsieur de Buffon de 1785, serait propice plus de rflexion. Non pas seulement de ce qu'on y gote un autre style qui prfigure le meilleur de nos reportages bouffonnants, mais de rendre le propos lui-mme un contexte d'impertinence o l'hte ne le cde en rien son visiteur.

    Car l'homme agit en l'adage dj classique cette date d'tre extrait d'un discours l'Acadmie, s'avre en ce crayon tre un fantasme du grand homme, qui l'ordonne en scnario pour y prendre sa maison entire. Rien ici qui relve du naturel, Voltaire l-dessus, on s'en souvient, gnralise mchamment.

    Le style c'est l'homme, en rallierons-nous la formule, seulement la rallonger : l'homme qui l'on s'adresse ?

    Ce serait simplement satisfaire ce principe par nous promu : que dans le langage notre message nous vient de l'Autre, et pour l'noncer jusqu'au bout : sous une forme inverse. (Et rappelons que ce principe s'est appliqu sa propre nonciation, puisqu' avoir t mis par nous, c'est d'un autre, interlocuteur minent, qu'il a reu sa meilleure frappe.)

    Mais si l'homme se rduisait n'tre rien que le lieu de retour de notre discours, la question ne nous en reviendrait-elle pas d' quoi bon le lui adresser ?

    C'est bien la question que nous pose ce lecteur nouveau dont on nous fait argument pour rassembler ces crits.

    Nous lui mnageons un palier dans notre style, en donnant la Lettre vole le privilge d'ouvrir leur suite en dpit de la diachronie de celle-ci.

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    OUVERTURE DE CE RECUEIL

    A ce lecteur de rendre la lettre en question, au-del de ceux qui firent un jour son adresse, cela mme qu'il y trouvera pour mot de la fin : sa destination. A savoir le message de Poe dchiffr et revenant de lui, lecteur, ce qu' le lire, il se dise n'tre pas plus feint que la vrit quand elle habite la fiction.

    Ce vol de la lettre , on le dira la parodie de notre discours : soit qu'on s'en tienne ltymologie qui indique un accom-pagnement et implique la prsance du trajet parodi; soit qu' rendre le terme son emploi commun, on en voie conjure l'ombre du matre penser, pour obtenir l'effet que nous lui prfrons.

    The rpe of th lock, le vol de la boucle, le titre ici s'voque du pome o Pope, par la grce de la parodie, ravit, lui l'pope, le trait secret de son enjeu de drision.

    Notre tche ramne cette boucle charmante au sens topo-logique qu'aurait le mot : nud dont un trajet se ferme de son redoublement renvers, soit tel que rcemment nous l'avons promu soutenir la structure du sujet.

    C'est bien l que nos lves seraient fonds reconnatre le dj pour lequel ils se contentent parfois d'homologies moins motives.

    Car nous dchiffrons ici en la fiction de Poe, si puissante, au sens mathmatique du terme, cette division o le sujet se vrifie de ce qu'un objet le traverse sans qu'ils se pntrent en rien, laquelle est au principe de ce qui se lve la fin de ce recueil sous le nom d'objet a ( lire : petit a).

    C'est l'objet qui rpond l question sur le style, que nous posons d'entre de jeu. A cette place que marquait l'homme pour Buffon, nous appelons la chute de cet objet, rvlante de ce qu'elle l'isole, la fois comme la cause du dsir o le sujet s'clipse, et comme soutenant le sujet entre vrit et savoir. Nous voulons du parcours dont ces crits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur une consquence o il lui faille mettre du sien.

    Octobre 1966

  • Le sminaire sur La Lettre vole

    ' * Und wenn es uns glckt, Und wenn es sich schickt,, So sin des Gedanken

    Notre recherche nous a men ce point de reconnatre que l'automatisme de rptition (Wiederholungsqvang) prend son principe dans ce que nous avons appel l'insistance de la chane signifiante. Cette notion elle-mme, nous l'avons dgage comme corrlative de Mex-sistence (soit : de la place excentrique) o il nous faut situer le sujet de l'inconscient, si nous devons prendre au srieux la dcouverte de Freud. C'est, on le sait, dans l'exp-rience inaugure par la psychanalyse qu'on peut saisir par quels biais de l'imaginaire vient s'exercer, jusqu'au plus intime de l'organisme humain, cette prise du symbolique.

    L'enseignement de ce sminaire est fait pour soutenir que ces incidences imaginaires, loin de reprsenter l'essentiel de notre exprience, n'en livrent rien que d'inconsistant, sauf tre rapportes la chane symbolique qui les lie et les oriente.

    Certes savons-nous l'importance des imprgnations imaginaires (Prgung) dans ces partialisations de l'alternative symbolique qui donnent la chane signifiante son allure. Mais nous posons que c'est la loi propre cette chane qui rgit les effets psychanalytiques dterminants pour le sujet : tels que la forclusion (Veriverfung), le refoulement (Verdrngung), la dngation ( Ver-neinung) elle-mme, prcisant de l'accent qui y convient que ces effets suivent si fidlement le dplacement (Entstellung) du signifiant que les facteurs imaginaires, malgr leur inertie, n'y font figure que d'ombres et de reflets.

    Encore cet accent serait-il prodigu en vain, s'il ne servait votre regard, qu' abstraire une forme gnrale de phnomnes dont la particularit dans notre exprience resterait pour vous l'essentiel, et dont ce ne serait pas sans artifice qu'on romprait le composite original.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLEE

    C'est pourquoi nous avons pens illustrer pour vous aujour-d'hui la vrit qui se dgage du moment de la pense freudienne que nous tudions, savoir que c'est l'ordre symbolique qui est, pour le sujet, constituant, en vous dmontrant dans une histoire la dtermination majeure que le sujet reoit du parcours d'un signifiant.

    C'est cette vrit, remarquons-le, qui rend possible l'existence mme de la fiction. Ds lors une fable est aussi propre qu'une autre histoire k mettre en lumire, quitte y faire l'preuve de sa cohrence. A cette rserve prs, elle a mme l'avantage de manifester d'autant plus purement la ncessit symbolique, qu'on pourrait k croire rgie par l'arbitraire.

    C'est pourquoi sans chercher plus loin, nous avons pris notre exemple dans l'histoire mme o est insre k dialectique concer-nant le jeu de pair ou impair, dont nous avons le plus rcemment tir profit. Sans doute n'est-ce pas par hasard que cette histoire s'est avre favorable donner suite un cours de recherche qui y avait dj trouv appui.

    Il s'agit, vous le savez, du conte que Baudelaire a traduit sous le titre de : La lettre vole. Ds le premier abord, on y distinguera un drame, de la narration qui en est faite et des conditions de cette narration.

    On voit vite au reste ce qui rend ncessaires ces composants, et qu'ils n'ont pu chapper aux intentions de qui les a composs.

    La narration double en effet le drame d'un commentaire, sans lequel il n'y aurait pas de mise en scne possible. Disons que l'action en resterait, proprement parler, invisible de la salle, outre que le dialogue en serait expressment et par les besoins mmes du drame, vide de tout sens qui pt s'y rapporter pour un auditeur : autrement dit que rien du drame ne pourrait apparatre ni la prise de vues, ni la prise de sons, sans l'clairage jour frisant, si l'on peut dire, que la narration donne chaque scne du point de vue qu'avait en le jouant l'un de ses acteurs.

    Ces scnes sont deux, dont nous irons aussitt dsigner la premire sous le nom de scne primitive, et non pas par inatten-tion, puisque la seconde peut tre considre comme sa rptition, au sens qui est ici mme l'ordre du jour.

    La scne primitive donc se joue, nous dit-on, dans le boudoir

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    royal, de sorte que nous souponnons que la personne du plus haut rang, dite encore l'illustre personne, qui y est seule quand elle reoit une lettre, est la Reine. Ce sentiment se confirme de l'embarras o la plonge l'entre de l'autre illustre personnage, dont on nous a dj dit avant ce rcit que la notion qu'il pourrait avoir de ladite lettre, ne mettrait en jeu rien de moins pour k dame que son honneur et sa scurit. Nous sommes en effet promptement tirs hors du doute qu'il s'agisse bien du Roi, mesure de k scne qui s'engage avec l'entre du ministre D... A ce moment en effet, la Reine n'a pu faire mieux que de jouer sur l'inattention du Roi en laissant la lettre sur la table retourne, la suscription en dessus . Celle-ci pourtant n'chappe pas l'il de lynx du ministre, non plus qu'il ne manque de remarquer le dsarroi de k Reine, ni d'venter ainsi son secret. Ds lors tout se droule comme dans une horloge. Aprs avoir trait du train et de l'esprit dont il est coutumier les affaires courantes, le ministre tire de sa poche une lettre qui ressemble d'aspect celle qui est en sa vue, et ayant feint de la lire, il la dpose ct de celle-ci. Quelques mots encore dont il amuse le royal tapis, et il s'empare tout roidement de la lettre embarrassante, dcampant sans que k Reine, qui n'a rien perdu de son mange, ait pu intervenir dans la crainte d'veiller l'attention du royal conjoint qui ce moment la coudoie.

    Tout pourrait donc avoir pass inaperu pour un spectateur idal d'une opration o personne n'a bronch, et dont le quotient est que le ministre a drob la Reine sa lettre et que, rsultat plus important encore que le premier, k Reine sait que c'est lui qui la dtient maintenant, et non pas innocemment.

    Un reste qu'aucun analyste ne ngligera, dress qu'il est retenir tout ce qui est du signifiant sans pour autant savoir toujours qu'en faire : la lettre, laisse pour compte par le ministre, et que k main de k Reine peut maintenant rouler en boule.

    Deuxime scne : dans le bureau du ministre. C'est son htel, et nous savons, selon le rcit que le prfet de police en a fait au Dupin dont Poe introduit ici pour la seconde fois le gnie propre rsoudre les nigmes, que k police depuis dix-huit mois, y revenant aussi souvent que le lui ont permis les absences nocturnes, ordinaires au ministre, a fouill l'htel et ses abords de fond en comble.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    En vain, encore que chacun puisse dduire de la situation que le ministre garde cette lettre sa porte.

    Dupin s'est fait annoncer au ministre. Celui-ci le reoit avec une nonchalance affiche, des propos affectant un romantique ennui. Cependant Dupin, que cette feinte ne trompe pas, de ses yeux protgs de vertes lunettes, inspecte les atres. Quand son regard se porte sur un billet fort raill qui semble l'abandon dans la case d'un mchant porte-cartes en carton qui pend, retenant l'il de quelque clinquant, au beau milieu du manteau de la chemine, il sait dj qu'il a affaire ce qu'il cherche. Sa conviction se renforce des dtails mmes qui paraissent faits pour contrarier le signalement qu'il a de la lettre vole, au format prs qui est conforme.

    Ds lors il n'a plus qu' se retirer aprs avoir oubli sa taba-tire sur la table, pour revenir le lendemain la rechercher, arm d'une contre-faon qui simule le prsent aspect de la lettre. Un incident de la rue, prpar pour le bon moment, ayant attir le ministre la fentre, Dupin en profite pour s'emparer son tour de la lettre en lui substituant son semblant, et n'a plus qu' sauver auprs du ministre les apparences d'un cong normal.

