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Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002 TRADITION ORALE ET PHILOSOPHIE WOLOF CHEZ AMINATA SOW FALL : UNE ESTHÉTIQUE TRANSGÉNÉRIQUE ET TRANSCULTURELLE DANS LE REVENANT Médoune GUEYE * Le fait qu’Aminata Sow Fall poursuive dans son œuvre son désir de créer une forme d’écriture plus spécifiquement africaine répond indirectement à la question posée par Roland Barthes, à savoir, « la littérature possède-t-elle une forme, sinon éternelle, du moins transhistorique 1 ? » Une histoire de l’idée de littérature n’est pas nécessaire, comme le pense Semujanga 2 , pour répondre correctement à cette question, car selon Lukàcs il y a diverses formes littéraires et celles-ci se modifient en réponse aux changements des circonstances sociohistoriques 3 . L’écriture littéraire est un processus de transformation continuelle des genres existants et le roman, le seul genre en devenir selon Mikhail Bakhtine, se prête adéquatement à la représentation des transformations sociales qui caractérisent l’époque postcoloniale dans laquelle ASF 4 a produit six romans. Dans son article intitulé, « Constructive Criticism : The Roman de Mœurs in the West African Francophone Novel of the Eighties », Susan Gasster souligne que « the ‘roman de mœurs’ (rdm) shows that post-colonial social order has been established 5 » et considère dans son analyse quatre romans de ASF, Le revenant (1976), La grève des bàttu * Département de langues et littératures étrangères, Virginia Tech (Virginia Polytechnic Institute and State University), Blacksburg, Virginie, États-Unis d’Amérique. 1 Roland Barthes. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964, p. 265. 2 Josias Semujanga. « Et Présence Africaine inventa une littérature ». Présence Africaine. 156, 1997, p. 17-34. 3 Cité par J.M. Berstein. The Philosophy of the Novel. Minneapolis : UMP, 1984, p.46. 4 Nous utiliserons cette abréviation (ASF) du nom d’Aminata Sow Fall tout le long de ce texte. 5 Susan Gasster. CLA Journal. 35.3, 1992, p. 275-287, p. 275.

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Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002

TTRRAADDIITTIIOONN OORRAALLEE EETT PPHHIILLOOSSOOPPHHIIEEWWOOLLOOFF CCHHEEZZ AAMMIINNAATTAA SSOOWW FFAALLLL ::

UUNNEE EESSTTHHÉÉTTIIQQUUEE TTRRAANNSSGGÉÉNNÉÉRRIIQQUUEE EETTTTRRAANNSSCCUULLTTUURREELLLLEE DDAANNSS LLEE RREEVVEENNAANNTT

Médoune GUEYE*

Le fait qu’Aminata Sow Fall poursuive dans son œuvre son désir decréer une forme d’écriture plus spécifiquement africaine répondindirectement à la question posée par Roland Barthes, à savoir, « lalittérature possède-t-elle une forme, sinon éternelle, du moinstranshistorique1 ? » Une histoire de l’idée de littérature n’est pasnécessaire, comme le pense Semujanga2, pour répondre correctementà cette question, car selon Lukàcs il y a diverses formes littéraires etcelles-ci se modifient en réponse aux changements des circonstancessociohistoriques3. L’écriture littéraire est un processus detransformation continuelle des genres existants et le roman, le seulgenre en devenir selon Mikhail Bakhtine, se prête adéquatement à lareprésentation des transformations sociales qui caractérisent l’époquepostcoloniale dans laquelle ASF4 a produit six romans. Dans sonarticle intitulé, « Constructive Criticism : The Roman de Mœurs in theWest African Francophone Novel of the Eighties », Susan Gasstersouligne que « the ‘roman de mœurs’ (rdm) shows that post-colonialsocial order has been established5 » et considère dans son analysequatre romans de ASF, Le revenant (1976), La grève des bàttu

* Département de langues et littératures étrangères, Virginia

Tech (Virginia Polytechnic Institute and State University),Blacksburg, Virginie, États-Unis d’Amérique.

1 Roland Barthes. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964, p. 265.2 Josias Semujanga. « Et Présence Africaine inventa une

littérature ». Présence Africaine. 156, 1997, p. 17-34.3 Cité par J.M. Berstein. The Philosophy of the Novel.

Minneapolis : UMP, 1984, p.46.4 Nous utiliserons cette abréviation (ASF) du nom d’Aminata

Sow Fall tout le long de ce texte.5 Susan Gasster. CLA Journal. 35.3, 1992, p. 275-287, p. 275.

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(1979), L’appel des arènes (1982) et L’ex-père de la nation (1987)6.L’auteur souligne que le roman de mœurs représente un mondecomplexe, cependant « It is a world in which conflict can be resolved,in which virtue means reasonable, measured human conduct7. » C’estlà une recherche de valeurs authentiques dans un mondeinauthentique.

La société du roman de mœurs est par essence problématiqueet aliénée. Elle correspond à cet égard à celle des romans de ASF dansla recherche de nouvelles valeurs, de nouvelles expériences et denouvelles pratiques ; car l’œuvre de ASF représente plusieurs formesd’aliénation de la société sénégalaise après l’indépendance.Cependant l’esthétique romanesque de ASF se distingueparticulièrement par la survivance dans son écriture romanesque deformes d’expression caractéristiques de la littérature traditionnelleorale d’une part, et d’autre part, par la revalorisation de la philosophiewolof8 dans l’action de ses romans. Notre étude démontre cetteinfluence de la tradition orale dans la configuration narrative etsémantique des récits d’ASF. Au niveau de la forme, elle adapte dansses romans des genres, des motifs et des procédés narratifs qui sontcalqués sur la littérature traditionnelle. Au niveau de la fonction, ASFrevalorise la pensée wolof par la production d’un ethnotexte quiintroduit de multiples références à l’oralité sous la forme de

6 Il faut ajouter aux quatre romans cités Le jujubier du

patriarche (1993) et Douceurs du bercail (1998) pour uneliste complète de la production romanesque de l’auteur.

