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La revue de théologie des étudiants de l’aumônerie de Sciences Po LE MAL ET LE PARDON N°7 Nov. 2013

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N°2    Avent    2010  

   

La  revue  de  théologie    des  étudiants  de  l’aumônerie  de  Sciences  Po  

LE MAL

ET LE PARDON

N°7  Nov.  2013  

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Équipe Kérygme

Rédacteur en chef : Pierre Adam, 5A

Équipe de rédaction : Vincent Lucas 5A, Clémentine Braillon 5A Sylvie de Vulpillières, Hervé Nicq s.j.

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KERYGME    

1  

Éditorial

e confronter au paradoxe du mal est une nécessité pour tout chrétien. Comment peut-on à la fois croire en un Dieu infiniment bon et tout-puissant, et expliquer la présence du mal, de la souffrance dans le monde ? Ce questionnement est nécessaire si l’on désire rendre l’annonce de la Bonne Nouvelle audible, dans un monde humain marqué par l’expérience

de la souffrance. « Qui est ton Dieu pour avoir laissé mourir mon enfant ? » « Comment puis-je croire dans l’amour quand je vois ceux qui commettent le mal réussir ? » « Pourquoi suis-je soumis à toutes ces tentations mauvaises, pourquoi faut-il faire tant d’efforts ? » « Comment ton Dieu peut-il laisser ces guerres, ces massacres, ces injustices se poursuivre ? » « Pourquoi m’avoir donné la vie ? Je souffre tant. »

Comme nous le conseille Adolphe Gesché1, laissons échapper notre cri de révolte et osons nous engouffrer dans cette absurdité pesante et mystérieuse.

Pour commencer, il semble important de désacraliser le mal. Trop souvent, nous avons tendance à le déifier, à faire du diable un égal maléfique de Dieu. Des termes comme « Prince de ce monde » ou « Satan » peuvent nous amener insidieusement à considérer le mal comme une sorte de dieu.

Malgré un caractère fascinant évident, l’expérience du mal, même le plus absolu, nous dévoile au contraire son irréductible banalité. C’est la grande découverte d’Hannah Arendt lors du procès Eichmann. Seul le bien est radical nous dit-elle2. Ce constat rejoint celui de Simone Weil qui nous parle pour sa part de monotonie : « Le mal imaginaire est romantique, varié ; le mal réel morne, monotone, désertique, ennuyeux. Le bien imaginaire est ennuyeux ; le bien réel est toujours nouveau, merveilleux, enivrant3. »

Néanmoins, ce souci de désacralisation ne doit pas nous amener à dénigrer les termes qui permettent de qualifier le démon. L’actuelle modernité, mal à l’aise face à l’irrationnel, a trop vite évacué cette terminologie. Satan n’est certes pas un dieu, mais il demeure Satan. Il est bon de garder cet aspect concret et personnifié du mal que la Bible nous lègue. La Genèse nous parle d’un serpent au jardin d’Éden, d’une « bête tapie » à la porte de Caïn (Gn 4, 7). Et les nombreux exorcismes décrits

                                                                                                                         1 Cf. l’article sur cet auteur p. 12 2 « À l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais ‘‘radical’’, qu’il est seulement extrême (…). Il ‘‘défie la pensée’’, comme je l’ai dit, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa ‘‘banalité’’. Seul le bien a de la profondeur et peut être radical. » ARENDT H., Correspondances croisées 3 WEIL S., La pesanteur et la grâce

S.

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LE MAL ET LE PARDON    

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dans les évangiles nous montrent bien que Jésus ne concevait pas son combat contre le mal comme une lutte abstraite, cantonnée au domaine de l’esprit.

En tout cas, à la lecture des évangiles, une certitude nous anime : Satan ne peut rien contre Dieu. Là où Jésus se trouve, le mal n’a pas sa place4.

Malgré la certitude de la victoire du Bien, le mal continue d’entacher nos vies par sa pesanteur. Il semble marquer5 l’homme d’un sentiment de honte, de faute. La distinction que l’on peut dresser entre mal moral et mal subi (P. Ricœur), péché et souffrance (The Tree of life) ou encore mal de faute et mal-malheur (A. Gesché), ne nous libère pas du lien obscur et profond tissé entre l’expérience de la souffrance et le sentiment de culpabilité. Comme si l’homme ne pouvait se départir d’une logique de mesure, de calcul, de rétribution6. La langue française porte d’ailleurs en elle cette ambigüité : par « mal » elle désigne à la fois l’idée d’une faute opposée au bien et l’idée d’une souffrance physique.

Mais Jésus vient justement nous libérer de cette honte originelle7. Il ose visiter nos ténèbres, même les plus reculées. Cette expérience de la libération - qui est également une expérience de transparence, de nudité devant Dieu - est fondamentale. Elle n’est pas intellectuelle mais touche l’homme dans son entièreté, corps et âme, comme une guérison qui nous imprègne totalement et irradie alentours.

Cependant, la question philosophique et théologique du « pourquoi » demeure. Or, nous l’avons dit, il faut que le chrétien s’y confronte, sans détours.

Rétribution divine, liberté de l’homme, création imparfaite, déchéance de la matière, Dieu faible, démiurge mauvais (gnosticisme). Les étiologies ne manquent pas. Plutôt qu’une cause, nous pouvons pointer un lieu. « Dieu crée l’homme comme la mer fait les continents, en se retirant » écrit Holderlin. Associer la création à un mouvement de retrait nous aide à entrevoir ce lieu où la présence du mal et de la souffrance devient concevable - mais toujours inadmissible. Bonhoeffer nous dit que Dieu « ne veut pas être Seigneur d’un monde mort, d’un monde qui lui serait soumis8 », d’un monde d’animaux murés dans leurs instincts, d’un monde végétal végétatif, d’un monde de matière figé dans son immuabilité et ses lois mathématiques9. Il faut que quelque chose Lui échappe. La Terre ne peut pas être un simple aquarium dont la complexité serait proportionnelle à celle de son possesseur. La passion effrénée de l’humain pour la conquête spatiale devient presque une métaphore pour illustrer cette part de l’homme qui échappe, qui déborde l’homme et son environnement.

En se retirant, Dieu laisse donc un jeu entre la création et Lui. Mais le jeu en valait-il la chandelle ?

                                                                                                                         4 Se rappeler l’autorité de Jésus sur les esprits mauvais, la force sans ambigüité de ses exorcismes. 5 Le signe que Dieu imprime sur le front de Caïn est une belle illustration - presque phénoménologique - de ce sentiment diffus (Gn 4, 15). 6 Cf. à ce sujet, l’analyse des personnages des deux frères dans Lc 15 par Jean-Noël Aletti, décrite dans l’article sur le pardon dans le Nouveau Testament p. 36. 7 Adam et Ève se cachent après avoir croqué le fruit. Dietrich Bonhoeffer décrit ce sentiment de honte qui les poussent à se cacher comme l’expérience première de la conscience dans Création et chute. « Dieu anéantit la conscience » et nous appelle : « sors des reproches que tu te fais à toi même, sors des voiles dont tu t’enveloppes (…) ne te perds pas dans un pieux désespoir (…). Tiens-toi devant ton Créateur ». 8 BONHOEFFER D., Création et chute. 9 Aucun mépris pour la création dans cette phrase. Au contraire, celle-ci, par sa passivité et son obéissance totale à Dieu, nous permet de découvrir un peu de Son infinie beauté.

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Au fur et à mesure que nous affrontons cette question, un sentiment d’absurdité s’affirme lentement et finit par dominer la réflexion. Nous faisons face à une aporie. Au point qu’il devient nécessaire de s’arrêter. Hélas, tant de personnes mettent fin à leur relation à Dieu après cet arrêt ! Il suffit de lire quelques traités sur l’athéisme10 pour mesurer l’ampleur de ce phénomène.

À l’inverse, le croyant qui parvient à surmonter cet arrêt, à vivre « en dépit de »11, témoignera d’une force nouvelle, d’une force libérée des pesanteurs qui plombent le quotidien de l’humanité.

Face à l’absurdité du mal, nous pouvons décider de renoncer au pourquoi. À l’image du Dieu qui se retire pour créer, nous pouvons nous retirer de cette question du pourquoi, nous retirer de notre désir de savoir, de com-prendre (avec toute la maîtrise, le « saisir » que ces mots portent en eux). Peut-être sommes-nous là au cœur de l’expérience première et fondamentale de la non-connaissance de Dieu. Expérience radicale, angoissante de cet infini que notre esprit ne pourra jamais posséder. « Où étais-tu quand je fondais la terre ? Parle si ton savoir est éclairé. » répond Dieu à Job le suppliant (Jb 38, 4). Dieu est toujours au-delà car Il est toujours premier, comme la fleur de l’amandier qui éclot au cœur de l’hiver12.

Ce renoncement n’est pas cantonné à l’intellect. Il porte en lui un détachement bien concret. Il nous mène à une relation à Dieu purifiée, gratuite, dépouillée de toute logique de rétribution, de compensation13. Une relation marquée au contraire par la logique (ou plutôt l’ « illogique ») du don sans attente de retour. Je n’aime pas Dieu parce qu’il me rend heureux/heureuse mais parce qu’il est Dieu et qu’il m’a donné la vie14, sans raison qui me soit accessible.

Pour terminer, il est essentiel d’aborder les attitudes qui peuvent être opposées au mal et à la souffrance. La personne de Jésus rayonne alors par la force et l’originalité de sa réponse, sans commune mesure avec celles échafaudées auparavant. La solution, l’ouverture prônée par le Christ est le pardon, un pardon qui n’est pas l’apanage de Dieu mais devient accessible à l’homme15.

Jésus nous dévoile également un chemin plus radical encore, un chemin tout aussi scandaleux que le scandale du mal. Le chemin de Croix, chemin de celui qui accepte de porter, de souffrir la responsabilité même s’il n’est pas coupable (voire, parce qu’il n’est pas coupable16), nous libérant ainsi du sentiment de faute, de honte qui nous entache.

La réflexion de ce nouveau numéro de Kérygme est structurée en deux parties, liées l’une à

l’autre : la première sur le mal et la seconde sur le pardon. Comme d’habitude, nous vous proposons quelques fenêtres - bibliques, philosophiques, théologiques - sur ces deux sujets très denses, qu’il semble difficile de traiter de manière systématique.

Pierre Adam, 5A

                                                                                                                         10 Par exemple : COMTE-SPONVILLE A., L’esprit de l’athéisme 11 Cf. article sur Paul Ricœur p. 23 12 Cf. « Interview du Pape François aux revues culturelles jésuites », reprenant la vision de Jérémie (Je 1, 11) 13 Cf. la notion de Dieu « bouche-trou » traitée dans l’article sur Bonhoeffer (p. 18), ou encore la notion d’ « imagination combleuse » chez Simone Weil (La pesanteur et la grâce) 14 Paul Ricœur propose justement l’idée que trouver la force de vivre « en dépit de » dépend de notre relation à la vie, perçue soit comme une nécessité, soit comme un don. RICŒUR P., « La souffrance n’est pas la douleur », colloque Le psychiatre devant la souffrance, AFPsy 15 Cf. les trois derniers articles sur le pardon (pp. 36-57) 16 Cf. article sur A. Gesché (p. 12)

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LE MAL ET LE PARDON    

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Sommaire 4

Éditorial 1

1/ Le mal 5 Le mal dans la Genèse 6 Oser crier contre Dieu. Le mal chez A. Gesché 12

D. Bonhoeffer, résistance au mal et abandon à la volonté de Dieu 18 Le mal chez P. Ricœur 23 2/ Le pardon 29 The Tree of life ou le cri de Job 30 Le pardon dans le Nouveau Testament (Lc 15, 11-32) 36 Penser le pardon dans un monde désenchanté. Le pardon chez H. Arendt ou la révolution de Jésus de Nazareth 42 Le pardon au piège du politique 49

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1/ Le mal

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LE MAL ET LE PARDON    

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Le mal dans la Genèse

Sophie Hédon, 5A

Une réflexion philosophique antique sous forme de mythe

e peuple d’Israël, comme les peuples antiques et modernes, se pose des questions sur le monde dans lequel il vit. Il relit son histoire pour y déceler l’action de Dieu, afin de mieux comprendre la création de l’humanité et l’origine de ses apparents

disfonctionnements. Pour ce peuple, si Dieu peut agir dans son histoire propre, c’est qu’il est le maitre de l’histoire : il peut donc généraliser son expérience de Dieu à toute l’humanité. Dans les onze premiers chapitres de la Genèse, cette réflexion prend la forme d’un récit mythique qui utilise des images pour décrire des réalités philosophiques et théologiques. Le récit se trouve donc hors de toute chronologie historique, mais revêt une actualité permanente. Après une transmission orale, il sera mis par écrit entre le VIIIe et le IIIe siècle avant JC, alors que le peuple d’Israël a déjà entendu la Parole de Dieu par de nombreux prophètes qui l’ont aidé à mieux comprendre qui est Dieu.

Pour s’intéresser à la question de l’origine du mal, nous allons nous pencher plus particulièrement sur les chapitres 3 et 4 de la Genèse, qui mettent en scène Adam et Ève dans le fameux passage du « péché originel », puis Caïn et Abel dans une dispute fratricide. Ces personnages sont présentés comme les ancêtres de toute l’humanité, dont nous partageons la même chair. C’est une invitation à nous identifier à eux et nous reconnaitre dans leur comportement et leurs choix. Ainsi, ce que nous appelons communément le « péché originel » n’est que l’image de chacun de nos péchés quotidiens dans la mesure où nous reproduisons à chaque instant de notre vie ce choix de suivre la voie du mal en croquant le fruit. Ce n’est donc pas le récit de la fatalité du mal incarnée dans le péché dont tout homme est marqué par la faute d’un seul, mais belle et bien celui de notre quotidienne soumission à cette force mystérieuse, et des conséquences de celle-ci. Nous nous trouvons en effet devant un paradoxe que nous allons explorer: Pourquoi donc sommes-nous enclin au péché, nous que Dieu a créé « à son image » (Gn 1, 27) ? D’où vient cette force mystérieuse qui nous pousse au péché, dans un monde créé par un Dieu qui n’est qu’Amour ?

L.

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Le mal présent dans la création, préexistant à toute action humaine

Le chapitre 3 de la Genèse s’ouvre avec la mise en scène du serpent, une « bête des champs que Dieu avait faite » (Gn 3, 1). Il fait donc partie de la création, avant même qu’aucun péché n’ait été commis. De même, dans le récit de la dispute entre Caïn et Abel au chapitre 4, Dieu prévient Caïn de la présence du mal avant que celui-ci ait commis le meurtre de son frère, soit avant le péché. On ne peut donc simplement expliquer l’origine du mal dans le monde par le péché de l’homme, puisqu’une forme de mal préexiste au péché. Le mal ne peut donc provenir uniquement du péché de l’homme : quelque chose pousse l’homme au péché. Dans le texte, la motivation du serpent qui prend l’initiative de tenter l’homme dans le but de le détourner de son créateur reste une énigme inexpliquée, comme une réalité mystérieuse qui attire l’homme. À défaut de pouvoir comprendre l’origine du mal, ce texte nous éclaire en revanche sur la manière dont il imprègne le monde, vient s’immiscer dans l’homme pour lui prendre sa liberté. Il nous invite à nous détourner de la question de son origine pour nous tourner vers la compréhension de son fonctionnement au niveau collectif comme dans l’intériorité de chaque homme, afin d’apprendre à l’identifier en tant que tel pour mieux lutter contre.

On remarque que le mal est personnifié, et qu’il personnifie son action. C’est un personnage qui parle, et qui prend l’initiative de tenter l’homme en lui mentant. Parallèlement, Dieu parle du péché comme d’un animal « tapie » à la porte de Caïn, qui le « désire » : il lui prête ainsi des sentiments humains, et insiste sur l’individualisation de l’action du mal, qui convoite ici spécifiquement Caïn. Le mal connait donc sa proie et tente chacun par ses faiblesses pour le faire succomber.

Le serpent utilise en particulier la tentation de connaitre le bien et le mal, soit la tentation fondamentale de l’homme de se croire l’égal de Dieu, qui se trouve à la source de tout péché.

La source de tout péché : se vouloir l’égal de Dieu

Dieu installe Adam et Ève dans le jardin d’Éden. Il a créé l’homme à son image, juste un petit peu moins grand que lui, partage tout son bien et vit dans une grande proximité avec lui. L’auteur mentionne en effet Dieu se « promenant » (Gn 3, 8) en personne dans le jardin ou se trouvent Adam et Ève. Il marque cependant l’infériorité de l’homme par un seul interdit : « Tu pourras manger tous les arbres du jardin mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais » (Gn 2, 16). Il s’agit là en effet d’une prérogative purement divine : Dieu, qui est le Bien par excellence, peut seul savoir ce qui est en dehors de ce bien. L’homme ne peut avoir qu’une connaissance partielle et subjective du bien, car elle est influencée par son vécu, son entourage et sa culture qui sont déjà marqués par le péché, imprégnés par le mal. Il ne peut d’ailleurs qualifier de bien que ce qu’il peut se représenter, réduisant donc l’immensité de Dieu à la seule image qu’il est capable de s’en faire. L’homme a donc besoin de Dieu pour éclairer sa conscience et lui révéler ce qui n’est

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pas conforme au bien, soit ce qui ne lui est pas conforme. En relisant grossièrement l’histoire du peuple d’Israël dans la Bible, on s’aperçoit que sa conscience du mal s’affine au cours des siècles, au fur et à mesure que sa compréhension de Dieu s’affine par son vécu et par les prophètes, faisant de lui un peuple plus civilisé. On observe par exemple une progression entre l’appel de Lameck à venger un meurtre « soixante-dix-sept fois» (Gn 4, 24) et la loi du talion « Œil pour œil, dent pour dent » (Dt 19, 21) qui a pour but de limiter la vengeance à un seul meurtre pour venger un meurtre, soit limiter la propagation du mal par le péché. Le sommet sera atteint dans l’injonction de Jésus à Pierre de pardonner « jusqu’a 77 fois 7 fois » (Mt 18, 22). C’est donc en apprenant à connaitre le bien en se rapprochant de Dieu que l’homme peut acquérir une connaissance plus approfondie de ce qui est bien ou mal. Mais c’est précisément sa tentation majeure : mettre Dieu à l’écart et prétendre être soi-même capable de juger ce qui est bien ou mal, ce qui est juste ou injuste. C’est exactement cette tentation que Jésus lui-même a subie au désert, prenant notre humanité jusque dans ses tentations. Le chapitre 4 nous en donne une illustration : Caïn, constatant les faveurs que faisait le Seigneur à Abel son frère alors qu’il jugeait avoir autant de mérite que lui aux yeux de Dieu, déclare cette situation injuste selon ses critères, faisant prévaloir sa propre définition de la justice sur celle de Dieu, bien que Dieu l’ait prévenu que la justice divine ne rétribue pas en bien terrestre et immédiat comme Caïn l’entend mais se situe au niveau spirituelle et échappe à toute temporalité : « Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? » (Gn 4, 7) qui souligne l’inutilité de toute rétribution matérielle.

Mais le péché d’orgueil de Caïn l’aveugle et l’entraine au meurtre. C’est en effet le péché, sous l’impulsion de l’esprit du mal, qui fait entrer la mort dans le monde comme Dieu avait prévenu Adam : « Du jour où tu en mangeras, tu devras mourir » (Gn 2, 17). Le but de l’esprit du mal est de faire mourir l’Homme. En effet « Dieu, lui n’a pas fait la mort et il ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sg 1, 13).