    L aussi tout s'est pass, sinon sans bruit, du moins sans fracas. Le quotient de l'opration est que le ministre n'a plus la lettre, mais lui n'en sait rien, loin de souponner que c'est Dupin qui la lui ravit. En outre ce qui lui reste en main est ici bien loin d'tre insignifiant pour la suite. Nous reviendrons sur ce qui a conduit Dupin donner un libell sa lettre factice. Quoi qu'il en soit, le ministre, quand il voudra en faire usage, pourra y lire ces mots tracs pour qu'il y reconnaisse la main de Dupin :

    ... Un dessein si funeste Sil nest digne dAtre, est digne de Thyeste.

    que Dupin nous indique provenir de l'Atre de Crbillon. Est-il besoin que nous soulignions que ces deux actions sont

    semblables? Oui, car la similitude que nous visons n'est pas faite de la simple runion de traits choisis la seule fin d'appareiller leur diffrence. Et il ne suffirait pas de retenir ces traits de ressemblance aux dpens des autres pour qu'il en rsulte une vrit quelconque. C'est l'intersubjectivit o les deux actions se motivent que

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    nous voulons relever, et les trois termes dont elle les structure. Le privilge de ceux-ci se juge ce qu'ils rpondent la fois aux

    trois temps logiques par quoi la dcision se prcipite, et aux trois places qu'elle assigne aux sujets qu'elle dpartage.

    Cette dcision se conclut dans le moment d'un regard 1. Car les manuvres qui s'ensuivent, s'il s'y prolonge en tapinois, n'y ajoutent rien, pas plus que leur ajournement d'opportunit dans la seconde scne ne rompt l'unit de ce moment.

    Ce regard en suppose deux autres qu'il rassemble en une vue de l'ouverture laisse dans leur fallacieuse complmentarit, pour y anticiper sur la rapine offerte en ce dcouvert. Donc trois temps, ordonnant trois regards, supports par trois sujets, chaque fois incarns par des personnes diffrentes.

    Le premier est d'un regard qui ne voit rien : c'est le Roi, et c'est la police.

    Le second d'un regard qui voit que le premier ne voit rien et se leurre d'en voir couvert ce qu'il cache : c'est la Reine, puis c'est le ministre.

    Le troisime qui de ces deux regards voit qu'ils laissent ce qui est cacher dcouvert pour qui voudra s'en emparer : c'est le ministre, et c'est Dupin enfin.

    Pour faire saisir dans son unit le complexe intersubjectif ainsi dcrit, nous lui chercherions volontiers patronage dans la technique lgendairement attribue l'autruche pour se mettre l'abri des dangers; car celle-ci mriterait enfin d'tre qualifie de politique, se rpartir ici entre trois partenaires, dont le second se croirait revtu d'invisibilit, du fait que le premier aurait sa tte enfonce dans le sable, cependant qu'il laisserait un troisime lui plumer tranquillement le derrire; il suffirait qu'enrichissant d'une lettre sa dnomination proverbiale, nous en fassions la politique de l'autruiche, pour qu'en elle-mme enfin elle trouve un nouveau sens pour toujours.

    Le module intersubjectif tant ainsi donn de l'action qui se rpte, il reste y reconnatre un automatisme de rptition, au sens qui nous intresse dans le texte de Freud.

    1 On cherchera ici la rfrence ncessaire en notre essai sur Le temps logique et l'assertion de certitude anticipe, voir p. 197.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    La pluralit des sujets bien entendu ne peut tre une objection pour tous ceux qui sont rompus depuis longtemps aux perspec-tives que rsume notre formule : l'inconscient, c'est le discours de l'Autre. Et nous ne rappellerons pas maintenant ce qu'y ajoute la notion de l'immixtion des sujets, nagure introduite par nous en reprenant l'analyse du rve de l'injection d'Irma.

    Ce qui nous intresse aujourd'hui, c'est la faon dont les sujets se relaient dans leur dplacement au cours de la rptition inter-subjective.

    Nous verrons que leur dplacement est dtermin par la place que vient occuper le pur signifiant qu'est la lettre vole, dans leur trio. Et c'est l ce qui pour nous le confirmera comme auto matisme de rptition.

    II ne parait pas de trop cependant, avant de nous engager dans cette voie, de questionner si la vise du conte et l'intrt que nous y prenons, pour autant qu'ils concident, ne gisent pas ailleurs.

    Pouvons-nous tenir pour une simple rationalisation, selon notre rude langage, le fait que l'histoire nous soit conte comme une nigme policire?

    A la vrit nous serions en droit d'estimer ce fait pour peu assur, remarquer que tout ce dont une telle nigme se motive partir d'un crime ou d'un dlit, savoir sa nature et ses mobiles, ses instruments et son excution, le procd pour en dcouvrir l'auteur, et la voie pour l'en convaincre, est ici soigneusement limin ds le dpart de chaque priptie.

    Le dol est en effet ds l'abord aussi clairement connu que les menes du coupable et leurs effets sur sa victime. Le problme, quand on nous l'expose se limite la recherche aux fins de resti-tution, de l'objet quoi tient ce dol, et il semble bien intentionnel que sa solution soit obtenue dj, quand on nous l'explique. Est-ce par l qu'on nous tient en haleine ? Quelque crdit en effet que l'on puisse faire la convention d'un genre pour susciter un intrt spcifique chez le lecteur, n'oublions pas que le Dupin ici deuxime paratre, est un prototype, et que pour ne recevoir son genre que du premier, c'est un peu tt pour que l'auteur joue sur une convention.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    Ce serait pourtant un autre excs que de rduire le tout une fable dont la moralit serait que pour maintenir l'abri des regards une de ces correspondances dont le secret est parfois ncessaire la paix conjugale, il suffise d'en laisser traner les libells sur notre table, mme les retourner sur leur face signifiante. C'est l un leurre dont pour nous, nous ne recommanderions l'essai personne, crainte qu'il soit du s'y fier.

    N'y aurait-il donc ici d'autre nigme que, du ct du Prfet de police, une incapacit au principe d'un insuccs, si ce n'est peut-tre du ct de Dupin une certaine discordance, que nous n'avouons pas de bon gr, entre les remarques assurment fort pntrantes, quoique pas toujours absolument pertinentes en leur gnralit, dont il nous introduit sa mthode, et la faon dont en fait il intervient.

    A pousser un peu ce sentiment de poudre aux yeux, nous en serions bientt nous demander si, de la scne inaugurale que seule la qualit de ses protagonistes sauve du vaudeville, la chute dans le ridicule qui semble dans la conclusion tre promise au ministre, ce n'est pas que tout le monde soit jou qui fait ici notre plaisir.

    Et nous serions d'autant plus enclin l'admettre que nous y retrouverions avec ceux qui ici nous lisent, la dfinition que nous avons donne, quelque part en passant, du hros moderne, qu'illustrent des exploits drisoires dans une situation d'garement l .

    Mais ne sommes-nous pas pris nous-mmes la prestance du dtective amateur, prototype d'un nouveau matamore, encore prserv de l'insipidit du superman contemporain?

    Boutade, qui suffit nous faire relever bien au contraire en ce rcit une vraisemblance si parfaite, qu'on peut dire que la vrit y rvle son ordonnance de fiction.

    Car telle est bien la voie o nous mnent les raisons de cette vraisemblance. A entrer d'abord dans son procd, nous aperce-vons en effet un nouveau drame que nous dirons complmentaire du premier, pour ce que celui-ci tait ce qu'on appelle un drame

    t. Cf. Fonction et cham et la parole et du langage, p. 244.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    sans paroles, mais que c'est sur les proprits du discours que joue l'intrt du second 1.

    S'il est patent en effet que chacune des deux scnes du drame rel nous est narre au cours d'un dialogue diffrent, il n'est que d'tre muni des notions que nous faisons dans notre enseignement valoir, pour reconnatre qu'il n'en est pas ainsi pour le seul agr ment de l'exposition, mais que ces dialogues eux-mmes prennent, dans l'usage oppos qui y est fait des vertus de la parole, la tension qui en fait un autre drame, celui que notre vocabulaire distinguera du premier comme se soutenant dans l'ordre symbolique.

    Le premier dialogue entre le Prfet de police et Dupin se joue comme celui d'un sourd avec un qui entend. C'est--dire qu'il reprsente la complexit vritable de ce qu'on simplifie d'ordinaire, pour les rsultats les plus confus, dans la notion de communication.

    On saisit en effet dans cet exemple comment la communication peut donner l'impression o la thorie trop souvent s'arrte, de ne comporter dans sa transmission qu'un seul sens, comme si le com-mentaire plein de signification auquel l'accorde celui qui entend, pouvait, d'tre inaperu de celui qui n'entend pas, tre tenu pour neutralis.

    Il reste qu' ne retenir que le sens de compte rendu du dialogue, il apparat que sa vraisemblance joue sur la garantie de l'exactitude. Mais le voici alors plus fertile qu'il ne semble, ce que nous en dmontrions le procd : comme on va le voir nous limiter au rcit de notre premire scne.

    Car le double et mme le triple filtre subjectif sous lequel elle nous parvient : narration par l'ami et familier de Dupin (que nous appellerons dsormais le narrateur gnral de l'histoire) du rcit par quoi le Prfet fait connatre Dupin le rapport que lui en a fait la Reine, n'est pas l seulement la consquence d'un arrangement fortuit.

    Si en effet l'extrmit o est porte la narratrice originale exclut qu'elle ait altr les vnements, on aurait tort de croire que le

    i. La complte intelligence de ce qui suit exige bien entendu qu'on relise ce texte extrmement rpandu (en franais comme en anglais), et d'ailleurs court, qu'est la Lettre vole.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    Prfet ne soit ici habilit lui prter sa voix que pour le manque d'imagination dont il a dj, si l'on peut dire, la patente.

    Le fait que le message soit ainsi retransmis nous assure de ce qui ne va pas absolument de soi : savoir qu'il appartient bien la dimension du langage.

    Ceux qui sont ici connaissent nos remarques l-dessus, et parti culirement celles que nous avons illustres du repoussoir du prtendu langage des abeilles : o un linguiste1 ne peut voir qu'une simple signalisation de la position de l'objet, autrement dit qu'une fonction imaginaire plus diffrencie que les autres.

    Nous soulignons ici qu'une telle forme de communication n'est pas absente chez l'homme, si vanouissant que soit pour lui l'objet quant son donn naturel en raison de la dsintgration qu'il subit de par l'usage du symbole.

    On peut en effet en saisir l'quivalent dans la communion qui s'tablit entre deux personnes dans la haine envers un mme objet : ceci prs que la rencontre n'est jamais possible que sur un objet seulement, dfini par les traits de l'tre auquel l'une et l'autre se refusent.