7 Gaster, ibid., p. 275.8 L’ethnie wolof constitue la majorité de la population

sénégalaise et le wolof est une sorte de linga franca auSénégal.

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proverbes, de dictons et de syntaxes wolof9 qui émaillent son textefrançais.

Emprunt du schéma structural des contes

Alain Ricard10 et Eileen Julien11 ont cherché à démontrer quele discours africain sur l’oralité est motivé surtout par l’emprise dumythe d’authenticité qui anime la plupart des critiques africanistes. Cediscours, selon les deux critiques, ne tient pas en considérationl’impossibilité d’inscrire l’oral dans l’écrit. De même Sémujangaexhorte les critiques africanistes à se méfier « d’une certainevalorisation des seules formes esthétiques de l’Afriquetraditionnelle12 » puisque le roman est un genre transculturel etintergénérique et que le roman africain tel qu’il nous apparaît à nosjours, emprunte des motifs du roman occidental et adapte égalementceux de la tradition orale africaine. Amadou Koné insiste quant à luisur la nature de ces influences africaines en analysant le contexte de lanaissance du roman africain. L’auteur montre qu’après la Traite et lacolonisation, et l’éclatement des structures communautaires qui en

9 Nous sommes bien conscients du fait que le langage

romanesque tel que l’a défini Bakhtine est transculturel :Bakhtine pose d’abord que « le roman pris comme un tout,c’est un phénomène pluristylistique, plurilingual,plurivocal » (Esthétique et théorie du roman : 87). C’est unegrave erreur pour la stylistique de considérer l’œuvreromanesque dans son entier comme un « monologued’auteur clos, se suffisant à lui-même et n’envisageant au-delà de ses bornes qu’un auteur passif ‘ »(97). La spécificitédu discours romanesque, c’est qu’il est traversé de “discoursétrangers” à l’intérieur d’un même langage (dialogisationtraditionnelle), parmi d’autres “langages sociaux”, au seind’un même langage national, enfin au sein d’autres« langages nationaux, à l’intérieur d’une même culture,d’un même horizon socio-idéologique » (99). Voir Koné,Amadou. Des textes au roman moderne. Frankfurt : Verlagfür Interkulturelle Kommunikation, 1993, p. 61.

10 Littératures d’Afrique noire. Paris : Karthala 1995.11 African Novels and the Question of Orality. Bloomington :

Indiana UP, 1992.12 Josias Semujanga. Dynamique des genres dans le roman

africain. Paris : L’Harmattan, 1999, p. 20.

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suivit, la référence à la culture africaine13 devient un élément del’esthétique romanesque et un moyen de lutte indispensable à lasurvie de l’individu :

Le roman ouest-africain actuel correspond, dans sa formeet dans son contenu, aux structures mentales de l’Africainde transition qui affectivement reste attaché à la culturetraditionnelle et dans la pratique tente de créer – il y estobligé – une nouvelle culture14..

Cette référence à la culture africaine prouve qu’écrire en français neveut pas dire abandonner les valeurs culturelles africaines. FernandoLambert a examiné ce processus de la création littéraire et le décritcomme une anthropophagie culturelle ou une décolonisation du textelittéraire africain15.

En considérant l’adaptation de l’esthétique de la littératuretraditionnelle dans l’œuvre de ASF, nous ne cherchons pas àenvenimer le débat concernant l’influence de la tradition orale sur le 13 Il ne faut pas perdre de vue le fait que nous vivons toujours

dans une période de transition dans toute l’Afrique noire. Etsi la culture officielle et dominante, c’est bien la culturemoderne inspirée de la culture occidentale, dans laconscience des écrivains et même d’une grande majorité dela population, c’est la culture traditionnelle qui estsocialement et psychologiquement la plus importante. VoirKoné, Ibid., p. 26.

14 Ibid., p. 20.15 C’est donc à partir de leur point de vue d’Africains qu’ils ont

dévoré l’autre, i.e. le blanc et les valeurs nouvelles que celui-cileur apportait. Ce processus de dévoration est identifiable dansla production littéraire négro-africaine. Le premier degré del’anthropophagie, dans cet ordre, se manifeste par lephénomène de la friction des textes. La rencontre se fait bienentendu entre deux pratiques du texte, le texte oral africain etle texte français écrit. Ces deux modèles de récit se trouventdans un rapport dynamique. Le texte littéraire africain enlangue française qui est produit dans ces conditionsparticulières, possède ainsi des caractéristiques que les critèresde la critique européenne n’ont pas réussi à décrire de façonsatisfaisante, parce que le modèle européen n’est pas le seulmodèle de référence. Cf. « Anthropologie culturelle etdécolonisation du texte littéraire africain ». Canadian Journalof African Studies. 22, 2, 1988, p. 292-300.

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roman africain, nous nous intéressons uniquement à la démonstrationet à l’explication d’une influence artistique africaine – et nousreconnaissons qu’il y en a plusieurs – sur la poétique romanesque decet auteur. ASF comme les autres écrivains du continent s’exprimantdans des langues européennes révèle une dualité esthétique dans sonexpression romanesque. Nous sommes convaincus que la critique quis’attarde sur le postulat essentialiste de l’africanité des œuvres,comme celle qui s’attarde sur celui de son européanité, réduit leurslois génériques et altère leur système de signification en les enfermantdans des canons rigides et fixés d’avance. Cependant, comme lesouligne si bien Sémujanga, « transculture et transgénérique nesignifient nullement absence de cultures nationales ni de genreslittéraires » (1999 : 192). Il faut, à la suite de Thomas Melone,privilégier la réinsertion du texte dans le contexte16 pour mieuxvalider le caractère transnational et transethnique de la littératurecomme production artistique symbolique.