De même que l’homme atteint une conscience plus aigue du mal en se rapprochant du bien cette conscience s’altère et se brouille plus il s’en éloigne, entrainant l’homme dans une spirale du mal. C’est en effet par le péché lui-même que le péché se transmet, en brouillant puis faisant disparaitre la notion de péché et en introduisant et propageant des divisions dans la relation a Dieu, aux autres, à la nature, à soi-même. Les conséquences du péché dans la vérité des relations

Alors que le récit du péché originel s’ouvrait par « Tous deux étaient nus sans se faire mutuellement honte » (Gn 2, 25), la conséquence immédiate de l’acte de croquer le fruit après avoir succombé à la tentation est une prise de conscience de cette nudité et l’émergence de la honte, symbole biblique de la faiblesse « ils surent qu’ils étaient nus (...) et se firent des pagnes » (Gn 3, 7). Adam et Ève voient soudain leur faiblesse, et cherchent à la cacher, soit à voiler la vérité de leur être. Ainsi, par les conséquences du péché, l’homme passe sa vie à essayer de se cacher. Ici présentées sous forme de sanctions divines, les conséquences de la volonté de se voiler vont apparaitre dans les relations : tout d’abord dans la relation de l’homme à Dieu,

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puis dans la relation aux autres, dans la relation à la nature et enfin dans la relation à soi-même, introduisant une division intérieure.

La première conséquence du péché est dans la relation à Dieu, qui dans le texte ne fait que parler, soit entrer en relation. Il crée et commande l’univers par sa Parole et cherche à rentrer en dialogue avec l’homme. Ceci est particulièrement visible dans les questions qu’il pose à Adam « Où es-tu ? » (Gn 3, 10) et a Caïn « Où est ton frère ? » (Gn 4, 9). Cette relation que Dieu cherche à établir demande écoute et réponse de la part de l’homme, soit le choix de le suivre ou pas. Mais Adam et Caïn posent tous deux un acte contre la Parole divine juste après l’énonciation de celle-ci, brisant la proximité et la relation parfaite dans laquelle ils vivaient avec Dieu. Cette nouvelle distance est marquée par l’expulsion du jardin d’Éden pour Adam (Gn 3, 23) et un éloignement de la présence du Seigneur pour Caïn (Gn 4, 16). Adam et Caïn vont dans un deuxième temps rejeter leur propre faute sur un autre, introduisant une brisure dans la relation à autrui.

Adam rejette en effet la responsabilité sur sa femme Ève « la femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donne du fruit de l’arbre et j’en ai mangé » (Gn 3, 12), alors que durant toute la scène où le serpent tente Ève, Adam « était avec elle » (Gn 3, 6) et assiste à la scène sans réagir et protéger Ève. Il accepte ensuite de son plein gré de croquer également le fruit. Le couple, appelé à être une relation de communion d’amour parfaite à l’image du Dieu trinitaire, est particulièrement touché par l’altération de la vérité des relations. Dieu souligne d’ailleurs la culpabilité d’Adam « Parce que tu as écouté la voix de ta femme » (Gn 3, 16) et les difficultés de relation dans le couple qui seront détournées en volonté réciproque de domination « Ton désir te poussera vers ton homme, et lui te dominera » (Gn 3, 16). Caïn ment en rejetant sa responsabilité de manière encore plus frontale « Je ne sais [où est mon frère]. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). Alors que tout au long du texte leur relation fraternelle est soulignée, on assiste à une brisure dans la relation fraternelle même, qui symbolise les divisions meurtrières de la famille humaine.

L’homme, qui vivait originellement dans une relation harmonieuse avec la nature par une domination douce de celle-ci, voit cette relation affectée et devenir source de souffrance « C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie ». De même, Dieu dit à Caïn : « quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force » (Gn 4, 12), soulignant par le mot « plus » qu’il y a rupture. Une réflexion sur le mal et le pardon dans l’Ancien Testament qui trouvera son accomplissement en Jésus Christ

Le peuple d’Israël, en réfléchissant sur le mal et le pardon, avait donc compris que ses actes mauvais le détournaient de Dieu et qu’ils avaient des conséquences sur sa vie. On voit le roi David commettre tous les péchés possibles dans le deuxième livre de Samuel, dont sa descendance subira les conséquences : « Parce que tu as bafoué le Seigneur, le fils que tu viens d'avoir mourra » (2S 12, 14) lui dit le prophète Nathan. Cependant, le peuple d’Israël avait également compris que son Dieu était capable de pardonner. L’homme peut limiter les conséquences de son péché en demandant pardon à Dieu. Nathan répond à David : « Le Seigneur a pardonné ton péché, tu ne mourras pas » (2S 12, 13).

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Dans la Genèse, Dieu n’abandonne pas l’homme à la souffrance due aux conséquences de son péché, mais il « fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit » (Gn 3, 21). Dans son amour infini, il prend soin d’Adam et Ève dans leur honte de se découvrir nu en les aidant à cacher leur nudité. Ainsi, Dieu promet de prendre soin de l’homme souffrant dans son quotidien malgré son péché qui l’éloigne de lui.

Caïn se croit condamné du fait de la gravité de son péché et obligé de vivre caché de la face du Seigneur « Si tu me chasses aujourd’hui de l’étendue du sol, je serai caché à ta face » (Gn 4, 14). Il ne croit pas en une possible rédemption « Ma faute est trop lourde à porter » (Gn 4, 13). Malgré cela, la victoire finale sur le mal est déjà annoncée : Dieu dit au serpent « Tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie » (Gn 3, 14), signe de défaite pour l’époque, et la femme « te meurtrira à la tête », c'est-à-dire qu’elle écrasera le serpent. Cette victoire va être donnée à l’humanité par Jésus, qui se définit lui-même comme « la Vie », en opposition absolue à la mort véhiculée par le mal, le « nouvel Adam » pour saint Paul. En plus du pardon demandé à Dieu, Jésus va inviter les hommes à se pardonner entre eux et leur donner la liberté de choisir entre le bien et le mal par la grâce. Grandir en liberté avec Jésus pour vaincre le mal

Le péché introduit une division à l’intérieur de l’homme lui-même, entre sa volonté et ses actes, entravant ainsi sa liberté. Saint Paul constate très clairement cette division de lui-même dans la lettre aux Romains « dans mes membres, je découvre une autre loi qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence » (Rm 7, 23). Le mal est donc présent en l’homme, indépendamment de sa volonté généralement tournée vers le bien, et le pousse à faire ce qu’il ne veut pas faire. C’est là qu’intervient la liberté de choisir entre le bien et le mal. Mais une vraie liberté de choix implique d’avoir la capacité de choisir le bien. Prenons une image pour illustrer ce propos : un pianiste virtuose se trouve beaucoup plus libre dans son jeu au piano qu’un débutant car il a travaillé durant des années à développer ses talents de pianiste. Sa liberté face à un piano est le résultat d’un apprentissage pour acquérir la capacité à jouer. Ainsi, pour avoir la liberté de choisir le bien, il faut apprendre, patiemment, à développer nos qualités et à se rendre transparent à la grâce de Dieu. Comme dit saint Paul « Vouloir le bien est a ma portée, mais non pas l’accomplir » (Rm 7, 18). Seule la grâce de Dieu peut donc réaliser le bien en nous. Développer sa capacité à dominer le mal pour avoir la liberté de choisir le bien implique donc d’apprendre à devenir des instruments totalement perméables à la grâce de Dieu.

Cet apprentissage et ce combat impitoyable contre le mal sont d’ores et déjà annoncés dans la Genèse « je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance » (Gn 3, 15) que Jésus soulignera durant son ministère « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt 10, 34). Le combat spirituel contre le prince de ce monde se déroule intérieurement dans le cœur de chaque homme, et collectivement dans la société. Il est déjà vaincu sur la croix pour que nous puissions le vaincre en nos cœurs. Saint Paul nous invite donc à être de véritables guerriers spirituels, toujours à l’affut de l’ennemi « Debout donc ! A la taille, la vérité pour ceinturon, avec la justice pour cuirasse, et comme chaussures aux pieds, l’élan pour annoncer l’Évangile de la paix. Prenez surtout le bouclier de

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la foi, il vous permettra d’éteindre tous les projectiles enflammés du Malin. Recevez le casque du salut et le glaive de l’Esprit » (Eph 6, 16-17). Pour mener ce combat, Jésus nous indique le seul moyen « ce genre d’esprit, rien ne peut le faire sortir, que la prière » (Mc 9, 29). ◊ Pour aller plus loin • GRELOT P., Homme, qui es-tu ? les onzes premiers chapitres de la Genèse, cahiers Évangile, édition

du Cerf • La violence dans la Bible, Cahier Évangile, service biblique évangile et vie. • SESBOÜÉ B., Croire, Droguet et Ardant.

• CAMP P. G., David’s fall: Reading 2 Samuel 11-15 in light of Genesis 2-4.

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Oser crier contre Dieu Le mal chez Adolphe Gesché

Pierre Siffert, 2A

appeler […] à la théologie où est son centre, et en même temps lui rappeler son objectif fondamental, qui est de servir l’homme, tout l’homme, tous les hommes17. » C’est ainsi que le professeur J.-M. SEVRIN résume la vie d’Adolphe GESCHÉ (1928-2003), prêtre du diocèse de Malines et Bruxelles et

professeur émérite de théologie à l’Université catholique de Louvain. Ce dernier a toujours conçu la théologie comme une œuvre de charité à laquelle il a consacré toutes ses forces jusqu’au cœur de sa maladie. Toute sa réflexion est une tentative de pensée à partir de Dieu pour sauver l’homme – d’où le titre de la collection Dieu pour penser – et aider ainsi les croyants comme les incroyants. L’idée de l’excès d’où découle « une gratuité qui sauve18 » est au cœur de sa démarche. Cet universitaire de haut vol laisse derrière lui une œuvre de vulgarisation très riche au rayonnement européen. Adolphe GESCHÉ fait le constat que le problème du mal est souvent mal pensé puisque mal posé. Dans une tentative, certes louable, de protéger Dieu, de L’en innocenter pour L’en préserver, nous L’évacuons rapidement de la question si bien que nous en arrivons à parler du mal sans guère parler de Dieu ou en parlant d’un Dieu qui n’a rien à voir avec notre Dieu. Nous ne répondons plus véritablement au problème, pire, nous ne sauvons ni Dieu, ni l’homme. GESCHÉ choisit délibérément de prendre le risque de (re)mettre Dieu au cœur de nos réflexions. N’est-il pas le premier concerné ? GESCHÉ rappelle que « Le propre de la théologie est là : quelque question que ce soit, la prendre, la poser en Dieu, lui faire traverser le mot Dieu comme une ‘‘résistance’’, et voir ce qu’il en adviendra19.» Et, à plus forte raison, nous n’avons pas le

                                                                                                                         17 Jean-Marie SEVRIN, « Adolphe Gesché, la passion d’être théologien », La Libre Belgique (Bruxelles), 3 décembre 2003 18 Ibid. 19 Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser. t.1 Le Mal, Paris, Cerf, 1993, p. 24

« R.

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droit de nous priver d’une telle aide : pour une question si difficile, rien n’est de trop. Cette démarche sur l’homme et sur Dieu, que nous apprend-elle et nous fait-elle (re)découvrir ? Pour entendre la réponse de Dieu, il faut déjà laisser monter jusqu’à lui notre clameur. Une première réponse devant le scandale du mal peut être trouvée dans la Genèse. Enfin, c’est dans la mise en garde contre le culpabilisme que GESCHÉ nous montre le vrai visage des protagonistes. GESCHÉ demande qu’on laisse percer jusqu’à Dieu ce cri qu’on a voulu étouffer. Dieu veut entendre ce cri de l’homme quand bien même il serait grossier. Il affirmera même que Job, alors qu’il crie sa colère contre Dieu, a bien parlé de lui contrairement à ses amis qui cherchent à justifier ce qui lui arrive (Jb 42, 7-8). Il « reconnaît à l’homme […] le droit de lui crier au visage20. » Notre Dieu n’a rien du dieu des païens que l’homme ne peut contrarier sans périr tel Prométhée. Dieu n’a jamais cherché à être protégé. Il n’a pas craint d’envoyer son fils qui a tout connu de la vie humaine, à l’exception du péché, y compris la mort la plus infâme. « Nous ne pouvons donc plus, sans lui être infidèles, renoncer encore à plonger les ténèbres du mal dans sa lumière, puisque lui-même n’y veut échapper21. » Sinon, nous risquerions même que Dieu nous retourne le « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Le blasphème n’est alors plus tant de crier contre Dieu que de croire que Dieu ne pourrait supporter la contradiction. Dieu est suffisamment fort pour entendre cette rage : heureux l’enfant qui peut « trouver un homme avec qui se battre, et tant mieux si c’est son père22. » Ce cri est bon, l’homme a besoin de pouvoir exprimer sa colère, son écœurement. Dieu ne craint pas ce cri qui est moins un cri contre lui qu’un cri contre le monde tel qu’il est, un monde qui semble rendre impensable la présence d’un Dieu plein de paix et d’amour. Enfin, ce cri est souvent un acte de foi très profond. En effet, « parler c’est croire à une présence. Et croire à une présence, c’est croire à la possibilité d’une réponse23. »

Souvent invoqué comme une preuve de l’inexistence de Dieu, « Le mal pose moins le problème de l’existence de Dieu que celui de sa bonté24. » Pourtant, ce cri déchirant de l’homme rejoint Dieu qui est le premier concerné, lui qui combat continuellement le mal. Le constat : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18) ne peut-il pas être étendu à tous les domaines de notre vie et tout particulièrement face aux grandes interrogations de l’homme ? En répondant à ce cri, Dieu révèle à l’homme son vrai visage. Lorsqu’on laisse monter jusqu’à Dieu la clameur de son peuple, Il peut alors se montrer tel qu’Il est : un Dieu confronté à ce scandale du mal, un Dieu qui combat avec l’homme, un Dieu qui ne cherche nullement à fuir le problème du mal et à éviter la confrontation avec l’homme. Dieu ne reste pas de marbre devant le mal. GESCHÉ parle même d’un « aiguillon dans la chair de Dieu25. » Job qui ne connaissait Dieu que par ouï-dire a pu voir Dieu dans toute sa grandeur (Jb 42, 5). Dieu se montre comme un être de rencontre. En voulant à tout prix défendre Dieu, en l’écartant pour l’épargner des débats parfois violents sur le mal, quel Dieu défend-on réellement ? Celui des chrétiens ou celui des philosophes ? Quel est ce Dieu qui se désintéresserait du sort de l’homme, ce Dieu qui ne                                                                                                                          20 Ibid., p. 22 21 Ibid., p. 25 22 Franz WEYERGANS, Enfants de ma patience, Paris, 1954 23 GESCHÉ, Le Mal, p. 28 24 Ibid., p. 34 25 Ibid., p. 49

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serait pas pour l’homme ? Certaines théodicées trop rapides peuvent nuire grandement à l’image de Dieu. En cherchant à faire taire l’erreur le plus rapidement possible, elle dote la vérité de fondations très fragiles. Combien est-il destructeur de nier la réalité du mal ! En voulant à tout prix défendre Dieu, on risque d’en oublier l’homme et le scandale du mal, donnant alors une image faussée de Dieu. La question du mal concerne donc Dieu en premier « pour lui donner la seule vraie réponse, parce qu’elle est d’action et parce qu’elle ne suppose aucune justification26. »

La Genèse nous délivre une belle leçon de vérité sur ce qu’est le mal en nous le dépeignant comme une énigme. Parce que c’est un non-sens absolu, les auteurs de ce livre ne cherchent pas à lui donner une signification ou une explication qui pourrait vite conduire à une justification de l’injustifiable. Le livre de la Genèse nous rappelle que la création est bonne et que le mal ne fait pas partie du projet de Dieu. Si le mal faisait partie de l’ordre de la nature, s’il avait une justification politique ou bien philosophique, il ne pourrait pas être combattu. Mais il n’en est rien. Au contraire, le mal est présenté de façon énigmatique sous les traits du serpent, un inconnu. C’est dire qu’il ne vient ni de Dieu27, ni de l’homme28. Par conséquent, il peut et doit être battu, nous devons en être victorieux.

Le mal – toujours représenté par la figure énigmatique du serpent surgissant tout à coup, venant on ne sait d'où dans un plan qui ne le prévoyait pas – prend l'homme par surprise, en ennemi. « Or le serpent... » ; le mot hébreu traduit en français par cette conjonction exprime la soudaineté d'un imprévu : tout le monde a été surpris. Certes l'homme y consent, mais le mal le précède. Et le précède énigmatiquement (surprise) et irrationnellement (venant on ne sait d'où, hors plan). Le mal, ici encore, n'entre dans nulle logique, attente, sollicitation de l'homme (thème de la ruse et de la tentation). Il est l'Adversaire.29, 30

Dans le Notre Père, nous demandons à Dieu de nous délivrer du mal comme quelque

chose d’extérieur. Les thèmes de la tentation et de la ruse montrent que le mal précède l’homme puisqu’il ne vient pas directement de lui mais d’abord du serpent. C’est un accident

                                                                                                                         26 Ibid., p. 35 27 « "Que se passe-t-il ?" pourrait-on familièrement traduire en relisant ces textes, qui font songer à l'irruption d'un mauvais coup inattendu. […] C'est comme si Dieu tombait "à cœur failli" dit merveilleusement François de Sales. » Ibid., p. 48 28 Le propos de GESCHÉ, parfois déroutant, peut choquer le lecteur tant il présente le mal d’une façon extérieure. Pourtant, le rôle du théologien est aussi de nous bousculer et de nous amener à remettre en cause certaines de nos certitudes. GESCHÉ propose un chemin au lecteur – parfois loin des routes balisées – vers la Vérité. D’aucuns soulignent que « Sa réflexion sur le Mal, notamment, est tellement novatrice et puissante qu'elle rend obsolète les approches antérieures. » (Paul Markens, « Dans le sillage d'Adolphe Gesché », La Libre Belgique (Bruxelles), 23 décembre 2007. Loin de déresponsabiliser l’homme, GESCHÉ le remet en face du vrai visage du mal pour mieux le combattre et éviter d’être anéanti par le « culpabilisme » cf. infra. « C'est même très exactement cela le péché : non pas le mal, mais le consentement au mal. Et telle est la seule (et certes suffisamment tragique) culpabilité de l'homme. Le péché « n'est que » péché si l'on peut dire. D'abord pour la raison qui vient d'être dite, et qui se situe en quelque sorte en amont. Ensuite parce que, en aval, le péché peut être pardonné, alors que le mal est insolvable. » 29 Ibid., p. 48 et 49 30 L’intervention de Benoît BOURGINE « Exposé sur le premier texte. LA SURPRISE DE DIEU DEVANT LE MAL. Approche de théologie narrative. » lors de la Session théologique La foi à l’épreuve du mal. Relire Gesché — U.C.L. 23 et 24 août 2007 offre de plus longues explications sur ce thème (http://www.uclouvain.be/69612.html ; Les exposés de la session).