    Mais une telle communication n'est pas transmissible sous la forme symbolique. Elle ne se soutient que dans la relation cet objet. C'est ainsi qu'elle peut runir un nombre indfini de sujets dans un mme idal : la communication d'un sujet l'autre l'intrieur de la foule ainsi constitue, n'en restera pas moins irrductiblement mdiatise par une relation ineffable.

    Cette excursion n'est pas seulement ici un rappel de principes l'adresse lointaine de ceux qui nous imputent d'ignorer la commu-nication non verbale : en dterminant la porte de ce que rpte le discours, elle prpare la question de ce que rpte le symptme.

    Ainsi la relation indirecte dcante la dimension du langage, et le narrateur gnral, la redoubler, n'y ajoute rien par hypothse . Mais il en est tout autrement de son office dans le second dialogue.

    Car celui-ci va s'opposer au premier comme les ples que nous 1. Cf. Emile Bcnveniste, < Communication animale et langage humain , Diogne, n

    1, et notre rapport de Rome, p. 297.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    avons distingus ailleurs dans le langage et qui s'opposent comme le mot la parole.

    C'est dire qu'on y passe du champ de l'exactitude au registre de la vrit. Or ce registre, nous osons penser que nous n'avons pas y revenir, se situe tout fait ailleurs, soit proprement la fondation de l'intersubjectivit. Il se situe l o le sujet ne peut rien saisir sinon la subjectivit mme qui constitue un Autre en absolu. Nous nous contenterons, pour indiquer ici sa place, d'vo-quer le dialogue qui nous parat mriter son attribution d'histoire juive du dpouillement o apparat la relation du signifiant la parole, dans l'adjuration o il vient culminer. Pourquoi me mens-tu, s'y exclame-t-on bout de souffle, oui, pourquoi me mens-tu en me disant que tu vas Cracovie pour que je croie que tu vas Lemberg, alors qu'en ralit c'est Cracovie que tu vas ?

    C'est une question semblable qu'imposerait notre esprit le dferlement d'apories, d'nigmes ristiques, de paradoxes, voire de boutades, qui nous est prsent en guise d'introduction la mthode de Dupin, si de nous tre livr comme une confidence par quelqu'un qui se pose en disciple, il ne s'y ajoutait quelque vertu de cette dlgation. Tel est le prestige immanquable du testament : la fidlit du tmoin est le capuchon dont on endort en l'aveuglant la critique du tmoignage.

    Quoi de plus convaincant d'autre part que le geste de retourner les cartes sur la table? Il l'est au point qu'il nous persuade un moment que le prestidigitateur a effectivement dmontr, comme il l'a annonc, le procd de son tour, alors qu'il l'a seulement renouvel sous une forme plus pure : et ce moment nous fait mesurer la suprmatie du signifiant dans le sujet.

    Tel opre Dupin, quand il part de l'histoire du petit prodige qui blousait tous ses camarades au jeu de pair ou impair, avec son truc de l'identification l'adversaire, dont nous avons pourtant montr qu'il ne peut atteindre le premier plan de son laboration mentale, savoir la notion de l'alternance intersubjective sans y achopper aussitt sur la bute de son retour 1.

    Ne nous en sont pas moins jets, histoire de nous en mettre plein la vue, les noms de La Rochefoucauld, de La Bruyre,

    1. Cf. notre introduction, p. 58.

    2O

  • LE SMINAIRE SUR V LA LETTRE VOLE

    de Machiavel et de Campanella, dont la renomme n'apparatrait plus que futile auprs de la prouesse enfantine.

    Et d'enchaner sur Chamfort dont la formule qu' il y a parier que toute ide publique, toute convention reue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre , contentera coup sr tous ceux qui pensent chapper sa loi, c'est--dire prcisment le plus grand nombre. Que Dupin taxe de tricherie l'application par les Franais du mot : analyse l'algbre, voil qui n'a gure de chance d'atteindre notre fiert, quand de surcrot la libration du terme d'autres fins n'a rien pour qu'un psychanalyste ne se sente en posture d'y faire valoir ses droits. Et le voici des remarques philologiques combler d'aise les amoureux du latin : qu'il leur rappelle sans daigner plus en dire qu' ambitus ne signifie pas ambition, re/igio, religion, homines honesti, les honntes gens , qui parmi vous ne se plairait se souvenir... de ce que veulent dire ces mots pour qui pratique Cicronet Lucrce. Sans doute Poe s'amuse-t-il...

    Mais un soupon nous vient : cette parade d'rudition n'est-elle pas destine nous faire entendre les matres-mots de notre drame ?i Le prestidigitateur ne rpte-t-il pas devant nous son tour, sans nous leurrer cette fois de nous en livrer le secret, mais en poussant ici sa gageure nous l'clairer rellement sans que nous y voyions goutte. Ce serait bien l le comble o pt atteindre l'illusionniste que de nous faire par un tre de sa fiction vritablement tromper.

    Et n'est-ce pas de tels effets qui nous justifient de parler, sans y chercher malice, de maints hros imaginaires comme de personnages rels ?

    Aussi bien quand nous nous ouvrons entendre la faon dont Martin Heidegger nous dcouvre dans le mot X-qOrj le jeu de la vrit, ne faisons-nous que retrouver un secret o celle-ci a toujours initi ses amants, et d'o ils tiennent que c'est ce qu'elle se cache, qu'elle s'offre eux le plus vraiment.

    Ainsi les propos de Dupin ne nous dfieraient-ils pas si mani- '

    1. J'avais d'abord mis une touche, pour ces trois mots, du sens dont chacun com-menterait cette histoire, si la structure n'y suffisait, quoi clic se voue.

    J'en supprime l'indication, trop imparfaite, pour ce qu' me relire pour cette rim-pression, une personne me confirme qu'aprs le temps de ceux qui me vendent (encore ce 9-12-68), un autre vient o l'on me lit, pour plus d'expliqu.

    Qui aurait place hors de cette page. 21

  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    festement de nous y fier, qu'encore nous faudrait-il en faire la tentative contre la tentation contraire.

    Dpistons donc sa 'foule l o elle nous dpiste 1. Et d'abord dans la critique dont il motive l'insuccs du Prfet. Dj nous la voyions pointer dans ces brocards en sous-main dont le Prfet n'avait cure au premier entretien, n'y trouvant d'autre matire qu' s'esclaffer. Que ce soit en effet, comme Dupin l'insinue, parce qu'un problme est trop simple, voire trop vident, qu'il peut paratre obscur, n'aura jamais pour lui plus de porte qu'une friction un peu vigoureuse du gril costal.

    Tout est fait pour nous induire la notion de l'imbcillit du personnage. Et on l'articule puissamment du fait que lui et ses acolytes n'iront jamais concevoir, pour cacher un objet, rien qui dpasse ce que peut imaginer un fripon ordinaire, c'est--dire prcisment la srie trop connue des cachettes extraordinaires : dont on nous donne la revue, des tiroirs dissimuls du secrtaire au plateau dmont de la table, des garnitures dcousues des siges leurs pieds vids, du revers du tain des glaces l'paisseur de la reliure des livres.

    Et l-dessus de dauber sur l'erreur que le Prfet commet dduire de ce que le ministre est pote, qu'il n'est pas loin d'tre fou, erreur, argu-t-on, qui ne tiendrait, mais ce n'est pas peu dire, qu'en une fausse distribution du moyen terme, car elle est loin de rsulter de ce que tous les fous soient potes.

    Oui-d, mais on nous laisse nous-mme dans l'errance sur ce qui constitue en matire de cachette, la supriorit du pote, s'avrt-il double d'un mathmaticien, puisqu'ici on brise soudain notre lancer en nous entranant dans un fourr de mauvaises querelles faites au raisonnement des mathmaticiens, qui n'ont jamais montr, que je sache, tant d'attachement leur formules que de les identifier la raison raisonnante. Au moins tmoignerons-

    1. 11 nous plairait de reposer devant M. Benveniste la question du sens antinomique de certains mots, primitifs ou non, aprs la rectification magistrale qu'il a apporte la fausse voie dans laquelle Freud l'a engage sur le terrain philologique (cf. La Psychanalyse, vol. i, p. 5-16). Car il nous semble que cette question reste entire, dgager dans sa rigueur l'instance du signifiant. Bloch et Von Wartburg datent de 1875 l'apparition de la signification du verbe dpister dans le second emploi que nous en faisons dans notre phrase.

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    nous qu' l'inverse de ce dont Poe semble avoir l'exprience, il nous arrive parfois devant notre ami Riguet qui vous est ici le garant par sa prsence que nos incursions dans la combinatoire ne nous garent pas, de nous laisser aller des incartades aussi graves (ce qu' Dieu ne dt plaire selon Poe) que de mettre en doute que x2 + px ne soit peut-tre pas absolument gal q , sans jamais, nous en donnons Poe le dmenti, avoir eu . nous garder de quelque svice inopin.

    Ne dpense-t-on donc tant d'esprit qu'afin de dtourner le ntre de ce qu'il nous fut indiqu de tenir pour acquis auparavant, savoir que la police a cherch partout : ce qu'il nous fallait entendre, concernant le champ dans lequel la police prsumait, non sans raison, que dt se trouver la lettre, au sens d'une exhaustion de l'espace, sans doute thorique, mais dont c'est le sel de l'histoire que de le prendre au pied de la lettre, le quadrillage rglant l'opration nous tant donn pour si exact qu'il ne permettait pas, disait-on qu'un cinquantime de ligne chappt l'exploration des fouilleurs. Ne sommes-nous pas ds lors en droit de demander comment il se fait que la lettre n'ait t trouve nulle part, ou plutt de remarquer que tout ce qu'on nous dit d'une conception d'une plus haute vole du recel ne nous explique pas la rigueur que la lettre ait chapp aux recherches, puisque le champ qu'elles ont puis, la contenait en fait comme enfin l'a prouv la trouvaille de Dupin.

    Faut-il que la lettre, entre tous les objets, ait t doue de la proprit de nullibit : pour nous servir de ce terme que le voca-bulaire bien connu sous le titre du Roget reprend de l'utopie smiologique de l'vque Wilkins 1 ?

    Il est vident (a little too 2 self vident) que la lettre a en effet avec le lieu, des rapports pour lesquels aucun mot franais n'a toute la porte du qualificatif anglais : odd. Bizarre, dont Baudelaire le traduit rgulirement, n'est qu'approximatif. Disons que ces rapports sont singuliers, car ce sont ceux-l mme qu'avec le lieu entretient le signifiant, jrfnq eolq sb 3t:

    Vous savez que notre dessein n'est pas d'en faire des rapports

    1. Celle-l mme qui M. Jorge Luis Borges, dans son uvre si harmonique au phylum de notre propos, fait un sort que d'autres ramnent ses justes proportions. Cf. Les Temps modernes, juin-juillet 1955, p. 2135-56, et oct. 1955. P- 574-75-

    2. Soulign par l'auteur. 23

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    subtils , que notre propos n'est pas de confondre la lettre avec l'esprit, mme quand nous la recevons par pneumatique, et que nous admettons fort bien que l'une tue si l'autre vivifie, pour autant que le signifiant, vous commencez peut-tre l'entendre, matrialise l'instance de la mort. Mais si c'est d'abord sur la matrialit du signifiant que nous avons insist, cette matrialit est singulire en bien des points dont le premier est de ne point supporter la partition. Mettez une lettre en petits morceaux, elle reste la lettre qu'elle est, et ceci en un tout autre sens que la Gestalttheorie ne peut en rendre compte avec le vitalisme larv de sa notion du tout1.