Janheinz Jahn, qui a étudié les sources traditionnelles de lalittérature africaine moderne, estime qu’ « il faut chercher quels topoi,quelles idées et quelles caractéristiques de style ont ou n’ont pas leurorigine dans des traditions et des civilisations strictement africaines17.» Voilà pourquoi, en soulignant que le passage de l’oralité à l’écrituremarque une rupture, Koné18 se demande si cette rupture évacue toutesles traces de l’oralité dans le roman africain. La réponse à cettequestion est un non retentissant dans la mesure où les avatars de latradition orale se reflètent dans le roman africain moderne au niveaude sa forme - et aussi de sa fonction - comme nous allons le voir chezASF.Dans la plupart des romans de ASF l’énonciation s’appuie surl’extravagance, le comportement excessif, ou les défauts d’un ou de

16 Il faut penser avec Thomas Melone que le moment est venu

de s’associer dans nos travaux au mouvement profond deréinsertion du texte dans le contexte, de l’artiste dans lemilieu dont il est le produit, de l’œuvre en tant que vision dumonde dans un système général de valeurs de civilisationsqui fondent le monde. Voir Mouhamadou Kane. « Sur les‘formes traditionnelles’ du roman africain ». Revue delittérature comparée. XLVIII, 3 et 4, 1974, pp 536-568.

17 Manuel de littérature néo-africaine, du 16ème siècle à nosjours, de l’Afrique à l’Amérique. Paris : Éditions Resma,1969.

18 Ibid., p. 16.

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plusieurs personnages qui s’opposent à un comportement raisonnable,présenté comme modèle de « reasonable, measured human conduct». Elle construit ainsi une structure dualiste où le héros négatifs’oppose à un héros positif en s’inspirant de la structure du conteafricain de type I, ascendant et/ou de type II, descendant. Cettestructure se présente comme une syntaxe minimale qui formalise lediscours du récit traditionnel et décrit ce que Denise Paulme appelle laprogression d’une situation initiale de manque à la négation de cemanque19 ou vice-versa. Chez ASF l’adaptation du schéma narratifdes récits traditionnels suit un modèle d’emprunt qui mélangeaisément les formes et les structures du conte traditionnel. En effet, aulieu de présenter un récit qui reproduit exactement les structurestraditionnelles d’un seul type de conte, dans les romans d’ASF, nousconstatons un mélange de procédés narratifs imitant plusieurs types decontes. Cette parodisation dans les récits de ASF s’explique par la

19 Un grand nombre de contes africains peuvent être

considérés comme la progression d’un récit qui part d’unesituation initiale de manque (causé par la pauvreté, lafamine, la solitude ou une calamité quelconque) pouraboutir à la négation de ce manque en passant par desaméliorations successives. La démarche inverse est moinsfréquente [ce qui implique qu’elle existe] où le conte débutepar une situation stable qu’un événement quelconque (leplus souvent une faute du héros) vient troubler ; d’où unerupture d’équilibre qui se traduira par la punition, […] Nousdistinguons ainsi déjà deux types de contes, ascendant etdescendant. Mais rien n’empêche que le cycle soit parcouruen entier, l’équilibre rétabli après que le coupable a reconnuson erreur et subi sa punition. Il arrive encore que lemanque initial, comblé dans un premier temps, soit suivid’une catastrophe. Dans un cas comme dans l’autre, l’étatfinal, qu’il se traduise par une récompense ou un châtiment,ressemble à l’état initial mais sans se confondre avec lui :dans un sens ou dans l’autre, il y a eu progression. Il y adonc deux sortes d’épisodes dans un récit : ceux décrivantun état (d’équilibre ou de déséquilibre) et ceux décrivant latransition de l’un à l’autre. (135) Cf. Denise Paulme.« Morphologie du conte africain ». Cahiers d’étudesafricaines . XII,1, 1972, p. 131-163.

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caractéristique protéiforme20 de la narration. D’aucuns, commeLaurent Jenny, pensent qu’il serait maladroit de mêler des structuresqui relèvent du code avec celles qui relèvent de sa réalisation21, maiscomme le précise Amadou koné, « il s’agit pour le romancierd’imiter un modèle ou un aspect d’un modèle de compétencegénérique. Nous nous trouvons dans l’opération que Genette aappelée hypertextualité.22 » Cette notion d’hypertextualité23 telle quesoulignée par Koné permet donc de parler de rapport intertextuel entreles textes romanesques de ASF et le conte24 africain.

Le Revenant25 illustre parfaitement l’emprunt de la structuredu conte de type I, ascendant et du type II, descendant. Dans ceroman, Yama et Bakar cèdent au pouvoir de l'argent et à ladépravation des cérémonies traditionnelles et adoptent par conséquentune conduite déraisonnable et immodérée, contraire à l’attitudevertueuse que la morale prescrit. Ils sont frère et sœur et vivent dans

20 « Comme la narration, tant dans l’Histoire que dans le

roman ou le conte, est protéiforme, il s’agit de souligner lesinterférences, les ressemblances et les divergences entre cestrois types de récits comme autant de techniques que leroman utilise » (Sémujanga 1999 : 55).

21 Jenny, Laurent. « La stratégie de la forme ». Poétique. 27,1976, 257-280, p. 264.

22 Koné, ibid., p. 125.23 « Comme l’explique Genette dans le cas de l’hypertextualité,

la dérivation du texte B (hypertexte) d’un autre textepréexistant A (hypotexte) peut être de “l’ordre descriptif etintellectuel, où un métatexte “parle” d’un autre texte” (12).Dans ce cas, B évoque plus ou moins manifestement A, sansnécessairement parler de lui et le citer. B peut mêmesimplement imiter tel des caractères de A qui peut être uncode de genre et négliger les autres aspects du textesource. » Voir Koné, ibid., p. 125.

24 Les contes représentent un genre privilégié, riche d’unecharge significative intense, si l’on considère qu’ils sontcomme l’avatar populaire – et pédagogique – des mythes.Voir, Christiane Seydou, « Recherche en littérature oraleafricaine », Cahiers d’études africaines, XII.1, 1972, pp. 5-11,p. 7.