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avant d’être une culpabilité ou une responsabilité. En voyant le mal d’abord comme un désastre, le premier réflexe est d’y parer. L’urgence de le combattre libère même les forces habituellement retenues par la recherche du coupable. L’homme n’est donc pas foncièrement pervers, ce que rappelle Ève à Dieu en disant que ce n’est pas elle mais le serpent. Cette présentation du mal resitue les choses à leur place et évite que l’homme ne soit happé par le tourbillon de la culpabilisation. La tradition judéo-chrétienne n’a jamais parlé de « péché eschatologique » auquel cas il ferait partie de la nature même de l’homme et celui-ci n’y pourrait rien, mais de « péché originel », ce qui signifie qu’elle l’inscrit dans une origine et donc qu’il peut être réversible. La doctrine du péché originel nous rappelle que les hommes sont solidaires dans leur péché, « Ce que nous faisons, c’est aux autres que nous le faisons ; mais aussi, ce que les autres font, c’est à nous qu’ils le font, en mal comme en bien. L’homme n’est pas désemparé par conséquent dans la solitude effrayante d’un mal qu’il aurait commis dans la seule et effroyable responsabilité d’une culpabilité dont il tiendrait tous les fils31. » Le recours à la figure du serpent et du Démon n’a rien d’un conte pour enfant dénué de tout lien avec le réel. Au contraire, « On devrait établir le degré de vérité d’une religion d’après le cas qu’elle fait du Démon : plus elle lui accorde une place éminente, plus elle témoigne qu’elle se soucie du réel, qu’elle se refuse aux supercheries et au mensonge32. »

La tentation consiste à aliéner la personne en lui imposant d’autres désirs que les siens et en l’empêchant ainsi de se construire. Le Démon cherche à nier le péché et à ne voir dans certains actes qu’un moyen d’accéder à ce qui est bon pour nous. Le péché n’est pas le mal mais le fait d’y consentir, « d’accepter que cet ‘‘ordre’’ démoniaque remplace l’ordre divin33. » L’homme est souvent victime du « mirage du mal déguisé en bien34. » La réaction de Dieu est intéressante, il rend à l’homme sa grandeur en lui montrant sa responsabilité, ce qui l’introduit à la liberté. Le « Tu es coupable » que Dieu adresse à Caïn rappelle et sous-entend qu’il aurait pu ne pas en être ainsi, « Tu aurais pu, tu étais capable, tu étais libre de ne pas le faire. » Alors que Dieu condamne fermement le serpent « Parce que tu as fait cela, tu seras maudit », il ne coupe pas la relation avec l’homme et la femme comme aurait pu le faire un Zeus blessé dans son amour-propre. Au contraire, Dieu reste à leurs côtés pour combattre avec eux. L’homme découvre que le combat qu’il mène contre le mal est aussi celui de Dieu, qu’Il est le premier concerné. Dieu ne cherche pas à mettre en difficulté l’homme. Pour Lui, rien n’est irrémédiablement perdu, le salut ne cesse jamais d’être là… et on ne peut jamais parler du mal sans parler du salut. Le mal ne peut se réduire à une question morale, ce serait croire que la vertu seule suffit, que l’on peut s’en sortir seul et se priver d’une aide précieuse : le salut. Cela reviendrait à sous-estimer ou plutôt à mésestimer le mal et à oublier sa démesure. Au mal, cet irrationnel injustifiable, seul un autre absolu, « la folie de Dieu », peut y répondre. Le mal serait alors en quelque sorte une « preuve amère » de l’existence de Dieu et de sa bonté, ce dernier étant en effet le seul à pouvoir lutter contre et à nous y aider.

Saint Augustin s’est focalisé sur le mal lié à la faute de l’homme pour éviter toute résignation. En défatalisant le mal, l’homme redevient maître et acteur de sa vie. Néanmoins, selon GESCHÉ, le prix à payer est élevé en éclipsant l’autre mal, le mal-malheur, le mal sans

                                                                                                                         31 Ibid., p. 110 32 Émile-Michel CIORAN, De l’inconvénient d’être né, Paris, 1973, p. 236 33 GESCHÉ, Le Mal, p. 56 34 Ibid., p. 59

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faute. Ce mal fut rapidement ramené au mal de faute et le mal innocent tomba peu à peu dans l’oubli de la théologie. Or la moralisation du mal présente certains dangers. Elle nous fait oublier que le mal dépasse largement l’intention coupable car il peut avoir des résultats même sans intention coupable. L’Évangile distingue clairement la culpabilité de la responsabilité. Entre le coupable et la victime, il y a une personne responsable. Paradoxalement, à l’image du Christ ou du bon Samaritain, on est d’autant plus armé pour être responsable qu’on n’est pas coupable. Pour être responsable, c’est-à-dire celui qui prend en charge, il faut se rappeler qu’une fois de plus, le Christ nous a précédés. Ensuite, le risque est grand de justifier le mal – ce serait un châtiment divin – qui est pourtant l’injustifiable : d’une part en recherchant un coupable, on rattache trop rapidement le mal à une explication rationnelle ; d’autre part, en pensant qu’on a bien dû faire quelque chose pour mériter tous ces maux qui s’abattent sur soi. Cette explication freine le combat contre le mal et la souffrance. L’homme s’estime coupable de tous les maux et rentre vite dans une spirale infernale accompagnée d’une forte charge émotive, le culpabilisme. Cette névrose s’est particulièrement développée en Occident, ce qui s’explique en partie par les pires atrocités vécues au cours du siècle précédent.

Le culpabilisme nuit gravement au combat contre le mal. Tout d’abord, cette culpabilité se transforme vite en gangrène qui nous ronge de l’intérieur. Une fois que l’homme a chassé Dieu, l’accusation qu’il Lui portait jadis à propos du mal se retourne contre lui et l’homme seul ne peut porter ce fardeau. Or, nous n’avons pas le droit d’empoisonner notre conscience, il y a déjà assez de mal dans le monde pour combattre un mal par un autre. « L’annonce de l’Évangile doit toujours rester une ‘‘bonne nouvelle’’ y compris pour moi35. » La focalisation sur le mal n’est pas saine. Il ne faut jamais oublier l’existence du bien. Seule la certitude que le bien l’emporte toujours peut donner les forces de combattre. Goethe disait même : « qui ne se souvient pas du Bien n’espère pas36. » D’autre part, une moralisation excessive de la culpabilité peut nous faire sombrer dans un fatalisme – « De toute façon je suis un grand coupable ! » – nuisant gravement aux forces d’action.

Ensuite, il nous détourne rapidement des victimes qui devraient avoir priorité dans la lutte contre le mal. D’ailleurs, à ceux qui lui objectent que ses mises en garde contre le culpabilisme risquent de minimiser la responsabilité de ceux qui commettent le mal, GESCHÉ répond que la priorité des priorités reste l’aide aux victimes et que « déculpabiliser » l’homme consiste surtout à lui montrer la véritable identité du mal pour mieux le combattre. Nous avons trop tendance à consacrer nos forces à la recherche et la punition des coupables. La justice est une vertu facilement travestie. Quels sont les réels mobiles qui nous animent ? Ce n’est pas pour rien si le Seigneur refuse de laisser la vengeance entre nos mains. Dans l’Évangile, la recherche des coupables est singulièrement absente, l’accent étant mis sur l’aide aux victimes. Jésus nous rappelle que cette obnubilation sur la figure du coupable vient nous faire oublier la victime. Le culpabilisme est beaucoup trop centré sur la justice. Or la justice (fin) ne peut s’obtenir par la justice (moyen). L’amour apparaît comme la seule et véritable médiation. L’Évangile effectue un renversement du coupable vers la victime, de la justice vers la charité. Si on a pu reprocher à juste titre aux œuvres ponctuelles de charité de détourner

                                                                                                                         35 GESCHÉ, Le Mal, p. 138 36 Propos recueilli par Hugo Von HOFFMANNSTHAL, Le Livre des amis, Maren Sell, 1990, p.53

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des réformes à mener, c’est peut-être précisément parce qu’on avait édulcoré la charité. « Il n’est pas dit qu’un monde plus charitable ne sera pas plus juste qu’un monde juste37. »

Enfin, le culpabilisme donne une très mauvaise image de l’homme et de Dieu. En estimant être un grand coupable en général, nous oublions que nous ne sommes pas coupables mais coupables de et que cette culpabilité détachée de toute faute n’entraîne aucune action de notre part, aucune reconnaissance de nos péchés qui ne sont pas des péchés en général mais des actes précis. Il s’agit donc bien souvent d’une solution de facilité. Il faut replacer le mal à sa juste place, « devant moi et non pas en moi ». Cette culpabilité sans fin nous fait oublier que le pardon existe, que Dieu dans son infinie miséricorde est toujours prêt à nous le donner et nous le redonner encore. « Il est très difficile de se mépriser sans offenser Dieu en nous38. » De plus, en assimilant le mal de faute et le mal sans faute, le mal devient systématiquement un châtiment de Dieu – quelle image de Dieu ! Or, s’il s’agissait d’un châtiment, lutter contre ce mal reviendrait à lutter contre Dieu. Les théologies de la libération39 sont venues nous rappeler qu’il fallait prendre en compte le mal-malheur, qu’il devait être combattu, qu’une lecture spirituelle ne suffisait pas mais qu’il fallait l’analyser concrètement pour mieux lutter contre lui40. Jésus a souffert alors qu’il n’avait rien fait pour le mériter. Dieu rejette aussi bien le mal de faute que le mal-malheur. Ce dernier est tout autant concerné par le salut. Jésus s’indigne devant la tentative d’explication du mal pour l’aveugle-né, sa seule préoccupation est de le guérir. C’est pourquoi, ce culpabilisme serait même « la plus grande insulte au salut de Dieu41. »

N’ayons pas peur de crier à Dieu notre révolte devant le mal, de Lui objecter le mal, car s’adresser à Lui, même violemment, c’est déjà un acte de foi, celui de croire en la possibilité d’une réponse et de l’attendre, celui de croire qu’Il est touché et préoccupé Lui aussi par ce scandale. Retenons donc que le problème du mal peut passer par les cris mais se gagne par un combat et non par des discours et ainsi, paradoxalement, la réflexion théologique nous ramène à l’action. Prions maintenant pour que, comme l’avait parié Adolphe GESCHÉ devant Edmond BLATTCHEN, « Le XXIe siècle [soit] théologique et, en mettant l'accent sur la charité, prépare le retour de Dieu. » ◊

                                                                                                                         37 GESCHÉ, Le Mal, p. 98 38 Georges BERNANOS, Dialogues des carmélites, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p.1601 39 GESCHÉ reproche néanmoins à ces théologies de ne pas avoir été assez critiques sur ce qu’elles entendaient par « Dieu », de tenir pour acquis que Dieu est juste, alors que si cela va peut-être de soi dans les pays où elles se sont développées, des incroyants comme des croyants ne tarderont pas à remettre en cause cette idée et elles se trouveront prises au dépourvu faute d’être passées par le creuset de l’adversité. 40 La théologie occidentale gagnerait également à retrouver des accents plus passionnels face à la froideur de la rationalité car « Il faut ‘‘un peuple transcendé’’ pour porter de grandes choses. » GESCHÉ, Le Mal, p. 159 41 GESCHÉ, Le Mal, p. 114

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Dietrich Bonhoeffer, résistance au mal et abandon à la volonté

de Dieu

Maïder Laussucq, diplômée

ietrich Bonhoeffer, pasteur de l’Église confessante allemande, est un des théologiens dont les écrits sont le plus partagés par les différentes confessions chrétiennes et dont la vie témoigne de façon exceptionnelle d’une attitude chrétienne de résistance au mal. La théologie de Bonhoeffer, marquée par la

Seconde Guerre Mondiale, a été présentée dans un précédent article du Kérygme42 et peut à nouveau être mise en perspective du témoignage de sa vie : emprisonné pendant 2 ans par la Gestapo, il sera fusillé en avril 1945. L’espérance et la confiance qui se dessinent au long de ses notes et lettres de captivité manifestent que son amour de Dieu rayonne alors qu’il subit la violence et l’injustice, l’empêchant de jamais tomber dans la haine.

Le monde ne manifeste plus Dieu Durant les deux années qu’il passe dans la prison de Tegel à Berlin puis dans celle de la Gestapo, la Prinz-Albrecht-Strasse, Dietrich Bonhoeffer réalise que le monde occidental évolue vers un état irréligieux, dans la mesure où ses contemporains ne paraissent plus intéressés par des questions telles que l’intervention de Dieu dans le cours du monde ou de nos

                                                                                                                         42 Sylvie de Vulpillères, Dietrich Bonhoeffer : une manière de faire de la théologie au XXième siècle, Kérygme, Mars 2010.

D.

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existences individuelles. Les codétenus du pasteur savent tous leur vie menacée, parfois même déjà condamnée, et cependant beaucoup ne sont pas préoccupés de l’au-delà. En effet, le monde s’est trouvé engagé dans un mouvement vers l’autonomie humaine : il a appris à venir à bout de toutes les questions importantes sans faire appel à « l’hypothèse Dieu43 ». Bonhoeffer prend ainsi acte d’une humanité devenue majeure, d’un monde sécularisé dans lequel « Dieu est repoussé toujours plus loin hors de la vie44 », relégué à un rôle d’appui, de repos lorsque notre intelligence est en butte au vide. Mais cette attitude n’est pas celle voulue par Dieu et Bonhoeffer rappelle que nous n’avons pas le droit d’utiliser Dieu comme « un bouche-trou45 » à nos connaissances imparfaites, sous peine de l’exclure de nos vies continuellement : « Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non dans ce que nous ignorons. […] Il est le centre de nos vies et il n’est nullement venu pour répondre à nos questions irrésolues46. »

Il critique ainsi la pensée qui peut, par commodité, tenter le chrétien de diviser la réalité en deux plans, l’un divin et l’autre laïque, non chrétien : « Il n’y a pas deux réalités, mais une seule ; c’est la réalité de Dieu révélée en Jésus-Christ dans celle du monde. […] la réalité du Christ comprend celle du monde47 ». Le monde a davantage besoin de se réconcilier avec Dieu que de l’appeler vainement au secours. Or, dans un monde devenu irréligieux, quelle est la pertinence de notre manière religieuse d’annoncer et de vivre l’Évangile ? Comment le Christ pourrait-il aussi devenir « le Seigneur des irréligieux48 » ? Pour Bonhoeffer, l’important n’est donc pas d’avoir un Dieu « bouche-trou » mais de placer l’Évangile au cœur de notre quotidien, à tel point même que nous aurions encore à vivre dans le monde les valeurs de l’Évangile même si Dieu n’existait pas :

« Il nous faut vivre dans le monde etsi deus non daretur. […] En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître réellement notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est le Dieu qui nous abandonne49 ! »

Le monde majeur fait ainsi, et à bon escient, table rase d’une fausse image de Dieu, celle du deus ex machina par qui tout arrive, manifestant sa puissance dans le monde et secourant son peuple dans le malheur. En effet, si nous n’avons pas le droit de faire de Dieu un « bouche-trou », il est également inadapté de vouloir amener nos contemporains à trouver Dieu en les abaissant, en leur montrant leurs faiblesses pour laisser artificiellement une place au Dieu qui viendrait les secourir.

« Les pécheurs que le Christ a sauvés en étaient réellement, il les a attirés hors de leur péché et n’a pas cherché à les y plonger. Pour eux, la rencontre avec Jésus a précédé la reconnaissance de leur péché50. »

                                                                                                                         43 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 6 juin 1944. 44 ibidem 45 Cette expression du Dieu « bouche-trou », propre à Bonhoeffer, et qui peut nous heurter, a été reprise par la suite par beaucoup de théologiens (dont Joseph Moingt, Bernard Sesbouë et Christoph Théobald) 46 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 25 mai 1944 47 D. Bonhoeffer, Éthique, 1949 48 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 30 avril 1944 49 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 16 juillet 1944

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La force de l’amour de Dieu dans la faiblesse

Cependant, le peuple chrétien éprouvé par l’excès de mal, et la non-intervention face à lui d’un Dieu supposé être à la fois tout-puissant et bon, pourrait être tenté de nier Dieu. Mais dans « ces temps de grâce », « Dieu se laisse déloger, il est impuissant et faible dans le monde et ainsi seulement il est avec nous et il nous aide51. »

Le monde majeur ayant, par la force des choses, évacué la fausse interprétation de la Toute-Puissance de Dieu, il lui faut désormais comprendre et aimer celle du Dieu qui s’incarne, du Christ cloué sur la croix pour entrer pleinement dans la relation que Dieu veut entretenir avec les hommes : « Les chrétiens sont avec Dieu dans sa passion. L’homme est appelé à souffrir avec Dieu de la souffrance que le monde sans Dieu inflige à Dieu. Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde. L’acte religieux est toujours partiel, la foi est un tout, un acte vital52. »

Cette perspective, qui pouvait paraître aussi nouvelle que choquante lorsque Bonhoeffer l’a proposée, a été depuis lors largement partagée par des théologiens chrétiens ou juifs53 et nous donne à penser autrement la résistance au mal. Auschwitz ne serait plus un lieu « où Dieu s’abîme54 », mais un abîme suscitant des énergies de résistance, dès lors que certains y ont trouvé le lieu de leur rencontre avec Dieu. Résister au mal pour faire advenir Dieu Dietrich Bonhoeffer venait d’une tradition protestante qui prenait à la lettre l’appel de l’épître aux Romains (Rm 13, 1-2) « à se soumettre à la volonté et aux exigences des autorités, au nom de la conscience chrétienne », mais il a fini par entrer personnellement dans une résistance active. Il confesse honnêtement que si le courage civique a pu manquer à nombre de ses compatriotes durant les années de montée du nazisme, ce n’était non pas par lâcheté personnelle mais bien du fait que les Allemands - et Bonhoeffer s’y inclut - « [aient] dû apprendre au cours de [leur] longue histoire la nécessité et la vertu de l’obéissance. […] Les Allemands ne commencent à découvrir que maintenant ce que signifie la libre responsabilité. Elle procède d’un Dieu qui exige une action responsable dans le libre risque de la foi et qui accorde pardon et consolation à celui qui devient pécheur par cette même action55. »

Le pasteur a témoigné à plusieurs niveaux de la résistance chrétienne au mal, en tant que résistant politique actif mais aussi prisonnier profondément croyant et confiant. A l’arrivée au pouvoir d’Hitler, le parti des « chrétiens allemands » assura l’élection d’un partisan du nazisme Ludwig Müller à la tête d’une Église protestante unifiée. Les opposants se regroupèrent autour du pasteur luthérien Martin Niemöller et du pasteur réformé Karl Barth qui, refusant résolument toute contamination du protestantisme par le national socialisme,                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            50 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 30 juin 1944 51 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 16 juillet 1944 52 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 18 juillet 1944 53 On peut penser à la conférence d’Hans Jonas : « Le concept de Dieu après Auschwitz ». 54 Christoph Theobald, « Résister au mal », Recherches de Science Religieuse, 2002. 55 Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission (Lettres et notes de captivité)

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organisèrent une « Église confessante ». Minoritaire et harcelée par la Gestapo, elle a connu une existence précaire ; Bonhoeffer en a été un des membres les plus actifs, jusqu’à ce que sa participation au complot contre Hitler le conduise à la prison de Berlin en 1943. Ces « faits de guerre » sont sans nul doute la preuve de sa résistance au régime nazi mais, surtout, le témoignage de sa vie spirituelle dans les prisons de Tegel, puis celle de la Gestapo et jusqu’au camp de Buchenwald, nous donne une nouvelle interprétation de la tradition chrétienne du combat spirituel : le concept de résistance ne peut être utilisé sans celui d’abandon.