    Le langage rend sa sentence qui sait l'entendre : par l'usage de l'article employ comme particule partitive. C'est mme bien l que l'esprit, si l'esprit est la vivante signification, apparat non moins singulirement plus offert la quantification que la lettre. A commencer par la signification elle-mme qui souffre qu'on dise : ce discours plein de signification, de mme qu'on reconnat de /'intention dans un acte, qu'on dplore qu'il n'y ait plus d'amour, qu'on accumule de la haine et qu'on dpense du dvouement, et que tant d'infatuation se raccommode de ce qu'il y aura toujours de la cuisse revendre et du rififi chez les hommes.

    Mais pour la lettre, qu'on la prenne au sens de l'lment typo-graphique, de l'ptre ou de ce qui fait le lettr, on dira que ce qu'on dit est entendre la lettre, qu'il vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez des lettres, jamais qu'il n'y ait nulle part de la lettre, quelque titre qu'elle vous concerne, ft-ce dsigner du courrier en retard.

    C'est que le signifiant est unit d'tre unique, n'tant de par sa nature symbole que d'une absence. Et c'est ainsi qu'on ne peut dire de la lettre vole qu'il faille qu' l'instar des autres objets, elle soit ou ne soit pas quelque part, mais bien qu' leur diffrence, elle sera et ne sera pas l o elle est, o qu'elle aille.

    Regardons en effet de plus prs ce qui arrive aux policiers. On ne nous fait grce de rien quant aux procds dont ils fouillent

    1. Et c'est si vrai que la philosophie dans les exemples, dcolors d'tre ressasss, dont elle argumente partir de l'un et du plusieurs, n'emploiera pas aux mmes usages la simple feuille blanche par le mitan dchire et le cercle interrompu, voire le vase bris, sans parler du ver coup.

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    l'espace vou leur investigation, de la rpartition de cet espace en volumes qui n'en laissent pas se drober une paisseur, l'aiguille sondant le mou, et, dfaut de la rpercussion sondant le dur, au microscope dnonant les excrments de la tarire l'ore de son forage, voire le billement infime d'abmes mesquins. A mesure mme que leur rseau se resserre pour qu'ils en viennent, non contents de secouer les pages des livres les compter, ne voyons-nous pas l'espace s'effeuiller la semblance de la lettre?

    Mais les chercheurs ont une notion du rel tellement immuable qu'ils ne remarquent pas que leur recherche va le transformer en son objet. Trait o peut-tre ils pourraient distinguer cet objet de tous les autres. : Ce serait trop leur demander sans doute, non en raison de leur manque de vues, mais bien plutt du ntre. Car leur imbcillit n'est pas d'espce individuelle, ni corporative, elle est de source subjective. C'est l'imbcillit raliste qui ne s'arrte pas se dire que rien, si loin qu'une main vienne l'enfoncer dans les entrailles du monde, n'y sera jamais cach, puisqu'une autre main peut l'y rejoindre, et que ce qui est cach n'est jamais que ce qui manque sa place, comme s'exprime la fiche de recherche d'un volume quand il est gar dans la bibliothque. Et celui-ci serait-il en effet sur le rayon ou sur la case d' ct qu'il y serait cach, si visible qu'il y paraisse. C'est qu'on ne peut dire la lettre que ceci manque sa place, que de ce qui peut en changer, c'est--dire du symbolique. Car pour le rel, quelque bouleversement qu'on puisse y apporter, il y est toujours et en tout cas, sa place, il l'emporte colle sa semelle, sans rien connatre qui puisse l'en exiler.

    Et comment en effet, pour revenir nos policiers, auraient-ils pu saisir la lettre, ceux qui l'ont prise la place o elle tait cache ? Dans ce qu'ils tournaient entre leurs doigts, que tenaient-ils d'autre que ce qui ne rpondait pas au signalement qu'ils en avaient ? A letter, a /itter, une lettre, une ordure. On a quivoque dans le cnacle de Joyce x sur l'homophonie de ces deux mots en anglais. La sorte de dchet que les policiers ce moment manipulent, ne leur livre pas plus son autre nature de n'tre qu' demi dchir.

    I . Cf. Our txamination round bis fortification for incamination ofvork in profrets, Shakespeare and Company, 12, rue de l'Odon, Paris, 1929.

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    Un sceau diffrent sur un cachet d'une autre couleur, un autre cachet du graphisme de la suscription sont l les plus infrangibles des cachettes. Et s'ils s'arrtent au revers de la lettre o, comme on sait, c'est l qu' l'poque l'adresse du destinataire s'inscrivait, c'est que la lettre n'a pas pour eux d'autre face que ce revers.

    Que pourraient-ils en effet dtecter de son avers ? Son message, comme on s'exprime pour la joie de nos dimanches cybern-tiques?... Mais ne nous vient-il pas l'ide que ce message est dj parvenu sa destinataire et qu'il lui est mme rest pour compte avec le bout de papier insignifiant, qui ne le reprsente maintenant pas moins bien que le billet original.

    Si l'on pouvait dire qu'une lettre a combl son destin aprs avoir rempli sa fonction, la crmonie de rendre les lettres serait moins admise servir de clture l'extinction des feux des ftes de l'amour. Le signifiant n'est pas fonctionnel. Et aussi bien k mobilisation du joli monde dont nous suivons ici les bats, n'aurait pas de sens, si la lettre, elle, se contentait d'en avoir un. Car ce ne serait pas une faon trs adquate de le garder secret que d'en faire part une escouade de poulets.

    On. pourrait mme admettre que la lettre ait un tout autre sens, sinon plus brlant, pour la Reine que celui qu'elle offre l'intelligence du ministre. La marche des choses n'en serait pas sensiblement affecte, et non pas mme si elle tait strictement incomprhensible tout lecteur non averti.

    Car elle ne l'est certainement pas tout le monde, puisque, comme nous l'assure emphatiquement le Prfet pour la gausserie de tous, ce document, rvl un troisime personnage dont il taira le nom (ce nom qui saute l'il comme la queue du cochon entre les dents du pre Ubu) mettrait en question, nous dit-il, l'honneur d'une personne du plus haut rang , voire que la scurit de l'auguste personne serait ainsi mise en pril .

    Ds lors ce n'est pas seulement le sens, mais le texte du message qu'il serait prilleux de mettre en circulation, et ce d'autant plus qu'il paratrait plus anodin, puisque les risques en seraient accrus de l'indiscrtion qu'un de ses dpositaires pourrait commettre son insu.

    Rien donc ne peut sauver la position de la police, et l'on n'y changerait rien amliorer sa culture . Scripta manent, c'est

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    en vain qu'elle apprendrait d'un humanisme d'dition de luxe la leon proverbiale que verba volant termine. Plt au ciel que les crits restassent, comme c'est plutt le cas des paroles : car de celles-ci la dette ineffaable du moins fconde nos actes par ses transferts.

    Les crits emportent au vent les traites en blanc d'une cavalerie folle. Et, s'ils n'taient feuilles volantes, il n'y aurait pas de lettres voles.

    Mais qu'en est-il ce propos? Pour qu'il y ait lettre vole, nous dirons-nous, qui une lettre appartient-elle? Nous accentuions tout l'heure ce qu'il y a de singulier dans le retour de la lettre qui nagure en laissait ardemment s'envoler le gage. Et l'on juge gnralement indigne le procd de ces publications prmatures, de la sorte dont le Chevalier d'Eon mit quelques-uns de ses correspondants en posture plutt piteuse.

    La lettre sur laquelle celui qui l'a envoye garde encore des droits, n'appartiendrait donc pas tout fait celui qui elle s'adresse ? ou serait-ce que ce dernier n'en fut jamais le vrai destinataire ?

    Voyons ici : ce qui va nous clairer est ce qui peut d'abord obscurcir encore le cas, savoir que l'histoire nous laisse ignorer peu prs tout de l'expditeur, non moins que du contenu de la lettre. Il nous est seulement dit que le ministre a reconnu d'emble l'criture de son adresse la Reine, et c'est incidemment propos de son camouflage par le ministre qu'il se trouve mentionn que son sceau original est celui du Duc de S... Pour sa porte, nous savons seulement les prils qu'elle emporte, ce qu'elle vienne entre les mains d'un certain tiers, et que sa possession a permis au ministre d'user jusqu' un point fort dangereux dans un but politique de l'empire qu'elle lui assure sur l'intresse. Mais ceci ne nous dit rien du message qu'elle vhicule.

    Lettre d'amour ou lettre de conspiration, lettre dlatrice ou lettre d'instruction, lettre sommatoire ou lettre de dtresse, nous n'en pouvons retenir qu'une chose, c'est que la Reine ne saurait la porter la connaissance de son seigneur et matre.

    Or ces termes, loin de tolrer l'accent dcri qu'ils ont dans la comdie bourgeoise, prennent un sens minent de dsigner

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  • LE SEMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    son souverain, qui la lie la foi jure, et de faon redouble puisque sa position de conjointe ne la relve pas de son devoir de sujette, mais bien l'lve k garde de ce que la royaut selon la loi incarne du pouvoir : et qui s'appelle la lgitimit.

    Ds lors, quelles que soient les suites que la Reine ait choisi de donner la lettre, il reste que cette lettre est le symbole d'un pacte, et que, mme si sa destinataire n'assume pas ce pacte, l'existence de la lettre la situe dans une chane symbolique trangre celle qui constitue sa foi. Qu'elle y soit incompatible, la preuve en est donne par le fait que la possession de la lettre est impossible faire valoir publiquement comme lgitime, et que pour la faire respecter, la Reine ne saurait invoquer que le droit de son priv, dont le privilge se fonde sur l'honneur auquel cette possession droge.

    Car celle qui incarne la figure de grce de la souverainet, ne saurait accueillir d'intelligence mme prive sans qu'elle intresse le pouvoir, et elle ne peut l'endroit du souverain se prvaloir du secret sans entrer dans la clandestinit.

    Ds lors la responsabilit de l'auteur de la lettre passe au second rang auprs de celle de qui la dtient : car l'offense la majest vient s'y doubler de la plus haute trahison.

    Nous disons : qui k dtient, et non pas : qui la possde. Car il devient clair ds lors que la proprit de la lettre n'est pas moins contestable sa destinataire qu' n'importe qui elle puisse venir entre les mains, puisque rien, quant l'existence de k lettre, ne peut rentrer dans l'ordre, sans que celui aux prrogatives de qui elle attente, n'ait eu en juger.