25 Aminata Sow Fall. Le revenant 3ème édition. Dakar :NEAS, 1982. Toutes nos références sont tirées de cetteédition.

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une famille très pauvre qui a immigré dans la capitale du pays enespérant mener une vie meilleure comme la plupart des gens quel’exode rurale a amenés en ville. Le cadre de vie restreint de Yama etBakar, dans l'espace et dans leurs possibilités, reflète le dénuementextrême dans lequel toute la famille évolue et reproduit un motif duconte ascendant, une situation initiale de manque causé dans ce cas-cipar la pauvreté :

Il est vrai que Tante Ngoné était brave, mais elle avait dumal à tout ranger dans cette pièce, et pourtant il le fallaitbien. […] C'est pourquoi, à la tombée de la nuit, même lesfourneaux, les "baignoires", les mortiers et les pilonstrouvaient une place dans un coin de la baraque. Il en étaitainsi depuis plus d'une dizaine d'années que, quittant leurNdiambour natal, le père Oussèye, tante Ngoné, Yama etBakar âgé d'un peu plus de quatre ans, avaient débarqué àNdakaarou Dial Diop [Dakar]. (24)

Cette misère constitue la toile de fond sur laquelle le narrateurprésente Yama et Bakar décidés à rehausser le statut social de leurfamille qui « arrivait péniblement à subsister » (20). Yama se sert desa beauté comme d’un adjuvant pour gravir les échelons de sa société,et Bakar utilise la ruse du malhonnête en détournant beaucoupd’argent de la poste où il travaille26. Yama « aimait le faste et larenommée. C'était sa seule revanche sur le passé ; c'est pourquoi elleentretenait cette foule innombrable qui assiégeait sa demeure dumatin au soir » (40). En effet, Yama était devenue une diriyanké, unecourtisane, une femme du monde :

Yama Diop était une grande ‘diriyanké’ connue pour sagrande beauté qui lui avait valu de devenir l'épouse d'ElHadji Amar Ndiaye, le richissime commerçant à qui il luiarrivait de distribuer en une nuit jusqu'à cinquante millefrancs à des flagorneurs (36).

26 Il semble bien que Yama et Bakar reproduisent exactement

l’itinéraire du héros dans le conte traditionnel car comme leprécise Paulme : « Il y a deux sortes d’épisode dans un récit: ceux d’écrivant un état (d’équilibre ou de déséquilibre) etceux décrivant la transition de l’un à l’autre […] Ainsil’amélioration de la situation initiale résultera aussi bien del’ingéniosité du héros que d’une épreuve qu’il surmonte seul,soit par son courage, soit par une ruse. » Cf., Paulme, ibid.,p. 135-136.

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Elle avait compris que les qualités humaines ou « le passé glorieuxet le rôle historique des ancêtres » (35) ne comptaient plus dans unesociété où l'argent ouvrait toutes les portes. Il s'agit alors de misersur la maîtrise de la dynamique sociale et de l'utiliser à fond : « avecle bouleversement des structures sociales, une puissance nouvelleavait été créée et faisait concurrence à celle qui, jusque-là, s'étaitconsidérée comme seule digne d'égard » (34). Consciente de lavaleur de l'argent dans la société, Yama l'utilise avec tact àl'occasion des cérémonies de mariage, de baptême ou deréjouissance pour impressionner les membres de son entourage, deson quartier et même le tout Dakar qui est toujours à l'écouted'extravagances de cette sorte pour applaudir. C'est d'ailleurs cettenouvelle fortune qui permet le mariage de Bakar à Mame Aïssa dontla famille ne savait de Bakar qu'une chose, qu'il était le frère deYama. Pour fêter la naissance du premier enfant de son frère, Yamaorganise une grande cérémonie et distribue des billets de banque àgauche et à droite sans compter. « On n'avait jamais vu cela.Décidément, Yama avait battu tous les records » (41). Cecommentaire du narrateur est significatif car il fait ressortir l'idée decompétition qui va avec la cérémonie. Alors que traditionnellementla cérémonie du baptême de l'enfant était liée à la pratique religieuseet culturelle, dans le Sénégal de Yama, l'idée est de battre tous lesrecords durant ces cérémonies : il faut donner avec générosité auxyeux de tout le monde, il faut s'habiller mieux que tout le monde, ilfaut paraître.

Bakar est la copie conforme de sa sœur dans ce besoin de sehisser au plus haut sommet de cette hiérarchie sociale basée surl’argent. Il réussit à gravir rapidement les échelons dans le cadre deson travail.

À force de lectures et d’examens professionnels, il avaitgravi plusieurs échelons. L’ancien facteur était devenul’un des facteurs les plus compétents et c’est lui quis’occupait de toutes les opérations relatives aux chèquespostaux (29).

Son statut de fonctionnaire à la poste et son salaire ne lui permettentpas cependant de mener le train de vie qu'exige l'image que sa sœurveut projeter de sa famille à travers la ville. Bakar se sent obligé demener un train de vie à la hauteur du nouveau statut social de Yama.Il cède à la tentation de la richesse facile et fait un détournement defonds aux chèques postaux où il travaille. « Il habitait maintenant à

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la Gueule-Tapée, non loin de soumbédioune, dans une grandemaison en dur, propriété de Amar qui en avait cédé uncompartiment de trois chambres à ses beaux-parents » (28).L’ascension sociale de Yama et Bakar a mené la famille de leurpetite maison du quartier pauvre de Colobane à la Gueule-Tapée, lequartier des grandes familles dakaroises. En un temps record, Yamaet son frère ont réussi à tourner la page sur la pauvreté qui était lamarque de leur famille :

Elle se mit à faire l’inventaire de sa famille. Le pèreOussèye n’était plus menuisier, il exploite un magasin detissus. La mère Ngoné, brave femme qui a dignement élevéses enfants dans le silence et le respect de son mari,jouissait maintenant des fruits de sa peine. […] Fantaavait obtenu son certificat d’études primaires, […] étaitmariée à un inspecteur des douanes et le moins qu’onpouvait dire est que sa situation matérielle était aisée.Bigué, la plus jeune, venait tout juste d’avoir son B.E.P.C.et allait entrer à l’école des sages-femmes. (35)