Le théologien Christoph Théobald nous met ainsi en garde contre une fausse hiérarchie entre résistance passive ou active, car ce qui pourrait apparaître comme une résistance passive au monde environnant est en réalité bien supérieur. Le combat spirituel qui se joue dans le cœur de l’homme quand tous ses efforts sont concentrés sur l’essentiel - garder foi en Dieu dans le malheur - est l’acte suprême de résistance : « l’homme consent enfin à ne plus réduire Dieu à ce qu’il attend de Lui mais s’intéresse à Lui pour Lui56. »

Alors qu’il vient d’apprendre qu’il ne sortira pas de prison pour Pâques, Bonhoeffer

écrit :

« Je me préoccupe souvent de savoir où est la limite entre la résistance nécessaire contre ‘le destin’ et la soumission tout aussi nécessaire. Don Quichotte est le symbole de l’obstination dans la résistance jusqu’à l’absurde, même jusqu’à la folie […] il nous faut faire face au destin aussi résolument que nous devons nous y soumettre en temps voulu. On ne peut se servir de l’expression « être conduit » qu’au-delà de cette double démarche. […] On ne peut donc pas fixer une fois pour toutes la limite entre résistance et soumission, mais toutes deux doivent coexister et être pratiquées résolument. La foi exige cette attitude souple et vivante. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons supporter et rendre féconde chaque situation qui se présente à nous57. »

Et se référant au chapitre 8 de l’épître aux Romains58, il ajoute : « Je crois que Dieu veut nous donner chaque fois que nous nous trouvons dans une situation difficile la force de résistance dont nous avons besoin. Mais il ne la donne pas d’avance, afin que nous ne comptions pas sur nous-mêmes, mais sur lui seul. »

Une telle attitude d’abandon demande force et courage : c’est la confiance tranquille de l’homme qui a remis sa vie à Dieu, et non pas l’inactivité ni la démission devant les responsabilités de l’heure. Elle se conjugue avec la résistance au mal, et avec un engagement politique qui peut aller jusqu’au sacrifice de sa vie. Dans le même contexte d’horreur de la guerre, le témoignage spirituel d’Etty Hillesum nous fait pressentir ce que signifie l’accueil de la vie comme un don : vivre le présent dans sa plénitude, se réjouir d’un peu de jasmin à sa fenêtre… Il ne s’agit pas de valoriser les « plaisirs minuscules », mais de s’entraîner à recevoir le quotidien, quel qu’il soit, avec gratitude.                                                                                                                          56 Christoph Theobald, « Résister au mal », Recherches de Science Religieuse, 2002 57 D.Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 21 février 1944 58 Rm 8, 24-28 « Car nous avons été sauvés, mais c'est en espérance ; voir ce qu'on espère, ce n'est plus espérer : ce que l'on voit, comment peut-on l'espérer encore ? Mais nous, qui espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec persévérance. Bien plus, l'Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L'Esprit lui-même intervient pour nous par des cris inexprimables. Et Dieu, qui voit le fond des cœurs, connaît les intentions de l'Esprit : il sait qu'en intervenant pour les fidèles, l'Esprit veut ce que Dieu veut. Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu'ils sont appelés selon le dessein de son amour. »

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Le cantus firmus : que l’homme soit ancré en Dieu

L’attitude confiante qu’il nous demande de manifester résulte pour Bonhoeffer d’une profonde union de l’homme à Dieu, pour laquelle il propose la métaphore musicale du cantus firmus, la voix principale d’une polyphonie. « Tout grand amour comporte le danger de nous faire perdre de vue ce que j’aimerais appeler la polyphonie de la vie. Je m’explique : Dieu et son éternité veulent être aimés par nous pleinement, mais cet amour ne doit ni nuire à un amour terrestre, ni l’affaiblir ; il doit être en quelque sorte le cantus firmus autour duquel chantent les autres voix de la vie ; […] Où le cantus firmus est clair et distinct, le contrepoint peut s’épanouir aussi puissamment que possible. Les deux sont inséparables et pourtant distincts […], comme les natures humaine et divine du Christ59. »

Il ne s’agit donc pas de dévaloriser nos amours terrestres au profit du seul amour de Dieu, ou les réalités d’ici-bas, de son quotidien en prison, au profit des seules réalités dernières. C’est au contraire la présence et la force de cet amour pour Dieu qui donne tout son poids à l’amour des prochains qui nous entourent.

La foi nous fait trouver Dieu et l’aimer à travers le présent, l’œuvre de l’homme est bien d’ancrer sa vie dans la foi et alors : « Dieu fera en sorte que celui qui le trouve dans son bonheur terrestre et lui en rend grâces ne manque pas d’heures qui lui rappellent que tout ce qui est terrestre est provisoire et qu’il est bon d’habituer son cœur à l’éternité60.»

L’œuvre spirituelle de Bonhoeffer rayonne ainsi bien au-delà de ses écrits et nous fait entrer dans la confiance de celui qui peut dire en tout temps « Que Dieu nous conduise avec bienveillance à travers notre époque ; mais surtout qu’Il nous conduise à Lui ! » ◊

                                                                                                                         59 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 20 mai 1944 60 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettre à Eberhard Bethge, le 18 décembre 1943

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Le mal chez Paul Ricœur

Joëlla Mercier des Rochettes, diplômée

aul Ricœur, philosophe du XXème siècle, se situe dans la suite de Husserl et de la phénoménologie. Cela signifie qu’il s’est attaché à décrire les expériences vécues, les « faits de consciences ». De religion protestante, il s’est intéressé à la volonté dont il a fait l’objet de sa thèse. Dans son ouvrage Philosophie de la volonté, un

chapitre est consacré à la question du mal, qui marque par ailleurs toute son œuvre. De nombreuses traditions philosophiques et religieuses expliquent le mal moral c'est-à-

dire le péché ou le vice, comme l’éthique des vertus d’Aristote ou la morale kantienne. Cependant, peu de personnes ont tenté d’expliquer le mal subi, c'est-à-dire la souffrance elle-même, à moins de le penser de façon confondue avec le mal moral. Pourtant, le mal subi est bien plus problématique, car il nous arrive de façon inexplicable et injuste, il n’est pas lié au mérite ou à une punition : c’est pourquoi il est scandaleux. Il représente donc un défi, sur deux plans, celui de la raison et celui de la foi. En effet, dans une pensée parfaitement logique et cohérente, il semble impossible de concilier trois choses : la toute-puissance de Dieu, sa bonté totale, et l’existence du mal subi. Pourtant, il ne semble pas possible non plus de penser Dieu sans la toute-puissance et la bonté, où bien ce ne serait plus Dieu. Quant à la question de l’existence du mal, elle ne se pose pas, elle se constate. C’est la contradiction qu’ont tenté de résoudre les Essais de théodicée de Leibniz qui donnent comme explication le principe de raison suffisante : les maux trouvent leur raison d’être dans l’harmonie générale de l’univers, qui est la meilleure possible. Ce type de proposition, caricaturé par Voltaire dans Candide par « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles », nous laissent dans un relatif désarroi, car notre expérience vécue du mal subi ne semble pas pouvoir être contenue dans des raisonnements logiques et systématiques, de même que personne ne peut prétendre penser complètement Dieu dans son infinité. Penser le mal par rapport à Dieu conjugue alors les deux difficultés. Ricœur essaye donc d’aborder le scandale du mal en sortant de la logique de

P.

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cohérence absolue de la pensée, en partant davantage de notre expérience du mal pour trouver une attitude qui y réponde et nous soutienne dans la foi.

Explication par l’origine : le mythe Le premier niveau d’explication du mal est le mythe, mais celui-ci ne suffit pas, car il confond mal moral et mal subi. Or, pour penser le mal subi, il faut bien le distinguer du mal moral, bien que les deux soient la plupart du temps confondus61. Cette confusion vient du besoin humain que nous avons d’expliquer rationnellement notre expérience, rationnellement signifie par des causes. Le mythe est, dans l’histoire de la pensée, la première façon de donner cette explication par les causes. À la différence de la légende, récit qui se veut surnaturel, le mythe tente de remonter à l’origine, aux premières de toutes les causes dans l’ordre chronologique, pour expliquer la situation présente par le passé, dans un lien de cause à effet. En remontant à la cause première, à l’origine, le mythe tente de donner une explication complète de la réalité, de l’existence de toutes choses que ce soit la nature ou la condition de l’homme. Le mythe donne donc une origine commune au mal moral et au mal subi. Il tente d’établir un lien de causalité entre les deux, à travers l’idée de justice et donc de rétribution : le mal subi serait la rétribution du mal moral, il y a une souffrance s’il y a un vice ou un péché. Cette explication mythique est puissante, elle persiste dans la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui, précisément par son apparence complète et englobante, qui satisfait notre désir de rationalité. Cependant, notre propre expérience du mal subi manifeste l’insuffisance de cette explication, car la souffrance peut être totalement injuste, ce qui n’est pas réductible à l’idée de rétribution. Cette question semble le cœur du livre de Job, puisque Job ne peut pas être accusé de mériter son malheur62. Il relève donc de la sagesse, et non plus du mythe, de mettre en évidence le scandale du mal, et de refuser la consolation de la pensée mythique. Le problème qui se pose alors est de penser le mal au-delà de l’idée de rétribution, ce qui semble pourtant un scandale du point de vue de la pensée (comment comprendre la raison d’être du mal s’il n’est pas associé à la justice), et un obstacle à la foi (comment Dieu peut-il laisser exister le mal d’autant plus si nous ne le méritons pas). Le coût d’une pensée renonçant à expliquer par les causes

Il est coûteux de penser le mal subi au-delà de la rétribution car il faut renoncer à comprendre la raison de son existence. Le mal physique/subi n’est pas une catégorie de la pensée, dont la nécessité peut être déduite de façon théorique. Au contraire, il est d’abord un constat, il est déjà là : nous le rencontrons en pratique, dans nos actions. Il est d’abord une donnée de l’expérience. Pour sortir de la pensée mythique il est donc nécessaire de renoncer à

                                                                                                                         61 Confondu ou confusion signifient ici « pensés ensemble », « pensés comme ayant la même cause ». 62 Lire à ce sujet l’article ci-après, « The Tree of Life ou le cri de Job ».

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expliquer « pourquoi le mal », ce que Ricœur appelle « l’aveu d’inscience », et qui est source de libération.

L’existence antérieure du mal dont la raison d’être n’est pas pensable semble se retrouver dans le style général des textes bibliques, malgré les différences de genre littéraire. On y trouve en effet en permanence une tension entre le dessein de Dieu et la volonté humaine. Par exemple dans le genre prescriptif, les commandements sont à l’encontre d’un mal déjà existant (le meurtre, l’adultère etc.). Dans le genre narratif, l’histoire racontée est la plupart du temps conflictuelle et ce dès le départ avec le meurtre d’Abel par Caïn. De même dans le genre prophétique, les prophètes parlent à l’encontre de ceux qui ont mal agi.

Ainsi, dans la Bible, contrairement aux mythes fondateurs qui expliquent l’origine du mal, le mal est déjà là. C’est pour cela que le mouvement biblique va de la plainte à la louange, dans tous les textes et plus particulièrement dans les psaumes. Le récit est plus tourné vers l’avant que vers l’origine. Ricœur s’appuie pour confirmer cette vision de la Bible sur la pensée de Northrop Frye63, un critique littéraire. Celui-ci comprend la Bible dans une opposition de figures négatives (le chaos, le serpent, la croix etc.) à des figures positives. Il observe un mouvement ascendant, qui entraîne vers l’avant et laisse toujours le mal en arrière. Ce mouvement semble mené par la figure du Messie.

Qu’est-ce que cette pensée du mal au-delà de la rétribution ?

Cette pensée ne peut définir le mal que de façon négative, par contraste, car on ne peut penser ce qu’est le mal mais seulement ce qu’il n’est pas. Ainsi, il devient relatif à un bien, qui lui peut être défini. Par exemple la souffrance physique est une absence de santé, un manque à la totalité d’un être. C’est une absence d’être et non un être en tant que tel, d’où la difficulté à le définir, car la définition dit ce qu’est une chose. Cela permet de comprendre le mal dans sa dimension pratique (éthique) et non premièrement théorique : « le mal est ce qui est et qui devrait ne pas être, mais dont nous ne pouvons pas dire pourquoi cela est », c’est « ce contre quoi nous luttons64 ».

C’est cela, le mal déjà présent que nous n’expliquons pas et contre lequel nous luttons, qui constitue le risque de la foi. L’on adhère au mythe précisément parce qu’il fournit une explication au mal. Au contraire, l’expérience du croyant est de croire malgré le mal, en dépit du mal. C’est ce que Ricœur appelle la catégorie du « en dépit de », par opposition à la catégorie du « parce que ». Il s’appuie pour cela sur le théologien protestant Tillich, lequel manifeste que les croyants ne croient pas en Dieu pour expliquer le mal.

                                                                                                                         63 Northrop Frye prend un schéma de chute et de rédemption dans un mythe cyclique pour expliquer les textes narratifs bibliques (mort/résurrection). Il a été critiqué pour cette systématisation qui oublie la dynamique de la théologie du salut. Le projet de salut de Dieu précède, accompagne et attire le projet de création. Il ne le suit pas. En cela le pardon est création, il renouvelle la vie. 64 RICŒUR P., « Le scandale du mal », Esprit, n°140-141, 1988, p. 62

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Qu’est-ce que cela change pour la vie / la sagesse personnelle ?

Cette quatrième partie diffère de la troisième en ce qu’elle porte sur la sagesse personnelle, individuelle, qui comprend donc nécessairement une grande part d’expérience. Cette expérience ne s’enseigne pas, elle ne peut s’acquérir que vécue individuellement. La troisième partie concernait quant à elle la pensée, c'est-à-dire ce qui est compréhensible de façon universelle car abstrait de la matière (la matière individualise).

Paul Ricœur fait donc une hypothèse de mise en pratique du renoncement vu plus haut dans la vie personnelle. Confrontés à notre propre souffrance, nous pouvons la constater, dire « ainsi soit-il », par contraste avec la plainte ou la rébellion. C’est ainsi que l’on peut comprendre le livre de Job : il se repent bien qu’il soit juste. Sa repentance ne semble donc pouvoir porter que sur sa plainte. Il parvient alors à aimer Dieu « pour rien », au-delà de l’attente de justice divine, et sort donc du cycle de la rétribution.

Paul Ricœur voit dans ce renoncement total une réponse au problème du mal. Il s’agit du renoncement au désir, désir de rétribution (pour ses vertus ou pour ses vices, car la justice est compréhensible), désir d’être épargné par la souffrance, désir relativement infantile d’immortalité, c’est-à-dire ne pas passer par la mort. En effet, c’est ce désir même qui ne peut être accompli, et provoque la plainte. Il est possible de remarquer ici que la réponse proposée par Ricœur est du domaine pratique, elle relève de la façon de vivre, elle n’est pas une réponse sur la définition ou la cause du mal qui permettrait de le comprendre. En effet, puisqu’il s’agit d’une donnée de l’expérience rencontrée dans nos actions, la réponse ne peut être que du même ordre. C’est aussi pourquoi cette réponse de l’ordre de l’attitude personnelle ne peut s’enseigner de la même façon qu’un contenu de savoirs.

Ricœur évoque une similitude entre ce renoncement au désir comme réponse au mal et la sagesse bouddhique, où cette problématique est de grande importance.

Cependant le renoncement dont il est question ne s’oppose pas à la lutte collective contre le mal moral. En effet, Ricœur voit un lien entre le renoncement personnel et les actions collectives non violentes. En sortant du cycle de la rétribution, du désir de contrepartie de nos souffrances, l’action collective pacifique et gratuite devient possible. Ces actions permettraient une condition humaine sans violence où la part véritable du mal subi serait rendue visible, indépendamment de celui provoqué par le mal moral c’est-à-dire du mal dépendant des mauvaises actions humaines.

Parallèle : la querelle du Pur Amour entre Bossuet et Fénelon au XVIIème siècle

La proposition de Paul Ricœur pour surmonter le problème du mal peut alors se résumer par un désintéressement total, par un amour de Dieu pur et désintéressé ne cherchant même pas le salut sous peine de retomber dans l’égoïsme. Cette option semble s’inscrire dans la continuité des thèses quiétistes du XVIIème siècle. Celles-ci ont provoqué un fort conflit dont l’apogée se trouve dans la querelle entre Bossuet et Fénelon au sujet du pur amour de Dieu. Dans Les Explications des maximes des saints, Fénelon, sensible au quiétisme, s’appuie sur la première épitre de St Paul au Corinthiens (13, 4-8) :

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La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais.

Partant de là, l’origine du mal est attribuée à l’égoïsme. Pour le vaincre, il faut donc

parvenir à un total abandon à Dieu, quelle que soit la volonté de celui-ci, même si il s’agit de notre damnation. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pourrait parler d’un amour de Dieu pur et parfait, lorsque l’on est capable de dire « Mon Dieu, si par impossible vous me vouliez condamner aux peines éternelles de l’enfer, sans perdre votre amour, je ne vous en aimerais pas moins65. »

Cette doctrine a été vigoureusement combattue par Bossuet. En effet, elle part du postulat que seul ce qui est fait de façon désintéressée, sans aucun rapport avec l’intérêt de l’individu, est pur est parfait. Deux choses contredisent la doctrine du pur amour selon Bossuet : d’une part la finalité propre de la volonté qui est le bonheur, et d’autre part la bonté de Dieu, qui ne peut pas être pensée séparément de Lui. Au sujet de la volonté, Bossuet explique qu’elle a été créée pour vouloir le bonheur, il s’agit de sa finalité naturelle. Ainsi, vouloir c’est nécessairement vouloir être heureux. Fénelon, dans sa lutte contre le jansénisme, avait voulu mettre en valeur la liberté contre la notion de déterminisme : il affirmait donc une totale liberté d’indifférence, pourtant incompatible avec toutes nos expériences, et surtout avec l’idée que Dieu a créée toute chose ordonnée au bien. Par opposition Bossuet explique que vouloir son salut n’est pas une attitude coupable mais bien au contraire un désir intrinsèque à notre nature et voulu par Dieu. Vouloir son salut semble alors répondre à la volonté divine, au contraire d’un désintéressement si radical qu’il se désintéresse même de la bonté divine. À la demande de Bossuet, les principales propositions de Fénelon sont condamnées dans le bref d’Innocent XII, Cum alias, du 13 mars 1699.

Finalement, en voulant donner une réponse éthique au problème du mal par le désintéressement de notre amour pour Dieu, on peut se demander si Fénelon, ne retombait pas dans une définition complètement abstraite/théorique de l’amour pur et parfait. En dissociant par la raison des réalités liées dans les faits, la volonté (faculté), l’amour (son acte), et le bien/le salut (sa finalité), n’arrive-t-on pas à une attitude contradictoire ? Cette attitude, loin de répondre au scandale du mal, ne nie-t-elle pas notre propre nature orientée vers le bien et ne nous tourne-t-elle pas vers un Dieu abstrait, sans miséricorde ? Néanmoins, la notion d’abandon total à Dieu, exprimée par Fénelon comme par Ricœur, reste présente comme moyen de s’unir à Dieu malgré nos souffrances dans les textes légués par les figures du christianisme qui ont suivi. Mais cet abandon se fait alors avec deux différences notables par rapport aux propositions quiétistes et de Paul Ricœur, à savoir la confiance que ces figures

                                                                                                                         65 FENELON, Explication des maximes des saints, article X

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exprimeront dans la bonté de Dieu (celui-ci ne veut pas le mal), et l’espérance que cet abandon est salvateur puisque l’espoir du salut ne remet pas en cause la pureté de l’amour :

Mon Père, Je m'abandonne à toi, fais de moi ce qu'il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout, j'accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi, en toutes tes créatures, je ne désire rien d'autre, mon Dieu. Je remets mon âme entre tes mains. Je te la donne, mon Dieu, avec tout l'amour de mon cœur, parce que je t'aime, et que ce m'est un besoin d'amour de me donner, de me remettre entre tes mains, sans mesure, avec une infinie confiance, car tu es mon Père.

Charles de Foucauld ◊ Pour aller plus loin • RICŒUR P., « Le Scandale du mal », Esprit, Juillet 2005 • RICŒUR P., Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie • Catéchisme de l’Église catholique

• TERESTCHENKO M., « La querelle sur le pur amour au XVIIe siècle entre Fénelon et

Bossuet », Revue du MAUSS, Février 2008 • FÉNELON, Explication des maximes des saints, article X

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2/ Le pardon

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The Tree of life ou le cri de Job

François Huzar, 5A

he Tree of life, réalisé par Terrence Malick (la Ligne rouge, les Moissons du ciel) a reçu la Palme d’or lors de l’édition 2011 du Festival de Cannes. Sommet du cinéma méditatif de Malick, ce film riche de sens ouvre d’innombrables perspectives sur la vie, la nature humaine et l’essence de l’amour.