    Tout ceci n'implique pas pourtant que pour ce que le secret de k lettre est indfendable, la dnonciation de ce secret soit d'aucune faon honorable. Les honesti hotnines, les gens bien, ne sauraient s'en tirer si bon compte. Il y a plus d'une religio, et ce n'est pas pour demain que les liens sacrs cesseront de nous tirer hue et dia. Pour l'ambitus, le dtour, on le voit, ce n'est pas toujours l'ambition qui l'inspire. Car s'il en est un par quoi nous passons ici, nous ne l'avons pas vol, c'est le cas de le dire, puisque, pour tout vous avouer, nous n'avons adopt le titre de Baudelaire que dans l'esprit de bien marquer non pas comme on l'nonce improprement, le caractre conventionnel

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    du signifiant, mais plutt sa prsance par rapport au signifi. Il n'en reste pas moins que Baudelaire, malgr sa dvotion, a trahi Poe en traduisant par la lettre vole son titre qui est : the purloined letter, c'est--dire qui use d'un mot assez rare pour qu'il nous soit plus facile d'en dfinir l'tymologie que l'emploi.

    To purloin, nous dit le dictionnaire d'Oxford, est un mot anglo-franais, c'est--dire compos du prfixe pur- qu'on retrouve dans parpose, propos, purchase, provision, purport, porte, et du mot de l'ancien franais : loing, loigner, long. Nous reconnatrons dans le premier lment le latin pro en tant qu'il se distingue d'ante par ce qu'il suppose d'un arrire en avant de quoi il se porte, ventuellement pour le garantir, voire pour s'en porter garant (alors qu'ante s'en va au-devant de ce qui vient sa rencontre). Pour le second, vieux mot franais; loigner, verbe de l'attribut de lieu au loing (ou encore long), il ne veut pas dire au loin, mais au long de ; il s'agit donc de mettre de ct, ou, pour recourir une locution familire qui joue sur les deux sens, de : mettre gauche.

    C'est ainsi que nous nous trouvons confirm dans notre dtour par l'objet mme qui nous y entrane : car c'est bel et bien la lettre dtourne qui nous occupe, celle dont le trajet a t prolong (c'est littralement le mot anglais), ou pour recourir au vocabulaire postal, la lettre en souffrance.

    Voici donc simple and odd, comme on nous l'annonce ds la premire page, rduite sa plus simple expression la singularit de la lettre, qui comme le titre l'indique, est le sujet vritable du conte : puisqu'elle peut subir un dtour, c'est qu'elle a un trajet qui lui est propre. Trait o s'affirme ici son incidence de signifiant. Car nous avons appris concevoir que le signifiant ne se maintient que dans un dplacement comparable celui de nos bandes d'annonces lumineuses ou des mmoires rotatives de nos machines--penser-comme-les-hommes \ ceci en raison de son fonctionnement alternant en son principe, lequel exige qu'il quitte sa place, quitte y faire retour circulairement.

    C'est bien ce qui se passe dans l'automatisme de rptition, 1. Cf.

    notre introduction, p. 59.

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    Ce que Freud nous enseigne dans le texte que nous commentons, c'est que le sujet suit la filire du symbolique, mais ce dont vous avez ici l'illustration est plus saisissant encore : ce n'est pas seu-lement le sujet, mais les sujets, pris dans leur intersubjectivit, qui prennent la file, autrement dit nos autruches, auxquelles nous voil revenus, et qui, plus dociles que des moutons, modlent leur tre mme sur le moment qui les parcourt de la chane signifiante.

    Si ce que Freud a dcouvert et redcouvre dans un abrupt toujours accru, a un sens, c'est que le dplacement du signifiant dtermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succs et dans leur sort, nonobstant leurs dons inns et leur acquis social, sans gard pour le caractre ou le sexe, et que bon gr mal gr suivra le train du signifiant comme armes et bagages, tout ce qui est du donn psycho logique,

    Nous voici en effet derechef au carrefour o nous avions laiss notre drame et sa ronde avec la question de la faon dont les sujets s'y relaient. Notre apologue est fait pour montrer que c'est la lettre et son dtour qui rgit leurs entres et leurs rles. Qu'elle soit en souffrance, c'est eux qui vont en ptir. A passer sous son ombre, ils deviennent son reflet. A tomber en possession de la lettre, admirable ambigut du langage, c'est son sens qui les possde.

    C'est ce que nous montre le hros du drame qui ici nous est cont, quand se rpte k situation mme qu'a noue son audace une premire fois pour son triomphe. Si maintenant il y succombe, c'est d'tre pass au rang second de la triade dont il fut d'abord le troisime en mme temps que le larron, ceci par la vertu de l'objet de son rapt.

    Car s'il s'agit, maintenant comme avant, de protger la lettre des regards, il ne peut faire qu'il n'y emploie le mme procd qu'il a lui-mme djou : la laisser dcouvert? Et l'on est en droit de douter qu'il sache ainsi ce qu'il fait, le voir captiv aussitt par une relation duelle o nous retrouvons tous les caractres du leurre mimtique ou de l'animal qui fait le mort,

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    et, pris au pige de la situation typiquement imaginaire : de voir qu'on ne le voit pas, mconnatre la situation relle o il est vu ne pas voir. Et qu'est-ce qu'il ne voit pas ? Justement la situation symbolique qu'il a su lui-mme si bien voir, et o maintenant le voil vu se voyant n'tre pas vu.

    Le ministre agit en homme qui sait que la recherche de la police est sa dfense, puisqu'on nous dit que c'est exprs qu'il lui laisse le champ libre par ses absences : il n'en mconnat pas moins que hors cette recherche, il n'est plus dfendu.

    C'est l'autruicherie mme dont il fut l'artisan, si l'on nous permet de faire provigner notre monstre, mais ce ne peut tre par quelque imbcillit qu'il vient en tre la dupe.

    C'est qu' jouer la partie de celui qui cache, c'est le rle de la Reine dont il lui faut se revtir, et jusqu'aux attributs de la femme et de l'ombre, si propices l'acte de cacher.

    Ce n'est pas que nous rduisions l'opposition primaire de l'obscur et du clair, le couple vtran du yin et du yang. Car son maniement exact comporte ce qu'a d'aveuglant l'clat de la lumire, non moins que les miroitements dont l'ombre se sert pour ne pas lcher sa proie.

    Ici le signe et l'tre merveilleusement disjoints, nous montrent lequel l'emporte quand ils s'opposent. L'homme assez homme pour braver jusqu'au mpris l'ire redoute de la femme, subit jusqu' la mtamorphose la maldiction du signe dont il l'a dpossde.

    Car ce signe est bien celui de la femme, pour ce qu'elle y fait valoir son tre, en le fondant hors de la loi, qui k contient toujours, de par l'effet des origines, en position de signifiant, voire de ftiche. Pour tre la hauteur du pouvoir de ce signe, elle n'a qu' se tenir immobile son ombre, y trouvant de surcrot, telle la Reine, cette simulation de la matrise du non-agir que seul l'il de lynx du ministre a pu percer.

    Ce signe ravi, voici donc l'homme en sa possession : nfaste de ce qu'elle ne peut se soutenir que de l'honneur qu'elle dfie, maudite d'appeler celui qui la soutient la punition ou au crime, qui l'une et l'autre brisent sa vassalit k Loi.

    Il faut qu'il y ait dans ce signe un noli me tangere bien singulier pour que, semblable k torpille socratique, sa possession engour-

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    disse son homme au point de le faire tomber dans ce qui chez lui se trahit sans quivoque comme inaction.

    Car remarquer comme le fait le narrateur ds le premier entre-tien, qu'avec l'usage de la lettre se dissipe son pouvoir, nous aper-cevons que cette remarque ne vise justement que son usage des fins de pouvoir, et du mme coup que cet usage devient forc pour le ministre.

    Pour ne pouvoir s'en dlivrer, il faut que le ministre ne sache que faire d'autre de la lettre. Car cet usage le met dans une dpen-dance si totale de la lettre comme telle, qu' la longue il ne la con-cerne mme plus.

    Nous voulons dire que pour que cet usage concernt vraiment la lettre, le ministre qui aprs tout y serait autoris par le service du Roi son matre, pourrait prsenter la Reine des remontrances respectueuses, dt-il s'assurer de leur effet de retour par des garanties appropries, ou bien introduire quelque action contre l'auteur de la lettre dont le fait qu'il reste ici hors du jeu, montre quel point il s'agit peu ici de la culpabilit et de la faute, mais du signe de contradiction et de scandale que constitue la lettre, au sens o l'vangile dit qu'il faut qu'il arrive sans gard au malheur de qui s'en fait le porteur, voire soumettre la lettre devenue pice d'un dossier au troisime personnage , qualifi pour savoir s'il en fera sortir une Chambre Ardente pour la Reine ou la disgrce pour le ministre.

    Nous ne saurons pas pourquoi le ministre n'en fait pas l'un de ces usages, et il convient que nous n'en sachions rien puisque seul nous intresse l'effet de ce non-usage; il nous suffit de savoir que le mode d'acquisition de la lettre ne serait un obstacle aucun d'entre eux.

    Car il est clair que si l'usage non significatif de la lettre est un usage forc pour le ministre, son usage des fins de pouvoir ne peut tre que potentiel, puisqu'il ne peut passer l'acte sans s'va-nouir aussitt, ds lors, que k lettre n'existe comme moyen de pouvoir que par les assignations ultimes du pur signifiant, soit : prolonger son dtour pour k faire parvenir qui de droit par un transit de surcrot, c'est--dire par une autre trahison dont la gra-vit de la lettre rend difficile de prvenir les retours, ou bien dtruire la lettre, ce qui serait la seule faon, sre et comme telle

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    profre d'emble par Dupin, d'en finir avec ce qui est destin par nature signifier l'annulation de ce qu'il signifie.

    L'ascendant que le ministre tire de la situation ne tient donc pas la lettre, mais, qu'il le sache ou non, au personnage qu'elle lui constitue. Et aussi bien les propos du Prfet nous le prsentent-ils comme quelqu'un tout oser, wbo dares ail things, et l'on commente significativement : those unbecoming as well as those becoming a man, ce qui veut dire : ce qui est indigne aussi bien que ce qui est digne d'un homme, et ce dont Baudelaire laisse chapper la pointe en le traduisant : ce qui est indigne d'un homme aussi bien que ce qui est digne de lui. Car dans sa forme originale, l'apprciation est beaucoup plus approprie ce qui intresse une femme.

    Ceci laisse apparatre la porte imaginaire de ce personnage, c'est--dire la relation narcissique o se trouve engag le ministre, cette fois certainement son insu. Elle est indique aussi dans le texte anglais, ds la deuxime page, par une remarque du narrateur dont la forme est savoureuse : L'ascendant, nous dit-il, qu'a pris le ministre, dpendrait de la connaissance qu'a le ravisseur de la connaissance qu'a la victime de son ravisseur , textuellement : th robber's knoivledge of th loser's knowhdge of th robber. Termes dont l'auteur souligne l'importance en les faisant reprendre littralement par Dupin tout de suite aprs le rcit sur lequel on a enchan de la scne du rapt de la lettre. Ici encore on peut dire que Baudelaire flotte en son langage en faisant l'un interroger, l'autre confirmer par ces mots : Le voleur sait-il?... , puis le voleur sait... , Quoi ? que la personne vole connat son voleur .