La réussite matérielle de la famille ne tarde pas à être ternie par laconséquence des actes qui l’avaient haussée si haut si vite. En effet,Bakar entraîne toute sa famille dans sa chute à cause de son crime :« Bakar fut condamné pour faux et usage de faux, et pourdétournement d'une somme de douze millions de francs » (45). Cettecondamnation lui ôte l'estime de sa sœur qui ne tient pas à voir sabonne réputation ternie. « Partout on ouvrira le ‘dossier’ BakarDiop qui deviendra inéluctablement au fil des discussions, le‘dossier Yama Diop’ » (48). À sa sortie de prison, au bout de cinqans, il se voit rejeté par presque tous ses amis et plusparticulièrement par Yama. Elle profite de la présence non désiréede Bakar à une fête qu'elle organise pour l'humilier devant tous sesinvités. En décidant de se venger de sa sœur et de la société qui lerejette depuis qu'il a tout perdu, Bakar choisit de disparaître en sefaisant passer pour mort. Le soi-disant décès de son frère est uneautre occasion pour Yama d'occuper encore le devant de la scène enfaisant lire un long communiqué à la radio. « Ce matin-là, il n'y eutpoint d'autre information. La nouvelle du décès de Bakar occupa àelle seule les trente minutes consacrées à l'émission quotidienne dumatin » (116). Yama que toute la ville connaît organise lesfunérailles de son frère qu'elle méprise pourtant. Bakar survient aumilieu de la cérémonie et prend tout l'argent collecté à l'occasion deses propres funérailles, causant une confusion générale. Les actionsde Bakar et de Yama mènent finalement à la ruine totale. Yama

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devient folle en revoyant son frère qu'elle croyait mort. Ce dernierne s'en sort pas non plus parce qu’il est obligé de se séparer de sacommunauté et de sa famille. Cette conclusion reproduit la structuredu conte traditionnel dans la mesure où Paulme souligne que :

Il arrive encore que le manque initial, comblé dans unpremier temps, soit suivi d’une catastrophe. Dans un cascomme dans l’autre, l’état final, qu’il se traduise par unerécompense ou un châtiment, ressemble à l’état initialmais sans se confondre avec lui27.

La construction de l’histoire de Yama et Bakar suit un schéma quireproduit la structure du conte traditionnel dont la fonction sociale estdidactique. Le message de ce roman de mœurs est clair :

Quand je suis revenue de Paris, j’ai trouvé que cela avaitchangé. Vous savez qu’entre temps, il y avait eu lesindépendances, il y avait eu l’émergence d’une certainebourgeoisie bureaucratique et le sens même de l’argentavait changé. Et le sens-là, c’était qu’on se paradait. Il yavait pas mal de voyez-moi. C’est moi qui suis puissant. Sij’ai de l’argent, je suis quelqu’un ; celui qui n’a rien, iln’est rien. Je me suis dit que cette perception par rapport àl’argent déshumanise et j’étais très choquée par ladéshumanisation de la société28.

Ce message est d’autant plus clair que le roman oppose la conduitede Yama et Bakar à celle de Sada, l'ami, dont la conduiteimpeccable permet de juger le haut degré d'aliénation de ces deuxpersonnages :

Il [Sada] observait souvent ses connaissances et nepouvait pas s'expliquer cet esprit de concurrence qui lesanimait. Tel s'endettait jusqu'au cou pour meubler samaison au-dessus de ses moyens, acheter des bijoux etengager des sommes inouïes pour les toilettes de safemme, non par amour, ni même par désir sincère defaire le bien, mais parce qu'il croyait par là se faire

27 Paulme, ibid., 135.28 Ces propos de ASF sont tirés d’une interview qu’elle nous a

accordée le 30 juin 2000 au Centre Africain d’Animation etd’Échange Culturels à Dakar. Cette interview sera publiéedans le numéro d’automne 2001 du Literary Griot.

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respecter en montrant qu'il n'était pas de moindre méritepar rapport à d'autres qui avaient fait la même chose.(38)

Sada est resté l'ami fidèle de Bakar quand tous les autres luiont tourné le dos. C'est lui qui allait le voir en prison, c'est lui qui leréconfortait quand sa femme l'a délaissé à cause de sonincarcération, c'est lui seul qui continuait à le fréquenter à sa sortiede prison. Sa constance, sa sincérité, sa lucidité et son honnêteté,toutes ces caractéristiques qui manquent à Bakar et à Yama, en fontla conscience morale du roman. Il se présente comme le seulpersonnage crédible et réaliste dans Le revenant. La présenceconstante de Sada auprès de Bakar confère ainsi à l’œuvre unestructure dualiste en faisant du personnage l’exemple de «reasonable, measured human conduct » en opposition à Yama etBakar qui sont des héros négatifs.

REVALORISATION DE LA PENSÉE WOLOF

Le débat sur la philosophie africaine29 ne date pasd’aujourd’hui puisque la juxtaposition de la raison discursive del’Européen à la soi-disant raison intuitive de l’Africain a déjà ouvertun débat épistémologique où se sont fait remarquer d’éminentsafricanistes comme Alexis kagamé et R.P. Tempels. Les détracteursde la validité d’une philosophie ou pensée africaine s’appuient sur despréjugés raciaux et sur l’oralité des cultures africaines pour défendreleur thèse sur l’absence d’une épistémè africaine. Mais comme lesouligne Assane Sylla, qui soutient que la philosophie n’est qu’unproduit de la pensée et non la condition de la pensée, « l’absenced’écriture ne signifie pas absence de réflexion30. » Sylla rappelled’ailleurs que Socrate, le père de la philosophie occidentale, n’a écritaucun ouvrage et que nous connaissons sa pensée grâce aux œuvresde ses disciples : Platon, Xénophon, etc31. Il démontre ainsi quel’écriture est un moyen de diffusion et de conservation de la pensée etnon la condition sine qua non d’existence de la pensée. Assane Syllacite à ce propos la pertinente remarque de Jaspers : 29 Sur la question de l’homogénéité culturelle de l’Afrique

noire, voir Cheich Anta Diop. L’unité culturelle de l’Afriquenoire. Paris : Présence Africaine, 1960.