The Tree of life est difficilement descriptible. Le film suit une famille texane, les O’Brien,

au début des années 50. En réalité, il ne s’agit là que du cadre et on a plutôt affaire à une grandiose méditation sur la vie, le mal et Dieu. C’est de toute évidence un film qui frappe par la radicalité de sa narration. Lors d’un premier visionnage, on risque même d’être complètement dérouté. Pourtant, pour peu que l’on dispose de quelques clés de lecture, on découvre une fresque absolument passionnante.

Avant toutes choses, quelques mots doivent être dits de l’homme qui se cache derrière ce film hors norme. Philosophe66 autant que cinéaste, oscillant entre le panthéisme et le christianisme, Terrence Malick n’a pas fini de fasciner ceux qui tentent d’en faire la biographie. Il faut dire qu’il ne leur facilite guère la tâche : il a disparu pendant près de vingt ans de 1979 à 1998 et cultive aujourd’hui encore le secret sur sa vie privée comme sur son travail67. Son œuvre réduite (six films seulement) est surtout étudiée aux États-Unis. À travers elle, Malick mène une quête perpétuelle de la vérité de l’être. Il décrit le désir de transcendance d’individus isolés, la beauté grandiose de la nature (une nature qui révèle une réalité invisible), le combat entre l’instinct et la raison. En disciple d’Heidegger, il essaye de redéfinir la transcendance comme une expérience quotidienne. Son grand sens de la contemplation s’exprime à l’écran par un style mobile, toujours fébrile comme une

                                                                                                                         66 Il a traduit Heidegger dans sa jeunesse. On trouve d’ailleurs de nombreuses traces de sa passion pour ce philosophe dans ses deux premiers films, la Balade sauvage et les Moissons du ciel. 67 Ses dernières interviews remontent aux années 70 et Malick n’est même pas venu chercher sa Palme à Cannes.

T.

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respiration, par l’usage systématique de voix-off. Cette exigence formaliste lui permet ainsi de « restaurer la beauté et le pouvoir de l’image comme une source de sens68 ».

The Tree of life est l’œuvre d’un grand connaisseur de la Bible, protestant de l’Église épiscopalienne, et les références abondent. Mais au delà des références c’est la structure même du film qui est biblique : le livre de Job est sa colonne vertébrale. Nous sommes en effet invités à une méditation sur le mal, qu’il soit souffrance ou péché. En s’appuyant sur le livre de Job, Malick veut révéler par la puissance évocatrice de son cinéma ce que la théologie ne peut que partiellement expliquer : une réponse chrétienne au scandale du mal. La structure du film : la quête de Dieu mise à l’épreuve par le mal

Le film de Malick est structuré autour du cri de désespoir et de révolte de l’homme vers Dieu ainsi que sur l’opposition entre la grâce et la nature. Le film commence par une citation du Livre de Job : « Où étais-tu lorsque je fondais la terre, alors que les étoiles du matin éclataient en allégresse et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie69 ? »

Essayons de retracer la structure du film avec autant de précision et de clarté que possible. The Tree of life illustre en fait une quête de Dieu. Celle de Jack, le fils ainé des O’Brien, qui initie un chemin de conversion. Mais aussi, comme imbriquée au sein de la quête de Jack, celle de sa mère face à la mort d’un de ses fils. Ces deux cheminements sont justement initiés par l’épreuve du mal, sous ses deux formes, la souffrance et le péché. Pour comprendre le film, il est utile de le diviser en chapitres de longueurs inégales.

Introduction : la nature et la grâce [0’00-2’50]

La perte du fils/la dépression de l’aîné [2’50-18’21]

La création (du monde) [18’21-32’10]

La naissance et l’enfance du fils ainé (création de l’homme) [32’10- 44’01]

Les deux influences de la nature et de la grâce [44’01-56’45]

L’homélie sur Job [56’45-59’13]

Le chemin vers le péché [59’13-106’03]

Le tournant du pardon [106’03-116’22]

« Sans amour votre vie passera comme l’éclair » [116’22-118’16]

Vision de l’éternité [118’16-129’10]

                                                                                                                         68 Lloyd Michaels, Terrence Malick, University of Illinois Press, 2009 69 Jb 38, 4.7

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Les premières scènes introduisent l’idée selon laquelle, il y a deux voies dans la vie :

celle de la nature et celle de la grâce70. Tout au long du film ce clivage est illustré par les personnages de la mère et du père qui respectivement incarnent la grâce et la nature.

« La grâce ne cherche pas son profit, accepte d’être ignorée, oubliée, mal aimée, accepte les insultes et les blessures ». « La nature ne cherche que son profit, impose sa volonté, aime dominer, pour agir à sa guise, trouve des raisons de souffrir alors que le monde autour rayonne alentour et que l’amour sourit en toute chose ».

Alors que la mère dit à Dieu « je te serai loyale, quoiqu’il arrive », intervient l’annonce

de la mort de son fils. Comment une vie livrée à la grâce peut-elle conduire à une telle tragédie ? Comme dans le livre de Job, le juste est éprouvé et crie vers Dieu : « T’ai-je fait défaut ? Seigneur, pourquoi ? Où étais tu ? » La mère est effondrée et traverse une nuit de la foi terrible. Cela se superpose au questionnement profond du fils ainé, Jack, dans un gratte-ciel.

Comme une réponse à ce cri de désespoir, la création est ensuite magistralement mise en scène. C’est la réponse de Dieu au cri de Job : « Que sommes-nous pour toi ? » que murmure madame O’Brien. La naissance du fils ainé intervient juste après comme un prolongement logique (la création de l’homme) répondant à un questionnement intérieur : « Quand as-tu, pour la première fois, touché mon cœur ? ». La réponse aux tourments de la mère et à ceux du fils consiste donc en un retour aux origines. Malick fait comprendre par le choix des voix-off que la création du monde cosmique vient répondre au questionnement de la mère, tandis que la conception puis l’éveil à la vie du petit Jack viennent éclairer son propre trouble d’homme adulte. Dans les deux cas, ils sont mis face à des merveilles qui les dépassent et qui sont le fruit de l’amour de Dieu. Notons également qu’au cours du baptême, on entend le prêtre prononcer ces mots : « Pour combattre sous sa bannière contre le péché, le monde et le démon », qui préfigurent clairement la lutte contre le mal à laquelle Jack va être soumis.

Ensuite, Terrence Malick donne un aperçu de la vie de la famille et notamment de l’opposition entre la nature et la grâce à travers les influences du père et de la mère. Après une série de scènes édifiantes où les enfants apprennent de leur mère la bonté et la douceur, Jack prie. Au sein de sa prière, il murmure vouloir « voir le monde tel que Dieu le voit ». Phrase ambiguë puisqu’elle évoque aussi bien le désir d’une vraie relation filiale à Dieu qu’un désir de connaissance qui mène au péché : l’opposition entre l’arbre de la connaissance et l’arbre de vie (= tree of life).

Ce cadre ainsi posé, le cinéaste place un très beau sermon sur Job, que je reproduis ici

car il est la clé du film :

« Job pensait que son intégrité le mettait à l’abri de l’adversité. Et ses amis pensaient à tort que le seigneur l’avait puni parce que secrètement il avait commis une faute. Mais non. L’adversité frappe aussi les bonnes gens. On ne peut se protéger d’elle, ni protéger nos enfants.

                                                                                                                         70 Imitation de Jésus Christ

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(…) Nous avançons le vent dans le dos et pensons qu’il ne faiblira jamais. Mais non. Nous disparaissons comme un nuage, nous nous fanons comme l’herbe de l’automne, et comme un arbre, on nous arrache du sol. Y a-t-il tromperie dans l’ordre de l’univers ? Y a-t-il une chose qui soit immortelle ? [A ce moment précis, regard de l’enfant vers un vitrail du Christ] Une chose qui ne disparaisse ? Nous ne pouvons pas rester où nous sommes, nous devons aller de l’avant. Nous devons trouver ce qui prime sur la fortune et le sort. Rien ne nous apportera la paix sinon cela. Le corps de l’homme sage est-il exempt de toute souffrance, de la difformité qui détruit sa beauté, de la faiblesse qui ruine sa santé ? Avez-vous confiance en Dieu ? Job, aussi, était proche du seigneur. Vos amis et vos enfants forment-ils vos remparts ? Il n’est nul endroit au monde où le malheur ne puisse frapper. Personne ne sait si le chagrin l’affligera, tout comme Job. À l’instant même où Job fut dépossédé de tout, il sut que c’était par le Seigneur. Il se détourna des mirages du temps et chercha ce qui est éternel. Est-il seul à voir la main de Dieu celui à qui il donne ? »

Après ce sermon, Malick centre son attention sur le personnage de Jack. C’est le long

chapitre que j’ai intitulé chemin vers le péché. Jack est de plus en plus en rébellion contre son père et paradoxalement, dans le même temps, il lui ressemble de plus en plus. Le jeune garçon est doublement confronté à la souffrance quand l’un de ses amis meurt et qu’un autre est défiguré par un incendie : « Pourquoi serai-je bon si tu ne l’es pas ? » demande-t-il alors à Dieu. Dans le même temps, il développe une certaine jalousie pour son frère. Révolté contre son père, dont les colères meurtrissent la famille, Jack transpose progressivement ce sentiment vers Dieu : « Pourquoi nous fait-il du mal ? Notre Père71 ». Jack se trouve enfermé dans une spirale qui le conduit vers le péché (il enchaîne les bêtises avec les garçons du quartier). Une spirale qui aboutit au vol d’une robe à la symbolique trouble mais qui évoque clairement le désir de la connaissance de l’interdit, ici la sensualité. Cette allégorie du péché originel coupe Jack de sa mère et l’isole. Il se sent piégé : « comment revenir où ils sont ? » Sa haine pour son père atteint alors son paroxysme : il demande à Dieu de le tuer et est lui-même happé par la tentation de provoquer sa mort. Enfin, il blesse son frère avec une carabine à air comprimé : Caïn tue Abel.

Mais c’est là qu’intervient le tournant du pardon. Son frère lui pardonne et le rend à la vie. Jack a été conduit à Dieu par son frère, vers cette présence immuable dont parlait l’homélie. Une très belle scène où il joue avec le garçon défiguré illustre parfaitement cette renaissance. Le père lui-même est touché par la grâce quand, frappé par le chômage, il comprend qu’il a bâtit sa vie à la force du poignet alors qu’elle aurait dû reposer sur Dieu. À ce point précis du film, où l’on commence à percevoir que Dieu seul peut vaincre la souffrance et le mal, Malick offre la clé du récit : « La seule façon d’être heureux est d’aimer, sans amour votre vie passera comme l’éclair ». Ainsi s’achève la relecture, le voyage intérieur du fils. On retrouve Jack dans son gratte-ciel.

Malick pourtant ne s’arrête pas là et achève sa méditation en apothéose par une vision de la résurrection, de l’éternité. La famille y est réunie. La mère et son fils perdu, Jack et son père. On retrouve alors un plan fixe de champs de tournesols, symbole de la vertu d’espérance (car tournés vers le soleil), qui apparaissaient déjà au début du film pour illustrer la grâce.

                                                                                                                         71 Le « Notre Père » peut en effet être compris à la fois comme une référence à son père dont la dureté le blesse mais aussi à Dieu qui « laisse n’importe quoi arriver ».

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The Tree of life : la victoire sur la souffrance et le péché

The Tree of life est donc l’histoire d’un cheminement vers Dieu. Un Dieu qui est avant tout relation. Jack découvre par la relecture de son enfance que Dieu a toujours été là et que le connaître est possible. Cette relation à Dieu, qu’il va tisser, se nourrit aussi des relations aux autres : c’est son frère et sa mère qui le conduisent au Père. Là où le film se révèle particulièrement brillant c’est qu’à travers les deux itinéraires croisés de la mère et du fils, les deux formes du mal sont illustrées. La mère doute de Dieu parce qu’elle souffre. Le fils est séparé de Dieu par le péché et par la souffrance. Or, cela résume parfaitement la dualité du mal : la souffrance et la faute, « ce que nous ne pouvons ni comprendre ni aimer72 ».

Face à la souffrance, il y a une perte de sens qui mène à un reniement progressif de Dieu. C’est l’éternelle révolte contre le scandale du mal frappant le juste. Le Père François Varillon a très justement critiqué les trois plaidoyers qui innocentent Dieu en justifiant la souffrance :

-­‐ Le mal serait l’ombre d’un bien. Or, le chrétien se place au niveau du sujet, de celui qui souffre, donc il doit refuser cela.

-­‐ La souffrance serait un châtiment : c’est la théorie de la rétribution terrestre. -­‐ Le mal se rattacherait à la liberté de l’homme. Cela est en partie vrai mais il est

difficile de rattacher toutes les formes de mal à cette liberté.

Il nous faut ici revenir au livre de Job. Patriarche juste devant Dieu, Job est frappé par tous les maux : il perd ses biens, ses fils et est atteint dans sa chair. Lui et ses amis confrontent alors leurs conceptions de la justice divine dans trois cycles de dialogues poétiques. La thèse de la rétribution terrestre est violemment contredite par le mystère d’un Dieu juste qui afflige le juste. L’attitude de Job est partagée entre cris de révoltes et soumission. Il cherche en vain le sens de son épreuve et lutte désespérément pour retrouver Dieu qu’il persiste à croire bon. Dieu lui répond alors par un long discours. Cette réponse n’est d’ailleurs pas directe mais consiste en un tour du cosmos, dans toute sa complexité. C’est une invitation à voir les choses à travers le regard de Dieu. Le défi que Dieu lance à Job révèle la capacité de l’homme à devenir « émule » de Dieu quand il est soutenu et encouragé par Dieu lui-même dans le combat spirituel. L’homme doit persévérer dans la foi alors même que son esprit ne reçoit pas l’apaisement. Cela s’éclaire avec le sens de la souffrance de l’homme unie à celle de Dieu. Job est une figure du Crucifié, de l’Homme des douleurs, qui a pris sur lui toute la détresse humaine. Dans l’épreuve, Job apprend la liberté de l’amour qui ne demande rien en retour. L’amour demande le dépouillement de nous-mêmes et le dépassement de nos limites. Il n’y a pas d’explication finale : Dieu n’explique pas le mal, il vient partager avec nous la souffrance. Dans le cri de Job, la venue du Christ et l’espérance en la résurrection sont pressentis. Or, la leçon du film de Malick n’est pas différente : c’est l’amour qui donne un sens à la souffrance et l’espérance en la résurrection où la mère et son fils perdu sont réunis.

                                                                                                                         72 François Varillon, Joie de croire, joie de vivre

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Le Père Varillon rappelle que la souffrance n’est pas faite pour être comprise mais pour être combattue. Le mal est absurde mais je peux lui donner (avec ma liberté) un sens. Il faut d’abord maintenir les exigences de la conscience (lucidement reconnaitre le mal et refuser les fausses solutions). Mais cela doit s’enraciner dans la certitude que le mal est déjà surmonté : la vocation à la joie est plus forte que le mal. La souffrance peut être un mystère de purification : être purement amour, sans repliement sur moi, c’est l’arrachement à soi. La mort est le passage de l’avoir à l’être ou de l’égoïsme à l’amour. « Sans amour, votre vie passera comme l’éclair » : la clé est là ! Sans conversion à l’amour, pas de bonheur. Je doute que Terrence Malick ait lu Varillon (sait-on jamais ?) mais ses conclusions sur le scandale du mal ne sont pas si différentes de celles du père jésuite.

Concernant le péché, on comprend que c’est la fausse image que Jack se fait de Dieu qui l’en éloigne. La figure de son propre père, ainsi que l’injustice de notre monde lui offrent une image du Père qui le rebute. Cette image est convertie par le geste de pardon de son frère. Ainsi Jack accède à l’arbre de vie, chemin vers Dieu. Dans le long chapitre qui constitue une majeure partie du film, on suit l’itinéraire de Jack qui l’amène au péché, mais aussi et surtout à l’expérience du pardon. Car ce qui sauve du péché, c’est le pardon. Jack reçoit ce don de son jeune frère et bien qu’il ne saisisse pas immédiatement la portée de cet acte salvateur, il s’agit bien d’une ouverture à la vie qui va marquer son existence. Il ne prend véritablement conscience de la portée de ce geste qu’adulte au terme d’une longue relecture. « Je ne connaissais pas ton nom alors, mais je vois maintenant que c’était toi » : Jack comprend que c’est Dieu qui a travers son frère l’a guidé. Son frère lui offre une autre image de Dieu, lui montre son vrai visage.

L’amour est plus fort que le mal. Le pardon (qui est l’expression d’un amour inconditionnel) sauve du péché et l’amour donne un sens à la souffrance. « Nous devons trouver ce qui prime sur la fortune et le sort. Rien ne nous apportera la paix sinon cela » dit le prêtre dans son sermon. Or, c’est le Christ qui en nous ouvrant la voie de l’amour nous apporte la paix. Telle est la leçon de the Tree of life. ◊ Pour aller plus loin • Father BARRON, Comment on Terrence Malick’s Tree of life • Livre de Job • VARILLON F., Joie de croire, joie de vivre

• MICHAELS L., Terrence Malick, University of Illinois Press, 2009

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Le pardon dans le Nouveau Testament (Lc 15, 11-32)

Marie Ea, 5A

u début du chapitre 15 de l’Évangile selon Saint Luc, les pharisiens et les scribes murmurent entre eux et se scandalisent de l’attitude de Jésus : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! ». À ces

récriminations, Jésus répond par trois paraboles. La troisième, souvent appelée « parabole du fils prodigue », est certainement la plus scandaleuse à entendre pour les pharisiens et les scribes, et pour nous ! Et comme cette parabole est certainement le cœur de ce que le Nouveau Testament nous dit de la Bonne Nouvelle du pardon de Dieu, il semble essentiel de s’y arrêter quelques instants. Comme porte d’entrée dans ce texte d’Évangile, nous pourrons nous pencher successivement sur chacun des personnages, pour voir ce que le récit de Luc nous en dit, ce qu’on peut en déduire sur l’homme et sur Dieu et enfin pour que la contemplation des différentes personnes de ce récit soit une invitation à entrer davantage dans le mystère du pardon de Dieu.

Le retour du fils cadet

À peine le cadre installé (« un homme avait deux fils »), voici que l’élément perturbateur est introduit : le fils cadet décide de partir. Plutôt que sur les raisons de ce départ, Luc insiste sur le résultat : la débauche excessive – aggravée par une « famine sévère » (v.14) – conduit le fils cadet à la ruine et à la misère. Il n’a plus rien et est même moins bien traité et considéré qu’un cochon (animal pourtant le plus impur) : « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait » (v.16). La

A.

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situation du fils est donc critique puisqu’il ne peut même plus survenir à ses besoins physiques les plus basiques : « je suis ici à périr de faim ! » (v.17).