    Car ce qui importe au voleur, ce n'est pas seulement que ladite personne sache qui l'a vol, mais bien qui elle a affaire en fait de voleur; c'est qu'elle le croie capable de tout, ce qu'il faut entendre : qu'elle lui confre la position qu'il n'est la mesure de personne d'assumer rellement parce qu'elle est imaginaire, celle du matre absolu.

    En vrit c'est une position de faiblesse absolue, mais pas pour qui on donne le croire. La preuve n'en est pas seulement que la Reine y prenne l'audace d'en appeler la police. Car elle ne fait que se conformer son dplacement d'un cran dans la range de la triade de dpart, en s'en remettant l'aveuglement mme qui est requis pour occuper cette place : No more sagacious agent could, I

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    suppose, ironise Dupin, ht desired or even imagined. Non, si elle a franchi ce pas, c'est moins d'tre pousse au dsespoir, drive to despair, comme on nous le dit, qu'en prenant la charge d'une impatience qui est plutt imputer un mirage spculaire.

    Car le ministre a fort faire pour se contenir dans l'inaction qui est son lot ce moment. Le ministre en effet n'est pas absolument fou. C'est une remarque du Prfet qui toujours parle d'or : il est vrai que l'or de ses paroles ne coule que pour Dupin, et ne s'arrte de couler qu' concurrence des cinquante mille francs qu'il lui en cotera l'talon de ce mtal l'poque, encore que ce ne doive pas tre sans lui laisser un solde bnficiaire. Le ministre donc n'est pas absolument fou dans cette stagnation de folie, et c'est pourquoi il doit se comporter selon le mode de la nvrose. Tel l'homme qui s'est retir dans une le pour oublier, quoi? il a oubli, tel le ministre ne pas faire usage de k lettre, en vient l'oublier. C'est ce qu'exprim la persistance de sa conduite. Mais la lettre, pas plus que l'inconscient du nvros, ne l'oublie. Elle l'oublie si peu qu'elle le transforme de plus en plus l'image de celle qui l'a offerte sa surprise, et qu'il va maintenant la cder son exemple une surprise semblable.

    Les traits de cette transformation sont nots, et sous une forme assez caractristique dans leur gratuit apparente pour les rappro-cher valablement du retour du refoul.

    Ainsi apprenons-nous d'abord qu' son tour le ministre a retourn la lettre, non certes dans le geste htif de la Reine, mais d'une faon plus applique, la faon dont on retourne un vte-ment. C'est en effet ainsi qu'il lui faut oprer, d'aprs le mode dont l'poque on plie une lettre et la cachette, pour dgager la place vierge o inscrire une nouvelle adresse 1.

    1. Nous nous sommes cru oblig d'en faire ici la dmonstration l'auditoire sur une lettre de l'poque intressant M. de Chateaubriand et sa recherche d'un secrtaire. H nous a paru amusant que M. de Chateaubriand ait mis le point final au premier tat, rcemment restitu, de ses mmoires en ce mois mme de novembre 1841 o paraissait dans le Ckamber's journal la lettre vole. Le dvouement de M. de Chateau-briand au pouvoir qu'il dcrie et l'honneur que ce dvouement fait sa personne (on n' en avait pas encore invent le don), le feraient-ils ranger au regard du jugement auquel nous verrons plus loin soumis le ministre, parmi les hommes de gnie avec ou sans principes?

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    Cette adresse devient la sienne propre. Qu'elle soit de sa main ou d'une autre, elle apparatra comme d'une criture fminine trs fine et le cachet passant du rouge de la passion au noir de ses miroirs, il y imprime son propre sceau. Cette singularit d'une lettre marque du sceau de son destinataire est d'autant plus frappante noter dans son invention, qu'articule avec force dans le texte, elle n'est ensuite mme pas releve par Dupin dans la discussion laquelle il soumet l'identification de la lettre.

    Que cette omission soit intentionnelle ou involontaire, elle surprendra dans l'agencement d'une cration dont on voit la minu-tieuse rigueur. Mais dans les deux cas, il est significatif que la lettre qu'en somme le ministre s'adresse lui-mme, soit la lettre d'une femme : comme si c'tait l une phase o il dt en passer par une convenance naturelle du signifiant.

    Aussi bien l'aura de nonchaloir allant jusqu' affecter les appa-rences de la mollesse, l'talage d'un ennui proche du dgot en ses propos, l'ambiance que l'auteur de la philosophie de l'ameublement 1 sait faire surgir de notations presque impalpables comme celle de l'instrument de musique sur la table, tout semble concert pour que le personnage que tous ses propos ont cern des traits de la virilit, dgage quand il apparat l'odor di femina la plus singulire.

    Que ce soit l un artifice, Dupin ne manque pas de le souligner en effet en nous disant derrire ce faux aloi la vigilance de la bte de proie prte bondir. Mais que ce soit l'effet mme de l'inconscient au sens prcis o nous enseignons que l'inconscient, c'est que l'homme soit habit par le signifiant, comment en trouver une image plus belle que celle que Poe forge lui-mme pour nous faire comprendre l'exploit de Dupin. Car il recourt, pour ce faire, ces noms toponymiques qu'une carte de gographie, pour n'tre pas muette, surimpose son dessin, et dont on peut faire l'objet d'un jeu de devinette qui saura trouver celui qu'aura choisi un partenaire, remarquant ds lors que le plus propice garer un dbutant sera celui qui, en grosses lettres largement espaces dans le champ de la carte, y donne, sans souvent mme que le regard s'y arrte, la dnomination d'un pays tout entier...

    1. Poe est en effet l'auteur d'un essai portant ce titre. MB sA ib $m&

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    Telle la lettre vole, comme un immense corps de femme, s'tale dans l'espace du cabinet du ministre, quand y entre Dupin. Mais telle dj il s'attend l'y trouver, et il n'a plus, de ses yeux voils de vertes lunettes, qu' dshabiller ce grand corps.

    Et c'est pourquoi sans avoir eu besoin, non plus et pour cause que l'occasion, d'couter aux portes du Pr Freud, il ira droit l o gt et gte ce que ce corps est fait pour cacher, en quelque beau mitan o le regard se glisse, voire cet endroit dnomm par les sducteurs le chteau Saint-Ange dans l'innocente illusion o ils s'assurent de tenir de l la Ville. Tenez! entre les jambages de la chemine, voici l'jbjet porte de k main que le ravisseur n'a plus qu' tendre... La question de savoir s'il le saisit sur le manteau comme Baudelaire le traduit, ou sous le manteau de la chemine comme le porte le texte original, peut tre abandonne sans dom-mage aux infrences de la cuisine 1.

    Si l'efficacit symbolique s'arrtait l, c'est que la dette symbolique s'y serait teinte aussi? Si nous pouvions le croire, nous serions avertis du contraire par deux pisodes qu'on doit d'autant moins tenir pour accessoires qu'ils semblent au premier abord dtonner dans l'uvre.

    C'est d'abord l'histoire de la rtribution de Dupin, qui loin d'tre un jeu de la fin, s'est annonce ds le principe par la question fort dsinvolte qu'il pose au prfet sur le montant de la rcompense qui lui a t promise, et dont, pour tre rticent sur son chiffre, celui-ci ne songe pas lui dissimuler l'normit, revenant mme sur son augmentation dans la suite.

    Le fait que Dupin nous ait t auparavant prsent comme un besogneux rfugi dans l'ther, est plutt de nature nous faire rflchir sur le march qu'il fait de la livraison de la lettre, et dont le check-book qu'il produit assure rondement l'excution. Nous ne croyons pas ngligeable que le hint sans ambages par o il l'a introduit soit une histoire attribue au personnage aussi clbre qu'excentrique , nous dit Baudelaire, d'un mdecin anglais nomm Abernethy, o il s'agit d'un riche avare qui, pensant lui soutirer

    1-Et mme de la cuisinire.

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    une consultation gratuite, s'entend rtorquer non pas de prendre mdecine, mais de prendre conseil.

    N'est-ce pas bon droit en effet que nous nous croirons concerns quand il s'agit peut-tre pour Dupin de se retirer lui-mme du circuit symbolique de la lettre, nous qui nous faisons les missaires de toutes les lettres voles qui pour un temps au moins seront chez nous en souffrance dans le transfert. Et n'est-ce pas la responsabilit que leur transfert comporte, que nous neutralisons en la faisant quivaloir au signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification, savoir l'argent.

    Mais ce n'est pas l tout. Ce bnfice si allgrement tir par Dupin de son exploit, s'il a pour but de tirer son pingle du jeu, n'en rend que plus paradoxale, voire choquante, la prise partie, et disons le coup en dessous, qu'il se permet soudain l'endroit du ministre dont il semble pourtant que le tour qu'il vient de lui jouer ait assez dgonfl l'insolent prestige.

    Nous avons dit les vers atroces qu'il assure n'avoir pu s'empcher de ddier, dans la lettre par lui contrefaite, au moment o le ministre mis hors de ses gonds par les immanquables dfis de la Reine, pensera l'abattre et se prcipitera dans l'abme : facilis descendus Avrai1, sentencie-t-il, ajoutant que le ministre ne pourra manquer de reconnatre son criture, ce qui, pour laisser sans pril un opprobre sans merci, parat, visant une figure qui n'est pas sans mrite, un triomphe sans gloire, et la rancune qu'il invoque encore d'un mauvais procd prouv Vienne (est-ce au Congrs?) ne fait qu'y ajouter une noirceur de surcrot.

    Considrons pourtant de plus prs cette explosion passionnelle, et spcialement quant au moment o elle survient d'une action dont le succs relve d'une tte si froide.

    Elle vient juste aprs le moment o l'acte dcisif de l'identifi-cation de la lettre tant accompli, on peut dire que Dupin dj tient la lettre autant que de s'en tre empar, sans pourtant tre encore en tat de s'en dfaire.

    Il est donc bien partie prenante dans la triade intersubjective, et comme tel dans la position mdiane qu'ont occupe prcdemment la Reine et le Ministre. Va-t-il en s'y montrant suprieur,

    i. Le vers de Virgile porte : facilis descensus Avcrno.

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    nous rvler en mme temps les intentions de l'auteur? S'il a russi remettre la lettre dans son droit chemin, il reste la

    faire parvenir son adresse. Et cette adresse est la place prc-demment occupe par le Roi, puisque c'est l qu'elle devait rentrer dans l'ordre de la Loi.

    Nous l'avons vu, ni le Roi, ni la Police qui l'a relay cette place, n'taient capables de la lire parce que cette place comportait l'aveuglement.