30 Assane, Sylla. La philosophie morale des wolof. Dakar :IFAN, 1994, p. 19.

31 Sylla, ibid., p. 19.

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L’homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elleprésente, partout et toujours, sous forme publique, dansles proverbes traditionnels, dans les formules de lasagesse courante, dans les opinions admises, comme parexemple dans le langage des encyclopédistes, dans lesconceptions politiques et surtout, dès le début del’histoire, dans les mythes. On n’échappe pas à laphilosophie32.

La pensée africaine est orientée sur l’être et la vie ; c’estpourquoi elle ne s’est pas déployée sur le mode philosophique33. Cequi revient à dire que « la pensée africaine n’est pas une philosophieau sens occidental, mais une manière de penser, une vision complètede l’individu au sein de sa société et dans le monde34. » La mêmeconception de la pensée africaine est reprise par Makouta Mboukou :

Les proverbes, les dictons, les chansons constituent lefondement de la pensée africaine. Et les écrivains lesretrouvent spontanément, soit en les recréant, soit en lestranscrivant d’après le fond traditionnel35.

Voilà pourquoi nous jugeons utile d’engager une réflexion sur lapensée et l’éthique de la tradition wolof telles qu’elles se présententdans l’œuvre de ASF.

Abordant la question de l’influence occidentale sur le romanafricain, et notamment sur Un nègre à Paris de Bernard Dadié, Konésouligne que le fait de s’inspirer du modèle générique occidental n’apas empêché Dadié de créer un narrateur qui rappelle le conteur

32 Sylla, ibid., p. 19.33 Le discours de type philosophique suppose une rupture, un

certain recul, une distinction vis-à-vis de son objet, c’estpourquoi Ndaw soutient que la pensée africaine « adhère sicomplètement à son objet qu’elle n’éprouve guère le besoinde se critiquer et de se fonder. Elle évite, par là, de tomberdans un subjectivisme qui conduirait irrémédiablement àl’idéalisme, ou dans un objectivisme aboutissant aumatérialisme. » Voir Alassane, Ndaw. La pensée africaine.Dakar : NEAS, 1997, p. 248.

34 Ndaw, ibid., p. 54.35 Makouta Mboukou, J.P.. Introduction à l’étude du roman

négro-africain de langue française. Dakar : NEA, 1980, p.154.

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traditionnel africain avec ses tics, ses proverbes, ses devinettes36.L’œuvre de ASF témoigne aussi de cette influence traditionnelle carles proverbes wolof participent du contenu sémantique et idéologiquedu récit et constituent, avec l’introduction, dans le texte, de motswolof37, les éléments constitutifs de la production de l’oralité feinte,l’ethnotexte, qui est un effet de l’interférence linguistique, voireculturelle. Selon Mohamadou Kane, l’efficacité du discours africainse mesure par sa référence à l’expérience des anciens, au passé dugroupe social, à un ensemble de valeurs morales dont les proverbesconstituent l’expression la plus belle, la plus profonde38. Une telledescription de la fonction discursive du proverbe explique l’usagequ’en fait ASF dans son œuvre romanesque.

Dans Le revenant trois proverbes, cités à différents endroits dutexte, commentent indirectement l’orientation morale du récit39 : Bañgàcce nangu dee, pas la honte, plutôt la mort (31) ; Àddina neexul, lavie réserve des surprises (32) ; et Nit nit ay garabam, l’homme est leremède de l’homme (109).

Le premier proverbe, Bañ gàcce nangu dee, joue le mêmerôle que la finale initiale du récit40 traditionnel puisqu’il explique lamorale de l’honneur chez les wolof. Ainsi le récit de ASF est unedramatisation de son discours sur l’honneur à travers les actes et les

36 Koné, ibid., p. 36.37 La traduction de type interlingual, est celle qui se manifeste

dans le texte chaque fois que l’auteur introduit un motétranger wolof dans le texte, et qu’il est obligé de traduirepour le public non wolof. Voir Alioune Tine. « Pour unethéorie de la littérature africaine écrite ». PrésenceAfricaine. 33-134, 1985, pp. 99-121, p. 120.

38 Kane, ibid., p. 564.39 Lorsqu’on écrit un roman de mœurs qui prétend donner

une image tant soit peu fidèle d’un milieu, on est obligé des’appuyer sur quelques unes des caractéristiquesfondamentales de la conscience collective de ce milieu. VoirSylla, ibid., p. 182.

40 La finale initiale ou la dialectique du conte est un procédélargement répandu en Afrique Noire qui consiste à énoncer,dans la partie initiale ou plus souvent à titre de conclusion,des remarques qui, sous une forme abrégée et d’allureproverbiale, disent ce dont le récit a été (ou sera) la formedéveloppée, l’explication. Voir Mamoussé Diagne.« Civilisation de l’oralité et dramatisation de l’idée ».Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines deDakar. 11, 1991, pp. 7-31, p.15.

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paroles de plusieurs personnages. Dès le début de l’histoire TanteNgoné dit à Bakar qui est sur le point de commencer son emploi auxchèques postaux : « Bakar, que le bon Dieu te vienne en aide.Occupe-toi bien de ton travail. Fais ce qu’on te dit, ne fais pas ce quit’est interdit41. N’aie aucun commerce avec ceux qui ne te conseillentpas le bien » (21). Il semble que les propos de la mère de Bakarportent une valeur prémonitoire étant donné le comportement deBakar dans le récit. Tange Ngoné rappelle ainsi à son fils les vertuscardinales de la bonne conduite morale. La conséquence d’uneconduite irrespectueuse des convenances sociales est la honte ougàcce en wolof. La honte ne va pas avec le sens de l’honneur, unevaleur fondamentale de la société wolof :

Le sens de l’honneur, le jom, qui, chez lui [le citoyenwolof], constitue la qualité première et fondamentale surlaquelle toutes les autres qualités morales viennent segreffer, lui dicte en toute circonstance le refus de la honteet la pratique du bien qui l’honore42.