L’interprétation communément admise de cette parabole est de présenter le fils prodigue comme un modèle de pénitence humble et de repentir sincère. Cette interprétation s’appuie notamment sur le verset 18 : « Je veux partir, aller vers mon père et lui dire : Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi ». Mais Jean-Noël Aletti s.j., dans son ouvrage d’exégèse néotestamentaire intitulé Quand Luc raconte auquel nous nous référerons souvent dans cet article, propose de mener une analyse narrative dont les aboutissants sont une interprétation plus originale de ce passage de l’Évangile selon Saint Luc. Une méthode intéressante – quand l’on veut déterminer la portée d’un passage au sein d’un texte – est de supprimer provisoirement ce passage pour déterminer quel est l’effet de sens qu’il produit. Ainsi, commençons par ignorer le monologue intérieur du fils (« rentrant alors en lui-même, il se dit »), des versets 17 à 19. On lit donc désormais : « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. Il partit donc et s’en alla vers son père ». La relation de cause à effet est assez claire : le fils n’ayant plus rien à manger, il décide de rentrer chez son père. Revenons maintenant sur ce monologue du fils. La première partie semble confirmer ce qui a été dit précédemment : c’est la faim qui pousse le fils à vouloir revenir vers son père : « et moi je suis ici à périr de faim ! ». Dans le discours qu’il prépare en vue des retrouvailles avec son père, le fils cadet ne prévoit pourtant pas de mentionner la raison primaire de son retour : son ventre ! Il projette plutôt de reconnaitre son péché devant son père (verset 18). Reconnaissons que « le mensonge par omission est flagrant73 ! » et que les motivations du fils cadet pour revenir ne sont peut-être pas aussi pures et sincères que prévu… Pour autant, il ne s’agit pas de condamner définitivement le fils. Cette analyse narrative a surtout le mérite de montrer que les motifs de retour vers le père sont ambigus et que le cœur du fils ne saurait faire entièrement fi de son ventre, de même que la faim du fils est peut-être ce qui l’aide à ne pas persister dans un orgueil déplacé qui l’empêcherait de revenir vers son père.

Par ailleurs, à la lecture de cette parabole, ce qui est frappant dans l’attitude du fils cadet, c’est sa propension à tout compter, mesurer, calculer. On pourrait reconnaître là la « logique comptable » des pharisiens souvent décriée par Jésus. Ainsi, le fils cadet commence par « réclamer sa part d’héritage » (le terme « part » implique bien un calcul). De plus, conscient de la gravité de son péché, le fils cadet prévoit et « calcule » la punition qui doit lui être appliquée. Il prononce lui-même sa propre sentence au verset 19 : « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils ». Toutefois, il est intéressant de voir qu’alors même que le fils demande au père de ne plus le traiter comme fils, il s’adresse encore à lui en disant « Père ». Ce lapsus est certainement révélateur d’une intuition intérieure du fils cadet, qui pressent déjà que sa dignité filiale est un don gratuit et définitif de son père et que l’amour de ce dernier est plus grand que son péché...

                                                                                                                         73 Jean-Noël ALETTI s.j., Quand Luc raconte, Le récit comme théologie, Cerf, Paris, 1998, p.8

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L’incompréhension du fils aîné

Malgré la vie désordonnée qu’a menée son fils cadet, le père lui pardonne entièrement sa conduite et organise une grande fête en son honneur. Penchons-nous donc maintenant sur la réaction de l’aîné quant au choix de son père de pardonner ainsi à son frère cadet, choix qu’il découvre avec surprise en rentrant de son travail aux champs (voir versets 25-26).

Tout d’abord, il est évident que les deux frères sont en tout point opposés dans leur comportement et leurs agissements. L’aîné décrit sa vie au verset 29 (« Voilà tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis ») et l’on entend bien les reproches implicites de l’aîné qui accuse son cadet, comme par effet de balancier. On imagine aisément l’aîné s’écrier : « voilà tant de mois qu’il s’amusait loin de toi, transgressant tout ce que tu nous a enseigné, et voilà que tu lui offres un veau gras, à lui (!), pour festoyer… ».

« Incompréhension » pourrait donc être le mot qui caractérise le mieux la réaction du fils aîné face au pardon de son père envers ce fils si débauché. En découlent la révolte, la jalousie et la colère du fils aîné, qui refuse obstinément de participer à la fête. Le verset 28 est lapidaire et explicite : « il se mit alors en colère et il refusait d’entrer ». Il paraît intéressant de s’arrêter sur ce scandale. En effet, le pardon aveugle du père à l’égard de son fils cadet est à première vue une injustice morale insupportable et un non-sens éducatif ! Voici donc un père qui récompenserait la débauche ?! Or, le bon sens pédagogique tend bien entendu à préconiser la sanction pour un comportement fautif et la rétribution pour un agissement droit de l’enfant, en vue de lui enseigner ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. De plus, les écrits sapientiaux bibliques eux-mêmes recommandent au père de punir l’enfant pour son bien et par amour74 :

« Ne rejette pas la punition de Yhwh, mon fils, et ne te lasse pas de ses blâmes, car Yhwh réprimande celui qu'il aime, tout comme un père le fils qu'il chérit. » Pr 3,12 « Qui épargne le bâton n'aime pas son fils, mais qui l'aime se hâte de le châtier. » Pr 13,24

Au lieu de condamner de façon univoque le fils aîné comme on le fait souvent, mettons-nous donc quelques instants à son école et laissons-nous scandaliser par le pardon du père. Car être scandalisé, c’est aussi être prêt à voir que la mesure de la miséricorde du père de la parabole, et donc de Dieu, c’est justement la démesure ! Se laisser scandaliser, c’est se préparer à goûter davantage le pardon de Dieu.

Si l’on se penche maintenant non plus sur les actes mais sur le mode de pensée des deux frères, il apparaît que, paradoxalement, ils raisonnent de la même façon. En effet, chacun des frères estime que les sanctions et récompenses se doivent d’être proportionnées au mérite. En ce sens, les deux frères sont très proches puisqu’ils envisagent les relations humaines avec cette même « logique comptable »… Le père essaie alors d’expliquer à son aîné que la joie de voir son frère cadet revenir l’a obligé à dépasser cette attitude calculatoire.

                                                                                                                         74 Ibid., p.12

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Et ce qui est frappant, c’est que cette parabole se termine sur un silence de l’évangéliste et sur une question non résolue pour le lecteur : l’aîné est-il convaincu et apaisé par l’explication de son père ? Ou reste-il révolté par ce pardon inconditionnel qu’il juge absurde ? Se joint-il finalement à la fête ? Habituellement, le schéma narratif suivi pour un récit est le suivant : « situation initiale – élément perturbateur – péripéties – résolution ». Le fait que cette histoire s’achève sur un silence n’est pas anodin : ne pas imposer de résolution à cette parabole est un bousculement fort de la structure traditionnelle du récit. Cette fin surprenante est une interpellation de l’homme fidèle, du juste, amené à se positionner et l’effet recherché est l’implication très forte du lecteur, invité à se mettre dans la peau de l’aîné pour choisir de se joindre ou non à la fête du père.

L’invitation à la fête du père

Si les deux frères diffèrent dans leurs comportements, ils adoptent pourtant la même logique pharisienne. Au contraire, le texte nous invite à entrer dans la contemplation d’un père qui ne calcule rien. La mesure du père, et donc de Dieu, c’est justement la démesure, la démesure d’un pardon empli d’amour ! Cette plénitude du pardon de Dieu nous est signifiée par les superlatifs employés, notamment aux versets 22 et 23 : « la plus belle robe », « un anneau au doigt », « des chaussures aux pieds » (et non de simples sandales), « le veau gras ». Dans Matthieu 5, 20, Jésus prévient ses disciples : « car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux ». C’est bien cela dont il est question dans le comportement du père : le pardon inconditionnel du père envers le fils cadet est un excès d’amour qui surpasse la comptabilité habituelle des fautes et mérites. Et c’est une invitation du père à l’égard de ses deux fils, et de Dieu pour nous, à partager sa joie débordante et à participer à sa fête.

Ce qui est également frappant dans cette parabole, c’est ce qu’on pourrait nommer « l’urgence de Dieu », soulignée par différents effets narratifs. Dès le verset 20, le texte nous dit : « il courut se jeter à son cou ». Les versets 22 à 24 montrent également très bien l’empressement du père de retrouver son fils et de se réconcilier avec lui au plus vite : « Vite » dit-il à ses serviteurs. De plus, l’impératif est employé pour rythmer le discours et bien montrer ce sentiment d’urgence du père, qui ne veut plus passer un instant sans son fils à ses côtés : « apportez », « l’en revêtez », « mettez-lui », « amenez », « tuez-le », « mangeons et festoyons ». L’interprétation du silence du fils cadet peut aussi nous aider à valider cette hypothèse de « l’urgence de Dieu ». En effet, si le fils cadet ne récite pas entièrement le discours qu’il avait préparé à l’intention de son père (il ne prononce pas la dernière phrase de son monologue : « traite-moi comme l’un de tes mercenaires »), c’est tout simplement parce que son père l’interrompt dans son discours. C’est le sens du terme « mais » dans le texte grec75 (« mais le père dit à ses serviteurs »). L’opposition est donc forte entre le fils cadet qui constate « je ne mérite plus d’être appelé ton fils » et le père qui lui coupe la parole pour lui pardonner au plus vite, l’honorer pleinement, le restaurer dans son entière dignité filiale et célébrer son retour.

                                                                                                                         75 Ibid., p.10

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Cet empressement du père symbolise l’attente de Dieu, qui espère le retour de ses enfants qui se sont éloignés de Lui. Le verset 20 est très éclairant à ce sujet : « Tandis qu’il était encore loin, son père l’aperçut ». Si le père voit son fils arriver alors qu’il est encore loin, il est très probable que c’est parce que depuis le départ de son fils, il guettait son retour, scrutant l’horizon dans l’espoir de voir son fils revenir. Cette attente de Dieu reflète ce que François Varillon s.j. appelle la « dépendance de Dieu ». Le théologien explique ainsi76 : « Aimer, c’est vouloir dépendre : je t’aime, je te suivrai jusqu’au bout du monde, je veux dépendre de toi. […] Si Dieu n’est qu’amour, il est le plus dépendant des êtres, il est un infini de dépendance. Le père du fils prodigue dépend de son fils ; si son fils ne revient pas, il pleurera ; si son fils revient, il sera dans la joie ». Ainsi, le père de la parabole ne peut être pleinement heureux que si son fils est à ses côtés. De même, Dieu désire nous pardonner pour nous ramener à Lui et que nous puissions vivre avec Lui cette relation de dépendance totale dans l’Amour. En acceptant humblement le pardon de son père, le fils cadet vit de nouveau dans cette dépendance filiale, qui est dépendance d’Amour. Et c’est ce à quoi le fils aîné n’a pas su goûter toutes ces années et que son père lui rappelle : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi » (verset 31).

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le père sait aussi se montrer attentif et pédagogue avec l’aîné et qu’il ne méprise pas sa réaction. Le père ne dit pas à l’aîné que sa conception du mérite et de la récompense est complètement infondée. Mais il lui explique qu’il a été obligé de dépasser cette logique. C’est le sens de son exclamation : « il fallait festoyer ! ». Le père ne peut s’empêcher de pardonner à son fils cadet car l’occasion de se réjouir est trop belle : « il était mort et il est revenu à la vie ! ». Ce « il fallait » est l’expression de l’amour étranger à tout calcul et du pardon sans condition. Dieu met l’accent sur notre retour et non sur notre départ. Le père ne justifie pas les égarements de son fils et cette parabole n’est bien entendu pas une invitation au péché. Mais ce qui compte véritablement, c’est la conversion du cadet. Le pardon de Dieu est résurrection, c’est un passage de la mort à la Vie en plénitude auprès du Père.

Enfin, cette parabole du fils prodigue nous montre une figure paternelle très humaine. On lit notamment au verset 20 : « Son père l’aperçut et fut pris de pitié ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement ». Le verbe grec [pris de pitié] exprime bien le bouleversement qui vient du plus profond de l’être (les entrailles) et ce bouleversement engendre compassion, pitié et tendresse77. Cette tendresse, son pardon donné gratuitement et son empressement à fêter le retour de son fils rendent le père – paradoxalement – presque plus humain que les deux frères. Ainsi, cet extrait d’Évangile nous donne à voir l’humanité de Dieu.

Appelés à vivre du Pardon de Dieu

La lecture de cette parabole invite inexorablement le lecteur à se reconnaître dans l’attitude de tel ou tel fils. Parfois nous éloignons-nous de Dieu comme le fils cadet. Peut-être aussi revenons-nous vers Lui pour des motifs un peu ambigus et non par simple humilité.                                                                                                                          76 François VARILLON s.j., Joie de Croire, Joie de Vivre, Bayard, Paris, 1989, p.31 77 Jean-Noël ALETTI, op. cit., p.16

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Probablement sommes-nous, dans certaines situations, comme les scribes, les pharisiens et le fils aîné à nous scandaliser devant l’excès d’amour du Père dont le pardon est donné en plénitude et inconditionnellement même au pire des pécheurs. De plus, le choix laissé au fils aîné de se joindre à la fête représente peut-être le combat spirituel qui se joue en nous : la tentation d’un orgueil déplacé et celle d’adopter une « logique comptable » peuvent nous pousser à refuser ce don gratuit du Pardon de Dieu, à rejeter cet appel de Dieu à Le rejoindre. Mais cette parabole nous montre que le pardon de Dieu est plus fort que nos faiblesses. Quel que soit notre réaction envers Lui, Dieu fait le premier pas et nous invite continuellement à festoyer, à nous réjouir. Il offre Son pardon et Sa miséricorde à chacun d’entre nous. Et ce pardon de Dieu ne mesure pas, ne calcule pas, ne juge pas. La miséricorde du Père consume notre péché et nos manques de foi dans un océan de tendresse et de douceur. Nous sommes ainsi appelés à sortir de nos calculs habituels, à nous laisser surprendre par le Père et à recevoir ce pardon inconditionnel de Dieu qui nous est donné gratuitement. À l’image du centurion romain (Matthieu 8, 8), au cours de la messe, nous sommes invités à dire humblement et avec foi : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je serai guéri(e) ».

Cette parabole nous exhorte donc à accueillir ce pardon, qui est don de Dieu. Mais plus encore, l’Évangile selon Saint Luc nous indique que nous sommes appelés à devenir comme le Père : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (chapitre 6 verset 36). Ainsi, le père de la parabole invite son fils aîné à se joindre à la fête, c’est-à-dire qu’il l’invite à entrer aussi dans cette démarche de pardon et de joie. Pour vivre de ce mystère de l’amour miséricordieux de Dieu, nous pouvons nous appuyer sur le Christ. Saint Irénée disait que « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu » (Deus homo factus est ut homo fieret Deus). Et c’est bien grâce à l’Incarnation de Dieu dans la personne de Jésus-Christ que nous pouvons espérer pardonner comme le Père. La Bonne Nouvelle de cette parabole du fils prodigue, c’est donc que nous sommes appelés à vivre du pardon même de Dieu, grâce à l’exemple de Jésus-Christ. Pensons par exemple à la rencontre de Jésus avec Zachée, le collecteur d’impôts (quatre chapitres plus tard, dans l’Évangile de Luc, au chapitre 19). Zachée est un homme pécheur mais Jésus fait le choix de demeurer chez lui et Jean-Noël Aletti souligne que « cette scène montre bien comment le ministère de Jésus met en acte le dessein miséricordieux de Dieu78 ».

Enfin, terminons en soulignant que la conséquence du pardon donné et reçu – dans le Nouveau Testament – est toujours et invariablement la joie. C’est le point commun des trois paraboles de Luc 15. Que ce soit le berger qui retrouve sa brebis, la femme qui retrouve sa drachme ou encore le père qui retrouve son fils, le point commun est la joie d’être à nouveau ensemble. Le verset 7 du chapitre 15 dresse le constat de cette joie sans fin du pardon de Dieu donné et reçu : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ». Mais surtout, plus encore qu’une invitation, les trois paraboles du chapitre 15 sont une injonction pressante à partager la joie de Dieu : « Réjouissez-vous avec moi ! », nous dit-Il. Alors laissons-nous conduire à la fête du Pardon de Dieu puisqu’« il le faut » ! ◊

                                                                                                                         78 Ibid., p.15

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Penser le pardon dans un monde désenchanté

Le pardon chez Hannah Arendt ou la révolution de Jésus de Nazareth

Vincent Ploquin, 5A

'élève entre lentement dans la salle de cours. Penaud, il regarde timidement son professeur qui s'est interrompu lorsque la porte s'est ouverte, avant de baisser les yeux devant son regard sévère et accusateur. Tout en rougissant, l'élève balbutie un pathétique « pardonnez moi Monsieur pour mon retard... » Agacé, le docte

professeur lui rétorque : « Non, je ne vous pardonnerai pas. Seul Dieu pardonne et je n'ai pas la prétention de me déifier. Prenez place discrètement et poursuivons le cours ». Cette anecdote que je tire d'une de mes lectures d'enfance, et qui n'a pas vocation à rester à la postérité, témoigne de la complexité de la notion de pardon. À connotation religieuse pour beaucoup, le pardon est paradoxalement une notion très utilisée dans la vie quotidienne — d'aucuns diraient qu'elle est galvaudée — à tel point que nul ne sait exactement lui donner sa pleine et entière signification.

C'est autour de ce pardon complexe à cerner que la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) a développé une réflexion approfondie. Allemande d'origine juive, Arendt a expérimenté personnellement et s'est confrontée philosophiquement à la question du mal absolu à travers le nazisme et sa réflexion sur les totalitarismes.

Le pardon n'a rien d'évident pour celle qui a théorisé la banalité du mal79. En réalité, l'étude des écrits d'Arendt témoigne de son évolution personnelle sur ce sujet. Au lendemain de la guerre, la philosophe se défie de l'idée de pardon qui semble impliquer une dénivellation,

                                                                                                                         79 Arendt, 1963, Eichmann à Jérusalem, Rapports sur la banalité du mal.

L.

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une relation asymétrique entre deux êtres. Celui qui demande pardon deviendrait a priori l'inférieur de celui à qui il est demandé, qui par là même se trouve en position de supériorité, avec le pouvoir de l'accorder ou de le refuser. Une telle conception est d'abord insupportable pour une philosophe qui conçoit toute société comme un groupe de pairs, égaux par essence.

Par ailleurs, son histoire personnelle est encore trop meurtrie par le comportement de son maître à penser Martin Heidegger (1889-1976) pour s'ouvrir au pardon. En effet, tandis que la prometteuse Arendt devait fuir l'Allemagne nazie en 1933, le plus grand penseur allemand du premier XXème siècle décide d'adhérer au parti national-socialiste. En dépit de l'estime qu'elle lui conservera toujours, il faudra plusieurs années à Arendt pour pleinement pardonner à Heidegger son attitude vis-à-vis du IIIème Reich.

Loin de l'image d'Épinal du pardon, comme quelque chose d'exotique ou de rare, Arendt au contraire développe une pensée dans laquelle le pardon constitue un des pouvoirs (power) humains, c'est-à-dire une des potentialités essentielles que l'homme peut décider librement de concrétiser en acte ou non, au même titre que le pouvoir de parler ou d'agir ensemble. Elle va même jusqu'à écrire que le pardon est « assurément l'une des plus éminentes facultés qu'ait l'homme et sans doute la plus audacieuse des actions auxquelles il puisse se livrer80 ». Pourquoi le pardon ?

« Seule l'action est la prérogative de l'homme exclusivement81 ». Pour Arendt, c'est la capacité de l'homme à mener à bien des actions qui constitue l'essence de son humanité. Mais en devenant acteur, l'homme se fait aussi prisonnier, prisonnier de l'incertitude et de l'imprévisibilité de ses actions et de l'irréversibilité de leurs conséquences. En s'engageant dans le processus positif de l'action, l'homme pose un acte dont il ne mesure ni l'ampleur, ni les développements et dont il n'est jamais entièrement le maître.

Devant cet océan terrifiant des possibles, ces chaînes qui se referment sur l'homme agissant, à partir du moment où son action ne lui appartient plus, comment envisager sereinement l'agir ? Comment ne pas comprendre les penseurs stoïciens qui récusent l'idée de liberté de l'homme, selon eux de toute façon prisonnier de ses actes ?