    Rex et augur, l'archasme lgendaire de ces mots, ne semble rsonner que pour nous faire sentir le drisoire d'y appeler un homme. Et les figures de l'histoire n'y encouragent gure depuis dj quelque temps. Il n'est pas naturel l'homme de supporter lui seul le poids du plus haut des signifiants. Et la place qu'il vient occuper le revtir, peut tre aussi propre devenir le symbole de la plus norme imbcillit 1.

    Disons que le Roi ici est investi par l'amphibologie naturelle au sacr, de l'imbcillit qui tient justement au Sujet.

    C'est ce qui va donner leur sens aux personnages qui vont se succder sa place. Non pas que la police puisse tre tenue pour constitutionnellement analphabte, et nous savons le rle des piques plantes sur le campus dans la naissance de l'tat. Mais celle qui exerce ici ses fonctions est toute marque des formes librales, c'est--dire de celles que lui imposent des matres peu soucieux d'essuyer ses penchants indiscrets. C'est pourquoi on ne nous mche pas l'occasion les mots sur les attributions qu'on lui rserve : Sutor ne ultra crepidam, occupez-vous de vos filous. Nous irons mme jusqu' vous donner, pour ce faire, des moyens scientifiques. Cela vous aidera ne pas penser aux vrits qu'il vaut mieux laisser dans l'ombre 2.

    On sait que le soulagement qui rsulte de principes si aviss, n'aura dur dans l'histoire que l'espace d'un matin, et que dj la marche du destin ramne de toutes parts, suite d'une juste aspira- 1. On se souvient du spirituel distique attribu avant sa chute au plus rcent en date avoir ralli le rendez-vous de Candide Venise :

    Il n'est plus aujourd'hui qui cinq rois sur la terre, Les quatre rois des caries et le roi d'Angleterre.

    2. Ce propos a t avou en termes clairs par un noble Lord parlant la Chambre Haute o sa dignit lui donnait sa place.

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    tion au rgne de la libert, un intrt pour ceux qui la troublent de leurs crimes, qui va jusqu' en forger l'occasion les preuves. On peut mme voir que cette pratique qui fut toujours bien reue de ne jamais s'exercer qu'en faveur du plus grand nombre, vient tre authentifie par la confession publique de ses forgeries par ceux-l mmes qui pourraient y trouver redire : dernire manifes tation en date de la prminence du signifiant sur le sujet.

    II n'en demeure pas moins qu'un dossier de police a toujours t l'objet d'une rserve, dont on s'explique mal qu'elle dborde largement le cercle des historiens.

    C'est ce crdit vanescent que la livraison que Dupin a l'intention de faire de la lettre au Prfet de police, va en rduire la porte. Que reste-t-il maintenant du signifiant quand, dlest dj de son message pour la Reine, le voici invalid dans son texte ds sa sortie des mains du Ministre ?

    Il ne lui reste justement plus qu' rpondre cette question mme, de ce qu'il reste d'un signifiant quand il n'a plus de signification. Or c'est la mme question dont l'a interrog celui que Dupin maintenant retrouve au lieu marqu de l'aveuglement.

    C'est bien l en effet k question qui y a conduit le Ministre, s'il est

    le joueur qu'on nous a dit et que son acte dnonce suffisamment. Car la passion du joueur n'est autre que cette question pose au signifiant, que figure l'aTfiaTov du hasard.

    Qu'es-tu, figure du d que je retourne dans ta rencontre (TUX>]) 1 avec ma fortune ? Rien, sinon cette prsence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin au nom des signi-fications dont ton signe est la houlette. Telle fit Schhrazade durant mille et une nuits, et tel je fais depuis dix-huit mois prouver l'ascendant de ce signe au prix d'une srie vertigineuse de coups pips au jeu de pair ou impair.

    C'est ainsi que Dupin, de la place o il est, ne peut se dfendre contre celui qui interroge ainsi, d'prouver une rage de nature

    1. On sait l'opposition fondamentale que fait Aristote des deux ternies ici rappels dans l'analyse conceptuelle qu'il donne du hasard dans sa Physique. Bien des discussions s'claireraient ne pas l'ignorer.

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    manifestement fminine. L'image de haute vole o l'invention du pote et la rigueur du mathmaticien se conjointaient avec l'impassibilit du dandy et l'lgance du tricheur, devient soudain pour celui-l mme qui nous l'a fait goter le vrai monstrum horren-dum, ce sont ses mots, un homme de gnie sans principes .

    Ici se signe l'origine de cette horreur, et celui qui l'prouve n'a nul besoin de se dclarer de la faon la plus inattendue partisan de la dame pour nous la rvler : on sait que les dames dtestent qu'on mette en cause les principes, car leurs attraits doivent beaucoup au mystre du signifiant.

    C'est pourquoi Dupin va enfin tourner vers nous la face mdusante de ce signifiant dont personne en dehors de la Reine n'a pu lire que l'envers. Le lieu commun de la citation convient l'oracle que cette face porte en sa grimace, et aussi qu'il soit emprunt la tragdie :

    ...Un destin si funeste, S'il n'est digne d'Atre, est digne de Thyeste.

    Telle est la rponse du signifiant au-del de toutes les signi-fications :

    Tu crois agir quand je t'agite au gr des liens dont je noue tes dsirs. Ainsi ceux-ci croissent-ils en forces et se multiplient-ils en objets qui te ramnent au morcellement de ton enfance dchire. Eh bien, c'est l ce qui sera ton festin jusqu'au retour de l'invit de pierre, que je serai pour toi puisque tu m'voques.

    Pour retrouver un ton plus tempr, disons selon le canular, dont, avec certains d'entre vous qui nous avaient suivi au Congrs de Zurich l'anne dernire, nous avions fait l'hommage au mot de passe de l'endroit, que la rponse du signifiant celui qui l'inter roge est : Mange ton Dasein .

    Est-ce donc l ce qui attend le ministre un rendez-vous fati-dique. Dupin nous l'assure, mais nous avons aussi appris nous dfendre d'tre ses diversions trop crdules.

    Sans doute voici l'audacieux rduit l'tat d'aveuglement imb-cile, o l'homme est vis--vis des lettres de muraille qui dictent son destin. Mais quel effet pour l'appeler leur rencontre, peut-on attendre des seules provocations de la Reine pour un homme tel que lui ? L'amour ou la haine. L'un est aveugle et lui fera rendre

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    les armes. L'autre est lucide, mais veillera ses soupons. Mais s'il est vraiment le joueur qu'on nous dit, il interrogera, avant de les abattre, une dernire fois ses cartes, et y lisant son jeu, il se lvera de la table temps pour viter la honte.

    Est-ce l tout et devons-nous croire que nous avons dchiffr la vritable stratgie de Dupin au-del des trucs imaginaires dont il lui fallait nous leurrer? Oui sans doute, car si tout point qui demande de la rflexion , comme le profre d'abord Dupin, s'offre le plus favorablement l'examen dans l'obscurit , nous pouvons facilement en lire maintenant la solution au grand jour. Elle tait dj contenue et facile dgager du titre de notre conte, et selon la formule mme, que nous avons ds longtemps soumise votre discrtion, de la communication intersubjective : o l'metteur, vous disons-nous, reoit du rcepteur son propre message sous une forme inverse. C'est ainsi que ce que veut dire la lettre vole , voire en souffrance , c'est qu'une lettre arrive toujours destination.

    (Guitrancourt, San Casciano, mi-mai, mi- aot 1956,)

    PRSENTATION DE LA SUITE

    Ce texte, qui voulait y prendre un air de nos leons, nous ne l'indiqumes gures sans le conseil que ce ft par lui qu'on se ft introduire l'introduction qui le prcdait et qui ici va suivre.

    Laquelle tait faite pour d'autres qui de cet air, sortaient d'en prendre.

    Ce conseil, d'ordinaire, n'tait pas suivi : le got de l'cueil tant l'ornement du persvrer dans l'tre.

    Nous ne prenons ici en main l'conomie du lecteur qu' revenir sur l'adresse de notre discours et marquer ce qui ne se dmentira plus : nos crits prennent place l'intrieur d'une aventure qui est celle du psychanalyste, aussi loin que la psychanalyse est sa mise en question.

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  • LE SMINAIRE SUR (( LA LETTRE VOLE

    Les dtours de cette aventure, voire ses accidents, nous y ont port une position d'enseignement.

    D'o une rfrence intime qu' d'abord parcourir cette introduction, on saisira dans le rappel d'exercices pratiqus en chur.

    Ce n'est aprs tout que sur la grce de l'un d'entre eux que l'crit prcdent raffine.

    On use donc mal de l'introduction qui va suivre, la prendre pour difficile : c'est reporter sur l'objet qu'elle prsente ce qui ne tient qu' sa vise en tant qu'elle est de formation.

    Aussi bien les quatre pages qui pour certains font casse-tte, ne cherchaient-elles pas l'embarras. Nous y mettons quelques retouches pour ter tout prtexte se dtourner de ce quelles disent

    C'est savoir que la mmoration dont il s'agit dans l'incons-cient freudien s'entend n'est pas du registre qu'on suppose la mmoire, en tant qu'elle serait la proprit du vivant. Pour mettre au point ce que comporte cette rfrence ngative, nous disons que ce qui s'est imagin pour rendre compte de cet effet de la matire vivante, n'est pas rendu pour nous plus recevable par la rsignation qu'il suggre. Alors qu'il saute aux yeux qu' se passer de cet assujettissement, nous pouvons, dans les chanes ordonnes d'un langage formel, trouver toute l'apparence d'une mmoration : trs spcialement de celle qu'exig la dcouverte de Freud. Nous irions donc jusqu' dire que s'il y a quelque part preuve faire, c'est de ce qu'il ne suffit pas de cet ordre constituant du symbolique pour y faire face tout.

    Pour l'instant, les liaisons de cet ordre sont au regard de ce que Freud produit de lindestructibilit de ce que son inconscient conserve, les seules pouvoir tre souponnes d'y suffire.

    (Qu'on se rfre au texte de Freud sur le Wunderblock qui l-dessus, comme bien d'autres, dpasse le sens trivial que lui laissent les distraits.)

    Le programme qui se trace pour nous est ds lors de savoir comment un langage formel dtermine le sujet.

    Mais l'intrt d'un tel programme n'est pas simple : puisqu'il suppose qu'un sujet ne le remplira qu' y mettre du sien.

    Un psychanalyste ne peut faire que d'y marquer son intrt mesure mme de l'obstacle qu'il y trouve.

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    : Ceux qui y participent en conviennent, et mme les autres l'avoueraient, interpells convenablement : il y a l une face de conversion subjective qui n'a pas t pour notre compa-gnonnage sans drame, et l'imputation qui s'exprime chez les autres du terme d'intellectualisation dont ils entendent nous faire pice, cette lumire montre bien ce qu'elle protge.

    Aucun sans doute se donner peine plus mritoire ces pages, que l'un prs de nous, qui enfin n'y vit qu' dnoncer l'hypostase qui inquitait son kantisme.

    Mais la brosse kantienne elle-mme a besoin de son alcali. C'est la faveur ici d'introduire notre objecteur, voire d'autres

    moins pertinents, ce qu'ils font chaque fois qu' s'expliquer leur sujet de tous les jours, leur patient comme on dit, voire s'expliquer avec lui, ils emploient la pense magique.