Eviter le déshonneur coûte que coûte semble être la devise de lasociété wolof. Dans Le revenant, les nombreuses références àl’honneur et/ou au déshonneur participent du discours métatextuel surl’honneur.

Yama ne pense qu’à sauvegarder l’honneur de sa famillequand elle convoque la réunion familiale après l’arrestation de Bakar :« Tout, sauf la prison. Ce serait un grand déshonneur pour nous tous.Faisons tout ce qui est de notre pouvoir pour rembourser l’argent »(46). Mais comme Bakar n’échappe pas à la prison, la colère de Yamaet sa décision de rompre avec ce frère encombrant sont motivéessurtout par son souci de l’honneur familiale : « Voilà le pétrin où ilnous met ! Sa honte, il l’essuiera tout seul. Oser « salir notre peau »,ternir notre réputation… » (48). De même, en donnant la main de safille à Bakar, la famille de Mame Aïssa voulait sauver son honneur enface du traitement respectable que Bakar et sa sœur Yama onttémoigné à toute la famille à travers tous les cadeaux qu’ils ontdonnés. C’est pourquoi Adja Dabo, la mère de Mame Aïssa ditqu’ « il s’agit de sauver notre honneur , Bakar est bien élevé, et chezlui, je suis sûre que Mame Aïssa ne manquerait de rien » (36). Notonsaussi que le fait de donner leur fille, qui est encore jeune, en mariageleur évite le risque d’avoir à faire face à une grossesse non souhaitée,car, comme le précise Adja Dabo à son mari, le père Oussèye, « sidemain un malheur arrivait à propos de Mame Aïssa, songe à quelle

41 Nous soulignons.42 Sylla, ibid., p. 177.

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honte, à quel scandale nous serions confrontés » (36). Ironiquement,c’est le fait de vouloir sauvegarder son honneur qui entraîne la famillede Mame Aïssa dans le déshonneur où elle se retrouve avecl’arrestation de Bakar. Ce qui fait dire à père Oussèye : « Tu ascompté sur l’argent et maintenant tu nous fais récolter ledéshonneur » (56). D’autre part, si Bakar le détenu, accorde le divorceà sa femme que sa famille exhorte à couper son lien matrimonialdéshonorant, c’est justement pour sauvegarder une certaine idée del’honneur, du jom, car comme le commente Sada, « tout homme a sadignité, son “jom” à sauvegarder. Au fond, il a raison. Pourquoijouer les maris indésirables et ridicules ? » (69). Il semble donc queles actions de plusieurs personnages dans ce roman soient guidées parl’idée qu’ils se font de leur honneur. Ils évitent tous la honte, gàcce, àlaquelle ils préféreraient la mort. Mais la véritable portée du proverberéside dans la critique sévère que le roman fait sur les mœursperverties de leur signification et fonction sociales et qui poussenttoute cette population du roman à vouloir sauver l’honneur coûte quecoûte au point de tomber dans des pratiques déshonorantes. Yama etBakar ont commis des erreurs à cause de leur avidité et de leur foi enl’argent qu’ils croyaient capable de les couvrir de dignité et derespect. De même, la famille de Mame Aïssa misait sur l’argent enacceptant de marier leur fille à Bakar. L’image qui se dégage de cespersonnages qui ont cédé à la facilité et au conformisme, en croyantainsi sauvegarder leur honneur, est celle de personnages plutôtirresponsables. Cette irresponsabilité nie toute valeur morale dansleurs actions selon l’éthique wolof43. En effet les excès quicaractérisent le comportement de la plupart des personnages dans Lerevenant est véritablement l’object de la critique de l’œuvre de ASF.C’est pourquoi le surnom de Mbeur [lutteur] que Bakar donne à sonami Sada est significatif. Ce terme connote l’esprit de résistance,l’idée de jom, de courage qui caractérise le comportement de Sadadans ce roman. La force physique est ainsi métaphoriquement liée à laforce morale. Il faut être fort et résister à toute action menant à lahonte, gàcce. La capacité de résister est nécessaire car comme lesouligne le second proverbe, Àddina neexul : La vie réserve des 43 Ceux qui se situent mal par rapport aux autres, qui

comprennent mal la vraie, la légitime dignité, ce sont ceux-làqui croient qu’il suffit de dorer la façade et se laissententraîner dans des conduites irrationnelles sous prétextequ’il faut sauver l'honneur. Ce sont justement ceux-là quientraînent la corruption des mœurs et des bons principes,soit parce qu’ils sont trop faibles pour résister auxinfluences, soit parce qu’ils sont trop ambitieux et sont eux-mêmes les promoteurs de ces déviations. Voir Sylla, ibid., p.177.

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surprises (32). Littéralement ce proverbe dit que le monde n’est pasagréable. Il souligne de ce fait la difficulté immanente à l’existence :

Écouter les ‘nouvelles’ était son seul moyen de se mettreen contact avec l’extérieur, avec le monde libre etmouvementé. Les informations qui, dès le lever du jour,plongeaient l’homme dans la triste réalité de son destin, nele gênaient plus (53).

Cette perception de la vie appartient à Bakar, le personnage supportde la réflexion existentielle dans l’œuvre. Son expérience douloureusede la vie lui a ouvert les yeux et le dispose à une critique amère decette « sale vie » (88). Son séjour en prison a déclenché une criseexistentielle que Bakar tente de gérer. L’imperfection de ce monde estsi vive en lui que les rares moments où les notes de « khalams et decoras » l’emportent le plonge dans une réflexion platonicienne :

Si l’on m’avait dit que le paradis n’existe pas, je ne lecroirais pas, […] c’est parce qu’on peut trouver à coupsûr, dans un monde qui nous est caché, ces mêmes plaisirs,mais plus consistants, plus durables ; et ce monde, commeDieu l’a fait dire, ne peut être que le paradis. Bienheureux,l’élu qui connaîtra ce bonheur éternel ! (52).