C'est pourtant ce que fait Arendt, qui estime que l'homme dispose en réalité de deux pouvoirs, qui lui permettent d'être libre tout en n'étant pas souverain de ses actes. Elle comprend ces pouvoirs comme des potentialités essentielles qu'il lui appartient librement d'exercer ou non. Le pouvoir de pardonner et le pouvoir de promettre constituent, selon la disciple d'Heidegger, les deux piliers de la liberté humaine et les fondations de notre capacité à vivre et à agir ensemble.

Il est intéressant de voir qu'Arendt voie ces deux pouvoirs comme intrinsèquement liés — l'un n'allant pas sans l'autre. En effet, pardon et promesse rendent l'homme libre dans ses actions passées et à venir et dépendent — en même temps qu'ils rendent possible — de la vie avec les autres.                                                                                                                          80 Arendt, 1951, La nature du totalitarisme, éditions Payot, p. 33. 81 Arendt, 1958, Condition de l'homme moderne, Quarto Gallimard, p. 66.

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En défendant cette idée, Hannah Arendt s'oppose à la tradition classique de la philosophie machiavélienne réaliste, pour laquelle la notion de pardon ne peut être qu'exclue de l'exercice politique. En effet, pardonner semble ne pas pouvoir intervenir dans la sphère des affaires humaines à double titre : d'abord car il appartient essentiellement au monde du religieux, qui obéit à l'éternel et est tendu vers l'au-delà, tandis que la chose politique s'inscrit dans le hic et nunc, sans autre horizon temporel que le siècle présent. Ensuite parce qu'il semble prisonnier des relations privées, et à ce titre apparaît comme inadapté aux relations sociales dans un ensemble plus grand. Arendt, qui voit dans la politique non l'art de prendre le pouvoir ou de le garder dans une perspective machiavelienne, mais bien celui d'agir ensemble, défend à l'inverse l'idée que le pardon a toute sa place dans le politique car c'est un des éléments qui crée justement les conditions de cet agir ensemble. À ce titre, elle dénonce l'exclusion du pardon de la pensée politique traditionnelle au motif qu'il serait trop lié à la doctrine chrétienne. Jésus de Nazareth, premier théoricien de l'idée de pardon.

Si Arendt affirme effectivement que Jésus a radicalement innové en insistant autant sur le pardon, elle déplore que cette idée ait été discréditée dès le début par le contexte religieux dans lequel elle a émergé. Selon elle, Jésus ne propose pas tant un pardon au sens religieux du terme, que dans les relations interpersonnelles, et donc dans la sphère politique. En effet, Arendt trouve dans la doctrine du Nazaréen une double révolution qui vient donner un sens nouveau au pardon, et autorise une lecture « laïque » de son enseignement.

D'abord, le pardon n'est pas un acte qui n'appartient qu'à Dieu, ce qui dédouanerait les hommes de toute démarche de pardon. Arendt rappelle d'ailleurs que davantage que les miracles, c'est avant tout l'insistance de Jésus sur la possibilité de pardonner les péchés sur terre qui choque les pharisiens et les scribes. Combien de fois entend-on résonner dans l'Évangile cette exclamation malveillante : « Quel est cet homme qui va jusqu'à pardonner les péchés82 ? »

Corollaire de cette idée, celle encore plus forte selon laquelle l'homme ne pardonne pas parce que Dieu a accordé le pardon en premier lieu. En réalité, c'est bien l'inverse qui se passe : Dieu ne pardonne à l'homme que si lui-même a pardonné. Cela signifie que l'homme est premier dans la démarche de pardon et que celui-ci n'est pas au-dessus de ses forces. Le pardon n'est donc pas une action idéelle qui appartiendrait au monde d'en haut, mais il appartient bien au monde présent, il est une des potentialités essentielles de l'homme, qui décide librement de l'exercer ou non. Il suffit pour s'en convaincre de relire attentivement la prière du Notre Père « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés » : le comme vient ici donner la priorité au pardon que nous accordons. C'est seulement ensuite que le pardon de Dieu peut intervenir. Le pardon ne devient plus une potentialité rare, il devient un élément essentiel du domaine des affaires humaines.

                                                                                                                         82 Luc 7, 49.

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La nécessité du pardon dans la liberté humaine.

Loin d'être engoncé dans le cadre strictement religieux, le pardon est pour Arendt un élément essentiel du domaine des affaires humaines. L'homme est en effet prisonnier de l'imprévisibilité de ses actions, ses actions passées pouvant toujours se retourner contre lui sans qu'il en soit conscient au moment où il les accomplit. Le seul moyen pour lui de s'affranchir de cet état de fait réside dans la possibilité de recevoir et de donner le pardon, en ce que le pardon le délivre des conséquences de ses actions.

Sans pardon, l'homme est pris dans l'enchaînement mécanique de causalités que rien ne peut venir arrêter. C'est le cas de la vengeance qui est la ré-action à l'action initiale et qui met en place une spirale implacable d'actions qui n'appartiennent plus à leurs initiateurs. À ce titre, Arendt insiste sur l'idée que le pardon n'est pas quelque chose de supérieur à l'action, quelque chose qui viendrait d'en haut. Le pardon est essentiellement action. Et le pardon se justifie par l'ignorance des hommes au moment où ils agissent, car comme le crie Jésus sur la croix « ils ne savent pas ce qu'ils font83 », ce que confirme d'ailleurs St Paul dans son épître aux Romains : « car je ne sais pas ce que je fais ; le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je hais, je le fais84 ». Peut-on tout pardonner ? La distinction des fautes ou la radicalité du mal.

En insistant sur cet aspect de l'ignorance fondamentale de la conséquence de nos actions, Arendt reprend ici une distinction déjà posée par Jésus dans les Évangiles. Le pardon n'appartient pas aux cas exceptionnels de mal absolu (on pense alors aux crimes nazis), mais bien plus à tous les manquements commis par ces autres qui m'entourent. Jésus le dit d'ailleurs clairement en séparant les offenses (en grec skandala), des manquements (hamartanein), les seconds recouvrant toutes les actions aux conséquences mauvaises mais qui ne revêtent pas le caractère de fautes « radicalement mauvaises85 ».

Enseignant de pardonner les manquements qui existent par ignorance des conséquences plus que par essence du mal (« et si sept fois le jour il pèche contre toi et que sept fois il revienne à toi, en disant je me repens, tu lui pardonneras86 »), Jésus prédit un sort funeste à celui par qui les premiers arrivent car, à l'en croire, « mieux vaudrait pour lui se voir passer au cou une pierre de moulin et être jeté dans la mer87 ».

En passant par les textes grec et hébreu, Arendt donne une coloration un peu différente aux passages dans lesquels il est question du pardon dans les Évangiles, soulignant d'autant plus la dimension éminemment humaine du pardon. Le pardon au sens évangélique vient plutôt délier, laisser aller celui qui a fait fausse route (le mot hébreu pour pécher                                                                                                                          83 Luc, 23, 33-34. 84 Rom, 7,15. 85 Arendt, 1958, L'humaine condition, Quarto Gallimard, p. 254. 86 Luc, 17, 3-4. 87 Luc, 17, 2.

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signifiant d'ailleurs « rater la cible »). La faute est avant tout erreur, des conséquences desquelles il est possible d'être affranchi. À l'inverse, l'offense sort du champ strictement humain du pardonnable et sera traitée au Jugement dernier, qui n'est pas tant une question de pardon que la rétribution de chacun selon ses actes. Hannah Arendt suggère ici l'idée que certaines offenses soient tellement au-dessus de ce que nous pouvons appréhender qu'elles nous privent de notre puissance de pardonner. Et, qu'en dépit de ce pouvoir de pardonner, il puisse donc exister des fautes impardonnables qui se situent au delà de notre pouvoir d'action. Juger, punir et pardonner.

Il faut alors se prémunir contre l'idée fausse que le pardon ne pourrait pas s'appliquer à la sphère civile car il impliquerait l'absence de jugement et de punition. En réalité, « tout jugement est ouvert au pardon, n'importe quel acte de jugement peut se métamorphoser en acte de pardon. (…) Juger et pardonner ne sont que les deux faces d'une même médaille88 ».

De même, le pardon n'exclut pas la punition car les deux actions interviennent dans des sphères différentes : le pardon vient affranchir l'homme coupable des conséquences de son action là où le châtiment vient mettre un terme à cette action nuisible. Confrontée à ce qu'elle considère comme l'explosion publique des extrêmes du vice et de la perversité par l'expérience nazie, Arendt estime cependant qu'une société ne peut réellement pardonner que ce qu'elle sait punir et ne peut punir que ce qu'elle sait pardonner. D'où la difficulté d'appréhender la radicalité du mal de l'expérience nazie dans une démarche de pardon et de châtiment.

Le pardon n'est pas donc en rien l'oubli béat de ce qui a été fait, une faiblesse de caractère. C'est au contraire une action qui fonde la liberté de l'homme en l'affranchissant de la marche implacable des conséquences de son action. Pardonner c'est être capable de dire « que tout homme est (…) plus que la somme de ses actes89 ». Faut-il comprendre pour pardonner ?

Dans son ouvrage La nature du totalitarisme, publié en 1951, Arendt s'interroge sur l'appréhension qu'il convient d'avoir de ce phénomène politique nouveau que constitue le régime totalitaire. Arendt s'oppose à l'idée que la compréhension soit mécaniquement liée au pardon. Pour elle, « le pardon est si peu lié à la compréhension qu'il n'en est ni la condition ni le résultat90 ». Si la condition préalable au pardon devait être la compréhension des actions et des choses, alors le pardon serait impossible. En effet la compréhension est une « activité sans fin » qui nous permet de nous réconcilier avec la réalité. Tandis que le pardon est « une action unique qui s'exprime dans un acte unique91 », la compréhension est un processus qui dure toute une vie et qui permet à chaque homme de se réconcilier avec un monde auquel il est de toute façon étranger dès sa naissance. En d'autres termes, compréhension et pardon peuvent aller de pair mais le

                                                                                                                         88 Arendt, 1968, Vies politiques, p. 240-241. 89 Ibid. 90 Arendt, 1951, La nature du totalitarisme, éditions Payot, p. 33 91 Ibid, p. 34.

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second ne présuppose pas la première. Comprendre une action n'implique pas automatiquement la pardonner. Et là où le pardon n'est pas possible, la compréhension demeure possible. Grâce à elle, « les hommes qui agissent sont en mesure d'accepter finalement ce qui s'est passé de façon irrémédiable et de se réconcilier avec ce qui existe de façon incontournable92 ». Le pardon dans le rapport à l'autre.

Le pardon n'existe que parce qu'il y a pluralité et vie avec l'autre en même temps qu'il rend cette vie possible. Comme l'écrit Arendt, le pardon est une « affaire éminemment personnelle dans laquelle on pardonne ce qui a été commis par égard pour celui qui l'a commis93 ». Le pardon est un acte dans lequel je fais l'expérience de la pluralité car c'est une action dans laquelle c'est nécessairement l'autre qui vient m'accorder son pardon. Je ne peux jamais me pardonner à moi-même, de même qu'une promesse n'a de sens que si elle m'engage vis-à-vis d'autrui. Je ne peux pas me pardonner à moi-même car il faut être autre pour avoir des égards vis-à-vis de moi-même.

Le risque d'une mauvaise compréhension de cette analyse provient cependant de l'idée, d'inspiration chrétienne, que seul l'amour pourrait venir pardonner, en ce qu'il est le seul capable - puisqu'inconditionnel - d'aller au delà de ce qui a été fait.

L'amour, parce qu'il transfigure le regard porté sur l'être aimé, permet de tout lui pardonner, sans porter attention à ce qu'est la personne dans ses grandeurs et ses pauvretés. Pour la philosophe politique, une telle conception de la possibilité de pardonner est inenvisageable dans le cadre plus vaste de la société, dans la mesure où l'amour s'inscrit dans une sphère close de relations interpersonnelles. « Mais avec ou sans amour on pardonne en considération de la personne94 ». C'est donc le respect, cette « considération pour la personne à travers la distance que l'espace du monde met entre nous95 » qui permet dans la société ce que l'amour permet dans la relation intime. C'est par respect pour la personne et ce qu'elle est que le pardon de ses actions est possible. Le pardon a donc ici une portée éminemment politique : c'est lui (avec le pouvoir de promettre) qui donne à l'homme la mesure de sa liberté, qui, dans la pensée d'Arendt, se comprend comme l'indépendance limitée de l'homme acquise par son insertion dans un groupe humain plus large qui unit les forces de ses membres. Le pardon, miracle d'un commencement nouveau.

Pour la philosophe allemande, le pardon revêt donc un caractère miraculeux pour l'homme dans la mesure où l'action de pardonner « tente d'accomplir ce qui semble impossible, de défaire ce qui a été fait, et réussit à instituer un nouveau commencement là où tout paraissait avoir atteint son

                                                                                                                         92 Ibid, p. 51. 93 Arendt, 1958, L'humaine condition, Quarto Gallimard, p. 255. 94 Arendt, 1968, Portraits politiques, p. 251. 95 Arendt, L'humaine condition, Quarto Gallimard, p. 256.

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terme96 ». Ainsi, le pardon affranchit l'homme de la loi de mortalité, à savoir que, selon une lecture biologiste, nos vies sont effectivement condamnées à périr. Cette fatalité de la ruine et de la destruction promises à tout ce qui est humain vient en effet être limitée par la capacité de l'homme à agir, à créer du neuf. Ce qui fait écrire à Arendt que les « hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover97 ». Et quelle innovation plus singulière que celle du pardon, qui vient créer du neuf, interrompre le cours d'une nécessité automatique de l'enchaînement des actions dont nous sommes prisonniers ? C'est parce que le pardon est création nouvelle, nouveau départ que l'homme est capable de s'extraire de l'apparente fatalité de l'existence.

Hannah Arendt voit dans cette capacité à créer du neuf le miracle sans cesse renouvelé et dont Jésus a rappelé qu'elle n'était pas transcendantale mais appartenait pleinement aux pouvoirs de l'homme. Seul ce pouvoir de commencer à nouveau permet d'avoir foi en l'homme et dans le monde. Dans une visée fondamentalement optimiste, Arendt suggère que c'est parce que de nouveaux hommes continuent sans cesse à venir au monde, avec cette capacité sans cesse renouvelée de créer du neuf, de prendre un nouveau départ, que le cours de la mortalité est interrompu. Grande connaisseuse de St Augustin, Arendt se réfère à l'évêque d'Hippone, qui voit dans le commencement que constitue la naissance d'un homme, le mystère de la liberté humaine par l'éternel nouveau départ98. De même que le renouvellement des générations constitue « ce miracle qui sauve le monde de sa ruine normale99 », de même le pardon qui renferme en lui cette capacité de l'homme à commencer du neuf, permet d'octroyer « la foi et l'espérance aux affaires humaines100 ». ◊ L'auteur remercie chaleureusement Mme Véronique Albanel, spécialiste de la pensée de Arendt, pour son aide précieuse dans la rédaction du présent article. Si le lecteur souhaite creuser la question, je le renvoie à son ouvrage, Amour du monde. Christianisme et politique chez Hannah Arendt (2010) aux éditions du Cerf.

                                                                                                                         96 Arendt, 1951, La nature du totalitarisme, éditions Payot, p. 33-34. 97 Arendt, L'humaine condition, Quarto Gallimard, p. 258. 98 « Initium ergo ut essai, creatus est homo, ante quem nullus fuit » (afin qu'il puisse y avoir un commencement, l'homme a été crée avant lequel il n'y avait personne). 99 Arendt, L'humaine condition, Quarto Gallimard, p. 259. 100 Ibid.

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Le pardon au piège du politique

Louis Haushalter, 5A

Pardon, réconciliation, repentir sont au cœur de la scène internationale depuis 1945. Mais que devient le pardon lorsqu'il est demandé ou accordé au nom d'une communauté, d'une ethnie ou d'une nation ?

a première scène se passe à Varsovie, le 7 décembre 1970. En visite officielle pour signer un traité de reconnaissance de la frontière entre la République fédérale d'Allemagne et la Pologne, le chancelier allemand Willy Brandt se rend au monument du ghetto de la ville pour y déposer une gerbe. Le visage impassible, il

avance, se penche sur la gerbe, en arrange les rubans, puis recule d'un pas. Il reste un instant, l'air recueilli. Et, de façon soudaine, il tombe à genoux. Pendant trente secondes, le chancelier reste ainsi, figé face au monument rappelant les atrocités que le régime nazi a fait subir aux juifs polonais. Puis il se relève et se retire rapidement.

La deuxième scène se passe à Oslo, le 10 décembre 1993. Deux hommes qui ont longtemps appartenu à deux camps radicalement opposés se serrent longuement la main sous l'œil des caméras. Frederik de Klerk, le président de la République d'Afrique du Sud, et Nelson Mandela, le héros du mouvement pour l'égalité raciale, reçoivent ensemble le prix Nobel de la paix. Deux décennies auparavant, rien ne prédestinait cette scène. Le premier lançait alors sa carrière politique en se faisant élire sous les couleurs du Parti national purifié,

L.

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celui des militants de l'apartheid, tandis que le second croupissait dans une cellule de Robben Island pour avoir mené la lutte armée contre la ségrégation raciale.

La troisième scène se passe au Rwanda, au printemps 1994. Immaculée Ilibagiza, une étudiante de 22 ans appartenant à la minorité tutsie, s'apprête à reprendre le chemin de l'université après quelques jours de vacances de Pâques. Mais du jour au lendemain, le pays s'enflamme et un impitoyable génocide commence. Le père, la mère et deux des frères d'Immaculée périront assassinés par les milices de l'Interahamwe. Recueillie par un pasteur luthérien, elle passera 91 jours cachée dans une minuscule salle de bains avec sept autres femmes. Un jour, elle a une vision de Jésus en croix. « L’amour de Dieu inonda alors mon âme et je pardonnai à ceux qui avaient péché et continuaient de pécher d’une manière aussi indicible et diabolique. La colère et la haine qui avaient durci mon cœur s’évanouirent et je fus submergée par un profond sentiment de paix. »101

Chacune dans leur contexte, chacune à leur niveau, ces trois scènes se rejoignent. Elles disent quelque chose du pardon pratiqué à une grande échelle. Car le pardon ne saurait être seulement envisagé du point de vue individuel, de personne à personne. L'histoire récente a montré que son expérimentation pouvait avoir lieu entre communautés, entre ethnies, entre nations. La réconciliation est devenue une voie destinée à surmonter les atrocités commises par un groupe envers un autre, celles que l'on qualifie de « crimes contre l'humanité », et à reconstruire une unité sur les bases du pardon.

Mais il est possible d'aller plus loin et de parler d'une véritable institutionnalisation du pardon comme « outil » de reconstruction de sociétés fracturées par des drames. La Commission Vérité et Réconciliation instituée après l'apartheid, en Afrique du Sud, constitue la meilleure illustration de ce type de dispositif. Le pardon est ici conçu comme un moyen, en vue d'atteindre une finalité de nature politique. Parce qu'il recouvre des enjeux qui dépassent largement l'individualité de chaque personne concernée, bourreau ou victime, le pardon est manié comme un instrument politique et diplomatique, aussi bien par les dirigeants nationaux que par les organisations internationales.

On distingue vite les problèmes que pose cette conception lorsqu'on la compare à ce que l'on pourrait définir comme le pardon de la foi chrétienne, cette « rémission des péchés » du symbole des Apôtres, ce pardon que le père accorde immédiatement et inconditionnellement au fils prodigue102. A partir de là, comment appréhender le pardon en politique, ce pardon négocié, préparé, conditionné ? Où est le pardon chrétien lorsque le repentir est intéressé, par exemple pour obtenir une amnistie ou un avantage diplomatique ? Enfin, peut-on vraiment pardonner lorsque l'atrocité des actes perpétrés dépasse l'entendement et que le pardon risque d'effacer la mémoire ?                                                                                                                          101 Immaculée Illibagiza, De l’horreur au pardon. Témoignage d’une rescapée du Rwanda, Artege, 2010 102 Luc 15, 11-32

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L'émergence du pardon dans la politique et les relations internationales

La notion de pardon s'est invitée dans l'histoire récente. Le phénomène est très net dans la seconde moitié du XXe siècle. Tirant les leçons d'un conflit dévastateur, de plus en plus de responsables politiques prônent la réconciliation. Le terme n'est d'abord pas prononcé en tant que tel. Il ne figure pas, par exemple, dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Pourtant, lorsqu'il appelle à créer une « solidarité de fait » entre différents pays européens, le ministre des Affaires étrangères français a bien en tête le désir de faire progresser la réconciliation franco-allemande.