    Qu'ils y entrent eux-mmes par l, c'est en effet du mme pas dont le premier s'engage pour carter de nous le calice de l'hypostase, alors qu'il vient d'en remplir la coupe de sa main.

    Car nous ne prtendons pas, par nos a, p, y, & extraire du rel plus que nous n'avons suppos dans sa donne, c'est--dire ici rien, mais seulement dmontrer qu'ils y apportent une syntaxe seulement dj, ce rel, le faire hasard.

    Sur quoi nous avanons que ce n'est pas d'ailleurs que proviennent les effets de rptition que Freud appelle auto-matisme.

    Mais nos alpha, beta, y, 8 (delta) ne sont pas sans qu'un sujet s'en souvienne, nous objecte-t-on. C'est bien ce qui est en question sous notre plume : plutt que de rien du rel, qu'on se croit en devoir d'y supposer, c'est justement de ce qui n'tait pas que ce qui se rpte procde.

    Remarquons qu'il en devient moins tonnant que ce qui se rpte, insiste tant pour se faire valoir.

    C'est bien ce dont le moindre de nos patients en analyse tmoigne, et dans des propos qui confirment d'autant mieux notre doctrine que ce sont eux qui nous y ont conduit : comme ceux que nous formons le savent, pour les maintes fois o ils ont entendu nos termes mme anticips, dans le texte encore frais pour eux d'une sance analytique.

    Or que le malade soit entendu comme il faut au moment o il parle, c'est ce que nous voulons obtenir. Car il serait trange qu'on ne tende l'oreille qu' l'ide de ce qui le dvoie, au moment qu'il est simplement en proie la vrit.

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    Ceci vaut bien de dmonter un peu l'assurance du psycho logue, c'est--dire de la cuistrerie qui a invent le niveau d'aspiration par exemple, tout exprs sans doute pour y marquer le sien comme un plafond indpassable.

    II ne faut pas croire que le philosophe de bonne marque universitaire soit la planche supporter ce dduit.

    C'est l que de faire cho de vieilles disputes d'cole, notre propos trouve le passif de l'intellectuel, mais c'est aussi qu'il s'agit de l'infatuation qu'il s'agit de lever. Pris sur le fait de nous imputer une transgression de la critique kantienne indment, le sujet bienveillant faire un sort notre texte, n'est pas le pre Ubu et ne s'obstine pas.

    Mais il lui reste peu de got pour l'aventure. Il veut s'asseoir. C'est une antinomie corporelle la profession d'analyste. Comment rester assis, quand on s'est mis dans le cas de n'avoir plus rpondre la question d'un sujet, qu' le coucher d'abord ? Il est vident qu'tre debout n'est pas moins incom mode.

    C'est pourquoi c'est ici que s'amorce la question de la transmission de l'exprience psychanalytique, quand la vise didactique s'y implique, ngociant un savoir. Les incidences d'une structure de march ne sont pas vaines au champ de la vrit, mais elles y sont scabreuses.

    INTRODUCTION

    La leon de notre Sminaire que nous donnons ici rdige fut prononce le 26 aviil 1955. Elle est un moment du commentaire que nous avons consacr, toute cette anne scolaire, l'Au-del du principe de plaisir.

    On sait que c'est l'uvre de Freud que beaucoup de ceux qui s'autorisent du titre de psychanalyste, n'hsitent pas rejeter comme une spculation superflue, voire hasarde, et l'on peut mesurer l'antinomie par excellence qu'est la notion d'instinct de mort o elle se rsout, quel point elle peut tre impensable, qu'on nous passe le mot, pour la plupart.

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    II est pourtant difficile de tenir pour une excursion, moins encore pour un faux-pas, de la doctrine freudienne, l'uvre qui y prlude prcisment la nouvelle topique, celle que reprsentent les termes de moi, de a et de surmoi, devenus aussi prvalents dans l'usage thoricien que dans sa diffusion populaire.

    Cette simple apprhension se confirme pntrer les motivations qui articulent ladite spculation la rvision thorique dont elle s'avre tre constituante.

    Un tel procs ne laisse pas de doute sur l'abtardissement, voire le contresens, qui frappe l'usage prsent desdits termes, dj manifeste en ce qu'il est parfaitement quivalent du thoricien au vulgaire. C'est l sans doute ce qui justifie le propos avou par tels pigones de trouver en ces termes le truchement par o faire rentrer l'exprience de la psychanalyse dans ce qu'ils appellent la psychologie gnrale.

    Posons seulement ici quelques jalons. L'automatisme de rptition (Wiederbolungszwang), bien que la

    notion s'en prsente dans l'uvre ici en cause, comme destine rpondre certains paradoxes de la clinique, tels que les rves de la nvrose traumatique ou la raction thrapeutique ngative , ne saurait tre conu comme un rajout, ft-il mme couronnant, l'difice doctrinal.

    C'est sa dcouverte inaugurale que Freud y raffirme : savoir la conception de la mmoire qu'impliqu son inconscient . Les faits nouveaux sont ici l'occasion pour lui de la restructurer de faon plus rigoureuse en lui donnant une forme gnralise, mais aussi de rouvrir sa problmatique contre la dgradation, qui se faisait sentir ds alors, d'en prendre les effets pour un simple donn.

    Ce qui ici se rnove, dj s'articulait dans le projet 1 o sa divination traait les avenues par o devait le faire passer sa recherche : le systme Y, prdcesseur de l'inconscient, y manifeste son originalit, de ne pouvoir se satisfaire que de retrouver l'objet foncirement perdu.

    1. 11 s'agit de l'Entmtrf eimer Psychologie de 1895 qui contrairement aux fameuses lettres Fliess auxquelles il est joint, comme il lui tait adress, n'a pas t censur par ses diteurs. Certaines fautes dans la lecture du manuscrit que porte l'dition alle-mande, tmoignent mme du peu d'attention port son sens. Il est clair que nous ne faisons dans ce passage que ponctuer une position, dgage dans notre sminaire.

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    C'est ainsi que Freud se situe ds le principe dans l'opposition, dont Kierkegaard nous a instruits, concernant la notion de l'existence selon qu'elle se fonde sur la rminiscence ou sur la rptition. Si Kierkegaard y discerne admirablement la diffrence de la conception antique et moderne de l'homme, il apparat que Freud fait faire cette dernire son pas dcisif en ravissant l'agent humain identifi la conscience, la ncessit incluse dans cette rptition. Cette rptition tant rptition symbolique, il s'y avre que l'ordre du symbole ne peut plus tre conu comme constitu par l'homme, mais comme le constituant.

    C'est ainsi que nous nous sommes senti mis en demeure d'exercer vritablement nos auditeurs la notion de la remmoration qu'impliqu l'uvre de Freud : ceci dans la considration trop prouve qu' la laisser implicite, les donnes mmes de l'analyse flottent dans l'air.

    C'est parce que Freud ne cde pas sur l'original de son exprience que nous le voyons contraint d'y voquer un lment qui la gou-verne d'au-del de la vie et qu'il appelle l'instinct de mort.

    L'indication que Freud donne ici ses suivants se disant tels, ne peut scandaliser que ceux chez qui le sommeil de la raison s'entretient, selon la formule lapidaire de Goya, des monstres qu'il engendre.

    Car pour ne pas dchoir son accoutume, Freud ne nous livre sa notion qu'accompagne d'un exemple qui ici va mettre nu de faon blouissante la formalisation fondamentale qu'elle dsigne.

    Ce jeu par o l'enfant s'exerce faire disparatre de sa vue, pour l'y ramener, puis l'oblitrer nouveau, un objet, au reste indiffrent de sa nature, cependant qu'il module cette alternance de syllabes distinctives, ce jeu, dirons-nous, manifeste en ses traits radicaux la dtermination que l'animal humain reoit de l'ordre symbolique.

    L'homme littralement dvoue son temps dployer l'alternative structurale o la prsence et l'absence prennent l'une de l'autre leur appel. C'est au moment de leur conjonction essentielle, et pour ainsi dire, au point zro du dsir, que l'objet humain tombe sous le coup de la saisie, qui, annulant sa proprit naturelle, l'asservit dsormais aux conditions du symbole.

    A vrai dire, il n'y a l qu'un aperu illuminant de l'entre de

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  • LE SEMINAIRE SUR LA LETTRE VOLEE

    l'individu dans un ordre dont la masse le supporte et l'accueille sous la forme du langage, et surimpose dans la diachronie comme dans la synchronie la dtermination du signifiant celle du signifi.

    On peut saisir son mergence mme cette surdtermination qui est la seule dont il s'agisse dans laperception freudienne de la fonction symbolique.

    La simple connotation par (+) et ( - ) d'une srie jouant sur la seule alternative fondamentale de la prsence et de l'absence, permet de dmontrer comment les plus strictes dterminations symboliques s'accommodent d'une succession de coups dont la ralit se rpartit strictement au hasard .

    Il suffit en effet de symboliser dans la diachronie d'une telle srie les groupes de trois qui se concluent chaque coup x en les dfinissant synchroniquement par exemple par la symtrie de la constance (+ + +, ) note par (1) ou de l'alternance (+ +, + ) note par (3), rservant la notation (2) la dissymtrie rvle par l'impair 2 sous la forme du groupe de deux signes semblables indiffremment prcds ou suivis du signe contraire (+, + + , + + , +), pour qu'appa-raissent, dans la nouvelle srie constitue par ces notations, des possibilits et des impossibilits de succession que le rseau suivant rsume en mme temps qu'il manifeste la symtrie concentrique dont est grosse la triade, c'est--dire, remarquons-le, la structure mme quoi doit se rfrer la question toujours rouverte 3 par les anthropologues, du caractre foncier ou apparent du dualisme des organisations symboliques.

    1. Illustrons pour plus de clart cette notation d'une srie de hasard : + :

    + + - + + -- + - etc. I 2 } 2 2 2 2 3

    2. Laquelle est proprement celle qui runit les emplois du mot anglais sans qui-valent que nous connaissions dans une autre langue : odd,. L'usage franais du mot impair pour dsigner une aberration de la conduite, en montre l'amorce; mais le mot : disparate, lui-mme s'y avre insuffisant.

    3. Cf. sa reprise renouvelante par Claude Lvi-Strauss dans son article Les orga-nisations dualistes existent-elles?. Bijdragen tot de taal- , land-emolhenkunde,Deel 112, 2e aflevering Gravenhage, 1956, p. 99-128. Cet article se trouve en franais dans le recueil de travaux de Claude Lvi-Strauss publi sous le titre : Anthropologie structurale (Pion, 1958.)

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  • LE SMINAIRE SUR LA LETTRE VOLE

    Voici ce rseau :

    RESEAU 1-3 :

    Dans la srie des symboles (1), (2), (3) par exemple, on peut constater qu'aussi longtemps que dure une succession uniforme de (2) qui a commenc aprs un (1), la srie se sou