Assailli par la conscience d’un monde sans bonheur durable, Bakarest obligé de recourir aux souvenirs de son enfance. Il oppose ainsison enfance idyllique dans les rues de Colobane, le quartier populaireoù sa famille s’était installée dès son arrivée dans la capitale, àl’image « d’un monde bouleversé » (87) :

Nous étions donc une horde d’enfants. L’école, levagabondage, le sommeil… Notre caractéristiquecommune était la pauvreté. Mais cette vie, nous l’aimionset aujourd’hui que j’y pense, je ne suis pas loin de croireque ce fut le moment le plus heureux de ma vie. (59)

Bakar réintègre mentalement et physiquement ce lieu paradisiaque carà sa sortie de prison il recommence à fréquenter Colobane qui avait vutant de moments heureux de son enfance. Il retourne même dans lamaison de son enfance et se lie d’amitié avec Hélène qui habite dansles mêmes lieux. Bakar fuit ainsi cet univers de la Gueule Tapée quifait partie intégrante d’un monde bouleversé, tant et si bien que leprotagoniste s’écrie : « non seulement bouleversé, mais pourri, c’estpourquoi j’en ai marre, marre de marre de cette vie » (87). L’impactde cette vie sur Bakar n’était pas seulement psychologique car « ildevint rapidement une loque. À quarante-cinq ans il était voûtécomme un vieillard ; (…) il avait effroyablement maigri. Il était

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devenu un fantôme » (98). La crise existentielle que vit Bakar est lasignification référentielle du proverbe Àddina neexul. Cependant, leproverbe s’adresse discursivement au comportement irresponsable quiconsiste à prendre la vie à la légère, à manquer de jom et ne pas sepréparer aux surprises de la vie comme l’a prouvé Bakar par soncomportement délétère sur la morale. Au delà de Bakar, il s’adresseau comportement de tout ce monde qui a rejeté Bakar à cause de soncrime. Tout ce monde qui n’a pas su aider une personne en crise. Misau ban de la société, Bakar n’est plus totalement responsable de sesactes car comme il le sait bien « je n’existe plus pour mon père »(109). L’amertume de l’abandon qu’il éprouve de la part de certainsproches comme Yama sa sœur aînée le pousse au fond du gouffre etl’oblige à cracher son dépit à la face du monde dans un sursaut dedésespoir : « Méprisé, maudit, parce que je suis tombé dans unefaillite où ils m’ont poussé ! Mais je me vengerai ! » (89). Lavengeance que Bakar a dirigée contre sa famille, en se faisant passerpour mort et en revenant lors de ses funérailles, est la conséquence decet abandon auquel s’adresse le troisième proverbe, Nit nit aygarabam : L’homme est le remède de l’homme (109) . En effet lamorale de l’histoire consiste à éviter la punition extrême – ou ladouble punition dans le cas de Bakar - qui n’est pas bénéfique à lasociété. L’esprit communautaire de la société wolof n’autorise pas untel désengagement envers l’autre ; il enseigne une morale sociale dontla finalité est humaine44. L’humanisme de cette perception estessentiel car il constitue un rempart efficace contre la criseexistentielle telle que l’a vécue Bakar. La personne, le groupe et lasociété sont liés puisque la culture africaine en général a uneconception sociale de l’individu45. Cette caractéristique de la penséeafricaine correspond dans son unité à celle de la penséeanthropocentriste wolof que décrit Assane Sylla :

44 Ainsi, durant toute sa vie, et depuis sa plus tendre enfance,

le citoyen wolof est éduqué, loué ou blâmé, non en tantqu’unité isolée, mais en tant que membre d’une société quiattend de lui compréhension et coopération dans la limite deses responsabilités. Société malgré tout indulgente, elle saitaussi, dans une certaine mesure fermer les yeux sur lesfaiblesses des uns et des autres comme l’exige la notion desuturë. Sylla, ibid., p. 175.

45 Il est l’élément d’un ensemble dont il fait intégralementpartie, la société, en dehors de laquelle il ne sauraitconserver quelque consistance ontologique ou axiologiqueque ce soit. Ndaw, ibid., 136.

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L’homme, voilà le problème central de la pensée wolof : leconnaître, chercher à guérir son âme et son corps desinsuffisances dont ils peuvent souffrir, l’habituer dès sonenfance à une morale de l’honneur, du sacrifice, du don desoi, tisser entre les hommes des relations sociales qui,pour contraignantes qu’elles soient, n’en sont pas moinssalutaires pour tous46.

Selon Sylla les penseurs wolofs n’ont pas exposé leurs idéesdans des ouvrages mais l’œuvre de ASF par son adaptation del’esthétique du récit traditionnel oral rassemble les éléments de cettepensée wolof et lui confère une existence scripturaire. Si, comme lesouligne Sylla, parmi les penseurs wolof, les uns se sont distinguésdans l’art de créer des proverbes et des sentences (comme KothieBarma), les autres dans celui de la critique des mœurs (commeNdâmal Gossa)47, Le revenant constitue une œuvre révélatrice de lapensée wolof par excellence.

L’esthétique romanesque de Aminata Sow Fall qui transposedans sa forme narrative et dans son contenu sémantique des traitsmorphologiques et des éléments fonctionnels de la littératuretraditionnelle orale tente de répondre à des besoins que sa stratégie deproduction cherche à combler. Ces besoins sont issus de l’interférenceculturelle, produit de la confrontation de deux ou plusieursconsciences linguistiques et culturelles dans les textes littérairesfrancophones. On peut alors dire qu’en incorporant dans sa techniqued’écriture des éléments de l’univers symbolique wolof, Aminata SowFall révèle clairement l’ancrage référentiel de son œuvre tout encréant une poétique transculturelle.

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