Le pardon devient ensuite plus explicite, au point de se concrétiser dans les discours, mais aussi les gestes posés par les dirigeants. Pardon exprimé par l'agenouillement du chancelier Willy Brandt à Varsovie en 1970. Pardon du président Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, en 1995. Pardon demandé par Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, en 1999, pour n'avoir pas empêché le génocide du Rwanda. Pardon demandé aux Aborigènes par le premier ministre australien Kevin Rudd, en 2008, pour les injustices et les mauvais traitements subis pendant deux siècles. Pardon demandé « à genoux », selon ses propres termes, par le président serbe Tomislav Nikolic, en avril 2013, pour le massacre de Srebrenica. Comme le résume le chercheur Robert Chaouad, « la scène géopolitique mondiale est entrée depuis l'après-Seconde Guerre mondiale (…) dans une ère du pardon »103.

Le processus est même allé plus loin, jusqu'à un aboutissement de nature technocratique. La fin du XXe siècle a vu le développement d'institutions prônant la réconciliation collective comme solution aux conflits. « Depuis le début des années 1980, l'institutionnalisation des dispositifs visant à rendre justice et à établir la vérité des faits au sein d'Etats ou de sociétés ayant été confrontés à des violences de grandes ampleurs n'a cessé de se développer », observe Chaouad. « Ces institutions répondaient, directement ou indirectement, à un souci de réconciliation au sein de sociétés fracturées (…) »104.

Rien n'illustre mieux ce phénomène que la création de « commissions vérité et réconciliation » dans des pays déchirés par des conflits sanglants entre communautés. Le symbole de cette démarche est l'Afrique du Sud de la période post-apartheid. Au lendemain de l'élection à la présidence de Nelson Mandela, en 1994, l'archevêque anglican Desmond Tutu propose la création d'une commission chargée de recenser les violations des droits de l'homme les plus graves commises durant les trente dernières années, dans le camp du régime de l'apartheid comme dans celui du mouvement de libération nationale. C'est la naissance de la Truth and Reconciliation Commission, qui sera présidée par Mgr Tutu. Deux mille quatre cents victimes viennent témoigner devant leurs bourreaux et sept mille coupables déposent une demande d'amnistie. Les audiences durent quatre ans et sont retransmises à la télévision105.

                                                                                                                         103 Robert Chaouad, « Le temps du pardon », Revue internationale et stratégique, 2012/4, n° 88, p. 49-57 104 Ibid. 105 Dominique Lapierre, Un arc-en-ciel dans la nuit, Editions Robert Laffont, Paris, 2008

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Des commissions du même type ont été mises en place, souvent de manière moins

aboutie, dans d'autres pays ayant connu de graves déchirements internes (Pérou, Chili, Argentine, Canada, Sierra Leone, Timor oriental, Maroc, Liberia). Les résultats obtenus sont discutables. Il n'en reste pas moins que l'on a assisté, dans l'histoire récente, à une forme d'institutionnalisation du pardon entre des communautés qui s'étaient auparavant violemment confrontées. Le pardon comme instrument politique

Un examen de ce phénomène d'émergence du pardon sur la scène internationale fait apparaître des prolongements de ce processus, qui transforment véritablement la façon dont peuvent être appréhendées les notions de pardon et de réconciliation. Ainsi, alors qu'il était conçu au départ comme une solution envisageable parmi d'autres pour sortir d'un processus de violence, le pardon est parfois devenu un véritable outil politique, assumé comme tel. C'est ce que distingue le journaliste Pierre Hazan, qui a couvert plusieurs conflits dont certains acteurs ont tenté de jouer cette carte de la réconciliation (ex-Yougoslavie, Rwanda...), lorsqu'il parle de « Realpolitik du pardon ». Pour lui, « le pardon est devenu dans l'après-guerre froide un nouvel instrument de la Realpolitik, entendue comme la poursuite froide de ses intérêts et de ses objectifs par les différents acteurs »106.

Quelle est la logique de ce pardon instrumentalisé par le politique ? Elle procède d'une inversion volontaire de la relation avec l'autre partie. « Alors que les relations en politique sont essentiellement déterminées par les rapports de force, le repentir casse cette logique de la confrontation », poursuit Pierre Hazan. « Il introduit un élément qui suspend le rapport de force. Il vient modifier les termes du débat entre les parties et c'est cette reconfiguration de la relation qui produit des bénéfices. » Autrement dit, en apparaissant volontairement comme fautive et redevable, la partie qui demande pardon bénéficie d'un regain de légitimité. L'autre partie est, en quelque sorte, forcée de reconsidérer sa position. La portée de cette logique est d'autant plus grande que, dans un contexte où la médiatisation joue un rôle clé, le poids de la parole publique sur la scène apparemment pacifiée des relations internationales et politiques s'est considérablement accru.

Les exemples sont légion. Lorsque le chancelier allemand Konrad Adenauer, en 1951, « reconnaît les souffrances infligées aux Juifs au nom du peuple allemand »107, il sait que ces paroles auront un bénéfice politique, les États-Unis ayant conditionné le retour de l'Allemagne à une pleine souveraineté à des gestes envers le monde juif108. D'un autre côté, Adenauer touche une corde sensible aux yeux de la société allemande, d'où la modération de son propos, qui ne constitue pas à proprement parler une demande de pardon. Il cherche ainsi à concilier deux impératifs, l'un sur le plan international, l'autre sur la scène nationale.

                                                                                                                         106 Pierre Hazan, « La Realpolitik du pardon », Revue internationale et stratégique, 2012/4, n° 88, p. 81-90 107 Discours au Bundestag, 27 septembre 1951 108 Pierre Hazan, op. cit.

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Même pragmatisme chez le président rwandais Paul Kagame, qui estime, en 2002,

que « les péchés commis doivent être réprimés et punis, mais aussi pardonnés »109. Kagame fait ainsi le choix d'une politique de réconciliation face à une justice débordée par le nombre de prévenus encore emprisonnés dans l'attente de leur procès. Un tel appel au pardon était pourtant inconcevable au lendemain du génocide.

Citons un dernier exemple, plus récent. En avril 2013, lorsque le président serbe Tomislav Nikolic, lors d'un entretien à la télévision bosnienne, « demande que la Serbie soit pardonnée pour le crime commis à Srebrenica », il pose un geste fort en vue du processus d'adhésion à l'Union européenne, qui souhaite la normalisation des relations entre les acteurs du conflit yougoslave110. Cette déclaration semble d'autant plus relever de la Realpolitik que Nikolic est le fondateur du Parti radical serbe, une formation nationaliste, et a longtemps soutenu l'idée d'une « Grande Serbie ».

On trouve également plusieurs contre-exemples illustrant la façon dont le refus du pardon, ou a minima de la reconnaissance de culpabilité, empêche le rapprochement politique et diplomatique. Si les relations entre des pays comme la France et l'Algérie, ou le Japon et la Chine, restent aussi tendues, c'est parce que l'un des camps attend un repentir de la part de l'autre, qui s'y refuse. Les apories du pardon

Cette façon d'appréhender froidement le pardon, comme un instrument parmi d'autres permettant d'atteindre un objectif fixé, peut nous paraître choquante. Le pardon ne doit-il pas être désintéressé ou, au moins, sincère ? Pourtant, cet usage pragmatique du terme se retrouve, d'une certaine façon, dans notre vie quotidienne. Nous disons bien « pardon » pour demander aux autres de se pousser lorsque nous voulons sortir du métro ! A ce niveau, l'emploi du pardon est un acte de langage qui nous permet simplement de coexister pacifiquement. Mieux vaut dire « pardon » que « poussez-vous », même si le but recherché est le même.

Cet exemple trivial illustre les contradictions propres au pardon tel que cet article l'appréhende, dont certaines se situent bien au-delà de son emploi langagier. Nous en distinguerons quatre. La première est liée à l'emploi du pardon collectif. Peut-on vraiment demander pardon à un groupe, une communauté dans son ensemble ? C'est l'interrogation du philosophe Jacques Derrida, qui cerne ainsi la complexité de ce type de situation : « D'une certaine manière, le pardon nous semble ne pouvoir être demandé ou accordé que “seul à seul”, en face-à-face, si je puis dire, sans médiation, entre celui qui a commis le mal irréparable ou irréversible et celui ou celle qui l'a subi (…). Cette solitude à deux, dans la

                                                                                                                         109 Discours à Kigali, 18 juin 2002 110 Benoît Vitkine, « Le président serbe demande pardon “à genoux” pour le massacre de Srebrenica », Le Monde, 25 avril 2013

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scène du pardon, semblerait priver de sens ou d'authenticité tout pardon demandé collectivement (…). »111 L'exemple du Rwanda est particulièrement pertinent à cet égard. Des « représentants » peuvent-ils demander pardon au nom de leur communauté, alors que les crimes perpétrés l'ont d'abord été par des individus ? Et d'autres peuvent-ils accorder ce pardon au nom de victimes qui ne sont plus là pour le faire ?

La deuxième contradiction, c'est le grand paradoxe du pardon tel qu'il est conçu par Derrida. Selon lui, le caractère absolu du pardon l'empêche de sacrifier à une contrepartie ou un intéressement. En effet, dans une réflexion marquante par sa radicalité, il estime que « le pardon pardonne seulement l'impardonnable »112. Cette conception inconditionnelle d'un pardon pur, tellement pur qu'il serait inaccessible à l'homme, le conduit à pointer un excès dans les usages du pardon à la fin du XXe siècle. En effet, « on ne pourra jamais, en ce sens ordinaire des mots, fonder une politique ou un droit sur le pardon »113. Le pardon demandé ou accordé en fonction d'une stratégie ou d'une politique ne sera jamais un pardon absolu et infini, le « vrai » pardon tel que Derrida le pense. Ce dernier ne rejette certes pas les dispositifs de réconciliation décrits plus haut, mais ceux-ci procèdent selon lui d'un pardon conditionnel, qui ne saurait se confondre avec l'exigence d'absolu nécessaire à la validité du pardon pur.

La troisième contradiction réside dans le risque que le pardon fait peser sur la mémoire de ce qui est pardonné. En pardonnant, ne risque-t-on pas d'oublier ? La volonté de réconciliation ne va-t-elle pas se traduire par une part d'effacement, dans la mémoire commune, des torts commis ? Ce raisonnement conduit le philosophe Vladimir Jankélévitch à refuser de pardonner les crimes contre l'humanité, comme ceux qu'ont commis les nazis : « Lorsqu'un acte nie l'essence de l'homme en tant qu'homme, la prescription qui tendrait à l'absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N'est-il pas contradictoire et même absurde d'invoquer ici le pardon ? Oublier ce crime gigantesque contre l'humanité serait un nouveau crime contre le genre humain. »114 Mettons-nous un instant à la place des proches des victimes de l'apartheid ou du génocide rwandais et nous comprendrons que les appels répétés au pardon puissent leur faire craindre une mise à l'écart des atrocités dans la conscience collective. Le refus du pardon est d'ailleurs un phénomène réel au Rwanda. En témoignent ces paroles d'Esther Mujawayo, survivante du génocide : « Aujourd'hui, au fil des années, j'accepte mieux, j'accepte enfin que, non je ne pardonnerai pas »115. Pas de désir de vengeance dans ce refus, mais le constat que tourner la page pour réécrire une mémoire commune est impossible. Comme l'écrit Révérien Rurangwa, un autre rescapé, il s'agit de rappeler « l'infinie tristesse de l'irréparable »116.

Enfin, le quatrième paradoxe est lié à la dialectique entre pardon et justice, source d'un problème majeur dans le cas du pardon collectif. En effet, pardonner des crimes passés peut se

                                                                                                                         111 Jacques Derrida, Pardonner. L'impardonnable et l'imprescriptible, Paris, Galilée, 2012 112 Jacques Derrida, Sur parole – Instantanés philosophiques. Justice et pardon (entretien avec Antoine Spire), Paris, Editions de l'Aube, 1999 113 Ibid. 114 Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986 115 Esther Mujawayo et Souad Belhaddad, La fleur de Stéphanie. Entre réconciliation et déni, Paris, Flammarion, 2006 116 Révérien Rurangwa, Génocidé, J'ai lu, 2007

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faire au détriment des victimes, qui pourraient souhaiter la condamnation des bourreaux à leur juste peine. Cette crainte conduit Derrida à souligner que « le pardon ne rend pas justice »117. Ce problème a été posé par Ricœur qui, dans Amour et justice, illustre cette tension par le Sermon sur la Plaine chez Luc. L'Évangile restitue, dans un seul et même contexte, à la fois le commandement d'aimer ses ennemis et l'éthique de réciprocité (ou « Règle d'Or »). « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent »118, lit-on chez Luc. Et un peu plus loin : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux »119. La règle de l'amour et celle de la justice se juxtaposent dans une « étrange contiguïté »120, selon Ricœur. Jésus nous appellerait donc à aimer nos ennemis et, d'un autre côté, à appliquer la réciprocité les uns envers les autres ? Le commandement du pardon découlant de celui de l'amour du prochain, la contradiction apparente est aisément transposable au sujet qui nous concerne : peut-on pardonner de façon inconditionnelle à ses ennemis tout en recherchant la justice ? Réconcilier pardon, justice, mémoire par l'amour

Ces contradictions mettent en lumière les obstacles que rencontre le pardon en tant que démarche d'une ou plusieurs communautés pour surmonter les douleurs du passé. Les réactions aux conclusions de la Truth and Reconciliation Commission, en Afrique du Sud, illustrent ces difficultés. À sa publication, en 1998, le rapport de la commission suscite un tollé dans la classe politique sud-africaine121. Chaque camp s'estime attaqué à tort et juge la commission trop clémente envers l'autre partie, signe de la difficulté à trouver un équilibre entre volonté de réconciliation et recherche de la vérité. La tension entre pardon et justice est ici concrète et violente.

La question de l'amnistie se trouve au cœur de cette dialectique. En effet, l'amnistie peut traduire la volonté de pardonner et constituer un chemin de réconciliation. En Afrique du Sud, la Commission Vérité et Réconciliation a choisi cette voie. Chaque individu admettant avoir commis un acte de violation des droits de l'homme pouvait déposer une demande d'amnistie, à condition de coopérer pleinement pour la révélation de la vérité. Mais que devient l'exigence de justice lorsqu'une personne ayant perpétré des crimes peut échapper à toute peine ? Au Rwanda, le système de l'amnistie explique en partie le rejet par toute une frange de la population des appels officiels à la réconciliation, du fait du manque de sincérité des demandes de pardon « qui prennent souvent la forme d'excuses quasi mécaniques pour permettre l'allègement des peines »122. Que faire pour rendre l'amnistie acceptable ? Pour

                                                                                                                         117 Jacques Derrida, Sur parole – Instantanés philosophiques. Justice et pardon (entretien avec Antoine Spire), Paris, Editions de l'Aube, 1999 118 Luc 6, 27 119 Luc 6, 31 120 Paul Ricoeur, Amour et justice, J.C.B. Mohr, 1990 121 Frédéric Chambon, « L'Afrique du Sud affronte la vérité de l'apartheid », Le Monde, 31 octobre 1998 122 Valérie Rosoux, « Rwanda : appels et résistances au pardon », Revue internationale et stratégique, 2012/4, n° 88, p. 99-107

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Carl Schmitt, qui a proposé ce chemin pour reconstruire l'Allemagne de l'Ouest après la Seconde Guerre mondiale, « amnistie signifie oubli, et une interdiction de fouiller dans le passé pour y trouver l'occasion de plus amples actes de vengeance et de droits à réparations, une fois les coupables condamnés »123. Reconnaissant les difficultés que pose ce type de solution, il en appelle à la tradition chrétienne pour réconcilier amnistie et justice par le pardon.

Mais comment aller vers cette réconciliation ? Comment renoncer au désir de vengeance et accepter de pardonner ses fautes à l'autre pour prendre un nouveau départ ? Une seule force semble pouvoir permettre ce cheminement dans la vérité : c'est celle de l'amour. Nous revenons ici à la pensée de Ricœur. En cherchant à résoudre la contradiction entre le commandement d'aimer ses ennemis, propre à l'amour, et l'éthique de réciprocité, qui découle de la justice, celui-ci en vient à une interprétation « selon laquelle le commandement d'amour n'abolit pas la Règle d'Or, mais la réinterprète dans le sens de la générosité »124. L'amour participe d'une logique de surabondance qui ne s'oppose pas nécessairement à la logique d'équivalence, mais lui donne « la capacité de s'élever au-dessus de ses interprétations perverses ». « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux » : une interprétation erronée de la Règle d'Or consisterait à la transformer en loi du talion. Or, le commandement de l'amour conduit à une toute autre démarche : tu m'as fait du mal, mais je te pardonne parce que c'est ce que j'aurais voulu que tu fasses si j'avais moi-même commis les crimes que tu as commis.

Quid alors de la mémoire ? Même guidé par l'extraordinaire force de l'amour, le pardon ne risque-t-il pas d'effacer le passé, de provoquer l'oubli des blessures, comme le redoute Jankéléwitch ? La réponse à cette crainte tient dans l'entièreté de l'amour vécu en vérité. Le pardon découlant de cet amour plein et entier n'oublie pas, parce qu'il implique de formuler d'abord le mal que l'on a causé. Un parallèle avec la confession peut être facilement dressé : pour demander et obtenir le pardon, je dois d'abord avouer mes fautes. De même, le pardon collectif implique, d'une part, la formulation de la blessure subie par le groupe victime, d'autre part, la reconnaissance du mal commis par le groupe responsable. Pardonner, ce n'est pas rayer d'un trait les fautes du passé. Vivre l'amour dans la vérité conduit à un pardon vrai et complet, qui ne s'oppose pas à la survivance de la mémoire. Nous pouvons même aller plus loin en suggérant que cet amour peut susciter un dialogue entre des mémoires distinctes et les réconcilier.

Enfin, n'oublions pas la signification de l'amour au sens de caritas, celui qui va « constamment au-devant des souffrances et des besoins, même matériels, des hommes »125, dans un désintéressement total. Cet amour a une vertu réparatrice, parce qu'il est la seule force qui demeure, la seule puissance que les massacres et les tortures ne pourront détruire. « La charité ne passera jamais »126.

                                                                                                                         123 Carl Schmitt, Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, Paris, Vrin, 2003 124 Paul Ricoeur, op. cit. 125 Benoît XVI, Deus caritas est, chap. 19 126 Première épître aux Corinthiens, 13, 8

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Là se trouve peut-être le réel accomplissement de l'exigence de justice que nous

interrogions plus haut. Pardonner sincèrement sans pour autant oublier, construire et entretenir une mémoire qui respecte les victimes, réparer le passé par la charité, n'est-ce pas faire preuve de justice sous l'égide du plus grand commandement, celui de l'amour ? ◊

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Les numéros précédents :

- N°1 : « Foi et raison », Pâques 2010

- N°2 : « L’humanité du Christ », Avent 2010

- N°3 : « La doctrine sociale de l’Église », Ascension 2011

- N°4 : « Vatican II (1) », Janvier 2012

- N°5 : « Vatican II (2) », Octobre 2012

- N°6 : « L’altérité et la relation », Mars 2013